BOYS DON`T CRY - edansla

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BOYS DON`T CRY - edansla
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BOYS DON’T CRY
A court d’idée, je décide de recopier ici les pages d’un carnet retrouvé sur
une petite table du café de la gare.
Lundi 18 Décembre
Je suis arrivé ce matin 1 par le train de nuit.
Ça faisait déjà longtemps que j’étais à moitié réveillé, le type de la couchette d’en dessous était descendu dans je ne sais quel bled vers six heures
du matin. Ça m’a laissé le temps de voir la lumière du jour naı̂tre peu à
peu et le décor défilant s’éclairer lentement, poteaux, ponts, ballast sous le
crissement des roues, maisons toutes semblables.
Je suis allé direct au café de la gare, sans réfléchir, prendre un petit café et
une clope au comptoir illuminé par le soleil encore rasant. Et puis non, caféclope ce n’était vraiment pas original. J’ai commandé un diabolo-menthe.
Combien de fois j’avais pris un café dans un endroit de ce style, peuplé
de quelques voyageurs fatigués, en transit, au regard un peu perdu, aux
vêtements fripés par l’attente. La fatigue et la saleté collante particulière
aux nuits passées dans les bras de la sncf, envie de se raser, de se changer.
Alors j’ai eu envie de partir de là. Avant le rendez-vous à quatorze heures,
j’avais du temps devant moi. Ma valise à la consigne, j’ai commencé à descendre vers le centre-ville, au hasard. Il faisait beau mais froid, une belle
journée d’hiver. La ville s’animait peu à peu, des taxis, des bus, des voitures
de plus en plus nombreuses.
C’est la première fois que je venais et pourtant tout ça me paraissait
vaguement connu, l’humidité venant de la mer, les mêmes sandwichs grecs
que partout ailleurs, les mêmes immeubles, empilements de petites cases à
dormir. Frustré, déçu, j’avais l’impression d’avoir déjà vécu cette matinée et
je me suis demandé pourquoi on revit toujours la même histoire.
J’ai regardé les vitrines des magasins s’allumer une à une. D’affreuses
guirlandes de Noël clignotantes les décoraient. Puis je me suis dit qu’il fau1. (raturé : le premier matin de ma nouvelle vie)
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drait que je mange un morceau, pour tenir le choc. J’ai essayé une part de
pizza réchauffée. Je me suis d’abord brûlé la langue puis j’ai jeté cette tartine
de sauce tomate en conserve dans une poubelle.
Je pensais à la vie que je quittais. Je suis entré dans un café qui puait la
clope. Là, je me suis installé sur une vieille banquette en sky éventrée et j’ai
commencé à écrire des cartes de vœux en buvant un café trop amer.
À treize heures, j’ai pris le bus pour l’hôpital. Les ménagères y discutaient
du beau temps et de leurs cadeaux de Noël. Le téléphone portable semblait
avoir la côte cette année. Une femme de quarante ans qui voulait en paraı̂tre
la moitié discutait avec le chauffeur malgré la pancarte “Ne pas parler au
conducteur, SVP”. Au terminus, je suis descendu en même temps qu’une
vieille femme portant un bouquet de fleur de son jardin.
À l’accueil, l’hôtesse m’a indiqué le numéro de sa chambre. Je suis monté
par l’ascenseur, un infirmier transportait un vieil homme sur un brancard. Il
criait qu’il ne voulait pas y aller. Je n’ai pas compris s’il parlait de la mort ou
du scanner. La chambre était sombre, les rideaux avaient été tirés. Une forte
odeur de médicaments se dégageait qui m’a donné envie de vomir. Je suis allé
me chercher un café à la machine. Je l’ai bu dans le couloir en regardant les
posters jaunis accrochés au mur : des plages de sable fin et des palmiers. J’ai
attendu un moment assis sur un fauteuil usé. Ensuite, les pompes funèbres
sont arrivées pour la mise en bière. J’étais la seule personne présente. Une
infirmière a passé la tête dans l’ouverture de la porte, j’ai cru voir une larme
couler sur sa joue.
Les employés de Funérailles Solidarité m’ont proposé de m’amener à
l’église. J’ai eu l’impression qu’ils avaient pitié de moi. Sur le parvis, une
dizaine de personnes attendaient le corbillard. Quand je suis descendu, tout
le monde est venu me saluer, certains pleuraient. J’ai suivi le cercueil que les
employés transportaient dans l’église. Les autres étaient juste derrière moi, je
crois. Sur les marches, des confettis avaient été mouillés par la pluie et j’entendais les grains de riz craquer sous mes chaussures. L’église était sombre
et humide, j’avais froid. Je me suis assis au premier rang, devant le prêtre. Il
a commencé à parler mais je n’arrivais pas à l’écouter. Cela ressemblait à un
mauvais feuilleton. Je me suis demandé pourquoi je n’arrivais plus à pleurer.
J’ai pensé à ma mère qui disait : “Les hommes ne pleurent pas” et là, j’ai
pleuré.
Jean-Paul avait toujours été mal dans sa peau. Enfant, il se retranchait
derrière la protection de notre mère. Peu bavard, il avait passé son adolescence
sans amis proches, sans sembler en souffrir. Après l’accident de notre mère,
il s’était enfoncé dans un mutisme encore plus profond. Putain de camion,
c’était bien la peine de rouler aussi vite pour livrer des biscottes. Résultat:
deux orphelins. Jean-Paul et moi. Et un festin de biscottes pour les oiseaux.
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A sa majorité, Jean-Paul était descendu dans le sud. Lassé par notre ‘bled
pourri’, il était allé chercher du boulot dans une grande métropole. Il voulait
changer d’air, voir un peu de vie. Il revenait rarement me voir, je recevais
des lettres épisodiques. Il disait que tout se passait très bien, son travail en
tant que boulanger lui convenait. Je me suis aperçu qu’il fumait de plus en
plus. Il roulait joint sur joint sans même en ressentir l’effet.
La dernière fois que je l’ai vu, j’ai aperçu ces marques sur ses bras. Il m’a
fusillé du regard, alors que j’observais ces rangées de piqures de moustique,
bien alignées sur ses veines. Il savait que j’avais compris, mais il n’a pas voulu
en parler. Quand il est arrivé à l’hôpital c’était déjà trop tard. Le médecin
légiste ayant conclu à l’overdose, une enquête est ouverte. On doit trouver
des dizaines de dossiers comme celui-ci dans les archives de la police, jamais
élucidés. De toutes façons, qu’est-ce que ça changerait?
A la sortie de l’église un type en survêtement Adidas et baskets Nike
m’a tiré par la manche : (( T’es le frangin de Jean-Paul. L’avait pas mal de
’blèmes. Si ça t’intéresse d’en savoir plus, passe au Shogun ce soir. Mais c’est
vrai t’es pas d’ici. C’est derrière les abattoirs. ))
Le style du type collait bien avec les plans les plus sordides que j’avais
imaginés pour Jean-Paul. Ça n’est pas qu’il restait beaucoup de place pour
le doute. Mais j’avais toujours eu tendance à minimiser ses galères, à penser
qu’il allait pouvoir s’en sortir tout seul. Par lâcheté sans doute. Qui d’autre
que moi aurait pu le rattraper quand il coulait? Pas sa mère, là où elle était.
Enfin, c’était plus ma mauvaise conscience qui allait le ramener de sa boı̂te
humide maintenant.
Quand le type en survêt est reparti dans sa Mercedes verte métallisée,
ça m’a presque arraché un sourire. J’ai repensé que j’étais dans un mauvais feuilleton. Cette idée ne m’a plus trop lâché ensuite. Non, vraiment le
scénariste ne s’était pas cassé. Un peu facile, le cliché du loubard dans la
Merce avec sièges en cuir beige. Ce beige qui m’a rappelé les banquettes du
café de ce matin, l’odeur de clope. J’ai dégueulé. La faim, j’ai pensé. Au
moins j’étais fixé. C’était pas un feuilleton.
Pour le rencard du soir qui me faisait retarder mon retour à demain,
j’hésitais. C’est pas que ça me génait d’attendre encore une journée pour me
laver — non, la crasse, ça surprend toujours comme on s’y fait vite, et de
plus en plus vite. C’était plutôt que je sentais mal le déballage de l’histoire
de Jean-Paul, et que j’en voyais pas l’intérêt. Il était sorti de l’impasse —
les pieds devant mais au moins, on n’avait plus à s’inquiéter pour lui. Ça
faisait un moment que sa mère n’avait plus à se soucier de lui. Son père, il
n’en saurait certainement jamais rien. Quant à moi, la page était tournée depuis longtemps. Je l’avais enterré plus ou moins consciemment quand j’avais
détourné le regard de ses avant-bras bleuis. Et quand ensuite je n’avais pas
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osé affronter son regard. Je ne culpabilisais déjà plus.
N’ayant rien d’autre à faire, je suis revenu au bistrot de la gare. Celui-là
même dont le café venait de m’être retourné, avec les trois bouts de pizza qui
avaient suivi. C’est pas que l’endroit était devenu particulièrement chaleureux
depuis le matin. C’était même plutôt pire qu’à ma sortie du train. Ici aussi,
les gens des bas-fonds s’agitaient à partir du soir. Mais voilà, je sentais que ça
me faisait du bien de m’enfoncer dans l’ambiance de cette ville fétide, et ce
bar, c’était vraiment un concentré. Evidemment, je n’ai pas pris mon train,
et je suis allé au Shogun.
Un bar kitsch, voilà sans doute ce que ce lieu aurait voulu être. Danseuses
lascives sur des podiums, lumieres tamisées, fauteuils en velours, musique
sensuelle. Mais voil̀a, des danseuses un peu défraichies, une lumière plus
criarde que chatoyante, du velours par endroits élimé, ou taché par la bière,
et pour les oreilles, un coulis de rhubarbe, façon ”are an’ bee”. Bref, kitsch
mais par le bas.
A peine avais-je eu le temps d’embrasser la banalité sordide de cet endroit qu’un jeune homme s’approcha de moi : joli garçon, la trentaine, taille
moyenne, mince, type maghrébin, brun, les yeux noirs. Un sourire de petite
frappe, aussi. Il devait avoir du succès, le salaud.
((— Salut, je suis Walid, ton frère t’a peut-être parlé de moi?, me lançat-il, apparemment décontracté.
(( — Je crains que non, lui repondis-je alors. Ou alors je ne me souviens
pas. . .
(( — Ça m’étonne pas beaucoup, ça vous a pas mal éloignés, son petit
problème de drogue.))
Je n’ai pas réfléchi, sur le coup, au sens de cette remarque. Reproche
frontal, constatation attristée? En fait, la seule question qui me soit venue à
l’esprit, je l’ai formulée aussitôt.
((— Qu’est-ce ce qui vous permet de dire une chose pareille, lui répondis-je
enfin, qui êtes-vous, d’abord? ))
Mon ton est monté d’un cran, sans que je puisse y faire grand’chose.
Toute l’après-midi j’avais eu envie de trouver un coupable, et ce petit minet
en avait la tête la plus convaincante. J’ai quand même résisté à la tentation
de lui mettre mon poing dans la figure.
((— Ça me faisait chier ses problèmes de came, alors je l’ai largué. . . Quelques
jours après, il est revenu. Il allait pas bien, il venait de se piquer. J’ai appelé
le SAMU, mais il est mort beaucoup trop vite. On l’a empoisonné, ton frère.
J’en suis sur. Il trempait dans de sales magouilles. ))
Il s’arrêta de parler un moment, puis me proposa de m’asseoir pour entendre la suite de son histoire. Je sentais une crampe me tordre l’estomac.
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Soudain, j’étais face à ma faute, j’avais fait comme si la vie de mon frère
était ”normale”, et ce type en face de moi, ce demi-loubard, qui me forçait,
par sa seule existence, à regarder la profondeur de mon mensonge.
Je me souviens peu de la suite immédiate de la conversation. Je n’ai capté
que l’ambiance générale, celle d’un clip de rap, comme dans le Shogun, par
ailleurs. Nous avons discuté fiévreusement pendant une heure, il m’a raconté
des choses sur mon frère que je n’aurais pas soupçonnées. J’ai commencé à
me dire que la perte de Jean-Paul était plus terrible et culpabilisante pour
lui que pour moi.
Je me suis réveillé bien plus tard, dans une chambre aseptisée, mais pourtant sale, de l’Hotel De La Gare. Alors j’ai réalisé ce que j’avais fait la veille :
j’avais accepté d’aider un petit caı̈d dans une vendetta suicidaire.
Mardi 19 Décembre.
Jean-Paul, Jean-Paul, alors c’était ça ta vie? Qu’est-ce qui t’a pris de
plonger comme ça dans ce milieu glauque? pupilles dilatées et regards vides,
les mains qui tremblent. . .
Je comprends que ma petite vie d’employé de bureau à la poste ne t’aie
pas attiré, tu recherchais sans doute autre chose, mais comment pouvais-tu
penser la trouver dans cette poudre blanche dont on me parle dès qu’il est
question de toi.
J’ai revu Walid cette après-midi. La piaule qu’il m’a trouvé dans un de
ces hotels près de la gare cadre tout à fait dans le décor de ton histoire.
Nous avons passé plusieurs heures à parler de toi. Selon lui, t’étais vraiment
amoureux.
Putain comment ça se fait qu’on soit devenu si différent, si lointains, des
étrangers, au point que je n’ai même pas pu t’aider?
Jeudi 21 Décembre.
Je dois partir d’ici. Cette histoire est vraiment trop malsaine. Walid m’a
convaincu de me mettre au service du nouveau gang qui s’installe en ville, la
mafia russe, bien décidée à déloger les corses. D’ailleurs je dois voir Klavinsky
la semaine prochaine, apparemment c’était le boss de Jean-Paul. Et c’est
peut-être lui qui l’a fait tuer.
Quelque chose me pousse à continuer, je dois comprendre ce qui s’est
passé pour Jean-Paul, comment il s’est retrouvé là.
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Lundi 25 Décembre.
Pas la force d’écrire ici cette journée. Trop déprimant. Je viens de prendre
un somnifère et je me mets au lit. Une vraie nuit de sommeil. . . ça fait longtemps que je n’en ai plus eu.
Mercredi 27 Décembre.
Klavinsky est d’accord. Il m’engage, en souvenir de mon frère, soit-disant,
parce qu’il l’appréciait. J’aurais le même boulot que toi, Jean-Paul.
Je ne sais pas trop quoi en penser, et il va falloir que je me débrouille
pour écouler toute la marchandise. C’est un sale truc que tu me fais faire,
Jean-Paul.
Vendredi 29 Décembre
C’est incroyable. Tous ces fils à papa qui achèteraient leur dose à n’importe quel prix. . . De toutes façons ils trouveraient leur poudre, alors que ce
soit moi ou un autre qui leur fournisse. . . au moins, avec moi, ils paient un
prix correct.
Lundi 1er Janvier
Quelle fête! Jean-Paul t’aurais sans doute aimé. J’ai flambé en une soirée
tout mon bénéf de la semaine. Et ça fait un paquet de blé. De toute façon je
vais en faire autant la semaine prochaine.
Dealer c’est beaucoup plus facile que ce que je pensais et il faut avouer
que ça rapporte gros. T’as quand même dû bien te marrer mon salaud.
Le cave qui t’a liquidé n’a qu’à bien se tenir.
J’ai beau essayé, je n’arrive pas à me rappeler la vie que j’avais avant de
venir ici. Bon, je suis bourré, je vais me coucher. . .
Mercredi 3 Janvier
Mélanie a dix-sept ans. Ici, tout le monde l’appelle Mel. Je crois que c’est
Walid qui l’a amenée dans notre confrérie joyeuse et virile. Elle se pique
depuis qu’elle a treize ans, cette gamine. En échange de sa dose quotidienne,
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elle rend quelques “services” aux gros durs frustrés de notre club privé.
Hier soir, j’ai passé la nuit avec elle. Elle m’attendrit la petite. Je me
demande comment elle peut garder tant de douceur en ayant une vie aussi
sordide. Jean-Paul, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas senti aussi
détendu avec quelqu’un.
Elle joue à quel jeu, la belle?
Vendredi 5 Janvier
Aujourd’hui, Walid m’a dit que des bruits circulent sur ta mort, JeanPaul. On t’aurait liquidé parce que tu essayais de doubler Klavinsky. Tu
voulais être calife à la place du calife. Je n’arrive pas à y croire.
Et puis, cette histoire d’amour avec Walid, c’est quoi au juste? T’es quand
même pas devenu dealer parce que tu étais amoureux de ce petit merdeux?
Samedi 6 Janvier
Ce boulot me gonfle. Refiler de la mort en poudre à des mômes. . . Putain,
il faut vraiment que je sois devenu cynique !
Mardi 9 Janvier
J’ai encore passé la nuit avec Mélanie. Je fais vraiment n’importe quoi,
en ce moment.
Mercredi 10 Janvier
Le vent siffle dans les volets depuis trois nuits. Un vent glacial qui vient
de chez nous. Les rues sont salies par les poubelles renversées. Dès la nuit
tombée, la mort traı̂ne dans les rues ; les petits caı̈ds des quartiers nord aussi.
Je crois que l’on commence à deviner mon esprit de vengeance, JeanPaul. Je dois poser trop de questions. Et puis, Walid me paraı̂t bizarre, en
ce moment. Je me demande s’il n’essaie pas de me manipuler. Et que vient
faire la petite Mélanie dans tout ça?
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Vendredi 12 Janvier
Klavinski est un salaud. C’est lui qui t’a fait descendre, Jean-Paul. On
dit que tu avais détourné une partie de la cargaison pour ton usage personel.
La première fois, personne ne s’en est aperçu. Mais la deuxième fois, ils ont
capté ton manège. Et ça ne pardonne pas avec eux.
Je n’arrive pas à croire que tu aies fait ça. Tu savais bien que ça ne
passerait pas inaperçu. Tu avais tellement besoin de came? C’est minable,
Jean-Paul ! minable ! Et t’as fini dans une histoire sordide. Moi qui croyais
que tu prenais un peu ton pied dans ta vie. Pourquoi est-ce que tu as fait
une aussi grosse connerie?
Selon Walid, cette histoire n’est qu’un gros bobard. Klavinsky aurait fait
courir ce bruit pour que je me tienne tranquille. Walid dit que tu commençais
à prendre de l’importance dans la confrérie. Les gars te faisaient confiance.
Klavinsky avait peur que tu fasses scission, que tu montes ton propre réseau.
Alors, il a frappé. Simplement.
Je ne sais plus si je dois faire confiance à Walid.
Samedi 13 Janvier
Mel est arrivée en pleurs cette nuit. Ou plutot ce matin. Klavinski l’avait
‘invitée’ comme ‘vedette’ à ses jeux sexuels. Ils l’ont obligée à faire leurs
saloperies. Elle a pas tenu. Elle a craqué en arrivant chez moi. Pourtant, elle
endurait déjà des histoires pas très gaies avec la confrérie. Mais là, c’était
trop.
Elle est fragile cette petite. Même si elle le cache pour pouvoir gagner
sa dose. Elle mérite mieux que ça. Il faudrait qu’elle quitte ce quartier sordide, où on croise toujours les mêmes figures, les mêmes arnaques, les mêmes
cadavres.
La ville est sombre. Même le vent d’avant-hier n’a pas réussi à laver cette
odeur de mort qui transpire des murs.
Dimanche 14 Janvier
C’est Walid qui a ‘vendu’ Mélanie à Klavinsky pour vendredi. Il ne l’avait
pas prévenue des saloperies qu’elle devrait faire. Cet enfoiré a fait ça pour
me faire réagir. Il savait que j’avais de la tendresse pour elle. Il savait que ça
me pousserait à agir. Il s’est servi de Mél. Il s’est servi de moi. Il voulait te
venger. Je crois qu’il t’aimait vraiment, Jean-Paul.
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Ou bien il veut récupérer le groupe pour lui, et il attend que je fasse du
ménage ? Peu importe. Je me suis plongé dans cette misère pour te venger.
J’irai jusqu’au bout. J’attendrai Klavinsky devant chez lui. Et le flingue fera
le reste.
J’ai un billet de train pour quitter cette ville. Demain, tout sera fini. Tu
seras vengé. Je serai loin.
Je vais proposer à Mél de me suivre.
Voilà comment s’achevait ce journal. Au début, je n’avais pas envie de
le piller, même en changeant les noms des protagonistes. Je me suis permis
de le recopier pour passer le temps, et dans l’hypothèse peu probable qu’il
puisse me servir un jour comme base pour une nouvelle. Ayant fini, je l’ai
laissé sur la table, et j’ai pris mon train sans trop réfléchir, persuadé qu’il
s’agissait là des premières lignes d’un écrivain en herbe, délaissées ou oubliées
par leur auteur. Je n’ai plus rouvert ce cahier pendant longtemps, prétextant
que cette anecdote banalement sordide n’intéresserait peut-être personne, et
certainement pas moi en tout cas.
Puis la vie a suivi ses méandres et j’ai oublié le cahier. Que j’ai retrouvé
il y a quelques années à la faveur d’un déménagement.
J’y avais écrit cette même introduction qui précède le texte. Je ne pensais
pas, encore une fois, qu’elle serait un jour lue par qui que ce soit. Lorsque
j’ai relu ces pages (mû sans doute par un souvenir pas tout a fait évanoui), je
n’ai pu m’empécher de vomir tant ces deux lignes absurdes tranchaient avec
la suite. Une décennie de remords refoulés qui vous sautent à la gueule.
Certains écrivains cauchemardent que leurs héros viennent se venger de
les avoir créés puis délaissés pour d’autres. En ce qui me concerne, il ne se
passe plus un jour sans que je pense aux malheureux héros de cette histoire.
Je ne les ai jamais créés, mais avant ce jour fatidique, je n’ai jamais accepté
d’imaginer que peut-être ils vivaient ou avaient vécus, loin de mes yeux. J’ai
pris cette histoire comme un conte, sans penser à la réalité atroce qui se
cachait peut-être derrière. je n’ai meme pas pensé à faire des recherches, à
simplement prévenir la Police, vérifier que celui que j’appelle ici Klavinski
n’existait pas ”en vrai”, comme tous les bons pères fouettards. Et maintenant,
je pense de plus en plus à tous les autres, ceux que j’ai effectivement créés.
Et s’ils existaient VRAIMENT quelque part, ricanant ou pleurant en lisant
leur vie, gagne-pain d’un autre?

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