Antigone

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Antigone
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SOPHOCLE
Antigone
I. LA
PRÉSENTE ÉDITION
’édition GF de l’Antigone de Sophocle fournit au lecL teur
un texte dans lequel il est aisé de se repérer,
notamment grâce à l’ajout d’une division en scènes à
l’intérieur de chaque épisode. Elle offre en outre des éléments de présentation et d’analyse susceptibles d’éclairer
l’œuvre, son contexte et son devenir.
Une chronologie sous forme de tableau met en parallèle la
vie et l’œuvre de Sophocle, et les repères historiques et culturels qui l’éclairent. La Présentation souligne ensuite le
rôle joué par l’auteur au sein de la démocratie athénienne et
la place d’Antigone dans son œuvre. L’analyse des structures
rappelle les composantes particulières de la tragédie grecque
et dégage la progression dramatique originale de la pièce.
Le Dossier qui termine le volume remet l’œuvre en perspective. Il offre non seulement un rappel mythologique du
cycle thébain et de ses origines, mais aussi un résumé et une
analyse des différents traitements du mythe par les tragiques
grecs puis par les auteurs romains. Une étude thématique
éclaire les enjeux de l’intrigue ; ainsi les thèmes de la
souillure et de la mort sont replacés dans le contexte de la
culture grecque. L’enjeu politique de la pièce et le conflit
autour des lois écrites et des lois non écrites sont éclairés
par un résumé des différentes valeurs attribuées à la notion
de loi non seulement chez les penseurs grecs mais aussi
chez les Romains et les Pères de l’Église, puis dans la philosophie moderne (Montesquieu, Rousseau, Hegel). La dernière partie du dossier fait état des différents traitements et
lectures du mythe du XVIe siècle à nos jours.
Antigone
n° 1023
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II. LE
SYSTÈME DES PERSONNAGES
UN JEU D’OPPOSITIONS
On tend souvent à réduire Antigone au conflit célèbre
qui oppose Antigone et Créon. C’est oublier que la tragédie, si elle ne fait évoluer sur scène que trois acteurs (le
troisième acteur fut introduit par Sophocle), comporte
cependant neuf personnages et un chœur. De plus, l’antagonisme est au centre de quatre épisodes sur cinq : l’affrontement principal entre Antigone et Créon (épisode 2) est
l’écho de celui qui opposait Antigone à Ismène dès le prologue et l’annonce de celui qui opposera Créon à Hémon
(épisode 3) puis à Tirésias (épisode 5). Les personnages
s’opposent au cours de longues tirades symétriques (agôn)
s’achevant souvent par un duel verbal, vers contre vers
(stichomythie). Ce sont ces conflits qui donnent force et
épaisseur aux personnages, et qui déterminent leur place
sur l’échiquier des forces en présence. Ceux qui n’y participent pas (le garde, les deux messagers, Eurydice)
demeurent des personnages secondaires, qui ont pour
fonction d’établir un lien entre la scène et le hors-scène (le
garde, les messagers), ou d’introduire une nouvelle péripétie tragique (Eurydice).
Les deux principaux protagonistes sont des héros solitaires. Antigone est au cœur de deux conflits : celui qui
l’oppose à Ismène signera sa solitude ; celui qui l’oppose à
Créon son arrêt de mort. Les adjuvants d’Antigone sont
Ismène, Hémon et Tirésias. Mais Ismène fait défaut dans
l’action et n’apporte son aide qu’a posteriori ; il n’y a pas
de rencontre entre Antigone et Hémon (Anouilh en
revanche inventera cette scène pathétique) et Antigone
mourra en vierge solitaire. L’intervention de Tirésias a
probablement lieu au moment où Antigone se donne la
mort, et son apparition est davantage un message des
dieux qu’un secours apporté à Antigone. Point d’adjuvants
non plus pour Créon ; les trois affrontements qu’il provoque marquent chacun la défection de ceux qu’il croyait
soumis (Antigone, une femme ; Hémon, son fils) ou alliés
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(Tirésias). Il n’est plus à la fin de la tragédie que le héraut
de sa propre solitude.
ANALYSE DE QUELQUES PERSONNAGES
• Ismène
C’est dans le prologue qu’a lieu le premier affrontement
du drame, ce qui place curieusement Ismène hors de la tragédie. L’action en effet n’a pas encore commencé : l’édit
de Créon n’est encore qu’une rumeur (v. 8, p. 41). Antigone n’a jusque-là accompli aucun acte. Mais Ismène
refuse d’aider Antigone dans son entreprise. Lorsqu’elle
réapparaît, à la fin du deuxième épisode, et demande à partager le châtiment infligé à sa sœur, il est trop tard : Antigone a fait le choix de la mort et de la solitude, et elle
refuse avec mépris ce revirement tardif. Aussi, dès le vers
572, Ismène quitte-t-elle définitivement la scène. Sa grâce,
arrachée par le chœur (v. 770), ne la fera pas revivre au
sein de la tragédie. Par trois fois, au contraire, Antigone est
nommée la dernière des Labdacides :
Aujourd’hui l’ultime espoir qui brillait dans ce palais,
Le suprême surgeon de la race d’Œdipe,
Le voilà tantôt moissonné,
Rançon de la sanglante poussière aux dieux d’en bas consacrée
Et de pensers et de discours où souffla l’esprit d’impudence 1.
Antigone au seuil de la mort évoque à son tour l’extinction de la race des Labdacides :
la dernière et de loin la plus misérable, je descends à mon tour 2.
Puis elle fait ses adieux aux Thébains en ces termes :
Regardez, notables de Thèbes, la dernière de vos princesses 3.
1. Second stasimon, strophe 2, p. 68.
2. Sans doute Racine a-t-il traduit ce vers dans Phèdre au vers 257 : « De
ce sang déplorable / Je péris la dernière et la plus misérable. »
3. Quatrième épisode, scène 2, p. 81-82.
Antigone
→ Un personnage hors jeu
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Cette insistance est étonnante : d’Ismène on ne saura
plus rien. Créon clamant sa solitude à la fin de la pièce ne
se souviendra pas non plus de cette nièce enfermée dans
l’ombre du palais, définitivement absente de l’espace tragique.
→ Un double et le contraire d’Antigone
La conscience d’appartenir à une même lignée maudite
unit Antigone et Ismène. Pour Créon elles sont semblables
et méritent un même châtiment (« les deux jeunes filles
n’échapperont pas à leur sort », p. 75). Elles sont femmes
et elles sont folles. Ismène entre en pleurs (deuxième épisode, scène 4), et Créon les associe dans une même folie,
faisant d’Antigone, qui vient pourtant de s’opposer à lui
avec calme et détermination, une autre figure délirante.
« Il se jette sur un double fictif d’Antigone pour construire
le couple de femmes excitées qu’il lui faut, conjurées dans
la folie 1. »
Pourtant, dès le prologue, Antigone et Ismène affirment
leurs différences.
→ Texte proposé pour une lecture méthodique : prologue
(• p. 41-45)
1. Une scène d’exposition
C’est « la partie de la pièce de théâtre qui fait connaître
tous les faits nécessaires à l’intelligence de la situation
initiale 2 », et le prologue en est une.
Le temps et le lieu : la scène a lieu « hors du palais », et
elle commence au lendemain de la mort d’Étéocle et de
Polynice, juste après la défaite des Argiens : « Hier, la
perte de nos deux frères, tombés sous les coups l’un de
l’autre ; cette nuit la retraite de l’armée argienne. » C’est
probablement l’aube, car rien n’a encore commencé,
Créon n’a pas annoncé ses projets : « Il viendra tout à
l’heure les proclamer afin que nul n’en ignore ! » L’immi1. Jean Bollack, La Mort d’Antigone, PUF, 1999, p. 35.
2. J. Scherer, La Dramaturgie classique en France, Nizet, 1962.
nence de cette proclamation confère à la scène son intensité dramatique.
Les personnages : on connaît leur nom et leur lien de
parenté : « Chère Ismène ma sœur » ; « Nos bien-aimés,
Antigone ? » D’emblée, les deux sœurs n’apparaissent pas
comme des individus libres, mais comme les tristes restes
solitaires du malheur des Labdacides, chargées d’une
malédiction dont Ismène rappelle les plus outrageuses
manifestations. Le champ lexical de la mort violente
jalonne cette évocation :
Notre père est mort réprouvé, déshonoré ; lorsqu’il s’est lui-même
découvert criminel, il s’est arraché les yeux, et sa femme, qui était
sa mère, s’est pendue dans un lieu triste. Et voici nos deux frères
qui se sont entre-tués, ne partageant entre eux que la mort, les
infortunés 1 !
Les verbes pronominaux « se découvrir », « s’arracher »,
« se pendre », « s’entre-tuer », exhibent la cruauté du sort
qui s’acharne à faire de la victime son propre juge ou
bourreau, et préfigurent l’entre-déchirement des deux
sœurs ; ne laissent-ils pas aussi entendre, comme en sourdine, l’accumulation finale des suicidés ? N’oublions pas
que la tragédie s’adresse à un public nourri de mythes et
pour lequel l’issue fatale de la pièce est connue.
En Créon, l’éternel « régent », se dessine une figure
menaçante, désignée comme le « maître » (turannos) ou,
par métonymie, le « pouvoir », ou encore, par antiphrase,
« Créon le juste ». Son arrivée est annoncée avec son cortège d’édits (« défend par édit », « nous signifie », « décisions »), de proclamations (« proclamation », « proclamer »), d’obligations (« il défend », « il faut »), de
condamnations (« tout contrevenant est condamné à être
lapidé par le peuple »). En revanche, ni Ismène ni Antigone n’évoquent les liens de sang qui l’unissent à elles.
L’action : elle est présentée en deux temps. Tout d’abord
l’interdiction faite par Créon d’enterrer Polynice sous
peine de mort. Cette décision n’a pas été proclamée et est
auréolée d’incertitude, comme l’indiquent les modalisations, « dit-on », « on dit », et le conditionnel, « telles seraient
1. P. 43.
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les décisions ». Ensuite, la volonté d’Antigone de passer
outre à cette interdiction et d’ensevelir son frère. La fermeté de son projet (verbes de volonté, emploi du futur)
contraste avec l’incertitude de l’interdit, dont le chœur n’a
pas encore pris connaissance. Cette scène d’exposition
permet aussi à Sophocle d’opposer deux caractères féminins.
2. Ismène, la tentation du compromis
Ismène se définit en tant que femme, et cette nature lui
impose des limites. C’est probablement ce qui l’exclut des
affaires de la cité dont elle ne sait rien : « non, je n’ai rien
appris [...] je n’en sais pas davantage. » « J’en étais sûre »,
répond sa sœur, comme si la passivité d’Ismène, son incurie
de la chose publique lui étaient depuis longtemps connues.
« Elle ne lui demande son aide que pour la forcer à avouer
son désaccord [...]. Ce qu’Antigone savait bien, ce n’est pas
que rien ne s’était passé, comme Ismène le lui dit, mais
qu’Ismène lui dirait cela, avec une mauvaise foi qui la
trahit 1. » La féminité d’Ismène se manifeste aussi dans le
respect du pouvoir, non comme institution politique, mais
comme pouvoir viril de ceux qui sont plus forts :
N’oublie pas que nous sommes femmes, incapables de lutter
contre des hommes, ensuite que nous sommes soumises à des
maîtres : il nous faut bien obéir à leur ordres, et peut-être à de plus
cruels encore [...] je m’inclinerai devant le pouvoir 2.
Le lexique d’Ismène est celui de la soumission, et cette
soumission découle de son statut de femme, énoncé en
début de phrase.
Le champ lexical du possible jalonne aussi les répliques d’Ismène : « c’est folie d’entreprendre plus qu’on ne
peut » ; « désobéir aux lois de la cité, non ; j’en suis
incapable » ; « tu vises l’impossible » ; « c’est mal déjà
que de tenter l’impossible ». Le possible est aussi une des
limites de l’action humaine ; aller au-delà, c’est l’hubris
contre lequel elle met sa sœur en garde. La démesure
d’Antigone la conduit en effet à un double dépassement :
1. La Mort d’Antigone, op. cit., p. 66.
2. P. 44.
celui des limites de sa nature de femme, celui des limites
de la cité. Or, on l’a vu, sa nature féminine et la loi de la
cité (« c’est violer l’édit ! » ; « et la défense de Créon ? » ;
« désobéir aux lois de la cité, non ») sont les bornes de
l’action d’Ismène, qui néanmoins ne défend pas l’édit de
Créon.
Les valeurs d’Ismène sont en fait d’ordre temporel ; elle
ne comprend pas l’ordre tragique et absolu d’Antigone ;
elle s’inscrit dans l’ordre horizontal de la vie et de la cité,
comme en témoigne son désir de « cacher » l’acte d’Antigone aux yeux des hommes. Le seul châtiment qu’elle
semble craindre est celui promulgué par des hommes,
pour des hommes. Elle a peur de la mort, comme l’atteste
l’évocation terrifiante de celle d’Œdipe et de Jocaste, et
ses intérêts sont immédiats : « si les choses en sont là, que
je m’en mêle ou non, à quoi cela nous avancera-t-il 1 ? »
Cet attachement aux choses de l’existence lui vaut le
mépris ironique d’Antigone : « Ne te mets pas en peine de
moi, assure ta vie 2. »
3. Antigone, l’intransigeance tragique
Antigone se réclame d’emblée d’une race, d’un sang :
celui d’Œdipe, qui la lie à Ismène (« chère Ismène, ma
sœur »), mais aussi à ses frères ; aussi s’agira-t-il pour
Ismène de s’intégrer ou de s’exclure de ce « genos » :
Bientôt tu devras montrer si tu es fidèle à ta race ou si ton cœur est
dégénéré 3.
Tel est l’enjeu de l’épreuve que lui propose Antigone,
qui ne semble reconnaître qu’une seule loi : celle qui la lie
à sa famille. Le champ lexical des liens du sang jalonne
son argumentation : « ceux que nous aimons », « ta race »,
« mon frère [...], le tien », « les miens », « mon frère
chéri », « mon frère bien-aimé ».
S’il y a une « virilité » d’Antigone, c’est celle du chef
de clan, qui s’oppose à la féminité soumise d’Ismène. Sa
bravoure, son courage, son esprit de décision sont les
1. P. 42.
2. P. 44.
3. P. 42.
Antigone
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38
valeurs masculines qu’elle assume en héritage. Mais elle
assume aussi une fonction féminine traditionnelle et
essentielle, celle de l’ensevelissement des morts. Son acte
s’inspire aussi d’une féminité ancestrale qui fait des
femmes les gardiennes des corps.
Pourtant ce qui l’oppose plus essentiellement à Ismène,
c’est une conscience qui dépasse le champ d’une temporalité
trop humaine. Dès son entrée, Antigone s’inscrit dans l’ordre
vertical d’une double fatalité, celle de la race et du destin :
Zeus et Œdipe sont évoqués dès le deuxième vers. Aussi son
acte ne prend-il pas sens au regard des hommes, mais au
regard de l’éternité ; peu lui importe alors qu’on en parle : il
ne s’agit pas pour elle de vivre cachée mais d’être « morte
glorieusement ». Elle se place d’emblée du côté des morts
(« ceux que d’abord je dois servir ») et de l’éternité :
« J’aurai plus longtemps à plaire à ceux d’en bas qu’aux gens
d’ici 1. » Le bel oxymore, « pieusement criminelle », exhibe
la contradiction et le paradoxe de cette double appartenance à
l’ordre du monde et à l’ordre des dieux. Il porte en germe les
deux pôles de l’affrontement entre Créon et Antigone.
• Hémon
Jamais Antigone ne prononce son nom et il est mentionné
pour la première fois par Ismène à la fin du deuxième épisode (p. 66) : « la fiancée de ton fils ». Encore Hémon n’estil pas désigné nommément, sinon par son double statut de
fils et de fiancé. La périphrase semble lui assigner le rôle de
complément qu’il joue dans la tragédie, de médiateur entre
son père et Antigone. L’agôn qui oppose Hémon à son père
redouble, avec plus de violence encore, le conflit AntigoneCréon. L’opposition du père et du fils en recouvre trois
autres : celle du tyran et de la cité, dont Hémon se fait le
porte-parole ; celle de la jeunesse et de la vieillesse, insupportable à Créon (« À notre âge, souffrir qu’un jouvenceau
nous donne des leçons de sagesse ! » 2) ; enfin celle des
hommes et des femmes, dans la mesure où Hémon reprend à
son compte la vérité d’Antigone (« Vil jouet d’une femme ! »).
1. P. 44.
2. P. 72.
Hémon semble voué à n’être, dans l’économie de l’intrigue,
que le médiateur de la parole et de l’action d’Antigone. En
effet, quand il réapparaît sur scène, mort dans les bras de
Créon, il est le triste signe de la raison d’Antigone, de
l’ironie d’un destin qui renvoie le corps de son fils à celui qui
n’avait pas voulu ensevelir le fils d’Œdipe. Enfin, par deux
fois Hémon tue son père ; d’abord en mots : « Et toi tu
n’auras plus jamais à souffrir ma présence. Donne ta folie en
spectacle à ceux des tiens qui le veulent bien » 1 ; c’est la
rupture définitive avec le père. Puis le messager raconte le
passage à l’acte :
Mais l’enfant, l’œil farouche roulant des regards éperdus, lui
crache au visage et dégaine sans lui répondre un mot. Son père
bondit de côté, esquivant le coup. Alors le malheureux tourne sa
fureur contre lui-même 2.
On peut voir dans cette tentative de meurtre sur le père
une reproduction manquée du parricide d’Œdipe, geste par
lequel Hémon choisit le camp des Labdacides. Son suicide
est un meurtre inversé : ne pouvant tuer Créon, il le spolie
de sa paternité, tuant symboliquement le père. Par sa mort,
Hémon se fait l’instrument de la vengeance d’Antigone.
Mais son héroïsme semble n’être jamais que l’écho du sien.
• Le chœur
Représentant de la cité, il est ici composé de vieillards, à
la fois soucieux des intérêts de Thèbes et impuissants à y
jouer un rôle. Les six chants du chœur, dédiés à différents
dieux, éclairent son rôle : il cherche à comprendre et replace
les affrontements particuliers dans une perspective plus
générale, plus ouverte, plus détachée. D’ailleurs, Créon
s’adresse à lui comme à un égal et lui demande conseil.
Mais il est aussi un instrument du pathétique, qui exprime
émotions, horreur, souffrance. De fait il n’agit pas, mais il
subit : c’est la cité qu’il représente qui supportera à long
terme les désastres engendrés par l’action des héros.
Quel parti prend-il ? Aucun ; les sentiments qu’il exprime
sont souvent contradictoires et témoignent de l’impossible
1. P. 75.
2. P. 95.
Antigone
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résolution du conflit. Ainsi la conclusion du premier puis du
deuxième stasimon peut-elle aussi bien concerner Créon
qu’Antigone. Les vieillards soutiennent d’abord Créon, qui
d’ailleurs se fait le chantre des intérêts de la ville. Ils reconnaissent sa légitimité 1 et lui donnent, sans cesse, le titre de
roi. Néanmoins Hémon et Antigone se réclament tous deux
du soutien des citoyens de Thèbes. De fait le chœur est écartelé entre un pouvoir qu’il reconnaît et une révolte qui lui
semble à la fois légitime et dangereuse :
Des honneurs qu’elle rend la piété s’honore :
Mais, quand on a la charge du pouvoir,
On ne peut tolérer la désobéissance.
C’est ton esprit d’indépendance qui te perd 2.
Les atermoiements du chœur témoignent donc de
l’ambiguïté fondamentale de la tragédie.
III. UN
CONFLIT INSOLUBLE
Le conflit entre Antigone et Créon sous-tend une série
d’oppositions qu’on ne saurait réduire à la notion de loi et
que l’on peut décliner différemment : la famille et la cité,
les lois divines et les lois humaines, la morale et la politique, la jeunesse et la maturité, le droit des hommes et le
droit des femmes. Selon les interprétations choisies, tel ou
tel type d’opposition peut être privilégié. Nous proposons
quelques axes à l’analyse.
LA FAMILLE ET L’ÉTAT
Les premières paroles de chacun des deux protagonistes
annoncent d’emblée cette opposition. Antigone se pense et
se vit avant tout comme l’héritière des Labdacides et de
leur malédiction ; elle accepte le lot de malheurs voulus
par Zeus pour Œdipe et ses descendants (début du prologue, p. 41). Créon, au contraire, est un roi nouveau, qui
se croit libre de tout lien :
1. « […] voici que s’avance notre roi Créon, le fils de Ménécée, le nouveau
chef établi par le nouveau destin que les dieux nous envoient », p. 49.
2. P. 80.
41
Aussi son premier acte politique consiste-t-il à faire fi
de l’héritage d’Œdipe, voire à le nier : promouvoir Étéocle
au rang de héros et condamner Polynice pour avoir trahi la
cité, c’est ignorer résolument l’antique malédiction
d’Œdipe qui pesait de façon identique sur ses deux fils, et
dont témoigne leur mort jumelle 2. Créon, soucieux de
sauver Thèbes, semble vouloir en finir avec les désastreuses malédictions des Labdacides et le malheur familial. Antigone, en revanche, dès la mort de ses frères, avant
même le décret du roi, revendique son appartenance à la
lignée maudite ; par là même, fille d’un paria, elle s’exclut
de la cité et ne se sent pas concernée par la proclamation
qui s’adresse aux Thébains. Notons d’ailleurs que ni
Créon ni Antigone ne se sentent liés par la promesse de
mariage qui devait unir les deux branches de la famille ;
Antigone est la fille d’Œdipe et ne peut être l’épouse
d’Hémon si elle doit renier les devoirs de cette filiation.
Quant à Créon, il privilégie sa descendance qu’il entend
protéger d’une trop lourde hérédité ; son fils « trouvera
d’autres sillons pour ses semailles 3 », car, dit-il, « je n’ai
que faire de mauvaises femmes pour mes fils ». lronie du
destin : c’est dans sa propre famille que Créon subira le
malheur des descendants de Laïos. Sa femme, comme
Jocaste, se pendra ; par la mort d’Hémon, il sera, comme
Œdipe, privé de descendance ; il subira lui aussi le malheur familial que, par politique, il avait voulu nier.
IMMANENCE ET TRANSCENDANCE
Dans son « discours du trône » (premier épisode, p. 4950), Créon fait référence à Zeus, mais de façon purement
rituelle et utilitaire : la religion cautionne, de loin, le fonctionnement de l’État. Pour le reste, sa lecture du réel nie
toute transcendance. Ses actes obéissent à des causes rationnelles, logiques, linéaires : ainsi son refus d’enterrer son
1. P. 50.
2. « Les deux frères, succombant à leurs destins jumeaux, ont péri, l’un
par l’autre frappés, l’un par l’autre criminels », p. 49.
3. P. 66.
Antigone
J’ai conscience que le salut de la patrie est le salut de chacun et
qu’il n’y a pas d’amitié qui tienne dans une patrie en détresse 1.
42
neveu n’est pas un acte vindicatif qui le conduirait à
s’acharner sur l’âme même de Polynice en la condamnant à
l’errance ; il s’agit au contraire d’un acte commandé par la
raison d’État :
Jamais je ne souffrirai que les scélérats usurpent les honneurs
qu’on doit aux gens de bien 1.
Aussi refuse-t-il de voir dans la désobéissance d’autres
motivations que l’intérêt humain : c’est la corruption par
l’argent qui fomente la révolte. Aveuglé par les intérêts de
la cité, il n’accepte pas davantage les présages envoyés par
les dieux, signes d’abord ténus (tempête de sable protégeant Antigone, cadavre dédaigné par les bêtes sauvages)
qui se déchaînent ensuite sur la cité : les oiseaux, repus du
sang de Polynice, ne chantent plus, Héphaïstos refuse la
flamme du sacrifice car les oiseaux ont souillé les autels
des lambeaux arrachés au cadavre de Polynice : l’acte
impie de Créon contamine toute la ville. Malgré l’avertissement de Tirésias, Créon ne croit pas que les lois qu’il
promulgue pour la cité concernent les dieux : « je sais que
rien d’humain n’a le pouvoir de souiller une divinité »
(p. 87). Tirésias s’efforce au contraire de montrer que
Créon n’a pas seulement pris une décision politique, locale,
limitée, mais qu’il a bafoué les dieux en portant atteinte à
l’ordre même du monde, à l’équilibre de la vie et de la
mort, de l’ombre et de la lumière, en condamnant un mort à
pourrir sur la terre dans la clarté solaire et une vivante à être
ensevelie dans l’ombre d’un tombeau. Le devin enseigne
comment la faute individuelle atteint à l’ordre cosmique.
Créon réclame la pleine autorité sur un acte politique mais
oublie que sa responsabilité s’ancre dans une transcendance qu’il a niée et qui lui reviendra sous forme du châtiment divin : aux deux morts de la maison d’Œdipe répondront les deux morts de la maison de Créon.
Antigone, en revanche, se réclame des lois divines :
lois non écrites, celles-là, mais intangibles. Ce n’est pas d’aujourd’hui ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles sont en vigueur, et
personne ne les a vues naître 2.
1. P. 50.
2. P. 61.
43
Elle se réfère donc à un ordre indépendant du temps et
du changement. Elle s’oppose aussi à l’autonomie du politique dont se réclame Créon : elle a l’intuition d’un ordre
secret du monde, dont découlerait la loi non écrite, et c’est
pourquoi elle donne priorité à la transcendance divine qui
permet de relier l’homme à l’ordre du monde.
1
Il s’agit d’un extrait du conflit Antigone-Créon ; Créon
vient d’apprendre de la bouche du garde qu’Antigone a été
prise sur le fait.
1. Les valeurs d’Antigone
La loi des dieux : la tirade d’Antigone comporte de
nombreuses références à la divinité : « Zeus », la justice
(Dikê, fille de Zeus et de Thémis, sœur de la Discipline et
de la Paix ; toutes trois, sous le nom d’Heures, veillent sur
les œuvres des mortels ; Sophocle la fait siéger parmi les
dieux souterrains, car Thémis elle-même est fille de Gaïa,
la terre ; alors que Thémis représente l’ordre des choses,
Dikê représente le droit, la justice, en tant qu’institution ;
Antigone parlera toujours au nom de Dikê et Créon de
nomos, la loi), les dieux (2 fois).
Les dieux sont pour Antigone les garants de toute
chose ; le statut des morts relève en effet de la croyance
dans le sacré ; nier ce fondement sacré, comme le fait
Créon en changeant la loi, c’est nier la prééminence de la
loi des dieux. Le refus de la loi de Créon (souligné par
l’anaphore, « ce n’est pas ») est le refus d’une loi contingente sans rapport avec le divin, d’une loi purement
humaine. Notons aussi l’opposition forte entre le singulier
« l’autorité d’un homme », qui marque la fragilité de
Créon, et le pluriel « ils » ou « les dieux » ; en outre, les
lois des dieux ont un caractère éternel (« ce n’est pas
d’aujourd’hui ni d’hier, c’est depuis l’origine qu’elles sont
1. Deuxième épisode, scène 3 : depuis « Et tu as osé passer outre à mon
ordonnance » à « ni elle ni sa sœur n’échapperont à une mort infâme ».
Antigone
→ Texte proposé pour une lecture méthodique :
(• p. 60-62) 1
44
en vigueur ») et figé (« intangible »). L’affaiblissement de
Créon est sensible aussi dans l’opposition « un mortel »,
qui ramène Créon à son statut d’homme et non de roi, et
les « dieux ». Antigone humilie Créon en lui montrant que
son pouvoir est limité au temps humain. Or Antigone se
place du point de vue de l’éternité et préfère braver un
simple « édit » que d’« encourir la rigueur des dieux ».
La mort : l’autre limite opposée au pouvoir de Créon est
la mort ; Antigone relègue le pouvoir du tyran aux limites
de la cité : son édit de mort est sans valeur, il ne contrevient pas aux lois éternelles, il est de l’ordre de la temporalité profane ; il ne fait que les anticiper : « je savais bien
que je mourrais » 1. Là encore Antigone tire sa force de la
perspective d’éternité dans laquelle elle se place ; les
limites de la vie humaine ne sont rien pour qui se place
sous le regard des dieux.
Il y a même chez Antigone une vision positive de la mort,
voire une fascination, comme le souligne la dérivation
« mourrais », « mort », « mourir », associée à des termes
positifs comme « bienfait » ou « avantage ». Créon n’a pas
de prise sur Antigone puisqu’elle a échappé à la seule
source de souffrance possible, qui eût été d’accepter la profanation de la loi des morts : « le sort qui m’attend n’a rien
qui me tourmente […] « maintenant, je ne me tourmente
plus de rien 2 ».
L’amour des siens : c’est la principale valeur d’Antigone, pour laquelle elle se sacrifie. Néanmoins Antigone
ne prononce pas le nom de Polynice mais le désigne par
une périphrase, « un corps que ma mère a mis au monde »,
dans une perspective d’universalité et d’atemporalité ; elle
parle au nom des liens sacrés de la famille. Ses lois naturelles sont celles de la filia, l’amour des siens, impératif
d’humanité que les hommes et les femmes ont en
commun. Sa conscience morale est conditionnée par des
impératifs éthiques atemporels.
1. P. 61.
2. P. 61.
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Sa tirade ne répond pas à celle d’Antigone : il ne s’agit
pas d’une contre-argumentation mais d’une argumentation
parallèle : tandis qu’Antigone s’adresse directement à lui,
il ne s’adresse qu’au coryphée et ne désigne Antigone que
par le pronom « elle » ; Créon et Antigone se réclament de
deux ordres de valeur différents.
L’ordre bafoué : c’est le seul aspect que retient Créon,
et il y répond par des images de violence et de répression
que connotent les verbes « briser », « éclater », « se
rompre », ainsi que cette image de maîtrise virile : « un
léger frein a bientôt raison des chevaux rétifs ».
Le châtiment dont il décide apparaît comme pure vengeance : il inclut arbitrairement Ismène qui n’est accusée
de rien, car il interprète sa terreur comme un signe de
culpabilité. Accusation purement arbitraire, fondée sur des
apparences (« je l’ai rencontrée tout à l’heure dans le
palais, l’air égaré » 1), caprice d’un « moi » tout-puissant :
« j’accuse ». Son obsession du complot (« ceux qui trament dans l’ombre quelque mauvais dessein ») est le signe
d’un pouvoir despotique, « le bon plaisir d’autrui ».
La loi : celle à laquelle il se réfère est celle qu’il a
lui-même créée. C’est pourquoi toute désobéissance est
qualifiée d’« outrecuidance ». Créon n’a pas compris la
contestation de principe d’Antigone et n’y voit qu’injures
personnelles et attitude de défi à son égard : « elle s’en fait
gloire et sourit à son œuvre » 2, elle « cherche à peindre
son crime en beau ». Il se montre incapable de concevoir
des motivations qui ne soient pas de l’ordre du rapport de
forces, du conflit d’intérêt purement humain. Tout lui
semble tourner autour de sa propre personne : l’orgueil et
le courage d’Antigone, le désarroi d’Ismène.
La domination virile : le conflit Antigone-Créon est aussi
un conflit homme-femme ; l’acte d’Antigone est un acte
viril, immédiatement attribué à « un homme » (v. 248, p. 53).
Aussi l’acte d’Antigone porte-t-il atteinte à Créon dans
sa virilité : laisser Antigone impunie, ce serait bafouer
1. P. 62.
2. P. 61.
Antigone
2. Les arguments de Créon
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l’ordre de la nature : il cesserait d’être un homme (celui
qui détient la force) et Antigone en deviendrait un ; la virilité des risques encourus par Antigone diminuent la virilité
de Créon : il se sent atteint dans son pouvoir d’homme par
les actes d’une femme (c’est le mot sur lequel se termine
la scène). Défendre l’ordre, c’est s’assurer aussi que
jamais une femme n’aura le dessus. Créon revendique une
adéquation entre l’ordre social et la hiérarchie naturelle :
l’acte d’Antigone remet en cause l’ordre rationnel du
monde dont une cité bien gouvernée est l’emblème.
D’ailleurs, en étendant l’accusation à Ismène, en confondant les deux sœurs dans une même hystérie, Créon discrédite le courage d’Antigone qu’il fait dévier vers une
forme d’égarement propre aux femmes.
ANTIGONE OU CRÉON ?
La confrontation entre les deux protagonistes et le système de valeurs que chacun incarne permettent de formuler une série d’oppositions : État-famille, laïcité-religion, immanence-transcendance, loi écrite-loi non écrite,
loi positive-loi naturelle, ordre cosmique-ordre de la cité,
l’individu et sa conscience-la cité et ses lois.
Quelques questions fondamentales en découlent :
– Qu’est-ce qui fonde un pouvoir légitime ? Peut-on
imaginer une forme de gouvernement indépendante de
valeurs absolues qui la cautionnent et qui la justifient ?
– Quelle place accorder à l’individu dans la cité ? Comment concilier la conscience individuelle et le bien
public ? Ne s’agit-il pas de viser une harmonie entre la vie
sociale et la vie intérieure ?
– Doit-on toujours obéir aux lois ? Si l’état de droit ne
procède pas d’un idéal de justice, sur quelles lois l’individu doit-il fonder sa conduite ? Le droit promulgué
trouve-t-il ses limites dans la conscience individuelle ?
À ces questions, la tragédie ne répond pas. Entre Antigone et Créon, Sophocle ne choisit pas. Si Antigone est
pure victime, Créon n’est pas seulement bourreau, et son
destin est peut-être le plus édifiant, puisque, dans la solitude et le deuil, il découvre le sens de ses fautes. De fait, la
tragédie ne s’achève pas sur la mort d’Antigone, mais sur
la solitude de Créon. La composition dramatique de la
pièce en fait le personnage principal.
Le choix semble nécessaire entre Créon et Antigone,
mais il est impossible, car on ne saurait nier aucun des
deux univers en présence ; l’un parle de l’amour des siens,
l’autre de l’amour de l’État. Aucune de ces deux formes
d’amour n’est condamnable. On ne peut choisir non plus
entre un pouvoir capable d’injustice et une révolte contre
ce pouvoir dont on ne sait si elle est juste. Car il y a aussi
de l’hubris chez Antigone, et le chœur la met en garde
lorsqu’elle ose se comparer à Niobé (p. 79). De plus la loi
du genos dont elle se réclame est une loi archaïque dont la
résurgence fait peur aux Grecs, car elle représente un système politique ancien dont la démocratie se méfie. Antigone parle de sang, de religion, de traditions mythiques
(ensevelir les morts) dont elle ne remet pas en cause les
fondements. En outre, elle se réclame de Zeus, des dieux
infernaux, mais se réfère à une légitimité dont elle ne sait
rien, une loi du cœur, une intuition ; c’est pourquoi elle est
« saintement criminelle », son crime est un « crime
pieux », illégal et légitime à la fois.
Antigone représente aussi le danger de la révolte individuelle contre la loi de l’État. Créon, lui, tient compte de
l’universalité de la loi : il ne saurait en exclure son propre
sang. De plus il se réfère à des lois écrites. Or la loi écrite,
positive, est d’abord un acquis de la démocratie, et non
une caractéristique de la tyrannie, même si Créon dérive
très vite vers une forme de pouvoir excessivement personnelle. Mais Antigone est effectivement un facteur de
trouble dans l’ordre de la cité. C’est en elle-même qu’elle
découvre sa loi non écrite, mais elle ne tient pas compte de
la réalité civique. Le chœur lui rappelle qu’elle ne peut,
non plus qu’aucun homme, connaître la loi des dieux :
Prenant ta loi en toi-même, vivante, ô destin inouï, tu vas descendre chez Hadès 1.
D’ailleurs Sophocle ne propose pas un choix, mais
attire notre attention sur les problèmes qui se posent à la
1. P. 78.
Antigone
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48
cité et qu’elle ne saurait ignorer : il s’agit pour elle d’harmoniser les deux univers en présence.
Antigone marque la nécessité de la conquête d’une harmonie entre la vie sociale et les besoins intérieurs, entre
l’ordre de la cité et l’ordre du monde, entre la conscience
et la loi. L’État de droit doit procéder d’un idéal de justice,
d’où la nécessité de rechercher un équilibre entre le profane et le sacré, l’immanence et la transcendance, l’individu et la société. Mais les clés de cet équilibre ne nous
sont pas données, la scène tragique étant avant tout le lieu
d’une prise de conscience problématique du monde.
ORIENTATION
BIBLIOGRAPHIQUE
On conseillera plus particulièrement la lecture des ouvrages
mentionnés ci-dessous :
• Jacqueline de Romilly, La Tragédie grecque, PUF, 1970.
• Jean-Pierre Vernant et Pierre Vidal-Naquet, Mythe et Tragédie
en Grèce ancienne, Maspero, 1972 ; Mythe et Tragédie, tome
II, La Découverte, 1986.
• George Steiner, Les Antigones, Gallimard, 1986.
• Jean Bollack, La Mort d’Antigone, PUF, 1999.
Claire VILLANUEVA.