3e prix

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3e prix
LE PROLOGUE (CHŒUR) :
Voilà. Nous allons vous jouer l’histoire d’Antigone. Antigone, c’est la petite qui est assise làbas, et qui ne dit rien. Elle pense. Elle pense qu’elle va mourir, qu’elle est jeune et qu’elle
aussi, elle aurait bien aimé vivre. Mais il n’y a rien à faire. Elle s’appelle Antigone et il va
falloir qu’elle joue son rôle jusqu’au bout. Et elle sent déjà qu’elle s’éloigne à une vitesse
vertigineuse de sa sœur Ismène, qui bavarde et rit avec un jeune homme, de nous tous, qui
sommes là bien tranquilles à la regarder, de nous qui n’avons pas à mourir aujourd’hui.
Il est 14h19 sur l'horloge de mon portable, et un certain 7 janvier. La rentrée, c'était
lundi, et ma seule exaltation reposait sur une sortie d'un cocon bien trop oppressant. C'était
avec un cœur d'adolescent aussi lourd que celui d'un criminel que je rentrais dans un renouveau
brisant les règles de vacances du haut de ma tour d’ivoire. Je pensais le larguer quelque part,
au détour d'une conversation, ou à l'angle d'une poubelle mais il est resté collé, une véritable
tâche noire. Puis maintenant, l'organe a pris ses aises et plus rien ne le détachera. C'était lundi,
et je revoyais ceux qui m’avaient inexorablement manqué et d'un sanglot je me suis juré de ne
jamais les oublier. J'aurais voulu hurler une haine implacable et leur expliquer une tristesse
menaçante. Mais personne n'a demandé.
Personne n’a demandé si tout allait bien.
Personne n’a demandé si j'allais bien.
Personne.
Mais ça ira. J'irai. Oui. C'est mieux ainsi. Elles ne pensent plus à moi, et aucun fardeau
supplémentaire ne leur fera courber le dos. Et ça me va comme ça. D'autres ont souffert,
d'autres ont vécu et d'autres ont besoin d'une main porteuse d'avenir, plus qu'une petite
sauvageonne en mal d'être. Ça me rend invisible, parce qu'à part une politesse désobligeante,
plus rien ne me parvient. Et comme Gary face à sa condition d’être, j'ai toute une vie pour m'y
faire. Néanmoins, espérons qu'elle m'aime plus qu'elle ne l'a aimé.
On est jeudi aujourd'hui, et à défaut de citer une énième fois Roman Kacew, tout m'afflige et
me nuit, et conspire à me nuire. Je n'avais pas prévu que mon horloge mortelle recommencerait
de sonner, plus fort et avec plus d'ardeur qu'auparavant. Je n'avais pas conscience non plus
qu'une aide bienveillante pouvait me tourner le dos, moi petite maigre assisse dans le noir. La
vie a ses sacrifices, la mienne a un arrière-goût amer d’existence perdue.
J'avais 9 ans quand j'ai lu pour la première fois Antigone de Jean Anouilh. C'est mon ancien
"je" qui me l'a offert. Et moi bête et niaise, je l'ai accepté sans me douter que c'était une sorte
d'avertissement, un appel à l'abrutissement. J'ai exploré tous les mots de ce livre jusqu'à ce que
moi, gamine de 9 ans, le connaisse sur le bout des doigts. J'ai toujours eu la chance d'avoir un
paquet de sœurs, et dans ces moments-là, c'était plus une bénédiction qu'un sacrifice que Dieu
me faisait. Je me battais toujours pour jouer Antigone et Anna, elle, jouait Ismène, tandis que
l'aînée de la fratrie jouait Créon. Comme si les rôles étaient déjà donnés depuis le début. On les
tiendra jusqu'à la fin. Ismène a toujours essayé de me raisonner et Créon s'importunait à
creuser une tombe pétrie de néant. Parfois, j'étais Ismène, et Anna, malgré elle, devait par
devoir, mettre un masque trop lourd pour elle. Et quand tout nous embourbait d'une tourmente
miroitante, nous échangions nos couronnes, et peut être, se disait-on, le fardeau serait moins
lourd. Je n'avais jamais imaginé qu'un masque trop longtemps porté se fixerait et qu'Ismène
préférait être un garde. Pendant toute la tragédie, alors qu'Ismène se changea et qu'Antigone,
triste et faible, se métamorphosa, Créon, lui, a toujours su garder son rôle. C'est qu'il y était à
l'aise. Il n'y avait pas de Polynice ni d’Étéocle, juste une bataille contre un amour désobligeant
et un exploit béant.
À l'aube d'une vie démesurée, j'ai juste lâché les armes, moi qui n'ai jamais eu un
tempérament de guerrière. J'ai le sang d'une reine et l'ADN d'un esclave, possédant une terre
dépravée d'honneur. Mais rien n'y fait, je n'ai pas hérité d'un gène maternel, et tous les dégâts
mérités vont au paternel. Accoudé à ma fenêtre je me demande comment j'ai pu, moi,
adolescente enivrée d'amour défigurant, lâcher d'une main révoltante un avenir croyant.
Pendant que l'aînée quémandait une autorité désobligeante et que l'édit était affiché, moi fille
implacable et mesurable, je n'ai pas suivi, et même si l'adulation que je portais à Créon
dépassait les normes, et même si mon admiration était visible par un trop plein d'étoiles dans le
regard, je n'ai pas suivi. Alors j'ai fermé la porte d'un esprit miroitant à travers la géhenne, et je
suis partie. J'ai recouvert de terre une petite fille fière et bonne élève avec mon livre et je lui ai
dit Adieu. Pour ne plus jamais la revoir.
Plus tard, dans une vie décontenancée, elles ont retrouvé le cadavre d'une adolescente
débordante d'amour mort-né. Et l'affaire commença. Comme la fin. Et Antigone ne savait plus.
D'ailleurs elle n'a jamais su.
Ismène savait, ça ne se nie pas le regard d'un mort, et les autres membres de la fratrie se
demandaient ce que devenait Rosa, ce qu'il lui arrivait. Je n'ai pas su répondre, je n'ai pas
trouvé de réponses assez justifiables, alors tout vola en éclats. La faute me revient et l'image
d'une famille expurgée de toute relation est de mes préjudices à ne vouloir qu'être.
La petite Antigone n'en a que faire, et même si elle met son réveil toujours trop tard,
toujours grincheuse et nous regarde de son air ignare, je sais que, malgré ses tapages nocturnes
et ses crises à n'en plus finir, elle a juste peur. Alors, je voudrais juste que Créon essaye de la
comprendre.
Alors j'ai avoué, et depuis, plus rien n'est assez bien pour vivre. Je me suis entaillé les
sentiments à cause d'une souffrance tordue et mes piles ne sont plus consommables. Une
religion refondée par un misanthrope n'a rien de bienséant, et c'est le malheur qui s'étend bien
au-delà des frontières.
Et comme Œdipe, le nœud tragique dans l'histoire c'est que la petite Antigone ne pouvait pas
choisir entre réussir et échouer, même si elle l'ignorait encore.
Alors elle s'est juste tiré une balle.
Messaouda Lebcir, TL, 3e prix
LE CHŒUR:
Et voilà. Sans la petite Antigone, c’est vrai, ils auraient tous été bien tranquilles.
Mais maintenant, c’est fini. Ils sont tout de même tranquilles. Tous ceux qui
avaient à mourir sont morts. Et ceux qui vivent encore vont commencer tout
doucement à oublier et à confondre leurs noms.
Rosalinde

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