L`identité musulmane européenne : entre espace public européen et

Transcription

L`identité musulmane européenne : entre espace public européen et
L’identité musulmane européenne : entre espace public européen et espaces publics
nationaux1
Corinne Torrekens
ULB – GERME
[email protected]
La place du religieux dans l’espace public fait partie des processus de recomposition ou de
requalification des équilibres sociaux au sein des sociétés européennes élargies par l’immigration
(Bastenier, 1994). Et même si les anciennes sociétés européennes d’immigration ont mis du
temps à se penser en ces termes et à s’apercevoir des enjeux que les différentes réalités
migratoires étaient en train de faire émerger, le pluralisme religieux et culturel est désormais l’un
des traits majeurs des sociétés européennes contemporaines. Ceci étant, envisager la façon dont la
religion musulmane est appréhendée au niveau global de l’espace public européen2 revient à se
confronter à (au moins) trois niveaux de difficulté dont nous avons l’intention de rendre compte
dans cette contribution. Le premier agencement problématique tient à la religion musulmane ellemême, à savoir comment est-il possible de rendre compte d’un traitement global d’une identité
musulmane européenne alors que les experts sont unanimes pour considérer que les modes
d’appartenance à l’islam et que les façons d’être « musulman » sont multiples ? Le deuxième
niveau de difficulté tient à la notion même d’espace public. En effet, il semble que cette notion,
largement polymorphe, tend à recouvrir des acceptations et des sens différents quand elle est
employée dans le domaine du politique, des médias ou de la recherche. La notion d’espace public
nécessite donc, comme nous avons l’intention de le montrer, d’être clairement circonscrite et
définie afin de révéler les enjeux qui lui sont sous-jacents. Ceci implique de prendre en
considération les résultats de recherches appartenant à différentes disciplines (la science
politique, l’histoire, la philosophie, la sociologie urbaine, etc.) afin de rendre pleinement compte
de ses différentes implications. Enfin, le troisième et dernier pallier de difficulté que nous avons
identifié a trait à la diversité des situations du religieux en Europe. En effet, les formes et les
modes de reconnaissance d’un ou de plusieurs cultes ainsi que l’institutionnalisation des relations
Eglise/Etat sont
extrêmement
divers
dans
l’ensemble
de
l’Europe,
aucun
projet
1
Travaux subsidiés par la Région de Bruxelles-Capitale.
Dans cette contribution, nous nous référons à l’« ancienne » Europe des Quinze, soulignant d’une part que les effets
de l’élargissement sur la gestion du pluralisme religieux au niveau européen sont trop récents pour être pris en
compte dans cette analyse et, d’autre part, notre propre incompétence en ce qui concerne les sociétés d’Europe de
l’Est.
2
1
d’homogénéisation n’étant à l’ordre du jour. En prenant des exemples concrets dans trois pays
aux traditions bien différentes à l’égard du religieux (la France, l’Angleterre et la Belgique), nous
montrerons qu’en ce qui concerne la gestion du pluralisme religieux et l’introduction de l’islam
dans le paysage européen, il est préférable de parler d’une interpénétration de différents espaces
publics (nationaux, locaux, européen) plutôt que de la naissance d’un espace public unifié.
Transformation du "croire" en situation de modernité et émergence d'une identité musulmane
européenne
Les pays européens sont devenus de plus en plus pluralistes. Ce processus de pluralisation tient à
deux raisons principales : une pluralisation interne au champ religieux dominant et une présence
croissante d’autres religiosités (Allievi, 2005). Or, la situation de modernité, voire d’ultramodernité selon certains auteurs (Hervieu-Léger, 2004), entraîne, à l’égard du religieux comme à
l’égard d’autres processus sociaux, des phénomènes de globalisation, c’est-à-dire le passage de
l’international (pensé en termes interétatiques) au transnational, ce qui revient à considérer que
les stratégies d’expansion religieuse dépendent moins des Etats et relèvent de nouvelles logiques
de réseaux d’individus indépendants (Bastian et al., 2001). Une autre réalité du paysage religieux
dans les sociétés modernes est sa fragmentation qui traduit une dynamique d’éclatement du
religieux, elle-même inhérente à la modernité. Elle résulte de l’instauration d’un marché du
religieux dominé par les préférences individuelles que ni l’Etat, ni les Eglises, ni les institutions
hiérarchiques ne sont en mesure de réguler. Elle est, de plus, le fruit d’une conjoncture religieuse
marquée par l’individualisme. Les religions tendent ainsi à de venir des « produits » dont les
formes et les contenus sont soumis à une dynamique d’offre et de demande au centre de laquelle
se trouve l’individu-consommateur (De Galembert, 2001). L’islam n’échappe pas à cette
dynamique de transformation et de globalisation du religieux. Et même s’il n’est pas approprié de
parler d’une communauté musulmane comme il n’est pas plus approprié de considérer l’Union
européenne comme un bloc monolithique (Zemni, 2002), les manières de se définir
« musulman » étant plurielles (Maréchal, 2003), on peut constater, au-delà des divergences
d’appartenance (comme la nationalité ou le degré de pratique), l’émergence d’une identité
musulmane européenne transnationale qui s’est créée par la circulation des échanges, des idées,
des pratiques et des référentiels (livres, cassettes audio, etc.), mais aussi des individus (penseurs,
intellectuels, imams itinérants, prêcheurs, etc.) et des moyens financiers (collectes de fonds en
2
vue de la construction ou de la rénovation de mosquées, etc.). Cette identité est consacrée par le
succès
de
certains
penseurs
véritables
avant-gardes
de
cette
identité
musulmane
européenne (pensons aux foules qu’un penseur comme Tariq Ramadan rassemble partout où il se
déplace en Europe) ainsi que par la création de dynamiques associatives et de forums, fédérateurs
de divers mouvements nationaux, à l’échelle européenne. Enfin, cette identité musulmane
européenne se visibilise également dans des symboles matériels visant à signaler, faire
reconnaître et légitimer sa présence au sein des différents espaces publics nationaux.
C’est la transformation du "projet migratoire" (pour autant qu'on puisse parler d’un véritable
« projet »), c'est-à-dire le passage de la croyance en un retour mythique, dés la situation socioéconomique personnelle améliorée, dans le pays d'origine à l'acceptation du caractère définitif de
la migration, qui a engendré, dans le chef des migrants musulmans, un certain besoin de
structuration religieuse. Cette phase s'est produite (et se produit encore) partout en Europe même
si elle se déroule dans des temporalités différentes. En effet, elle a eut lieu approximativement de
la moitié des années 1970 à la moitié des années 1980 dans les anciens pays européens
d'immigration (la France, la Belgique, la Hollande, la Grande-Bretagne, etc.) et est plus récente
dans les nouveaux pays européens d'immigration (Italie, Espagne, etc.). Néanmoins, elle présente
les même caractéristiques, à savoir la multiplication de signes concrets (panneaux, pancartes,
mosaïques, minarets visant à signaler les mosquées et calligraphies, inscriptions phonétiques,
arabes, turc, etc. sur les vitrines des commerces) indiquant une visibilisation extensive de
l'identité musulmane au sein de l'espace public dont les commerces ethno-islamiques (boucheries
halal, librairies, boutiques de hijab, etc.) et les mosquées, pôles d'agrégation et d'identité par
excellence (Dassetto, 1997), constituent les deux principaux axes qui matérialisent la présence de
l'islam dans l'espace urbain. Pour décrire ce processus, un certain nombre d'auteurs se réfèrent eu
terme d'islamisation de l'espace public défini comme l'implantation de l'islam dans une société
qui n'est pas originellement musulmane ainsi que les transformations et innovations que ce
processus engendre tant dans la façon de se définir en tant que musulman que par rapport aux
statuts accordés à toutes les religions au sein de la société (Cesari, 2005). Si le processus de
création
d’une
identité
musulmane
européenne
connaît
de
nombreux
éléments
de
transnationalisation des référents identitaires, le processus de visibilisation s’inscrit, quant à lui,
dans une double logique : celle de la transnationalisation des référents empruntant divers
3
symboles soit aux pays d’origine, soit à la construction mythique de la communauté imaginée
(Umma), et celle du contexte national dans lequel les citoyens musulmans tiennent à se faire
reconnaître. Cette dimension identitaire visant à être prise en considération dans le contexte
national de la société d’accueil est clairement apparue dans un de nos entretiens réalisés avec un
responsable d’une mosquée à Bruxelles :
« Normalement, le minaret, ça fait partie de la mosquée. Ça fait partie de la mosquée, c’est une
partie intégrante de la mosquée (…) Ici, les gens passaient devant souvent, surtout les non
musulmans, ils ne savaient même pas qu’il y avait une mosquée. Il y a trois années de ça, nous
avons organisé une journée portes-ouvertes. A ce moment-là, les gens nous disaient : ‘on ne savait
même pas qu’il y avait une mosquée dans cette rue. C’est grâce à la journée portes-ouvertes que
nous avons su que il y avait une mosquée dans cette rue. Et nous sommes venus la visiter’. C’est
important parce que ça fait aussi partie de la vie du musulman. C’est important qu’on sache aussi
qu’il y a des musulmans ici en Belgique. Je pense qu’on doit savoir qu’il y a des musulmans, c’est
important pour notre identité ».
Le processus de visibilisation extensive ne constitue donc en rien une stratégie visant à remplacer
une norme culturelle par une autre. Les demandes de visibilité faites par les différents groupes
musulmans européens sont en réalité des demandes de reconnaissance et d'inclusion de l'identité
musulmane au sein de l'espace public national et, plus largement, européen. S’énonce ainsi une
identité culturelle et religieuse voulant déposer, jusque dans la matérialité de l’espace urbain, son
empreinte visible. C’est une sorte d’estime de soi, qui donne un sens aux trajectoires de vie dans
les quartiers des villes européennes, que l’immigration musulmane reconstruit ainsi localement.
Se manifeste dès lors, par là, l’affirmation d’une minorité négociant sa place au sein de l’espace
public à l’aide du seul outil qui lui appartienne et qu’elle est en mesure de maîtriser : sa religion
(Bastenier, 1994). On peut définir ces espaces de visibilité par la notion d’espaces interstitiels qui
permettent aux simples résidants de devenir des acteurs de l’urbain (Hossard et al, 2005).
Définir la notion d'espace public en puisant dans des traditions de recherche différentes : une
nécessité
4
Le terme d'espace public a parfois été considéré bien plus comme un mot générique que comme
une notion scientifique (Sintomer, 2003). En effet, un ensemble complexe de significations
gravite autour de ce terme (Bréchon et al, 2000). L'espace public est une notion polysémique, il
représente tour à tour l'ensemble des espaces non domestiques, les lieux où se rencontre le public,
un lieu symbolique, médiateur d'un monde commun, où se gèrent les contradictions d'une société
et une scène d'apparition des événements et des actions politiques légitimant le système
démocratique (Dacheux, 2000). Cependant, notre ambition vise à prendre à bras le corps les
problèmes de définition ainsi que les désaccords éventuels, qui constituent les moteurs du débat
et de la recherche (Sintomer, 2003), et entend donner, en croisant les résultats de traditions de
recherche différentes, un contenu conceptuel précis à la notion d'espace public. Dans ce cadre,
qu'est-ce que le processus de visibilisation de l’islam dans l’espace urbain effectué par les
différents groupes musulmans en Europe peut nous apprendre au sujet de la notion d'espace
public ? Sans aucun doute le fait que la structuration de l'espace public ne relève pas seulement
des considérations de la politique de la ville mais produit en profondeur des débats quant aux
orientations sociales, culturelles et politiques de la société. Les débats qui entourent l’ouverture
ou la construction de mosquées, par exemple, montrent que ce n’est jamais le fait en lui-même
qui pose question : la plupart des opposants à ces projets ne construisent pas leur argumentation
sur la volonté d’empêcher les musulmans d’avoir des lieux de culte. Les raisons avancées sont
toujours autres et relèvent d’une problématique bien plus profonde : celle de l’appropriation
symbolique du territoire relevant, elle-même, de différents processus historiques et dynamiques
sociales (Allievi, 2003). En effet, l’occupation d’un territoire repose sur une gestion rituelle de
l’espace (Wydmusch, 2001). Or, définir l’espace public est une question éminemment
politique car de la conformation de l’espace public pourrait dépendre le comportement du public
(Toussaint ; Zimmermann, 2001). En effet, certains auteurs insistent sur la neutralité affective et
symbolique de l’espace public des sociétés européennes (Verhoeven, 1997). Cependant, l’espace
public est issu d’une interaction historique particulière entre un Etat en construction et une Eglise
dominante qui a abouti à un compromis quant à leurs relations et sphères d’influence réciproques.
Et l’espace public a toujours été et est toujours porteur (même après le processus de
sécularisation impliquant la séparation progressive et plus ou moins étanche de l’Eglise et de
l’Etat) de l’identité dominante parmi laquelle les éléments religieux ont ou ont eu leur
importance. Ce qu’il faut relever c'est que cette identité dominante (ainsi que les éléments
5
religieux qui lui sont inhérents) sont inscrits dans l’espace de l’espace public, matériellement (les
bâtiments religieux comme les Eglises ou les Temples, par exemple) et symboliquement
(l’écrasante majorité des jours fériés du calendrier, par exemple). La présence d'éléments
identitaires au sein de l'espace public (souvent faussement considérée comme l'intrusion du privé
dans la sphère publique) n'est donc pas une dynamique exclusivement récente, les éléments
identitaires ayant toujours fait partie de l'espace matériel de l'espace public, contrairement à ce
que peuvent avancer certains auteurs (Humbert-Droz Swezey, 2003). Il n’est donc pas excessif de
considérer que l’Etat nation classique, associé à un certain nombre de symboles, croyances et
modes de pensée dominants (Mercier, 2003), est considérablement moins séculier et certainement
moins neutre que ce qui est souvent affirmé (Koenig, 2005) et, qu’en conséquence, l’espace
public n’est pas matériellement et religieusement neutre.
Un certain nombre de définitions de l’espace public, se situant dans la lignée des travaux de
Jürgen Habermas, ont tendance à ne prendre comme axe d’analyse que la dimension politique de
l’espace public. En effet, beaucoup de travaux invoquent généralement l’espace public sans faire
référence aux composantes concrètes et matérielles de la sphère publique, de sorte que la
multidimensionnalité de l’espace évoqué s’en trouve complètement diluée (Berdoulay et al,
2004). Ainsi, dans ces travaux, la notion d’espace public renvoie à l’espace dans lequel se
forment et s’expriment librement les opinions établies sur base de la raison et dont le rôle
politique est d’être le médiateur entre l’Etat et la société (Habermas, 1978). Pour schématiser,
cette conception renvoie à l’espace du politique que l’on pourrait matérialiser par l’Assemblée ou
le Parlement, dans lesquels ont lieu les débats et où émergent les prises de position respectives
des acteurs. Cette conception de l’espace public permet de prendre en considération des rapports
de force qui émergent au sein de l’espace public et donc, de facto, l'exclusion de certains groupes,
puisque suivant Habermas :
« c’est désormais au sein de la sphère publique où elle (la raison, ndlr) a pénétré que se développe
la concurrence d’intérêts privés représentés par des organisations » (Habermas, 1978 : 187).
Cependant, l’espace à proprement parler y est une pure abstraction et, d’un point de vue spatial,
l’espace public politique c’est le vide sidéral (Toussaint ; Zimmermann, 2001). En effet, dans la
conception « habermasienne » de l’espace public, l’espace urbain est contingent, il n’a pas de
statut. Il n’existe pas en tant que tel, il n’a pas de matérialité propre. On peut donc aisément
6
considérer que cette conception politique de l’espace public informe bien sur le fait que celui-ci
est le lieu où se forment les identités, mais celles-ci sont des identités « flottantes », sans
matérialisation objective dans l’espace, les citoyens y apparaissant comme des êtres politiques
purement abstraits. Habermas était profondément marqué par la conception normative des
Lumières concernant les identités sociales, qui veut que les acteurs sociaux laissent au vestiaire
leurs statuts et leurs caractéristiques sociales pour ne se prévaloir que du seul poids de leurs
arguments. Or, outre le fait que l'abstraction complète des caractéristiques identitaires est illusoire
et utopique, l'idée d'un espace public qui serait régi, tout à la fois, par l'égalité, la réciprocité et la
rationalité des idées échangées ne correspond à aucune réalité historique (Dacheux, 2000). Qui
plus est, les motivations, les convictions ainsi que l'autodéfinition des intérêts et des identités
sortent profondément transformées du jeu de la présentation et de la discussion au sein de
l'espace public (Sintomer, 2003). Cependant, ces critiques ne reviennent pas à contester la
validité empirique du concept d'espace public mais à en donner une vision moins idéalisée que
celle d'Habermas, l'espace public des Lumières étant fortement discriminatoire (réservé à une
élite de propriétaires), sexué (l'espace public a été construit, en partie, sur la relégation des
femmes dans la sphère privée) et largement conflictuel (Dacheux, 2000).
De plus, et en ce qui concerne plus précisément la place du religieux au sein de l’espace public, la
conception habermasienne de l’espace public est muette à l’égard des frontières symboliques
résultant de l’identité dominante et étant présentes dans l’espace public. En effet, l'Etat n'est pas
seulement une instance qui a le monopole de la violence légitime mais aussi une instance mettant
en jeu des dimensions imaginaires, ces dimensions permettant à une collectivité de développer
une conscience de soi. Or, ces dimensions imaginaires et affectives des sentiments collectifs ne
sont pas sans liens avec des cultures religieuses particulières (Willaime, 1996b). Ainsi, toute
définition de l’espace public se fait en lien avec a définition des identités collectives et, tandis que
celles-ci légitiment la fermeture externe de la communauté nationale, la fermeture interne, quant
à elle, est caractérisée par des frontières symboliques dont les deux axes de variation sont le degré
d’homogénéité imaginée de la sphère public et la rigidité de la distinction entre public et privé
(König, 2001). En effet, la constitution de l’espace public est intrinsèquement liée aux
spécificités historiques, culturelles et religieuses de la société nationale (Willaime, 1994). Les
travaux portant sur l’espace public de certaines villes au Maghreb ont par exemple montré que
l’espace public y était tout autant lié à des pratiques culturelles comme une présence plus
7
importante d’impasses tendant à devenir des espaces semi-privés (Dris, 2001), religieuses
(Ghomari, 2004) ou politiques, les régimes autoritaires cherchant à dépolitiser au maximum les
espaces publics en limitant les possibilités de rassemblement et en privilégiant la compétence
consumériste du citadin (Barthel, 2005). Ces spécificités historiques, culturelles et religieuses
donnent corps à une représentation de l’identité collective dominante, perçue comme étant plus
ou moins homogène et légitime. De plus, on peut trouver des formes extrêmement variées de
présence du religieux dans l’espace public et ce, y compris dans les systèmes qui fondent leur
légitimité sur le renvoi de la religion dans la sphère privée (Leveau et al, 1994), cette dimension
de renvoi du religieux dans la sphère privée étant trop souvent perçue comme le synonyme de
l’invisibilité du religieux dans l’espace public. Celui-ci est donc un lieu symbolique où se gèrent
les contradictions qui traversent la société du fait de la cohabitation entre groupes aux intérêts,
comportements et cultures différents. L'espace public renvoie ainsi à l'idée de communauté
politique où le lien social ne se noue pas seulement dans des solidarités primaires endogènes à un
groupe culturel mais se construit également dans des solidarités secondaires entre groupes
culturels différents. Cet espace peut s'incarner de manière concrète dans des lieux physiques
dédiés au débat politique mais possède également une forte dimension symbolique puisqu'il est la
scène d'apparition des événements et des actions politiques (Mercier, 2003).
Pour bien saisir l’ensemble des enjeux qui sous-tendent la définition de l’espace public, il faut
prendre en considération les apports théoriques d’autres traditions de recherches (comme la
sociologie urbaine) et non pas les considérer comme contradictoires par rapport aux acquis de la
philosophie politique en ce qui concerne l’espace public mais bien comme complémentaires. En
effet, les changements dans les pratiques sociales qui vont apparaître avec l’avènement de la
société de loisirs vont placer la question des espaces publics au centre des réflexions sur le
développement urbain (Zepf, 2001). Analysant l’évolution selon laquelle certains phénomènes
sociaux témoignent d’une transformation profonde de la société urbaine quant à l’utilisation des
espaces publics, certains travaux de recherche vont se centrer sur l’aménagement de l’urbain, ses
accès et ses modes d’utilisation. Ils vont permettre de mettre en évidence que l’espace public n’a
de sens que relativement aux usages qu’il permet d’effectuer, à travers un ensemble de pratiques
sociales et politiques. Ainsi, cette dimension plus urbanistique de l’espace public relève, en se
centrant sur ses usages, que de plus en plus d’espaces publics deviennent stratégiques pour la
mise en scène de l’urbain et que leur usage est objet d’appropriations (Hammouche, 2001),
8
l’appropriation étant l’acte de faire sien par l’attribution d’un sens (Hossard et al, 2005).
L’espace public apparaît donc ici pleinement comme un lieu d’expression et de signification par
lesquelles s’établissent les repérages sociaux. Théoriquement ouvert et accessible à tous, il est un
lieu de confrontation symbolique puisqu’il est le lieu d’exhibition par excellence où la
présentation de soi constitue l’enjeu principal. L’objectif est de donner une image qui soit
facilement décodée par les autres, l’espace public étant donc également le lieu d’interprétation de
ces formes d’exhibition (Grane, 2001). Cette dimension permet donc de prendre également en
considération le fait que l’espace public est un espace de représentation. Habermas avait relevé
cette idée de représentation puisqu’il constatait que le terme « public » pouvait également revêtir
une autre signification :
« lorsqu’on parle par exemple d’une réception publique (…) c’est un certain pouvoir de
représentation qui se déploie, et dans le caractère public de celle-ci il entre une part de
reconnaissance publique » (Habermas, 1978 : 14).
Cependant, Habermas limite très fortement l’importance de la représentation dans sa conception
de l’espace public puisqu’il la lie à des événements occasionnels (comme les réceptions) et,
également, à une période précise de l’histoire du développement de la sphère publique : la sphère
publique de la chevalerie du 15ème siècle (Habermas, 1978). Or, cette dimension représentative de
l’espace public est centrale pour l’analyse du processus de visibilisation extensive de l’identité
musulmane dans l’espace public car l’espace public est un espace particulier pour l’articulation
de codes symboliques, de valeurs et de représentations qui aident à formuler les orientations
individuelles et politiques des citoyens (Crossley et al., 2004). En effet, se rendre visible dans des
formes organisées et dans des actes collectifs constitue un élément important afin de manifester et
de donner existence à un groupe (Dassetto, 1997). Par conséquent, il est important de considérer
l’espace public comme un lieu de luttes privilégié pour la reconnaissance des identités. Et il est
aussi utilisé par les groupes marginaux ou minoritaires comme lieu de mise en évidence de leur
exclusion (Hossard et al, 2005). La notion d’espace public implique donc bien un rapport à
l’espace c’est-à-dire une façon pour les individus de se représenter et d’investir l’espace urbain
matériellement et symboliquement (Gagnon, 2002).
Qui plus est, les recherches issues de la sociologie urbaine ont également permis de mettre en
évidence que le caractère « problématique » de la notion d’espace public vient aussi du fait qu’il
9
n’est pas prédéfini une fois pour toutes, mais qu’il est au contraire l’objet d’une construction
sociale. En effet, ces recherches montrent que l’histoire indique comment la transformation des
structures spatiales accompagne celle des structures mentales et des structures sociales (Voisin,
2001). L’espace public est donc de ce fait constamment en cours de production (Chelkoff et al,
1992). Dans sa forme urbaine, le cadre physique de l’espace public doit donc s’appréhender
comme un espace social. L’espace public est un espace de cohabitation, de coexistence, de
coprésence ponctuelle ou prolongée entre étrangers. A l’usage de tous, il devient le point de
rencontres, d’interactions et d’oppositions de personnes aux trajectoires individuelles, sociales et
culturelles distinctes. L’espace public est un champ de forces et l’utilisation qui en est fait par les
différents acteurs est empreinte de règles et de normes collectives (maintien de l’ordre, respect de
l’anonymat, inattention polie), dont les limites ne sont pas toujours celles qui s’affichent comme
légitimes. C’est ainsi que l’espace public, en tant qu’espace ouvert à tous et n’appartenant à priori
à personne, se transforme peu à peu en « lieu » c’est-à-dire en un espace vécu, reconnaissable et
familier (Hossard et al, 2005).
La place du religieux dans l'espace public européen
L’espace national est la référence structurante dans le discours et les pratiques des musulmans
présents en Europe. D’ailleurs un certain nombre d’Etats européens se sont lancés dans des
tentatives de « domestication » de la présence musulmane sur leur territoire, notamment en
tentant de mettre sur pied une structure de représentation unique. Cette stratégie de
« domestication », parfois largement inspirée par des motifs sécuritaires et par le souci de créer
une élite musulmane « modérée », visait non seulement à réaffirmer la souveraineté de l’Etat face
aux ingérences des pays d’origine ou d’Etat tiers (Arabie Saoudite, Egypte, etc.) mais également
à couler l’islam dans le dispositif de régulation des cultes préexistants (De Galembert, 2001).
Ceci étant, le cadre national n’est plus le cadre de référence ultime, les musulmans ayant
désormais la possibilité de faire émerger leurs revendications au sein de l’espace public européen,
notamment au niveau juridique, en développant de nouveaux moyens d’action collective.
Néanmoins, la place du religieux dans les différents espaces publics nationaux des Etats
européens est très diversifiée. En effet, plusieurs pays européens comportent une religion
officielle ou nationale (Baubérot, 1994) et entre ceux qui ne reconnaissent aucune religion et ceux
qui n’en reconnaissent qu’une seule, beaucoup (voire tous) jouent sur l’ensemble des possibilités
10
intermédiaires (Poulat, 1987). Or, la construction européenne, tant au niveau de l’Union
Européenne qu’au niveau du Conseil de l’Europe, ne comporte aucun programme visant à une
quelconque homogénéisation dans ce domaine (Willaime, 1994). Hervé Hasquin opère une
distinction entre Etats à religion officielle (catégorie dans laquelle se classe l’Angleterre où le
Chef de l’Etat est garant du culte et de la doctrine de l’Eglise anglicane), et Etats à régime de type
séparatiste (catégorie dans laquelle s’insèrent la France et la Belgique) (Hasquin, 1994).
Cependant, ce type de classification est basé sur l’aspect formel des relations Eglises/Etats et ne
privilégie pas assez le contenu effectif que ces relations peuvent revêtir dans la réalité sociale
(Ferrari, 2002). De plus, ces différents systèmes de relations Eglises/Etats, également confrontés
à l’émergence de nouvelles religiosités dans leur espace national, occasionnent diverses formes
de discrimination à l’égard du culte musulman. Ainsi, si la France, théoriquement, ne
subventionne, ni salarie aucun culte, il existe actuellement quantité d’autres formes d’aide
matérielle indirecte des pouvoirs publics en faveur des cultes (Martin, 1994). Par exemple, les
églises, temples et synagogues, presbytères, etc., qui existaient avant l’introduction de la loi de
1905 sont restés propriété de l’Etat, qui les met gratuitement à la disposition des associations
cultuelles (Hasquin, 1994) et qui intervient financièrement dans leur entretien. Cette situation
crée des discriminations de fait à l’égard d’autres cultes, comme l’islam, dont les mosquées ne
peuvent bénéficier des mêmes avantages. Et si la Belgique, quant à elle, subventionne les cultes
reconnus, les défaillances dans le processus d’institutionnalisation du culte musulman aux
échelons fédéral et régional ont mené à une véritable situation de discrimination financière du
culte musulman par rapport aux autres cultes de manière générale, mais surtout par rapport à la
religion catholique qui perçoit plus de 80 % de la somme totale des dépenses publiques affectées
aux cultes reconnus (Torrekens, 2005). Enfin, l’Angleterre qui n'a pas connu de rupture radicale
entre l'Eglise et l'Etat et où un secteur assez important de l'éducation est encore sous le contrôle
des Eglises (Davie, 1996), a vu, par le biais de l’affaire Rushdie, émerger, de la part de certains
groupes musulmans britanniques, la volonté de se voir reconnaître en tant que groupe ethnique
afin de bénéficier des avantages d’une loi comme celle contre le blasphème.
Néanmoins, même si le religieux à proprement parler ne fait partie des compétences
communautaires (Leveau et al, 1994), la construction européenne, dans la mesure où elle touche
à l’exercice de la souveraineté politique, rencontre inévitablement la façon de traiter le religieux
11
(Willaime, 1994). Elle n’est donc pas sans certains effets sur la structuration des relations
Eglises/Etats et, par voie de conséquence, sur les revendications des musulmans européens. Parmi
ces effets indirects, on peut trouver le fait que la Convention européenne des droits de l’homme
interdit les discriminations sur une base religieuse et légitime l’expression publique de tout
groupement religieux. Des tensions peuvent donc naître du fait de l’introduction de nouvelles
normes, entre, d’un côté, le droit européen et, de l’autre, les pratiques et/ou les législations
nationales (Willaime, 1994). Qui plus est, même si l’européanisation permet le développement de
nouvelles structures d’opportunité politique pour la mobilisation collective des musulmans au
niveau européen, cette logique de reconnaissance, au niveau européen, de la diversité des
relations Eglises/Etats pousse les communautés religieuses à d’abord se faire reconnaître au
niveau national. Ensuite, les Eglises tendent au niveau européen à être reconnues comme des
organisations non gouvernementales classiques. Cependant, les groupes musulmans européens
ont bien du mal à se constituer en lobby ou en groupe de pression. Dans les années 1980, le
Forum des Migrants de l’Union Européenne, qui avait obtenu un statut consultatif auprès du
Conseil de l’Europe, se présentait comme le porte-parole des immigrés musulmans. Mais depuis,
malgré l’européanisation de certaines élites islamiques (comme la création du Forum des
Organisations des Jeunes et des Etudiants Musulmans Européens, du Conseil Musulman de
Coopération en Europe ou encore de la Fédération des Organisations islamiques) et malgré
l’engagement fort des communautés locales dans les réseaux transnationaux le lobbying des
organisations musulmanes au niveau européen reste très limité voire quasiment inexistant. Enfin,
devant le peu de structuration de l’espace public européen à l’égard de la gestion du pluralisme
religieux et suite aux échecs d’un certain nombre d’expériences de centralisation des élites
musulmanes au niveau national, c’est le local qui s’est trouvé en situation de devoir assumer la
gestion des pratiques concrètes du culte musulman. Selon l’expression de Bertrand Badie, le local
est le grand gagnant de la globalisation des phénomènes sociaux : car face à la perte de
fonctionnalité et d’efficacité du maillon stato-national (Badie, 2001), ce sont les autorités locales
qui ont entamé un travail pragmatique de gestion du pluralisme religieux. En effet, en France, par
exemple, Claire de Galembert a montré qu’à Maubeuge, la municipalité a sollicité la
communauté catholique pour que soit créé un conseil des cultes dont le but était d’apporter des
réponses concrètes aux problèmes que pose l’organisation du culte musulman dans la commune
(De Galembert, 1994). Qui plus est, la république laïque n'est pas, en ce qui concerne les relations
12
Eglises/Etats, monolithique et admet des régimes de culte particuliers (Willaime, 1996a),
certaines régions étant toujours soumise au Concordat qui prévoit que l’Etat prend en charge le
traitement ainsi que les pensions des ministres des cultes reconnus (l’islam ne faisant pas partie
de ceux-ci). En Angleterre, la très forte décentralisation fait également des pouvoirs locaux les
principaux interlocuteurs des musulmans pour les problèmes pratiques posés par l’exercice du
culte (Leveau et al, 1994). La Belgique connaît également des traditions différentes en ce qui
concerne l’expression des identités culturelles et religieuses au sein de l’espace public. Ainsi, et à
la différence de la Flandres, en Wallonie les minorités ethniques ne peuvent avoir d’existence
dans l’espace public. Les termes d’immigrés et de personnes d’origine étrangère sont absents
dans la politique publique francophone visant l’intégration et la cohabitation des communautés
locales. Le concept de cohésion sociale est supposé recouvrir l’ensemble des clivages socioéconomiques et culturels au sein de la ville. Plus qu’une pratique d’euphémisation, cette nouvelle
législation inaugure une pratique discursive de dénégation et peut être considérée comme un
référentiel d’intégration des immigrés directement importé de France alors que la Belgique n’est
ni jacobine ni laïque (Jacobs, 2005).
Conclusion
Les sociétés européennes se définissent volontiers comme des sociétés sorties de la religion
(Bastenier, 1994). Cependant, la sortie du religieux a laissé des traces au sein de l’Etat nation
moderne (König, 2001), à savoir des catégories de pensée et d'action mais également des traces
matérielles publiques (calendrier, lieux de culte, etc.) et institutionnelles (les relations entre l'Etat
et la ou les Eglises majoritaires). Le grand paradoxe des sociétés modernes est que c'est en partie
dans leur propre terreau religieux que celles-ci ont puisé les représentations du monde, de
l'homme et de l'histoire et les principes d'action qui leur ont permis de devenir ce qu'elles sont. Le
processus de sécularisation des sociétés modernes ne se résume donc pas au processus d'éviction
sociale et culturelle de la religion avec lequel il a souvent été confondu (Hervieu-Léger, 1996).
Qui plus est, le processus d'éviction sociale du religieux qui caractérise le processus de
sécularisation n'a aucunement été de pair avec un processus d'invisibilisation du religieux et de
ses formes matérielles au sein de l'espace public. Danièle Hervieu-Léger a parfaitement résumé la
complexité du processus de sécularisation lorsqu’elle affirme que :
13
"D'un côté, les grandes explications religieuses du monde dans lesquelles les hommes du passé
trouvaient un 'code de sens' global sont disqualifiées ; les institutions religieuses continuent de
perdre leur capacité sociale et culturelle d'imposition et de régulation des croyances et des
pratiques : le nombre de leurs fidèles s'amenuisent, et leurs fidèles eux-mêmes 'en prennent et en
laissent', non seulement en matière de prescriptions morales mais également en matière de
croyances officielles. D'un autre côté, cette même modernité sécularisée offre, parce qu'elle est
génératrice à la fois d'utopie et d'opacité, les conditions les plus favorables à l'expansion de la
croyance. Plus l'incertitude de l'avenir est grande, plus la pression du changement est intense (...)
Le problème principal, pour une sociologie de la modernité religieuse, est d'essayer de
comprendre ensemble le mouvement par lequel la modernité continue de saper les structures de
plausibilité de tous les systèmes religieux, et celui par lequel elle fait surgir, en même temps, de
nouvelles formes du croire. Pour face à ce problème, il faut avoir compris que la sécularisation,
ce n'est pas la perte de la religion dans le monde moderne : c'est l'ensemble des processus de
réaménagement du croire (...)" (Hervieu-Léger, 1996 : 19).
Dans ce cadre, l'espace public représente l'univers symbolique dominant de la société considérée
et la religion dominante ou majoritaire fait partie du paysage social, du territoire et de
l'imaginaire collectif qui continue, par ailleurs, de la mobiliser. C'est à ce niveau symbolique des
imaginaires collectifs que se situe l'enjeu social représenté par le processus de visibilisation
extensive des religions minoritaires perçues comme "étrangères" ou trop "culturellement
distantes". La différence religieuse doit se faire discrète pour être admise dans l'espace commun,
ce qui manifeste l'existence de frontières symboliques qui intègrent des éléments indiquant
comment, dans un territoire donné, on se rapporte majoritairement aux dieux et accepte de
signifier la présence d'une dimension métasociale (Willaime, 1996b). L’espace public est un
espace socialement qualifié qui fonctionne selon des normes anthropologico-culturelles et
politico-administratives qui définissent une forme particulière de sociabilité en son sein. Lieu de
production des opinions et des identités qui en découlent, il est un lieu de confrontation par lequel
se définit et s’institue la société. Cette confrontation n’est pas seulement limitée aux événements
tels que les manifestations mais touche également le quotidien (Toussaint, Zimmermann, 2001),
elle implique un rapport de force et des formes de concertation et de négociation qui font qu’il est
constamment en élaboration. Enfin, il est le lieu d’expression et donc de représentation de ces
évolutions. En résumé, on peut donc définir l’espace public comme la traduction ou le symptôme
(représentation) de forces qui recomposent (rapport de force) constamment (caractère évolutif) la
scène urbaine. Les espaces publics se construisent et se transforment donc au gré des luttes
14
sociales et ne sont donc jamais acquis et posés une fois pour toutes, mais doivent être abordés
comme des lieux de signes et d’actions. L'espace public est un espace commun qui est un lieu
d'échange d'opinions, de biens, de services, mais aussi de signes et de symboles qui tissent
progressivement un espace de familiarité, un espace commun à la fois physique et symbolique
(Mercier, 2003). Il est un lieu où les problèmes sont signalés et signifiés, un terrain où
s’expriment les tensions, où le conflit devient débat, où la problématisation de la vie sociale est
mise en scène. Il constitue donc non seulement une arène où se tiennent dialogues et débats mais
aussi un lieu d’inscription et de reconnaissance publiques de certaines dynamiques et
transformations de la vie en société (Berdoulay et al, 2004). On comprend mieux, par le biais de
cette longue définition, le fait que l’espace public est à la fois un espace matériel et immatériel
(Widiastuti, 2004), où la nécessité du paraître est essentielle et on saisit mieux la
multidimensionnalité de la notion d’espace public et les enjeux qui sont liés à la définition de son
contenu en ce qui concerne le processus de visibilisation de la religion musulmane en son sein car
l’espace public fait appel, à chaque époque, à un certain nombre de valeurs symboliques par
rapport auxquelles se définit la conformité des conduites (Ghomari, 2004). Il n’y a donc pas que
les « autres » qui sont ethniques au sens de porteurs de signes culturels et religieux. En effet, il
nous semble qu'une des erreurs dans l'appréhension de la notion d'espace public consiste à
envisager que les facteurs socio-culturels appartiennent exclusivement à la sphère privée
(Humbert-Droz Swezey, 2003) alors que ceux-ci font partie intégrante de la dynamique sociale
de construction et d'élaboration de l'espace public dans le temps. L'existence d'Eglises nationales
ou d'Eglises établies, la présence de divers régimes de "cultes reconnus" et de divers concordats,
l'organisation de divers modes de séparations des Eglises et de l'Etat, l'institutionnalisation de
piliers laïques ou humanistes, tout cela est chargé d'histoire et indique certaines modalités du
vivre ensemble (Willaime, 1996b) qui ont établies de manière conflictuelle ou consensuelle.
Cette question de la place du religieux dans l’espace public interroge d’abord les identités
nationales sur leur capacité à intégrer des éléments nouveaux à leurs définitions. Qui plus est,
nous avons vu qu’il n'existe pas pour le moment à proprement parler d'espace public européen en
ce qui concerne la régulation du pluralisme religieux mais bien plus une forme d’interpénétration
et d’imbrication des différents espaces publics (nationaux, locaux et européen). On peut
reprendre à cet égard la formule de Bertrand Badie et parler d’une « multispatialisation » (Badie,
2001 : 270) de la gestion du pluralisme religieux. Enfin, la lente émergence d’un espace public
15
européen unifié se heurte également aux problèmes de définition d'une identité européenne
(Dacheux, 2000), parfois conçue en opposition avec l’identité musulmane ou dans laquelle les
apports de la civilisation islamique sont incroyablement limités à des temporalités spécifiques
comme l’Andalousie musulmane (dont beaucoup oublient qu’elle a pris fin en 1492 avec la chute
de Cordoue) et/ou à quelques œuvres significatives comme celles Ibn Khaldun, Ibn Sina
(Avicenne) et Ibn Rushd (Averroès), et ce, alors que la tradition « judéo-chrétienne » n’est pas
différente de la tradition musulmane, ni dans son monothéisme, ni dans sa conception mythique
de la création du monde et de l’histoire des ancêtres.
Bibliographie
ALLIEVI, S. (2003), “Relations and Negotiations : Issues and Debates on Islam”, in Brigitte Maréchal et al. (eds.),
Muslims in the Enlarged Europe, Religion and Society, Leiden, Brill, Muslim Minorities, vol 2.
ALLIEVI, S. (2005), “How the Immigrant has Become Muslim. Public Debates on Islam in Europe”, Revue
Européenne des Migrations Internationales, vol 21, n°2, pp 135-163.
BADIE, B. (2001), « Nouvelles approches des relations internationales et du fait religieux », dans Jean-Pierre
Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet (dir.), La globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan, pp 265271.
BARTHEL, P.-A. (2005), « A Tunis, l’espace public ferai-til peur aux dirigeants ? De la fabrication « encadrée » des
lieux à leur subversion compensatoire », dans Nicolas Hossard et Magdalena Jarvin (dir.), « C’est ma ville ! », De
l’appropriation et du détournement de l’espace public, Paris, L’Harmattan, pp 41-50.
BASTENIER, A. (1994), « Les minorités d’origine musulmane en Europe, Réflexion à propos d’une implantation »,
dans Alain Dierkens (ed), Pluralisme religieux et laïcités dans l’Union Européenne, Problèmes d’histoire des
religions, vol 5, Bruxelles, Editions de l’Université Libre de Bruxelles, pp 97-107.
BASTIAN, J.-P. ; CHAMPION, F. ; ROUSSELET, K. (2001), « La globalisation du religieux : diversité des
questionnements et des enjeux », dans Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet (dir.), La
globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan, pp 9-18.
BAUBEROT, J. (1994), « Laïcité, laïcisation, sécularisation », dans Alain Dierkens (ed), Pluralisme religieux et
laïcités dans l’Union Européenne, Problèmes d’histoire des religions, vol 5, Bruxelles, Editions de l’Université Libre
de Bruxelles, pp 9-19.
16
BERDOULAY, V. ; DA COSTA GOMES, P.C. ; LOLIVE, J. (2004), « L’espace public ou l’incontournable
spatialité de la politique », dans Vincent Berdoulay, Paulo C. da Costa Gomes et Jacques Lolive (dir.), L’espace
public à l’épreuve, Régressions et émergences, Pessac, Maisons des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA), pp
9-25.
BRECHON, P. ; DURIEZ, B. ; ION, J. (2000), Religion et action dans l’espace public, Paris, L’Harmattan.
CHELKOFF, G., THIBAUD, J.-P. (1992), « L’espace public, modes sensibles », dans Les Annales de la Recherche
Urbaine, n°57-58, document en ligne : http://www.urbanisme.equipement.gouv.fr/edu/datas/annales/chelkof.htm
CROSSLEY, N. ; ROBERTS, J. M. (dir.) (2004), After Habermas, New Perspectives on the Public Sphere, Oxford,
Blackwell Publishing.
DACHEUX, E. (2000), Vaincre l’indifférence, les associations dans l’espace public européen, Paris, CNRS
Editions, 164 pp.
DASSETTO, F. (1997), « Islam en Belgique et en Europe : facette et questions », dans Felice Dassetto (dir.),
Facettes de l’Islam belge, Louvain-La-Neuve, Academia-Bruylant, pp 17-34.
DAVIE, G. (1996), « Croire sans appartenir : la cas britannique », dans Grace Davie et Danièle Hervieu-Léger (dir.),
Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, pp 175-190.
DE CASTRO, I. E. (2004), « Espaces publics : entre publicité et politique », dans Vincent Berdoulay, Paulo C. da
Costa Gomes et Jacques Lolive (dir.), L’espace public à l’épreuve, Régressions et émergences, Pessac, Maisons des
Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA), pp 87-98.
DE GALEMBERT, C. (1994), « Intégration des musulmans en France et en Allemagne, Le poids de l’intermédiaire
catholique », dans Alain Dierkens (ed), Pluralisme religieux et laïcités dans l’Union Européenne, Problèmes
d’histoire des religions, vol 5, Bruxelles, Editions de l’Université Libre de Bruxelles, pp 109-121.
DE GALEMBERT, C. (2001), « La régulation du religieux à l’épreuve de la globalisation », dans Jean-Pierre
Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet (dir.), La globalisation du religieux, Paris, L’Harmattan, pp 223234.
DRIS, N. (2001), La ville mouvementée, Espace public, Centralité, mémoire urbaine à Alger, Paris, L’Harmattan.
FERRARI, S. (2002), “Islam and the Western European Model of Church and State Relations”, dans Wasif Shadid et
17
Sjoerd van Koningsveld (dir.), Religious Freedom and the Neutrality of the State : the Position of Islam in the
European Union, Leuven, Peeters, pp 6-19.
GAGNON, J. E ; (2002), « Cohabitation interculturelle, pratique religieuse et espace urbain : quelques réflexions à
partir du cas des communautés hassidiques juives d’Outremont/Mile-End » dans Les Cahiers du Gres, vol. 3, n°1.
GHOMARI, M. (2004), « L’espace public entre univocité et contradictions dans la ville arabo-islamique », dans
Vincent Berdoulay, Paulo C. da Costa Gomes et Jacques Lolive (dir.), L’espace public à l’épreuve, Régressions et
émergences, Pessac, Maisons des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA), pp 123-130.
GRANE, J. (2001), « L’expérience de l’observation en bureau d’études », dans Jean-Yves Toussaint et Monique
Zimmermann (dir.), User, observer, programmer et fabriquer l’espace public, Lausanne, Presses polytechniques et
universitaires romanes.
HABERMAS, J. (1978), L’espace public, Archéologie de la Publicité comme dimension constitutive de la société
bourgeoise, traduit de l’allemand par Marc B. de Launay, Paris, Payot.
HAMMOUCHE, A. (2001), « Visibilité sociale et appropriation des espaces », dans Jean-Yves Toussaint et Monique
Zimmermann (dir.), User, observer, programmer et fabriquer l’espace public, Lausanne, Presses polytechniques et
universitaires romanes.
HASQUIN, H. (1994), « L’Etat et les Eglises dans l’Europe communautaire, A propos du financement des cultes »,
dans Alain Dierkens (ed), Pluralisme religieux et laïcités dans l’Union Européenne, Problèmes d’histoire des
religions, vol 5, Bruxelles, Editions de l’Université Libre de Bruxelles, pp 21-44.
HERVIEU-LEGER, D. (1996), « La religion des Européens : modernité, religion, sécularisation », dans Grace Davie
et Danièle Hervieu-Léger (dir.), Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, pp 9-23.
HERVIEU-LEGER, D. (2004), « Rites politiques et religieux des sociétés modernes », dans Erwan Dianteill,
Danièle Hervieu-Léger et Isabelle Saint-Martin (dir.), La modernité rituelle, Rites politiques et religieux des sociétés
modernes, Paris, L’Harmattan, pp 11-20.
HOSSARD, N. ; JARVIN, M. (2005), « C’est ma ville ! », De l’appropriation et du détournement de l’espace
public, Paris, L’Harmattan.
HUMBERT-DROZ SWEZEY, A. (2003), « Espace public européen et politiques culturelles européennes : du lien
social ai lien socioculturel », dans Arnaud Mercier (dir.), Vers un espace public européen ?, Recherches sur l’Europe
en construction, Paris, L’Harmattan, pp 103-118.
18
JACOBS, D. ; REA, A. (2005), « Construction et importation des classements ethniques. Allochtones et immigrés
aux Pays-Bas et en Belgique », Revue Européenne des Migrations Internationales, vol 21, n°2, pp 35-59.
KÖNIG, M. (2001), « Identités nationales et institutions globales : la restructuration des relations entre religion et
citoyenneté en Europe », dans Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet (dir.), La globalisation
du religieux, Paris, L’Harmattan, pp 211-222.
KOENIG, M. (2005), “Incorporating Muslim Migrants in Western Nation States – A comparison of the United
Kingdom, France, and Germany”, Journal of International Migration and Integration, vol 6, n°2.
LEVEAU, R. ; SCHMIDT DI FRIEDBERG, O. (1994), « Présence de l’islam en Europe », dans Alain Dierkens
(ed), Pluralisme religieux et laïcités dans l’Union Européenne, Problèmes d’histoire des religions, vol 5, Bruxelles,
Editions de l’Université Libre de Bruxelles, pp 123-140.
MARECHAL, B. (2003), “The Question of Belonging”, dans Brigitte Maréchal et ali (dir.), Muslims in the Enlarged
Europe, Religion and Society, Leiden, Brill, Muslim Minorities, vol 2, pp 5-18.
MARTIN, J.-P. (1994), « Laïcité française, laïcité belge : regards croisés », dans Alain Dierkens (ed), Pluralisme
religieux et laïcités dans l’Union Européenne, Problèmes d’histoire des religions, vol 5, Bruxelles, Editions de
l’Université Libre de Bruxelles, pp 71-85.
MERCIER, A. (2003), « Espaces publics en Europe : problèmes et problématiques », dans Arnaud Mercier (dir.),
Vers un espace public européen?, Recherches sur l’Europe en construction, Paris, L’Harmattan, pp 7-40.
POULAT, E. (1987), Liberté-Laïcité, Paris, Editions du Cerf.
SINTOMER, Y. (2003), “L’espace public européen : les ambivalences d’une notion », dans Arnaud Mercier (dir.),
Vers un espace public européen ?, Recherches sur l’Europe en construction, Paris, L’Harmattan, pp 179-189.
TORREKENS, C. (2005), « Le pluralisme religieux en Belgique », Diversité Canadienne, Volume 4 : 3, pp 56-58.
TOUSSAINT, J.-Y. ; ZIMMERMANN, M. (2001), « L’espace public et l’espace du public. Politique et
Aménagement », dans Jean-Yves Toussaint et Monique Zimmermann (dir.), User, observer, programmer et
fabriquer l’espace public, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romanes, pp 73-91.
VERHOEVEN, M. (1997), « Minorité musulmane et ville », dans Felice Dassetto (dir.), Facettes de l’Islam belge,
Louvain-la-Neuve, Academia/Bruylant, pp 123-139.
19
VOISIN, B. (2001), « Espaces publics, espaces de ville, espaces de vie », dans Jean-Yves Toussaint et Monique
Zimmermann (dir.), User, observer, programmer et fabriquer l’espace public, Lausanne, Presses polytechniques et
universitaires romanes, pp 33-47.
WIDIASTUTI. (2004), « L’espace public à la lumière de l’urbanisme oriental », dans Vincent Berdoulay, Paulo C.
da Costa Gomes et Jacques Lolive (dir.), L’espace public à l’épreuve, Régressions et émergences, Pessac, Maisons
des Sciences de l’Homme d’Aquitaine (MSHA), pp 131-139.
WILLAIME, J.-P. (1994), « Eglises, laïcité et intégration européenne », dans Alain Dierkens (ed), Pluralisme
religieux et laïcités dans l’Union Européenne, Problèmes d’histoire des religions, vol 5, Bruxelles, Editions de
l’Université Libre de Bruxelles, pp 153-165.
WILLAIME, J.-P. (1996a), « Laïcité et religion en France », dans Grace Davie et Danièle Hervieu-Léger (dir.),
Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, pp 153-171.
WILLAIME, J.-P. (1996b), « Les religions et l’unification européenne », dans Grace Davie et Danièle HervieuLéger (dir.), Identités religieuses en Europe, Paris, La Découverte, pp 291-314.
WYDMUSCH, S. (2001), « Intégration européenne et réseaux transnationaux : le lobbying européen des Eglises »,
dans Jean-Pierre Bastian, Françoise Champion et Kathy Rousselet (dir.), La globalisation du religieux, Paris,
L’Harmattan, pp 249-262
ZEPF, M. (2001), « Les paradigmes de l’espace public », dans Jean-Yves Toussaint et Monique Zimmermann (dir.),
User, observer, programmer et fabriquer l’espace public, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires
romanes, pp 61-72.
ZEMNI, S. (2002), “Islam, European Identity and the limits of Multiculturalism”, dans Wasif Shadid et Sjoerd van
Koningsveld (dir.), Religious Freedom and the Neutrality of the State : the Position of Islam in the European Union,
Leuven, Peeters, pp 158-173.
20