L`identité musulmane européenne : entre espace public européen et
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L`identité musulmane européenne : entre espace public européen et
L’identité musulmane européenne : entre espace public européen et espaces publics nationaux1 Corinne Torrekens ULB – GERME [email protected] La place du religieux dans l’espace public fait partie des processus de recomposition ou de requalification des équilibres sociaux au sein des sociétés européennes élargies par l’immigration (Bastenier, 1994). Et même si les anciennes sociétés européennes d’immigration ont mis du temps à se penser en ces termes et à s’apercevoir des enjeux que les différentes réalités migratoires étaient en train de faire émerger, le pluralisme religieux et culturel est désormais l’un des traits majeurs des sociétés européennes contemporaines. Ceci étant, envisager la façon dont la religion musulmane est appréhendée au niveau global de l’espace public européen2 revient à se confronter à (au moins) trois niveaux de difficulté dont nous avons l’intention de rendre compte dans cette contribution. Le premier agencement problématique tient à la religion musulmane ellemême, à savoir comment est-il possible de rendre compte d’un traitement global d’une identité musulmane européenne alors que les experts sont unanimes pour considérer que les modes d’appartenance à l’islam et que les façons d’être « musulman » sont multiples ? Le deuxième niveau de difficulté tient à la notion même d’espace public. En effet, il semble que cette notion, largement polymorphe, tend à recouvrir des acceptations et des sens différents quand elle est employée dans le domaine du politique, des médias ou de la recherche. La notion d’espace public nécessite donc, comme nous avons l’intention de le montrer, d’être clairement circonscrite et définie afin de révéler les enjeux qui lui sont sous-jacents. Ceci implique de prendre en considération les résultats de recherches appartenant à différentes disciplines (la science politique, l’histoire, la philosophie, la sociologie urbaine, etc.) afin de rendre pleinement compte de ses différentes implications. Enfin, le troisième et dernier pallier de difficulté que nous avons identifié a trait à la diversité des situations du religieux en Europe. En effet, les formes et les modes de reconnaissance d’un ou de plusieurs cultes ainsi que l’institutionnalisation des relations Eglise/Etat sont extrêmement divers dans l’ensemble de l’Europe, aucun projet 1 Travaux subsidiés par la Région de Bruxelles-Capitale. Dans cette contribution, nous nous référons à l’« ancienne » Europe des Quinze, soulignant d’une part que les effets de l’élargissement sur la gestion du pluralisme religieux au niveau européen sont trop récents pour être pris en compte dans cette analyse et, d’autre part, notre propre incompétence en ce qui concerne les sociétés d’Europe de l’Est. 2 1 d’homogénéisation n’étant à l’ordre du jour. En prenant des exemples concrets dans trois pays aux traditions bien différentes à l’égard du religieux (la France, l’Angleterre et la Belgique), nous montrerons qu’en ce qui concerne la gestion du pluralisme religieux et l’introduction de l’islam dans le paysage européen, il est préférable de parler d’une interpénétration de différents espaces publics (nationaux, locaux, européen) plutôt que de la naissance d’un espace public unifié. Transformation du "croire" en situation de modernité et émergence d'une identité musulmane européenne Les pays européens sont devenus de plus en plus pluralistes. Ce processus de pluralisation tient à deux raisons principales : une pluralisation interne au champ religieux dominant et une présence croissante d’autres religiosités (Allievi, 2005). Or, la situation de modernité, voire d’ultramodernité selon certains auteurs (Hervieu-Léger, 2004), entraîne, à l’égard du religieux comme à l’égard d’autres processus sociaux, des phénomènes de globalisation, c’est-à-dire le passage de l’international (pensé en termes interétatiques) au transnational, ce qui revient à considérer que les stratégies d’expansion religieuse dépendent moins des Etats et relèvent de nouvelles logiques de réseaux d’individus indépendants (Bastian et al., 2001). Une autre réalité du paysage religieux dans les sociétés modernes est sa fragmentation qui traduit une dynamique d’éclatement du religieux, elle-même inhérente à la modernité. Elle résulte de l’instauration d’un marché du religieux dominé par les préférences individuelles que ni l’Etat, ni les Eglises, ni les institutions hiérarchiques ne sont en mesure de réguler. Elle est, de plus, le fruit d’une conjoncture religieuse marquée par l’individualisme. Les religions tendent ainsi à de venir des « produits » dont les formes et les contenus sont soumis à une dynamique d’offre et de demande au centre de laquelle se trouve l’individu-consommateur (De Galembert, 2001). L’islam n’échappe pas à cette dynamique de transformation et de globalisation du religieux. Et même s’il n’est pas approprié de parler d’une communauté musulmane comme il n’est pas plus approprié de considérer l’Union européenne comme un bloc monolithique (Zemni, 2002), les manières de se définir « musulman » étant plurielles (Maréchal, 2003), on peut constater, au-delà des divergences d’appartenance (comme la nationalité ou le degré de pratique), l’émergence d’une identité musulmane européenne transnationale qui s’est créée par la circulation des échanges, des idées, des pratiques et des référentiels (livres, cassettes audio, etc.), mais aussi des individus (penseurs, intellectuels, imams itinérants, prêcheurs, etc.) et des moyens financiers (collectes de fonds en 2 vue de la construction ou de la rénovation de mosquées, etc.). Cette identité est consacrée par le succès de certains penseurs véritables avant-gardes de cette identité musulmane européenne (pensons aux foules qu’un penseur comme Tariq Ramadan rassemble partout où il se déplace en Europe) ainsi que par la création de dynamiques associatives et de forums, fédérateurs de divers mouvements nationaux, à l’échelle européenne. Enfin, cette identité musulmane européenne se visibilise également dans des symboles matériels visant à signaler, faire reconnaître et légitimer sa présence au sein des différents espaces publics nationaux. C’est la transformation du "projet migratoire" (pour autant qu'on puisse parler d’un véritable « projet »), c'est-à-dire le passage de la croyance en un retour mythique, dés la situation socioéconomique personnelle améliorée, dans le pays d'origine à l'acceptation du caractère définitif de la migration, qui a engendré, dans le chef des migrants musulmans, un certain besoin de structuration religieuse. Cette phase s'est produite (et se produit encore) partout en Europe même si elle se déroule dans des temporalités différentes. En effet, elle a eut lieu approximativement de la moitié des années 1970 à la moitié des années 1980 dans les anciens pays européens d'immigration (la France, la Belgique, la Hollande, la Grande-Bretagne, etc.) et est plus récente dans les nouveaux pays européens d'immigration (Italie, Espagne, etc.). Néanmoins, elle présente les même caractéristiques, à savoir la multiplication de signes concrets (panneaux, pancartes, mosaïques, minarets visant à signaler les mosquées et calligraphies, inscriptions phonétiques, arabes, turc, etc. sur les vitrines des commerces) indiquant une visibilisation extensive de l'identité musulmane au sein de l'espace public dont les commerces ethno-islamiques (boucheries halal, librairies, boutiques de hijab, etc.) et les mosquées, pôles d'agrégation et d'identité par excellence (Dassetto, 1997), constituent les deux principaux axes qui matérialisent la présence de l'islam dans l'espace urbain. Pour décrire ce processus, un certain nombre d'auteurs se réfèrent eu terme d'islamisation de l'espace public défini comme l'implantation de l'islam dans une société qui n'est pas originellement musulmane ainsi que les transformations et innovations que ce processus engendre tant dans la façon de se définir en tant que musulman que par rapport aux statuts accordés à toutes les religions au sein de la société (Cesari, 2005). Si le processus de création d’une identité musulmane européenne connaît de nombreux éléments de transnationalisation des référents identitaires, le processus de visibilisation s’inscrit, quant à lui, dans une double logique : celle de la transnationalisation des référents empruntant divers 3 symboles soit aux pays d’origine, soit à la construction mythique de la communauté imaginée (Umma), et celle du contexte national dans lequel les citoyens musulmans tiennent à se faire reconnaître. Cette dimension identitaire visant à être prise en considération dans le contexte national de la société d’accueil est clairement apparue dans un de nos entretiens réalisés avec un responsable d’une mosquée à Bruxelles : « Normalement, le minaret, ça fait partie de la mosquée. Ça fait partie de la mosquée, c’est une partie intégrante de la mosquée (…) Ici, les gens passaient devant souvent, surtout les non musulmans, ils ne savaient même pas qu’il y avait une mosquée. Il y a trois années de ça, nous avons organisé une journée portes-ouvertes. A ce moment-là, les gens nous disaient : ‘on ne savait même pas qu’il y avait une mosquée dans cette rue. C’est grâce à la journée portes-ouvertes que nous avons su que il y avait une mosquée dans cette rue. Et nous sommes venus la visiter’. C’est important parce que ça fait aussi partie de la vie du musulman. C’est important qu’on sache aussi qu’il y a des musulmans ici en Belgique. Je pense qu’on doit savoir qu’il y a des musulmans, c’est important pour notre identité ». Le processus de visibilisation extensive ne constitue donc en rien une stratégie visant à remplacer une norme culturelle par une autre. Les demandes de visibilité faites par les différents groupes musulmans européens sont en réalité des demandes de reconnaissance et d'inclusion de l'identité musulmane au sein de l'espace public national et, plus largement, européen. S’énonce ainsi une identité culturelle et religieuse voulant déposer, jusque dans la matérialité de l’espace urbain, son empreinte visible. C’est une sorte d’estime de soi, qui donne un sens aux trajectoires de vie dans les quartiers des villes européennes, que l’immigration musulmane reconstruit ainsi localement. Se manifeste dès lors, par là, l’affirmation d’une minorité négociant sa place au sein de l’espace public à l’aide du seul outil qui lui appartienne et qu’elle est en mesure de maîtriser : sa religion (Bastenier, 1994). On peut définir ces espaces de visibilité par la notion d’espaces interstitiels qui permettent aux simples résidants de devenir des acteurs de l’urbain (Hossard et al, 2005). Définir la notion d'espace public en puisant dans des traditions de recherche différentes : une nécessité 4 Le terme d'espace public a parfois été considéré bien plus comme un mot générique que comme une notion scientifique (Sintomer, 2003). En effet, un ensemble complexe de significations gravite autour de ce terme (Bréchon et al, 2000). L'espace public est une notion polysémique, il représente tour à tour l'ensemble des espaces non domestiques, les lieux où se rencontre le public, un lieu symbolique, médiateur d'un monde commun, où se gèrent les contradictions d'une société et une scène d'apparition des événements et des actions politiques légitimant le système démocratique (Dacheux, 2000). Cependant, notre ambition vise à prendre à bras le corps les problèmes de définition ainsi que les désaccords éventuels, qui constituent les moteurs du débat et de la recherche (Sintomer, 2003), et entend donner, en croisant les résultats de traditions de recherche différentes, un contenu conceptuel précis à la notion d'espace public. Dans ce cadre, qu'est-ce que le processus de visibilisation de l’islam dans l’espace urbain effectué par les différents groupes musulmans en Europe peut nous apprendre au sujet de la notion d'espace public ? Sans aucun doute le fait que la structuration de l'espace public ne relève pas seulement des considérations de la politique de la ville mais produit en profondeur des débats quant aux orientations sociales, culturelles et politiques de la société. Les débats qui entourent l’ouverture ou la construction de mosquées, par exemple, montrent que ce n’est jamais le fait en lui-même qui pose question : la plupart des opposants à ces projets ne construisent pas leur argumentation sur la volonté d’empêcher les musulmans d’avoir des lieux de culte. Les raisons avancées sont toujours autres et relèvent d’une problématique bien plus profonde : celle de l’appropriation symbolique du territoire relevant, elle-même, de différents processus historiques et dynamiques sociales (Allievi, 2003). En effet, l’occupation d’un territoire repose sur une gestion rituelle de l’espace (Wydmusch, 2001). Or, définir l’espace public est une question éminemment politique car de la conformation de l’espace public pourrait dépendre le comportement du public (Toussaint ; Zimmermann, 2001). En effet, certains auteurs insistent sur la neutralité affective et symbolique de l’espace public des sociétés européennes (Verhoeven, 1997). Cependant, l’espace public est issu d’une interaction historique particulière entre un Etat en construction et une Eglise dominante qui a abouti à un compromis quant à leurs relations et sphères d’influence réciproques. Et l’espace public a toujours été et est toujours porteur (même après le processus de sécularisation impliquant la séparation progressive et plus ou moins étanche de l’Eglise et de l’Etat) de l’identité dominante parmi laquelle les éléments religieux ont ou ont eu leur importance. Ce qu’il faut relever c'est que cette identité dominante (ainsi que les éléments 5 religieux qui lui sont inhérents) sont inscrits dans l’espace de l’espace public, matériellement (les bâtiments religieux comme les Eglises ou les Temples, par exemple) et symboliquement (l’écrasante majorité des jours fériés du calendrier, par exemple). La présence d'éléments identitaires au sein de l'espace public (souvent faussement considérée comme l'intrusion du privé dans la sphère publique) n'est donc pas une dynamique exclusivement récente, les éléments identitaires ayant toujours fait partie de l'espace matériel de l'espace public, contrairement à ce que peuvent avancer certains auteurs (Humbert-Droz Swezey, 2003). Il n’est donc pas excessif de considérer que l’Etat nation classique, associé à un certain nombre de symboles, croyances et modes de pensée dominants (Mercier, 2003), est considérablement moins séculier et certainement moins neutre que ce qui est souvent affirmé (Koenig, 2005) et, qu’en conséquence, l’espace public n’est pas matériellement et religieusement neutre. Un certain nombre de définitions de l’espace public, se situant dans la lignée des travaux de Jürgen Habermas, ont tendance à ne prendre comme axe d’analyse que la dimension politique de l’espace public. En effet, beaucoup de travaux invoquent généralement l’espace public sans faire référence aux composantes concrètes et matérielles de la sphère publique, de sorte que la multidimensionnalité de l’espace évoqué s’en trouve complètement diluée (Berdoulay et al, 2004). Ainsi, dans ces travaux, la notion d’espace public renvoie à l’espace dans lequel se forment et s’expriment librement les opinions établies sur base de la raison et dont le rôle politique est d’être le médiateur entre l’Etat et la société (Habermas, 1978). Pour schématiser, cette conception renvoie à l’espace du politique que l’on pourrait matérialiser par l’Assemblée ou le Parlement, dans lesquels ont lieu les débats et où émergent les prises de position respectives des acteurs. Cette conception de l’espace public permet de prendre en considération des rapports de force qui émergent au sein de l’espace public et donc, de facto, l'exclusion de certains groupes, puisque suivant Habermas : « c’est désormais au sein de la sphère publique où elle (la raison, ndlr) a pénétré que se développe la concurrence d’intérêts privés représentés par des organisations » (Habermas, 1978 : 187). Cependant, l’espace à proprement parler y est une pure abstraction et, d’un point de vue spatial, l’espace public politique c’est le vide sidéral (Toussaint ; Zimmermann, 2001). En effet, dans la conception « habermasienne » de l’espace public, l’espace urbain est contingent, il n’a pas de statut. Il n’existe pas en tant que tel, il n’a pas de matérialité propre. On peut donc aisément 6 considérer que cette conception politique de l’espace public informe bien sur le fait que celui-ci est le lieu où se forment les identités, mais celles-ci sont des identités « flottantes », sans matérialisation objective dans l’espace, les citoyens y apparaissant comme des êtres politiques purement abstraits. Habermas était profondément marqué par la conception normative des Lumières concernant les identités sociales, qui veut que les acteurs sociaux laissent au vestiaire leurs statuts et leurs caractéristiques sociales pour ne se prévaloir que du seul poids de leurs arguments. Or, outre le fait que l'abstraction complète des caractéristiques identitaires est illusoire et utopique, l'idée d'un espace public qui serait régi, tout à la fois, par l'égalité, la réciprocité et la rationalité des idées échangées ne correspond à aucune réalité historique (Dacheux, 2000). Qui plus est, les motivations, les convictions ainsi que l'autodéfinition des intérêts et des identités sortent profondément transformées du jeu de la présentation et de la discussion au sein de l'espace public (Sintomer, 2003). Cependant, ces critiques ne reviennent pas à contester la validité empirique du concept d'espace public mais à en donner une vision moins idéalisée que celle d'Habermas, l'espace public des Lumières étant fortement discriminatoire (réservé à une élite de propriétaires), sexué (l'espace public a été construit, en partie, sur la relégation des femmes dans la sphère privée) et largement conflictuel (Dacheux, 2000). De plus, et en ce qui concerne plus précisément la place du religieux au sein de l’espace public, la conception habermasienne de l’espace public est muette à l’égard des frontières symboliques résultant de l’identité dominante et étant présentes dans l’espace public. En effet, l'Etat n'est pas seulement une instance qui a le monopole de la violence légitime mais aussi une instance mettant en jeu des dimensions imaginaires, ces dimensions permettant à une collectivité de développer une conscience de soi. Or, ces dimensions imaginaires et affectives des sentiments collectifs ne sont pas sans liens avec des cultures religieuses particulières (Willaime, 1996b). Ainsi, toute définition de l’espace public se fait en lien avec a définition des identités collectives et, tandis que celles-ci légitiment la fermeture externe de la communauté nationale, la fermeture interne, quant à elle, est caractérisée par des frontières symboliques dont les deux axes de variation sont le degré d’homogénéité imaginée de la sphère public et la rigidité de la distinction entre public et privé (König, 2001). En effet, la constitution de l’espace public est intrinsèquement liée aux spécificités historiques, culturelles et religieuses de la société nationale (Willaime, 1994). Les travaux portant sur l’espace public de certaines villes au Maghreb ont par exemple montré que l’espace public y était tout autant lié à des pratiques culturelles comme une présence plus 7 importante d’impasses tendant à devenir des espaces semi-privés (Dris, 2001), religieuses (Ghomari, 2004) ou politiques, les régimes autoritaires cherchant à dépolitiser au maximum les espaces publics en limitant les possibilités de rassemblement et en privilégiant la compétence consumériste du citadin (Barthel, 2005). Ces spécificités historiques, culturelles et religieuses donnent corps à une représentation de l’identité collective dominante, perçue comme étant plus ou moins homogène et légitime. De plus, on peut trouver des formes extrêmement variées de présence du religieux dans l’espace public et ce, y compris dans les systèmes qui fondent leur légitimité sur le renvoi de la religion dans la sphère privée (Leveau et al, 1994), cette dimension de renvoi du religieux dans la sphère privée étant trop souvent perçue comme le synonyme de l’invisibilité du religieux dans l’espace public. Celui-ci est donc un lieu symbolique où se gèrent les contradictions qui traversent la société du fait de la cohabitation entre groupes aux intérêts, comportements et cultures différents. L'espace public renvoie ainsi à l'idée de communauté politique où le lien social ne se noue pas seulement dans des solidarités primaires endogènes à un groupe culturel mais se construit également dans des solidarités secondaires entre groupes culturels différents. Cet espace peut s'incarner de manière concrète dans des lieux physiques dédiés au débat politique mais possède également une forte dimension symbolique puisqu'il est la scène d'apparition des événements et des actions politiques (Mercier, 2003). Pour bien saisir l’ensemble des enjeux qui sous-tendent la définition de l’espace public, il faut prendre en considération les apports théoriques d’autres traditions de recherches (comme la sociologie urbaine) et non pas les considérer comme contradictoires par rapport aux acquis de la philosophie politique en ce qui concerne l’espace public mais bien comme complémentaires. En effet, les changements dans les pratiques sociales qui vont apparaître avec l’avènement de la société de loisirs vont placer la question des espaces publics au centre des réflexions sur le développement urbain (Zepf, 2001). Analysant l’évolution selon laquelle certains phénomènes sociaux témoignent d’une transformation profonde de la société urbaine quant à l’utilisation des espaces publics, certains travaux de recherche vont se centrer sur l’aménagement de l’urbain, ses accès et ses modes d’utilisation. Ils vont permettre de mettre en évidence que l’espace public n’a de sens que relativement aux usages qu’il permet d’effectuer, à travers un ensemble de pratiques sociales et politiques. Ainsi, cette dimension plus urbanistique de l’espace public relève, en se centrant sur ses usages, que de plus en plus d’espaces publics deviennent stratégiques pour la mise en scène de l’urbain et que leur usage est objet d’appropriations (Hammouche, 2001), 8 l’appropriation étant l’acte de faire sien par l’attribution d’un sens (Hossard et al, 2005). L’espace public apparaît donc ici pleinement comme un lieu d’expression et de signification par lesquelles s’établissent les repérages sociaux. Théoriquement ouvert et accessible à tous, il est un lieu de confrontation symbolique puisqu’il est le lieu d’exhibition par excellence où la présentation de soi constitue l’enjeu principal. L’objectif est de donner une image qui soit facilement décodée par les autres, l’espace public étant donc également le lieu d’interprétation de ces formes d’exhibition (Grane, 2001). Cette dimension permet donc de prendre également en considération le fait que l’espace public est un espace de représentation. Habermas avait relevé cette idée de représentation puisqu’il constatait que le terme « public » pouvait également revêtir une autre signification : « lorsqu’on parle par exemple d’une réception publique (…) c’est un certain pouvoir de représentation qui se déploie, et dans le caractère public de celle-ci il entre une part de reconnaissance publique » (Habermas, 1978 : 14). Cependant, Habermas limite très fortement l’importance de la représentation dans sa conception de l’espace public puisqu’il la lie à des événements occasionnels (comme les réceptions) et, également, à une période précise de l’histoire du développement de la sphère publique : la sphère publique de la chevalerie du 15ème siècle (Habermas, 1978). Or, cette dimension représentative de l’espace public est centrale pour l’analyse du processus de visibilisation extensive de l’identité musulmane dans l’espace public car l’espace public est un espace particulier pour l’articulation de codes symboliques, de valeurs et de représentations qui aident à formuler les orientations individuelles et politiques des citoyens (Crossley et al., 2004). En effet, se rendre visible dans des formes organisées et dans des actes collectifs constitue un élément important afin de manifester et de donner existence à un groupe (Dassetto, 1997). Par conséquent, il est important de considérer l’espace public comme un lieu de luttes privilégié pour la reconnaissance des identités. Et il est aussi utilisé par les groupes marginaux ou minoritaires comme lieu de mise en évidence de leur exclusion (Hossard et al, 2005). La notion d’espace public implique donc bien un rapport à l’espace c’est-à-dire une façon pour les individus de se représenter et d’investir l’espace urbain matériellement et symboliquement (Gagnon, 2002). Qui plus est, les recherches issues de la sociologie urbaine ont également permis de mettre en évidence que le caractère « problématique » de la notion d’espace public vient aussi du fait qu’il 9 n’est pas prédéfini une fois pour toutes, mais qu’il est au contraire l’objet d’une construction sociale. En effet, ces recherches montrent que l’histoire indique comment la transformation des structures spatiales accompagne celle des structures mentales et des structures sociales (Voisin, 2001). L’espace public est donc de ce fait constamment en cours de production (Chelkoff et al, 1992). Dans sa forme urbaine, le cadre physique de l’espace public doit donc s’appréhender comme un espace social. L’espace public est un espace de cohabitation, de coexistence, de coprésence ponctuelle ou prolongée entre étrangers. A l’usage de tous, il devient le point de rencontres, d’interactions et d’oppositions de personnes aux trajectoires individuelles, sociales et culturelles distinctes. L’espace public est un champ de forces et l’utilisation qui en est fait par les différents acteurs est empreinte de règles et de normes collectives (maintien de l’ordre, respect de l’anonymat, inattention polie), dont les limites ne sont pas toujours celles qui s’affichent comme légitimes. C’est ainsi que l’espace public, en tant qu’espace ouvert à tous et n’appartenant à priori à personne, se transforme peu à peu en « lieu » c’est-à-dire en un espace vécu, reconnaissable et familier (Hossard et al, 2005). La place du religieux dans l'espace public européen L’espace national est la référence structurante dans le discours et les pratiques des musulmans présents en Europe. D’ailleurs un certain nombre d’Etats européens se sont lancés dans des tentatives de « domestication » de la présence musulmane sur leur territoire, notamment en tentant de mettre sur pied une structure de représentation unique. Cette stratégie de « domestication », parfois largement inspirée par des motifs sécuritaires et par le souci de créer une élite musulmane « modérée », visait non seulement à réaffirmer la souveraineté de l’Etat face aux ingérences des pays d’origine ou d’Etat tiers (Arabie Saoudite, Egypte, etc.) mais également à couler l’islam dans le dispositif de régulation des cultes préexistants (De Galembert, 2001). Ceci étant, le cadre national n’est plus le cadre de référence ultime, les musulmans ayant désormais la possibilité de faire émerger leurs revendications au sein de l’espace public européen, notamment au niveau juridique, en développant de nouveaux moyens d’action collective. Néanmoins, la place du religieux dans les différents espaces publics nationaux des Etats européens est très diversifiée. En effet, plusieurs pays européens comportent une religion officielle ou nationale (Baubérot, 1994) et entre ceux qui ne reconnaissent aucune religion et ceux qui n’en reconnaissent qu’une seule, beaucoup (voire tous) jouent sur l’ensemble des possibilités 10 intermédiaires (Poulat, 1987). Or, la construction européenne, tant au niveau de l’Union Européenne qu’au niveau du Conseil de l’Europe, ne comporte aucun programme visant à une quelconque homogénéisation dans ce domaine (Willaime, 1994). Hervé Hasquin opère une distinction entre Etats à religion officielle (catégorie dans laquelle se classe l’Angleterre où le Chef de l’Etat est garant du culte et de la doctrine de l’Eglise anglicane), et Etats à régime de type séparatiste (catégorie dans laquelle s’insèrent la France et la Belgique) (Hasquin, 1994). Cependant, ce type de classification est basé sur l’aspect formel des relations Eglises/Etats et ne privilégie pas assez le contenu effectif que ces relations peuvent revêtir dans la réalité sociale (Ferrari, 2002). De plus, ces différents systèmes de relations Eglises/Etats, également confrontés à l’émergence de nouvelles religiosités dans leur espace national, occasionnent diverses formes de discrimination à l’égard du culte musulman. Ainsi, si la France, théoriquement, ne subventionne, ni salarie aucun culte, il existe actuellement quantité d’autres formes d’aide matérielle indirecte des pouvoirs publics en faveur des cultes (Martin, 1994). Par exemple, les églises, temples et synagogues, presbytères, etc., qui existaient avant l’introduction de la loi de 1905 sont restés propriété de l’Etat, qui les met gratuitement à la disposition des associations cultuelles (Hasquin, 1994) et qui intervient financièrement dans leur entretien. Cette situation crée des discriminations de fait à l’égard d’autres cultes, comme l’islam, dont les mosquées ne peuvent bénéficier des mêmes avantages. Et si la Belgique, quant à elle, subventionne les cultes reconnus, les défaillances dans le processus d’institutionnalisation du culte musulman aux échelons fédéral et régional ont mené à une véritable situation de discrimination financière du culte musulman par rapport aux autres cultes de manière générale, mais surtout par rapport à la religion catholique qui perçoit plus de 80 % de la somme totale des dépenses publiques affectées aux cultes reconnus (Torrekens, 2005). Enfin, l’Angleterre qui n'a pas connu de rupture radicale entre l'Eglise et l'Etat et où un secteur assez important de l'éducation est encore sous le contrôle des Eglises (Davie, 1996), a vu, par le biais de l’affaire Rushdie, émerger, de la part de certains groupes musulmans britanniques, la volonté de se voir reconnaître en tant que groupe ethnique afin de bénéficier des avantages d’une loi comme celle contre le blasphème. Néanmoins, même si le religieux à proprement parler ne fait partie des compétences communautaires (Leveau et al, 1994), la construction européenne, dans la mesure où elle touche à l’exercice de la souveraineté politique, rencontre inévitablement la façon de traiter le religieux 11 (Willaime, 1994). Elle n’est donc pas sans certains effets sur la structuration des relations Eglises/Etats et, par voie de conséquence, sur les revendications des musulmans européens. Parmi ces effets indirects, on peut trouver le fait que la Convention européenne des droits de l’homme interdit les discriminations sur une base religieuse et légitime l’expression publique de tout groupement religieux. Des tensions peuvent donc naître du fait de l’introduction de nouvelles normes, entre, d’un côté, le droit européen et, de l’autre, les pratiques et/ou les législations nationales (Willaime, 1994). Qui plus est, même si l’européanisation permet le développement de nouvelles structures d’opportunité politique pour la mobilisation collective des musulmans au niveau européen, cette logique de reconnaissance, au niveau européen, de la diversité des relations Eglises/Etats pousse les communautés religieuses à d’abord se faire reconnaître au niveau national. Ensuite, les Eglises tendent au niveau européen à être reconnues comme des organisations non gouvernementales classiques. Cependant, les groupes musulmans européens ont bien du mal à se constituer en lobby ou en groupe de pression. Dans les années 1980, le Forum des Migrants de l’Union Européenne, qui avait obtenu un statut consultatif auprès du Conseil de l’Europe, se présentait comme le porte-parole des immigrés musulmans. Mais depuis, malgré l’européanisation de certaines élites islamiques (comme la création du Forum des Organisations des Jeunes et des Etudiants Musulmans Européens, du Conseil Musulman de Coopération en Europe ou encore de la Fédération des Organisations islamiques) et malgré l’engagement fort des communautés locales dans les réseaux transnationaux le lobbying des organisations musulmanes au niveau européen reste très limité voire quasiment inexistant. Enfin, devant le peu de structuration de l’espace public européen à l’égard de la gestion du pluralisme religieux et suite aux échecs d’un certain nombre d’expériences de centralisation des élites musulmanes au niveau national, c’est le local qui s’est trouvé en situation de devoir assumer la gestion des pratiques concrètes du culte musulman. Selon l’expression de Bertrand Badie, le local est le grand gagnant de la globalisation des phénomènes sociaux : car face à la perte de fonctionnalité et d’efficacité du maillon stato-national (Badie, 2001), ce sont les autorités locales qui ont entamé un travail pragmatique de gestion du pluralisme religieux. En effet, en France, par exemple, Claire de Galembert a montré qu’à Maubeuge, la municipalité a sollicité la communauté catholique pour que soit créé un conseil des cultes dont le but était d’apporter des réponses concrètes aux problèmes que pose l’organisation du culte musulman dans la commune (De Galembert, 1994). Qui plus est, la république laïque n'est pas, en ce qui concerne les relations 12 Eglises/Etats, monolithique et admet des régimes de culte particuliers (Willaime, 1996a), certaines régions étant toujours soumise au Concordat qui prévoit que l’Etat prend en charge le traitement ainsi que les pensions des ministres des cultes reconnus (l’islam ne faisant pas partie de ceux-ci). En Angleterre, la très forte décentralisation fait également des pouvoirs locaux les principaux interlocuteurs des musulmans pour les problèmes pratiques posés par l’exercice du culte (Leveau et al, 1994). La Belgique connaît également des traditions différentes en ce qui concerne l’expression des identités culturelles et religieuses au sein de l’espace public. Ainsi, et à la différence de la Flandres, en Wallonie les minorités ethniques ne peuvent avoir d’existence dans l’espace public. Les termes d’immigrés et de personnes d’origine étrangère sont absents dans la politique publique francophone visant l’intégration et la cohabitation des communautés locales. Le concept de cohésion sociale est supposé recouvrir l’ensemble des clivages socioéconomiques et culturels au sein de la ville. Plus qu’une pratique d’euphémisation, cette nouvelle législation inaugure une pratique discursive de dénégation et peut être considérée comme un référentiel d’intégration des immigrés directement importé de France alors que la Belgique n’est ni jacobine ni laïque (Jacobs, 2005). Conclusion Les sociétés européennes se définissent volontiers comme des sociétés sorties de la religion (Bastenier, 1994). Cependant, la sortie du religieux a laissé des traces au sein de l’Etat nation moderne (König, 2001), à savoir des catégories de pensée et d'action mais également des traces matérielles publiques (calendrier, lieux de culte, etc.) et institutionnelles (les relations entre l'Etat et la ou les Eglises majoritaires). Le grand paradoxe des sociétés modernes est que c'est en partie dans leur propre terreau religieux que celles-ci ont puisé les représentations du monde, de l'homme et de l'histoire et les principes d'action qui leur ont permis de devenir ce qu'elles sont. Le processus de sécularisation des sociétés modernes ne se résume donc pas au processus d'éviction sociale et culturelle de la religion avec lequel il a souvent été confondu (Hervieu-Léger, 1996). Qui plus est, le processus d'éviction sociale du religieux qui caractérise le processus de sécularisation n'a aucunement été de pair avec un processus d'invisibilisation du religieux et de ses formes matérielles au sein de l'espace public. Danièle Hervieu-Léger a parfaitement résumé la complexité du processus de sécularisation lorsqu’elle affirme que : 13 "D'un côté, les grandes explications religieuses du monde dans lesquelles les hommes du passé trouvaient un 'code de sens' global sont disqualifiées ; les institutions religieuses continuent de perdre leur capacité sociale et culturelle d'imposition et de régulation des croyances et des pratiques : le nombre de leurs fidèles s'amenuisent, et leurs fidèles eux-mêmes 'en prennent et en laissent', non seulement en matière de prescriptions morales mais également en matière de croyances officielles. D'un autre côté, cette même modernité sécularisée offre, parce qu'elle est génératrice à la fois d'utopie et d'opacité, les conditions les plus favorables à l'expansion de la croyance. Plus l'incertitude de l'avenir est grande, plus la pression du changement est intense (...) Le problème principal, pour une sociologie de la modernité religieuse, est d'essayer de comprendre ensemble le mouvement par lequel la modernité continue de saper les structures de plausibilité de tous les systèmes religieux, et celui par lequel elle fait surgir, en même temps, de nouvelles formes du croire. Pour face à ce problème, il faut avoir compris que la sécularisation, ce n'est pas la perte de la religion dans le monde moderne : c'est l'ensemble des processus de réaménagement du croire (...)" (Hervieu-Léger, 1996 : 19). Dans ce cadre, l'espace public représente l'univers symbolique dominant de la société considérée et la religion dominante ou majoritaire fait partie du paysage social, du territoire et de l'imaginaire collectif qui continue, par ailleurs, de la mobiliser. C'est à ce niveau symbolique des imaginaires collectifs que se situe l'enjeu social représenté par le processus de visibilisation extensive des religions minoritaires perçues comme "étrangères" ou trop "culturellement distantes". La différence religieuse doit se faire discrète pour être admise dans l'espace commun, ce qui manifeste l'existence de frontières symboliques qui intègrent des éléments indiquant comment, dans un territoire donné, on se rapporte majoritairement aux dieux et accepte de signifier la présence d'une dimension métasociale (Willaime, 1996b). L’espace public est un espace socialement qualifié qui fonctionne selon des normes anthropologico-culturelles et politico-administratives qui définissent une forme particulière de sociabilité en son sein. Lieu de production des opinions et des identités qui en découlent, il est un lieu de confrontation par lequel se définit et s’institue la société. Cette confrontation n’est pas seulement limitée aux événements tels que les manifestations mais touche également le quotidien (Toussaint, Zimmermann, 2001), elle implique un rapport de force et des formes de concertation et de négociation qui font qu’il est constamment en élaboration. Enfin, il est le lieu d’expression et donc de représentation de ces évolutions. En résumé, on peut donc définir l’espace public comme la traduction ou le symptôme (représentation) de forces qui recomposent (rapport de force) constamment (caractère évolutif) la scène urbaine. Les espaces publics se construisent et se transforment donc au gré des luttes 14 sociales et ne sont donc jamais acquis et posés une fois pour toutes, mais doivent être abordés comme des lieux de signes et d’actions. L'espace public est un espace commun qui est un lieu d'échange d'opinions, de biens, de services, mais aussi de signes et de symboles qui tissent progressivement un espace de familiarité, un espace commun à la fois physique et symbolique (Mercier, 2003). Il est un lieu où les problèmes sont signalés et signifiés, un terrain où s’expriment les tensions, où le conflit devient débat, où la problématisation de la vie sociale est mise en scène. Il constitue donc non seulement une arène où se tiennent dialogues et débats mais aussi un lieu d’inscription et de reconnaissance publiques de certaines dynamiques et transformations de la vie en société (Berdoulay et al, 2004). On comprend mieux, par le biais de cette longue définition, le fait que l’espace public est à la fois un espace matériel et immatériel (Widiastuti, 2004), où la nécessité du paraître est essentielle et on saisit mieux la multidimensionnalité de la notion d’espace public et les enjeux qui sont liés à la définition de son contenu en ce qui concerne le processus de visibilisation de la religion musulmane en son sein car l’espace public fait appel, à chaque époque, à un certain nombre de valeurs symboliques par rapport auxquelles se définit la conformité des conduites (Ghomari, 2004). Il n’y a donc pas que les « autres » qui sont ethniques au sens de porteurs de signes culturels et religieux. En effet, il nous semble qu'une des erreurs dans l'appréhension de la notion d'espace public consiste à envisager que les facteurs socio-culturels appartiennent exclusivement à la sphère privée (Humbert-Droz Swezey, 2003) alors que ceux-ci font partie intégrante de la dynamique sociale de construction et d'élaboration de l'espace public dans le temps. L'existence d'Eglises nationales ou d'Eglises établies, la présence de divers régimes de "cultes reconnus" et de divers concordats, l'organisation de divers modes de séparations des Eglises et de l'Etat, l'institutionnalisation de piliers laïques ou humanistes, tout cela est chargé d'histoire et indique certaines modalités du vivre ensemble (Willaime, 1996b) qui ont établies de manière conflictuelle ou consensuelle. Cette question de la place du religieux dans l’espace public interroge d’abord les identités nationales sur leur capacité à intégrer des éléments nouveaux à leurs définitions. Qui plus est, nous avons vu qu’il n'existe pas pour le moment à proprement parler d'espace public européen en ce qui concerne la régulation du pluralisme religieux mais bien plus une forme d’interpénétration et d’imbrication des différents espaces publics (nationaux, locaux et européen). On peut reprendre à cet égard la formule de Bertrand Badie et parler d’une « multispatialisation » (Badie, 2001 : 270) de la gestion du pluralisme religieux. Enfin, la lente émergence d’un espace public 15 européen unifié se heurte également aux problèmes de définition d'une identité européenne (Dacheux, 2000), parfois conçue en opposition avec l’identité musulmane ou dans laquelle les apports de la civilisation islamique sont incroyablement limités à des temporalités spécifiques comme l’Andalousie musulmane (dont beaucoup oublient qu’elle a pris fin en 1492 avec la chute de Cordoue) et/ou à quelques œuvres significatives comme celles Ibn Khaldun, Ibn Sina (Avicenne) et Ibn Rushd (Averroès), et ce, alors que la tradition « judéo-chrétienne » n’est pas différente de la tradition musulmane, ni dans son monothéisme, ni dans sa conception mythique de la création du monde et de l’histoire des ancêtres. Bibliographie ALLIEVI, S. (2003), “Relations and Negotiations : Issues and Debates on Islam”, in Brigitte Maréchal et al. (eds.), Muslims in the Enlarged Europe, Religion and Society, Leiden, Brill, Muslim Minorities, vol 2. ALLIEVI, S. 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