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Société psychanalytique de Paris. Revue française de psychanalyse (Paris). 1993/10-1993/12.
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Revue
Française
de
Psychanalyse
4
Malaise
dans
la
civilisation
1993
Tome
LVII Octobre-Décembre
Revue
trimestrielle
puf
REVUE
PSYCHANALYSE
DE
FRANÇAISE
publiée avec le concours du CNL
Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS,
constituante de l'Association Psychanalytique Internationale
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Cléopâtre Athanassiou
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jours
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suivant.
quisuivront
FRANÇAISE
REVUE
DE
PSYCHANALYSE
Malaise
dans
la
civilisation
IV
1993
OCTOBRE-DÉCEMBRE
TOME
LVII
DE FRANCE
PRESSESUNIVERSITAIRES
SAINT-GERMAIN
108, BOULEVARD
PARIS
Sommaire
MALAISE DANS LA CIVILISATION
Rédacteurs: Jean-José Baraneset MoniqueGibeault
Argument,1013
I - MALAISEDANSLACIVILISATION
RenéDiatkine— Etrepsychanalyste
en 1993, 1017
AndréGreen— Culture(s)et civilisation
(s), malaiseou maladie? 1029
GilbertDiatkine— Lacravatecroate: narcissismedes petitesdifférenceset processus
de civilisation,1057
GeorgesPragier— Aberwerkannden Erfolgund Ausgangvoraussehen: qui peut prévoir? 1073
MichelFain— Maladiesde la civilisation,
1087
HenriVermorelet MadeleineVermorel— De L'avenird'une illusionau Malaisedans la
culture,1095
Jean Gillibert— Cultured'extermination,
1113
AlainGibeault— Violenceet vie psychique: impasseset élaboration,1127
Augustin Jeanneau — Malaisedans la civilisation: perspectivesau plus près du
texte, 1143
NicoleCarels— Processuscivilisateur,signifianceet temporalité,1151
Il - SURLEVIF
— Clivagesde l'action,1165
MichèlePerron-Borelli
PérelWilgowicz— Lacivilisationmiseà malpar les civilisésmêmes,1173
Jacques Ascher— Dutempsde l'épreuveà l'épreuvedu temps,1177
Jean-LouisFortabat— Pierre-Sosthène,1185
Jeanne Defontaine— Expérienceculturelleet pertedu sens, 1189
StevenWainrib— Au-delàdu malaise,1199
DenysRibas— Où projeterle haï dans un mondefédérépar l'Eros?, 1207
BernardPenot—Si c'est un homme,alorsdes traces...,1213
ColetteChiland— Actualitéde Malaisedans la civilisation,
1217
Marie-LiseRoux— Unefourminoire,1223
III - MALAISE
ETPROCRÉATION
Sylvie Faure-Pragier— L'insoutenableneutralitédu psychanalysteface à la bioéthique,1229
MurielFlis-Treves— Quesont « lesautres» devenus? 1247
GenevièveDelaiside Parseval— Propossur le saturnismeou Peut-onresterpsychana? 1255
lystequand on s'occupede procréationsartificielles
EvaWeil— Lesenfants,les embryons,les psychanalysteset la civilisation,1269
IV - A PROPOSDEL'ARTICLE
A. ISAY
DERICHARD
CléopâtreAthanassiou— Le psychanalystehomosexuel,1283
Argument
Jean-José
BARANES et Monique
GIBEAULT
Dans le commentaire spéculatif et plutôt désenchanté sur le processus civilisateur rédigé par Freud dans la suite de L'avenir d'une illusion, on peut lire une
réflexion pessimiste sur l'inaptitude foncière de l'homme au bonheur, et ceci
quelles que soient les contraintes des prescriptions sociales et culturelles. Si le
texte, écrit en période de crise, porte sans doute la trace de celle-ci (montée du
nazisme, krach de 1929, récession économique de l'entre-deux-guerres), s'y
trouve surtout la poursuite de la réflexion métapsychologique de Freud : réaffirmation du rôle central de la pulsion de mort — on en connaît les effets ultérieurs
dans la communauté analytique —, et de l'importance de la culpabilité comme
du rapport au surmoi pour l'individu et pour le groupe social dans son
ensemble. Mais c'est également, à bien des égards, un texte « prophétique » sur
les questions qui se posent de nos jours aux analystes. Nous souhaitons en
explorer certains axes importants, mais certainement pas exhaustifs, dans ce
numéro de la RFP qui prolonge le Colloque de Deauville de la SPPtenu en 1992
sur ce thème.
Malaise dans la civilisation
Freud était-il optimiste ou pas quant aux capacités des humains à satisfaire
leurs exigences en société ? L'idée d'un progrès et d'un avenir éclairé par la
science, voire par la psychanalyse, ne lui était en tout cas pas étranger, quel
qu'ait été le scepticisme freudien sur « le droit d'espérer peu à peu de la civilisation des changements susceptibles de satisfaire mieux à nos besoins ».
C'est précisément cette idée même d'un progrès de la civilisation qui se
trouve sérieusement mise en doute aujourd'hui, à constater l'état de notre fin de
siècle.
Etre psychanalyste en 1993 : les narrateurs de subjectivité que nous essayons
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1014
Jean-José Baranes et Monique Gibeault
de demeurer pourraient-ils rester indifférents ou extérieurs aux événements de
cette période troublée de l'Histoire ? Où finit la neutralité « professionnelle », où
commence l'engagement en tant qu'individu faisant partie de la Société ? Comment faire la part de l'idéologie, des intégrismes et autres comportements sectaires
dans nos sociétés à idéalogies aussi fragmentaires qu'efficientes ?
Dans une Europe tétanisée ou chaotique, apparemment amnésique, génocides, opérations médiatico-humanitaires brouillent les repères de la pensée.
Comme l'affirme E. Morin, notre siècle assiste probablement à la fin d'une
croyance : celle d'un progrès irréversible de la civilisation ; celui-ci n'obéit de fait
à aucune certitude objective et ne bénéficie d'aucune garantie historique.
Peut-on, parce que psychanalyste, demeurer étranger aux divers effondrements contemporains qui exposent nos sociétés, mais aussi bien nos divers aménagements psychiques singuliers au retour du racisme, des formules autoritaires,
des nationalismes agressifs, des conflits armés d'une tout autre nature ? Quel statut pour la psychanalyse, stratégie contre l'amnésie, ou au contraire contre le
passage du temps ?
Malaise dans la technoscience
La science elle-même, diabolisée ou idéalisée selon les jours, apparaît
aveugle sur sa propre aventure et comme lancée dans une formidable fuite en
avant, en tout cas par rapport aux enjeux éthiques, juridiques et moraux qu'elle
fait surgir : à objectivation et technologie maximales, subjectivité minimale ? A
quels fantasmes d'immortalité assistons-nous, en un temps où les techniques de
manipulation du vivant coexistent avec l'épidémie la plus redoutable du siècle ?
Que peut, que doit penser par exemple le psychanalyste des questions si
complexes, presque vertigineuses, que soulèvent les nouvelles techniques de procréations ? dons d'ovocytes, sélection génétique et diagnostic préimplantatoire,
statut de la paternité et de la parenté dans des filiations biologiques devenant si
complexes ? Le législateur est sollicité à prendre parti, quelle position est ici
tenable pour le psychanalyste ?
Malaise dans la pratique analytique
Etre psychanalyste en 1993, c'est aussi prendre la mesure des figures nouvelles de notre pratique, de son évolution dans certains cas vers l'interminable,
voire des délicates positions d' « expertises », arbitrages singuliers — avec ce qui
s'y engage de la question de l'éthique en psychanalyse — auxquels certains
d'entre nous peuvent être conduits devant la prolifération anarchique de multi-
Argument
1015
ples pratiques dites analytiques. Babélisation de la théorie, pouvait-on dire
jusque-là, mais aussi évolution nouvelle des cures, des reprises d'analyse, fragmentation des conflits et des investissements narcissiques.
On arriverait ainsi au cursus de formation des analystes que les critères de
sélection institués ont quelquefois du mal à suivre, pris entre la rigueur et le
souci de privilégier la subjectivité de chaque parcours. Quelle régulation institutionnelle convenable pour la formation des analystes par exemple ? Ceci ferait à
soi seul l'objet d'un numéro de la RFP...
Mais, plus généralement, on voit qu'il s'agira d'interroger nos modèles de
pensée, dès lors que la complexité des logiques psychiques et leur négativité semblent régulièrement prendre le pas sur le déterminisme inconscient aimantant
tout au long la pensée freudienne. Comment penser la psychanalyse en regard
des modèles et métaphores scientifiques contemporains sans perdre la balise
essentielle d'une histoire subjectivable ?
Jean-José BARANES
et Monique GIBEAULT.
I
Malaise
dans
la
civilisation
Etre
René DIATKINE - Jean-José
psychanalyste
BARANES - Monique
en 1993
Entretien
GIBEAULT
Monique Gibeault : Je poserai une première question : face au pessimisme
ambiant, à l'état actuel du monde, est-ce que l'on peut encore croire, en 1993, à
un progrès quelconque, tel que l'évoquait S. Freud dans Malaise dans la civilisation et peut-on encore être psychanalyste en croyant à ce progrès ?
René Diatkine : C'est la question que nous nous étions posée en organisant
le Colloque de Deauville 1992. C'est une question qu'on ne peut éviter de se
poser. Après un après-midi d'analyse pendant laquelle on a l'impression d'avoir
fait un bon travail d'analyste, on sort de son bureau, on ouvre le journal ou on
écoute les nouvelles et l'on est plongé dans un monde de désastres et de signes
inquiétants, sans que l'on puisse imaginer un avenir meilleur. A ce moment, inévitablement, on a le sentiment d'avoir fait un travail en petit format, comme un
miniaturiste qui aurait fixé une image intimiste au milieu d'une grande tourmente. L'impression de fin du mondé, celle qu'on a en visitant le site d'Hiroshima ou de Nagasaki, ou en repensant à la solution finale — pourrait rendre
dérisoire le drame de chacun d'entre nous. Et pourtant, je ne pense vraiment pas
comme cela. J'ai au contraire la conviction qu'il faut plus que jamais continuer
ce que nous faisons, parce qu'en donnant sens à la vie d'une personne on
impose, du dedans, un sens aux événements. Cette conviction n'est pas fortuite.
J'ai vécu dans ma vie de grands désastres, politiques et relationnels. J'ai souvent
été entouré de personnes qui n'étaient pas gênées par ce qui se passait, et le sentiment de solitude sur fond de guerre perdue et de persécution n'est pas étranger
à l'impression de fin du monde. J'ai rencontré aussi certains qui ont su rester
humains, et c'était une source de joie..Nous avons même beaucoup ri. Et puis la
situation s'est retournée. Bien que les morts soient morts par millions, de grands
espoirs ont paru moins chimériques. Cela n'a pas duré. Le vide de sens et la folie
meurtrière ont reparu. L'illusion positiviste s'est dissipée. Les progrès technoloRev.franç.Psychanal.,
4/1993
1020
Entretien René Diatkine - Jean-José Barane - Monique Gibeault
giques se sont développés dans une accélération impressionnante, nos connaissances sont restées limitées. Elles nous ont fait mesurer l'étendue de ce qui restait
inconnu. Prévoir l'avenir, et mieux, organiser le monde paraissent tout autant
chimérique. Mais la capacité d'élaborer les contradictions intrapsychiques est
demeurée entière, et nous imaginerons d'autres « lendemains qui chantent ».
Que l'activité du moi s'étende dans l'espace pulsionnel permet de dire le drame
au lieu d'en être la victime passive permet aussi de rire quand tout est noir.
Malaise dans la civilisation était une réflexion sur la première guerre mondiale,
les Nouvelles Conférences étaient contemporaines du déferlement nazi.
La psychanalyse est-elle un antagoniste de la guerre et de l'extermination ?
Sans entrer dans l'étrange utopie du Ier Congrès mondial d'Hygiène mentale
(Londres, 1948), on peut traiter cette question en posant deux questions. Existet-il chez l'individu une source permanente de destruction prête à produire des
effets à chaque occasion déstabilisante? Les hypothèses oedipiennes de Freud
restent-elles heuristiques aujourd'hui ? La seconde question découle de la première, sans qu'elles se confondent. En donnant la plus grande valeur à l'individu, face aux pressions de la société dans laquelle il vit, en travaillant sur son
destin et sur sa façon d'élaborer les forces inconscientes qui l'animent, produisons-nous des effets extensifs pouvant donner sens à la vie des autres ? Un changement minime localisé peut-il avoir des conséquences lointaines dans l'espace
ou le temps, ou essayons-nous de paraphraser la légende de l'enfant hollandais
empêchant avec sa main l'inondation du polder? Avons-nous l'ambition de
vider l'océan avec une petite cuillère ?
Jean-José Baranes : Vous avez évoqué successivement mise en sens,
désastre, processus ou progrès civilisateur, et prise en compte de la pulsion —
spécialement la destructivité — chez l'humain. Est-ce que vous considéreriez que
ce serait là les paramètres essentiels du débat ?
R. Diatkine : Oui, ce sont les paramètres de notre discussion. Comment concevoir la destructivité humaine ? Dire qu'elle est la projection à l'extérieur de la pulsion de mort ne nous fait pas beaucoup avancer. En 1929, Freud avait une hypothèse plus précise, s'inscrivant dans la dramatisation du Complexe d'OEdipe. L'être
humain, plutôt l'homme que la femme, est freiné dans la réalisation de ses désirs
sexuels par l'interdiction sociale, qui procède de l'interdit paternel. Le surmoi est le
résultat de l'introjection de cet interdit. Ainsi le conflit oedipienorganise la destructivité, dont les déplacements d'investissement permettent de diminuer l'angoisse
en instituant la haine de l'autre, du rival le plus familier à l'étranger le plus lointain.
Ainsi se forment le narcissisme des petites différences, le chauvinisme, les violences
des supporters, etc. Le schéma oedipien soulève cependant quelques difficultés
théoriques. Dans les familles les plus souples et les moins agressives, l'angoisse de
castration des enfants se perpétue, sans expérience traumatique originelle. L'hypo-
Etre psychanalyste en 1993
1021
thèse phylogénétique (Totem et tabou, Moïse) supposait que la transgression et
l'interdit de l'inceste étaient une organisation sociale donnant forme au Complexe
d'OEdipe et organisant les rejetons de la pulsion de mort, ceux-ci pérennisant les
mouvements de guerre et de destruction.
Melanie Klein avait ouvert une autre voie en construisant le modèle de la
position schizoparanoïde. La haine pour l'autre peut être décrite comme l'effet
direct de la contradiction pulsionnelle considérée comme primaire et innée — ou
comme l'effet d'une élaboration complexe partant du moment où l'autre existe
dans l'appareil psychique du sujet.
Je me référerai à l'hypothèse suivante : quand le très jeune enfant est
convaincu que sa mère existe quand elle n'est pas dans son champ perceptif, il
prend conscience de l'absence et distingue sa mère de toute autre personne. Il
établit un lien entre plusieurs expériences successives et construit une représentation mentale, objet-mère ou imago maternelle. Ce n'est pas une figure statique,
ce n'est pas une silhouette figée, c'est une mère érotique s'occupant de lui, lui
donnant les soins et ayant un contact physique avec lui ; le souvenir de l'objet
absent, c'est une mère en mouvement, ayant une action d'amour sur quelqu'un
qui n'est pas lui, et qui est comme lui ; il fantasme sa mère en train de faire ce
qu'elle faisait avec lui, il construit dans le même mouvement un troisième personnage qui fait partie de la définition de l'objet-mère, excitant un autre qui n'est
pas « moi ». Cet autre, totalement hé à la représentation de la mère absente et en
mouvement, cet autre qui est « moi » sans être « moi », est générateur de mouvements d'identification et de mouvements de haine.
Le père est construit à partir de ce mouvement, qui commence tel que je
l'imagine, dès le milieu de la première année. Ainsi se crée une tension dont l'être
humain ne se débarrasse jamais.
Cette reconstruction me paraît plus proche de l'expérience, de la psychanalyse des adultes et de la psychanalyse des enfants que l'hypothèse d'un traumatisme créé par un père primitif interdisant l'accès à la mère ; à partir du
moment où la mère existe, elle est par nature contradictoire et déjà chargée
d'histoire par le seul mouvement dans lequel l'enfant se la représente quand
elle n'est pas là.
J.- J. Baranes : Ce qui vient là, c'est une introduction de la causalité psychique, c'est-à-dire, pour reprendre l'expression de S. Botella : « Maman pas là
parce que papa. »
R. Diatkine : J'ai entendu Sara Botella dire cela hier 1, et l'on ne peut qu'être
d'accord avec cette formule. Mais j'aurais tendance à inverser : « Papa là-bas
parce que Maman là-bas. »
delanguefrançaise,Paris, 1993.
1. Intervention
de S.Botellaau Congrèsde psychanalyse
1022
Entretien René Diatkine - Jean-José Barane - Monique Gibeault
Pour revenir à Malaise dans la civilisation, la tendance fondamentale de l'esprit humain à envier son prochain, à l'aimer et à le détester, à vouloir le posséder, le garder et le détruire, procède directement de ce qui est le moteur du psychisme durant toute la vie. Dans notre culture, le psychisme de chaque être
humain génère et poursuit une quête pour trouver l'objet d'amour qui serait un
nouvel avatar d'une mère fantasmatique, qui n'a jamais été connue en dehors
d'un fantasme nostalgique et rétroactif, une mère toujours présente et qui n'aimerait que « moi ». Ceci est vrai pour les hommes et les femmes. « Que moi »
perpétue la structure oedipienne du désir.
Cette histoire présente un avantage sur la théorie phylogénétique des fantasmes originaires : elle laisse une ouverture, une possibilité d'élaborer au-delà
de la contradiction fondamentale. « Faisons l'amour et pas la guerre » est une
incantation plaisante, et Mai 68 a laissé des traces non négligeables dans notre
culture, mais il y a longtemps que l'amour et la guerre sont complémentaires
dans nos sociétés occidentales. Ce n'est pas dans le registre de l'agi, du « faire »
que les progrès les plus intéressants sont à attendre.
Les constructions oedipiennes précoces sont sûrement modulées par le psychisme des deux parents, et en particulier par les interactions précoces du sujet
avec son entourage ; je ne reviendrai pas là-dessus aujourd'hui. L'ambivalence
d'investissement, consubstantielle à la construction de l'objet, a comme antagoniste une activité psychique très intense qui se développe vite, dès le second
semestre de la vie, et qui tend à compenser et à équilibrer la perte d'objet, inséparable de sa construction. Etre soi-même l'objet manquant, maîtriser l'absence
en instituant des représentations de l'absent, élaborer des symboles permettant
un certain degré d'emprise, tous ces mouvements organisent l'auto-érotisme,
concourent au narcissisme et contrebalancent aussi bien le fantasme de perte que
celui d'interdiction.
Dès le second semestre, le babil, reprenant l'intonation du langage ambiant,
n'est pas une demande ni un signal de besoin. C'est un acte jubilatoire autosatisfaisant. Les mois suivants apparaît la capacité de désigner en accompagnant le
geste d'un énoncé à un terme. Cette désignation, parfois demande, parfois a été
jubilatoire, ne concerne que ce qui est présent dans le champ prescriptif. Comme
l'a montré Emilio Cabrejo Perra, la référence à l'objet absent, c'est-à-dire à une
représentation mentale du sujet, demande l'utilisation d'un énoncé à plusieurs
termes, ce qui introduit une nouvelle maîtrise de contradictions psychiques, par
l'usage de langue alphabétique, de la double articulation et de l'arbitraire du
signe. La capacité de l'enfant à être seul, devant sa mère, au début, pour
reprendre la formule de Winnicott, puis d'être vraiment seul dans l'univers bien
peuplé de toutes les formes imaginaires, constitue une contre-partie peut-être
décisive au fantasme de perte d'objet.
Etre psychanalyste en 1993
1023
Je voudrais reprendre là, d'une autre façon peut-être, la célèbre fin de la
XXXIe Conférence 1, quand Freud dit : « Où était le ça doit advenir le moi. »
C'est un travail de civilisation, aussi important, plus important que l'assèchement du Zuyderzee. La grande idée de Freud, c'est qu'effectivement tout ce travail d'élaboration verbale peut conduire à une modification culturelle, et sûrement sans qu'il soit nécessaire d'analyser tout le monde.
J.-J. Baranes : Donc, vous relativisez considérablement l'idée d'un malaise
« crucial » de notre civilisation, en revenant au caractère fondateur et dominant
du langage et en reprenant, autrement certes, la question de l'illusion ?
R. Diatkine : Oui. Illusion à plusieurs sens. Si l'illusion d'optique est une
erreur de perception, le terme d'illusion désigne aussi une forme de conviction
qui ne repose sur aucune expérience empirique, ni sur aucune déduction rationnelle. Cette forme d'illusion a souvent des bases idéologiques dont l'origine
sociopolitique peut être retrouvée, comme l'a fait Freud, le besoin de croire en
Dieu peut être rattaché au Complexe d'OEdipe et à l'élaboration du fantasme de
meurtre du père. Il me semble cependant que l'illusion est indispensable au fonctionnement psychique, et c'est pour cela que je viens de me référer au Kulturarbeit rêvé par Freud.
Romain Rolland faisait part à Freud du sentiment « océanique » d'appartenir à un Grand Tout, et Freud répondait que ce sentiment lui était totalement
étranger. Personnellement, je comprends très bien la position de Romain Rolland, et je suis assez prêt à me croire aussi loin que Freud de tout sentiment religieux. Mais si Freud a continué à écrire, malgré la maladie, le nazisme et l'exil,
c'est qu'il en sentait la nécessité et l'utilité. Malgré son état de santé, malgré l'accumulation des catastrophes, il croyait que l'humanité allait vers un avenir meilleur, et cette croyance « aux lendemains qui chantent », aussi absurde qu'elle
paraisse aujourd'hui, nous est nécessaire pour survivre et pour élaborer des
connaissances nouvelles. L'illusion est indispensable aux progrès de la science
comme elle l'est au projet politique. Elle n'est pas synonyme d'utopie.
Le sentiment océanique d'appartenir à une totalité ayant un sens fait sentir
à chacun les limites de ce qu'il peut concevoir. Dans les religions monothéistes,
comment peut-on comprendre la contradiction entre la totalité, la perfection et
la capacité de créer ? Comment la perfection peut-elle se rendre imparfaite ? Le
mouvement nécessite une contradiction entre celui dont le nom ne doit pas être
dit et l'esprit malin. Qu'y avait-il avant, qu'y aura-t-il après ?
J.-J. Baranes : Ceci nous ramènerait quand même à l'actualité, à propos du
Malaise dans la civilisation. En mettant en route la composition de ce numéro,
notre orientation « naturelle » a été de nous adresser à des philosophes, des polito1. Nouvelles
d'introduction
à lapsychanalyse,
Conférences
Paris,Gallimard,1984.
1024
Entretien René Diatkine - Jean-José Barane - Monique Gibeault
logues et des scientifiques 1. C'est après coup seulement que nous nous sommes
rendu compte que nous négligions d'interroger un spécialiste des religions. Par
contre, dans la rencontre avec les scientifiques, nous avons abordé non pas Le
mythe de la Genèse, mais les « nouveaux mythes contemporains de la Genèse », en
particulier à travers les procréations médicalement assistées. La prétention de
l'homme et de certains scientifiques à la maîtrise omnipotente des conditions de la
procréation s'y affirme, que ce soit avec morgue ou culpabilité selon les cas.
A partir de là, ceci nous amène à aborder trois champs dans notre discussion :
— quel malaise dans la
pratique analytique ?
— quel malaise également dans la
place du psychanalyste par rapport à certaines avancées de la technoscience et aux enjeux éthiques qu'elles peuvent
soulever ? Et, corollairement, dans la place que la civilisation veut faire jouer
à celui-ci en particulier pour ce qui concerne les médias ?
— et enfin vous avez déjà commencé par cela, le malaise dans la civilisation
auquel est venu répondre votre réflexion sur l'humain.
Que penser des prétentions de l'homme à la maîtrise, non seulement sur la
connaissance, avec la possibilité relativement proche d'arriver à un inventaire
génétique exhaustif, mais bien sur la reproduction même de la vie.
R. Diatkine : On peut répondre dans cet ordre si vous le voulez bien : les
spécialistes de la connaissance distinguent aujourd'hui les progrès de la connaissance et les progrès technologiques ; les progrès technologiques permettent de
faire des choses inimaginables ; il y a quelques dizaines d'années, les progrès
scientifiques ont permis de mesurer les limites de ce qui est connu avec les
concepts utilisés aujourd'hui.
Les reformulations actuelles des concepts physiques — qu'il s'agisse de la
physique des particules ou de l'astrophysique — ont permis aux spécialistes de
faire de grands progrès dans leurs disciplines, mais n'ont en rien diminué l'angoisse métaphysique de chacun. Comment saisir ce qui est au-delà des limites du
représentable, qu'y avait-il avant le commencement, qu'y aura-t-il après la fin ?
Nous savons aujourd'hui que ces questions ne sont pas scientifiques, mais elles
traduisent des contradictions psychiques qu'on ne peut éluder. La psychanalyse
peut-elle permettre de mieux élaborer les effets néfastes de ces questions sans
réponses ? L'angoisse devant la sexualité, l'angoisse devant la mort surchargent
l'angoisse métaphysique, mais que doit-on penser aujourd'hui de l'impact de la
psychanalyse sur l'éducation ?
1. Notedela Rédaction: La qualitéet la densitédestextesquinoussontparvenusont amenéle
comitédedirectiondela revueà déciderde consacrer
un numéroultérieurdesmonographies
au thème
« Psychanalyse
et civilisation
» (titréprovisoire).
On y trouveracertainstextesinitialement
prévuspour
cenuméro.
Etre psychanalyste en 1993
1025
Le XIXesiècle était pudibond, et on cachait aux enfants tout ce qui avait trait
au secret de la vie. Une interprétation un peu facile de l'oeuvre de Freud et de la
psychanalyse a été d'en déduire qu'il ne faut surtout rien cacher aux enfants,
qu'il faut tout leur expliquer, et maintenant on fait l'éducation sexuelle à l'école
maternelle, élémentaire, partout. Or, ça ne change rien à l'angoisse de l'enfant,
sinon de l'augmenter, en rendant les théories sexuelles infantiles plus difficiles à
élaborer. Par exemple, quand on explique à un enfant qu'il est le produit de la
rencontre entre un spermatozoïde et un ovocyte parmi d'innombrables autres, le
hasard de la rencontre qui l'a engendré le plonge dans une angoisse encore
moins maîtrisable qu'autrefois. Quand on lui racontait des histoires de cigognes,
de choux et de roses, le secret lui permettait d'élaborer ses « théories sexuelles
infantiles ». L'angoisse sexuelle n'est pas dédramatisée et l'angoisse existentielle
reste entière : qu'est-ce qui a fait que je suis ? L'angoisse de l'origine est fiée à
l'angoisse de mort : comment comprendre que ça s'arrête ? Depuis le début de
l'hominisation, les progrès ne sont pas évidents.
On a marché sur la lune, mais l'angoisse des espaces infinis demeure. L'espérance de vie s'est allongée. Non seulement l'angoisse de mort persiste, mais la
surpopulation du globe est devenue source d'angoisse.
J.-J. Baranes : Est-ce que nous ne sommes pas dans un écart majeur, du fait
de la sophistication des moyens de maîtrise des origines et du devenir ?
R. Diatkine : Cet écart est préoccupant. Les psychanalystes pourraient penser être gênés par la même difficulté à maîtriser l'avenir que les économistes et les
politiques. Les uns et les autres trouvent après coup l'explication de ce qui s'est
passé et prévoient difficilement l'avenir. Le psychanalyste a cependant une position particulière que je voudrais maintenant souligner. S'il peut aider son patient
à sortir du fatalisme et de la répétition, c'est qu'il n'est pas observateur, mais
acteur, tout autant que son patient. Il n'est pas là pour démontrer que ce qu'il
comprend est vrai, mais pour évaluer les mouvements provoqués par le cadre
institué et l'effet de ce qu'il dit et de ce qu'il ne dit pas. La théorie psychanalytique n'est pas là pour être vérifiée, mais pour provoquer et pour comprendre
l'inattendu. Certes, les relations de l'âme et du corps peuvent apparaître comme
aussi angoissantes que celles des espaces infinis ou de la vie et de la mort, mais
le déroulement dramatique d'une cure permet de ne pas être paralysé par nos
difficultés de représentation.
Beaucoup de psychanalystes travaillent dans des services de psychiatrie et
d'autres le leur reprochent. Je me trouve parmi ceux-là. Nous ne sommes pas
attirés par la satisfaction de comprendre, comme le docteur dans Woyzeck.
Nous n'apportons pas non plus une « technologie » de deuxième ordre inspirée
de la psychanalyse. Nous pensons que parmi tous les êtres humains souffrant du
manque de considération les patients psychiatriques sont les plus desservis, et
1026
Entretien René Diatkine - Jean-José Barane - Monique Gibeault
que cela aggrave leur état. Ils ont droit à la même attention que les patients en
analyse. Cela fait partie de l'éthique psychanalytique.
Et, d'une façon ou d'une autre, la compréhension du patient et la nôtre doivent progresser.
M. Gibeault : Alors justement, à propos de ce progrès, la technologie dont
vous parlez, je voudrais revenir à ce que vous disiez des religions monothéistes et
l'illusion. Pour qu'il y ait progrès, il faut tout de même qu'il y ait sublimation, et
c'est dans Malaise dans la civilisation, je crois, que Freud en parle. Alors qu'en
est-il de la sublimation ? Et la perfection dont vous parliez tout à l'heure, peutelle être créatrice ? La sublimation peut-elle être achevée ? Et à ce moment-là, si
elle est achevée, est-ce qu'elle ne porte pas sa destruction en elle-même ? Parce
que, finalement, on a l'impression qu'on s'éloigne beaucoup dans cette discussion de ce qui anime tout ça de la pulsion : on est dans la technologie.
R. Diatkine : C'est vrai que la technologie peut être associée à une triste
désexualisation. Mais vous avez raison de poser la question de la sublimation.
A-t-elle un rapport avec la perfection qui caractérise les religions monothéistes ?
Sûrement, si l'on parle en termes d'Idéal du Moi, c'est-à-dire de « but », projeté à
l'extrême infini. Mais, justement, la sublimation n'est jamais parfaite. Comme tout
élément de notre psychisme, et en particulier du système pulsionnel, ce n'est jamais
un état, c'est un jaillissement, à un moment privilégié, il peut se tarir et revenir.
J'avoue ne rien savoir sur l'inconscient de Fra Angelico, j'ai beaucoup fantasmé
devant des tableaux, en lisant ou en écoutant de la musique. Aucun artiste n'est
devenu Saint par sa création, mais chacun a connu des expériences précieuses.
Il est difficile d'oublier l'exposition Paris-Berlin qui se tint il y a quelques
années au Centre Pompidou. Une salle noire était consacrée à la cassure de la
première guerre mondiale. Y était exposée une lettre d'un très grand musicien
français qui expliquait que Schönberg était un boche et le resterait. L'amateur
d'art ne sort pas « meilleur » d'une exposition ou d'une salle de musique, mais il
a participé individuellement à un mouvement social rendant moins absurde l'illusion des « lendemains qui chantent ».
Quand Freud a utilisé le concept de sublimation pour décrire un des modes
de transformation de la pulsion, il devait faire face au problème de la continuité
de l'effet psychique des pulsions — la pesée de la sexualité durant toute la vie —
devant une certaine discontinuité de ce qu'il appelait alors le « but » de la pulsion. N'oublions pas que la libido représentait l'instinct perpétuant l'espèce.
Tout ce qui détournait la libido de la procréation devenait suspect. La sublimation était un meilleur destin de la libido que les perversions. Une bonne issue
devait rester libre de toute pathologie.
Sublimation et désexualisation sont liées, et c'est là que l'on retrouve les processus d'élaboration déclenchés par la création et la perte d'objet, ainsi que par
Etre psychanalyste en 1993
1027
l'opposition entre les zones érogènes et le reste de l'investissement du corps. Si l'on
pense en termes de mouvements et d'émergence, on rejoint ce qui est au centre de
notre débat d'aujourd'hui. L'élaboration des conflits diminue la tendance individuelle et sociale à l'action destructrice. Tout à l'heure, il a été question des tout
débuts du langage. Il faut aussi aborder les effets de l'organisation du récit, qu'il
soit oral ou écrit. Il implique une pluralité des voix : il y a celui qui raconte, que ce
soit le parent qui raconte une histoire pour que l'enfant s'endorme tranquillement,
l'enfant qui fantasme tout seul, le conteur et bientôt le narrateur du livre. Il y a tous
les héros, qu'ils soient garçons ou filles, hommes ou femmes. Chacun a une relation
identificatoire distincte avec le « je » du sujet, et cette pluralité reprend la structure
initiale de l'objet — construit des liens entre expériences successives. Ce n'est plus
une pulsion qui se heurte à un obstacle et ne peut réaliser son but, c'est une nouvelle composition à partir d'un thème initial. Cette métaphore représente les
moments critiques de la vie et cette crise particulière qu'est la cure analytique.
Recomposer les thèmes initiaux selon des modes, qui se réinventent laissent au
second plan la fatalité de la mort et la nécessité de haïr l'autre.
S'agit-il ici de sublimation ? En tout cas ce n'est pas une transformation
portant sur la seule libido ou sur la seule pulsion de mort, c'est la modulation
d'un système contradictoire.
Pour revenir à Malaise dans la civilisation, Romain Rolland et Freud rêvent
l'un et l'autre et se savent proches, même si leurs formulations s'opposent. Pendant la guerre, Romain Rolland s'est mis au-dessus de la mêlée, Freud était resté
à Vienne et la guerre a frappé sa famille. Leur dialogue est inégal, leur histoire
est différente. Doit-on s'opposer activement et réfléchir, ne vaut-il pas mieux élaborer après coup les situations contradictoires dans lesquelles on s'est trouvé ?
La question reste ouverte.
J.-J. Baranes : Vous proposez plutôt un artisanat de la pensée, un artisanat
du lien psychique ?
R. Diatkine : Je pense à une petite flamme qu'il ne faut pas laisser éteindre
sans s'enfermer pour autant dans la parabole de Hanouka. Je n'aime pas le mot
artisanat qui fait penser à la technologie et au bricolage asilaire.
J.-J. Baranes : Oui, vous l'employez dans le sens d'une utilisation manuelle
d'un usage de la main et du langage.
R. Diatkine : Vous savez, dans toute mon adolescence et mon jeune âge, j'ai
considéré le dernier mot de Candide comme une mesquinerie de petit propriétaire. Et maintenant je pense que c'est une métaphore progressiste.
RenéDiatkine
6, rue de Bièvre
75005Paris
Culture
(s)
et civilisation(s),
malaise
ou maladie
?
André GREEN
Que vaut, par les temps qui courent, notre déjà vieillissante civilisation occidentale et que valent aujourd'hui celles qui ont, ou auraient, l'ambition de prétendre la remplacer dans les fonctions directrices qu'elle a jouées jusque-là ? Que
vaut, à l'usage et avec le recul du temps, l'idée même de civilisation dans son
emploi au singulier lorsqu'on tend à lui substituer le pluriel des cultures ? Quelle
différence d'ailleurs, thème autrefois rebattu, entre la civilisation et la culture ?
Que vaut aujourd'hui, pour nous autres psychanalystes, comme pour ceux
qui ne le sont pas, Das Unbehagen in der Kultur, soit encore Malaise dans la
civilisation ?.
Questions fiées en cette époque de désillusion. Et ne pourrait-on pas, à la
faveur d'un léger décalage, appliquer à la civilisation la formule que Freud destina
d'abord à la religion : « L'avenir d'une illusion. » Il se pourrait bien en effet que,
mis à l'épreuve des faits, avec le recul que nous donne maintenant l'histoire, le mot
même de civilisation nous apparaisse comme une de ces berceuses dans lesquelles
l'esprit humain en général, et la conscience européenne en particulier, ont assuré le
sommeil des intellectuels. Et Freud, qui tenta quant à lui de nous réveiller,
n'échappa pas lui-même à une vision quelque peu idéalisée, romantique même,
confiante en l'existence — peut-être mythique — d'un « processus civilisateur ».
Civilisation ?
Aujourd'hui, s'il est vrai que l'écrit de Freud se montre à bien des égards
prophétique, il n'en est pas moins exact que nous ne savons plus exactement ce
1. SigmundFreud,Malaisedansla civilisation,
trad.Ch. et J. Odier,PUF,1971.
Rev.franc.Psychanal.,
4/1993
1030
André Green
que son titre recouvre. Civilisation ? Le mot garde-t-il le potentiel significatif
qu'il avait encore en 1930 ? Toute l'histoire écoulée depuis cette date ne vientelle pas infirmer le contenu dont on l'avait doté ? Comment aujourd'hui — c'està-dire après le nazisme, Hiroshima, les régimes totalitaires de l'Est européen,
après les exactions des forces qui ont pourtant aidé les peuples à se libérer du
joug de leurs colonisateurs, après le retour de l'intolérance religieuse — comment en appeler encore à la vertu des peuples civilisés ? Et tous les événements
tragiques dont nous ne venons de citer qu'un petit nombre, sont-ils compatibles
avec l'idée d'un simple malaise ? Ce malaise perçu par Freud à l'origine de son
essai, n'était-il pas le prodrome d'une grave maladie qui se serait déclarée
depuis ? Partout on va clamant les droits de l'homme ; n'est-ce pas parce qu'ils
sont largement bafoués ? Ceux de la femme le seraient-ils moins ? Et voilà qu'on
parle des droits de l'enfant. A leur suite ce sont les droits de l'environnement
massacré, ceux de la vie sur la planète, partout mise en danger, qui sont autant
de cris d'alarme. Maladie, à n'en plus douter, la question qui se pose
aujourd'hui est de se demander si les progrès du mal ne révèlent pas le caractère
incurable de la maladie.
Quelques questions d'actualité : Comment concevoir aujourd'hui la civilisation ? A quoi attribuer la cause du mal ? En quoi la psychanalyse peut-elle éclairer ces problèmes et leur apporter un commencement de réponse ? Paraphrasant
le titre d'un autre écrit freudien, je dirais : « Warum die Kranken in der Kultur ? » « Pourquoi la maladie dans la civilisation » ?
Nous sommes dans la postérité de Freud, mais aussi après ce que Freud
ignora : les camps d'extermination (aurait-il pu imaginer que l'Allemagne dont il
aimait la culture était capable de cela ?), la prolifération des armes nucléaires, la
répression par l'internement psychiatrique, la déportation des populations, le
terrorisme, l'enrichissement fabuleux par la drogue semeuse de mort, et enfin la
résurrection d'une abomination : la purification ethnique.
Les pires de ces actions ont été — et sont — commises par des pays de
haute et ancienne civilisation dont la culture a servi de phare à l'humanité. Nous
ne pouvons plus l'ignorer : aucun pays, aucun groupe, si civilisé qu'il soit et si
évidentes les preuves de ses accomplissements culturels, dont l'humanité tout
entière est débitrice, n'est protégé de l'éventualité d'un retour plus ou moins prononcé, plus ou moins prolongé vers la barbarie. Encore faut-il se demander si le
concept de régression est ici le plus approprié et s'il ne faut pas au contraire parler de « progrès dans la barbarie », à l'inverse de ce que Freud appelait, selon les
traductions, « progrès dans l'intellectualité » ou « progrès dans la spiritualité ».
Comment aujourd'hui évaluer ces égarements ? Comment ne pas penser que
notre « civilité » ne joue que le rôle des « habits neufs » de l'Empereur. L'Histoire contemporaine accumule les évidences : « Nous sommes nus. » A un
Culture(s) et civilisation (s)., malaise ou maladie ?
1031
moment, à peu près contemporain de l'oeuvre de Freud, il était d'usage de comparer la civilisation, non à la barbarie, mais à l'héritage animal de l'homme.
Aujourd'hui, nous le savons, il n'est pas de prédateur dont la cruauté soit comparable à celle de l'homme. Non celle de l'hominien à peine surgi du rameau qui
le sépare des autres anthropoïdes, dont l'agressivité ou la destructivité paraissent
en regard des nôtres anodins, mais bien celle de l'homme contemporain, bardé
de savoir et de pouvoir, terriblement efficace dans la poursuite de ses buts les
plus effroyablement inhumains, ce dont il paraît s'accommoder sans difficulté et
même se réjouir lorsque ses voeux se trouvent réalisés.
Nous sommes aujourd'hui devant une terrible leçon. Toutes les horreurs que
le nazisme a perpétrées, tous les mensonges qu'il a forgés, tous les oripeaux dont il
s'est paré pour se justifier ont été montrés, démontrés, réfutés afin que « plus
jamais ça ! » comme on dit. Bernique ! Non seulement la vérité n'est pas dissuasive, mais elle est toujours niable au nom d'une autre vérité plus complaisante. Et
ce qu'on n'attendait pas, voilà que la monstration de la monstruosité agissante fait
des adeptes et donne des idées pour l'avenir quand le moment viendra de sortir de
l'ombre pour accomplir le grand projet. Les nazis connaissaient Goethe par coeur,
j'imagine que les Serbes et les Croates sont de bons chrétiens. Les psychiatres
soviétiques croyaient à la schizophrénie torpide dont l'épidémie s'est éteinte avec
l'interdiction du Parti communiste de I'URSS.On continue d'exciser les clitoris des
femmes africaines et l'on coupe toujours les mains des voleurs dans les pays islamiques où l'on ne connaît d'autre loi que le Coran. Au pays des tables de la Loi, on
torture, on brise les os des manifestants, on bannit.
Pouvons-nous aujourd'hui, comme Freud en 1930, croire encore aux vertus
des Lumières, de la science, de l'éthique, de la démocratie, pour avoir foi en la
civilisation et espérer la sauver ?
La question n'aurait pas de sens si, au milieu de tant de raisons de s'inquiéter
on ne trouvait aussi, perdus dans la masse des signes négatifs, quelques indices qui
peuvent susciter sinon l'espérance, du moins une consolation. Car il existe une
indéniable amélioration de la condition humaine dans les domaines de la santé, de
la lutte contre l'analphabétisme, dans celui de l'élévation du niveau économique
des populations, et, malgré tout, de la défense des droits de l'homme. Amélioration
dont je n'ignore pas le caractère relatif et tout à fait dérisoire par rapport à ce qui
reste à faire — pour ne rien dire de ce qui pourrait être fait et qui ne l'est pas.
Les idéologies en crise
Quoi qu'il en soit, la comparaison entre les raisons de désespérer ou au
contraire de continuer à oeuvrer ne résume pas la situation. Car la résultante de
1032
André Green
ces diverses composantes est bien la crise des idéologies, la faillite des valeurs
traditionnelles, la remise en question des principes éthiques, bref le destin de la
morale. Celle-ci, déjà ébranlée par Nietzsche et Freud, recouvre aujourd'hui ce
qu'on pourrait appeler un ensemble vide. L'humanisme fait sourire et suscite
peu de vocations enthousiastes, mais le pis, c'est que rien n'est venu le remplacer. Dieu est mort depuis longtemps déjà — en dépit de quelques tentatives pour
sauver ce qu'il en reste. Sur les murs d'une grande ville française, on pouvait lire,
« Yahvé, Y a plus ». Le communisme est défunt, sans espoir de résurrection. Et
l'on peut à bon droit se demander si la politique n'en a pas reçu un coup mortel.
Quoi, alors ? La science ? Elle paraît bien embarrassée de ses propres conquêtes,
débordée par les conséquences de ses découvertes. La « narcose de l'art »
(Freud), à l'heure où c'est le déchet qui est promu au rang d'objet artistique, ne
saurait jouer ce rôle mobilisateur pour les sociétés. Il fut un temps, pas si éloigné, où art et révolution rimaient : le surréalisme est là pour nous le rappeler :
« En fonction même des événements de ces dernières années, j'ajoute que me
paraît frappée de dérision toute forme d'engagement qui se tient en deçà de cet
objectif triple : transformer le monde, changer la vie, refaire de toutes pièces l'entendement humain. »1 Vaste programme qui a vu le triomphe de la dérision sur
les diktats des voeux omnipotents. Est-ce qu'il ne reste à la civilisation que la
conservation du patrimoine ? Je crois qu'une valeur qui ne serait pas nourrie par
le présent ne peut vivre de ses réserves accumulées dans le passé. Pour moi il
reste... la psychanalyse, c'est-à-dire l'effort pour rester lucide.
En dépit d'un retour de flamme en 1968, Malaise dans la civilisation — un
exercice de vacances, selon l'aveu de Freud — n'a guère d'admirateurs enthousiastes. Tout récemment encore, Pontalis marquait ses distances par rapport à ce
texte daté 2. Qu'est donc le malaise que suscite Malaise... chez les intellectuels ?
C'est moins, à mon avis, cette confirmation fortement appuyée, de la pulsion de
mort qui provoque des réticences, qu'une autre hypothèse : l'idée que notre vie
civilisée puisse dépendre du sort des pulsions, de leur apprivoisement tout relatif,
des alternances de leur sommeil et de leur éveil sous l'influence de conjonctures
diverses et souvent imprévisibles. C'est aussi, par voie de conséquence, l'idée que
la société soit — ou soit devenue ? — le champ d'exercice privilégié, le milieu
nourricier par excellence, de celles-ci. C'est encore dans le cadre de ces prémisses
que s'explique, en un temps second, l'outrage de la pulsion de mort. Il est vrai
qu'en retour ni Freud, ni ses successeurs ne se sont clairement expliqués sur les
relations de la vie pulsionnelle avec le développement socio-historique — question d'une extrême obscurité.
1. AndréBreton,La clédeschamps,1946.
2. J.-B.Pontalis,Permanence
du malaise,Le tempsdela réflexion,
IV,p. 409-426,1983.
Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie ?
1033
Reste un constat : on parlait, il n'y a pas si longtemps encore, des philosophes du soupçon : Nietzsche, Marx, Freud. Nietzsche ne regroupe plus autour
de son nom qu'une poignée de rescapés du nihilisme qui pratiquent une sorte de
dandysme intellectuel ; Marx a vu s'écrouler l'empire qui s'est édifié en son
nom ; reste Freud, encore que beaucoup le considèrent dépassé, aussi bien dans
que hors la psychanalyse. Quoi qu'il en soit, il n'est désormais plus possible à
quiconque réfléchit sur le cours des événements de notre époque, de se satisfaire
d'explications schématiques ou abstraites. Aujourd'hui, l'analyse de la civilisation y découvre moins le malaise que les progrès d'une pathologie, aisément
reconnue, insuffisamment expliquée et encore moins traitée avec efficacité. Gardons-nous de l'idée que les psychanalystes pourraient être les médecins qui posséderaient les clefs de ce mal mystérieux. Tout au plus leur regard jette-t-il
quelque lumière sur la nuit qui entoure le pouvoir des puissances qui périodiquement se déchaînent.
Est-ce là revenir encore, à travers la fonction du concept de pulsion, à une
formulation qui renvoie à la relation de l'homme à la nature, aux forces qui l'habitent, à son destin, au rapport qu'il entretient à la mort ? S'il est une question à
laquelle il ne faut surtout pas se hâter de répondre, c'est bien celle-ci. Nous verrons cependant qu'elle hante la discussion, même quand on n'y fait pas explicitement allusion. Et si oui, à quoi opposer la nature ? A la culture sans doute,
mais quoi de celle-ci ?
Aux sources de l'idée
Trop souvent l'analyse de Malaise dans la civilisation a donné.lieu à une lecture refermée sur elle-même, sans souci de ce qui s'est écrit, élaboré, pensé à cette
époque, comme si le texte de Freud était sorti tout armé de la tête de son auteur.
Aujourd'hui, il faut recontextualiser Malaise... Pas seulement par rapport à
l'histoire de l'époque, et bien que nous soyons à trois ans de l'arrivée d'Hitler au
pouvoir, mais dans le cadre du mouvement des idées, en remontant plus haut.
Pour Durkheim et Mauss, la civilisation est considérée sous l'angle de phénomènes sociaux qui vivent d'une vie « supranationale », fiés en système solidaire. Une sorte de « processus civilisateur » en somme, qui se définit en termes
moraux, né d'une histoire qui sort du cadre d'une société déterminée1. Passage
du local à un certain global. Et tandis que Mauss, en 1929, procédant à une
bouture saussurienne, définit le social — tout comme le signe — par l'arbitraire,
1. E. Durkheimet M. Mauss,Notesurla notionde civilisation
(1913),in M. Mauss,OEuvres,
2,
p. 452.
1034
André Green
responsable de ses formes définies et singulières, il anime ces formes d'une vie qui
connaît ses mouvements d'expansion, d'arrêt, de rejet. On devine ici la place que
peuvent occuper une visée civilisatrice et ses avatars1. C'était là le moment où
une réflexion née au XVIIIesiècle parvenait à maturité. Jean Starobinski en a analysé les ambiguïtés 2. Civiliser, c'était, selon Mirabeau père, adoucir l'état de
nature. Mais comment le qualifier moralement pour comprendre le sens de
l'évolution ? Deux idées contraires s'opposent ici : tantôt l'état de nature est
celui d'une innocence originelle qui ne va cesser de décroître pour laisser la place
à ce qui pervertit l'homme, tantôt l'état de nature sera synonyme de barbarie, la
civilisation éduquant l'homme pour s'affranchir de cette tare. En somme, il y a
ceux qui pensent l'homme d'avant et d'après la chute...
Remarque : les Grecs n'avaient pas de mot pour désigner ce dont nous parlons : ils ne civilisaient pas, ils domptaient, ils apprivoisaient, ils éduquaient
(F. Hartog) 3. Les barbares, c'étaient les non-Grecs, ceux qui ne parlaient pas
leur langue, ceux dont la parole s'entendait comme un balbutiement —
aujourd'hui, un bla-bla-bla. Cette idée du rapport de l'humain à ses antécédents
pré-humains, on la trouve aussi à la même époque chez Gordon Childe4.
Un autre courant remonte jusqu'à la fin de la première guerre mondiale
— dont personne n'omet de
signaler le caractère sauvagement meurtrier.
Freud n'y manquera pas en 1915 dans son essai : « La désillusion créée par la
guerre » : « Il nous semblera que jamais encore un événement n'avait détruit
tant de biens précieux communs à l'humanité, frappé de confusion tant d'intelligences parmi les plus lucides, si radicalement abaissé ce qui était élevé. »5 Et
déjà il exprime sa déception des grandes nations de race blanche, c'est-à-dire
les peuples civilisés, incapables de régler leurs différends autrement que par la
force. L' « Etat civilisé » a failli. Ce texte est bien le prologue de Malaise...
quinze ans avant, écrit à chaud, et pas comme alternative aux parties de cartes
en vacances ! Il est aussi le précurseur de Warum Krieg ? (lettre à Einstein)
écrit trois ans après Malaise... en 1933. Le plus étrange est notre impression
que ce dont Freud traite avec précision en 1915 constitue un témoignage des
guerres d'aujourd'hui, alors que l'objet de sa description porte sur des faits qui
nous paraissent, avec le recul du temps, beaucoup moins meurtriers. Comme si
nous nous étions « habitués » à la situation de 1915, comme peut-être nous
nous habituerons plus tard à celle de 1992. L'indignation s'use, l'horreur se
1. Lescivilisations,
éléments
etformes(1929),loc.cit.,p. 469.
2. JeanStarobinski,Lemot « civilisation» dansLe tempsde la réflexion,
1983.Toutlenumérode
l'année1983estconsacréà cethème.
3. F. Hartog,Lepassérevisité,loc.cit.,p. 161-180.
4. G. Childe,Delapréhistoireà l'histoire,Gallimard.
5. SigmundFreud,Actuellessurla guerreet la mort, OEuvres
XIII,p. 127.
complètes,
Culture(s) et civilisation(s), malaise ou maladie ?
1035
banalise. Et pourtant, Freud assigne déjà aux pulsions érotiques un rôle
d' « aptitude à la civilisation » (c'est lui qui souligne), accomplissement qu'on
se gardera pourtant de surestimer. Il ne faudra donc pas s'étonner de la date
des Réflexions sur le monde actuel de Paul Valéry (1929-1945) où celui-ci nous
rappelle que les civilisations sont mortelles et diagnostique une crise de l'esprit.
D'autres noms, d'autres titres viennent prolonger cette chaîne associative.
O. Spengler qui prononce le « Déclin de l'Occident », prédisant la fin des
démocraties, A. Toynbee et sa vision pessimiste de l'Histoire 1, A. Weber
en 1931, et surtout la fameuse « Krisis » de Husserl : la crise de la conscience
européenne, qui date des années trente.
Un texte demeure exemplaire : l'article de l'Encyclopaedia Britannica signé
de J. Harvey Robinson en 1929. Il énonce clairement le nouveau tour pris par le
questionnement depuis 1870-1880, à savoir le rôle joué par l'héritage animal de
l'homme qui redevient aujourd'hui d'actualité avec la sociobiologie d'E. Wilson.
Darwin est à l'arrière-fond du tableau, mais peut-être Freud aussi : « Quelle
civilisation aurait pu survenir sans les influences diverses des rêves ; il est impossible de le conjecturer. L'homme sans rêve aurait-il eu ses religions, ses symbolismes, ses allégories et une majeure partie de l'art. Il est assuré pour le moins
que les croyances et les pratiques des peuples primitifs sont, dans bien des cas,
attribuables à leurs rêves. »2 Ce discours sera réactualisé par les préhistoriens
(Leroi-Gourhan).
Un état d'esprit assez voisin se rencontre aujourd'hui chez Braudel, un des
historiens modernes qui n'hésite pas à reconnaître aux mentalités un rôle majeur, à
l'époque où l'histoire marxisante reléguait à un second rang l'influence de l'idéologie, celle-ci n'étant qu'une superstructure dont les déterminations devaient
renvoyer à l'infrastructure économique, origine véritable des facteurs causaux.
Culture et civilisation se renvoient l'une à l'autre. En outre, le singulier n'est plus
acceptable et l'on doit tendre vers le pluralisme pour ne pas encourir le reproche
d'occidentalo-centrisme, ce péché des « grandes nations de race blanche ».
Les historiens commencent à se poser des questions moins idéalisantes.
Civilisation, pour Freud, rime avec Eros. Mais désormais la guerre cesse d'être
vue d'un point de vue moral ou économique. L'idée de « relaxation démogra3
phique » (G. Bouthoul) se devine sous des masques rationalisateurs. Mais cela
met en cause la notion même de la civilisation. J'ai autrefois insisté sur le rôle de
la paranoïa constitutive de l'identité culturelle 4.
1. Toynbee,qui a beaucoupécritsurla civilisation,
a conçuDe l'histoiredurantla guerrede 1914la rédactionen 1921pour en publierlespremierstomesde 1933à 1939.
1918,en a commencé
2. J. HarveyRobinson,article« Civilisation
etculture», Encyclopaedia
Britannica.
3. G. Bouthoul,Lephénomène-guerre,
PetiteBibliothèque
Payot, 1962.
4. A. Green,Lafolieprivée,Gallimard,1990,p. 122.
1036
André Green
« Une civilisation atteint sa vérité en rejetant ce qui la gêne dans l'obscurité
des terres limitrophes et déjà étrangères. Son histoire, c'est la décantation à longueur de siècles, d'une personnalité collective prise, comme toute personnalité
individuelle, entre un destin conscient et clair et un destin obscur et inconscient,
lequel sert de base et de motivation essentielle à l'autre, mais sans toujours s'en
faire connaître. On voit que les études de psychologie rétrospective ont été marquées au passage par les découvertes de la psychanalyse. »l
Ainsi, l'inspiration de Malaise... remonte à la première guerre mondiale, sa
gestation dure de la fin de celle-ci à 1930, et il faudra attendre trente ans avant
que la psychanalyse appliquée aux disciplines historiques fasse l'objet d'une
reconnaissance officielle par l'un des plus brillants historiens de son temps.
La question qui se poserait légitimement est de savoir si la deuxième guerre
mondiale de 1939-1945 n'a pas mis en évidence une mutation : celle qui nous fit
passer du malaise à la maladie. Car le nazisme prend bien rétrospectivement l'allure d'une maladie, d'un mal dont tout montre que ses germes sont plus dormants qu'éliminés. Il n'y a pas de vaccin contre la peste brune. C'est peut-être le
moment alors d'indiquer que l'examen de l'histoire ne suffit pas à nous éclairer
et qu'il y faut le secours de l'histoire des idées et l'analyse du questionnement
interne de plusieurs disciplines.
Anthropologie
Dans le développement de l'anthropologie, on retrouve deux questions :
— Quel est le rapport de l'anthropologie au milieu physique dans lequel les
groupes humains vivent ?
C'est poser le problème de l'influence d'une certaine réalité physique. La
réponse est généralement qu'un groupe humain se fait une image de la nature,
l'interprète, la pense de telle sorte qu'il n'existe pas de rapport de nécessité entre
la réalité du milieu et la vision qu'en a le psychisme humain.
— Y a-t-il antagonisme entre culture et société ?
Une longue succession d'opinions se sont exprimées sur ce problème. Si
pour Tylor (1871) la culture est la totalité de l'expérience humaine accumulée et
socialement transmise, celle-ci inclut : les connaissances, les croyances, l'art, la
morale, le droit, les coutumes et toutes les autres capacités et habitudes acquises
par l'homme en tant que membre d'une société particulière. Cet ensemble est si
vaste qu'il appelle une mise en ordre et des distinctions. Aussi Kroeber propo1. F. Braudel,Grammaire
descivilisations,
Arthaud,1987(lreéd., 1963: Lemondeactuel,histoireset
S. Baille,F. Braudel,R. Philippe,Belin,chap.III).
civilisations,
Culture(s) et civilisation(s), malaise ou maladie ?
1037
sera-t-il de distinguer trois niveaux : l'inorganique (physis), l'organique (vivant
et psychique) et le superorganique (social). En analyste, je serais tenté de rapprocher, par assonance terminologique, le superorganique et le Surmoi. Mais on
notera que la référence centrale est ici l'organique, c'est-à-dire le biologique. On
dira donc des niveaux 1 et 3 qu'ils sont infra et suprabiologiques. Claude LéviStrauss restreint la définition : « Toute culture peut être considérée comme un
ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent : le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science et la
religion. »1 Le glissement est significatif : de l'organique au symbolique ; le réfèrent est passé du vivant (et psychique) au système symbolique — dont il faut
souligner ici l'hétérogénéité qui réunit sous le même chef des aspects très divers.
Toutefois la question est loin d'être réglée. B. Juillerat dissocie le social et le
culturel. La valeur du culturel viendrait justement de ce qu'il serait indépendant
de la structuration sociale (institutions) proprement dite. Pratique sociale et
« vision de l'univers » seraient complémentaires : le sens y circule comme entre
le matériel et le non-matériel. « Ceux qui conçurent et fabriquèrent nos outils,
mirent au point une technique agricole ou domestiquèrent des animaux, étaient
aussi ceux qui, simultanément, replaçaient la société dans le cosmos et réinventaient celui-ci dans leur imaginaire. »2
Ces questions renvoient en fin de compte à la définition de l'humain, non
seulement par rapport à sa différence d'avec l'animal mais aussi en tant que tel.
Continuité ou discontinuité psychique avec l'animal, mais aussi repérage des
référents qui lui donnent sa spécificité. Se retrouvent ici les dossiers récemment
réévalués du langage, du symbolique, de l'évolution qui nous mènent sur les chemins de la communication, de l'abstraction, de la reproduction.
Interprétation des mythes : sémantique et pluralité des codes
Parmi les anthropologues contemporains, Clifford Geertz plaide pour l'interprétation des phénomènes culturels comme systèmes de signification. Cette
vision sémantique et herméneutique est le résultat de la déception occasionnée
par des options méthodologiques antérieures. « La physique sociale des lois et
des causes » est loin d'avoir fait croître les moissons espérées. L'objectivisme
s'est révélé assez peu fécond et se montre avare en scientificité, c'est-à-dire en
prédiction, contrôle, testabilité, etc. Geertz pense que, l'expérience ayant été
suffisamment probante (négativement), un retour en arrière n'est guère conceet anthropologie,
PUF.
1. Lévi-Strauss,
Sociologie
2. B. Juillerat,Lesenfantsdusang,Ed. CNRS,
p. 11.
1038
André Green
vable. Et d'admettre que la sociologie est à l'état à peine embryonnaire. Ce
qui est intéressant chez Geertz, comme chez Sahlins, c'est la façon dont ils
assument leur immersion dans le bain culturel de leur temps. Inutile de citer
encore tous les grands noms de la philosophie, de l'épistémologie, de la
réflexion de notre époque dont l'influence est reconnue ici. Remarquons toutefois que Geertz admet le caractère de « construction » des théories et rappelle
à l'occasion les précédents de Weber, Freud et Colingwood. Ce décentrement
sociologique permet d'échapper à la pensée « technologique » et avoue les perplexités de l'entreprise qui se réclame de genres flous. La largeur des perspectives de Geertz, sa sincérité, l'aveu de ses doutes, n'exercent pas seulement sur
nous la réaction salutaire de la modestie. Elles nous font témoin des difficultés
à proposer une démarche qui soit à la fois honnête et rigoureuse. Pour
conclure, Geertz demande que l'on prenne en compte les contradictions,
l'énorme diversité de la pensée moderne dont aucune attitude schématisante ne
saurait rendre compte. Telles sont les conséquences de l'adoption d'un point
de vue interprétatif sur la culture 1.
Ce point de vue interprétatif ne peut que déboucher sur un conflit des interprétations. On en a un exemple avec l'analyse des mythes où des grands herméneutes s'affrontent. P. Smith et D. Sperber situent ainsi les enjeux. Ils notent
qu'alors que pour Dumézil les catégories sociologiques et psychologiques sont
privilégiées pour le niveau sémantique, Lévi-Strauss est d'une opinion adverse,
déniant ce privilège à de telles catégories, ceci étant contraire au principe même
de la pensée mythique. Dumézil recherchait l'idéologie sociale des Indo-Européens à travers les modes expressifs qui caractérisent leurs mythes, Lévi-Strauss
ne prête d'attention qu'à la multiplicité des niveaux — refusant d'accorder une
valeur particulière à un quelconque d'entre eux2.
Cette discussion, interne à l'anthropologie, n'est pas sans intérêt pour l'analyste. Il n'est pas indifférent que son objet soit la structure. P. Smith et D. Sperber font la différence entre l'usage « mou » de la notion de structure et sa version
dure, l'analyse structurale.
« Pour tous une structure est un ensemble de propriétés sur un ensemble
d'objets tel que cet ensemble d'objets puisse être (au moins partiellement)
décrit au moyen de ces propriétés. L'analyse structurale, elle, commence non
pas quand on démontre d'un ensemble d'objets qu'il fait système, mais quand,
passant à un niveau ultérieur d'abstraction, les propriétés du premier niveau
sont traitées comme des objets dont on démontre le caractère à nouveau systé1. C. Geertz,Savoirlocal,savoirglobal,trad.de l'anglaispar DenisePaulin,PUF,1986; 1reéd. originale,1983.
2. P. Smithet D. Sperber,Lesmythologiques
de G. Dumézil,Annales,26,1971,p. 584.
Culture(s) et civilisation(s), malaise ou maladie ?
1039
matique. Le propre de l'analyse structurale est d'étudier les rapports entre les
structures. »1
Dans le cadre de la distinction entre culture et civilisation, la culture nous est
apparue comme un ensemble vague chez Tylor, ordonné chez Kroeber, défini
comme pluralité de systèmes symboliques chez Lévi-Strauss. Mais au sein de cet
ensemble, la question qui oppose Dumézil à Lévi-Strauss est celle du rôle accordé à
la sémantique par le premier, alors que le second ne veut connaître que le système
des rapports qui lient les structures entre elles. Pour reprendre la définition de
Lévi-Strauss, si les règles matrimoniales font structure, peut-on dire que l'art en
fasse autant ou de manière comparable ? Dans la grille d'intelligibilité du mythe,
peut-on considérer que le mythe entretient le même rapport de proximité avec l'organisation socio-politique et idéologique qu'avec les autres systèmes ? Peut-on
tenir pour négligeable le niveau d'élaboration de la distribution du pouvoir ou des
catégories religieuses chez les Indo-Européens et disons, les Amérindiens ? Ce qui
paraît pertinent appliqué aux seconds l'est-il autant chez les premiers ? Leach qui
s'intéressera au structuralisme de Lévi-Strauss propose une théorie du symbolisme
différente. Il s'efforce de montrer : 1° que les symboles ont plusieurs niveaux de
sens ; 2° qu'il existe des relations logiques et structurales entre ces différents sens ;
3° que quelques-uns de leurs multiples sens ne peuvent être connus que lorsque
nous avons exploré dans ce champ comparatif le système d'ensemble de différents
récits dans lesquels le symbole apparaît. On remarque donc que l'inférence de
niveaux différents peut ouvrir à un traitement de ces contextes très éloigné du formalisme de Lévi-Strauss. Qui plus est, Leach considère que cette conception est
plus proche de ce qui se fait lors du travail psychanalytique que les thèses de LéviStrauss, qui, ne l'oublions pas, tenait Freud pour un de ses maîtres2.
On doit à la génération postlévi-straussienne un renouvellement des
réflexions sur ces problèmes. Juillerat critique la conception de Lévi-Strauss de
l'organisation dualiste qui renverrait à des structures fondamentales de l'esprit
humain — entendez d'origine sans doute biologique. Les moitiés, selon LéviStrauss, existeraient « pour rien ». Juillerat au contraire fait observer que dans
les sociétés qu'il a étudiées, le rapport entre les sexes est marqué par la complémentarité (avec un degré minimal d'intercommunication). « La domination
s'exerce ainsi principalement sur la nature et sur ce qui apparaît comme spécifiquement naturel non transformable en social dans la société, non pas sur les personnes et les biens au sein de la société. »3
1. Ibid.
2. E. Leach,TheBigFishin theBiblicalWilderness,
International
Review
1986,
of Psychoanalysis,
13,130-140.
3. B.Juillerat,loc.cit.,p. 517.
1040
André Green
L'opposition
nature-culture
On le voit, le questionnement ne cesse de tourner autour de l'opposition
nature/culture qui en entraîne une autre, matériel/non matériel, et sur les
options théoriques qui réintègrent l'anthropologie dans le cadre général des
sciences de la nature (Lévi-Strauss) ou la placent dans un cadre spécifique
(Dumézil). La réflexion prend un tour nouveau avec Maurice Godelier dont les
options sont encore différentes. Pour lui, la pratique symbolique est une manière
de faire passer les idées du monde dans le monde des corps, dans la nature et en
même temps de les transformer en rapports sociaux, en matière sociale : les discours, les gestes symboliques transforment les idées en une réalité matérielle et
sociale directement visible. « Tout serait simple si la pensée se bornait simplement à réfléchir, à représenter la société, mais toutes les difficultés de l'analyse
scientifique de la part idéelle du réel viennent de ce que la pensée non seulement
représente la société mais qu'elle est elle-même productrice de société. »1
Représenter : telle est la brèche ouverte par Godelier : « Qui représente
quoi ? » « Que fait-on quand on représente ? » Se borne-t-on à traduire, à exprimer ? Représenter, est-ce seulement être produit, n'est-ce pas aussi produire ?
Ces remarques pourraient bien s'appliquer aux représentations de mot. Sontelles produites par les représentations de chose ? Et de quoi les choses sont-elles
la représentation : du monde ? de la société ? de la pensée ? Parlant, je reproduis, certes, mais je produis aussi : du discours, ainsi que des actions (la pragmatique) et aussi des projets, des désirs, etc. Il est clair que les cloisons étanches,
commodes pour l'exposition, ne tiennent pas à l'examen ; elles sautent à tous les
carrefours.
Le symbolique
C'est bien la relation de l'humain au symbolique qui est l'enjeu de la discussion. Une citation de P. Smith et de D. Sperber montrera à l'évidence que la
conception du symbolique en anthropologie est fort éloignée de celle qu'un Jacques Lacan aura édifiée à l'usage des psychanalystes.
« Une théorie du symbolique ne peut se construire qu'en distinguant clairement les propriétés des représentations symboliques qui tiennent au dispositif
symbolique lui-même, de celles qui tiennent à leur utilisation idéologique.
« En particulier, il est concevable que le dispositif symbolique lui-même
n'organise qu'un savoir sur des catégories et que le savoir sur le monde décelé,
1. M. Godelier,Laproduction
desgrandshommes,
Fayard,p. 352.
Culture(s)
et civilisation(s), malaise ou maladie ?
1041
dans les représentations qu'il sous-tend, relève non de la structure mais de la
manière dont elle est mise en oeuvre et renvoie donc à d'autres facteurs.
« Si tel est le cas, le rapport entre relations de parallélisme et relations d'opposition s'éclaire : toutes deux conservent l'articulation des catégories mais
seules les premières conservent le message sur le monde, l'idéologie. »1
On songe ici à la place du langage en psychanalyse, au dispositif symbolique
qui permet son utilisation spécifique, à ce qu'il permet d'énoncer (qui ait rapport
à l'inconscient). Peut-on, en effet, ne pas poser la question des rapports de la
structure du langage et de la sémantique, de ses catégories formelles dans leurs
rapports avec les éventuelles catégories formelles de l'inconscient et des liens des
premières aux secondes. Ces dernières renverraient à ces autres facteurs que sont
les pulsions ou le corps, ou le réel, etc. Comment concevoir ces rapports qui
opposent en fin de compte forme et contenu, code et message, lorsque la question se complique en s'étageant sur plusieurs niveaux.
Histoire. Structure. Sémantique
Un autre aspect des problèmes soulevés par la structure est son rapport à l'histoire — thème qui a dominé le début des années soixante. Jean Pouillon nous
invite à dialectiser : « L'histoire révèle la structure qui l'explique. » Cette rétroaction ne lève pourtant pas toutes les énigmes de la dimension diachronique.
La pensée structuraliste a fait l'objet de nombreuses critiques. Plutôt que de
rappeler les objections mises en avant par celles-ci, voyons plutôt comment certaines conceptions tentent de sortir des impasses de la discussion. Nous y verrons réapparaître, certaines dimensions frappées d'exclusion. La pensée de Marshall Sahlins est à cet égard digne d'intérêt. G. Lenclud qui l'expose et
l'interprète écrit : « La culture en tant qu'ordre symbolique nécessairement projeté sur le monde intègre inéluctablement la continuité (les significations) et le
changement (l'objet réel contingent auquel est appliquée une signification altère
la catégorie, puis, de part en part, la structure). »2 On voit alors qu'il est impossible de séparer la structure du changement qui implique la prise en considération de la diachronie.
On a dit des structures qu'elles ne descendaient pas dans la rue, formule
lyrique pour dire qu'elles manquaient d'âme, de sensibilité, de mouvement. Et
l'on sait bien que l'affect est le point d'achoppement des systèmes lévi-straussien
et lacanien. Mais ce qu'ils ont exclu de leur pensée y est ramené par Sahlins sous
1. P. Smithet D. Sperber,loc.cit.,p. 585.
2. G. Lenclud,LemondeselonSahlins,Gradhiva,
1991,n° 9,p. 49-62.
1042
André Green
une forme différente. Il écrit : « Un symbole donné représente un intérêt différentiel pour des sujets divers selon la place qu'il occupe dans leur existence. L'intérêt et le sens sont les deux côtés d'une
pièce, d'un mêmesigne, respectivement liés aux personnes et aux autres signes. » Intérêt pourrait être ici pris
comme synonyme d'affect. Et si on est sensible à la double référence du signe, à
la personne et aux autres signes, on admettra que nous sommes ici très proches
des théorisations psychanalytiques qui voient dans la production du discours
psychanalytique les effets d'un double transfert (en une opération) : sur la parole
(les autres signes) et sur l'objet (les personnes). Qui plus est on peut encore formuler cela autrement en soulignant comment la théorie psychanalytique procède
à l'articulation de l'intrapsychique avec l'intersubjectif (Green).
En appliquant ces réflexions à la question des relations interculturelles, Lenclud écrit : « Dans la mesure où il y a mise en exercice nécessaire des catégories
culturelles (de la structure) et dans la mesure où cette mise en exercice est non
moins productrice d'événementialité (d'histoire), le contact entre cultures est une
modalité particulièrement lisible du processus d'historicisation de la structure. »:
Sahlins considère que la culture est tout ce qui est signifié dans le contexte
d'un ordre sémantique donné. On voit qu'ici le retour à la définition élargie est
marqué par une interprétation du symbolique rattaché à la sémantique — et au
signifié — ce qui s'inscrit radicalement en opposition avec les allégeances de
Lévi-Strauss à la linguistique synchronique.
Sahlins oppose l'activité des catégories au repos et au travail. Dans ce dernier cas, la valeur des signes (la signification) est mise en danger. « Le sens des
catégories est exposé au démenti de la réalité, le divorce menace entre sens et
référence. »
Tout analyste sait qu'entre ses lectures, ses propres élaborations théoriques,
et la remémoration d'une séance récente transcrite de mémoire où s'opère la
mise à l'épreuve de ses idées au contact de la réalité clinique produite par la pratique en séance, il y a le même rapport qu'entre les catégories au repos et les
catégories au travail. Et il reconnaît sans peine cette menace qui pèse sur des
catégories. Il mesure le risque de voir s'écrouler l'édifice théorique construit avec
patience et peine, solidité et élégance, qu'on croyait apte à résister au temps... au
moins un certain temps.
La distinction de Sahlins est donc importante pour toute spéculation bâtie
sur une pratique.
Longtemps nous avons été abusés par une conception erronée parce que
trop schématique, schématique parce qu'erronée, de l'Histoire. Histoire globale,
unifiée, se mouvant en bloc, d'un seul tenant. Or, voici que Sahlins nous rappelle
1. G. Lenclud,op.cit.
Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie ?
1043
l'hétérogénéité des développements, la dyschronie des aspects en changement.
« Les différents ordres culturels ont leur mode spécifique d'actions historiques,
de conscience historique et de détermination historique. »l Comment un psychanalyste ne souscrirait-il pas à cette importante remarque, qui le pousse à réfléchir sur sa pratique — laquelle le confirme largement — et sur la théorie — qui
n'en tient pas toujours compte.
Pragmatique. Comportement. Représentation
Les progrès de l'anthropologie sont liés pour partie au mouvement interne
de la discipline, pour partie aux influences extérieures et aux modifications qui
surviennent au sein des disciplines connexes dont on se réclame. Après avoir été
fortement marquées par la linguistique synchronique, les influences de Saussure,
puis de Chomsky ont cédé la place à celles de Austin et de Searl. Et c'est la pragmatique qui attire maintenant vers elle toute l'attention. Sahlins affirme que le
code approprié à une conjoncture donnée informe l'histoire. Mais ne postulerat-on pas ici un monopole explicatif de l'histoire par le culturel ? G. Lenclud,
commentateur de Sahlins, fait justement observer que ce dernier ne définit pas
des catégories réelles mais des états imaginaires pour aider à penser. « Or le
modèle sémantique pragmatique adopté par Sahlins comme grille de lecture —
penser c'est faire — abolit toute distance ontologique entre représentation et
agissement, opérations conceptuelles et domaines de la pratique. » Nous voilà
ici devant une interrogation capitale, enjeu de toute la pensée des sciences
humaines. La pragmatique supplantant la grammaire générative, cette dernière
ayant elle-même détrôné la linguistique saussurienne, s'est imposée dans de multiples champs d'applications. Elle occupe maintenant le rôle de la pensée de référence pour interpréter l'intelligibilité du discours. Il nous semble que la place
conceptuelle donnée à l'action et l'effacement de la dimension de la représentation, risque fort de conduire à une forme renaissante de behaviorisme, puisque
l'action est le modèle que partagent pragmatique et behaviorisme. Si penser c'est
faire, gardons-nous de croire que faire c'est penser.
La théorie de la représentation est sans doute pleine de pièges. Mais en y prenant garde, en soulignant l'hétérogénéité des systèmes représentatifs, en liant économique et symbolique, en distinguant le corps, le monde et l'Autre, elle offre plus
de richesses épistémologiques qu'un modèle habité en son centre par l'acte. On
met alors le doigt sur un des points fondamentaux qui séparent l'éclairage psychanalytique des autres modèles explicatifs qui rendent compte de la culture. Si la psy1. M. Sahlins,Desîlesdansl'Histoire,
p. 52.
1044
André Green
chanalyse, depuis Lacan surtout, adhère à la thèse du symbolique, un écart sépare
toujours les conceptions anthropologiques du symbolique, vues dans la perspective structuraliste, de celles qui naissent de contextes différents. Le pulsionnel reste,
en dépit des amendements et des contestations dont il a fait l'objet, une infrastructure essentielle, son rôle fût-il tempéré par d'autres éléments de même ordre : la
relation d'objet, la fonction alpha, l'aire intermédiaire ou le signifiant.
Le retour de la nature : l'écosystème
Le mouvement de balancier des concepts ordonnateurs devait faire retour
vers la nature avec la théorie des systèmes. Le niveau supra-organique de Kroeber
situait le social « au-dessus » du vivant. L'homme est maintenant réinséré non seulement dans la série animale, mais dans le système du monde. L'ensemble de l'environnement devient l'écosystème. Si l'extension des paramètres qui définissent le
milieu englobe un plus grand nombre de données et relativise la part de l'humain
dans une constellation — ou plutôt une galaxie — qui le dépasse de beaucoup, on
peut craindre en revanche une dilution de la pensée, un émoussement de la spécificité de l'humain. Certes, la conscience ne régnera plus en maîtresse dans le psychisme humain. On peut déceler ici une influence indirecte de la psychanalyse.
Mais son agencement ne sera pas le prélude à l'entrée de l'inconscient dans le système théorique, car ce n'est pas à cet échelon que s'arrêtera la théorie. Il sera en
quelque sorte noyé au sein de la nébuleuse formée par l'écosystème. C'est à
G. Bateson qu'il faut penser ici et à son ouvrage Vers une écologie de l'esprit. Bateson n'est pas ignoré des psychiatres et des psychopathologues, puisqu'il est à la
source de la théorie de double lien ou de la double entrave, selon les traductions,
qui a fécondé la psychopathologie de la schizophrénie. Plus tard Bateson devait
lui-même relativiser la portée de cette découverte, trop générale à son sens. Nous
nous intéresserons ici à ses positions théoriques générales. Pour Bateson, trois
paramètres sont à considérer : l'un est central, c'est la philosophie de la communication, elle est doublement encadrée : d'une part, par une philosophie « abstraite,
formelle » ; d'autre part, par une philosophie naturelle animale. Il n'est pas difficile
de situer spatialement ces trois paramètres. Par ordre hiérarchique : le niveau
naturel-animal, la communication interhumaine, l'abstraction formelle.
Ce qui pousse à une mobilisation autour de ce problème est la situation
nouvelle créée par la possibilité d'une auto-annihilation de l'homme par un
anéantissement de son environnement. Ce résultat n'est pas toujours la conséquence de visées destructrices ; au contraire il peut survenir comme couronnement d'actions menées avec les intentions les meilleures. La critique de la
conscience s'impose, car de même que l'on disait cette conscience aveugle à son
Culture(s) et civilisation(s), malaise ou maladie ?
1045
propre inconscient, on la dit maintenant tout à fait inconsciente de la nature systémique de l'homme lui-même. Non seulement cette conscience ignore l'ensemble dont elle est une partie, mais à écouter ses conseils de « bon sens », on
devient avide et dépourvu de sagesse. « Par sagesse j'entends ici, dit Bateson, la
prise en compte dans notre comportement du savoir concernant la totalité de
l'être systémique. »1 C'est en somme à une décentration de la conscience que
nous invite Bateson, la transformation d'un égo-isme en un éco-système. Il ne
s'agit pas de découvrir un inconscient caché mais d'ouvrir l'objectif de son
regard vers l'ensemble des phénomènes naturels en se considérant en tant
qu'homme comme un chapitre du Grand Livre du Monde.
La spécificité de l'humain est celle d'un écart qui crée une différence de
codage à l'intérieur de l'organisme et à l'extérieur de lui.
Vers la théorie de l'évolution
Ce retour de la nature, amorcé par les systémiciens, devait prendre la forme
d'un véritable assaut des sciences biologiques, donnant naissance à la sociobiologie, à travers l'oeuvre de E. Wilson. Le fondement de cette théorie se réfère à la
théorie de l'évolution. Les sociobiologistes soutiennent que les comportements
sociaux ont en fin de compte pour finalité de créer des conditions de maximisation
de la reproduction de certains gènes. Il est clair dans ces conditions que la
recherche sur la structure de ces phénomènes sociaux, en tant que tels, est tout à
fait illusoire puisqu'elle n'effleure même pas les causes véritables de ces comportements, lesquelles résident dans la biologie et plus particulièrement la génétique. On
est alors renvoyé encore une fois à préciser la nature de la différence animalhomme. La remontée vers la préhistoire devient toujours plus nécessaire. Mais
cette relativisation de l'histoire ne saurait être indépendante de l'examen de l'histoire des idées. Celle-ci démontre que les idées ont partie liée avec les idéaux. Souvent ceux-ci protègent des convictions qui n'ont pas grand-chose à voir avec la
science. Un curieux mélange procède à l'intrication de préjugés d'ordre religieux,
d'un obscurantisme tenace et d'un réel désir de connaître. Si cette « soupe » théorique se constate dans l'histoire des sciences — des origines à aujourd'hui — on
relève sa présence dans la philosophie également. Nul doute que l'anthropologie
est un domaine où elle n'a pas grand mal à trouver refuge.
En anthropologie comme dans d'autres sciences humaines, l'analyse des
faits dépend non seulement des conceptions personnelles des auteurs, mais aussi
et surtout de l'absence de critères objectifs pour l'identification des référents. Les
del'esprit,1972,Ed.du Seuil,1986.
1. G. Bateson,Butconscient
ou nature,dansVersuneécologie
1046
André Green
signifiés abondent — Lévi-Strauss insiste sur le fait qu'ils sont toujours en
excès — mais ce sont les référents qui leur donnent une valeur décisive. Sur ce
oint, anthropologie et psychanalyse partagent, sur le plan théorique, un certain
nombre d'incertitudes fondamentales.
La position évolutionniste n'a pas toujours clairement indiqué la direction
dans laquelle il fallait chercher la nature des changements évolutifs. Le structuralisme à idéologie biologisante de Lévi-Strauss s'est appuyé sur une vision très
partielle et partiale de la condition humaine et n'a convaincu que ceux qui se
sont confortés dans un désir commun de valoriser le rôle de la pensée abstraite
— même quand celle-ci se cache modestement dans les rayons « Bricolage » du
bazar des sciences humaines. Or, on parle toujours des capacités d'abstraction
de l'homme en laissant le champ libre à une confusion possible. N'est-il pas
nécessaire de distinguer, d'une part, entre la capacité d'utiliser des symboles sans
aucun rapport avec le concret — les mathématiques ici se rappellent à nous de
façon prévalente — et, d'autre part, la capacité de transformer le concret. En ce
dernier cas, le champ où s'exercerait l'abstraction est infiniment plus étendu
qu'on le penserait au premier abord, car il engloberait des domaines qui traditionnellement ne sont pas supposés en faire partie (l'art, les croyances, etc.).
Certes, on peut considérer qu'il y aurait étayage entre les deux conceptions. Et
l'on peut imaginer que le sens de la transformation (du concret à l'abstrait) récupère dans une certaine mesure une partie de la capacité à utiliser des symboles
indépendamment de leur relation au concret. Mais on ne souligne pas assez que
la pression exercée par le concret, qui serait à penser comme « l'exigence de travail imposée à l'abstraction par suite de son lien avec le concret », talonne la
capacité autonome du fonctionnement symbolique abstrait. Même les mathématiques peuvent recevoir des interprétations divergentes, les premières paraissant
parler en faveur de l'existence de Dieu, alors que les secondes se considèrent
comme tout à fait indemnes de la contamination par une foi quelconque. Que
dire alors de l'anthropologie où la question des religions vient d'emblée au premier plan ?
Un processus aura séparé l'organo-biologique de l'abstrait. Au sein de l'abstrait un autre processus séparera ce que nous appellerons le symbolisme autonome
(indépendant du concret) et le symbolisme transformateur (à partir du concret). Il
est très fréquent d'entendre invoquer la domination du symbolisme transformateur par le symbolisme autonome. Quoi qu'il en soit, la sociobiologie, qui a cherché à s'imposer à coups d'affirmations osées, de données scientifiques ad hoc en
prenant une position offensive dans le débat idéologique, a entraîné des réfutations
argumentées, et c'est encore Marshall Sahlins que nous retrouvons ici, qui n'a pas
de mal à démonter l'argumentation de ceux à qui il s'oppose.
Le véritable enjeu de la discussion pourrait être défini comme suit : « Etant
Culture (s) et civilisation (s), malaise ou maladie ?
1047
admis que le comportement, les affects, les représentations et les pensées des
hommes dépendent de leur organisation biologique et de leur appartenance à la
lignée animale, si l'on s'accorde à dire que le symbolique est un des traits différentiels importants d'avec l'animal, quels sont le rôle, la nature, la fonction, les
expressions et l'économie du symbolique dans le psychisme humain et dans sa
vie culturelle et sociale ? »
Sahlins plaide pour une « indétermination cruciale » par rapport aux appétits élémentaires qui dictent le comportement humain : « La culture est la condition essentielle de cette indépendance de l'être humain au regard de la nécessité,
des émotions comme des motivations. Les interactions des hommes renvoient à
un système de significations attribuées aux individus et aux objets de leur existence ; mais dans la mesure où ce sont là des attributs symboliques, on ne saurait les déceler dans les propriétés intrinsèques des choses qu'ils désignent. »1 En
somme une limite de l'application des données biologiques tirées du monde animal est la négligence d'un facteur de premier plan : quand bien même animal et
homme partageraient des constituants semblables, la nature de la relation de
l'animal à un autre animal est sans commune mesure avec la relation de
l'homme avec ce que j'appelle l'autre-semblable.
La minimisation de la sexualité
Et c'est ici qu'on peut encore s'étonner de l'intérêt limité porté à la sexualité. Parmi les anthropologues qui ne passent pas à côté de ce problème, il faut
citer B. Juillerat, M. Godelier et G. Herdt, ce dernier ayant travaillé en collaboration avec R. Stoller jusqu'à la mort de celui-ci. Herdt et Stoller soulignent la
pauvreté des études ethnographiques sur la sexualité — ou plus précisément sur
Férotisme 2. Tous les hommes exercent une censure plus ou moins étendue sur
leur vie sexuelle personnelle « intime ». Geza Roheim avait déjà relevé, il y a
longtemps, l'attitude antisexuelle de tous les groupes humains. L'inhibition,
lorsqu'elle se lève, se limite au champ des échanges entre hommes. Encore faut-il
remarquer la pudeur mêlée de crainte de bien des sociétés dites primitives qui
paraissent redouter quelque obscure sanction.
On parlait beaucoup autrefois de la crise de la science. Cette crise concernait surtout les sciences exactes — la physique au premier chef— touchées par
le problème du déterminisme. Aujourd'hui, celui-ci paraît avoir surmonté quelques-unes de ses impasses grâce à Prigogine, Atlan et d'autres, suscitant par ail1. M. Sahlins,Critique
delasociobiologie,
trad.J.-F.Roberts,Gallimard,1980,Ed.régionales,
1976,
p. 39.
2. G. Herdt,IntimateCommunications,
ColumbiaUniversity
Press,1990.
1048
André Green
leurs la semonce d'un R. Thom (« Halte au hasard, silence au bruit »).
Aujourd'hui on pourrait dire que l'épistémologie est soucieuse de l'incertain statut des sciences del'homme face à celles de la nature. Il est toujours à vif le problême de l'interface Nature-Culture, et c'est bien ce lien de l'homme à la physis
et de l'insertion naturelle de sa psyché dans son corps qui laisse entière la question du symbolique. C'est bien pourquoi certains ont cherché des champs privilégiés pour aider à cerner ce phénomène.
Et c'est ce qui a justifié que le regard se tourne vers la préhistoire.
L'interrogation
des origines
Remonter vers la préhistoire, ce n'est pas remonter vers une origine —
reconnaissable comme telle — c'est aller à la recherche de la présence d'éléments
dont l'assemblage donne à penser, dans la mesure où rien n'indique a priori la
raison de leur coprésence. En tout cas la figure où se compose leurs liens et leur
rapport ne cesse pas d'étonner.
Lorsque Leroi-Gourhan donne une vue d'ensemble de l'activité des hommes
de la Préhistoire, il distingue quatre domaines principaux : la fourniture des
moyens de subsistance, la tentative d'assurer la protection, l'organisation sociale
et enfin les préoccupations religieuses et artistiques. En somme la sphère des
besoins d'autoconservation, le règlement des rapports aux autres dans l'espace
interhumain et pour finir cette référence au suprahumain et au surréel que mettent
en scène « les religions » de la Préhistoire — les guillemets s'imposent ici — et l'art
— méconnu comme tel par ceux qui l'ont pratiqué, mais reconnu par nous, c'est-àdire par la lointaine descendance de ces premiers hommes. Des Australopithèques
au Néanthropiens (c'est-à-dire à l'homo sapiens ou mieux à l'homo sapiens sapiens)
nous constatons la présence de niveaux organique — non seulement biologique
mais économique — symbolique —, non seulement supra-organique mais aussi
suprasocial, qu'expriment la religion et l'art.
Et c'est ici qu'il convient de rendre justice à Lacan. Car c'est bien du signifiant qu'il est question dans son rapport au symbolique. En revanche, il n'est pas
sûr que la signification soit liée à l'imaginaire ou que le réel soit rattachable à un
discours tenu dans sa dimension diachronique, comme il le soutient 1.
Nous commençons à le comprendre de façon de plus en plus claire : ce que
l'on appelle culture — et encore plus civilisation — est consubstantiellement lié
à cette part, nommée symbolique, qui gravite autour d'un système de croyances
vers un mystérieux inconnu — qui concerne deux pôles, la mort au premier
1. J. Lacan,Lespsychoses,Séminaire
LIII, Le Seuil,1981,p. 76.
Culture(s) et civilisation (s), malaise ou maladie ?
1049
chef— car qu'est-ce que le plus inconnu sinon ce qui lui succède, ainsi que, et
c'est l'autre face du mystère, la vie elle-même dans les modalités de la reproduction. Et c'est à ces mystères que l'on doit les mythes et leur foisonnement
bigarré. « Les oeuvres des grottes ornées ne sont pas des tableaux de chasse, mais
expriment les liens de fonctions métaphysiques des symboles qu'ils sous-tendent,
elles répondent au squelette d'une mythologie. »1
La création de signes est l'un des marqueurs par où se révèle la mutation de
l'humain. Toute une archéologie se découvre ici. A côté d'une sémantique originelle, on discerne un embryon de syntaxe : signes minces, signes pleins, signes
ponctués ; une grammaire en puissance, colorée d'ocre rouge, donne aux sépultures leur parure métaphorique de terre ensanglantée.
C'est bien pourquoi Leroi-Gourhan peut écrire : « A l'âge du renne, l'Europe occidentale avait constitué une des grandes zones de civilisation. »2 Elle
dura deux cents fois plus que la nôtre. A ces rendez-vous originaires nous attend
un faisceau de découvertes qui vont marquer le destin de l'humanité tout entière
— autour des axes définis par Leroi-Gourhan : les
techniques de l'âge de pierre
ne cessent de se perfectionner. Souvenons-nous que pendant cinq cent mille ans
les hommes n'auront su que répéter le geste du tailleur de pierres pour
apprendre à perfectionner leurs outils ; l'agriculture va de pair avec la fin du
nomadisme et la stabilisation des groupes dont émergera la famille. Voilà pour
la subsistance et la protection. Mais combien plus importants encore sont le
développement du langage et les rites de la sépulture. Dans le débat incessant
Nature/Culture, si les règles viennent tracer la démarcation, au premier rang
desquelles la prohibition de l'inceste, c'est surtout le relais pris par l'univers des
signes qui crée un second monde et offre un fondement à la tiercéité : le signe
c'est ce qui n'est ni moi, ni toi mais « entre » toi et moi, la désignation d'un tiers
présent et/ou absent, vivant et/ou mort, réel et/ou imaginaire, un être d'une
durée à la fois impalpable et éternelle qui se conserve et se transmet sous ses
formes picturales et/ou abstraites. Il y a cocréation du signe et du monde, parce
qu'un monde sans signe est à peine un monde : tout juste un environnement,
pourvoyeur des besoins mais déserté par le divin. Avec le signe, le monde apparaît et devient objet de croyances, c'est-à-dire de désirs. De cet univers qui fut à
l'aube du monde, nous gardons d'infimes vestiges avec cette naissance émouvante des signes. Ceux-ci atteignent d'emblée les sommets de l'abstraction et du
style. Mieux, ils ne se présentent pas en ordre dispersé mais constituent des
ensembles dont l'organisation est déchiffrable. Le psychanalyste — raillé pour
avoir vu du sexuel partout — reçoit maintenant sa récompense : ce qui ordonne
1. Leroi-Gourhan,
Leschasseurs
dela Préhistoire,
EditionsMétailié,p. 139-140.
2. Leroi-Gourhan,
ibid.
1050
André Green
l'univers des signes c'est un symbolisme sexuel masculin et féminin se partageant
le déploiement du signifiant — fait d'autant plus remarquable que la représentation du sexe proprement dit est d'uneétonnante discrétion. D'où l'homme préhistorique a-t-il pu tirer la pudeur, sinon d'une sorte de respect inspiré par un
sens du sacré menacé par d'innombrables dangers? Car l'on cherche en vain
dans le foisonnement des créatures vivantes une scène de copulation animale, ou
une scène primitive humaine. Il n'y en a guère. La nature a déjà mis la sexualité
en position d'extra-territorialité. Le « tabou » sexuel précède l'interdit du cannibalisme. On peut encore manger le même, alors que la représentation de la
conception demeure barrée dans son expression.
Sans céder à la tentation d'effacer les différences, de sauter par-dessus les
millénaires et de procéder à des assimilations abusives, comme il était d'usage
d'en faire au siècle dernier, on demeure frappé de certains constats faits par des
anthropologues qui osent se poser les bonnes questions. Ainsi, Juillerat et Godelier relient la prohibition de l'inceste à l'apparition de la sexualité humaine. C'est
la parenté qu'on réglemente, non la sexualité ; Godelier retrouve la pertinence
des remarques freudiennes sur le changement biologique survenu chez la femme.
Disparition de l'oestrus, de la périodicité du rut. La sexualité cesse d'être critique
pour devenir chronique. Chroniquement critique dirai-je.
L'on peut ajouter à cela que la sexualité, en s'étalant dans le temps, remonte
jusqu'avant la puberté. Depuis Freud, la sexualité n'équivaut pas plus à génitalité que psychique ne s'identifie avec conscient. Et ce n'est pas seulement l'ontogénie qui est ici concernée puisque c'est le corps tout entier qui est imprégné par
le sexe, depuis la bouche accolée au sein, peau à peau, et les yeux dans les yeux :
mère et enfant ne faisant qu'un, s'interpénétrent à travers leurs fentes palpébrales
et leurs pores. La sexualité devient, comme l'a marqué fermement Godelier, facteur de désordre, et le monde extérieur, « fauteur d'excitations », dit Freud.
Quant aux humains, ils sont sujets à la coexcitation. Dès lors, si la parenté est
réglementable, la sexualité, elle, ne l'est pas. Juillerat voit dans les pratiques
rituelles et les récits mythiques les sources d'une ontologie. Le rôle de la culture
— Lacan l'avait aperçu, mais il avait
chargé sa thèse d'une forte dose de spiritualité christianisante — est de parachever la séparation biologique de la naissance, de promouvoir la différenciation entre l'enfant et sa mère, de lutter contre
les tendances régressives qui poussent toujours vers le retour au giron maternel,
sorte de pente naturelle que les actions symboliques des hommes s'efforcent de
contrarier en chargeant la fonction paternelle de ce travail capital.
Il est impossible d'entrer ici dans le détail. Un fait théorique important en
découle : la distinction entre le social et le culturel. Le culturel, à la différence du
social, a moins affaire avec l'organisation des groupes humains, la distribution
des fonctions, l'acquisition des grades et des titres, l'établissement de la hiérar-
Culture (s) et civilisation(s),
malaise ou maladie ?
1051
chie, bref les institutions, qu'avec les signifiants majeurs pré ou transsociaux que
la psychanalyse a cherché à cerner : la différence des sexes, celle des générations,
la sexualité, la mort, le plaisir, le désir, l'angoisse, la sublimation, l'agressivité, le
masochisme, la destructivité, etc. Pourtant, dans le débat avec les anthropologues, on retrouve constamment une pomme de discorde : l'invocation par les
psychanalystes du meurtre du père, le rôle constitutif, structural du parricide
pour la théorie psychanalytique, alors que les anthropologues ne trouvent rien
dans leur expérience qui y corresponde.
N'est-ce pas le contenu qu'il convient d'attribuer au symbolique ? A côté de
son interprétation structuraliste, ne peut-on le concevoir au point de vue sémantique comme l'ensemble de ces significations qui définissent le culturel ? Soit
encore, ce qui constitue le lien permettant dé réunir les représentations d'un
groupe touchant à ce que Lacan nommait des signifiants clés et ce dont Freud
nous avait donné une première idée avec les fantasmes originaires, dont la révision est sans doute nécessaire mais l'utilité incontestable ? Désormais, il est permis de dire sans risquer l'anathème : le sens précède la structure (Juillerat).
Donc, oui à l'inceste, non au parricide ? Mais comment ne pas penser que si le
père est investi du rôle de prescrire les interdits, il ne saurait échapper à la vindicte de ceux dont il restreint la jouissance ? Je ne connais pas la réponse à cette
question en anthropologie. En revanche, je suis sûr que je ne puis me passer de
la référence au meurtre du père — c'est-à-dire à l'OEdipe — en psychanalyse. Et
ceci malgré les nombreuses attaques dont ce concept est l'objet, jusque dans les
propres rangs des psychanalystes. Il est par ailleurs difficile à un psychanalyste
qui aura lu Totem et tabou, de ne pas interpréter les rituels concernant les ancêtres et les projections qui leur attribuent de l'hostilité sans faire l'hypothèse d'un
fantasme de rétorsion pour une transgression commise à l'endroit du père ou de
ne pas entendre des conduites d'expiation à son égard comme le repentir d'une
grave faute commise envers ou contre lui. Mais on ne saurait trancher la question de façon si expéditive. Donc, laissons cela pour le moment.
Pulsion de mort ?
Lorsqu'on s'efforce de procéder à une lecture critique de Malaise... qui ne
serait pas uniquement fondée sur des critères internes à la psychanalyse, mais
réinsérerait le texte dans le contexte du mouvement contemporain des idées,
l'hypothèse — mais Freud ne la considère plus comme telle, c'est maintenant
une thèse incontournable, considérée comme démontrée pour lui — qui soulève unanimement la réfutation est celle de la pulsion de mort. Surtout si elle
est prise dans sa complexité spéculative, c'est-à-dire celle d'une puissance des-
1052
André Green
tructrice d'abord interne, ensuite projetée vers l'extérieur. Quoi qu'on pense de
ce concept, force est de constater que depuis 1930, date de l'écrit en question,
a mort a fait sur la planète de redoutables progrès, comparés aux conquêtes
que l'homme a remportées sur elle, restreignant son champ, retardant les
échéances, prévoyant ses menaces. Il n'est guère besoin d'insister sur l'argumentation de notre potentiel destructeur, l'accroissement de la violence, le formidable défi lancé par les puissances mortifères qui étendent leur empire sur la
planète grâce à la drogue, la sauvegarde de ses circuits, le travestissement de
ses profits. Davantage, on peut considérer que l'armée du crime ajoute à ses
moyens la diffusion du désespoir par l'extension du chômage, la propagation
des épidémies sexuellement transmissibles. On meurt de moins en moins et de
plus en plus tard, mais la mort psychique, elle, distille le poison de la détresse.
En fin de compte le crime paie peut-être, mais au bout du parcours la situation est suicidaire.
J'ai proposé de rendre compte de la pulsion de mort en termes de fonction
objectalisante et désobjectalisante — une hypothèse qui semble avoir eu quelque
écho.
Nous célébrons en grande pompe 1492. Double événement ; les Juifs sont
chassés d'Espagne, peuple déicide chargé de tous les péchés par le catholicisme
reconquérant qui a chassé l'occupant arabe, celui-là même qui traitait ceux qui
appartenaient aux autres religions d' « infidèles » et plaçait à la tête des Arabes
un « Prince des croyants ». Christophe Colomb découvre les Indes occidentales
où, peu après, ses successeurs extermineront les Indiens (Caribéens, Mexicains et
Peaux Rouges) pour la possession de leurs terres, de leur or, ou de leurs femmes,
avec la bénédiction de leur Eglise. Tout ceci n'aurait pas été possible sans la caution idéologique qui privait les victimes de leur âme. Car, à l'époque, on redoutait encore d'aller en Enfer. Avec ces sauvages, cette sanction était évitée. C'est
cela la fonction désobjectalisante. Elle est encore à l'oeuvre aujourd'hui chez les
partisans des régimes autoritaires, voire fascistes.
Scepticisme sur la civilisation
Voilà qui nous confirme dans notre sentiment que la « civilisation » est un
mince vernis dont les circonstances permettent de se défaire pour plus ou moins
longtemps, plus ou moins complètement. Quant aux voix des « consciences »
qui nous exhortent à revenir sur le droit chemin, deux faits les empêchent de se
faire entendre. Le premier est qu'elles s'élèvent haut et fort, mais tiennent des
discours absolument contradictoires. La morale est évoquée avec autant de
véhémence par les tenants de points de vue absolument antagonistes émanant de
Culture(s) et civilisation (s), malaise ou maladie ?
1053
bords opposés avec une égale puissance de conviction. Donc la morale ne s'étaye
pas sur les preuves unanimement reconnues de son bon droit. Le deuxième fait
est que les « consciences », même quand elles luttent avec courage et obstination, ne disposent d'aucune puissance matérielle, donc d'aucune possibilité de
sanctionner la faute. Quand elles en acquièrent une, il est probable qu'elles servent davantage les intérêts de la puissance en question que la défense de principes intangibles. Donc une morale désarmée, impotente et intéressée.
Nous ne pouvons nous empêcher de suspecter la vertu des justes, car nous
cherchons quel pouvoir s'exprime par leur nom.
Tout ceci nous a conduit à questionner les concepts idéologiques et l'idée
même de « processus civilisateur » fait partie de ceux que nous voudrions passer
au crible de la critique. Notre foi en la civilisation a été ébranlée — parce que
son contenu a révélé sa vacuité. La grande idée est peut-être née des espérances
des Lumières qui voyaient dans l'établissement de la société civile le renouveau
du genre humain. Elle a favorisé les massacres de la Révolution. Celle-ci a fait
justice de ce vain espoir. Aussi longtemps après, à la civilisation on a substitué
les cultures. Le relativisme culturel a succédé à l'idéal civilisateur. Toute société
reflète une culture. Aucune culture ne peut prétendre imposer ses valeurs à une
autre, toutes les cultures se valent, aucune n'est meilleure que les autres.
Toutefois, le relativisme culturel échoue à définir un ensemble de traits communs à toutes les cultures. Longtemps les principes du structuralisme ont poussé
à la recherche des différences comme seules dignes d'intérêt. Aujourd'hui je plaiderai pour un regain d'intérêt envers la mise en évidence de communs dénominateurs. L'universalisme n'a pas définitivement perdu la partie.
Peut-on rester sur cette opposition ? Je proposerai plutôt de distinguer
quatre notions :
— le culturel comme ensemble organisé de traits distinctifs entre l'animal et
l'homme. Ce qui, parallèlement, n'interdira pas de préciser les modalités de
la continuité à côté de la mise en évidence des discontinuités ;
— les cultures particulières à chaque groupe, à chaque société humaine, entre
lesquelles on peut établir des comparaisons ;
— les civilisations comme ensemble de cultures formant une entité géographique
et historique, rassemblant des peuples ;
— la civilisation comme tendance de l'humanité vers l'établissement des rapports humains favorisant la sublimation de l'Eros et diminuant la part des
pulsions de destruction. Il s'agit moins d'une réalité que d'un idéal.
Ces distinctions permettraient de mieux savoir de quoi l'on parle. Mais si le
problème se trouve clarifié, il est loin de laisser entrevoir sa solution.
1054
André Green
Que faire, que penser ?
La question qui se pose alors pour les psychanalystes n'est pas de l'ordre de
l'agir. Que faire pour nous rapprocher de l'idéal civilisateur ? Analyser tous les
hommes ? Ou seulement, comme on le pensait au lendemain de la seconde
guerre mondiale, les chefs d'Etat ? A observer les moeurs des psychanalystes
entre eux, on ne parierait pas cher sur le résultat de cette entreprise. La seule
démarche psychanalytique qui vaille est celle de la lutte pour ce qu'elle (la psychanalyse) considère comme la vérité.
Le tableau que nous avons dressé a vu s'opposer les plans biologique et
symbolique. Encore faut-il ajouter que chacun des termes de l'opposition contenait en son sein des positions antagonistes. La nature, comme la culture, se
pense dans la plurivocité. Il convient de préciser comment la psychanalyse se
situe dans le concert qui a du mal à accorder ses violons.
L'événement épistémologique de ces dernières décennies dans le domaine
des sciences humaines a été la rencontre (plus ou moins consciemment assumée)
d'une pensée sinon behavioriste, du moins fortement influencée par le behaviorisme avec des modèles de la communication applicables à ses expressions tant
linguistiques que non linguistiques (en particulier « machinique »). Le paradoxe
est ici de voir réintégrer dans ces modèles plus ou moins inspirés par le behaviorisme la considération de ce qui se passe entre l'input et l'output, que cette théorie s'efforçait de supprimer de ses élaborations. Car l'essentiel est ici la position
antisubjective commune à ces courants de pensée « objectivistes ». Il est impératif pour ces méthodes de quitter la conjecture subjective pour soumettre l'information au traitement de la testabilité, de la reproductibilité et surtout de la
« fabricabilité ». Constituer un objet, c'est savoir le fabriquer ou au moins produire sa simulation. Cette position est à l'opposé de celle adoptée par le psychanalyste, qui connaît les risques et les accepte, de l'appréciation subjective.
L'étude du contre-transfert, aujourd'hui beaucoup plus développée que du
temps de Freud, est là pour démontrer le souci de vigilance des psychanalystes
quant à la part projective que peuvent prendre leurs interprétations. Cela ne saurait pour autant valoir comme garantie d'objectivité, tant s'en faut. La psychanalyse aujourd'hui doit faire face à de nombreux défis. Du côté de l'anthropologie les modèles structuralistes, en dépit de l'éclairage qu'ils apportent sur de
nombreux points, ont l'inconvénient de porter la marque d'un formalisme dont
heureusement les anthropologues d'aujourd'hui se sont délivrés. Il faut célébrer
le retour du corps (chair, sang, sperme, humeurs) dans la génération postlévistraussienne (Juillerat, Godelier, Héritier). Lévi-Strauss haïssait les voyages et
les explorateurs. Sa pratique sur le terrain remonte à ses années de jeunesse. Il
travaille sur travaux, loin des hommes et des femmes dont il parle.
Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie ?
1055
Mais il n'y a pas que le défi de l'anthropologie. Du côté de la biologie, la
pensée objectiviste est en route vers de nouvelles frontières : neurosciences et
sciences cognitives partagent les mêmes ambitions. L'ensemble de ces stratégies
théoriques vise à défendre une vue « scientifique » ou prétendue telle. Entre ces
deux perspectives, tout un monde se trouve écrasé. Celui dont traite la psychanalyse : celui où prennent place, agissent, transforment — travaillent somme
toute — la sphère du pulsionnel, du désir, de l'imaginaire, de la quête symbolique. Du corps à la pensée, dans leur rapport avec le monde et avec autrui.
Il y a là, on commence à s'en apercevoir, un piège à traiter du culturel. Il se
pourrait bien que le culturel puisse devenir l'alibi contre la culture.
Les anthropologues se sont longtemps fait les hérauts de la critique de l'occidentalo-centrisme. Une des raisons majeures invoquées par eux pour expliquer
leur indifférence sinon leur rejet de la psychanalyse est précisément que celle-ci
tombe sous le coup de cette limitation. Jusqu'au jour où un anthropologue d'origine indienne démontra à ses collègues occidentaux combien eux-mêmes l'étaient à
leur insu, occidentalo-centristes. Qui plus est, il rétablissait le sens et l'intérêt de
l'oeuvre de Freud, le moins occidentalo-centriste de tous à ses yeux, parce que le
niveau où se plaçaient ses découvertes, celui de la profondeur, était au-delà — ou
en deçà — de cette qualification et se situait dans le domaine des déterminismes
profonds. Ce faisant, Ganath Obeyesekere se livrait à une critique radicale du
structuralisme qui prétend ignorer les motifs d'ordre psychologique et le rôle du
sujet, se réfugiant dans l'idée d'un inconscient collectif formel. Selon un Upanishad
ancien, Dieu est l'araignée qui crée le monde de rien, ou plutôt de lui-même, tissant
sa toile. Max Weber devait dire que l'homme est un animal suspendu dans les
toiles d'araignées des significations qu'il a lui-même tissées, comme devait le rappeler Geertz. Mais, dit Obeyesekere : « Je vois des toiles partout, mais je ne vois
jamais l'araignée à l'oeuvre. »1 Retour du sujet, après que le structuralisme eut
considéré comme un progrès décisif le fait de s'en débarrasser ? Résurrection de
l'homme après que divers idéologues eurent annoncé sa mort ?
Nul ne sait quelle direction la recherche prendra pour suivre la route des
pensées nouvelles. Mais il est probable que la simplification des années soixante,
leur superficialité revendiquée : pas de profondeur, des surfaces... aura fait son
temps. Aujourd'hui on peut en effet penser que le sens, le signifié, ne sont ni univoques, ni non plus à bannir au profit du seul signifiant dont le calcul est supposé suffisant. On peut aussi prédire qu'une sémantique anthropologique aura
sans doute une structure en réseau, sur de multiples étages. Seul moyen d'aborder des notions aussi complexes, aussi nécessairement interdisciplinaires que la
civilisation. Et surtout qu'il nous faudra penser à la fois la surface et la profonTheworkof Culture.The Universityof chicagoPress,1990,p. 286.
1. G. Obeyesekere,
1056
André Green
deur, l'espace et le temps, le biologique et le social, l'inconscient et le
conscient, etc.
Cesont les censures, les préjugés, les exclusions qui ont retardé l'avènement
d'une pensée éclairante. De nouvelles Lumières sont ce qu'il y a à espérer de
mieux. Telle sera alors la fonction de la civilisation. Adoucir, disait-on au
siècle. Disons plutôt aujourd'hui, empruntant ce concept au dernier Freud,
XVIIIe
lier, tout comme Eros. Demain, la Bindung, peut-être.
Conclusion
Puisque l'histoire récente et même celle que nous vivons au jour le jour,
celle qui nous fait témoins ou acteurs de notre temps, nous apprend les progrès,
à pas de géant, du processus dé-civilisateur, justifiant les prédictions les plus pessimistes de Freud, puisque nous voyons le mal se propager jusque dans les rangs
des spectateurs des matches de football — que nous croyions à tort plus pacifiques que les jeux du cirque — comment préserver l'humain parmi nous, sans
tomber dans les illusions de l'humanisme que le temps a déclaré forcloses ? Pour
que chaque humain se sente être partie intégrante de l'humanité, membre à part
entière de celle-ci, et donc à un titre ou à un autre concerné par ce qui arrive aux
autres hommes, il faut que chacun se sente protégé dans son existence d'humain.
Et ceci implique à l'évidence que le danger ne soit pas seulement identifié du côté
de la nature : catastrophes naturelles ou accidentellement produites par les
erreurs humaines : désastres écologiques, maladies, etc. Mais aussi, mais surtout, par les actions (et les exactions) des autres humains dans le règlement de
leurs conflits.
Alors commencera peut-être l'apprentissage de la réciprocité et la reconnaissance de l'altérité. Le monde ne cessera pas d'être conflictuel, mais peut-être
les modalités du conflit laisseront-elles une chance de survie à l'espèce humaine.
Alors l'idéal civilisateur — mais ce n'est qu'un idéal — s'efforcera-t-il de lutter
pour la reconnaissance des traits humains les plus généraux, il plaidera pour la
réconciliation avec la nature et l'animalité, il aura à coeur de préserver le capital
humain par la promulgation et le respect des lois, il fera entrer la civilisation au
rang des droits de l'homme.
La raison civilisatrice ne peut s'établir qu'en reconnaissant non seulement la
déraison constitutive de l'humain qui en est l'ombre secrète, mais sa nature passionnelle-pulsionnelle matière première de notre humanité.
AndréGreen
9, avenuedel'Observatoire
75006Paris
La
narcissisme
cravate
des petites
et processus
croate
:
différences
de civilisation
Gilbert
DIATKINE
« On cloue un prisonnier vivant contre la porte d'une maison, on lui tranche la
trachée-artère, et on sort sa langue par l'orifice ainsi créé, à la manière d'une cravate. Les Serbes rendent ainsi un hommage ironique à l'invention de cet ornement
par les Croates. L'agonie est longue, douloureuse et infiniment angoissante. »
Cela pourrait être le récit d'un cauchemar au cours d'une séance de psychanalyse, mais je ne suis pas dans mon cabinet de consultation à Paris. Je suis à Zagreb,
en 1992. Celui qui me parle est un spécialiste des questions culturelles. Après
m'avoir expliqué ce qu'est le supplice, inventé par les Serbes, de la « cravate
croate », il ajoute que de jeunes étudiants en histoire de l'art de l'Université de
Zagreb, envoyés sur le front, ont avoué à leurs professeurs atterrés qu'après avoir
découvert à plusieurs reprises leurs camarades ainsi torturés ils se sont mis au bout
de quelque temps à traiter leurs prisonniers serbes de la même façon. En quelques
mois de guerre, des jeunes gens cultivés et pacifiques sont devenus des tortionnaires sadiques, sans que ni sublimations, ni culture, ni conscience morale, ni identification à la souffrance d'autrui les en aient protégés. Sur le moment, mon ami et
moi avons évité de nous demander une fois de plus pourquoi la civilisation est si
impuissante devant le retour à la barbarie. Nous savions tous deux que cette question est restée sans réponse depuis que l'Allemagne de Goethe et de Beethoven a
inventé la « solution finale ». En outre mon interlocuteur me parlait d'événements
qui venaient d'avoir lieu, et de personnes qu'il connaissait. Une confrontation trop
directe à l'horreur empêche la pensée et provoque plutôt chez l'auditeur un clivage
fonctionnel du Moi (G. Bayle, 1988). Les faits rapportés s'imposent quoi qu'on
fasse à la perception interne, et il faut accepter de se les représenter comme existant
réellement. Mais cette acceptation est insupportable, et il faut donc en même temps
Rev.franc.Psychanal.,
4/1993
1058
Gilbert Diatkine
refuser toute réalité psychique (B. Penot, 1989) aux représentations personnelles
de choses et de mots dont ils risquent de lever le refoulement en nous. Sinon, le lien
créé entre les faits rapportés et notre histoirepersonnelle nous ferait prendre pleinement conscience de ce qui se déroule sous nos yeux. Pour empêcher ce lien de
s'établir, le plus simple est de maintenir les représentations horribles hors de notre
champ de perception-conscience, soit en les éloignant (« les Balkans n'appartiennent pas à l'Europe occidentale »), soit en les rapprochant jusqu'à la banalisation
(« il y a des horreurs dans toutes les guerres civiles »). Dans les deux cas, l'existence
des faits est admise, mais nous les privons de l'investissement de réalité psychique
qui leur donnerait un sens.
Utilisés en urgence, le clivage du Moi et le déni de réalité peuvent endiguer
des quantités d'excitation que le Moi ne supporterait pas autrement. Une
réflexion collective peut facilement mobiliser ces barrages, souvent peu solides
chez des sujets qui n'y sont pas prédisposés. Mais il serait mal avisé de le faire,
car leur disparition laisserait le Moi sans défense devant de dangereux torrents
d'émotions. Or, maintenus en place, clivage et déni favorisent davantage l'action
que la pensée. Réfléchir dans ces circonstances pourrait d'ailleurs encourager les
agresseurs en les plaçant sur le même plan que les victimes, ce qui donnerait des
excuses aux criminels de guerre.
Il est d'autant plus tentant de congédier la pensée jusqu'à des temps plus
sereins, que les thèses qui avaient donné un sens à la violence autrefois sont
aujourd'hui en crise. L'affrontement du communisme et du capitalisme au cours du
XXesiècle nous faisait croire que l'histoire avait un sens, et que la violence y trouvait sa place. Avant la chute du mur de Berlin, elle était un temps regrettable, certes,
mais indispensable au progrès de la civilisation. Selon que l'on était dans un camp
ou dans l'autre, elle promettait des lendemains qui chantent, ou l'endiguement de la
subversion internationale. L'effondrement brutal du communisme n'a pas mis fin à
la violence, mais nous avons cessé de nous imaginer qu'elle « soit l'accoucheuse de
toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ; qu'elle soit l'instrument grâce auquel le mouvement social l'emporte et met en pièces des formes
politiques figées et mortes » (Marx, cité par Engels, 1877, p. 216). La logique
des conflits ne fait plus jouer que le nationalisme, la xénophobie, l'intolérance religieuse et le racisme, sans qu'on puisse en attendre aucun progrès de la civilisation.
I / VIOLENCEET NARCISSISME
DESPETITESDIFFÉRENCES
La psychanalyse peut-elle néanmoins nous aider à y voir un peu plus clair ?
Une partie au moins des principaux intéressés le pense :
La cravate croate
1059
Le point de vue des analystes issus de l' ex-Yougoslavie
Dans les pays issus de l'ex-Yougoslavie, comme dans plusieurs autres pays
ravagés par la violence, il existe aujourd'hui des analystes et des psychothérapeutes qui attendent de la psychanalyse qu'elle les aide à affronter les situations
traumatiques multiples qu'ils vivent, tant dans la guerre elle-même que dans le
secours psychologique à apporter aux réfugiés. Edouard Klain, de Zagreb, et ses
collaborateurs ont rapporté dans un livre engagé ce qu'ils ont appris de la guerre
en Croatie, et comment la psychanalyse les a aidé à y faire face (Klain, 1992). Ils
nous demandent de réfléchir avec eux à ce qui est arrivé, en tenant compte du
contexte politique et historique, mais en psychanalystes.
Le retour du groupe à ses « assomptions de base »
Dans ce but, Klain et Moro font appel à des notions utilisées par Bion dans
la psychanalyse des groupes : ils notent à propos de la guerre actuelle qu' « une
destructivité archaïque, accompagnée comme toujours d'irrationnalité, était évidente dans les actions des groupes extrémistes dans les deux nations. Leur traitement des membres de la nation "ennemie" ressemblait aux actions des tribus
primitives, et la base de leurs actions était fournie par la projection destructive
de contenus paranoïdes (ils se sentaient obligés de se défendre contre la menace
de torture, d'assassinat, de massacre cannibalique, etc.) ». La régression du
groupe à des « assomptions de base » de type « attaque et fuite » explique ces
conduites cruelles (Klain et Moro, 1992, p. 79).
La purification ethnique peut être conçue comme reposant sur une identification projective pathologique qui élimine l'autre pour lui prendre sa place.
Toutefois, une approche groupale mettant l'action sur la régression et l'identification projective pathologique vaudrait pour toute guerre. Elle n'explique pas
que le sadisme soit plus intense quand la guerre oppose des nations très proches,
ni pourquoi cette régression n'est pas au contraire freinée par un autre phénomène de groupe, l'identification mutuelle. Celle-ci fonde dans toutes les guerres
les droits de l'homme et les lois de la guerre. Elle devrait s'opposer avec encore
plus de force aux « assomptions de base » du groupe quand les deux nations en
guerre appartiennent à la même communauté culturelle. Dans A propos de
l'identification, Melanie Klein a bien posé le problème du rapport entre la capacité de se mettre à la place d'autrui et l'identification projective, mais elle est restée évasive sur ce qui peut faire que l'une l'emporte absolument sur l'autre :
« Un individu sent qu'il a beaucoup de choses en commun avec une autre personne en même temps qu'il se projette dans cette personne (ou en même temps
1060
Gilbert Diatkine
qu'il l'introjecte). Ces processus varient dans leur intensité et dans leur durée, et
de ces variations dépendent la force et l'importance des identifications, et leurs
vicissitudes » (M. Klein,1955).
(La même objection pourrait être faite aux travaux de René Girard, qui
semblent d'abord décrire exactement la situation actuelle dans l'ex-Yougoslavie.
Pour René Girard, il n'existe qu'un seul désir, celui d'imiter l'autre, et de
détruire tout ce qui est différent chez lui. La mimesis condamne les communautés à se déchirer en groupes antagonistes de plus en plus petits jusqu'à ce que le
sacrifice d'une victime émissaire mette fin au chaos. La culture se construit sur la
dissimulation de cette violence et de ce sacrifice (Girard, 1972, 1978). La notion
imposante de mimesis, en confondant toutes les formes d'identifications, évacue
le problème sans le résoudre.)
La haine de l'excès de jouissance
Slavoj Zizek, de Paris (1992), se situe dans une perspective lacanienne. Il
pense que la violence des conflits entre nations proches vient de ce que le voisin
peut toujours être taxé d'une sexualité secrète et perverse. Elle s'exprime directement s'il est malodorant et bruyant, ou, par une formation réactionnelle, s'il est,
au contraire, réservé et austère. Ainsi se matérialise une jouissance spécifique
sans laquelle, affirme Zizek, l'idéal du groupe ne pourrait pas se maintenir.
L'idéal du groupe, selon Lacan, lu par Zizek, est une croyance partagée : je suis
Corse et j'en suis fier, parce que je crois que les autres Corses sont fiers de l'être.
Nul besoin d'expliquer en quoi on peut être fier d'être Corse, sinon cette jouissance spécifique menacée par l'existence chez le voisin d'une jouissance différente
et supposée excessive. Or, écrit Zizek, la haine de l'excès de jouissance chez
l'autre est la projection de la haine de notre propre excès de jouissance. L'excès
de jouissance, selon Zizek, suivant toujours Lacan (1969), peut, dans certaines
circonstances, être limité par le « Discours du Maître ». Les petites différences
sont alors bien tolérées. Il en est ainsi, estime Zizek, parlant cette fois en son
nom personnel, quand une nation trouve une forme d'équilibre, par exemple
avant le développement du capitalisme, ou s'il existe un Etat fort. Par contre, la
violence raciste éclate dès que le capitalisme progresse, car il « produit continuellement de l'excès ». Cette thèse a le défaut d'être contredite par les faits : la
violence raciste est compatible avec un Etat fort, comme la Russie des tsars ou
l'Allemagne de Hitler, et avec une stagnation économique précapitaliste, comme
aujourd'hui entre le Sénégal et la Mauritanie. En outre, on voit mal comment
l'idée lacanienne de la jouissance pourrait se passer d'une projection sur
1' « Autre », quel que soit l'état de la société (Laznik-Penot, 1990).
La cravate croate
1061
Quelle différence y a-t-il entre un Serbe et un Croate ?
Dans Malaise dans la civilisation, Freud montre que le narcissisme des
petites différences rend inopérant le commandement moral élémentaire « Aime
ton prochain comme toi-même ». Il semble décrire exactement ce qui est arrivé
dans l'ex-Yougoslavie. Après s'être affrontées avec une cruauté extrême au cours
de la seconde guerre mondiale, la Serbie et la Croatie ont coexisté paisiblement
pendant quarante-cinq ans au sein de la Yougoslavie. Elles ont vécu ensemble là
victoire des communistes à l'époque de l'alliance entre Tito et Staline, puis le
schisme et le socialisme autogestionnaire, et elles ont découvert la démocratie
dans les mêmes conditions. Serbes et Croates parlent la même langue et partagent aujourd'hui les mêmes valeurs démocratiques et chrétiennes. La généralisation de l'enseignement secondaire a massivement élevé le niveau culturel des
deux peuples. Les habitants des villages contestés entre les deux nations ont été
à l'école ensemble, ont fréquenté les mêmes clubs sportifs et travaillé dans les
mêmes usines. Les mariages mixtes sont nombreux. Quand les différends politiques et économiques entre les deux Etats ont crû, on a longtemps espéré qu'ils
pourraient se régler par la négociation, jusqu'à ce que la guerre s'avère inévitable. On aurait pu alors s'attendre à ce que tout ce qui unissait ces communautés si semblables limite les destructions au strict nécessaire, et à ce que les lois de
la guerre et les droits de l'homme soient scrupuleusement respectés. Or, c'est
précisément le contraire qui s'est produit : comme toujours quand la guerre met
aux prises des nations soeurs, le sadisme s'est donné libre cours avec une totale
barbarie.
Weltanschaaung et psychanalyse appliquée à la politique
Avant de poursuivre, il faut nous demander si nous sommes en train d'outrepasser la mise en garde de Freud de ne pas faire de la psychanalyse une
« conception du monde », une weltanschauung. Une weltanschauung, précise
Freud, est « une construction intellectuelle qui résout, de façon homogène, tous
les problèmes de notre existence à partir d'une hypothèse qui commande le
tout... où tout ce que à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée »
(Freud, 1932, p. 211). Nous ne demanderons donc à Malaise... qu'un point de
départ pour une réflexion. En tout cas, la psychanalyse peut s'appliquer à la
politique et à la société. Freud s'y est employé toute sa vie, comme en témoigne
la série de ses écrits qui en proposent une interprétation psychanalytique. Elle va
de « Moralité sexuelle civilisée et nervosité moderne » (1908) à Moïse et le
monothéisme (1939), en passant par Totem et tabou (1912), « Considérations
1062
Gilbert Diatkine
actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), « Le tabou de la virginité » (1918),
« Psychologie collective et analyse du moi » (1921), L'avenir d'une illusion (1927),
Malaise dans la civilisation (1929), Sur une weltanschauung (1932), et Pourquoi la
guerre ? (1933).
De tous ces travaux, Malaise... n'est peut-être pas celui qui nous parle le
plus aujourd'hui. Le terme même de « malaise » est bien faible pour parler des
camps d'extermination et de la « purification ethnique ». De plus, comme le
remarque J.-B. Pontalis (1983), Freud a peut-être été embarrassé dans ce travail
par la reconnaissance tardive dont il était alors l'objet, et qui l'obligeait à une
synthèse alors qu'il était plus un homme d'analyse. En outre, publié en 1929,
Malaise... paraît dans une période de relative tranquillité politique. Freud ne
peut se douter qu'au moment où il écrit, il est à égale distance des deux guerres
mondiales. Malgré son pessimisme, il se fie à la marche en avant du processus
civilisateur, et il rejette la violence collective dans un passé si lointain qu'il peut
à peine se la représenter :
« Quelque horreur que nous inspirent certaines situations, celle par exemple
du galérien antique, ou du paysan de la guerre de Trente ans, ou de la victime de
la sainte Inquisition, ou du juif exposé au pogrom, il nous est tout de même
impossible de nous mettre à la place de ces malheureux, de deviner les altérations que divers facteurs psychiques ont fait subir à leurs facultés de réceptivité à
la joie et à la souffrance » (Freud, 1929, p. 19). Il est vrai que dès la seconde édition du texte, il pondérera sa confiance dans l' « Eros éternel » d'une dernière
ligne dubitative, inédite en français. D'autres travaux, écrits directement au
contact de la violence, nous semblent plus proches de notre actualité, comme les
« Considérations actuelles sur la guerre et la mort », où Freud porte un regard
lucide sur la destruction, par la première guerre mondiale, de nos illusions sur la
civilisation (Freud, 1915, p. 15), ou Moïse..., où l'Anschluss le force à reconnaître que « nous vivons à une bien étrange époque et constatons avec surprise
que le progrès s'allie avec la barbarie » (Freud, 1938, p. 75).
Les petites différences et la conscience morale
Malaise... développe une thèse posée dès 1918 dans « Le tabou de la virginité » : « Il serait tentant... de faire dériver [du] "narcissisme des petites différences" l'hostilité qui, nous le constatons, combat victorieusement, dans toute
relation humaine, le sentiment de solidarité et terrasse le commandement
d'amour universel entre tous les êtres humains. » L'idée du « narcissisme des
petites différences » vient du « tabou d'isolation personnelle » décrit par l'ethnologue Crawley (1902), qui en fait dériver les sentiments d'hostilité et d'étrangeté
La cravate croate
1063
entre les individus. Malaise... montre d'une manière détaillée comment l'agressivité primaire et le narcissisme des petites différences font obstacle à l'identification mutuelle : pourquoi préférerais-je un étranger à mes proches, pourquoi
aimerais-je un étranger qui est tout prêt à me détester et à me maltraiter ?
(Freud, 1929, p. 48-49). Plus tard, Freud résumera son pessimisme dans un passage célèbre de « La décomposition de la personnalité psychique » : « En s'appuyant sur une phrase connue de Kant, qui met en rapport la conscience, avec
le ciel étoile, un homme pieux pourrait bien être tenté de vénérer les deux choses
comme le chef-d'oeuvre de la création. Les constellations sont assurément grandioses, mais en ce qui concerne la conscience, Dieu a accompli un travail inégal
et négligent, car une grande majorité d'êtres humains n'en a reçu qu'une part
modeste ou à peine assez pour qu'il vaille la peine d'en parler » (Freud, 1932,
p. 86). Les jeunes des ghettos américains qui transforment le précepte chrétien
« Do unto others as you would have them do unto you » (« Ne fais pas à autrui
ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse ») en « Do unto others before they do to
you » (« Fais-le à autrui avant qu'il ne te le fasse ») (Wacquant, 1993, p. 189)
sont acquis à ce point de vue.
D'où vient alors le sentiment spontané qui me permet la plupart du temps de
reconnaître mon semblable dans tout être humain ? Freud montre dans Malaise...
qu'on doit davantage s'étonner de sa présence que de son absence. Ce n'est pas une
donnée congénitale et permanente. Contrairement à ce que Freud écrit par ailleurs
(1929, p. 50), l'homme n'est même pas un loup pour l'homme, car, s'il l'était, des
réflexes inhibiteurs congénitaux le protégeraient contre l'agression intra-spécifique
(Lorenz, 1963). Il nous faut donc reconstruire le processus par lequel se construit
ce sentiment fugace, mais sur lequel reposent la conscience morale, les droits de
l'homme et les lois de la guerre. Et il faut nous demander pourquoi les « petites différences » ont un effet si désastreux sur lui. Freud laisse la question sans réponse
dans « Psychologie collective et analyse du moi » comme dans Malaise... : « Pourquoi fallait-il qu'une si grande sensibilité se soit portée sur ces détails de différenciation ? Nous ne le savons pas » (Freud, 1921, p. 163).
Conscience morale et surmoi
Puisque la conscience morale est une fonction du surmoi (Freud, 1914), et
même du surmoi inconscient (Freud, 1923), la première idée qui vient pour expliquer son échec est que le surmoi est bien trop sensible aux vicissitudes du narcissisme. Le surmoi est à l'origine du sentiment de culpabilité inconscient qui est l'un
des facteurs les plus redoutables de résistance à l'analyse (Freud, 1924) et d'analyse
interminable (Freud, 1937). Alors qu'il peut poursuivre de sa haine un malheureux
1064
Gilbert Diatkine
une vie durant sans que rien —y compris l'analyse — puisse paraître l'apaiser, une
simple « petite différence » peut le mettre en déroute totale dans le seul domaine où
il devrait avoir quelque utilité, celui des relations sociales"!
Et les phénomènes de groupe ne seraient pas les seuls désordres narcissiques
capables d'entraver le fonctionnement du surmoi. Nous voyons tous les jours des
personnalités jusque-là moralement irréprochables se conduire sans foi ni loi après
une humiliation. Il en est ainsi du héros de Kleist, Michel Kolhaas, qui met à feu et
à sang tout un pays parce que les magnifiques chevaux qu'il avait laissés en gage à
un seigneur lui ont été rendus dans un état lamentable. Le surmoi se laisserait tout
aussi facilement dérouter par une autre perturbation narcissique, l'état amoureux.
Par amour pour Carmen, Don José, brigadier jusque-là impeccable, abandonne la
discipline militaire et se met au service des contrebandiers.
Cependant, cet exemple suffit à montrer que ce n'est pas le surmoi lui-même
qui est « soluble dans l'amour » (Catherine Parat, 1973). Les contrebandiers
veulent que Don José passe dans leurs rangs précisément à cause de sa compétence professionnelle. Carmen indique de nouveaux idéaux à Don José. Celui-ci
cherche à les atteindre avec le même sérieux que quand il était dans l'armée, et
son surmoi le persécute avec la même vigilance s'il n'y parvient pas. De même,
Michel Kolhaas s'avère un tacticien redoutable dans son acharnement à ravager
le pays, et son surmoi en fait un aussi bon chef de guerre qu'il en avait fait auparavant un excellent maquignon. Ce qu'il y a de plus terrifiant dans la « purification ethnique », c'est qu'elle est mise en application par des fonctionnaires
consciencieux, qui suivent avec zèle, exactitude, et subordination un plan préparé et publié à l'avance. Il est probable que leur surmoi les fait souffrir s'ils
accomplissent mal leur horrible besogne.
Carmen a remplacé l'armée dans le rôle de Moi Idéal pour Don José. Elle lui
indique de nouveaux idéaux, et il s'efforce de les atteindre consciencieusement, jusqu'à devenir un assassin. Bien que Freud emploie indifféremment les termes « Moi
Idéal » et « Idéal du Moi » (Chasseguet-Smirgel, 1973, p. 761), il peut être utile de
les opposer ici. Lagache laisse entendre que le Moi Idéal est lié à l'identification
primaire à la mère (Lagache, 1966, cité par Chasseguet-Smirgel). Comment le Moi
Idéal se constitue-t-il ? Quel lien y a-t-il entre les « petites différences » et les Idéaux
du Moi ? Et enfin comment une altération du Moi Idéal peut-elle entraîner une
perte du sentiment d'appartenance à une commune humanité ?
L'arbitraire des petites différences
Les petites différences s'expriment par des variantes dans la prononciation,
l'écriture, et, d'une façon générale, dans ce que Marcel Mauss appelle les « tech-
La cravate croate
1065
niques du corps » (Marcel Mauss, 1924, 1936). Elles pourraient être inversées ou
remplacées par d'autres tout en conservant la même signification. Le lien qui fait
d'un geste de la vie quotidienne le symbole de l'appartenance à un groupe est
aussi gratuit que celui qui unit la face signifiante et la face signifiée du signe linguistique. L'étude des petites différences relève donc de ce que De Saussure
appelle la « sémiologie », c'est-à-dire la science de « l'ensemble des systèmes fondés sur l'arbitraire du signe » (De Saussure, 1911, p. 100). Puisqu'elles sont arbitraires, nous devrions pouvoir supporter de les remplacer par d'autres sans nous
émouvoir, et même nous réjouir de nous enrichir en multipliant notre capital
culturel.
Les petites différences,
l'accordage affectif et l'identification narcissique à la mère
Or, nous leur sommes viscéralement attachés parce qu'elles symbolisent
l'identification narcissique primitive à la mère, tout comme la langue maternelle.
Elles s'incrustent dans notre identité en même temps que nous apprenons à parler.
L'acquisition du langage commence dès le début de la vie au sein d'une interaction
intense entre les parents et l'enfant, par sélection à partir d'une infinité de virtualités. Comme l'écrit R. Jakobson, « un enfant est capable d'articuler dans son babil
une somme de sons qu'on ne trouve jamais réunis à la fois dans une seule langue, ni
même dans une famille de langues... Il perd pratiquement toutes ses facultés
d'émettre des sons lorsqu'il passe du stade prélinguistique à l'acquisition de ses
premiers mots, première étape à proprement parler linguistique... » (Jakobson,
1935, p. 24). De même, l'enfant peut potentiellement faire siennes les techniques du
corps de n'importe quelle nation, mais il sélectionne seulement celles de son entourage. Bien que le bébé ne soit pas censé les comprendre, les parents (ou les adultes
qui en tiennent lieu) donnent un sens aux activités précoces de l'enfant. Ils accompagnent de mots en apparence absurdes les techniques du corps en relation avec les
soins maternels. Dès les premières minutes de la vie, le bébé est capable de réagir de
façon spécifique à la voix de sa mère. Très tôt, le rythme et la modulation de sa voix
et de ses gestes répondent à ceux des parents et « s'accordent affectivement » à eux
(D.Stern, 1985, p. 180).
Petites différences et jugements d'attribution
Ces mots et ces gestes de la mère sont à la fois arbitraires, car déterminés
par le hasard de l'appartenance à une communauté, et fortement chargés affectivement. Ils expriment l'amour pour l'enfant, et la crainte des malheurs qui peu-
1066
Gilbert Diatkine
vent lui advenir. En mettant en garde l'enfant contre les dangers de la vie, ils
classent les choses qui composent le monde en « bonnes » et « mauvaises ».
ans la langue que parle la mère,il y a une " bonne " manière d'opposer les
traits pertinents des phonèmes et beaucoup de mauvaises, auxquelles le bébé
doit renoncer s'il veut rester accordé affectivement à elle. De même, il y a pour
la mère une « bonne » et beaucoup de « mauvaises » façons de tenir le bébé, de
le nourrir, de le changer, de le bercer, et de veiller sur son sommeil. Les attributions aux objets des qualités « bonne » ou « mauvaise » par les mères concernent toute la sphère des « petites différences ». Elles sont arbitraires, car elles
pourraient être remplacées par d'autres dans d'autres cultures, mais ce sont de
véritables « jugements » (Freud, 1925), car, pour l'inconscient de la mère, leur
transgression met en danger la vie de l'enfant. Inversement, l'enfant doit s'y soumettre aveuglément s'il veut conserver le lien narcissique qui l'unit à sa mère et
à sa famille. Avant même de savoir parler, le sujet sait ce qu'il doit aimer et ce
qu'il doit haïr, s'il ne veut pas angoisser sa mère et briser l'identité fondamentale
qui l'unit à elle. Il peut refuser un jugement d'attribution maternel, par exemple
en ruminant son bol alimentaire ou en n'apprenant pas à parler, mais c'est au
prix d'une grave perturbation narcissique.
D'autres personnes que la mère, d'abord le père, puis d'autres membres de
la famille, puis l'école, puis d'autres institutions relaient la mère dans l'exercice
du pouvoir de décider arbitrairement de ce qui est « bon » et de ce qui est
« mauvais » pour un jeune au cours de sa formation. Les petites différences que
tous les membres du groupe ont en commun par rapport à l'étranger sont définies par le Moi Idéal du groupe, qui est l'héritier de cette fonction maternelle
vitale. Les refuser, c'est prendre un risque narcissique grave. Les habitants de
Sarajevo qui refusent de se considérer comme « musulmans », Serbes ou Croates
prennent le risque de passer pour des traîtres pour tous les camps. Encore ne le
prennent-ils qu'en s'identifiant à un autre « Moi Idéal », celui qui faisait d'eux
les membres d'une communauté spécifique, unique en son genre.
Identification narcissique à la mère
et identification au père de la préhistoire personnelle
La mère présente comme « bonnes » ou « mauvaises » à l'enfant les oppositions de traits pertinents et les techniques du corps que sa culture lui a transmis
comme tels. Pour elle, et pour l'enfant dans son identification narcissique à elle,
ce sont des « jugements » et non des choix contingents, parce que la survie physique de l'enfant dépend de leur acceptation. En effet, ils protègent l'enfant de sa
« Violence fondamentale » (Bergeret, 1984). Celle-ci menace un enfant laissé
La cravate croate
1067
sans défense quand la mère commence à désinvestir l'enfant pour redevenir
« amante » (Braunschweig et Fain, 1975). Dans sa « rêverie » (Bion, 1962), elle
réinvestit alors un objet de désir, qui est un objet absent de la scène des soins
maternels (même si le père coopère activement à ces derniers). L'objet perdu
n'est pas une personne déterminée, même s'il s'incarne plus volontiers dans le
père de l'enfant ou dans la mère de la mère, mais un ensemble de représentations
de mots et de choses liées dynamiquement (René Diatkine, 1992, C. Le Guen,
1992) par le complexe de castration de la mère (J. Cournut et M. CournutJanin, 1993). Ces représentations sont celles de tout ce qui peut arriver dans son
fantasme inconscient à la mère et aux personnes qui l'ont satisfait et déçu, dans
le passé et dans leur absence. Elles sont projetées sur l'enfant sous la forme
consciente d'un danger menaçant le corps de l'enfant. Elles s'expriment dans les
mots et dans les gestes qui accompagnent les soins maternels. Si les prescriptions
des petites différences ne sont pas respectées, alors un danger menacera l'enfant,
émanant de l'objet absent. La mère se fait « messagère de la castration ». Le
message de castration lie le jugement d'attribution à un jugement d'existence :
telle technique du corps est « bonne », parce qu'il existe un objet paternel,
absent de la scène des soins maternels. Or, pour la mère, l'enfant est issu de cet
objet. Malgré la différence des générations, quel que soit le sexe de l'enfant, et
quelles que soient les « différences » que son complexe de castration lui fait projeter sur lui, elle perçoit l'enfant comme fondamentalement semblable à cet
objet. Au sein de l'identification narcissique, l'enfant fait sien aussi ce jugement
particulier : il est semblable à son père. On pourrait admettre que par la suite le
sentiment d'appartenir à une communauté d'êtres humains se fondera sur cette
première similitude présentée par la mère entre l'enfant et son père.
Nous nous étonnons de lire dans « Le Moi et le Ça » que la première identification est une « identification au père de la préhistoire personnelle » (Freud,
1923, p. 243). Il est vrai que Freud corrige en bas de page, en écrivant que c'est
plutôt une « identification aux parents ». En fait, Freud fait constamment de
l'identification narcissique une identification au Père (Freud, 1911, p. 389 ; 1921,
p. 167 ; 1933, p. 89) la mère étant, elle, d'emblée, l'objet d'un choix sexuel « par
étayage ». Il nous semble évident aujourd'hui que l'identification narcissique se
fait aussi et d'abord à la mère. Cependant, si on admet que l' « identification au
père de la préhistoire personnelle » est ce qui fonde l'identité de l'enfant en
temps qu'être humain semblable à son père, alors il faut l'isoler et lui donner une
place centrale au sein de l'identification narcissique. Mais comme elle n'est
qu'un moment de cette dernière, elle en dépend étroitement, et peut disparaître
toutes les fois que celle-ci est menacée, par exemple quand des « petites différences » viennent remettre en question le Moi Idéal du groupe. Les porteurs de
ces différences cessent alors d'être perçus comme des êtres humains.
1068
Gilbert Diatkine
II / FREUD, PENSEUR DE LA MODERNITÉ
Un processus de civilisation organique
On s'attendrait à ce que la confiance de Freud en l'existence d'un processus de civilisation soit entamée par la défaite de la moralité devant les petites
différences. Or il n'en est rien. Bien que le processus de civilisation se paie du
renoncement aux pulsions sexuelles et agressives, il est évident pour Freud que
la civilisation marche vers une amélioration de l'humanité. Malaise... présente
la civilisation comme un processus dont les étapes sont bien déterminées : la
phase du totémisme, puis la prohibition d'autres objets sexuels que les objets
incestueux, puis la prohibition de toutes les perversions (Freud, 1929, p. 4041). Une note en bas de page précise même que ce processus est « inéluctable » parce qu'il est déterminé par un facteur « organique » : « Le tabou de
la menstruation résulte de ce " refoulement organique" en tant que mesure
contre le retour à une phase surmontée du développement... le redressement
ou la " verticalisation " de l'homme serait le commencement du processus inéluctable de la civilisation. A partir de là un enchaînement se déroule, qui de la
dépréciation des perceptions olfactives et de l'isolement des femmes au
moment de leurs menstrues conduisit à la prépondérance des perceptions
visuelles, à la visibilité des organes génitaux, puis à la continuité de l'excitation
sexuelle, à la fondation de la famille et de la sorte au seuil de la civilisation
humaine » (Freud, 1929, chap. IV, n. 1, p. 41).
Cette confiance en un processus civilisateur se retrouve dans tous les textes
de Freud sur l'anthropologie : « Morale sexuelle civilisée... » en décrit les phases
avec plus de précision encore (Freud, 1908, p. 37). La thèse d'un fondement
« organique » de la civilisation, et donc du refoulement, se trouve déjà dans
Totem et tabou (Freud, 1909, p. 49). L'avenir d'une illusion la mentionne également : « On peut prévoir que l'abandon de la religion aura lieu avec la fatale
inexorabilité d'un processus de croissance » (Freud, 1927, p. 38). Freud la
reprendra dans Pourquoi la guerre ? : « Le développement culturel est bien un tel
processus organique » (Freud, 1933, p. 215), en entrevoyant même la possibilité
d'un fondement « organique » du pacifisme. On la retrouve encore dans Moïse...
(Freud, 1938, p. 98).
La foi dans le processus de civilisation n'est pas propre à Freud. Elle est
partagée par la quasi-totalité de ses contemporains, par Paul Valéry par exemple
qui, malgré le ton prophétique sur lequel commence « La crise de l'esprit »
La cravate croate
1069
(« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »), reste bien convaincu de la mission civilisatrice de l'Europe (Valéry,
1919, p. 11). Elle fait partie de l'horizon épistémologique de Freud.
Selon Habermas (1985, p. 105), la conscience d'appartenir à un processus
de civilisation caractérise la Modernité. Cette conscience s'éveille bien après le
début historique des Temps modernes, au Siècle des Lumières, probablement au
moment de la querelle littéraire des « anciens et des modernes ». Les « Temps
modernes » eux-mêmes avaient débuté deux bons siècles plus tôt, avec la
Réforme, la Renaissance et la découverte du Nouveau Monde, mais leurs
acteurs l'ignoraient et se vivaient comme d'irrémédiables décadents par rapport
aux Anciens.
Culture et civilisation
Au temps de Freud, la conscience d'être pris dans un processus civilisateur n'est généralement pas mise en question. Pourtant quand, dans L'avenir
d'une illusion, Freud précise qu'il « dédaigne de séparer la civilisation de la
« culture », il fait une allusion, obscure pour le lecteur français, à un débat qui
a lieu alors en Allemagne sur ce sujet (Freud, 1927, p. 1). On retrouve la
même distinction énigmatique dans Pourquoi la guerre ? (Freud, 1933, p. 214).
Selon Jean Starobinski, le mot français « civilisation » englobe les acceptions à
la fois de Kultur et de Zivilisation, que Nietzsche oppose fortement l'une à
l'autre. Nietzsche écrit par exemple : « Les grands moments de la culture ont
toujours été, moralement parlant, des moments de corruption ; et, à l'opposé,
les époques de la domestication voulue et forcée de l'homme (" Civilisation")
ont été des temps d'intolérance pour les natures les plus spirituelles et les plus
audacieuses » (Nietzsche, 1956, p. 837, cité par Starobinski, 1983). La racine
de ce doute de Nietzsche sur l'existence même d'un processus de civilisation se
trouve dans la première Considération inactuelle de 1873. Pour Nietzsche, la
parfaite organisation technico-militaire de l'Etat prussien, qui lui avait permis
une victoire écrasante sur la France en 1870, était un degré supérieur de Zivilisation, mais non de Kultur, domaine dans lequel la France vaincue l'emportait
à ses yeux de beaucoup sur la Prusse (Nietzsche, 1873, p. 22). Ce qu'écrit
Nietzsche de la guerre de 1870 peut nous paraître excessif aujourd'hui, mais
nous pouvons le transposer sans en changer une ligne à la victoire de l'Etat
nazi en 1940.
Selon Habermas, les premières Considérations inactuelles marquent le commencement de la fin pour la notion même de « processus de civilisation », à
laquelle Auschwitz et Hiroshima ont porté un coup fatal. Sommes-nous entrés
1070
Gilbert Diatkine
dans l'ère « postmoderne » (Lyotard, 1979) ou peut-on sauvegarder quelque
chose de la Modernité comme semble plutôt le croire Habermas ? La réponse a
es conséquences pour la théorie psychanalytique, car plusieurs de ses concepts,
comme ceux de surmoi (Freud, 1909, p. 218 ; 1915, p. 18 ; 1927, p. 7 ; 1933,
p. 93) et de processus analytique (Freud, 1909, p. 217 ; 1938, p. 59 et 127), sont
liés à la conception qu'avait Freud du processus de civilisation.
GilbertDiatkine
48,boulevardBeaumarchais
75011Paris
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Aber
wer kann
und Ausgang
den Erfolg
voraussehen
Qui peut
Georges
prévoir
1
?
PRAGIER
Cet intitulé est emprunté à Freud. Il renvoie à la phrase ultime de Malaise
dans la civilisation, ajoutée par l'auteur dans l'édition de 1931. Dans la traduction
classique établie par les Odier, ce dernier ajout manque : mais qui peut prévoir le
résultat et l'issue ? (de la lutte entre Eros et son adversaire non moins immortel) 2.
Ce titre doit aussi beaucoup à André Green 3, car il rappelle qu'en réagissant
aux hypothèses formulées dans « Nouvelles métaphores et métaphores du nouveau »4, il avait affirmé que les rapporteurs avaient énoncé « un principe d'incertitude psychanalytique ». Aujourd'hui, l'utilisation des nouvelles figurations,
apportées par la description des processus non linéaires, fait apparaître des
potentialités d'émergence de situations imprévisibles et plus « optimistes » que
les destins envisagés par Freud pour les processus civilisateurs. Trop souvent
qualifiées de « pessimistes » — dans un style lapidaire — leur hétérogénéité est
telle qu'au-delà du texte manifeste de 1929, elles permettent une élaboration
fructueuse du problème du déterminisme et de l'aléatoire. Ordre et désordre, stabilité et instabilité sont devenus des paradigmes qui permettent de comprendre
comment des résonances entre plusieurs systèmes induisent des bifurcations et
des solutions inopinées.
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inderKultur,in Studienausgabe,
BdIX,S.FischerVerlag,1975,
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trad.Ch.et J. Odier,PUF,1971,p. 107.
3. A. Green,Penserl'épistémologie
dela pratique,inRev.franç,psychanal.,
6/1990.
4. G. Pragier-S.Faure-Pragier,
UnsiècleaprèsL'esquisse
: Nouvelles
du
métaphores.
Métaphores
utiliséesdanscet articlesont
nouveau,in Rev.franç,psychanal.,
6/1990.Lesmétaphoresscientifiques
et utiliséesdanscerapport.
développées
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1074
Georges Pragier
J'illustrerai d'abord la question du nouveau par une séquence récente de
psychodrame (cette mini-Société d'analystes) où je fus amené à utiliser, en cli"
les
termes
de
nique,
chaos " et de " réorganisation " dans une séance. Une
patiente de 22 ans, boulimique vomisseuse, nous avait annoncé la rupture d'avec
son ami et nous attendions une réaction catastrophique.
« Je n'ai rien à dire : c'est le néant. »
Joseph Frismand, le directeur du groupe, réagit : « Hé bien, mettons en
scène le néant. »
Parmi les trois acteurs (1 femme et 2 hommes), le collègue masculin, sensible au fantasme de suicide, évoque un néant néantissant et destructeur. La
patiente approuve et va former couple avec lui. Alors, j'inaugure une terminologie nouvelle dans ma pratique analytique. En pensant au ça freudien, je dis :
« Je suis le chaos, ça bouillonne en moi... ; il va se passer quelque chose de
neuf. »
La collègue eut l'intuition de répondre : « Et moi, je suis le vide. » Néantisée par l'abandon qui la renvoie à des traumatismes infantiles, la jeune fille
trouve donc en face d'elle « chaos » et « vide » qui forment un autre couple,
d'autant plus structurant que depuis le début de la cure je suis toujours désigné comme le père.
Hé bien, la scène s'anima. Néant était brusquement devenu un ça organisateur à un niveau de complexité supérieure reliée à un vide qui s'offrait au chaos
pour être rempli, pour faire émerger du nouveau, créer, réorganiser. Ainsi la
patiente accepta de jouer une scène qui calma son malaise. De surcroît, elle me
permet de souligner l'articulation entre théorie et pratique (source fréquente de
malaise en psychanalyse) et d'introduire mon propos par cette « entrée en
scène » clinique.
Chaos et vide sont de bonnes figurations d'éléments de pensée qui manquaient à Freud, prisonnier de la Science de son temps. J'envisagerai successivement deux facteurs qui interviennent pour rendre compte des limites et du « pessimisme » du texte :
— le déterminisme freudien : laisse-t-il suffisamment de place aux remaniements
perpétuellement créateurs provoqués par la survenue de l'aléatoire dans la
vie psychique ?
— l'idéalisation de la raison : ne fait-elle pas craindre une certaine
dépréciation
de la pulsion et un renoncement désabusé aux liens objectaux, au profit
d'une survalorisation de l'indépendance, avec son corollaire, une vision
solipsiste du bonheur ?
Qui peut prévoir ?
1075
I / DÉTERMINISMEFREUDIENET PESSIMISMEFREUDIEN
Dans le rapport sur les nouvelles métaphores, nous avions tenté de montrer
comment Freud, en rupture avec la pensée médicale, était en même temps nécessairement soumis au déterminisme linéaire causal et au mécanicisme où les
grands effets relèvent de grandes causes. Cette modalité de pensée apparaît à
l'évidence dans sa réflexion sur la civilisation. Par exemple, lorsqu'il décrit la
nécessité de nous attaquer au problème de sa genèse et « par quoi son cours fut
déterminé »1.
Alors, pour lui, le développement de la civilisation doit être attribué au sentiment de culpabilité qui devient le moteur d'une répression toujours croissante.
C'est l'une des thèses psychanalytiques majeures de Malaise..., 1929.
La construction récursive du Surmoi freudien
C'est le mode de pensée déterministe qui conduisit Freud à la vision des
Surmois individuel et collectif, dont le développement devait aboutir à l'écrasement progressif de l'individu par la civilisation.
1 / Pour Freud, quoiqu'il advienne :
— la différence entre faire le mal et vouloir intentionnellement le mal, s'efface
totalement puisque l'autorité s'intériorise dans le Surmoi ;
— même si l'homme fait le bien, l'agressivité liée à la frustration pulsionnelle ne
fait que renforcer la sévérité du Surmoi.
En somme, quoiqu'il fasse, l'homme ne peut échapper à l'oppression de la
conscience morale. Mais comme souvent, Freud en même temps ouvre la voie à
d'autres modes de pensée et nous offre une conception d'une très grande modernité. Ici, la description de l'instance fait intervenir la récursivité.
2 / Cette récursivité du Surmoi n'est-elle pas trop implacable par son déterminisme même ?
Dans Malaise..., Freud écrit : « Tout renoncement pulsionnel devient alors
une source d'énergie pour la conscience morale. » Cette thèse, déjà qualifiée de
paradoxale par Freud, a été élaborée par Jean-Luc Donnet 2. Rappelons que
toute récursivité est paradoxale, puisque l'état final se trouve nécessaire à l'en1. S. Freud,Malaise...,
op.cit.,p. 48.
2. J.-L.Donnet,Ambiguïté
duSurmoifreudien
in Surmois
dela Rev.franç,psychaI, Monographie
nal, PUF(à paraître).
1076
Georges Pragier
gendrement de l'état initial. Autrement dit, ses conséquences deviennent la cause
du processus. Freud a su décrire cette spirale : « La conscience morale est la
du renoncement aux pulsions... Ce dernier engendre la conscience
conséquence
morale... laquelle exige alors de nouveaux renoncements. »1 On voit que dans
cette logique, aucune issue n'est envisageable.
3 / Si bien que lorsque Freud conclut à l'inévitabilité fatale du sentiment de
culpabilité, on peut se demander si cet excès de déterminisme ne confinerait pas
à la prédestination !
Déjà, dans les premières pages de L'Avenir d'une illusion, il raillait un « âge
d'or » irréalisable puisque « toute civilisation doit s'édifier sur la contrainte et le
renoncement aux pulsions », car celles-ci sont « antisociales et anticulturelles »2.
Aussi, ne s'étonne-t-on pas de lire le postulat posé dans Malaise..., « il n'est
point entré dans le plan de la "Création" que l'homme soit heureux »3. C'est
déterminé, c'est écrit.
4 / L'issue ultérieure serait-elle la destruction de l'individu et de la civilisation qui adviendrait de l'intérieur par autodestruction ? Alors, pour Freud :
« Peut-être un jour... cette tension du sentiment de culpabilité atteindra-t-elle un
niveau si élevé que l'individu le trouvera difficile à supporter. »4
Destruction inéluctable, voire programmée ? Freud, bien entendu, ne pouvait pas prendre en compte tout ce que nous savons maintenant sur les ruptures
par changement de phase, sur l'imprévisible et le hasard organisateur.
Que sont devenues les prévisions de Freud ?
Aujourd'hui, on peut estimer qu'un grand nombre de phénomènes sont
inverses à ceux prévus par Freud. En 1993, si la Société risque la destruction,
c'est plutôt en liaison avec un rejet de la conscience morale qu'avec un excès, et
on pourrait lui attribuer F « individualisme triomphant » d'une société qui
paraît plus psychopathique que névrotique (voire perverse ou psychotique,
disaient récemment certains collègues ex-yougoslaves à Gilbert Diatkine).
Il nous faut accepter que des prévisions de Malaise... aient été contredites.
Alors, la spirale récursive du Surmoi peut paraître très nettement inversée et
aboutir, non pas au renforcement, mais à une carence récursive du Surmoi.
1. S. Freud,Malaise...,p. 86.
2. S.Freud (1927),L'avenird'uneillusion,PUF,1971,p. 10.
3. S. Freud,Malaise...,p. 20.
4. S. Freud,Malaise...,p. 91.
Qui peut prévoir ?
1077
Elle pourrait s'énoncer ainsi :
— la satisfaction des pulsions affaiblit la conscience morale ;
— ce qui autorise de nouvelles satisfactions ;
— aboutissant finalement... à une « carence » du Surmoi.
Alors le sujet ne s'éprouve plus coupable, plutôt innocent voire victime.
Mais se trouve-t-il gagnant ? Ou bien, au contraire, y a-t-il risque de voir l'Idéal
du Moi narcissique venir combler douloureusement la place laissée vacante ? En
somme, voici la question posée : si l'on admet cet affaiblissement du Surmoi,
contraire aux prévisions de Freud, le sujet a-t-il quelque chance de trouver un
sentiment d'aise, voire de « Bien-aise », dans la Civilisation ?
Nous voilà confrontés à cette indécidable définition du bonheur telle qu'elle
est ébauchée par Freud lorsqu'il évoque les civilisations primitives et les satisfactions des pulsions non domestiquées..., tellement plus fortes, dit-il, que celles des
pulsions sublimées.
Ne retrouvons-nous pas alors l'individu soumis au « principe » de plaisir
qui, selon Freud, « détermine le but de la vie et gouverne dès l'origine les opérations de l'appareil psychique ». N'est-ce pas le moi plaisir purifié qui se trouverait ici érigé en idéal ? Sera-t-il le garant du bonheur ? ou, au contraire, d'une
destructivité accrue ?
Quels sont alors les changements et les répétitions
observés dans la société d'aujourd'hui ?
Dans l'immédiat, la dépression vient conquérir le terrain occupé par les éléments névrotiques de la société et de son surmoi collectif. Elle entraîne alors des
recours antidépressifs : la consommation d'objets externes cherche à pallier le
« manque » d'objets internalisés.
Cet accrochage excessif à la réalité extérieure rend compte de certains troubles de comportement et de la fréquence des passages à l'acte. Ainsi, il y a bien
eu « crise » aboutissant à des changements dans notre civilisation. « Le hasard
s'insinue dans les systèmes déterministes. »
Comme l'affirmait récemment le physicien Prigogine : le monde est un
mélange de « réversible et d'irréversible, d'ordre et de désordre ». Aussi, malgré les
remaniements observés, des phénomènes de répétition se retrouvent-ils intacts
évoquant, malheureusement, la régularité invariable de l'attracteur fractal.
Alors aujourd'hui, avec terreur, nous assistons aux résurgences meurtrières
fiées à l'extériorisation des nationalismes, des intégrismes et de la xénophobie.
Par exemple, dans une Yougoslavie que nous espérions fédérative et auto-
1078
Georges Pragier
gestionnaire, on apprend maintenant que les Académies des sciences préparaient
une action de grande envergure : la « purification ethnique ».
Trouvons-nous là des argument pour confirmer ce que Freud écrivait :
« L'hostilité humaine..., l'agressivité... démasque sous l'homme la bête sauvage. »1 Le trait indestructible de la nature humaine le suivra-t-il toujours dans
le développement de la civilisation... quelque soit la voie choisie ? En effet, des
communautés voisines se massacrent partout dans le monde, pour satisfaire
leurs pulsions agressives, au nom de ce que Freud appelle « Narcissisme des
petites différences ». Gilbert Diatkine l'a pertinemment évoqué, ce qui a permis
à Benno Rosenberg d'introduire une notion intéressante, la « surintrication pulsionnelle » qui pourrait permettre de prévoir si la destructivité peut être connotée ou intriquée positivement à Eros.
Pouvons-nous espérer que l'émergence de nouveau nous libère un jour, de
cette répétition ?
Le déterminisme n'est plus ce qu'il était
Les scientifiques le démontrent, il existe d'autres formes de causalité. Ici, on
peut rappeler, succinctement, les avatars d'un autre déterminisme, qui s'accompagnait de promesses humanitaires en évoquant le matérialisme historique avec
son déterminisme socio-économique : l'état des forces productives et les rapports
de production déterminent l'organisation de la société. On sait maintenant que
Marx s'est trompé dans certaines de ses prévisions. Comme Freud, et pour les
mêmes raisons : l'imprégnation par la pensée déterministe.
Dans les ex-démocraties bureaucratiques — dites « populaires » — les
applications dramatiques, totalitaires, ont bouleversé la « perspective d'un
temps prometteur ». Qui aurait pu prévoir qu'une issue brutale allait entraîner si
rapidement « un changement de phase » qu'un premier ministre de Roumanie,
Petru Roman, physicien spécialiste de la dynamique des fluides et de la turbulence, qualifiait de « chaos déterministe » lors d'une réunion en Sorbonne
en 1989 ? L'effondrement inopiné de la puissance soviétique et la faillite de son
organisation apparemment si rigide, était imprédictible, tant dans sa forme que
dans sa date de survenue qui paraissait bien lointaine. Alors, qui peut prévoir ce
qui va maintenant advenir entre ordre et désordre, stabilité et instabilité ?
Incontournables, les nouvelles métaphores scientifiques nous sont nécessaires pour rendre compte de la civilisation d'aujourd'hui et surtout de celle de
demain. Le hasard ne s'oppose plus au déterminisme, mais en oriente les évolu1. S. Freud,Malaise...,p. 65.
Qui peut prévoir ?
1079
tions. Ordre et désordre se construisent en parallèles. Un consensus semble
s'être établi pour admettre qu'il y aurait un Désordre optimal, ou plutôt une
oscillation optimale entre ces deux pôles.
Le désordre peut se transformer en structure auto-organisée, susceptible de se
désorganiser à son tour. René Diatkine le rappelait dans cette formulation : « Nous
sécrétons tout le temps un ordre, indispensable mais mortel s'il reste trop stable. »
Face à ces découvertes qui remanient totalement notre image du déroulement des processus, il n'est plus légitime de privilégier exclusivement le déterminisme qui n'est plus reconnu comme « modèle d'intelligibilité générale »1.D'ailleurs, chez Freud, la fantastique théorisation de « l'après-coup » révélait des
aspects implicites d'une pensée non déterministe. Malgré l'idéologie scientifique
dominante de l'époque, il nous a livré des prémonitions fulgurantes sur la discontinuité et l'inversion possible des circonstances de la causalité.
La pensée déterministe linéaire ne suffit pas à rendre compte du fonctionnement de l'appareil psychique. Le psychisme n'évolue pas de manière
linéaire, comme les systèmes thermodynamiques — dont on sait que l'entropie
va croissante jusqu'à leur désorganisation. Il est alors bien difficile de récuser les
figurations qui le représentent comme système ouvert, capable de créer de l'imprévu et du nouveau, qui n'éliminent pas l'ancien déterminisme mais le complètent. Dans certaines conditions, celui-ci peut se trouver « aux limites de l'équilibre » et modifier alors son propre fonctionnement grâce à son instabilité.
Le psychisme n'est-il pas capable aussi de fonctionner selon le modèle même
du chaos déterministe, cette nouvelle notion physique tout à fait fondamentale
qui a permis de comprendre comment de petites causes auront brusquement un
effet majeur. C'est la dépendance sensitive aux conditions initiales qui peut être
appelée « effet papillon ».
On sait aussi que l'organisation de structures dissipativesjoue un rôle important dans les Sciences de la Nature. Ici également, un événement mineur peut organiser toute une structure dans un désordre (comme celui d'une turbulence), apportant ainsi des arguments décisifs contre une approche réductionniste.
L'impasse du réductionnisme
Dans Malaise..., 1929, Freud définit la Société comme la somme des individus qui la constituent. Or, on le sait aujourd'hui, le niveau supérieur, celui de la
société est irréductible à ses déterminants et les interférences entre différents
niveaux sont productrices de nouveau.
in Le Débat,Gallimard,1990.
1. VoirLa querelledu déterminisme,
1080
Georges Pragier
1 / Une première illustration apparaît dans l'interprétation que donne
Freud du fonctionnement des sociétés animales d'insectes. A l'époque de Freud,
les scientifiques étaient passionnés parce qu'il appelle dans Malaise... les " institutions gouvernementales » de certains de « nos frères les animaux »1. Pour
étayer son argumentation, Freud évoque à deux reprises, une répression instinctuelle prolongée, qui suppose donc une vision finaliste.
Or, les connaissances scientifiques contemporaines ont révélé que les
insectes ne renoncent à rien, que leurs mouvements aléatoires sont produits par
leur caprice du moment et ont abouti à créer une complexité à un niveau supérieur d'organisation.
I. Prigogine et I. Stengers s'intéressent aussi à cette structure 2 et ils disent de
la termitière qu'elle apparaît dans le désordre et la dissipation, non pas par
« volonté » de la faire, mais en raison d'une propriété contingente... ici, l'attraction par l'odeur de la salive... de l'autre. L'amplification de cet événement est à
la fois prévisible et aléatoire quant au lieu et au moment de survenue de la structure dissipative. L'émergence de cette propriété ne peut être constatée qu'en
changeant de niveau. L'étude du termite isolé l'aurait laissé échapper.
Pour des scientifiques comme Prigogine, Henri Atlan, et bien d'autres... il
n'y a pas programme, comme le pensait Freud, mais apparition d'une organisation sous l'influence du désordre et du hasard des mouvements.
Et pourtant, les mêmes scientifiques n'ignorent pas que des systèmes déterministes sont, eux aussi, capables de produire du nouveau 3.
En somme, il nous faut maintenant admettre des logiques scientifiques nouvelles. Les résonances entre deux ou plusieurs systèmes sont inopinées. Des
bifurcations peuvent surgir dans l'instabilité. En psychanalyse, le transfert en
serait-il une belle illustration ? Comment prévoir les phénomènes de résonance
et leurs effets sur un système, ici, celui des deux protagonistes de la cure analytique ? Alors, l'espoir en la création de nouveau et de complexité par le bruit
peut être une issue au pessimisme.
La nécessité d'abandonner l'exclusivité de la pensée causaliste se confirme
encore dans d'autres thèmes de Malaise..., où les prévisions se révèlent aussi discutables.
2 I Deuxième illustration : lorsque Freud évoque la place de la femme dans
la Société, il lui attribue un rôle bien déterminé : « Les femmes soutiendront les
intérêts de la famille et de la vie sexuelle, alors que l'oeuvre civilisatrice devenue
1. S. Freud,Malaise...,p. 79.
2. I. Prigogineet I. Stengers,Lanouvelle
alliance.Métamorphose
dela science,Gallimard,1986.
3. J.-P. Dupuy,hérautdela complexité,
in EntretiensavecG. Pessis-Pasternak,
Faut-ilbrûlerDescartes?, La Découverte,1991,p. 104-114.
Qui peut prévoir ?
1081
de plus en plus l'affaire des hommes... les contraindra à sublimer leurs pulsions,
sublimation à laquelle les femmes sont peu aptes. »1
Ici, Freud nous donne le sentiment que c'est lui qui est peu apte à prévoir
les mouvements de femmes et les changements intervenus depuis 1929, avec le
fantastique impact qu'ils eurent sur le développement de la civilisation. Là aussi,
en 1993, cette nouvelle situation induit un « Bien-aise » dans la représentation
de la civilisation... là où bien d'autres décelaient, ou décèlent peut-être encore un
élément de régression ou un facteur de désorganisation de la Société.
II / IDÉALISATION
DE LA RAISON
DIFFÉRENCES
»
ET NARCISSISME
DES« GRANDES
Pour répondre à l'exigence de scientificité, Freud privilégie la raison avec
insistance. Chez le découvreur des forces inconscientes irrationnelles, n'y auraitil pas nécessité d'emprise sur la pulsion au moyen de la raison qui seule, permettrait d'accéder à la vérité ? La raison pense-t-il aussi, « c'est notre meilleur espoir
pour l'avenir »2.
Les conséquences de ce postulat se retrouvent dans sa conception de l'univers social et dans sa conception du monde scientifique.
L'univers social de Freud
En contradiction avec sa description de l'Inconscient, Freud reste sensible
aux exhortations de « la voix de l'intellect », dont il vient de renvoyer l'écho
dans L'avenir d'une illusion, pour ajouter : cette voix « est basse, mais elle ne
s'arrête point qu'on ne l'ait entendue »3. Basse, si basse, pense-t-il, en 1933, dans
Pourquoi la guerre ? qu'elle serait réservée à « une couche dirigeante d'hommes
capables d'une pensée autonome... acharnés à poursuivre la vérité, auxquels
reviendrait de gouverner les foules sans autonomie ».
C'est la même conception que celle développée dans Avenir... où il évoquait
déjà des « foules inertes et inintelligentes », parce qu'elles n'aiment pas renoncer
à leurs pulsions et qu'elles doivent bénéficier de la bonne influence de chefs
« doués d'une vision supérieure »..., parce qu'eux « se sont élevés jusqu'à la
1. S. Freud,Malaise...,
p. 55.
in Nouvelles
d'introduction
à la psychana2. S. Freud(1933),Surune Weltanschauung,
conférences
lyse,Gallimard,1984,p. 229.
3. S. Freud,L'avenir...,
op.cit.,p. 77.
1082
Georges Pragier
domination de leurs propres désirs pulsionnels. Encore faut-il pour Freud, que
ces « guides (Führer) disposent de moyens de coercition (ou de puissance) capables d'assures leur indépendance des foules "1..
Au-delà d'une conception de l'univers social, cette Weltanschauung de 1929,
suscite un malaise chez le lecteur de 1993, comme s'il était confronté à un point
de vue « idéalogique ». En effet, ce ne sont pas des citations sorties du contexte
puisque Freud les confirmera encore en 1933, dans sa lettre à Einstein, avec plus
de précisions même sur la causalité : « L'état idéal serait naturellement une communauté d'hommes qui auraient soumis leur vie pulsionnelle à la dictature de la
raison. »2 Ces termes traduisent sans ambiguïté Diktatur der Vernunft.
D'un point de vue psychanalytique, cette formulation renvoie à l'espoir
placé en la Vérité, quand Freud espérait en la vertu mobilisatrice de la levée
des refoulements. Non seulement chez ses patientes hystériques, mais aussi au
niveau même du noyau hystérique commun à tous les humains (le grundt, le
fondement).
Cette dictature peut-elle être comprise comme effet de la désidéalisation de
la prise de conscience qui aurait dû opérer au profit d'une victoire de la raison ?
Chronologiquement, elle se situe dans la ligne du tournant de 1920. Y aurait-il
clivage entre le jeune Sigmund dont l'esprit scientifique continue à insister, tandis que le psychanalyste chevronné se laisserait déborder par son renoncement
aux illusions ?
La Weltanschauung scientifique de Freud
Pour lui, comme pour d'autres en son temps, raison est synonyme d'intellect et d'esprit scientifique, et cet esprit « doit parvenir avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l'homme »3. Autre citation du texte de Freud et
autre référence à la dictature.
Une illustration très paradoxale éclaire les contradictions de Freud devant
le progrès : c'est son renâclement devant l'indétermination en physique moderne
et même devant la théorie de la relativité. Pour lui, elles sont en opposition avec
la Science !
On sait que l'homme Freud estimait l'homme Einstein, lui aussi partisan
du déterminisme, comme en témoigne son célèbre « Dieu ne joue pas aux
1. S. Freud,L'avenir...,
p. 11.
2. S. Freud (1933),Pourquoila guerre?, in Résultats,idées,problèmes,
t. II, PUF,1985,p. 213et
WarumKrieg?, in Studienausgabe,
BdIX, S. FischerVerlag,1975,p. 284.
= derIntel3. S. Freud,Surune Weltanschauung...,
229.VoirStudienAusgaben:die Vernunft
p.
lekt = der wissenchaftliche
Geist,I, p. 598.
Qui peut prévoir ?
1083
dés » et sa recherche de « variables cachées ». Néanmoins, quand Freud prend
la mesure de l'impact de la théorie de la relativité, il ne peut supporter l'ébranlement apporté par ce nouveau paradigme et il écrit : « La théorie de la relativité de la physique moderne semble leur être montée à la tête (de tels nihilistes
intellectuels). » Freud en déduit que cette Weltanschauung est, en quelque
sorte, « une contrepartie de l'anarchisme politique, peut-être une de ses émanations »1... Ils partent de la science, pour la pousser jusqu'à l'abolition d'ellemême.
Pour éviter d'attaquer Einstein, nous avons le sentiment, avec le physicien
Claude Guthmann, que c'est à Karl Popper que Freud s'adresse. On sait que ce
Viennois, familier d'Alfred Adler, encore étudiant en philosophie et en physique
théorique, est considéré alors comme un agitateur d'idées qui se réfère souvent à
Einstein.
Avec une grande violence verbale, Freud affirme que pour ceux-ci : « Il
n'y a absolument aucune vérité, aucune connaissance assurée du monde extérieur. Ce que nous faisons passer pour vérité scientifique n'est... qu'une illusion... » qui ouvre la voie à un « mysticisme quelconque ». Refusant la découverte de. « nouvelles rationalités » dans la nature, il caricature à l'excès les
conséquences d'une théorie scientifique qui lui apparaissent comme une
menace pour l'ordre du monde, comme si la science le trahissait, passait dans
le camp de l'ennemi, du ça, du chaos, du désordre. Pourtant, qui mieux que
lui, a su décrire dans le psychisme, la relativité (au sens banal du terme) de la
temporalité des processus du système inconscient... qui « ne sont pas ordonnés
dans le temps, ne sont pas modifiés par l'écoulement du temps, n'ont absolument aucune relation avec le temps »2.
Il refuse aussi le principe d'incertitude : « Etant donné que le critère de la
vérité a disparu, il est tout à fait indifférent de savoir quelles opinions nous soutenons. Toutes sont également vraies et également fausses. » .
Ainsi, « nous pourrions bâtir des ponts aussi bien en carton qu'en pierre »...
« si ce que nous pensons était réellement indifférent »3. Il tourne alors en dérision le théorème d'incomplétude du mathématicien Gödel.
Très paradoxalement, Freud, le génial inventeur d'une psychanalyse qui
bouleversa les idées établies, attaque les partisans de nouvelles théories « révolutionnaires ». Révolutionnaire au sens où lui-même se désigne ainsi dans sa
célèbre lettre à Binswanger, de 19364. Ainsi, Freud critique ces « anarchistes »,
1. Op.cit.,p. 234-236.
2. S.Freud(1915),Métapsychologie,
Gallimard,1968,p. 97.
3. S.Freud(1933),SuruneWeltanschauung,
p. 235-236.
4. S.Freud(1936),Lettreà L. Binswanger
du 8 octobre1936,in Correspondance,
Gallimard,1966,
p. 470.
1084
Georges Pragier
comme en leur temps l'avaient été les trois grands humiliateurs : Copernic, Darwin, et Freud lui-même : des conteurs « d'histoires de fées ».
n somme, hostile aux nouveaux principes d'indétermination ou d'incertitude, Freud réplique par une argumentation empruntée à la logique déterministe. Pourtant, dans son nouveau système, l'inconscient, il n'y a « ni négation,
ni doute, ni degré dans la certitude »1.
C'est l'absence d'applications pratiques (à l'époque) qui viendrait prouver
la « folie extravagante » de la nouvelle théorie qui vient saper ses vieilles
connaissances. Et pourtant, elle tourne la théorie de la relativité et des quanta.
Elle tourne trop bien, dirait Freud aujourd'hui, lui qui a souvent dénoncé la
menace d' « anéantissement »2, ainsi que le risque d'extermination totale de
l'humanité, puisqu'il avait anticipé la puissance des armements en poussant très
loin la « maîtrise des forces de la nature »3.
Freud n'apparaît-il pas ici dans un clivage du moi ? : ne pas savoir si cela
est connu depuis longtemps et allant de soi, ou (au contraire) comme tout à fait
déconcertant, car nouveau.
Encore une fois, sa paradoxalité apparaît lorsqu'en même temps, Freud critique ceux qui refusent le nouveau. Pour tenter de comprendre cette paradoxalité
en matière de civilisation et de culture, il faut accepter de suivre Freud tout au
long des voies récursives où les boucles autoréférentes peuvent être saisies dans
leur contradiction apparente.
Dans « Résistances à la psychanalyse »4, texte important dans lequel il
dénonçait l'immobilisme devant le progrès, Freud affirme : « Dans le domaine
des sciences, il ne devrait pas y avoir de place pour la crainte du nouveau. Eternellement incomplète et insuffisante, la science est portée à chercher son salut
dans des découvertes et des interprétations nouvelles. » Il évoque aussi un argument qui peut lui être renvoyé : « L'histoire des Sciences montre des innovations
de grande valeur qui provoquèrent des résistances dont la suite a démontré l'absurdité. » Il s'agit, bien sûr, des trois grandes humiliations « cosmologiques, biologiques et psychanalytique »5.
Comme souvent, Freud nous autorise à utiliser Freud contre Freud puisqu'il est apte à remanier certaines de ses certitudes ; pouvons-nous y reconnaître
ce que j'appellerai volontiers : Narcissisme des grandes différences ?
1. S.Freud(1915),Métapsychologie,
op.cit.,p. 96-97.
2. S.Freud,L'avenir...,
p. 9.
3. S.Freud,Malaise...,
p. 107.
in Résultats,
4. S.Freud(1925),Résistances
à la psychanalyse,
idées,problèmes,
II,PUF,1985,p. 124134.
5. S.Freud(1917),Unedifficulté
dela psychanalyse,
inEssaisdepsychanalyse
Gallimard,
appliquée,
1971,p. 141-147.
Qui peut prévoir ?
1085
Le Narcissisme des grandes différences
Freud contre Freud. La Science contre la Science
On a vu combien Freud, à cette époque, est « attracté » par la raison logique
qui demeure, pour lui, le seul rempart contre les pulsions du ça... et le seul moyen
d'effacer les traces de l'ancienne croyance en la toute-puissance. Or, les scientifiques
démontrent que l'univers (comme les structures du vivant) n'obéit plus (seulement)
aux lois logiques de la raison. Freud se sent trahi et ne peut l'admettre, malgré ses
incertitudes maintes fois exprimées. N'érige-t-il pas alors la raison comme idéologie qui demeurera sa « grande différence » ? N'investit-il pas narcissiquement l'intellect comme la seule valeur capable de sauver la civilisation d'un double risque :
— d'un côté, les pulsions qui doivent être domestiquées ;
— de l'autre, les croyances qui doivent être dénoncées comme illusions (même
lorsqu'elles sont de nature scientifique).
Après les phases animiste et religieuse, Freud avait décrit une troisième
phase scientifique — en fait exclusivement rationnelle — dans laquelle il situait
la « petitesse de l'homme » résigné à la mort 1.
Force est d'admettre aujourd'hui la survenue d'une quatrième phase et
d'une quatrième humiliation. Soumis à d'autres nécessités de la nature, un quatrième mode de pensée émerge des découvertes scientifiques récentes qui font
apparaître une deuxième mort du déterminisme déjà préparée par la découverte
de l'indétermination quantique.
La logique traditionnelle n'est pas suffisante pour comprendre ce qui se
passe autour de nous, aujourd'hui. Prigogine affirmait récemment : « Si le
monde est instable, l'avenir de celui-ci n'est donc pas si pessimiste. » L'homme
n'a pas à se résigner au choix entre deux théories des circonstances de survenue
et de disparition de l'Univers, la religieuse ou la scientifique. La création de nouveau est imprévisible et elle peut être la source d'un relatif optimisme.
La non-linéarité des processus et le rôle d'un hasard parfois organisateur nous
permettent d'espérer, non pas forcément des lendemains désenchanteurs, mais la
possibilité de voir survenir l'émergence de liens unificateurs issus de mouvements
auto-organisateurs inattendus qui s'opposeraient alors à la désorganisation tout
aussi possible. Réorganisation novatrice, aussi inattendue que le fut en son temps
l'émergence de la psychanalyse, avec son impact sur la culture et la civilisation.
GeorgesPragier
8, rueBoissonade
75014Paris
1. S. Freud(1912),Totemet tabou,Payot, 1965,p. 101-106.
Maladies
de la civilisation
Michel
FAIN
La notion de l'existence de Maladies de la Civilisation fut introduite peu
après la seconde guerre mondiale, en même temps que la description d'un syndrome général d'adaptation et de l'action du « stress ». Peu importe le sens
exact de ce terme, intraduisible en français (qui correspond à l'idée incluse dans
la locution « la goutte d'eau qui fait déborder le vase ») ; plus intéressante est
l'adoption de ce terme par le langage populaire, adoption impliquant que le
mauvais état ressenti vient d'une injuste agression due à la société moderne. Or,
les découvreurs des maladies de la civilisation avaient précisé que les actions
nocives fiées au dérèglement du syndrome général d'adaptation survenaient par
défaillance des défenses spécifiques. Il en résulte que la dérive qui a affecté le sens
du terme « stress » est pleine de cette absence de sens plus spécifique qui se produit quand quelqu'un l'évoque. Finalement, la notion d'un vase plein dont le
contenu est prêt à jaillir comme un geyser après l'addition de n'importe quelle
goutte d'eau contient une métaphore autrement plus vivante. Les causes de la
disparition des défenses spécifiques devinrent ainsi un but de la recherche.
Gilbert Diatkine a souligné une certaine confusion existant sous la plume de
Freud entre culture et civilisation. Je dirai plutôt que la notion de culture, telle
qu'elle apparaît au début de l'oeuvre freudienne, joue un rôle différent des préceptes évoqués dans la civilisation 1926. En 1905, dans l'étude des rapports du
mot d'esprit avec l'inconscient, le mot d'esprit centré sur l'absurdité s'en prend
au culturel, mettant en échec la puissance refoulante dont il est porteur. Ce
culturel est alors considéré comme un développement de l'éducation des pulsions d'autoconservation, éducation plus lente à s'édifier que les activités mentales issues du désétayage de l'érotisme, désétayage qui va de pair avec la mise en
activité des zones érogènes. Autrement dit, la voie progrédient n'assure sa position qu'en empêchant la voie régrédient soumise au principe de plaisir d'occuper
tout le terrain, voie qui cependant a été préformée.
Rev.franc.Psychanal.,
4/1993
1088
Michel Fain
En 1913, juste après avoir écrit l'article sur les deux modes d'activité mentale (1911), Freud note qu'un développement prématuré des pulsions du moi
constitue une prédisposition au développement ultérieur d'une névrose obsessionnelle. Ceci signifie que lesdites pulsions du moi auront alors ultérieurement
à faire avec elles-mêmes sexualisées ; elles seront grosses de cette sexualisation
secondaire, tout en tentant de s'opposer à sa manifestation :
— ainsi, un ou des événements avaient contraint les
pulsions du moi à se développer au détriment du développement libidinal. L'hypothèse de l'existence
de traumatismes précoces dans ce destin mérite d'être retenue, traumatismes
de nature non pulsionnelle ;
— en 1915, Freud discute du
couple amour-haine. Il précise une nouvelle diachronie, la haine, pulsion du moi, vise l'objet rendu excitant en tant qu'apte
à satisfaire la pulsion érotique. Ce développement l'embarrasse à propos de
la pulsion sadique qui ne peut, en raison des buts différents, être confondue
avec la haine. La notion d'une emprise dirigée contre l'excitation est née ;
— en 1919, nouveau son de cloche dans « On bat un enfant ». Ce fantasme
masochique aurait son origine dans la sexualisation d'une haine visant le
couple « dernier-né/mère », « spectacle excitant » à supprimer. La sexualisation sera secondaire, l'érotique viendra dans l'après-coup. L'idée d'une haine
chargée d'organiser un système pare-excitation est dans l'air.
En 1920, la haine est considérée comme une mutation de la pulsion de mort.
Cette dernière serait alors une pulsion du moi menant ce dernier à opérer un
mode particulier de réaction au contact de la réalité. De curieuses perspectives
vont en découler :
1 / La pulsion de mort paraît être la première en action.
2 / Serait-elle alors la seule éducable et jouerait-elle un rôle dans la culture,
comme il l'avait été dit à propos des pulsions de conservation ? Dans la
mesure où elle peut se muter en force de destruction, n'oublions pas que
Freud signala que le moi s'interposera pour se substituer à la violence des
activités intellectuelles (il s'agit là d'un mode de transformation qui ressemble à celui qui préside à l'édification des identifications constitutives du
narcissisme secondaire).
3 / Un tel dynamisme ne peut se concevoir que s'il existe d'emblée des forces de
conservation susceptibles d'orienter vers la vie la pulsion de mort, autrement
dit un Eros bien proche de ce que B. Grunberger a décrit comme étant le
narcissisme. Une de ces orientations est l'éerotique, via l'intrication pulsionde la violence vers le monde extérieur, sans
nelle, l'autre l'orientation
oublier une troisième possibilité, la constitution de systèmes pare-excitations
(A. Green) comprenant entre autres les mécanismes de déni de réalité.
Maladies de la civilisation
1089
Autrement dit, à partir de 1920, le développement du psychisme se présente
selon un mode différent de celui à l'oeuvre dans la première topique. La mutation
de la pulsion de mort en force d'agression situe cette dernière au niveau du moi,
et se trouve à l'origine d'un besoin de se débarrasser d'une tendance première à
la fragmentation. L'érotique fruit de la liaison Eros-pulsion de mort va aussi servir à extérioriser vers des objets cette dangereuse tendance interne. Outre la
place importante ainsi accordée au sadisme, qui devient entre autres un serviteur
de la pulsion de conservation, se perd alors la notion de la priorité de l'érotique
à l'oeuvre dans le développement psychique. Melanie Klein n'hésitera pas à
adopter le point de vue selon lequel le moi est inné et d'emblée menacé de fragmentation. Melanie Klein ajoutera aux moyens défensifs cités plus haut celui de
la projection. L'existence d'un moi inné accorde la priorité aux pulsions du moi.
C'est donc avec raison que Melanie Klein affirmera que ses vues se situaient en
continuité avec les dernières découvertes de Freud.
Il ne fait guère de doute que les modifications théoriques de 1920, à l'origine du mouvement kleinien, génèrent un profond malaise dans l'histoire de la
psychanalyse. L'Inconscient dynamique qui régissait avant 1920 toutes les
connaissances psychanalytiques, force dont l'origine se situait dans l'avance
prise dans le psychisme sur les éducables pulsions du moi par la libido, avance
qui postulant un temps préalable dominé par le principe de plaisir et où la
réalisation hallucinatoire s'antériorisait à celui du désir qui en était l'issue, se
trouvait ainsi mis en cause. Dans ce sens, la notion d'un masochisme primaire
devenait un impératif théorique permettant de restaurer la priorité mise à mal
en 1920. La liaison Eros-pulsion de mort est première, ce qui signifie que l'intrication pulsionnelle restituera aux pulsions érotiques l'avance qui semblait
perdue. Si alors les pulsions du moi, dont fait partie la pulsion de mort, prennent de l'avance, elles le feront au détriment du masochisme primaire. La
notion de masochisme primaire implique une modification de l'idée, émise
en 1915, selon laquelle la position passive du sujet envers l'objet permet un
retour vers le narcissisme, il se substitue l'idée d'un retour vers le point de
fixation qu'a constitué le masochisme primaire. Dans une certaine mesure,
c'est l'incapacité économique d'assurer une liaison totale de la pulsion de mort
par l'Eros qui pousse les pulsions érotiques vers l'objet (antinarcissisme de
F. Pasche). Leur retour vers le sujet assuré par sa passivité est un compromis
destiné à atténuer ce qui peut être considéré dans une certaine mesure comme
un échec du masochisme primaire.
Par un chemin différent se confirme la valeur vitale du masochisme primaire, telle que l'a démontrée Benno Rosenberg. Il n'est pas inintéressant de
remarquer que ces spéculations théoriques débouchent sur des vues éveillant un
écho au niveau de l'expérience clinique. Ainsi, si, pour une raison ou une autre,
1090
Michel Fain
le masochisme primaire disparaît en même temps que la priorité de l'érotique, la
pulsion d'agression prioritaire peut alors se sexualiser secondairement, perdant
toute possibilité de se complexifier parle
mécanisme du doble retournement, ce
dernier n'étant possible que si s'est constitué le point de fixation assuré par le
masochisme primaire, fixation dont dépend la passivité. De là à penser que le
roc du biologique invoqué en 1937 comme source de résistance incontournable
au processus déclenché par la cure psychanalytique se génère dans les obstacles
s'opposant à la constitution prioritaire du masochisme primaire. Le corrélat de
ce dernier est la présence d'un point de fixation, l'absence de ce dernier devenant
l'assise du roc du biologique.
Le roc du biologique porte donc un nom bizarre. N'est-il pas significatif
d'un inachèvement pulsionnel, d'une faille du double retournement dont une
organisation insuffisante du masochisme primaire est à l'origine ? Le destin
d'une pulsion sadique issue d'une sexualisation secondaire ne peut se retourner
que par le biais de la projection, ce qui est un tout autre destin, la passivité se
trouvant exclue par un tel mécanisme. Evoquer à la place de la présence d'un
masochisme primaire ayant constitué son point de fixation une tolérance à la
frustration n'est à mon avis qu'une façon d'éliminer la question.
Quoi qu'il en soit, le roc du biologique, d'apparition tardive dans l'oeuvre de
Freud, ne précédera que de quelques années l'apparition de la notion de maladies de la civilisation, notion par laquelle a débuté cette intervention. L'altération des défenses spécifiques ne serait-elle qu'un avatar de la constitution des
pulsions ? Ce qui en sorte serait en accord avec la notion même de pulsion qui
s'ancre dans le passage du corps vers le psychisme.
Le développement précédent est un préambule de l'étude du dynamisme de
l'altération de la constitution du masochisme primaire. Lorsque Freud, en 1913,
constate que la genèse de la névrose obsessionnelle comprend parmi d'autres un
facteur prédisposant le développement prématuré des pulsions du moi, il ne
donne guère de raisons à l'existence de cette prédisposition. Cependant, à partir
d'une telle opinion, bien des problèmes se posaient. Des activités psychiques,
notamment le langage et l'éducation, n'avaient-elles pas tout au moins partiellement pour origine la sublimation des pulsions érotiques ?
On retrouve dans cette aptitude à un développement, dont l'origine ne
serait pas purement sublimatoire, l'origine des conceptions du Moi autonome de
Hartman, Kris et Loewenstein. L'autonomie prétendue de développement du
moi le livrait aux éducateurs, et ce n'est sans doute pas un hasard si, corrélativement, les sociétés de psychanalyse américaines n'acceptaient comme élèves que
des médecins psychiatres. Il n'est pas exclu que ce besoin excessif de maîtrise ne
vise pas simplement à sublimer une pulsion d'emprise s'en prenant aux processus primaires et cherchant à imposer la secondarisation quelqu'en soit le prix
Maladies de la civilisation
1091
à payer, mais qu'il soit le produit d'un impératif destiné à combattre un environnement conçu comme potentiellement traumatique.
Autrement dit, il pourrait exister une pression venant d'un univers surexcitant, pression située au-delà des possibilités intégratives des pulsions érotiques
ou, si l'on préfère, au-delà des possibilités de coexcitation sexuelle, qui entraînerait prématurément un développement des pulsions du moi dans un but de pareexcitations. Le résultat de cette énergie neutralisante serait la vie opératoire. Le
premier à signaler cette économie particulière a été Jean Bergeret. Etudiant les
cas dits « limites », il postula que la période de latence était en fait dans ces cas
une pseudo-latence destinée avant tout à neutraliser les effets durables de traumatismes précoces. A l'adolescence, la poussée pulsionnelle ne se distinguait plus
d'un surplus d'excitations. D'un point de vue métapsychologique cela revient à
dire qu'en place, en partie ou en totalité, d'un destin pulsionnel se substitue un
noyau de névrose traumatique toujours susceptible de se manifester sur un mode
pathologique, si s'interrompent des systèmes défensifs mis en place lors de la
pseudo-latence.
Avec D. Donabédian 1 nous avons isolé ainsi schématiquement deux axes de
développement, l'un dont un des destins concerne la somatisation et que nous
avons nommé l'impératif de prématurité, axe entraînant le développement des
pulsions du moi centrées alors sur des fonctions pare-excitantes, l'autre l'impératif de complexification qui construit le psychisme à travers le destin des pulsions,
du refoulement de la sublimation, destin où l'érotique impose un travail aux pulsions du moi pour établir des compromis acceptables.
Le point de départ des travaux qui aboutissent aux études de Claude
Smadja et Gérard Szwec sur les procédés autocalmants fut initié par Léon
Kreisler quand il nous proposa, à Michel Soulé et à moi-même, d'étudier l'insomnie du nourrisson, et avec ce trouble l'étude de la genèse du sommeil en
général. Le système sommeil-rêve apparaît alors très dépendant dans son développement du cadre de l'enfant. Le fait qu'un bébé insomniaque ne peut dormir que tant que dure l'excitation provoquée par un bercement continu qui
devient ainsi, à la place du rêve, le gardien du sommeil, constitue une énigme
économique où un comportement calme à condition qu'il ne s'interrompe pas.
L'insomnie n'est-elle pas donnée elle aussi comme un trouble des temps
modernes ?
Les études menées à l'IPSO sur l'apparition de systèmes affectant le psychisme ou le comportement (Smadja et Szwec) ayant pour but de calmer l'excitation montrent qu'une apparente structure mentale suffisamment complexe
peut se doubler d'un tout autre fonctionnement, susceptible d'apparaître lors
1. DiranDonabédian
et M. Fain,Psychosomatique
et pulsions,CahierduXIIIe,1993.
1092
Michel Fain
d'épisodes à haut potentiel traumatique, dont le but, tel le bercement du petit
insomniaque, est le calme. Ce fonctionnement appartient à des systèmes pareexcitations qui se sont organisés prématurément, avant toute différenciation de
l'érotique. Il est économiquement rattachable à la pulsion de mort qui n'opère
plus alors silencieusement mais qui pousse au silence. L'appel au calme est d'ailleurs devenu, dans les civilisations modernes, un Idéal proclamé, voire à travers
l'utilisation des tranquillisants une visée thérapeutique 1.
N'est-ce pas ce problème que pose Freud dans la dernière partie de
Malaise..., quand il pose des questions sur la visée moralisante : « Aimez-vous
les uns les autres » doublé du « Aime ton prochain comme toi-même » ? Ne
s'agit-il pas d'une forme d'appel au calme ? Certes, nous savons déjà combien
la valorisation du masochisme moral, telle qu'elle apparaît dans la littérature
russe, n'avait pas sa sympathie, même quand elle prenait l'allure de la rédemption. La provocation du Surmoi par le moi, ce qui revient à dire la réussite
d'une manoeuvre rendant caduque la nature anti-érotique du Surmoi pour faire
de ce dernier un sadique sexuel, manoeuvre qui réussit à faire du sentiment de
culpabilité une décharge érotique qui assure d'ailleurs son refoulement, est
parfaitement immorale. La culpabilité en effet ne doit pas trouver de voie de
décharge ; elle exige une réparation qui ne doit pas être une autopunition, ni
une annulation rétro-active. Dans Malaise..., ce problème n'est pas soulevé
directement, mais n'est-il pas possible de soupçonner sa réapparition dans la
construction même de l'article ? Le premier paragraphe portant sur une discussion du sentiment océanique, qui révèle l'existence de Dieu selon Romain
Rolland et le pasteur Pfitzer, peut apparaître comme relativement détaché des
autres propos de l'essai. En vérité, ne réapparait-il pas dans la dernière partie
quand est mise en doute l'obligation à l'amour universel ? Enfin, n'y retrouvet-on pas la mise en cause du Surmoi, question qui en fait sépare le judaïsme de
ses rejetons chrétiens ? L'identification au Christ qui sous-tend le « Aimezvous les uns les autres » contient aussi l'affirmation de la résurrection, déni de
la mort, déni de la castration, mise en cause de la structure du Surmoi. (Pour
mémoire, rappelons-nous que le Surmoi trouve son origine et son pouvoir,
selon Freud, dans le sentiment de culpabilité qui hante les meurtriers d'un
tyran érotique, sentiment qui les pousse à réincarner par le totémisme une
cruelle morale.) Dans une certaine mesure, la paix universelle qui résulterait
d'amours réciproques ayant pour but ultime la confusion heureuse et infinie
1. J'ai déjàévoquécettepotentialitéde clivagedu moi,selonquel'excitationprovientpulsionnellementde l'intérieur,ou au contrairerépètedes comportements
dirigésversune surexcitationvenantde
l'extérieur.Encelaje suivaisl'opinionde Freuddifférenciant
de l'angoissenévrol'angoissepsychotique
tique,touten remarquantquecettedivisiondépassaitlesquestionsposéespar la névroseet la psychose:
M. Fain,Ledésirde l'interprète,Paris,Aubier-Montaigne,
1982.
Maladies de la civilisation
1093
d'âmes immortelles se trouve en position opposée du « Calmez-vous les uns,
les autres », commande impérative d'individus submergés par le bruit du
monde, qui sans ce commandement ne pourraient que se détruire les uns les
autres. La destruction est le négatif du calme, alors que l'amour réciproque
recommandé ne dénie que la castration, sans oser toutefois aller jusqu'à percevoir que ce déni atteint le divin originaire, tout en soutenant l'existence d'une
immortalité concrètement affirmée par la réalité de l'existence d'un messie. La
culpabilité issue de ce nouveau système est réduite aux actions qui témoignent
d'un manque d'amour des autres, étant sous-entendu que l'amour qui ne s'attache qu'à un objet lèse les autres.
Freud souligne alors qu'en dernière analyse cet appel à l'amour universel
n'est rien d'autre qu'un besoin de réassurance qui, par le déni de réalité qu'il
comporte, ne peut mener qu'à des catastrophes. Il reprendra ce thème avec
encore plus de vigueur en 1932 dans Les Nouvelles Conférences : « ... Mais,
hélas, tout ce que l'histoire nous enseigne, tout ce que nous pouvons nous-même
observer, dément cette opinion et nous montre plutôt que la foi en la bonté de la
nature humaine est une de ces déplorables illusions dont l'homme espère qu'elles
embelliront et faciliteront la vie, tandis qu'elles sont seulement nuisibles... »
(IVe conférence, « L'angoisse et la vie instinctuelle »).
Ne peut-on pas, en dernière analyse, accepter pour notre temps le principe
qui se dégage du texte Malaise dans la civilisation tel qu'il fut écrit par Freud ?
Ce principe postule que les modèles proposés par les civilisations doivent respecter la dynamique et l'économie qui soutiennent la topique du Surmoi. Instance
héritière du conflit oedipien, elle représente le mode le plus constructif dans
lequel s'harmonise la bipulsionnalité humaine. Il faut lui adjoindre le masochisme primaire, en tant que point de fixation sur lequel s'appuient à la fois le
féminin et le maternel, sans lequel il risque de ne pas s'édifier. Surmoi et masochisme primaire, n'est-ce pas là l'antiroc du biologique ?
Un aspect courant de la mise en cause de l'action du Surmoi est le combat
mené contre le sentiment de culpabilité, dont la présence est alors vécue comme
une blessure narcissique. Il s'agit là pour les psychanalystes d'un phénomène
grave, la réaction thérapeutique négative étant un des effets possibles du refoulement du sentiment de culpabilité. Pour nous, psychanalystes, ce n'est pas un
spectacle innocent que d'assister à ces pseudopsychothérapies où des individus
ignorants s'efforcent de « déculpabiliser » des patients, qui n'ont plus alors
d'autre issue que d'activer leurs mécanismes d'autopunition !
Or, cette façon de pourchasser le sentiment de culpabilité ne relève pas d'un
amour du prochain, pas même d'un orgueil imbécile qui ferait croire qu'à l'égal
d'un Dieu on puisse dispenser le pardon, mais d'un Idéal de plus en plus envahissant, l'appel au calme à tout prix, Idéal qui suit la voie de la pulsion de mort.
1094
Michel Fain
L'échec des moyens permettant d'assurer ce calme se traduit par la somatisation, dont on ne peut pas exclure qu'elle soit alors au moins en partie une
de la pulsion de mort, les maladies de la civiréponse de vie à cette
domination
lisation expriment alors un redoutable paradoxe, et bien qu'atteignant le corps
souvent douloureusement, elles contiennent quelque chose qui aurait pu renforcer la vie : le malaise somatique de la civilisation.
MichelFain
15,rued'Aboukir
75002Paris
De
au
Henri
L'avenir
Malaise
d'une
dans
VERMOREL et Madeleine
illusion
la culture
VERMOREL
Freud construit son oeuvre dans une époque de « désenchantement du
monde ». On perçoit dans « Actuelles sur la guerre et la mort » (1915) les échos
douloureux de l'écroulement des idéaux de la civilisation occidentale, foulés au
pied par les nations belligérantes lors de la première guerre mondiale ; les hommes
dans ce conflit n'étaient pas tombés si bas, constate l'auteur, car en fait ils ne
s'étaient pas élevés si haut que nous l'avions pensé, la guerre ayant montré que
pour nombre d'individus la culture n'est qu'un mince vernis sur des pulsions violentes, prêtes à resurgir à la moindre occasion. Plus tard en 1929, dans Le malaise
dans la culture1, il constate que l'idée de progrès du XIXesiècle n'a pu apporter à
l'homme plus de bonheur, malgré les avancées de la science et de la technique. Et
quand il rédige cet ouvrage se profilent dans le monde de nouveaux et graves
conflits qui aboutiront à une guerre mondiale plus destructrice que la première,
tandis que montent en puissance des partis totalitaires. A cet égard, le terme de
masses employé par Freud en 1921 dans « Massenpsychologie und Ich-Analyse »
était prémonitoire ; il étudiait alors les liens de l'individu avec la foule et les
groupes organisés et structurés que sont l'Eglise et l'armée, mais il n'avait pas eu le
loisir de parler des partis de masse apparus par la suite. C'est dans ses ouvrages suivants qu'il traitera des illusions et des dangers du communisme et évoquera les
menaces que le nazisme fait peser sur l'avenir de la civilisation.
Appuyée sur l'expérience des cures, la création de la psychanalyse passe par
le cheminement intérieur de son auteur, influencé par les circonstances : les aléas
de la vie, la vieillesse, les deuils, sa propre maladie et peut-être les désillusions
devant les obstacles rencontrés pour l'édification de son oeuvre, plus importants
1. Dos Unbehagen
in derKultur(1929),trad.de Ch.et J. Odier,Malaisedansla civilisation
(1971),
Paris,PUF(abrégéen MC).Sousla plumede Freud,Kultura ledoublesensdecultureet decivilisation.
Rev.franç.Psychanal,
4/1993
1096
Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
qu'il ne l'avait imaginé. Tout cela a été dit, et avec justesse ; mais on n'a pas
assez souligné l'impact sur l'oeuvre du contexte social et politique — ou plus
exactement culturel — dont les crises marquent ces annèes. Cette causalité n'est
pas directe mais, comme les restes diurnes dans le rêve, ces circonstances alimentent le processus créateur qui suit sa logique propre. Freud est beaucoup plus
baigné dans la culture de son temps qu'on ne l'a dit ; ses travaux qui concernent
la crise de la civilisation ne sont point des oeuvres mineures, mais de celles qui
« montrent le chemin qui conduit de l'analyse de l'individu à la compréhension
de la société »1. Le dialogue de Freud avec les grands témoins que sont Rilke,
Stefan Zweig, Einstein, Thomas Mann, etc., montre sa présence dans le monde
de son temps, de notre temps ; il est en fait plus « engagé » qu'on ne l'avait
observé jusqu'ici, bien que ce soit sur un mode qui lui est propre, avec la distance et la profondeur qui conviennent à la psychanalyse.
Le dialogue spinozien de Freud et de Rolland
Ces considérations s'appliquent parfaitement à sa relation avec Romain
Rolland, un de ses interlocuteurs privilégiés de 1923 à 1936. Nous avons précédemment indiqué 2 que ce dialogue a été le support d'un moment essentiel de son
auto-analyse, reflété dans ses oeuvres de l'époque. Freud considère Rolland
— dont le nom est laissé à deviner au lecteur dès les premières pages de Malaise
dans la culture — comme un défenseur de la culture menacée, un de ces
« hommes éminents », souvent incompris, mais dont les idéaux sont capables
d'orienter la civilisation vers des buts élevés, sous l'égide d'Eros. Freud l'admire,
le « vénère »3 comme écrivain mais aussi comme « intellectuel engagé » qui eut
le courage de dénoncer, seul contre tous, l'absurdité du carnage de la guerre
de 1914-1918 et de s'opposer ensuite résolument à Mussolini et à Hitler. Il y a
bien des divergences et des ambivalences entre ces deux hommes mais, sans des
résonances profondes entre eux, il n'y aurait pas eu d'échanges féconds. Ils débutent dans la semaine qui suivit la découverte de son cancer (danger de mort et
désespoir ?) quand Freud eut recours à Rolland dans une extrême idéalisation de
sa personne, tout en se présentant lui-même comme un « destructeur des illusions »4 ; mais l'écrivain est suspecté de flatter les illusions de ses contemporains
en ayant un accès plus facile aux profondeurs humaines, tandis que le psychana1. Lettrede SigmundFreudà RomainRolland,4 mars 1923,inH.Vermorelet M.Vermorel(1993),
SigmundFreudetRomainRolland,Correspondance
1923-1936,
Paris,PUF,p. 219.
2. H. Vermorelet M. Vermorel,op.cit.
3. Freuddira qu'ilestun« apôtrede l'amourdeshommes» et « l'undesdouzehommessurlesquels
reposel'avenirdu monde».
4. Lettrede S.Freudà R Rolland,4 mars 1923,inH. Vermorelet M. Vermorel,op.cit.,p. 219.
De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture
1097
lyste devrait peiner durement pour approcher les contenus de l'inconscient ; c'est
là un thème souvent développé par Freud qui trouvera ici une réplique de Rolland, lui adressant en retour une pièce satirique qu'il écrivit en 1919, Liluli, où,
sur un mode aristophanesque, l'auteur raille les illusions de tout genre, celles de
la religion comme les fallacieuses promesses des bonimenteurs de la démocratie,
ainsi que les tromperies de ceux qui conduisent les peuples aux guerres. Cet idéaliste était donc aussi à ses heures un contempteur des illusions.
Ici, la résonance profonde — mais non explicitée entre eux — tient à ce
qu'ils se situent tous deux dans la postérité de la philosophie de Spinoza dont le
thème central est la critique de l'illusion religieuse. Rolland est en effet un spinozien déclaré ; procédant par « illuminations », sa création s'appuie sur la révélation, quand il était jeune normalien, de « l'éclair de Spinoza » (« le soleil blanc
de la substance ») qui imprégna ensuite son panthéisme. Freud est plus discret
sur ses attaches avec le grand philosophe d'Amsterdam (1632-1677), mais c'est
précisément dans les années trente que des philosophes allemands, L. Bickel et
S. Hessing, intrigués par des affinités entre la psychanalyse et Spinoza, l'interrogent là-dessus à l'occasion du tricentenaire de sa naissance1. Freud est réservé
dans ses réponses, reconnaissant sa vénération pour le penseur ou plus exactement pour l' « atmosphère » qu'il a créée, mais ne révélant qu'avec peine ses
liens avec lui : est-ce là une identification au philosophe d'Amsterdam qui pensait que les vérités essentielles ne devraient être divulguées qu'avec une grande
réserve, idée reprise par le grand spinozien qu'était Goethe dont Freud a si souvent cité les vers de Faust : « Le meilleur de ce que tu peux savoir / Aux écoliers,
tu ne peux le dire »? Ou bien cette atmosphère serait-elle plutôt la trace d'une
influence indirecte de Spinoza par l'intermédiaire de modèles plus proches de
Freud : outre Goethe, déjà cité, et Heine dont nous parlerons bientôt, Fechner
et Nietzsche que Freud associe à Spinoza dans sa correspondance avec Lothar
Bickel et Siegfried Hessing? Le caractère médiat de cette transmission en ferait
une imprégnation culturelle latente mais néanmoins fort opérante et capable de
structurer le dialogue avec cet autre spinozien qu'était Rolland.
On doit à un philosophe de Tel-Aviv, Y. Yovel, une analyse éclairante de
l'oeuvre de Spinoza et de son influence profonde sur Freud, « le plus grand juif
hérétique de ce siècle », sur le modèle de ce premier juif laïque du XVIIesiècle2.
Car le créateur de la psychanalyse s'est toujours défini comme « juif athée » dans
une identification à l'un de ses modèles préférés, Henri Heine, qu'il désignait
comme son « frère d'incroyance » (Unglaubensgenosse), par le terme même dont
ce « romantique défroqué » avait usé pour traduire sa relation à Baruch de Spi1. S.Hessing,Freudet Spinoza,Revuephilosophique,
1977,102,
p. 165-180.
Yovel(1991),Spinozaet autreshérétiques,
2. Yirmiyahu
Paris,Seuil.
1098
Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
noza dont il a longuement souligné l'impact sur la culture allemande chez
Goethe et chez les romantiques 1. Pour Spinoza, Dieu ne se situe pas dans l'audelàdans la transcendance - mais dans l'immanence, en ce monde,dans la
nature et dans l'homme ; il fait de la critique de la religion comme illusion et
superstition un préalable à l'édification de sa philosophie appelée à la remplacer ; sur ce modèle, L'avenir d'une illusion part d'une critique de la religion pour
édifier la psychanalyse, destinée à en prendre la relève afin de remédier à la
détresse de l'homme contemporain. La question qui est alors posée est celle de
l'avenir de cette nouvelle illusion, la psychanalyse, qui se réclame de la science.
D'ailleurs c'est la connaissance de soi que Spinoza voulait mettre à la place de la
religion, autre analogie ; pour l'homme éclairé (on retrouve ici la distinction
entre les grands hommes et la masse faite par Freud dans Le malaise dans la
culture), le degré le plus élevé sera la connaissance intellectuelle de Dieu sur un
chemin semi-mystique ; pour les masses, Spinoza se contentera d'une sorte de
religion laïque épurée des superstitions pour les aider à supporter l'existence 2.
Spinoza a eu une nombreuse descendance philosophique, dont les philosophes
des Lumières et ceux du romantisme allemand. En effet, dans l'espace ouvert par
Spinoza pour succéder à la religion, il y a de la place à un pôle pour l'athéisme
radical de Kant, repris par L. Feuerbach et D. J. Strauss, qui inspirent Freud
dans L'avenir d'une illusion ; et à un autre pôle, sur le chemin de « l'amour intellectuel de Dieu », pour le sentiment religieux sur lequel Schleiermacher 3, pasteur
et théologien romantique, met l'accent en opposant l'expérience existentielle
d'une religion individuelle à la dégénérescence du sentiment religieux et au
risque d'aliénation dans les religions instituées. On ne sera donc pas étonné que
Rolland 4, après la lecture de L'avenir d'une illusion, soit d'accord avec Freud
pour critiquer les dogmes et les Eglises, mais qu'il lui reproche de ne pas avoir
analysé de son point de vue la sensation océanique comme source individuelle
du sentiment religieux. La réaction d'inquiétante étrangeté de Freud aux propos
de Romain Rolland peut être mise en relation avec son spinozisme latent
puisque Spinoza traitait de la sensation et des affects et considérait que les
hommes sont des êtres finis mais aspirant à l'éternité, notion reprise par Rolland
sans qu'il y voie une promesse d'immortalité. Si Freud pense que la mystique
n'est d'aucune aide « pour s'orienter dans le monde extérieur », Rolland lui
reconnaît « une valeur scientifique pour la connaissance du réel » ; le panthéisme
1. HenriHeine,De l'Allemagne
(réimpression),
Paris,Genève,Slatkine,1979.
2. Spinoza,dit Yovel,est une sortede « philosopheengagé», ce qui l'apparenteà « l'intellectuel
engagé» qu'étaitRomainRolland.
3. Schleiermacher
a par ailleurslaïcisél'interprétationréservéeaux textessacréspour l'appliquerà
desécritsprofanesetmêmeà desassociations
d'idées.
4. « Ledernierdes grandsromantiquesfrançais», selonAndréMalraux.
De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture
1099
spinozien de Romain Rolland, qui imprègne son âme de musicien, d'écrivain et
d'homme d'action, peut trouver un certain écho chez Freud qui avait puisé sa
vocation de Naturforscher dans un poème d'un ami de Goethe, L'Hymne à la
nature, dont le souffle panthéiste anime la théorie des pulsions (« notre mythologie ») et son intérêt pour la pensée animique, composante de l'âme humaine de
tous les temps (Totem et tabou).
Du moi originaire au clivage du moi
Avec le premier chapitre du Malaise dans la culture, nous voici au coeur
du dialogue avec Romain Rolland ; il est consacré à la discussion de la place
de la sensation océanique dans la métapsychologie, non sans hésitation ni réticence de l'auteur. Il commence par une dénégation — point de trace en lui de
pareil sentiment —, ce qui rappelle sa dénégation, dans Das Unheimliche où il
déclarait être exempt de toute perception d'inquiétante étrangeté, mais narrait
quelques pages plus loin une expérience personnelle qui montrait exactement
le contraire. Surmontant le malaise qui imprègne l'écriture de ce chapitre,
Freud en vient à discuter les variations des limites du moi 1 — aux origines,
beaucoup plus étendu, en union avec le monde — tandis qu'il se « ratatine »
par la suite sous l'influence du principe de réalité. Ainsi Freud reconnaît une
place au sentiment océanique dans le moi originaire mais ne donne pas pour
autant son approbation à son correspondant car il ne saurait concevoir
d'autre motivation au sentiment religieux que le désir de protection par le
père, comme s'il écartait tout à coup son évocation, quelques pages auparavant, de la place du sein maternel comme premier objet dans la genèse du narcissisme originaire. Peu après, affleurent des pensées préconscientes du même
ordre avec la citation du Plongeur de Schiller qui décrit les profondeurs
marines (maternelles) peuplées de monstres aquatiques et hantées par la mort
et avec une opinion de son ami Frederik Eckstein qui lui avait confié avoir
éprouvé dans sa pratique du yoga des impressions qu'il considérait « comme
l'expression d'un retour à des états originels ». Avec la célèbre métaphore de
l'archéologie de Rome, la Ville éternelle comme modèle des couches superposées de l'édifice psychique, Rome — dans laquelle Freud mit tant de temps à
pénétrer par suite du déplacement du fantasme incestueux de sa conquête créatrice — est bien ici une figuration de la mère originaire, dont la « trace persistera toujours » malgré les remaniements successifs de la psyché.
1. IciFreudcitelestravauxdePaulFedernet ceuxdeFerenczien 1913,maisneparlepasde Thalassaquiesttellementenéchoavecla sensation
océanique.
1100
Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
Il y a en effet deux courants sur ce thème chez Freud : dans l'un, l'aprèscoup de l'OEdipe remanie complètement les premières identifications, au point
que là où était le ça, adviendra le moi et que le Zuydersee du ça pourrait être
totalement asséché ; dans l'autre, développé ici, les traces originelles sont éternelles ou, tout au moins, « peuvent se conserver » dans le psychisme. Sous la
métaphore de la « scissure » (Entwicklungsspaltung) dans l'évolution animale,
pointe le concept du clivage du moi (Ichsspaltung) qui trouvera une expression
plus affirmée dans son article de 1938, cependant inachevé, qui définit alors le
fonctionnement psychique s'exerçant sur deux modes simultanés, l'un oedipienet
l'autre originaire (c'est du moins notre lecture).
Remarquons au passage que l'émergence, difficile et partielle, des identifications maternelles originaires trouve son chemin grâce à un appui sur la personne
du romain Rolland (par ailleurs très orienté vers la « mère universelle », avec un
certain évitement de l'OEdipe); ce transfert maternel — sous la forme narcissique,
en miroir — lui permet de surmonter en partie dans les années de ce dialogue les
séquelles restées en suspens dans son auto-analyse de sa relation transférentielle à
Fliess. Ce transfert à un alter ego est d'ailleurs réciproque. Il se manifeste chez Rolland qui, dès qu'il a quitté Freud après sa visite de 1924 à son domicile de Vienne,
commence la rédaction du Voyage intérieur, le plus auto-analytique de ses écrits.
Ce texte, inédit du vivant de Freud, restera inconnu de lui. Rolland débute ses
notes par l'évocation de la mort de sa jeune soeur Madeleine, à deux ans, quand il
en avait cinq ; et il fait de cet événement sa première « illumination », la source de
sa création, non sans avoir longuement insisté sur le deuil prolongé de sa mère. On
ne peut s'empêcher de penser à une Communication d'inconscient à inconscient
avec Freud, qui eut aussi à éprouver la mort de Julius (à deux ans) et à ressentir l'effondrement momentané de la « mère morte ». Et c'est bien ce traumatisme qui
resurgit dans sa relation à Romain Rolland, avec l'écho de l'excitation et de l'effondrement du deuil, lorsque Freud écrit à son correspondant que ses propos sur la
religion et la sensation océanique « ne lui laissent pas de répit » et vont déboucher
sur la parution d'un livre pour lui répondre. Mais ce sera avec un intervalle de deux
ans qu'il répondra à l'écrivain français, délai qui évoque l'expression transférentielle du deuil de l'enfance — à deux ans — et qui se répétera ; car deux ans sépareront encore l'écriture de Malaise... (1929) de l'envoi de l'ouvrage — mais seulement de la seconde édition en 1931 — à celui qui est pourtant désigné dès le début
comme l'inspirateur de sa réflexion. Et puisqu'il s'agit de la création qui surmonte
le deuil infantile, au Voyage intérieur de Romain Rolland répondra, avec un décalage de plusieurs années, l'envoi au Français, en 1936, pour son soixante-dixième
anniversaire, d'Un trouble du souvenir sur l'Acropole, consacré à l'auto-analyse
d'un vécu lié au clivage du moi créateur, avec en filigrane l'évocation du deuil traumatique de son enfance.
De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture
1101
Du moi originaire à la violence originaire
Freud rappelle qu'il avait pris appui, pour édifier la théorie des pulsions, sur
les propos de Schiller : « La nature maintient les rouages (de l'édifice du monde)
par la faim et par l'amour » ; après avoir montré l'importance des pulsions erotiques dans la vie psychique, il met l'accent en 1929 sur les pulsions agressives et
destructrices. Une idée nouvelle apparaît alors avec l'interrogation sur l'existence d'une « pulsion agressive spéciale, autonome » et la tendance à délimiter
une hostilité primaire qu'il distingue du sadisme qui comporte une part d'Eros.
On peut ajouter qu'elle ne doit pas être confondue avec la haine, envers de
l'amour. Dans sa lettre à Einstein de 1933 — Pourquoi la guerre ?—, il propose
le terme de « violence » dont la source se trouve dans un « état originaire ». On
pourrait d'ailleurs voir une première expression de ce concept dans Totem et
tabou (1913), consacré à la pensée animique des primitifs sous une forme métaphorique, avec le Père originaire (Urvater) qui règne sur la horde originaire en
despote absolu, totalement narcissique et violent. Freud présentant souvent
dans le même livre des thèmes complémentaires en deux endroits différents, on
pourrait dire que la sensation océanique aurait comme pendant ou envers l'hostilité primaire, ou que le narcissisme originaire (ou narcissisme primaire absolu)1a
comme corollaire le voeu absolu de destruction de l'autre : moi ou l'autre, dit
Jean Bergeret de cette logique primitive2, en admettant que moi et l'autre sont ici
en devenir. Mais cette violence n'est pas seule fondamentale car elle est synchronique de l'attachement — expression de la compétence du nourrisson pour les
parents —, le narcissisme se tenant dans le paradoxe d'un espace sans porte ni
fenêtre et de la nécessaire dépendance au premier objet du fait de l'impuissance
du bébé. Cependant, l'union originelle avec le sein maternel comporte un danger
d'anéantissement (inceste originaire). Cette nostalgie, cette tendance de retour
au sein originel peut, selon nous, être définie comme le mouvement même de la
pulsion de mort. La violence originaire, comme déflexion et retournement de la
pulsion de mort, s'y oppose et ne doit pas être confondue avec elle ; d'où le
caractère vital de la violence au service de l'auto-conservation (J. Bergeret).
Dans l'évolution oedipienne, ce voeu de destruction de l'autre comme affirmation de soi se mue en voeu meurtrier des parents, source d'une culpabilité qui
découle de l'instauration du surmoi. Rien de tel avec la violence originaire qui ne
s'accompagne pas de culpabilité : on l'a bien vu avec les criminels nazis qui
n'ont exprimé aucun repentir de leurs horribles forfaits. Quand Freud évoque les
1. S. Freud,L'inquiétante
Paris,Gallimard,
étrangeté(1985),
NRF,p. 237,et Abrégédepsychanalyse
(1984),Paris,PUF,p. 10.
2. JeanBergeret(1984),Laviolence
fondamentale,
Paris,Dunod.
1102
Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
souffrances difficilement imaginables « du galérien antique, ou du paysan de la
guerre de Trente ans, ou de la victime de la Sainte Inquisition ou du Juif exposé
au pogrom"1,il veut, semble-t-il, traiter de ces situations extrêmes où l'homme
est soumis à une pure logique de destruction, alors qu'il n'a aucun moyen physique de se défendre face à une violence exercée sans culpabilité. Est-ce l'horreur
que lui inspirent ces exemples historiques qui provoque une inhibition momentanée de son élaboration, surtout si on l'associe à une pensée latente concernant
la régression du peuple allemand « à une barbarie presque préhistorique »2et au
pressentiment des malheurs à venir ? La lecture de Malaise dans la culture tend
à accréditer l'idée que bien peu d'hommes ont un véritable surmoi puisque, à la
moindre occasion guerrière, les pulsions violentes reprennent le dessus ; de plus,
le surmoi protège seulement les membres d'une communauté unis par les mêmes
idéaux, les autres étant rejetés et livrés à la violence : les « infidèles », les « hérétiques », les noirs réduits en esclavage, les « ennemis du peuple », les « soushommes » et les « ennemis » de toutes sortes. Ce qui est nouveau dans l'histoire
humaine ce n'est pas la violence, mais les formes qu'elle revêt aujourd'hui,
notamment avec les camps de la mort.
Répression des pulsions et surmoi
La cause du malaise dans la civilisation réside, selon Freud, dans un excès
de renoncement aux pulsions exigé par la civilisation. On pourrait trouver des
antécédents à ce thème chez Spinoza et, plus proches de Freud, chez Schopenhauer et chez Nietzsche, ce dernier ayant longuement exploré la crise des valeurs
du monde moderne et élaboré une généalogie de la morale.
Ce sont les pulsions sexuelles et agressives qui sont réprimées, ces dernières
n'étant pas, comme nous venons de le dire, les plus faciles à contenir. La répression
des pulsions de l'enfant par des parents aboutit à la création du surmoi (Über-Ich),
émanation du ça et introjection de ces interdictions. L'impuissance de l'enfant
l'oblige à s'y plier par crainte de perdre l'amour de ses parents. L'agressivité — ou
mieux la violence — qu'il a éprouvée devant les obstacles mis à la satisfaction de
ses désirs se retourne contre lui ; c'est pour Freud une manifestation de la pulsion
de mort, conséquence inévitable de la civilisation qui sécrète donc en s'accomplissant des forces qui tendent à la détruire. Le surmoi agit sur le moi pour provoquer
le refoulement ; le sentiment de culpabilité est d'abord « angoisse devant l'autorité » et ensuite « angoisse devant le surmoi »3. Le refoulement (Verdrängung)
1. MC, 36.
2. HM, p. 131.
3. MC, p. 84.
De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture
1103
sépare la représentation, repoussée dans l'inconscient, de l'affect resté libre, qui
pourra se lier à d'autres représentations. Le refoulement est caractéristique de
l'OEdipe, le névrosé étant celui qui ne supporte pas l'excès des interdits imposés par
la civilisation. La répression (Unterdrückung), autre mécanisme de lutte contre la
souffrance conflictuelle, agit au niveau du moi conscient et vise à l'effacement de
l'affect, tout en maintenant la représentation neutralisée au niveau du préconscient. La notion de rupture de la continuité entre excitation et représentation qui en découle, mise en évidence par Freud dès 1895 dans ses études sur la
névrose d'angoisse, est reprise par les psychosomaticiens de l'école de Paris qui
insistent sur l'effet de stase de l'affect, entraînant une augmentation de la tension
d'excitation, dont les voies de décharge débouchent seulement dans l'accès d'angoisse ou dans les voies somatiques chez des patients dont la personnalité est mal
structurée 1.
Il est enfin une autre forme de répression, celle du surmoi culturel (KulturÜber-Ich) qui, du dehors, vient renforcer l'action du surmoi individuel. Son
importance a peut-être été sous-estimée ; il pourrait être la cause d'une certaine
uniformisation des comportements — ainsi chez les adolescents actuels — ou
encore des formes de la pathologie qui, à une époque donnée, présentent une
certaine similitude malgré des différences notables dans les structures familiales.
C'est vraisemblablement l'inversion des prescriptions du surmoi culturel
— quand l'Etat s'arrogeant au nom du droit le monopole de la violence ordonne
à l'occasion des guerres de tuer au lieu de « tu ne tueras point » —, qui déchaîne
immédiatement la violence meurtrière chez les personnes dont le surmoi est peu
développé.
Dans un précédent article2, nous avons suggéré que l'avènement de l'individu, du sujet, dans la société occidentale est la cause de l'approfondissement du
« malaise ». Le clivage du moi est certainement inhérent à la civilisation, Freud
ayant lui-même constaté que les pulsions n'étaient pas moins sévèrement réglementées dans les sociétés primitives que dans la nôtre ; mais ce clivage entre le
moi-plaisir et le moi plus évolué soumis au principe de la réalité et aux prescriptions de la civilisation ne prend toute sa force que dans les sociétés, comme la
nôtre, qui poussent à l'individualisation, avec l'intériorisation du surmoi, agent
principal de cette déchirure devenue ainsi plus perceptible. La névrose est un luxe
que ne connaissent guère les peuples qui vivent dans un système de groupe et
ceux que leurs conditions de vie obligent à se préoccuper d'abord de leur survie.
Les sociétés « holistiques » ne connaissent pas non plus la schizophrénie, forme
1. CatherineParat,A proposdela répression,
Rev.franç.psychosom.,
1991,7, p. 93-113.
2. HenriVermorelet MadeleineVermorel,Psychanalyse
et modernité,
Rev.franç.depsychanal,
1993,841-854.
1104
Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
individuelle de la psychose dans la modernité occidentale, qui fait son apparition
lorsque l'individu, « vomi » hors du groupe, n'a cependant pas reçu l'étayage
uffisant pour se constituer en sujet. Cette affection serait le symptôme d'une
crise de l'individuation poussée trop loin dans la société actuelle (Devereux).
La violence du surmoi évoquée par Freud amène à se demander s'il n'aurait
pas condensé deux formes du surmoi, l'un oedipien, incluant la tendresse avec
l'amour inhibé quant au but qui est le fondement de la civilisation, et l'autre
archaïque, les « précurseurs du surmoi » ou le surmoi archaïque décrit par
Melanie Klein. Il relève non de l'introjection d'interdits parentaux protecteurs mais de la loi du talion : c'est cette version archaïque du surmoi où
prédomine le retournement de la violence originaire contre le sujet, qui s'observe
dans la névrose obsessionnelle où le remords, « plus ancien », prime sur la
culpabilité.
En lisant Freud, on a l'impression que l'homme contemporain arrive rarement à constituer un véritable surmoi individuel, la plupart des personnes en
restant à une violence dirigée contre autrui, dont la répression exige du dehors
un surmoi culturel dont l'action est facilitée par le surmoi archaïque, retournement contre soi de la violence originaire. Ainsi, le surmoi postoedipien authentique ne serait pas si fréquent, trouvant une expression plus achevée chez les
grands hommes, par la qualité de leurs idéaux capables de guider la conscience
de l'humanité vers des buts élevés sous l'égide d'Eros. Il apparaît ainsi que le
poids de l'espèce et de la collectivité reste prédominant, ce qui rejoint l'idée freudienne de l'héritage phylogénétique du surmoi : « Le surmoi de l'enfant ne s'édifie pas d'après le modèle des parents mais celui des grands-parents, porteurs de
la tradition. Dans les idéologies du surmoi, le passé continue à vivre. »1
Y aurait-il des différences dans la genèse du surmoi chez l'homme et chez la
femme ? Les femmes seraient-elles peu aptes à sublimer leurs pulsions et leurs intérêts sociaux plus faibles que ceux des hommes 2 ? Ou bien leurs capacités de sublimation pulsionnelle vers des buts sociaux seraient-elles différentes de celles des
hommes ? Cela pourrait provenir du destin différent de l'homosexualité chez
l'homme et chez la femme avec le même point de départ, l'homosexualité primaire
— autre face du narcissisme primaire — dans la relation avec la mère originaire.
Cette source trouvera chez la femme une issue essentielle, grâce au père, dans le
désir d'enfant par identification à la mère oedipienne — avec le désir de l'homme et
l'amour, ciment de la famille et de la civilisation. Freud remarque que la tendresse,
amour inhibé quant au but, « était justement des plus sensuels, il l'est resté dans
à lapsychanalyse
1. S. Freud(1933),Nouvelles
d'introduction
conférences
(NC),nouv.trad.,Gallimard,NRF(1985),p. 93.
2. MC,p. 55; NC,p. 180.
De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture
1105
l'inconscient des hommes »1 ; c'est particulièrement vrai pour les femmes qui gardent plus que les hommes leurs intérêts érotiques dans leur rôle maternel (masochisme féminin). Par contre, les hommes, faute de pouvoir enfanter, en se détachant de leur mère auront à sublimer, par identification structurante au père, leur
homosexualité vers des buts sociaux qui exigent, pour assurer la civilisation, une
grande quantité de libido inhibée quant au but sexuel, pour agglomérer les
humains en unités plus grandes. Il n'est donc pas si sûr que les femmes se soient
vues « reléguées au second plan par les exigences de la civilisation » et qu'elles aient
« adopté envers elle une attitude hostile ». Leur contribution à la civilisation n'est
pas moindre que celle des hommes puisque l'amour maternel est le premier support de la civilisation ; et elles manifestent un intérêt social qui s'exprime plus facilement dans certains domaines et dans certaines circonstances.
Un épisode historique de la seconde guerre mondiale nous a amenés à réfléchir à la nature de l'investissement social des femmes. A Berlin, en 1943, la Gestapo arrête des juifs mariés à des femmes non juives, qui, remarquons-le,
n'étaient pas de celles qui avaient obtempéré aux incitations des nazis à divorcer.
Sans qu'elles aient eu jusque-là quelque engagement dans une forme de résistance active, sans qu'elles se soient donné le mot, ces femmes se retrouvent spontanément devant le siège de la Gestapo, Rosenstrasse, et jour après jour, ignorant le danger, elles se relaient pour demander la libération de leurs époux,
créant bientôt la stupeur dans ce pays si passif devant la brutalité nazie, et même
le trouble chez des dirigeants comme Goebbels, qui préférera alors battre en
retraite en libérant les hommes emprisonnés à Berlin et en rapatriant même l'un
d'eux déjà en camp de concentration. Quelle force que celle d'Eros où une poignée de femmes, poussées par l'amour de leur mari et de leur famille, fit reculer
une dictature des plus féroces ! Ainsi, si les femmes peuvent dans certains cas
s'opposer à la civilisation au nom d'Eros, elles peuvent aussi défendre sous son
égide la civilisation lorsque leurs liens libidinaux sont menacés.
De la critique freudienne de la religion
au constat de la « misère psychologique de la masse »
La religion apparaît dans les travaux de Freud comme le paradigme de la
culture dans la mesure où elle est porteuse d'idéaux et d'un surmoi culturels qui
ont traversé les siècles sous des formes variées. Certes, Freud lui porte de sévères
critiques : c'est une « névrose obsessionnelle » de l'humanité, un « délire collectif», voisin de la paranoïa, voire un véritable stupéfiant. Il reproche particulière1. MC,p. 54.
1106
Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
ment au christianisme la dépréciation de la vie terrestre et singulièrement de la
sexualité ; la religion empêche de penser et n'apporte pas le bonheur, malgré la
romesse d'une fallacieuse rédemption dans un au delà hypothétique; tout au
plus empêche-t-elle quelque peu la névrose individuelle. Freud est ici dans la
lignée de l'athéisme du XIXesiècle et notamment de Feuerbach qui avait développé la notion d'aliénation de l'homme par la religion. Rien ne distinguerait
donc Freud de l'athéisme de son temps s'il ne montrait que la source de la
croyance se situe dans le passé infantile.
Il montre le mensonge de la doctrine de l'amour universel prêchée par saint
Paul ; il ne peut qu'approuver la maxime : « Aime ton prochain comme toimême » — bien que tous les humains ne soient pas dignes d'amour — et veut
bien croire qu'un saint François d'Assise a pu sublimer entièrement sa libido
dans l'amour des hommes. Mais pour la plupart des humains le lien érotique
sublimé qui unit les membres de l'Eglise, l'amour pour les « frères », ne s'applique pas en dehors d'eux, les juifs ayant fait au cours des siècles l'expérience de
la violence des chrétiens. Il développe le thème du « narcissisme des petites différences » où, en réalité, c'est le presque semblable qui devient l'ennemi, dans une
sorte de paranoïa de groupe. Ce ne sont pas les conflits d'aujourd'hui au Liban,
dans l'ex-Yougoslavie ou en Irlande qui démentiront cette opinion.
L'athéisme de Freud, issu des Lumières, lui fait donner une juste place à la
raison, dont il a cependant montré les limites. Aussi sa position vis-à-vis de la
religion est-elle ambivalente, ce qu'il exprime dans L'avenir d'une illusion en plaçant des arguments opposés dans sa propre bouche et dans celle d'un supposé
contradicteur. D'un côté, il affirme qu'il n'est rien au-dessus de la raison, propos
surprenant de sa part, et que le caractère scientifique de la psychanalyse l'écarté
de l'illusion : « Non, notre science n'est pas une illusion. » D'un autre côté, il
s'oppose à la déification de la raison, tirant argument de l'expérience de « grand
style » de la Révolution française, expérience de remplacement de la religion par
la raison qui fut « un misérable échec »1.Sans illusion, Freud en garde quelquesunes : peu suspect de sympathie pour la Révolution russe, il ne peut s'empêcher
d'être intéressé par son athéisme : « A une époque où de grandes nations proclament qu'elles n'attendent leur salut que de l'attachement à la piété chrétienne (...) le bouleversement qui a eu lieu en Russie nous paraît quand même
comme le message d'un avenir meilleur », même si finalement il doute du succès
puisque la Révolution russe suit le même chemin que la Révolution française,
avec les mêmes résultats prévisibles2. Dans le même sens va un passage de sa
lettre à Einstein où, reprenant les idées mondialistes de son correspondant, il
1. S.Freud,L'avenird'uneillusion(AI),trad.MarieBonaparte,Paris,PUF,1971,p. 66.
2. NC,p. 242.
De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture
1107
imagine un Etat idéal dont les dirigeants seraient une communauté « d'hommes
qui auraient soumis leur vie pulsionnelle à la dictature de la raison », projet qui
laisse songeur 1.
Freud, en partie par son dialogue avec Romain Rolland, rectifie l'appréciation négative portée sur la religion et « trouve des mots plus justes qui lui rendent
2
justice ». Reconnaissant la « vérité historique » de la religion dans la suite de la
place de la sensation océanique comme source de la croyance dans le moi originaire, il tend à accréditer que cette source maternelle (moi-Idéal ?) est ensuite, dans
le monothéisme, réélaborée sous l'égide du père : le patriarcat est un progrès dans
la spiritualité par rapport au matriarcat 3. Il conviendra finalement, même si c'est
sous un mode allusif, que les religions apparaissent finalement comme de grandes
constructions de l'humanité, de celles qui structurent la culture4, comme s'il mettait plus l'accent à la fin de sa vie sur leur rôle civilisateur.
Freud s'attaque d'autre part aux illusions nouvelles qui prétendent remplacer les anciennes, au nom de la raison ou de la science. Il n'apprécie pas l'hégélianisme de Marx mais lui reconnaît le mérite d'avoir dévoilé des aspects cachés
de la société humaine. Il critique dans le marxisme la méconnaissance de traits
fondamentaux de la nature humaine : c'est une utopie de croire que l'abolition
de la propriété privée fera cesser la violence humaine : le « bolchevisme » qui
prétend mettre fin aux guerres et à l'agression dirige lui-même une haine puissante contre autrui afin de cimenter la cohésion du groupe : la persécution des
bourgeois est le fondement de la société communiste mais, ajoute l'auteur, « on
se demande avec anxiété ce que feront les Soviets une fois tous leurs bourgeois
exterminés »5. L'histoire a confirmé ce jugement lucide en révélant avec l'écroulement du communisme à quelle échelle s'étaient exercées une violence et une
déshumanisation. Le marxisme développe donc des illusions analogues à.celles
de la religion qu'il prétend combattre : « Les oeuvres de Marx ont remplacé la
Bible et le Coran »6 ; il promet le paradis sur terre, tout en proclamant la nécessité de la violence pour contraindre les hommes tant que leur nature n'est pas
changée. Il faut pour ces tâches des hommes « inébranlables dans leurs convictions, inaccessibles au doute, insensibles à la souffrance des autres quand ils font
obstacle à leurs intentions », il y a, selon Freud, de tels hommes en URSS
7. Voilà
un portrait du leader totalitaire dont la personnalité se situe entre la paranoïa et
1. S.Freud(1985),Résultats,
idées,problèmes,
II, 1921-1938
(RIPII), Paris,PUF,p. 213.
2. NC,p. 281.
3. HM,p. 210-215.
4. S.Freud(1937),Constructions
dansl'analyse,in RIP II,p. 280-281.
5. NC,p. 69.
6. NC,p. 240.
7. NC,p. 242.
1108
Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
la perversion ; il use de la terreur, du goulag et de la mort pour empêcher de
penser ; parti d'idéaux généreux, le marxisme a dégénéré en système totalitaire
don la violencenele cède en rien à celle du nazisme « (Les Allemands) ont
commencé avec le bolchevisme comme leur ennemi mortel et ils termineront
avec quelque chose qui ne s'en distinguera pas. Sauf que le bolchevisme a après
tout adopté des idéaux révolutionnaires, alors que ceux de l'hitlérisme sont purement médiévaux et réactionnaires. »1
Freud avait noté en 1929 que « l'antisémitisme (est) nécessaire aux Germains pour réaliser plus complètement leur rêve de suprématie mondiale »2 ;
dans la seconde édition de Malaise..., après les dernières lignes écrites en 1929
qui évoquent la civilisation comme un éternel affrontement entre les « deux puissances célestes » demandant à « l'Eros éternel » de faire « un effort pour s'affirmer dans le combat avec son adversaire tout aussi immortel », il ajoute deux ans
après, à la suite des succès électoraux du parti nazi, ces quelques mots : « Mais
qui peut prévoir le succès et l'issue ? », qui témoignent de la conscience du danger que fait peser Hitler sur l'avenir de la civilisation 3. Pendant cette période, il
s'exprime plus librement dans sa correspondance que dans ses publications, par
suite de la menace hitlérienne sur l'Autriche qui le contraint à l'exil. Aussi,
devant ces diverses menaces totalitaires, Freud en vient à penser que « les démocraties conservatrices sont devenues les gardiennes du progrès culturel et que
paradoxalement ce soit justement l'Eglise catholique qui oppose une vigoureuse
défense contre l'extension de ce péril culturel »4. Voici bientôt cinquante ans que
l'Allemagne hitlérienne a été vaincue et quelques années que le communisme stalinien s'est effondré, mais l'hydre du totalitarisme ne cesse de renaître ici ou là,
comme si le malaise actuel de la culture le sécrétait. Notre culture a promu le
sujet mais a engendré par ailleurs les masses et privé l'individu de repères proches : les liens de solidarité de l'ancienne communauté paysanne ont disparu
avec elle et la famille est réduite à la famille nucléaire avec l'affaiblissement de la
place du père, ce qui est à mettre en parallèle avec le recul du monothéisme.
Les Lumières, avec l'affirmation de la raison, ont représenté un progrès et
constituent une source de la psychanalyse. L'athéisme du XIXesiècle qui en
découle a diminué l'influence de la religion dans la pensée, mais a contribué à la
constitution d'idéologies de remplacement allant jusqu'à une dictature de la raison qui ne le cède en rien à l'oppression de l'Inquisition, de même que la liberté
1. HM, p. 131.
2. MC,p. 69.
3. Seulement
dansl'éditionallemandedeDas Unbehagen
inderKultur,2eéd. (1931),SA,IX, S.Fischer,Frankfurt/Main.
4. HM, p. 131.Cet espoirne seraguèreexaucépar leVaticanquigardera,au coursde la seconde
guerremondiale,un silencecoupabledevantla barbarienazie.
De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture
1109
absolue conduit à la terreur (Hegel). Freud n'a pas manqué de constater que la
science et la technique qui découlent de la pensée rationnelle ont connu bien des
succès mais n'ont pas tenu leurs promesses de bonheur ; pis, grâce à la technique, l'homme est devenu une sorte de « Dieu-prothèse » ( Prothesengott)1,
dans une sorte de monophysisme à rebours qui réalise un véritable fétichisme de
la marchandise, de l'économie et de la consommation, l'homme tendant à être
exclu des valeurs proposées. La crise du monde actuel résulte moins de l'oppression religieuse que de l'absence de valeurs, la mort de Dieu laissant un grand
vide.
Freud l'avait bien senti quand il parle de « la misère psychologique de la
masse ». Il y a danger à trop réprimer les pulsions ; mais un autre se dessine,
« des plus menaçants quand le lien social est créé principalement par l'identification des membres d'une société les uns aux autres, alors que certaines personnalités à tempérament de chefs ne parviennent pas, d'autre part, à jouer ce rôle
important qui doit leur revenir dans la formation d'une masse »2..Les psychanalystes sont amenés à constater que la névrose est un luxe qui se fait rare et que,
faute de repères intérieurs suffisants, les pathologies sont souvent déstructurées,
nécessitant divers aménagements de l'approche psychanalytique et que beaucoup de personnes souffrantes sont même hors de portée des divers systèmes de
soins de santé mentale. Une partie de plus en plus importante de la population
est dans une détresse désolante qui représente une menace majeure pour l'avenir
de la civilisation. C'est le contexte contemporain de la « foule solitaire », des
individus vivant dans l'abandon, agglomérés dans des banlieues déshéritées,
usant contre leur désespoir de la violence et des stupéfiants.
Du moi originaire à la prohibition de l'inceste
Freud termine son ouvrage par l'évocation des « deux puissances célestes »,
Eros et Thanatos, qui s'affrontent au sein des pulsions mais aussi dans la civilisation, laissant ouverte l'issue de ce combat. On ne peut dire si le bouleversement culturel de notre époque est un écroulement des valeurs anciennes avant
que de nouvelles aient émergé — dans une situation qui ressemblerait, toutes
proportions gardées, aux cent cinquante années qui assurèrent, non sans douleur, la transition entre le Moyen Age et la modernité —, ou bien s'il s'agit d'une
catastrophe sans recours du monde occidental : chacun en décidera selon sa
propre philosophie, ou son plus ou moins grand optimisme ; mais le point de
1. MC,p. 39.
2. MC,p. 70.
1110
Henri Vermorel et Madeleine Vermorel
vue de la psychanalyse doit évidemment être confronté aux données issues d'autres disciplines.
La réticence de Freud à accepter l'idée de la sensation océanique, que
Romain Rolland présentait sous un jour non conflictuel, provenait vraisemblablement de l'omission chez son correspondant du danger incestueux : dans
Totem et tabou, où il étudie la pensée animique des premiers temps de l'humanité et de l'homme d'aujourd'hui, Freud avait mis l'accent sur l'interdit de l'inceste comme source des prohibitions sur lesquelles se fonde l'organisation des
sociétés humaines. La sensation océanique comporte la tentation incestueuse de
retour au sein maternel, synonyme d'anéantissement et mouvement même
— selon nous — de la pulsion de mort. Il y a une unité du début à la fin de
Malaise dans la culture puisque Freud, qui pressentait cette conflictualité dans le
narcissisme originaire, la retrouve dans l'affrontement d'Eros et de Thanatos au
sein même de la civilisation. Cette réflexion le conduit à montrer que la violence
est une tendance originaire ; c'est un mouvement qui s'oppose à la fusion incestueuse avec la mère des origines, dans un retournement de la pulsion de mort
contre elle, dans une affirmation vitale du narcissisme absolu.
L'enfant naît immature et dépend de ses parents pour exister et grandir.
Pour ne pas perdre leur amour, il doit introjecter les interdits parentaux, base de
la formation du surmoi, et pour cela retourner contre lui une partie de la violence originaire, ce retournement équivalant à la pulsion de mort. C'est le prix à
payer pour intégrer la culture qui est la vraie nature de l'homme. L'OEdipe — en
l'entendant dans un sens élargi qui contient ses modalités originaires — serait
donc à la fois la source de la civilisation et du danger intrinsèque qui la menace.
En s'éloignant de l'animalité, l'homme s'est émancipé de contraintes antérieures
comme la périodicité de l'activité sexuelle ; une contrepartie serait, d'une part,
l'absence de limites à la violence intraspécifique et, d'autre part, la genèse d'une
pulsion de mort d'autant plus intense que la civilisation exige plus de renoncements pulsionnels. Nous avons suggéré que ce dernier point ne prend toute son
importance qu'avec l'intériorisation du conflit dans l'individu, à l'époque de la
modernité. La culture, dit Freud, se situe au-dessus de l'individu ; c'est dire aussi
que l'espèce pèse lourdement sur le sujet qui a bien du mal à s'en émanciper
quelque peu, contenu d'une part par le surmoi culturel et confronté d'autre part
à la déchirure du surmoi quand il peut s'instituer.
Nous avons tenté de montrer que plusieurs éléments de la réflexion de
Freud se situent dans son dialogue — souvent intérieur — avec Romain Rolland
comme alter ego ; c'est le cas pour un thème latent de leurs échanges : la création, qui les concerne tous deux. Spinoza proposait de mettre à la place de la
religion des formes plus laïques de la pensée, telle la connaissance de soi. En analysant pour Romain Rolland son trouble du souvenir sur l'Acropole, une sorte
De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture
1111
de sensation océanique frappée par l'interdit de l'inceste devant le Parthénon
consacré à Athéna, Freud met le doigt sur le caractère sacré de ce vécu créateur
où, au-delà de la culture grecque qui lui est parvenue à travers le prisme de
l'époque goethéenne, résonne étrangement la nostalgie du temple détruit de
Jérusalem, fondement secret de sa judéité. La psychanalyse est, dans un héritage
spinozien, la quête du sacré dans la connaissance de soi, une relève laïque de la
religion. Le sacré est à la fois la tentation de l'inceste originaire et son interdit,
depuis le sentiment océanique (maternel) qui en est la source jusqu'à son organisation oedipienne sous la loi du père dans le monothéisme : c'est là le cheminement de la sublimation — et de la psychanalyse 1.
HenriVermorel
et Madeleine
Vermorel
La Tour
73800SaintJeanPiedGauthier
1. La sublimation
ne peutêtrecependantla seuleissueauxpulsionsérotiques; ellefonctionne
d'autantmieuxquecesdernièresreçoiventunesatisfaction
suffisante
danslasexualité.
Culture
d'extermination
Jean GILLIBERT
« Lorsquej'entendsle mot culture,je sors
monrevolver.
»
(Phraseattribuéeà Goebbels.)
« Les Barbares,c'était peut-êtreune solution.»
EnattendantlesBarbares.)
(Cavafy,
« Devantcescharniersimmondes
queje rougis de nommer,il est tempsde réagirenfin
contrecequinouschoqueetnouscourbesisou»
verainement.
(Lautréamont.)
De ces trois exergues, il faut ouvrir une échappée.
1 / On a attribué en effet cette phrase à Goebbels. C'est en fait un auteur
dramatique allemand, Hans Johst, qui le fait dire à un de ses personnages dans
une pièce de théâtre nazie : Schlageter. Goebbels s'est contenté d'applaudir et a
fait de Hans Johst un haut dignitaire de la culture nazie, celle qui n'était pas
dégénérée. Donc on extermine une culture par une autre culture, voire au nom
de la culture scientifique ou de la science de la culture. L'homme n'est plus déterminé par sa culture, mais il la détermine. Deutsche Kultur. En plus, les nazis
avaient compris que seule la physique moderne (voir la compromission du physicien Heisenberg) pouvait fournir les armes de la destruction adéquate. Il y a
bien eu une genèse institutionnelle du génocide. L'antisémitisme était intégré
dans les programmes scolaires et universitaires fondés sur les données biologiques à mécanisme finalisé : favoriser la vie « digne de se reproduire », éliminer la
vie « indigne de se reproduire ».
Mais idem pour le marxisme-léninisme. Il y eut une science prolétarienne, la
seule « digne »... à partir d'un déterminisme absolu : le corps humain est une
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1114
Jean Gillibert
marchandise, l'être humain est un « être de production » (sic, Marx). Althusser
s'est mépris d'une façon tragique dans sa lecture de Marx ; il n'y a pas de « coupure » (épistémologique) entre les manuscrits de 1848 et Le Capital.
Le nazisme s'est effondré ; le marxisme appliqué s'est effondré, mais nous
avons été « nazifiés », nous avons été « marxifiés ».
2 / Le poème de Cavafy dit : Si les Barbares n'arrivent pas, « qu'allons-nous
faire sans Barbares » ? Oui, les Barbares, c'est une « solution » — stricto
sensu — et rien d'autre... jusqu'à la « solution finale ». Il n'y a pas de solution
sans finalité de la fin. Utopie et nihilisme vont de pair. Ils sont nés ensemble. Le
« social » est une utopie qui bafoue l'idée même de justice. A côté de Marx et de
Proudhon, il y a aussi Fourier qui fascinera autant André Breton que Roland
Barthes. Solution du hasard objectif pour l'un, solution de l'autonomie du signifiant pour l'autre.
Les « Barbares », Eschyle le pense magnifiquement avec Les Perses (les
guerres Médiques), mais l'idée d'extermination n'a pas encore germé puisqu'en
Grèce attique l'idée d'Histoire est inconnue.
L'histoire comme solution, un juif aussi y pensera, Walter Benjamin, au
moment où les nazis en trouvent une pour l'exterminer.
Nier absolument l'histoire comme processus (de Hitler à Maurras) ou ne la
valoriser que comme histoire sans histoire ont toujours servi et le socialisme
(social = histoire) — l'histoire bourgeoise est accomplie, celle du peuple est à
venir — et le nationalisme (assomption de l'histoire).
Nationalisme et socialisme = national-socialisme. La seconde guerre mondiale a vu choisir le nationalisme contre le bolchevisme ou le bolchevisme contre
le nationalisme allemand. La confusion fut extrême. Les puissances alliées choisirent d'abord l'adversaire nazi. Yalta et les traités de paix européens laissèrent
en place Staline et sa suite qui avaient gardé par devers eux leur « propre » solution, comme la seule solution.
3 / Lautréamont fut apparemment un adolescent qui jette Maldoror aux
gémonies du nihilisme. Il ne veut que le « mal ». Les poésies d'Isidore Ducasse,
dans le même mouvement manichéen, ne veulent que le Bien. D'où cette citation.
On est passé simplement de Lautréamont et de Maldoror à Isidore Ducasse.
Il en sera toujours ainsi avec l'essence du nihilisme. Qui s'y plonge extermine et s'extermine. Qui le combat risque à tous moments d'être vaincu. Ainsi
de Léon Bloy, de Dostoïevski, de Nietzsche. J'aurais dû commencer par Pascal.
Qu'en est-il de Freud et de l'avancée de la psychanalyse ? Comprend-elle le
nihilisme ? La théorie des pulsions suffit-elle à le comprendre, c'est-à-dire à le
combattre ? Qu'est-ce que la psychanalyse et l'histoire comme solution ? L'histoire est-elle une illusion au même titre que l'art et la religion ?
Culture d'extermination
1115
Relire Malaise dans la civilisation1 (Unbehagung in der Kultur). Civilisation
étant un sens plus général qui concerne le tout de l'homme dans ses rapports
avec le monde — les réalités externe et interne —, avec le collectif humain, avec
lui-même ; culture, focalisant davantage le thème éducationnel, artistique, social
et religieux. Mais les deux termes peuvent aussi s'échanger.
Relire aujourd'hui Malaise dans la civilisation avec Auschwitz, le goulag, la
purification ethnique et ce fait incalculable — mais prophétisé par Dostoïevski :
deux petits garçons de dix ans exterminent sauvagement un autre petit garçon de
deux ans.
Les inventions de Freud
La guerre des pulsions : S'agit-il d'un conflit avec ou sans dialectique ?
Sans dialectique annoncera Freud. Eros complique la vie. Là où les pulsions
de mort ramènent le vivant organique à l'état sans vie.
Les deux ordres de pulsions ne sont ni antagonistes ni déliés par une essence
différente. L'ordre de ces deux pulsions est de « conserver ». Conserver cette
unité première inorganique en rétablissant l'état perturbé par l'apparition de la
vie. L'apparition de la vie — et en analogie, l'apparition de la conscience —
fragmente l'état inorganique, et les fragments sous l'égide d'Eros recomposent
une unité de plus en plus grande. S'il n'y a pas d'Eros sans vie, il y a de la vie
sans Eros.
La fable qu'invente Freud, d'une matière inerte, inorganique, première, est
absolument nécessaire pour comprendre et admettre la stratégie de la spéculation
sur la pulsion de la mort. Inerte et inorganique voulant dire mort. Ce qui s'appelle
vie, pour Freud, c'est la conservation de la vie et en même temps la tendance à la
mort.
C'est un mythe rationaliste, métabiologique. Sans cette fable mythique, la
pulsion de mort n'a aucun sens et on saute d'un dualisme oppositionnel à un
dualisme d'essence qui brise tout l'édifice freudien.
La vie est ce compromis, voire aporétique, entre la provenance cosmique de
la vie et la finalité de la vie qui, seule, peut entretenir une réponse duelle. Dans
chaque morceau de substance vivante, il y a la fin de la vie ; il y a Eros et mort
et l'origine de la vie (qui vient d'ailleurs sauvegarder l'hypothèse créationniste).
Les pulsions de vie et de mort sont donc opposées, mais réunies de par la provenance de la vie ; vie qui, d'origine cosmique, fragmente l'état anorganique. Il y a
donc une composante sadique de la pulsion sexuelle ; il y a une finalité qui est à la
1. Cf.deuxarticles— en relisantMalaisedansla civilisation
—,Malaisedansla psychanalyse
(t. V
del'OEdipe
et La généalogie
dela destruction
(inÇan'estplusça).
maniaque)
1116
Jean Gillibert
fois un but et une fin : « Jouir de la destruction... »l Et il y a un sadisme autonome à
propos duquel Freud dit peu de chose. On peut le supposer « narcissique ».
Si la haine montre bien le chemin à la destruction, si la haine peut se transformer en amour et réciproquement, il n'y a pas de succession temporelle qui
médiatise le couple haine/amour. Il y a ambivalence possible, et l'hostilité, en
soi, n'a pas de perspective de satisfaction. Il y aurait une énergie (vitale) déplaçable d'Eros à la destruction avec dissociation — et non dé-liaison ; cette dissociation procède du « en même temps » et doit passer par une désexualisation
d'Eros pour s'établir en libido narcissique.
C'est ainsi que le « moi-un » travaille contre l'Eros et pour la pulsion de mort.
Freud remarque le premier, et il ne sera pas suivi, que la « manière » dualiste
est difficile à tenir. S'il y a dualisme, c'est que nous y sommes contraints. Et c'est la
« raison... pour laquelle votre fille est muette », c'est-à-dire la pulsion de mort.
L'inapparence de la pulsion de mort n'est pas de l'ordre du désinvestissement ou de la dé-liaison2. C'est dire autrement que l'inerte a une expression et
que l'inapparent n'est pas le désinvestissement.
Si l'inorganique est « antérieur » (dans le temps), il est signe d'un néant. Un
néant est toujours quelque chose qui n'est pas au présent. Le néant n'est pas un
objet et n'est médiatisé par aucun objet (psychique). Sous couvert de sadisme
(autonome), on ne peut pas détruire un objet, mais on expulse le néant (de soi)
sous le masque du meurtre de l'objet.
La libido narcissique (désexualisée, mais non dévitalisée) a pour étrangeté
fondamentale de conjuguer au plus proche et au plus serré investissement et
identification (l'identification étant le premier lien affectif et non l'investissement,
soit en amour, soit en haine).
L'identification demeure alors l'inapparence objectale et subjectale à révéler.
Ceci, en suivant Freud au plus près, fait dire et penser que le principe de Nirvâna (entre vie et mort) abolit toute production du négatif, que l'autoconsommation n'est pas l'autodestruction, que le manque est avant tout une satiété — la
satiété ne vit que de son manque (cf. l'anorexie mentale) ; il existe une proximité
souvent indémêlable entre la plénitude et la pléthore. La sexualité ne donne pas la
plénitude mais la pléthore (satiété) ou le manque, ce qui est la même chose.
Encore une fois, la matière est une et indivisible ; elle ne se divise que sous le
choc du souffle de psyché. Toute liaison (sexuelle, psychosexuelle) repose sur un
acte séparateur fondamental. La liaison est fondée sur un mécanisme finalisé par
1. Maispourl'enfant,selonFreud,il n'y a pasà jouirdela destruction.
La « cruauté» est« innocente».
2. Ladéliaison
n'estpasunedis-jonction.
Lepréfixe« dé» n'estpasle préfixe« dis».Ladéliaison
est une liaisondifficileà comprendre,
discrète,inapparente.La disjonctionest la séparationde deux
chosespréalablement
jointes.Faut-iltoutdemanderà desesprits...déliés?
Culture d'extermination
1117
l'acte fondateur ; ce qui, cliniquement, est infiniment plus riche, plus vrai, moins
spéculatif et d'un réalisme psychologique moins grossier que ce qu'on a appelé
les « attaques contre la liaison ». Ceci pour dire déjà que la psychanalyse est,
dans son acte fondateur, une « culture » et non une acculturation de l'acte fondateur. C'est le seul « réalisme » (conceptuel, positivité des signes, etc.) qui fait
de l'acculturation une extermination d'une culture. L'acculturation — qui est le
rôle que s'est attribué le ministère de la Culture et de la Communication (sic) —
est une inculture foncière « fondamentaliste ».
Une aporie des pulsions : vers le nihilisme. Nier, c'est encore « croire ».
La mixtion, la fusion, l'imbrication des pulsions, a posé des problèmes
redoutables à Freud. Il est resté indécis sur cette question. La grande majorité de
ses successeurs a tranché le vif comme elle fait toujours quand la question
demande à être élargie.
Le sadisme sexuel et le sadisme autonome relevaient bien de cette imbrication. C'était déjà assez énigmatique. Freud amplifia la question, à travers les
identifications, en postulant un masochisme érogène, originaire, primaire, au
fond même du sadisme. En bref, on fait à l'autre (la nuisance) ce que, dans le
fond, on pourrait s'appliquer à soi-même, à travers l'autodestruction.
Le masochisme érogène serait au fond de tout, avant tout retournement. Il
serait, comme le dit Freud, non le gardien de la vie (vue courte), mais il ne le serait
que parce qu'il se donne un objet : le gardiennage de la vie. Il a une finalité qui
cherche la médiatisation et, encore une fois, il faut revenir à la fable freudienne avec
son hypothèse créationniste : la matière est une, indivisible, inorganique. Elle se
brise et se divise avec l'apparition de la vie et l'Eros a pour tâche de réunir les fragments de cette division, redupliquant non l'apparition de la vie, mais la continuation de la vie. On oublie — délibérément — ce chaînon-là — capital —, et on
occulte l'interprétation indécidable entre masochisme érogène, originaire, et
sadisme érogène, originaire (cf. « Le problème économique du masochisme »). Si le
but est le plaisir, même de souffrir, la fin est et le maintien de la vie, et la finalité de
la vie qui est la mort (non individuée). Il y a là une aporie, stricto sensu. La pure
culture d'instinct de mort serait dans la mélancolie, au niveau du surmoi sadique
pour un moi masochique inconscient, parce qu'il n'est plus le moi, mais un « moi »
identifié narcissiquement à l'objet et que le surmoi, alors, est confondu avec le Ça.
Il devient le seul représentant du Ça. Le monde extérieur s'est retiré. Le moi
devient un désert de non-investissement possible du monde. Le monde extérieur
exerce alors toute sa violence, sa systématique.
Les systèmes philosophiques partent de là (barbarie de la mélancolie), celui
d'Hegel plus particulièrement. Sade y avoisine Kant (Lacan) par la perversion
même de la loi morale (surmoi), mais au départ Kant n'a rien à voir avec Sade.
C'est là que s'est institué le nihilisme et l'extermination dans le corpus doctrinal de
1118
Jean Gillibert
la psychanalyse. Lacan n'est pas Freud, ni la psychanalyse de Freud, mais il est une
époque qui vit le nihilisme. La jouissance masochique de toute jouissance est l'épuisement nihiliste de tout plaisir. A la transvaluation des valeurs (Freud) succède la
subversion du désir. La loi devient la désobédience à l'obéissance à la loi. La loi
n'est que contourner la loi. Cette obéissance désobédiente est l'universelle servitude au néant avec Aufhebung, là où ont été conduits l'hégélianisme de droite (au
pire le nazisme), l'hégélianisme de gauche (l'anarchie du « gauchisme »).
Freud reste pessimiste, jamais nihiliste. Jamais il ne pense le manque autrement qu'en privation (Versagung). Jamais il ne pense que l'essence du monde
est « rien ». L'inerte, l'inorganique ne sont pas le néant. L'inerte a une expression. Le nihilisme (travail du négatif, essence du manque) a envahi la psychanalyse, exsudé d'une époque « nihiliste » (elle dure toujours) après des écritures
comme celles de Barrés, Céline, Jarry, Bataille, etc. : ces derniers, cependant, ont
« pensé » le nihilisme et en ont montré la délétère subversion.
Freud aussi a dit non au néant. Sinon, comment aurait-il « inventé » et
« maintenu » la psychanalyse dans son essentielle fonction thérapeutique avec,
sans aucun doute, la réaction thérapeutique négative ?
L'erreur profonde du nihilisme est la suivante : il veut prendre le néant au
présent et comme un objet. Or, le néant n'est jamais au présent et, s'il est quelque
chose, il n'est jamais un objet. Il est toujours vers l'antérieur (pulsion de mort).
La spéculation de Freud a tourné non en métaphysique, mais en pataphysique
(Jarry), et la psychanalyse est devenue ubuesque, celle issue d'une « époque ».
Ceci est encore plus frappant quand la psychanalyse « présentifie » le néant
— via le négatif— sans réfèrent. L'autonomie du
signifiant en est l'édulcoration,
mais aussi le pathognomique ; elle fait appel à un néant rebelle au symbolisable,
une a-symbolie fondamentale, abyssale (?), alors que pour Freud le « non » est
la référence matricielle du pouvoir de symbolisation.
Idem pour l'inconscient « primaire » et les signifiants clés et énigmatiques.
C'est d'une part de la « paranoïa » systémique par exacerbation phobique (le
néant est au présent) et une servitude universelle.
Aucun « signifiant » n'est autonome, pas plus que le sujet d'ailleurs. Freud
est plus profond, plus éclairant. L'énigme des significations pré-établies vient de
ce que les signifiants « originaires » (?) ont un sens référentiel d'exclusivité : ils
sont la petite partie qui se détache (pénis-fèces-enfant). C'est une monstruosité de
l'esprit que de rendre équivalentes la pulsion de mort et une entropie universelle.
C'est ne pas connaître la question de la philosophie des sciences de l'entropie. Si
on ne peut pas empiriquement re-transformer la chaleur en énergie (entropie = dégradation de l'énergie en chaleur, principe de Carnot de la thermodynamique), c'est qu'on ne le peut pas encore. Mais on peut y arriver. Il n'y a pas de
principe phénoménal qui l'interdise. Et on va y arriver : la preuve en est déjà la
Culture d'extermination
1119
fission de l'atome. Cela demandera des sommes considérables de technique, mais
ce n'est pas impossible en soi. D'ailleurs les physiciens ne disent plus : l'entropie
augmente, mais : la néguentropie diminue.
La psychanalyse se livre, par ce cliché métaphysique, à son extermination.
Elle se livre à la société civile « libérale » qui, seule, admet le raisonnement formel de cette force entropique, alors que les sociétés ou nationalistes ou socialistes se cachent la face devant le néant, par leurs utopies « terrestres ». Mais le
crime demeure, au nom de sophismes. La liberté devient la liberté de contourner
la loi, de lui désobéir. L'économie libérale implique le masochisme là où le service devient sévice et l'esclavage économique, obligatoire. L'économie voulant
dire ici, comme en psychanalyse, le dépassement qui conserve (Aufhebung). Ce
n'est plus métaphysique, mais une pataphysique de l'abjection.
Or, l'économie, c'est le sens, déjà le sens, l'ébranlement du sens. Il n'y a pas
d'économie sans une relation existentielle préalable. Le quantitatif camoufle le
qualitatif sans aufhebung. Les plans de guerre économique ou de paix économique sont là pour cacher ou une pauvreté d'existence, ou un esclavage « volontaire ». P. Bourdieu découvre avec beaucoup de retard la « qualité » de la misère
quand Léon Bloy et Bernanos avaient déjà tout dit.
Avant Ubu, avant Bardamu, avant Igitur, le ténébreux Hamlet avait tout
saisi de la néantisation : « Economie, économie, Horatio ! », c'est-à-dire :
« Comme on est heureux quand on dit oui au néant ! »
La pulsion de mort participe à une anthropologie de la mort (méta-biologique). Ce n'est plus une expérience. C'est un savoir et non un réel.
La théorie des pulsions peut-elle alors rendre compte du nihilisme, des
génocides, de la bombe atomique ?
En partie seulement, mais on ne peut pas se passer de cette « partie », de ce
passage de l'acte fondateur de la culture à toutes les acculturations, y compris et
au premier chef à notre époque à la « culture d'extermination ». On ne peut s'en
tenir aux masochisme ou sadisme exacerbés, aux pulsions de mort « spéculatives », aux déliaisons dites cliniques.
Disons, dès maintenant, à partir de cette « révolution conservatrice » de
Freud, en dehors de tous les voeux pieux sur l'Eros (Freud, lui-même, au premier
chef), que si la mort n'est pas représentée dans l'inconscient, cette censure impliquée au nom et par la médiation de la doctrine de la représentation se comprend
quand on explicite l'implicite de la pensée de la mort freudienne, à savoir :
l'image de la mort (qui n'est pas une représentation) a été donnée à l'espèce
humaine ; celle-ci ne se souvient plus que de l'apparition de la vie ; elle ne peut
plus représenter la « mort » comme donnée primitive. Avec l'animisme magique
(apparition de la vie), l'Image de la mort (pulsion de mort) devient inapparente
(unauffälig - sic, Freud).
1120
Jean Gillibert
L'extermination est d'abord un crime contre la mort avant d'être un crime
contre la vie. Elle expulse le néant sous le masque simulacral de l'extinction des
objets (les sujets humains). La mort insiste dans l'image, dans toute image,
c'est-à-dire que nous ne savons pas jusqu'où nous ne savons pas. Le pouvoir de
représentation n'est qu'une unité synthétique ; il ne peut pas supprimer le destin.
C'est le punctum caecum, ce que disait, en même temps que Freud, la phénoménologie husserlienne.
A cela, Freud va donner une réponse « raisonnable » (à cette analytique de
la raison délirante) dans Malaise dans la civilisation. C'est-à-dire qu'il va oser
penser la répétition, en la brisant vers l'aventure du « retour » (la figure paternelle dans sa mort). La culture brise la répétition vers le retour (retour de l'éternel retour du même de Nietzsche, « retour du refoulé » de Freud — le retour du
refoulé n'est pas de l'ordre de la répétition).
En critiquant l'art et la religion, en les mettant dans son sous-sol, Freud les
confirme. Si la force créatrice intemporelle (de l'inconscient) fait retour dans la
vie temporelle, sans retour, il n'y a alors que des dates, il n'y a plus de fêtes, il
n'y a que « répétition ».
Malaise... reprend la théorie des pulsions, mais en en dressant, monumentalement, la figure de leur pré-histoire.
La pulsion ne peut pas conduire à la civilisation, sauf inhibée, sublimée.
C'est vrai, mais ce qui est le plus important est le fait que la succession historique (l'histoire des pulsions) ne peut se dire qu'à travers l'espace — l'espace
humain. L'humain place côte à côte les pulsions, parce que la « même unité de
lieu ne tolère pas deux contenus différents » (sic Freud). Il y a toujours, plus ou
moins implicites, vie et mort dans deux lieux différents. Le même lieu pour vie et
mort, mixées, confondues, demande alors le « temps » et non plus l'espace. Le
temps réunit Eros et pulsion de mort. C'est ainsi qu'il y a un « renversement »
(Kehre) de par l'introduction du psychique et de ses instances (le sur-moi en
première place). Il n'y a de culture qu'avec l'apparition du sur-moi. Et le sur-moi
est facteur autant de culture que d'acculturation (toutes les barbaries).
C'est ainsi que la civilisation devient le passage d'un renoncement aux pulsions à un renoncement à agresser celui qui fait renoncer aux pulsions : le père.
Le père n'apparaît qu'avec le temps du renoncement aux pulsions. Le
monde extérieur fait renoncer aux pulsions et le père apparaît. Le monde intérieur fait naître le père, ou du moins naît avec lui (voir en cela Moïse et le
monothéisme), et c'est en renonçant à agresser le père qu'on entre en civilisation. La conscience (morale) est le signe féroce et victimaire de ce renversement. Commencer un essai sur la civilisation par le « sentiment océanique »,
inopératoire pour l'homme-Freud, n'est pas rien. Ce n'est pas innocent, ni
désintéressé.
Culture d'extermination
1121
Freud va donc dresser une figure exemplaire, une Gestalt, une Darstellung
première, le père. Père cosmique, tout-puissant, en accord avec le monde qui,
tenu à lui, forme une totalisation exemplaire. Ce n'est pas un fils qui le tue, qui
attente à sa puissance, mais les fils-frères réunis (rien à voir avec le complexe
d'OEdipe). Ce meurtre primitif brise le lien au monde (cf. Anaximandre cité dans
Totem et tabou) et réduit l'homme :
— au retrait narcissique ;
— à la culpabilité ;
— à l'intentionnalité du désir destructeur
(et sexuel) ;
— au désenchantement du monde ;
— au renversement de l'âme
(psychique) ;
— et à la mutation du pré-historique à l'historique.
Cette figure paternelle, immense par la puissance, va rayonner dans toute
l'oeuvre de Freud. C'est une clef de voûte. Idem son meurtre qui désenchante
l'homme et le monde. Père et monde entrent en nostalgie dans le coeur de
l'homme. Par la conservation des impressions psychiques, la nostalgie du père
dépasse tout sentiment océanique.
Toute l'anthropologie de la fin du XIXesiècle vit de ce mythe. Freud n'est pas
le premier, mais ce qu'il en fait est proprement original. Le meurtre du père
déclenche l'histoire. La figure du père appartient autant au « naturel » qu'au
« spirituel ». La religion est un délire quand on ne peut plus se rendre maître de
la nature.
Nous nous éloignons alors de « l'être animal », nous entrons en civilisation
car nos vrais parents sont Eros et Ananké (la nécessité).
L'homme est d'emblée hostile à la civilisation par son narcissisme même.
L'assouvissement destructif est commandé par le plaisir narcissique. Le
« mal » passe alors au premier plan. Qui a bien parlé du mal ? Jean Nabert. Il
n'est jamais cité.
L'espèce combat pour la vie de l'espèce. L'individu combat pour la survie
de l'individuel (par l'angoisse de castration).
Encore une fois, être civilisé, c'est renoncer aux pulsions et en même temps
renoncer à satisfaire le sur-moi. La conscience est alors, à ce niveau, la conséquence du renoncement aux pulsions. On ne peut pas éradiquer le mal.
Freud conclut alors : « Le processus de civilisation répond à une modification du processus vital, sous l'influence d'une tâche imposée par Eros et rendue
urgente par Ananké, la nécessité réelle, à savoir l'union d'êtres humains isolée en
une communauté cimentée par leurs relations libidinales réciproques. »
Le « père » est bien cette figure, ce pontifex oppositorum, au-delà de l'humanité. La civilisation est bien cette « suspension » de la Figure. C'est une création.
1122
Jean Gillibert
L'homme n'est pas un animal doué de raison selon Aristote. Plus exactement,
doué de raison, au nom de la Raison, il peut tuer, fabriquer, construire, mais pas
encore créer.
Il est à noter que cette suspension de la Figure paternelle, M. Klein la ressaisira, elle en fera un objet interne et parlera alors de la démence du sein
(cf. p. 110 de La psychanalyse des enfants). Seul Ferenczi dressera une autre
figure suspendue, celle de la mère (cf. Thalassa).
L'extermination commence d'abord par tuer le remords d'avoir tué.
Au nom de l'exterminable : on ne représente pas la mort sans déchoir — ou
plutôt un mort, serait-ce soi-même —, cela toujours dans l'intention de semer la
terreur par quoi l'homme est manipulable à merci.
On a dit « Dieu est mort », « l'homme est mort », « le sujet est mort », « le
monde est mort »..., donc on est libre de faire le mal.
C'est vrai que le mal se situe dans une liberté aliénante — « Ce pourquoi on
est menacé d'être privé d'amour » (Freud) —, mais il faut commencer par percevoir cette aliénation. Pour Freud et pour la psychanalyse en son départ, peutêtre en son origine, le meurtre du père — de la puissance paternelle — est historique et non matériel. Nous sommes donc depuis, dans le sacrifice de l'évidence
d'absence. Le refoulé par son retour (et non sa répétition) est cette évidence. Par
descendance généalogique, on peut dire que cette absence marque non seulement le meurtre du père, mais aussi et en même temps là où le père et la mère
sont réunis où nous ne serons jamais. Ce lien d'absence est un lien sacrificiel.
Il y a donc un indivisé — avant le meurtre et avant la vie (l'inorganique) —
d'où la nécessité de mythifier par la raison ces moments sans temps de sur-existence (le père avant son meurtre = le narcissisme tout-puissant) ou d'inexistence
(l'inorganique par la pulsion de mort).
Si l'Eros est une Image qui réunit les fragments, c'est que d'abord la vie
détient la force et les puissances des catégories séparatrices. Là-dessus, Freud est
imparable. Il n'a pas été suivi par ses successeurs qui, par peur de « penser », ont
hâtivement conclu à l'égalité d'Eros et de la vie.
Si pulsion de mort il y a, c'est que le rien peut être voulu inconsciemment,
mais il faut ajouter que vouloir le rien, c'est d'abord ne rien vouloir (principe de
Nirvâna que Freud n'a pas su très bien « caser » — voir en cela ses hésitations).
Il y a donc un « mur du temps » comme dirait Junger.
On peut déjà comprendre que le nihilisme veut la puissance avec les catégories séparatrices du temps, de l'être, de l'existence, du Da-sein (Heidegger). Il y a
un omniarque quelque part : non pas le père primitif ( l'Ur-vater), mais le crime
attaché à sa « figure » et inhérente à son statut (reprise rationaliste du vieux
thème de la chute).
Culture d'extermination
1123
Dieu est mort : on connaît l'aphorisme nietzschéen (auquel il ajoute : « C'est
nous qui l'avons tué »). Le dieu du monothéisme (?) qui répond au premier aphorisme annonçant la fin du paganisme en Méditerranée : « Le grand Pan est mort. »
Freud ne supprime pas Dieu ; il le rature, comme Nietzsche, Marx, Heidegger, bien que de façon différente, Il ne garde que le moment idéal (celui de l'idéalisation du père mort) ; il en réfute le moment sacral (la réalité matérielle, la foi).
Le monde pulsionnel est un pré-supposé, inéradicable, mais ce n'est pas un
« déterminisme causal ». Il englobe la culture.
L'histoire — toute histoire — ne contient jamais ses propres bouleversements. Si l'intellect est une puissance qui demande des égards, il n'empêche que
ce que l'intellect ne voit pas, c'est ce qui vient ensuite. Que d'analystes obtempè=
rent : « Je savais ce que vous alliez dire ou penser » (à son patient ou à son collègue) ! L'exterminable demande toujours la victime innocente pour la rendre
coupable. Les civilisations sans Dieu ont-elles commis moins de crimes que les
civilisations avec Dieu ? En dehors du « réel » quantitatif, c'est le principe d'extermination qu'il faut circonscrire et comprendre.
« Le sujet est mort - L'homme est mort » : les deux notions, cependant séparées par l'histoire, peuvent ici être confondues.
On ne peut toujours pas penser l'inhumanité de l'homme. Le Léviathan.
L'humanité de l'homme n'est que rencontre avec l'altérité, la régulation d'avec
l'Autre. L'Autre comme régulation et non-constitution.
L'antihumanisme est aussi obsolète que l'humanisme, et beaucoup plus
dangereux.
L'Europe avant 1940 niait Mein Kampf. Les hommes politiques et les intellectuels qui connaissaient l'ouvrage ont tout minimisé, tout nié. Ils sont absolument responsables... La IIIe République est aussi responsable que Pétain, si elle
est moins coupable.
On ne croit jamais à la destruction, les futurs exterminés en premier. Cette
force de négation devrait faire réfléchir. Mais l'homme ne peut pas réfléchir cet
impensé. C'est en cela qu'il est « homme ». Un animal « sait » la destruction.
Pire, on ne sait jamais se prémunir des destructions futures. La guerre de 19141918 demandait un traité de paix qui ne permette pas le renouvellement proche
de la guerre suivante. Le traité de Versailles, avec sa Société des Nations, n'a
tenu aucun compte des vaincus (l'Allemagne). Les traités de paix doivent toujours être des traités de guerre. Le traité de Versailles voulait l'extermination de
l'Allemagne, la chose morte, la chose même, la chose idéalement morte, idéalement même.
Freud avait vu clair avec son étude de psychanalyse appliquée au président
Wilson, faux stratège et commanditaire du traité de Versailles : un idéaliste impé-
1124
Jean Gillibert
nitent. Rien de tel que l'idéalisme pour provoquer des guerres ! Vingt ans après, la
guerre recommençait avec Hitler qui, lui, avait « compris » ce que devait être l'Europe. Le nationalisme et le socialisme rattrapent mais ne préparent rien.
Ce n'est pas pulsionnellement que les nazis ont exterminé les juifs ; c'est par
principe de Raison. Par une détermination idéaliste de « pureté ethnique » (le
terme a été repris par les Serbes). C'est au nom d'une unité mythique et non
incarnée que s'est déployée l'extermination, au moment même où disparaissait
la notion d'homme. Un sur-homme pour un homme zéro.
Cinquante ans après, nous vilipendons le nazisme — quel qu'en soit le juste
titre —, mais nous ne trouvons pas le coupable. Nous ne trouvons que les responsables à juger ou à punir..., mais nous n'osons plus croire que cela peut faire
retour. Cela ou autre chose de l'extermination.
L'humanisme classique (celui des Droits de l'homme ou de l'ONU) est
impuissant ; l'antihumanisme des clercs est complice. Personne ne « croit ». Personne n'a cru même, au retour des survivants, à l'existence des camps (voir ce
qu'en a dit Simone Veil). Personne ne « croit ». Il faut alors se tourner vers cette
vérité simple que l'homme est un exterminateur et que sa mauvaise foi camoufle
toute vérité de cet ordre.
Nier est une « croyance », et Freud avait bien vu que le désir n'existait que
pour que subsiste une croyance antérieure et antécédente (le magisme phallique
entre autres). Cette croyance de la négation, en la négation, on l'a vue encore à
l'oeuvre avec l'idéologie marxiste. Du marxisme appliqué. Les crimes staliniens
sont d'abord marxistes. Le parti a toujours raison. Le contre-révolutionnaire
doit être exterminé. Ici, l'exterminable n'est plus le juif désigné, mais l'infini
adversaire qu'est le contre-révolutionnaire car le contre-révolutionnaire est tout
le monde. Le révolutionnaire peut être du jour au lendemain — le parti a toujours raison — contre-révolutionnaire (on l'a vu à maintes reprises).
La complicité des Etats européens, la complicité des partis politiques, des
intellectuels, vis-à-vis des crimes staliniens n'a pas été levée :
— si nous ne partons pas du phénomène (qui n'est pas forcément conscient)
comme le négatif en tant que tel, plus négatif que toutes les négations logiques
(déni y compris), on ne peut rien assurer et assumer d'une compréhension possible non seulement de la pulsion de mort, mais surtout de l'extermination ;
— on n'a jamais prouvé ni dialectiquement, ni empiriquement que l'être social
de l'homme coïncide avec les rapports et le processus de l'économie ;
— l'intelligentsia continue à capituler devant les régimes dont la dialectique
constitue l'idée officielle ;
— une nouvelle donne est apparue : l'autodénonciation. Elle n'a plus rien à voir
avec la culpabilité puisqu'elle la court-circuite. « Je suis coupable » (contre la
Culture d'extermination
1125
ligne idéologique), ce qui veut dire : la culpabilité est devenue un vase creux
qu'il faut remplir. « Disons que le pape est pédéraste. Ce n'est pas vrai, mais
il en restera toujours quelque chose. »
Le monde est mort : la fission de l'atome a donné un pouvoir à l'homme non
seulement de s'exterminer, mais de détruire la planète sur laquelle il vit. Freud
l'avait entrevu dans son article. Cette puissance meurtrière est considérable.
Avant de légiférer pour ou contre l'existence de la bombe atomique, il faudrait
commencer à tenter de comprendre ce que veut dire « l'homme ».
D'abord ce n'est pas un animal. Ce ne le sera jamais. Il ne l'a jamais été.
Pourquoi, comment, je ne sais. Mais l'intelligence humaine serait alors démoniaque, si, sortie de l'animalité, elle était arrivée à comprendre le secret de la
matière. On ne voit pas le règne animal faire sauter la planète. Toute-puissance
humaine est ici qu'expression vaine, dérisoire et inadéquate.
La bombe atomique veut d'abord dire que la civilisation n'existe pas en soi.
Comprendre ensuite pourquoi toutes les forces indésirables se mettent à grandir,
au-delà du règne des guerres qu'a été le XXesiècle. Comprendre que tout progrès
est immobile et qu'il faut commencer à comprendre la matière hors des clichés
rationalistes.
L'homme peut expulser de lui l'idée de son néant et le mettre dans la
machine (la bombe).
Comme allaient ensemble l'échafaud et la fraternité, les droits de l'homme et
les batailles meurtrières, vont ensemble l'inexistence de l'homme et la bombe
atomique. L'énergie atomique nous « enseigne » que la doctrine de la représentation comme mode fondamental de médiation entre homme et monde, homme
et homme, est totalement caduque.
Ce n'est pas par cette doctrine épistémologique (identification projective, déni,
toute-puissance, etc.), qu'on peut et comprendre et prendre des mesures. Il semble
qu'on fasse tout le contraire, du discours humaniste au discours utilitaire. On
confond toujours travail et production. On ne veut pas passer au métahistorique.
Si le XXesiècle, siècle des guerres par excellence, est annonciateur des exterminations — quand même, en moins de cinquante ans, Hitler, Staline, un ou
deux Pinochet, quelques ayatollahs... Quel progrès ! —, il est à craindre et à
penser que le XXIesiècle sera un siècle d'extermination, si le mot siècle a encore
un sens. Le XXIesiècle ne sera pas religieux au sens où Spengler et Malraux l'entendaient, mais il sera théologique (sur la fin de l'homme, c'est-à-dire la finalité
de l'homme).
Le démoniaque risque d'atteindre son comble dans cette période de rationalité maximale. La rationalité incluant toujours les cartes irrationnelles. Telle est
la généalogie de la destruction.
1126
Jean Gillibert
Je ne sais pas ce qu'eût pensé Freud, en dehors du sentiment d'horreur,
devant et après Auschwitz où deux de ses soeurs sont mortes, mais on peut penser qu'il eût révisé bien des problématiques. La pulsion de mort généralisée par
démixion des pulsions est-elle convaincante ? Certainement pas.
Le nihilisme européen : ici, je serai bref. Le nationalisme (Hitler); le socialisme (Staline) ont fait leurs preuves. Le libéralisme n'est qu'un mixte des deux.
L'héritage européen est à revoir avant de se lancer dans une communauté européenne seulement économique. Les dé-constructeurs et leur travail de sape ne
sont en rien « éclairants », même s'ils ont « compris »...
La production ne produit que de l'inanimé. Pour produire de l'animé, il faut
le travail ou la création.
En conclusion provisoire : la psychanalyse appartient-elle à l'extermination
de Dieu, du sujet, de l'homme ? Est-elle une culture ou une acculturation ?
Je réponds ceci : il n'y a pas de psychanalyse en soi malgré le voeu de Freud
— et on comprend qu'il ait fait ce voeu pour « construire » quelque chose —, pas
plus qu'il n'y a de civilisation en soi.
Elle est bien, encore une fois, un déchiffrement de l'existence et une thérapeutique, et non une herméneutique du soupçon.
Elle ne va pas à la chose même, mais à l'existence même et à la mort même.
Elle suppose toujours un désenchantement du monde, non pour le réenchanter, mais pour le ranimer.
Sa puissance d'unité est secrète, non synthétique. Elle est certes acculturation, pour le meilleur et pour le pire, mais dans cette époque d'extermination elle
répond à la phrase de Nietzsche ; « Si nous, les Amis de là vie, n'inventons pas
quelque organisation propre à nous conserver, ce sera la fin de tout. »
La pulsion n'est pas la fin de l'homme. Là-dessus, Freud est clair. En estelle l'origine ? On peut le dire (les fantasmes originaires), mais à condition de ne
pas confondre la cause et l'origine.
Freud, en fait, défendait une non-origine à la civilisation. Elle est au-dessus
de l'humanité... non pas comme conséquence, mais comme point de départ.
L'origine est en fait un leurre et un leurre causal — ce qui recule la cause, mais
ne la supprime pas.
Dans le commencement, il n'y a que le commencement.
JeanGillibert
12,avenuedela République
92340Bourg-la-Reine
Violence
et vie psychique
impasses
:
et élaboration
Alain
GIBEAULT
Par une nuit d'hiver, enveloppée par le brouillard, quelqu'un rêve qu'un
homme est poursuivi par un tueur à travers les ruelles sombres d'une petite
ville : l'homme qui s'enfuit cherche refuge dans une maison mais toutes les
portes sont closes ; il aboutit dans un cul-de-sac et voit le meurtrier descendre un
escalier, s'avancer vers lui les bras écartés et l'étrangler.
Juste à ce moment-là le rêveur est tiré violemment de son sommeil par une
meute de gens qui cognent à sa porte et qui hurlent. Ce n'était donc qu'un mauvais rêve, mais la réalité est tout aussi inquiétante. Il y a effectivement un tueur
dans la ville et, devant l'impuissance de la police, une milice de citoyens a conçu
un « plan » visant à le débusquer : on lui demande de sortir immédiatement et
de rejoindre les autres. Emergeant de son cauchemar, notre rêveur est immédiatement renvoyé à une terreur plus tenace : « Je dormais profondément dans mon
lit, dit-il, et me voilà dans un plan ! » Seul dans la rue par une nuit glacée, il est
envahi d'une angoisse massive, qui doit autant à l'impossibilité de connaître son
rôle dans le plan qu'à la menace sourde d'un assassin qui rôde dans la ville.
C'est avec cette violence du rêve et de la réalité que commence Ombres et
brouillard, un film récent de Woody Allen, sorti au début de l'année 1992. Il figure
admirablement les questions fondamentales de l'aventure humaine (Qui suis-je ?
Que puis-je attendre d'autrui ?) et les diverses voies psychiques possibles pour faire
face à l'angoisse qu'elles suscitent. Le récit se déroule en une nuit, dans une petite
ville d'Europe centrale de l'entre-deux-guerres, probablement autour des années
trente. Le héros, Max Kleinman, interprété par W. Allen lui-même, est un petit
bureaucrate juif, enfermé dans une réalité quotidienne ennuyeuse, qui, par une nuit
d'ombre et de brouillard, va perdre totalement ses repères pour trouver une vérité
qu'il ne soupçonnait pas et se retrouver complètement différent. Métaphore exemRev.franç.Psychanal,
4/1993
1128
Alain Gibeault
plaire du conflit existentiel telle que la découverte freudienne a pu le mettre en évidence, ce film témoigne des enjeux de la violence dans la vie psychique et des
réponses possibles dans le travail analytique.
Les différentes étapes suivies par Max Kleinman dans son errance nocturne
peuvent en effet être considérées comme autant de solutions possibles à la question posée par la violence du meurtre initial. A l'impossibilité de distinguer clairement entre le rêve et la réalité, répond la confusion totale dans laquelle notre
héros est plongé dès l'instant où il se retrouve errant à travers les rues sombres
et glacées de la ville : il ne sait ni pourquoi on lui demande de rejoindre ce
groupe, ni quelle fonction il doit occuper, ni ce que signifie la prolifération des
milices qui commencent à se combattre entre elles, comme si l'extermination du
mal engendrait le mal lui-même.
Kleinman trouve un premier refuge chez un médecin légiste chargé d'autopsier les victimes. Celui-ci cherche dans le secret des viscères une réponse à la
question : Qu'est-ce que le mal ? Qu'est-ce qui peut conduire un homme à commettre des « meurtres en série » ? L'anatomie reste pourtant muette, et pour
toute réponse le médecin est lui-même conduit à subir le sort des victimes qu'il a
autopsiées dans une poursuite violente par le tueur, qui rappelle le cauchemar de
Kleinman.
La contiguïté du passage de Kleinman chez le médecin et l'assassinat de ce
dernier entraîne une sorte de contamination qui fait de notre héros un coupable
possible qui doit être poursuivi. De traqueur il devient ainsi traqué, et dans sa
course folle il rencontre Irmy, une jeune femme qui comme lui a erré dans la ville
depuis le début de la nuit. Avaleuse de sabres dans un cirque, elle a fui son amant, le
clown, qui l'a trahie dans les bras d'une acrobate ; elle s'est retrouvée au bordel, le
seul lieu éclairé et chaleureux, qui représente la vie, la sexualité et l'amour.
A la mort et au meurtre qui sévissent dans la rue froide et hostile s'opposent
l'amour et le plaisir sexuel, qu'Irmy découvre au bordel dans les bras d'un étudiant en échange d'une très grosse somme d'argent. La contiguïté des lieux du
meurtre et du plaisir suggère ici à la fois leur contamination possible dans le
crime sexuel anonyme et leur différenciation par la découverte de l'altérité dans
l'amour, au détour d'un plaisir sexuel qui ne se voulait qu'impersonnel et vénal.
Les destins croisés de Max et d'Irmy se feront sous le signe de la fuite et de
la culpabilité. Pendant un court instant, ils contempleront ensemble la nuit étoilée, suggérant ainsi des retrouvailles avec l'absolu et un vécu d'indifférenciation.
Mais ce moment idéal sera immédiatement emporté dans un tourbillon de violence et de peur par l'accusation portée par toutes les milices réunies contre
Kleinman, dont la culpabilité sera établie à cause de son « odeur » flairée par un
extralucide. Allusion à peine déguisée aux racines du mal assimilées à la race
juive, devenue à travers Kleinman le bouc émissaire qu'il faut exterminer.
Violence et vie psychique : impasses et élaboration
1129
Dans cette comédie des erreurs aux accents shakespeariens, les situations les
plus violentes sont, on le sait, immédiatement surmontées par l'humour, la fantaisie et l'illusion. Dans un monde livré au mal et apparemment abandonné par Dieu,
la croyance religieuse n'est pas une solution. A trois reprises au cours de la nuit,
quelqu'un demande à Kleinman s'il croit en Dieu. Il aura en particulier la réponse
suivante : « Les gens de mon peuple prient dans une langue que je ne comprends
pas. » C'est bien sûr une pirouette humoristique, qui préfigure néanmoins la préférence pour le règne du jeu et de l'illusion, suggéré par le monde du cirque.
Au terme de cette nuit éperdue, Irmy et son amant le clown se retrouveront
ainsi autour de l'adoption d'un enfant recueilli dans la rue. De son côté Kleinman rencontre le magicien du cirque, qui le sauve de l'étrangleur en se réfugiant
avec lui dans le miroir de l'illusionniste. L'étrangleur est lui-même capturé, mais
s'échappe à son tour, grâce sans doute à ce même miroir : il n'y a jamais de victoire absolue sur le mal.
Il reste néanmoins pour l'homme la possibilité d'affronter la réalité sans en
mourir grâce au monde du rêve. « Tout le monde adore vos illusions », dit Max
au magicien sur le point de quitter sa vie étriquée de petit employé de banque
solitaire pour partir avec le cirque et renouer définitivement avec l'enfance
sacrée. « Les adorer ? répond le magicien, ils en ont besoin comme ils ont besoin
de respirer. »
C'est une allusion au monde de l'art et de la création qui apparaît ainsi
comme la seule solution valable pour un homme qui vivait jusqu'alors enfermé
dans une vie ennuyeuse de petit bureaucrate, apparemment sans satisfactions ni
dans sa vie amoureuse, ni dans son travail professionnel. Pris entre une femme,
sa logeuse, qui le poursuit de ses avances et un patron qui le rejette, Max Kleinman va soudainement, au cours de cette nuit folle, perdre tous ses repères
sociaux et ses barrières protectrices pour découvrir le jeu de l'imagination.
Comment ne pas voir dans ce film étonnant une illustration de ce que Freud
avait découvert du conflit inhérent à la vie pulsionnelle, des solutions pathologiques et non pathologiques dans l'individu tout autant que dans les civilisations. Le
meurtrier d'Ombres et brouillard est manifestement une référence et un hommage
au film de Fritz Lang, M. le Maudit qui date de 1931. Le style expressionniste
adopté par W. Allen, le choix délibéré du noir et blanc et la musique de Kurt Weill
en témoignent tout autant que le thème des deux films : comment comprendre le
mal, tel que l'illustre le meurtre en série, apparemment le plus terrifiant et le plus
scandaleux de tous les meurtres ? La référence au meurtre individuel est, on le sait,
une allusion au meurtre collectif perpétré par les nazis. M. le Maudit est certes inspiré par le meurtrier Kürten, le vampire de Düsseldorf, dont le procès avait lieu
lors de la sortie du film ; il se voulait pour le cinéaste une tentative de comprendre
l'origine psychologique du meurtre « dont la graine est ensemencée, disait-il,
1130
Alain Gibeault
depuis l'enfance », pas chez quelques-uns, mais chez tous. Le film devait toutefois à
l'origine s'intituler Les assassins sont parmi nous et sa distribution lors de la montée
du national-socialisme apparut rapidement comme un document unique et exceptionnel sur la genèse de la barbarie nazie. Par cette référence historique au film de
Fritz Lang, W. Allen rappelle les similitudes entre notre époque et celle de l'entredeux-guerres quant aux dangers toujours actuels que la violence et la barbarie
l'emportent sur la civilisation.
Violence et droit
Or c'est à la même époque, soit en 1929, que Freud écrit Malaise dans la
civilisation, où il s'efforce de comprendre l'origine et le destin de cette « tendance
à l'agression en soi-même et en autrui » qui considère le « prochain » comme un
ennemi potentiel qu'il s'agit d'exploiter, d'humilier, d'utiliser sexuellement sans
son consentement, de faire souffrir, voire d'anéantir. On sait que pour Freud, il
faut voir dans le processus de civilisation une « puissance collective » qui s'opposera à cette force brutale individuelle, que l'édification d'un droit communautaire ne met pas forcément à l'abri tous les hommes, puisqu'une communauté
(caste, classe, nation) peut se comporter à l'égard d'un autre groupe comme « un
individu prêt à recourir à la force brutale » ( p. 44), enfin que la cohésion d'une
masse d'hommes est d'autant plus aisée, « s'il en reste d'autres en dehors d'elle
pour recevoir les coups » ( p. 68), comme le montre l'antisémitisme. C'est ce
qu'illustre le film Ombres et brouillard où la mise en accusation de Kleinman permet la réconciliation de toutes les milices rivales ; d'ailleurs le titre même du film
est une allusion à Nuit et brouillard, le nom de code utilisé par les nazis pour
désigner la « solution finale », le plan d'extermination des juifs d'Europe pendant la deuxième guerre mondiale.
Dans cette perspective, la violence apparaît comme un concept descriptif
qui entre en opposition dialectique avec celui de droit. Dans sa lettre à Einstein,
écrite en 1933, Freud fait directement référence à cette notion de violence, dont
il dit qu'elle permet de trancher « les conflits d'intérêts entre les hommes » par la
mort ou la soumission de l'adversaire ; il évoque une « violence à l'état brut »
contenue par l'union stable et permanente de plusieurs individus, à l'origine du
droit comme « force d'une communauté », pouvant toutefois nécessiter le
recours à cette même violence. Qu'est-ce à dire sinon que le concept de violence
suppose la réunion de différentes caractéristiques : emploi de la force brutale,
dimension excessive et démesurée, recherche d'un intérêt individuel ou. collectif.
L'étymologie du mot, qui tire son origine du mot latin vis (force, vigueur, caractère de ce qui est indomptable) témoigne de ces caractéristiques.
Violence et vie psychique : impasses et élaboration
1131
Cependant, le concept de violence n'est pas un concept métapsychologique
et se retrouve rarement dans l'oeuvre de Freud. On ne peut nier qu'il puisse avoir
une utilité théorique et clinique. Il entre en résonance avec les concepts corollaires d'intérêt, de tendance à l'agression, de haine, d'agressivité, de pulsion de
mort. Une approche métapsychologique du concept de violence suppose donc
de resituer celui-ci par rapport à ces autres concepts. C'est ce que je compte faire
en montrant les enjeux de la violence à partir du modèle freudien de l'expérience
de satisfaction, de l'évolution de la théorie des pulsions, et enfin par l'évocation
des diverses solutions.
Violence et expérience de satisfaction
Dans Malaise dans la civilisation Freud (1929) considère le développement
individuel comme le « produit de l'interférence de deux tendances » : d'une part
« l'aspiration au bonheur que nous appelons généralement égoïsme », et d'autre
part « l'aspiration à l'union avec les autres membres de la communauté que
nous qualifions d' "altruisme" » (p. 101). Cette opposition entre l'égoïsme et
l'altruisme est en fait au centre de la constitution de l'objet telle que Freud la
décrit à partir de l'expérience de satisfaction relative que vit l'enfant au sein, qui
est sans contredit la construction essentielle de la théorie psychanalytique pour
décrire les principes du fonctionnement psychique.
C'est, on le sait, un postulat fondé sur le vécu du rêve et invérifiable par l'expérience, selon lequel l'hallucination est satisfaction. Freud parle d'ailleurs de la
« fiction d'un appareil psychique primitif », et évoque ainsi un moment structural. Mais il introduit en même temps une scansion temporelle : temps de
l'étayage des pulsions sexuelles sur les fonctions d'autoconservation correspondant à l'hallucination de la satisfaction et à la montée de l'angoisse automatique
traumatique ; temps du stade de l'objet et de l'hallucination de l'objet, lors de la
perception de la mère comme objet total et correspondant au déplacement sur
l'objet des expériences de plaisir-déplaisir liées à la satisfaction des besoins, et à
la liaison de l'excitation au sein de représentations.
La pulsion crée la différence en voulant répéter l'identique. Contrairement
au besoin, la pulsion a donc une histoire, des « destins » liés aux rapports entre
représentations et affects, car la représentation de l'objet est en retard par rapport à l'affect vécu vis-à-vis de celui-ci. C'est dans ce retard originaire, dans cette
structure à deux temps de la sexualité, certes théorie de l'après-coup entre la
sexualité infantile et la sexualité pubertaire, mais aussi plus fondamentalement
entre le temps de l'hallucination de la satisfaction et le temps de l'hallucination
de l'objet, que vient s'inscrire l'exigence de travail suscitée par la pulsion.
1132
Alain Gibeault
Pour Freud, il s'agit du modèle prototypal de la pulsion au sens propre du
terme, en ce qu'elle permet de rendre compte de la contradiction entre la satisfaction complète du besoin et l'inassouvissement du désir lié à l'organisation de
la permanence de l'objet. La constance de la pulsion est relative à l'organisation
d'un objet permanent et introduit dans le psychisme cette exigence sans fin du
désir en raison de « la différence entre le plaisir de satisfaction exigé et celui qui
est obtenu » qui, selon Freud « est à l'origine de ce facteur qui nous pousse, ne
nous permet jamais de nous en tenir à une situation établie, mais nous "presse,
indompté, toujours en avant" selon les mots du poète » (S. Freud, 1920, p. 87).
De ce point de vue, la poussée de la pulsion et son côté indomptable inscrit
une dimension de violence au sein même de la psyché. C'est ce que M. le Maudit
exprime avec la plus grande détresse lorsque, assailli et jugé par le tribunal de la
pègre, il s'écrie : « Je veux m'échapper à moi-même... mais c'est impossible. Je
ne peux pas m'échapper. Il faut courir... courir... des rues... des rues sans fin !...
Je veux me sauver !... Qui sait ce qui se passe en moi ?... Comment je suis forcé.
Comment je dois !... Veux pas ! Mais dois ! Dois ! »
L'histoire de la pulsion est nécessairement traumatique dans la mesure où la
reconnaissance de l'objet oblige à négocier la différenciation entre la jouissance
en provenance du sujet et la satisfaction en provenance de l'objet. C'est pourquoi Freud (1915) a toujours insisté sur le fait que l'objet naît dans la haine, que
« l'extérieur, l'objet, le haï seraient, tout au début, identiques » ; de ce point de
vue si l'amour a pu être rapporté à la pulsion sexuelle, la haine aurait une origine différente et correspondrait à la « lutte du moi pour sa conservation et son
affirmation » (p. 41).
Théorie des pulsions
Le conflit psychique qui préside à la constitution de l'objet a commandé, on
le sait, les différentes étapes de la théorie des pulsions. La lutte entre pulsions
d'autoconservation et pulsions sexuelles a été reprise dans l'opposition entre l'investissement narcissique et l'investissement objectai, qui a ainsi permis de situer
la haine pour l'objet et la violence exercée à son égard à partir de la problématique du narcissisme.
Or, il est habituel de dire que la dernière théorie des pulsions correspondant
à la lutte entre pulsions de vie et pulsions de mort, a permis à Freud d'introduire
une théorie de l'agressivité, qu'il aurait jusqu'alors négligée : il affirme effectivement que « cette pulsion agressive est la descendante et le représentant principal
de la pulsion de mort » (Freud, 1929, p. 78). Il est vrai qu'auparavant il s'était
toujours refusé à faire de l'agressivité une pulsion indépendante. En 1909, il
Violence et vie psychique : impasses et élaboration
1133
déclare « qu'Adler a mis à tort comme hypostase d'une pulsion spéciale ce qui
est un attribut universel et indispensable de toutes les pulsions, justement leur
caractère "pulsionnel", impulsif, ce que nous pouvons décrire comme étant la
capacité de mettre la motricité en branle » (p. 193). Dans cette perspective,
l'agressivité correspond à l'activité des pulsions, ce qui laisse entier le problème
de la haine, de la destruction et de la violence.
La notion de pulsion de mort lui a permis de faire un pas de plus en fondant
l'agressivité sur l'autodestruction. Freud insiste en effet pour montrer que la pulsion de mort révèle un processus interne d'autodestruction du vivant ; ce n'est
que dans un second temps que cette pulsion autodestructrice est dérivée vers
l'extérieur par la libido à l'aide de la musculature, et se manifeste alors comme
« pulsion de destruction, pulsion d'emprise, volonté de puissance » (Freud,
1924, p. 291). Ainsi que le souligne Laplanche (1970), l'introduction du concept
de pulsion de mort représente pour Freud une reconnaissance théorique de l'existence d'une pulsion agressive.
Et pourtant l'agressivité n'est pas la violence, laquelle comporte en ellemême une dimension de démesure, qui chez les Grecs n'était pas humaine, mais
le propre de l'incompréhensible fureur des dieux. Est-ce que la pulsion de mort
ne permettrait pas de marquer cette dimension d'hybris ?
L'hypothèse de la pulsion de mort pose en fait un problème inhérent à l'approche du concept de pulsion en psychanalyse. L'apparition de la pulsion proprement dite est au fondement d'un conflit, qui constitue l'essence du désir
humain, et marque la spécificité du point de vue psychanalytique. La difficulté
des écrits freudiens, et également postfreudiens, vient du fait que ce qui a été
remarqué à un niveau clinique, paraît souvent obscurci dans la théorie par l'exigence de Freud et de certains de ses successeurs, entre autres Melanie Klein, de
situer dans la réalité biologique l'un des termes du conflit, ou le conflit lui-même.
La notion de pulsion de mort suppose certes que l'auto-agression soit une
donnée primaire ; mais l'hypothèse de cette force interne affirmée au niveau de
tous les vivants dépasse les présupposés de l'observation clinique et constitue en
fait une réifïcation du concept de pulsion dans la biologie. Freud déclare en effet
que « la soif de destruction tournée au-dedans, se dérobe, il est vrai en majeure partie à toute aperception lorsqu'elle n'est pas teintée d'érotisme » (Freud, 1929,
p. 75), donc que la pulsion de mort ne peut jamais être perçue isolément hors de
son union avec les pulsions de vie ; la thèse du masochisme primaire et du sadisme
proprement dit révèle cette union des pulsions et la vérité clinique de cette hypothèse sur celle d'une auto-agression primaire distincte de la co-excitation sexuelle.
Par ailleurs, Freud introduit le concept de pulsion de mort en situant sa
« tendance » répétitive « au-delà du principe de plaisir », lequel fonctionne selon
le principe de constance. Selon lui, la pulsion de mort obéit plutôt au principe
1134
Alain Gibeault
d'inertie, dans la mesure où elle tend, non seulement à abaisser la tension au
niveau le plus bas, mais à abolir toute tension et à la ramener à zéro. Freud
reprend ici un modèle énergétique mentionné dès 1895 dans l' Esquisse d'une psychologie scientifique ; cette affirmation de la priorité du zéro sur la constance
défie toute loi du vivant, organisée au contraire selon l'homéostasie et témoigne
non d'une réalité biologique, mais de cette réalité clinique constitutive de la
découverte de la psychanalyse : la possibilité que l'affect se détache totalement
de sa représentation pour se déplacer sur une autre, comme si les représentations
pouvaient se vider totalement de leur énergie. L'hétérogénéité des processus
inconscients par rapport à la réalité et au Moi est marquée par ces principes qui
défient toute loi biologique : énergie libre, principe d'inertie, processus primaire
(cf. J. Laplanche, 1970).
La dernière théorie des pulsions constitue en réalité une traduction biologique du conflit psychique tel qu'il se dégage de la clinique : les pulsions de vie
reflètent la fonction de liaison propre au processus secondaire, alors que les pulsions de mort traduisent la fonction de déliaison propre au processus primaire.
On peut en effet remarquer que le dualisme pulsions de vie / pulsions de mort
affirmé à un niveau théorique est très rarement appliqué cliniquement, car il ne
se superpose pas au conflit entre le Moi et les exigences pulsionnelles. C'est d'ailleurs ce qui conduit Freud à conserver le dualisme pulsions du Moi — pulsions
d'objet pour rendre compte du conflit psychique au niveau de « l'analyse empirique », c'est-à-dire clinique. Il affirme d'autre part que c'est seulement « la spéculation théorique (qui) laisse supposer l'existence de deux pulsions fondamentales [pulsions de vie et pulsions de mort] qui se cachent derrière les pulsions
manifestes du Moi et d'objet » (Freud, 1926b, p. 155).
Si nous laissons de côté la validité d'une telle extrapolation pour y voir une
métaphore de ce qui s'observe cliniquement, il faut donc conclure que la libido
d'objet manifeste une prédominance des processus de liaison, tandis que la
libido du Moi révèle au contraire une tendance à la déliaison et à la destruction
de l'objet. En tant que formes relativement stables et délimitées, le Moi et l'objet
constituent en quelque sorte des manifestations de la liaison libidinale, et de la
neutralisation des processus de destruction ; mais leurs interrelations réciproques font apparaître une tendance à l'opposition, au conflit entre une visée de
liaison objectale et une visée de déliaison narcissique.
Freud (1923) affirme dans le même sens que la libido du Moi constitue une
libido désexualisée, sublimée, retirée aux objets ; de ce fait, « le Moi travaille à
l'encontre des intentions d'Eros, se met au service de tendances pulsionnelles
opposées » (p. 218) : autrement dit, le Moi, dans sa dimension narcissique, vise
la destruction de l'objet et provoque sa propre autodestruction. On comprend
dès lors que Freud (1929) voit dans la libido narcissique une manifestation pos-
Violence et vie psychique : impasses et élaboration
1135
sible de la pulsion de mort : « Lorsque (la pulsion de mort) entre en scène sans
propos sexuel même dans l'accès le plus aveugle de rage destructrice, on ne peut
méconnaître que son assouvissement s'accompagne là encore d'un plaisir narcissique extraordinairement prononcé, en tant qu'il montre au moi ses voeux
anciens de toute-puissance réalisés » (p. 76-77). Freud y voit ici une preuve que
la pulsion de mort ne peut jamais être aperçue indépendamment des pulsions de
vie ; mais on peut en conclure que la libido d'objet révèle davantage une union
de la libido et de l'agressivité, alors que la libido du Moi traduit au contraire une
désunion possible de celles-ci.
C'est pourquoi l'hypothèse d'une violence fondamentale, préambivalente,
dénuée tout autant d'amour que de haine (J. Bergeret, 1984), me paraît plus
phénoménologique que métapsychologique : elle laisse supposer la possibilité
d'une désunion totale des pulsions de vie et des pulsions de mort, et reprend en
fait l'idée freudienne première de la pulsion d'emprise comme activité de violence
non sexuelle dirigée vers l'objet relevant de l'auto-conservation (Freud, 1905,
1915). Avant l'introduction du concept de masochisme érogène primaire, Freud
insistait en effet pour différencier dans le sadisme entre « humilier, dominer »,
propre à la pulsion d'emprise et « infliger de la douleur à l'objet » : il supposait
que ce dernier but ne jouait aucun rôle dans les buts originairement poursuivis
par la pulsion sadique chez l'enfant (1915, p. 26-28). Le sadisme proprement dit
ne venait qu'après-coup et nécessitait de pouvoir s'identifier à l'objet souffrant.
En fait, l'hypothèse de la violence fondamentale reviendrait à réifier un moment
relevant d'une séquence métapsychologique relative à la genèse de la pulsion.
La pulsion sexuelle, seule pulsion à proprement parler, s'étaye certes sur les
fonctions d'auto-conservation mais elle naît après-coup dans le moment de
l'auto-érotisme lié à l'établissement de la relation d'objet, suscitant alors un
conflit où l'amour et la haine procèdent réciproquement d'une pulsion libidinale
de liaison à l'objet et d'une pulsion destructrice de déliaison. On comprend, de
ce fait, que Freud ait toujours insisté sur un dualisme pulsionnel, puisque l'ambivalence est au coeur du conflit psychique observé par la clinique psychanalytique : la pulsion est dualiste dès le départ par la dualité de l'investissement de
l'objet. Freud a donné plusieurs versions théoriques de ce conflit : la plus fidèle
à la clinique est, sans contredit, celle de la libido du Moi et de la libido d'objet.
A l'accusation du monisme énergétique que l'on peut faire à Freud on peut
répondre que, si la clinique présente nettement une perspective dualiste, elle ne
permet en rien de statuer sur l'existence d'une ou plusieurs énergies psychiques.
Les tentatives pour conférer une énergie à la pulsion de mort ont d'ailleurs toujours été infructueuses ; la « destrudo » ne peut avoir un sens par rapport à la
libido, car la pulsion de mort est moins source d'énergie que ce qui assure la circulation de l'énergie libidinale. Les deux pulsions ne sont pas symétriques.
1136
Alain Gibeault
De ce fait, le couple libido-agressivité, liaison-déliaison, ne peut pas être
réduit au couple anabolisme-catabolisme, comme le laisse penser Freud dans sa
dernière théorie des pulsions. La clinique psychanalytique révèle au contraire
que cette opposition libido-agressivité apparaît à partir du moment où une
forme humaine est investie : l'ambivalence transforme celle-ci en une figure
bonne et mauvaise, source à la fois de satisfaction et de danger.
Pulsion de mort et violence
Or la violence dans sa démesure ne serait-elle pas corrélative de la pulsion
de mort, dans ce que celle-ci renvoie comme caractéristiques propres à la pulsion
en tant que telle : sa nature conservatrice, et sa tendance à la réduction des tensions à un niveau zéro selon le principe d'inertie ? Si la sexualité peut être une
force de cohésion dans sa dimension objectale, elle peut également être une force
disruptive dans sa dimension narcissique. La violence surgirait à partir du
moment où la psyché, privée de son lien à l'objet, ne pourrait plus assurer sa
fonction de liaison de l'excitation.
L'exemple de violence aveugle et excessive, tel qu'en témoignent M. le Maudit
et le meurtrier d'Ombres et brouillard, pourra nous servir ici de repère. Dans un
article ancien sur « la théorie des pulsions de vie et des pulsions de mort », P. Heimann (1952) évoque l'hypothèse d'un meurtrier qui « a besoin d'une victime pour
satisfaire sa nécessité d'infliger à quelqu'un le maximum de douleur », et qui agit
« évidemment sans la moindre inhibition provenant de la sympathie, de la culpabilité ou de l'horreur de ce qu'il est en train de faire ». On pourrait évoquer ici, selon
elle, un crime sexuel, qui témoignerait d'une participation des pulsions sexuelles
aux pulsions de mort : de son point de vue on se tromperait, car « la victime assassinée dans le soi-disant crime sexuel ne meurt pas d'une expérience sexuelle,
quelque infantile qu'elle soit, mais de l'exercice de la violence la plus cruelle »
(p. 308). Ce crime ne peut être compris que si l'on suppose une désunion pulsionnelle complète, et comme le résultat d'une expression directe de la pulsion de
mort : « La pulsion de mort s'éveille à l'intérieur de la personne à un degré extrême,
sans pouvoir être adoucie par la pulsion de vie. » L'absence d'identification à la
victime témoignerait selon elle du besoin de dériver vers l'extérieur « la fureur de la
force de mort à l'intérieur de lui-même », et du « besoin frénétique de trouver une
victime comme substitut de lui-même » (p. 309).
Dans ce cas de psychopathie, la désunion pulsionnelle est présentée comme
complète et pourrait être rapportée à l'angoisse de persécution de la position
schizoparanoïde et à l'emprise d'un surmoi sadique et cruel relatif à l'introjection d'un objet partiel mauvais. On peut toutefois se demander si la référence à
Violence et vie psychique : impasses et élaboration
1137
l'objet et à l'éventuelle culpabilité relative à celui-ci ne conduit pas à réifier
autant l'objet que la pulsion, car à l'évidence cet acte psychopathiqué témoigne
de l'absence d'un objet qui puisse avoir une fonction de liaison de l'excitation et
d'union des pulsions, susceptibles de susciter un sentiment de culpabilité.
Cet exemple de sadisme sans possibilité d'identification à la souffrance de
l'autre, donc à son masochisme, signe ici la faillite du masochisme primaire, en
tant que principe constitutif du sujet et de l'objet, sans pour autant qu'il faille
supposer une représentation « visuelle » c'est-à-dire fantasmatique et du sujet et
de l'objet. Cet acte psychopathique peut en effet être rapproché des comportements auto ou hétéro-destructeurs que l'on rencontre dans les psychoses froides
ou psychoses non délirantes (par exemple, certaines anorexies graves et organisations perverses) où l'économie du suicide ou du meurtre vient se substituer à la
fonction économique du délire et du fantasme. Le passage à l'acte violent a pour
rôle de contenir d'une certaine façon l'angoisse automatique dont Freud (1926a)
parle dans Inhibition, symptôme et angoisse, qui ne peut être en fait liée que par
le masochisme primaire en tant qu'alliage de la pulsion de mort et d'Eros : cela
suppose le contre-investissement de la satisfaction hallucinatoire du désir permettant l'ébauche d'une différenciation entre le sujet et l'objet. A cette seule
condition peut s'élaborer le masochisme primaire, comme gardien de la vie, dans
l'investissement de la rupture plaisir/déplaisir, jouissance/douleur, plaisir halluciné / plaisir reçu, qui permet l'identification à la souffrance d'autrui.
C'est lorsque cette « durée d'alliance » entre Eros et pulsion de mort est
remise en cause, que l'on parle alors du masochisme primaire dans sa dimension
mortifère et négative (B. Rosenberg, 1991). Dans le cas du masochisme érogène
ou du sadisme dans leur dimension régressive, on assiste alors à un surinvestissement, où l'objet est exclu dans sa fonction de liaison, et la continuité narcissique retrouvée uniquement dans la douleur corporelle, infligée à soi ou à autrui.
Le masochisme érogène mortifère permet ainsi de pallier l'anémie narcissique,
suscitée par la faillite de l'objet dans sa fonction de pare-excitations, par la perte
du lien à l'objet, qui seul pourrait rétablir l'union pulsionnelle.
De ce point de vue, le passage à l'acte violent dont la visée est meurtrière
apparaît comme une mesure visant à faire disparaître l'objet menaçant la continuité narcissique. Il n'exclut pas à d'autres moments la reconnaissance de l'objet, mais ces attitudes contradictoires témoignent de l'existence du déni et du clivage du moi dans la psyché favorisant moins la conflictualité que la
juxtaposition des contraires : d'une part le maintien d'une capacité de contact
avec la réalité ne se laissant pas envahir par l'angoisse ; d'autre part une impossibilité de s'identifier aux désirs et aux angoisses d'autrui, un refus de considérer
autrui comme ayant une existence séparée, l'évacuation complète de la dimension du conflit psychique par retour à l'état zéro.
1138
Alain Gibeault
C'est bien ce que vit M. le Maudit quand au comble de la crise devant le tribunal de la pègre, après avoir mimé les gestes de l'étranglement, il s'exclame :
« Alors je n'en sais plus rien... Plus tard, je vois une affiche et je lis ce que j'ai
fait. Je lis... et fis... et fis... C'est moi qui ai fait ça ? Mais je n'en sais rien !... Mais
qui me croira ? » De même une mère infanticide vue en consultation racontait
comment, après avoir accouché seule de son bébé, elle a voulu l'étrangler, mais
son geste s'est arrêté net lorsque, après quelques tentatives, son regard a croisé
le regard de son enfant ; la violence ne pouvait plus s'exercer à partir du moment
où son bébé avait commencé à exister devant elle ; elle accomplit toutefois son
acte meurtrier en enfermant l'enfant dans un sac et en le jetant dans la Seine, à
l'abri d'un clivage du moi à nouveau opérant.
La psychopathie renvoie à des situations extrêmes de violence. Mais à des
degrés divers on peut considérer l'émergence de la violence à travers la motricité,
la pensée ou le soma, à partir d'une base commune : il s'agit toujours d'une
situation où l'investissement de l'objet représente une menace pour l'intégrité
narcissique du sujet et son identité. Il n'y a plus de place que pour l'alternative
soi-même ou autrui, survivre par la suppression d'autrui ou mourir.
La violence vient ici protéger le Moi d'un empiétement insupportable et
rétablit par la force des limites entre le Moi et le monde extérieur. C'est ainsi que
l'on peut interpréter la séquence initiale d'Ombres et brouillard. Kleinman se
réveille au moment où dans son cauchemar il va être rejoint par l'objet porteur
de ses propres désirs qu'il tentait de fuir, et où il ne peut plus échapper à la situation traumatique : ce réveil brutal, qui signe l'échec du travail du rêve, assure au
rêveur un triomphe narcissique sur l'objet et la situation de danger pulsionnel.
Mais ce triomphe est de courte durée puisque la réalité extérieure vient coïncider
avec la réalité fantasmatique, et met en cause les frontières du Moi en suscitant,
ainsi que le remarquait Freud (1919), un sentiment d'inquiétante étrangeté : il ne
reste alors que l'errance dans le comportement pour fuir une angoisse qui ne
peut plus être représentée, sauf à retrouver le magicien illusionniste. De ce point
de vue, la rencontre entre Kleinman et le magicien peut figurer l'importance
d'un travail en double (C. et S. Botella, 1987) dans la cure analytique pour faire
face à l'angoisse violente provoquée par le danger de perdre la capacité d'investir
et de représenter.
Il serait probablement nécessaire de distinguer différents registres de la violence selon les modalités du travail projectif : l'un serait proche de la destruction
et de l'anéantissement, comme en témoignent les agirs auto et hétéro-destructeurs dans le fonctionnement psychotique non délirant, qui tendent à exclure
l'objet et à travailler contre lui ; la limite pourrait être l'autisme infantile précoce, où l'absence d'objet ne laisserait plus aucune possibilité d'identification à
la souffrance d'autrui ; l'autre serait davantage du registre de l'emprise, comme
Violence et vie psychique : impasses et élaboration
1139
on peut l'observer dans les fonctionnements psychotiques délirants qui tendent à
inclure l'objet et à utiliser les perceptions en provenance de celui-ci. C'est probablement ainsi que l'on pourrait comprendre la violence corrélative de l'identification projective pathologique, où il ne s'agit pas seulement d'exprimer un fantasme mais d'exercer une pression réelle sur l'objet, afin d'en prendre possession
de l'intérieur et de le contrôler : d'où la violence dans la relation interpersonnelle
entre le sujet et l'objet pour que l'objet en vienne à penser, à sentir et à se comporter conformément au fantasme projectif (A. Gibeault, 1985). Une forme subtile de cette interaction violente pourrait se rencontrer dans ces cas de « violence
innocente » (C. Bollas, 1991), où le sujet fait vivre à l'objet une agression insupportable et dénie en avoir la moindre responsabilité en adoptant une attitude
d'innocence.
Violence et illusion
Dès lors, si la violence peut être considérée non comme une pulsion en soi
mais comme la conséquence d'une rupture psychique entre réalité interne et réalité externe, il va s'agir de trouver les « chaînons intermédiaires » susceptibles de
lier l'excitation traumatique et d'en permettre l'élaboration dans la vie psychique. La différenciation entre le dedans et le dehors n'est acceptable qu'à
condition de maintenir un temps suffisant l'illusion d'un objet trouvé/créé, ainsi
que le suggère Winnicott (1951), pour que la désillusion relative à l'investissement objectai soit possible et progrédiente. Loin d'être un facteur négatif, le
temps de la non-discrimination, à condition d'être suffisamment long, est justement ce qui peut permettre l'acceptation de l'objet ; de même le déplaisir et la
dimension disruptive de l'objet sont nécessaires pour induire le mouvement vers
la recherche de l' « action spécifique », la mise en route des processus de pensée
et l'ouverture au monde extérieur.
Cela suppose effectivement que l'analyste soit quelqu'un qui grâce au cadre
et à sa fonction interprétative favorise le développement de cette dialectique
entre le contact et la rupture à la faveur d'une « illusion créatrice », corrélative
d'une capacité à vivre la régression formelle de la pensée. Il s'agit tout aussi bien
d'une aptitude à transformer la tendance à la décharge immédiate dans l'agir en
une capacité et un plaisir à fantasmer et à penser, sans risque d'effraction et
d'effondrement.
On sait que la situation analytique par sa dimension de neutralité et la
recommandation de parler des désirs plutôt que de les réaliser est en fait une
source de violence plus ou moins tolérable. Pour certains patients qui sont dans
l'impossibilité d'imaginer une situation sauf à l'agir, il devient important de les
1140
Alain Gibeault
assurer d'une réciprocité de l'image plutôt que de l'agir, ce qui revient à comprendre que pour eux l'impossibilité d'imaginer une situation conduit à vouloir
la réaliser pour pouvoir en fait l'imaginer (S. Tisseron, 1989). L'image qui est
ainsi véhiculée par des mots assure cette fonction de Maison de l'excitation et de
transformation de la tendance à agir violemment, que ce soit à un niveau
moteur, langagier ou corporel : elle correspond à une réalité qui peut être partagée sans poser la question de sa provenance ou de son origine et fournir ainsi un
substitut supportable à l'agir. C'est probablement là le miroir de l'illusionniste
qui dans sa fonction de double matérialisé permet à la fois un lien à autrui sans
crainte d'une effraction et une réappropriation des propres désirs du sujet.
A partir du moment où l'analyste et le patient peuvent regarder ensemble
des objets tiers (gestes, images, pensées), il s'institue une communication qui permet à « l'étrangleur » qui existe en tout un chacun de relâcher son étreinte. De
la même façon Persée a pu éviter le regard pétrifiant de la Méduse en ne la regardant jamais directement, mais à travers le reflet dans son bouclier (Pasche,
1971). Ce sont bien là autant de figures du fonctionnement symbolique de la
cure : deux protagonistes qui à l'abri d'un cadre évitent une collusion et une
lutte narcissique par un regard oblique plutôt que face à face sur une histoire
partagée.
Le jeu de la bobine, jeu prototypique, dont Freud a été le témoin chez son
petit-fils âgé de dix-huit mois, illustre ce travail de substitution symbolique à travers un geste et une parole : ils correspondent à autant de signes, témoignant de
l'élaboration de la perte de l'objet et de sa représentation, contrairement aux
signaux, en particulier les pleurs, lancés antérieurement et qui s'adressaient au
contraire à sa perception et à sa présence effectives en vue d'une réaction pratique.
La symbolisation apparaît ici comme une opération de substitution de
quelque chose en lieu-et-place de quelque chose d'autre pour quelqu'un : pour
l'enfant lui-même, mais pour Freud aussi qui assiste à la scène. Cette activité traduit une inhibition de la pulsion quand au but qui produit l'infléchissement
tendre, au fondement du processus civilisateur. C'est d'ailleurs ainsi que Freud
(1920) interprète le jeu de la bobine, puisqu'il dit : « Le jeu était en rapport avec
les importants résultats d'ordre culturel obtenus par l'enfant, avec le renoncement pulsionnel qu'il avait accompli (renoncement à la satisfaction de la pulsion) pour permettre le départ de sa mère sans manifester d'opposition » (p. 9).
Dans cette perspective il y aurait lieu d'être moins pessimiste que Freud
(1929) ne devait l'être en écrivant Malaise dans la civilisation près d'une dizaine
d'années plus tard. Il notait en particulier que « la civilisation impose d'aussi
lourds sacrifices non seulement à la sexualité, mais encore à l'agressivité et, de ce
fait, cela explique qu'il soit si difficile à l'homme d'y trouver son bonheur »
(p. 69). Et pourtant, si l'homme est animé d'une quête de l'absolu qui maintient
Violence et vie psychique : impasses et élaboration
1141
en lui la continuité de l'acte de désirer et à laquelle il ne s'agit pas de renoncer, il
est vrai néanmoins que cette quête a souvent été autant chez l'individu que dans
la communauté une source de violence et de destruction, au nom des idéaux les
plus purs. De ce point de vue le travail civilisateur n'est pas autre chose que ce
qui conduit, au cours de l'expérience de satisfaction, à suspendre momentanément l'investissement de l' « identité de perception » et de l' « image motrice »
correspondante au profit d'une « identité de pensée ». A l'heure où la violence
individuelle et collective peut apparaître comme l'unique solution aux problèmes
d'identité, il n'est pas inutile de se souvenir que la nécessité de continuer à penser
avec un certain « jeu » est probablement la seule voie possible pour assurer la
prédominance d'Eros sur Thanatos.
AlainGibeault
17,rueAlbert-Bayet
75013Paris
REFERENCES
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Winnicott D. W. (1951), Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, in De la
pédiatrie à la psychanalyse,trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1969, p. 108-125.
« Malaise
perspective
dans
la civilisation
au plus
près
Augustin
» :
du texte
JEANNEAU
A première lecture, le titre de l'essai freudien semble d'emblée vouloir nous
entraîner sur les hauteurs, non seulement pour considérer un horizon plus large
que les profondeurs individuelles et les secrets de l'inconscient, mais, au-delà
même d'une transposition sur le registre collectif ou au plan sociologique des
données de la psychanalyse, en soulevant des questions d'une nature aussi radicalement différente que l'éthique, le bien, le mal, les progrès de l'humanité. Et
pourtant, si à chaque page ces mêmes mots nous attirent immanquablement
dans les régions d'insondables problèmes, l'interrogation se retient au bord de
ces espaces sans repères et la réflexion en revient à des données qui ne perdent
rien de leur dimension et de leur mystère, à s'en tenir au plan métapsychologique. C'est, en effet, pour mieux découvrir l'étendue des perspectives ainsi
offertes au regard du psychanalyste par les rigoureuses questions de Freud que
ces quelques réflexions, sans prétendre à aucune solution, prendront appui sur
un texte qui doit à sa précision de nous offrir un si large point de vue.
1 / Faut-il rappeler comment, plus que dans les autres écrits, le lecteur se
sent porté par l'unité d'un style dont le mouvement trouve son intensité à cette
manière de se garder de tout emportement ? A l'habituelle tonicité de l'argumentation freudienne se joint, en effet, la tentation aussitôt contenue d'entreprendre
un récit de l'histoire des hommes qui ne se donnerait ni comme la simplification
d'un conte pour enfant, ni comme allégorie philosophique, mais laisse à quelques images mettant en scène le galérien antique ou le paysan de la guerre de
Trente ans le soin d'accompagner la lecture de chacun dans une affaire qui va de
la domestication du feu à la navigation transatlantique. Non sans l'humour
triste et discret qu'en cette année 1930, un homme de son âge pouvait se permettre entre l'innocence d'une leçon de choses et le naïf espoir d'une société
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1144
Augustin Jeanneau
digne, comme il a été dit, de la Cacanie de Musil, où « le sol serait cultivé avec
soin et l'on y sèmerait des plantes appropriées à sa nature... ». Puis, bousculant
tout à coup la perplexité nostalgique, le pessimisme freudien s'élève soudainement sur les sommets d'une tragique éloquence, précipitant l'avenir du progrès
et la chute du paragraphe dans ce constat sans illusion « que, pour semblable
qu'il soit à un dieu, l'homme d'aujourd'hui ne se sent pas heureux ».
Pour aussi élevée que puisse être cette préoccupation du bonheur qui court
d'un chapitre à l'autre, s'y référer comme l'axe principal de la recherche n'en
exclut pas moins tout jugement sur les valeurs de la civilisation, qui ne s'en tiendrait pas à leur seule manière de s'inscrire dans l' économie psychique. Qu'à
chaque tournant du raisonnement, à chaque instant de la discussion, tout nous
invite à mettre en question la définition du progrès et les absolus de la morale,
cette légitime tentation philosophique se doit d'être clairement située au-delà des
ambitions de Freud.
Et puisque le malaise dans la civilisation est alors évoqué comme celui de
l'individu face aux exigences de la collectivité, on ne s'étonnera pas que la question terminale concerne l'équilibre des forces où se tient, en toute inconnue, le
destin de l'humanité. Mais l'interrogation ne vaut qu'en prolongement d'une
autre incertitude relative à la pression exercée sur l'être par la civilisation, et
dont Freud se demande comment on peut imaginer que l'accroissement inéluctable puisse à l'avenir demeurer supportable.
La question resterait en suspens en refermant le livre si — au même titre
que la confusion à laquelle aboutit quelquefois une séance se dissipe au rappel
des paroles qui en ont marqué le début —le retour au premier chapitre de l'essai
ne permettait au problème laissé ouvert dans ces premières pages de trouver un
regain d'intérêt en étant versé au dossier des réflexions terminales, ainsi nouvellement éclairées par une thématique dont elles semblaient s'être manifestement
éloignées.
Freud, en effet, comme il s'en montre coutumier à travers d'autres oeuvres,
lève le rideau sur un sujet qu'il a tout l'air de laisser rapidement de côté pour
passer à autre chose. Il s'agit, comme on le sait, du fameux « sentiment océanique » proposé par Romain Rolland qui animerait, des tréfonds de l'être, la
religiosité qui prend une si large place dans l'histoire des hommes. Après avoir
montré, dans L'avenir d'une illusion, ce que la religion représente pour l'esprit
humain, Freud n'est pas convaincu d'une origine aussi indifférenciée du sentiment religieux, dont la source lui paraît mieux placée dans des figurations plus
précises du besoin de dépendance infantile que dans cette aspiration à se fondre
dans le grand Tout. Aussi bien est-ce dès les premières pages du deuxième chapitre qu'il paraît définitivement abandonner cette voie de recherche, en laissant
à l'exclusivité de quelques-uns l'interrogation trop haut située sur les buts et la
« Malaise dans la civilisation »
1145
valeur de l'existence, la plus communément et donc la plus naturellement exprimée des motivations de la vie étant d'atteindre le plaisir.
Or, cette manière univoque de considérer les raisons de vivre, comme portées par la seule visée pulsionnelle, laisse présager une restriction de la vie individuelle par un processus civilisateur qui paraît la promettre à l'impasse. Parce
que au-delà des moyens d'atténuer la souffrance ou d'augmenter le plaisir selon
un équilibre qui fait l'art de vivre de chacun, au-delà des simplicités toxiques qui
se tiennent au niveau du corps, et dont l'évocation freudienne se fait plus actuelle
que jamais quand la pratique psychothérapique d'aujourd'hui nous rappelle au
dérisoire de la parole face au plaisir de la drogue, au bout du compte le principe
de réalité étend peu à peu son emprise. La discontinuité qui caractérise la jouissance se perd au profit d'une sécurité qui en diminue la teneur orgastique. La
station debout échange la périodicité des intensités olfactives contre la maîtrise
par la vue au prix de la distance, qui installe dans l'espace et le délai le recours à
la vie mentale. La famille, de la même façon, en instituant la permanence de
l'objet sexuel, enferme l'amour dans les risques de la dépendance et ne rencontre
pas moins les limitations imposées du dehors par les interdits totémiques et les
exigences du groupe. Et sans compter que les pressions civilisatrices viennent
ajouter tout leur poids aux empêchements directement nés de la nature de la
fonction sexuelle, à partir de ses composantes, agressive, anale et bisexuelle.
Sans doute le gain narcissique est-il capable, pour ne pas en rester aux seuls
effets de la crainte, de justifier ces abandons de pouvoir. Assurément sent-on
courir, sous l'énumération des renoncements, les raisons individuelles de rehausser durablement le sentiment de valeur propre. Déjà dans la nuit des temps évoquée par le texte, l'homme primitif, en renonçant à éteindre le feu par sa miction
orgueilleuse, confirmait en fait sa puissance homosexuelle phallique comme
égale à la flamme symbolique qu'il avait ainsi conservée. On sait pareillement
comment Freud laissait l'amour dans l'indécision entre la coexcitation libidinale
d'une idéalisation objectale, dont l'acte sexuel ne serait qu'un aboutissement, et
la gamme des nuances éprouvées et des qualités attribuées exprimant au
contraire la suspension d'un désir de satisfaction sexuelle qui en représenterait
l'origine et l'accomplissement. Et s'il est vrai que le déplacement de la libido par
la sublimation n'apporte qu'un assouvissement d'intensité affaiblie, la qualité
esthétique, la valeur artistique du nouvel objet renflouent d'autant le Moi de
l'inhibition du but pulsionnel. Est-il trop simple de rappeler que les privations
imposées par le Surmoi se font au bénéfice d'une identification qui, loin d'être
négative, s'approprie l'autorité de l'objet, sa présence indéfectible, et rejoint sous
sa forme propre les absolus de l'idéal ?
Rien de cette réhabilitation narcissique n'apparaît pourtant suffisant à rattraper le dommage des abandons consentis. D'abord parce que le Surmoi s'en-
1146
Augustin Jeanneau
gage contre le Moi dans une spirale infernale où non seulement la restriction
pulsionnelle ne fait qu'accroître le désir, renforcer le dépit et transférer en proportion les énergies du côté répressif, mais parce que le malheur lui-même se fait
l'allié de la mauvaise conscience. Et pour cette autre raison que l'agressivité
étant plus qu'ailleurs mise en cause dans la démonstration, et la dernière théorie
pulsionnelle instituant une lutte égale entre vie et mort au coeur de l'individu
aussi bien qu'en ce qui l'éloigne ou le rapproche des devoirs communautaires, le
processus civilisateur dépend, pour Freud, de l'équilibre, peut-être atteint de
façon temporaire dans certaines espèces animales, mais qui pour le genre
humain mériterait de toute urgence que « l'Eros éternel » fasse un nouvel effort
pour triompher de son « non moins immortel » adversaire.
2 / A moins que, sans prétendre préjuger autrement de l'avenir, la nature
humaine nous offre d'ajouter une autre série de données aux complexités du problème. Et c'est à cet endroit que les questions gardées en réserve dans le premier
chapitre pourraient nous porter secours pour élargir le champ visuel de notre
interrogation.
Est-on en droit d'imaginer qu'aurait pu exister dans la pensée de Freud une
nouvelle manière d'introduire le narcissisme dans la théorie, mais en considérant
cette fois le narcissisme primaire, le tout premier, non pas dans le développement
de son oeuvre mais dans la vie de l'individu ? On peut comprendre, en tout cas,
que la notion de sentiment océanique lui ait paru insuffisante à en définir la
nature essentielle. Trop d'existence, en effet, dans cette manière de reconstruire
l'insaisissable narcissisme primaire par un affect plus ou moins nostalgique, qui
ne peut être tel qu'en fonction d'une nécessaire représentation, laquelle fait
perdre en proportion ce qu'elle voulait désigner. Car le désir de fusion y installe
à jamais l'indifférencié dans un monde objectai dont la marque est désormais
indélébile et dans lequel l'infini ne pourra être appréhendé qu'à travers les
images trop consistantes de l'indéfini. Ce qui n'est pas sans bénéfice ni valeur
dynamique, mais nous détourne ainsi de notre raisonnement, car rien de ce que
Maine de Biran évoquait, dans son Mémoire de Copenhague, comme « affections
immédiates ou perceptions obscures » ne peut, par la suite, être retrouvé en
l'état par « nos langues riches seulement en signes d'objet et si pauvres en signes
de modifications relatives à nous-mêmes ».
Et cela vaut plus encore — avant même cet indéterminé ou l'accompagnant
comme son ombre, comme sa raison sans question — pour le grand Tout qui
nous intrigue et qui n'est pas grand du tout, si j'ose dire. Echappant à la dimension, il est tout de n'être rien, ce qui n'est pas rien non plus. Pour n'être, en effet,
qu'un point virtuel de la réflexion, et sans pouvoir non plus demeurer dans la
permanence, l'équilibre homéostatique de la vie in utero n'en existe pas moins.
« Malaise dans la civilisation »
1147
S'il est vrai qu'avant même d'invoquer les prémisses d'un dehors qui ne désignera que plus tard la place où l'être s'installe, s'il est exact que dans les tout
premiers temps, c'est le changement et la différence éprouvés dans les profondeurs intimes des modifications humorales qui font advenir le petit être à l'existence d'un éprouvé protopathique, on n'enlèvera pas non plus aux évidences de
la logique que changement et différence ne tiennent une même existence qu'à la
tirer de ce qui les précédait et les fait naître de son antériorité ; et dont il n'y a
rien de contradictoire à faire le réservoir d'énergie, aussi longtemps que celle-ci
attend la différence de potentiel nécessaire.
Ainsi apparaît pour n'être jamais connu ce qui naît de ce qu'il n'est pas et
qu'il fait être aussi bien. On comprendra en conséquence qu'il demeure un indicible à tout jamais. Toute forme imposée à ce négatif ineffable voilera la pureté
de sa nature, au même titre qu'à son tour il marquera d'emblée d'un manque et
d'une totalité les manifestations de soi à travers quoi il se révèle. Le Soi qui fait
advenir l'indivisible infini de l'être se voit ainsi porteur de ce qui, dans le même
temps, lui échappe et le soutient ; de la même façon qu'au dehors la réalité ne se
suffirait pas à elle-même, si l'autrement des causalités qui se cache dans ses plis
ne lui conférait les certitudes de l'évidence et de l'exactitude.
Autant de considérations qui pourraient s'en tenir là, s'il est vrai que le narcissisme se perd dans les contours de son image, s'il doit, en effet, demeurer l'invisible qui fait voir, l'absence qui justifie, l'ailleurs qui fait la présence, l'espace
qui définit l'étendue sans se confondre avec elle, la raison d'être en un mot. Car
si le narcissisme primaire n'est en conséquence qu'une qualité sans substance, sa
pureté équivaut à la nullité pulsionnelle, et rejoignant Freud qui n'attribue qu'à
de puissants besoins la source énergétique qui ait valeur d'explication du sentiment religieux, nous n'aurons guère avancé.
A moins qu'en marge de toute économie quantifiable, le sens émerge de
cette négativité naturelle. Le sens de la vie y demeurerait sans doute au seul rang
d'une inquiétude de l'esprit apaisée, en toute illusion selon Freud, par les
dogmes religieux, plutôt qu'à se poser comme une valeur qui lui serait narcissiquement nécessaire. Mais la seule dynamique de cette vie n'en exigerait pas
moins qu'elle ait un sens pour s'animer. Un sens de la réalité qui « importe
autant à l'individu que le fait de manger, de boire, ou bien de respirer ou d'éliminer les déchets », écrivait Bion (Aux sources de l'expérience). Et sachant qu'il
évoquait à cet endroit la psychose ou le chaos émotionnel, c'est en effet rappeler
que le relief s'établit avec la distance, que c'est à se décaler d'elle-même dans la
négation que la chose accède à l'existence de la vie mentale à travers la représentation et le symbole, qu'en un mot vivre n'est qu'une certaine manière de voir.
Et nous en serions toujours au même point de notre argumentation si cette
négativité où la vie prend son sens n'expliquait d'un même coup comment elle y
1148
Augustin Jeanneau
puise ses raisons et son énergie ainsi étroitement mêlées, et comment cette alchimie
se fait à ce point précis où s'unissent indissolublement l'individuel et le social.
D'abord parce que avant l'absence, c'est l'inconnu qui est porteur de désir,
c'est l'enfant qu'elle n'a encore jamais vu que la mère aime de toute la chaleur de
son ventre, c'est ce qui manque à définir son fantasme qui fait l'identité irréductible du petit être qui plus tard se reconnaît avec jubilation dans le miroir ; et
pour autant que le reflet de son corps est ainsi l'image d'une image, de celle qui
a donné sa forme au désir maternel qui l'a précédée, à l'invisible qui restera au
coeur de l'être comme le plus pur de lui-même, et pourquoi ne pas le dire ? à son
âme, point virtuel de la perfection, pour avoir été l'endroit sans lieu du plus
transparent et du plus charnel amour.
Et ceci est toute une histoire, non seulement celle qui est donnée à l'enfant
par sa mère, sans laquelle, on le sait, aucun développement, fût-il biologiquement parfait, ne saurait faire un être humain, nous y voilà. Car il s'agit aussi de
la relation dont naît l'enfant entre le père et la mère, et de celle-ci avec ses propres père et mère, on sait également tout cela et ce n'est pas une mince affaire ;
mais plus profondément encore, il est question de ce destin dont l'être se trouve
d'emblée chargé avant de naître, de l'inscription dans telle année de ce siècle et
tel point du continent et des insondables pensées contenues en toute innocence
dans le plus simple geste d'une mère ignorante, des forces millénaires qui s'accumulent dans le silence de l'évidence.
Et celle-ci est fondatrice parce qu'elle établit la brève existence individuelle sur
une lignée qui la précède et lui survit. L'espèce humaine que Freud a toujours prise
en compte comme une donnée incontournable de toute réflexion d'ensemble, une
lignée germinale dont chaque être porte une parcelle et dont le devenir lui échappe
dans une réalisation sexuelle qui se donne néanmoins comme le plus total accomplissement où se perd l'individu. Un principe qui installe le temps dans la succession, malmené jusqu'au vertige par les prévisions scientifiques quand la fécondation artificielle et la conservation des embryons, dont l'éthique s'emploie à préciser
les règles, décalent les potentialités individuelles de l'écoulement des années et,
davantage que l'inceste, portent le trouble dans les esprits en semant la confusion
dans l'ordre des générations. Une notion qui a inspiré, pour le meilleur et pour le
pire, mille et une façons de définir la nature humaine, dont il reste au bout du
compte qu'il y a au fond du coeur de l'homme cette intuition, à tort ou à raison,
qu'elle existe ; fût-ce à démontrer que l'intention civilisatrice va à l'encontre de ce
qu'elle est et en confirme la valeur, ou fût-ce à dire qu'elle n'est qu'un pli réflexif de
ce qui, venu d'ailleurs, la traverse sans intention.
Et quand bien même, si l'être humain, sans le savoir, au plus concret de ses
préoccupations quotidiennes, se montre à tout instant habité par la philosophie,
et ne peut se sentir lui-même qu'à se référer à autre chose que ce qu'il est ? Si
« Malaise dans la civilisation »
1149
« l'Univers n'est qu'une manière totale de ne pas être ce qui est » (Claudel, Art
poétique), le même auteur inscrit le sens dans l'écart qui s'institue entre l'être et
son origine.
Plus profondément que la figuration imagoïque des religions où s'exprime la
complexualité des peuples de l'Histoire et de l'histoire de chacun, et avant même
que l'esprit fort accède aux certitudes d'une radicale rationalité, l'homme prend
quelque confiance à confirmer qu'il y a, « malgré tout, autre chose », même s'il
ne sait où ni quoi, et montre parfois du courage à en assurer le respect. Si l'honnête homme se désole qu'à notre époque les guerres soient encore religieuses,
peut-être celles-ci cachent-elles, au-delà des haines du passé, des conflits d'intérêt
ou des intolérables « petites différences », la défense du seul bien qu'on veuille
préserver, situé au-dessus de soi, qui est la seule raison de vivre, pour quoi l'on
est prêt à mourir. L'idéologie s'inscrit dans cette trace, suivie parfois de la terreur qui dépasse toute mesure. Le vingtième siècle connut ainsi d'immenses
conflits dont l'horreur suscita l'appel tardif mais sincère aux principes universels,
au nom d'une humanité nouvellement considérée au travers d'une information
bouclant la Terre sur elle-même, mais qui vaut plus que l'extension à la totalité
du sentiment d'appartenance géographique ou autre, et retrouve peut-être la
molécule identitaire, enfouie au fond de l'être, d'une communauté d'origine et de
destin, fussent-ils à jamais le partage d'un même et inaltérable mystère.
Pour lointaine que puisse apparaître à chacun l'obligation d'aimer tous les
hommes, l'exigence ainsi définie par la société, et qui s'inspire, selon Freud, d'un
processus au service de l'Eros qu'il situait résolument au-dessus de l'individu,
ferait en fait retour des profondeurs d'un silencieux contrepoint qui ne nous
aurait jamais quitté et donnerait sens à la plus immédiate vie instinctuelle.
Il est vrai qu'entre « le clos et l'ouvert » bergsonien des mêmes années
(1932), aucun lien direct ne permet de considérer l'amour de l'humanité comme
l'élargissement des pressions sociales du petit groupe. Il n'empêche qu'entre l'un
et l'autre, l'échange mêle au conflit et à la négociation le grain secret de l'absolu
et que, pour le philosophe, l'étroite contrainte donne corps au parfum des hauteurs qui lui communique en retour son indivisible valeur.
A ce point de la réflexion où nous voulons nous en tenir, la métapsychologie
nous suffira à maintenir la perspective dans la réciprocité du sens et de la substance, de la qualité narcissique et de l'objectif pulsionnel, pour autant que l'infini s'anime et se retient dans la passion idéalisante ou les virtualités de l'idéal du
Moi. Plus près des limites quotidiennes, les restrictions du Surmoi permettront à
l'omnipotence parentale ainsi récupérée de rejoindre les évidences d'un univers
anaclitique qui n'a pas de raisons à donner, installant au fond de l'être les solidités inébranlables de l'impératif catégorique et offrant à l'adversité « d'avoir sa
conscience pour soi ».
1150
Augustin Jeanneau
Ainsi le cercle surmoïque, où s'invaginait sur elle-même la perspective freudienne d'une étouffante obligation et d'un bonheur impossible, s'ouvrirait par la
grâce d'un tout premier narcissisme toujours fidèle et à nul endroit captif. Le
malaise, là où il existe, ne tiendrait pas à la nature d'un processus civilisateur
incompatible avec celle de l'individu. L'espèce humaine, au contraire, y invoquerait des motifs supérieurs qui ne sont étrangers à personne. L'ultime raison y
rejoindrait la cause première, en aucun point saisissable et par le fait jamais perdue. L'impensable infini s'y confondrait avec les totalités anaclitiques, dont la
négativité réanimerait les nouvelles positions libidinales assignées par la civilisation d'une époque. Celle-ci, par les voies narcissiques, s'installerait en conséquence dans l'ensemble dynamique de la vie psychique à une place qui ne lui
sera jamais prise. L'être humain, pour cette raison, sera pour le moins convaincu
que le bon et le mauvais qui furent sa première expérience partagent de la même
façon le mouvement des civilisations qui lui importe en conséquence. Mais c'est
une tout autre histoire que de savoir si ce souci naturel contient le pire de nos
malheurs ou la promesse d'un progrès.
Jeanneau
Augustin
19,La Roseraie
108,avenuedeParis
78000Versailles
Processus
signifiance
civilisateur,
et temporalité
Nicole CARELS
« LeTemps,cetteimagemobiledel'immobile
éternité.»
J.-J.Rousseau,
Odes.
« Roprinif,suceregnoc.Saptav,saptonk.»
S.Beckett,Watt.
Le monde occidental de ce XXesiècle finissant, probablement plus que tout
autre jusqu'ici, se bat et se débat dans des problèmes de temps. Du « Je n'ai pas
le temps », vécu dépressif ou défensif banal de tout un chacun, aux conceptions
les plus élaborées de la physique contemporaine, les préoccupations de l'homme
à propos du temps et la façon dont celui-ci s'imprime dans son fonctionnement
mental et son agir traduisent un progrès, une révolution, un malaise ou une
maladie, selon les points de vue.
Si, dans son essence, le Temps « est » et n'appartient à personne, il est vectorisé pour l'être humain selon ce qu'il permet de faire advenir au niveau individuel et interrelationnel, qu'on pense à la relation entre individus, entre groupes,
ou entre individus et groupes.
Le temps linéaire, sans doute le plus immédiat et le plus accessible, n'est, à
mon sens, qu'une facette d'une temporalité qu'on pourrait concevoir comme un
vaste contenant kaléidoscopique et dont de nombreux éléments sont sans doute
encore à découvrir.
La réflexion sur la notion de processus civilisateur prend nécessairement du
temps, temps d'autant plus complexe s'il s'agit de la « civilisation » qui nous est
contemporaine avec ses multiples paramètres en réseaux et en intrication, et
notamment celui de notre inclusion même dans le processus. Pour l'historien
d'aujourd'hui, les civilisations révolues apparaissent dans l'après-coup dépouilRev.franç.Psychanal,
4/1993
1152
Nicole Carels
lées de certains éléments jugés non pertinents, à tort ou à raison. Le temps élague, alors que notre regard se brouille d'une pléthore d'informations s'il se pose
sur le monde dans lequel nous vivons. Toute recherche pour en comprendre le
sens s'inscrit forcément dans un courant de subjectivité et d'intersubjectivité.
C'est ce qui m'amène à me pencher sur certains aspects qui me semblent
prévalents dans le processus civilisateur, à savoir sa dimension temporelle et ses
liens avec la pensée symbolique, et donc avec la fonction tierce, le deuil et la
mort dans sa liaison avec la vie.
Je relèverai certains signes de la Société occidentale contemporaine qui
m'apparaissent comme des sortes de condensateurs symptomatiques de son
fonctionnement. Ces signes sont, à mon sens, à situer dans un contexte temporel
lié à la dimension économique du fonctionnement mental et à comprendre à la
fois comme le produit du psychisme et source d'impact sur le psychisme. Il restera à savoir dans quelle mesure ces influences réciproques ont un avenir évolutif
ou involutif pour la civilisation.
« Pas maintenant, plus tard »
L'interdit, scandé par le temps, et d'essence oedipienne, intime l'ordre d'une
suspension de la décharge énergétique et ouvre l'accès à la possibilité de garder
une forme de contact avec son propre désir en le transformant peu ou prou. Si je
le conçois d'essence oedipienne, c'est dans l'acception large du terme dans le sens
où s'y exprime la césure de la fonction paternelle, non seulement du père en tant
qu'objet total, partiel, objet de désir de la mère, mais aussi dans ses fondements,
le père comme autre, différence, et donc aussi dans sa fonction de limite. Les
points de vue topique et économique sont de ce fait impliqués, de même que les
zones érogènes dans le sens, par exemple, où le temps génital de l'élaboration
oedipienne est en relation dialectique avec le temps anal du garder, pouvant s'associer à la jouissance, avec son pendant sur le plan psychique du garder en
mémoire.
Sur un autre axe se situe le temps élaboratif et perlaboratif du Préconscient
caractérisé par sa représentation langagière, heu d'ordonnancement et de transformation, oeuvrant conjointement avec le Conscient sur l'axe de la secondarisation. On est tenté, à la suite des Botella [3], d'accorder au Préconscient la fonction vitale pour la croissance psychique d' « introduire dans le fonctionnement
psychique une distinction temporo-spatiale ». Il s'établit dans cette zone psychique un espace-temps entre les objets mentaux, permettant différentes combinatoires potentiellement créatives. En contraste avec ce type de fonctionnement
« aéré », celui de l'Inconscient, atemporel, marqué par la condensation, est
Processus civilisateur, signifiance et temporalité
1153
animé de grandes quantités d'énergie cherchant à se décharger par la voie la plus
courte, la plus rapide.
Qu'en est-il de la sollicitation de l'Inconscient, du Préconscient et du
Conscient dans la société occidentale contemporaine puisque c'est celle qui nous
occupe ici ?
L'intensification des informations, communicables sans délai par les moyens
audiovisuels, alliée à un rythme de vie de plus en plus rapide, n'est-elle pas le
signe d'une vitesse érigée comme valeur, fin en soi, à la limite, objet de la pulsion ? Comment penser cet afflux massif de messages, le plus souvent débités à
un rythme débridé, sans temps de pause, comme si les informations appartenaient toutes au même corpus, et surtout, comme s'il fallait à tout prix éviter un
silence vécu comme temps vide, inhabité, signe d'une absence intolérable, et non
pas, comme je l'ai proposé ailleurs [5], lieu d'émergence possible de nouveaux
objets mentaux ? Que penser de ce monde des images qu'est la télévision installée dans son propre intérieur, dans tous les sens du terme, et qui se veut de tout
montrer, en simultanéité avec l'événement, à quelque endroit du monde qu'il se
produise ? Selon certains, c'est là le signe d'un progrès indéniable du savoir,
espoir de meilleure compréhension des problèmes de notre temps. Il faut cependant tenir compte du fait qu'il s'accompagne d'une surenchère continue du scandaleux, du choquant, de l'outrance sous toutes ses formes, mais surtout sexuelles
et agressives, comme si le captivant, c'était « le plus », beaucoup plus que « le
vrai », encore qu'il y aurait beaucoup à dire et à penser sur la nature du « vrai »,
et nous y reviendrons.
On est donc amené à penser qu'un glissement est en train de s'opérer de la
qualité vers la quantité. Celle-ci se voit portée au pinacle par un Idéal du Moi de
plus en plus grignoté par un Moi Idéal convaincu qu'un monde meilleur — interne
et externe — est à trouver dans la multiplication et l'inflation des excitations.
Le surpeuplement par les images fait pendant au surpeuplement de la planète dont les experts nous disent qu'il s'accompagnera d'une grande disparité
selon les régions. Si on prévoit que, dans un siècle, nous serons dix milliards
d'individus, un peu plus du double d'aujourd'hui, les pays dits développés croîtront d'un tiers environ, alors que le continent latino-américain se multipliera du
simple au triple et l'africain au quintuple (chiffres avancés par la Division de la
Population des Nations Unies et cités par A. Jacquard [10]). Cette explosion
démographique n'est-elle pas justement nommée également en référence à la
menace qu'elle fait planer sur l'appareil psychique qui a à penser (mais qui doit
le penser ?) des solutions à un problème que d'aucuns n'hésitent pas à dire qu'il
est insoluble.
Revenons un instant à la question de la multiplication des images. Il y a
peut-être lieu de se demander si ce bain de sollicitations n'exerce pas un effet
1154
Nicole Carels
inhibiteur sur la propre capacité qu'a l'appareil psychique à créer des images.
Cela nous ramène à la question de l'avènement de la pensée dont on nous dit si
souvent, depuis Freud, qu'elle est à relier à l'absence de l'objet. N'est-ce pas,
d'une certaine façon, l'invite de Shakespeare qui, devant le décor élémentaire du
théâtre élisabéthain, sollicite notre imagination en direction du passé, et dans le
présent d'un public renouvelé au cours des siècles, en donnant ainsi la parole au
choeur, dans le prologue de Henri V [13] :
« Mais pardonnez, gentils auditeurs, au plat et impuissant esprit qui a osé
sur cet indigne tréteau produire un si grand sujet. Cette table de combats de coqs
peut-elle contenir les immenses champs de France ? Pouvons-nous entasser dans
ce cercle de bois les casques qui épouvantaient l'air à Azincourt ? Oh ! pardonnez ! puisqu'un chiffre crochu peut dans un petit espace figurer un million, permettez que, zéros de ce grand compte, nous mettions en oeuvre les forces de votre
imagination. Supposez que dans l'enceinte de ces murailles sont maintenant renfermées deux puissantes monarchies dont les fronts haut dressés et contigus ne
sont séparés que par un étroit et périlleux océan. Complétez nos imperfections
par vos pensées ; divisez un homme en mille et créez une armée imaginaire. Pensez, lorsque nous parlons de chevaux, que vous les voyez imprimant leurs fiers
sabots dans la molle terre. Ce sont vos pensées qui doivent maintenant habiller
nos rois, les transporter ici et là, enjamber les dates, ramasser les événements de
plusieurs années dans une heure de sablier (...). »
Mais si nous parvenons à peupler la scène de Henri V, ce n'est pas seulement parce qu'elle est en grande partie vide, c'est aussi parce qu'elle est habitée
de la dramatisation et de la langue d'un des plus grands, sinon le plus grand,
auteur jamais connu. N'est-ce pas dans un jeu subtilement rythmé de présence et
d'absence, dans un dosage suffisamment bon de rencontre et de séparation entre
objets internes et objets externes, dialectiquement liés et en interaction dynamique, que se constitue et s'élabore la pensée ? J'évoque ici l'appropriation de
l'objet dans un corps à corps mais aussi à distance, par identification. Un monde
me semble encore à découvrir au niveau des processus de cette appropriation
suivant qu'elle s'effectue sur le mode kinesthésique, visuel, acoustique ou tactile
ou en synergie polysensorielle, mais ceci est un autre problème.
Il n'empêche que la question économique est soulevée. La pratique psychanalytique connaît le trop d'excitation et le trop d'absence d'excitation mais comment la penser en fonction des nombreux ensembles, sociaux, nationaux, internationaux, etc., dans lesquels l'homme est inséré ? On pourrait à nouveau se
demander si cet excès d'informations évoqué plus haut n'entrave pas potentiellement, ou même effectivement, l'élaboration optimale du monde psychique
interne et ses capacités de créativité en particulier. Qui plus est, conjugué à d'autres facteurs, n'acquiert-il pas une valeur traumatique dans le sens où serait
Processus civilisateur, signifiance et temporalité
1155
effracté le pare-excitation en tant que fonction tierce primitive, et où seraient collapsées les liaisons représentatives dans le Préconscient ? Guillaumin [9], à la
suite de Freud, rapproche la notion de traumatisme de la notion universelle
d'angoisse devant les inévitables découvertes de la vie, celles de la « castration »
(de la différence sexuelle), de la « scène primitive » (du coït des parents), de la
naissance et de la mort. Pour R. Diatkine [7], le traumatisme peut trouver son
origine dans la rencontre d'une expérience insupportable avec un désir inconscient, ce qui déséquilibre le jeu des forces pulsionnelles et du Moi.
Je tends à penser que, parmi ces désirs inconscients, celui de toute-puissance
narcissique, présent en tout un chacun à des degrés divers, est particulièrement
interpellé par les progrès de la technicité d'une part et par le contenu de certains
messages, de l'autre, sans compter l'excès dont il a déjà été fait mention. En effet,
l'écart entre le pouvoir exercé sur les machines audiovisuelles par exemple et le
pouvoir (fictif) sur les objets qu'ils véhiculent est mince, voire nul, pour le désir
omnipotent. On se demande dans quel psychisme est à situer l'illusion de pouvoir assimiler les informations concernant le développement de la guerre du
Golfe en 1991, diffusées vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une chaîne de
télévision (comme si on y était...), dans le psychisme du programmateur ou celui
du public, ou les deux... C'est ici que le sens est, paradoxalement si on ne tient
pas compte de la dimension économique, producteur de non-sens.
Dans un dosage économique optimal de l'excitation, l'intégration du
« bruit » par le système (dans ce cas-ci l'appareil psychique) peut être à l'origine
d'une complexification plus grande, témoignant de création et de stabilisation de
la nouveauté, selon un processus auto-organisateur (Atlan [1]). Mais les choses
se nuancent si on considère les différents niveaux du système dans le sens où ce
qui est information à un niveau peut être perçu comme bruit à un autre niveau.
La potentialité organisationnelle ou désorganisationnelle serait donc à penser suivant la dimension économique et selon un jeu complexe et dynamique
entre les différents ensembles du monde intrapsychique, tout comme dans leur
interaction avec les nombreux ensembles du monde extérieur.
En prenant en compte ces mouvements intersubjectifs, le traumatisme
consisterait en une accumulation d'excitations qui débordent les capacités d'assimilation et de transformation dans un trop grand nombre de niveaux, que
ceux-ci se situent dans le sujet, dans l'objet et/ou dans l'espace qui leur est commun. Cette conception est, on l'aura noté, proche de celle développée par S. et
G. Pragier dans leur rapport de Madrid de 1990 [11].
Si la complexification croissante du psychisme, en regard de celle du monde
dans lequel nous vivons, peut être source d'enrichissement, de nouvelles potentialités, et constituer un avantage sélectif, il n'est pas certain que ce soit le cas pour
tout un chacun. On peut se demander si la complexification de la société, conju-
1156
Nicole Carels
guée à l'accélération de son rythme et à certains facteurs anxiogènes qui lui sont
spécifiques (j'y reviendrai), n'est pas de nature à entraver le fonctionnement mental, notamment en ce qui concerne ses capacités de tri, de jugement et de transformation. L'inclination n'en serait que plus grande de se tourner vers des modes de
traitement de l'excitation plus régressifs, tels que la décharge ou l'agir, que ce soit
dans le domaine de la sexualité ou de l'agressivité dans le sens large.
J'ai évoqué certains facteurs liés spécifiquement à la société contemporaine
et pouvant être anxiogènes, les exigences liées à la vitesse, à certains facteurs
quantitatifs et au niveau croissant de complexité du monde. Que dire d'une
apparition nouvelle, celle de l'arme nucléaire rendant l'homme, pour la première
fois de son histoire (connue) capable de détruire la planète entière ? Que penser
de sa prolifération et de l'incertitude quant à ses détenteurs et son destin ?
Sur le plan du monde des idées, le vacillement du déterminisme classique,
des repères « absolus » que la science et la religion offraient, est apte à déstabiliser de nombreux esprits. Le langage n'est pas moins épargné si on pense à la
façon dont il est utilisé pour véhiculer mensonge et désinformation à des fins belliqueuses et destructrices, devenant lui aussi arme nouvelle. Les « tags », ces
signes qui n'ont de l'écriture que l'apparence, et ne véhiculent aucun contenu
sémantique, ne sont-ils cependant pas signes de désillusion ou même de chaos ?
Il a été question plus haut de modalités régressives de traitement de l'excitation sous forme de décharge et d'agir. Freud déjà attirait notre attention sur la
valeur défensive de l'agir par rapport à la mémorisation. Plus intellectualisante,
mais aussi plus perverse, est l'utilisation de la langue au service de thèses révisionnistes pour falsifier le passé. D'aucuns diront que l'arme est inutile, qu'il suffit de laisser faire le temps, et que, de toute façon, l'histoire ne fait quand même
que se répéter — on pourrait ajouter : comme les pulsions — qui plus est, on
n'apprend pas à partir de l'histoire.
Parmi les facteurs agissant contre la mémoire, le cinéaste J.-L. Godard n'hésite pas à placer la télévision qui, dit-il, « fabrique de l'oubli ». On rétorquera que
du point de vue de sa lunette, l'homme est partial. Toujours est-il que le propos
donne à penser si on se réfère aux facteurs quantitatifs et temporels déjà mentionnés, potentiellement ou effectivement fauteurs de violence psychique. N'en voit-on
pas un signe dans les interruptions répétées d'un spectacle, et à des moments particulièrement captivants, par des messages publicitaires qui cherchent à séduire en
sollicitant de façon privilégiée la fibre sexuelle, narcissique ou régressive pour présenter un leurre qui gomme l'écart entre illusion et réalité ?
Mais il est d'autres leurres qui signent l'opération d'une destruction déjà
consommée. Je me suis laissé dire que les oiseaux ont déserté les rues de Tokyo
envahies par la pollution, mais qu'à cela ne tienne : on peut quand même
entendre leur chant diffusé dans des haut-parleurs...
Processus civilisateur, signifiance et temporalité
1157
On est en droit de se demander si un certain nombre de glissements et de
substitutions n'est pas en train de se produire sur une pluralité d'échelles : l'indépendance des nations, toujours relative mais relativement claire jusqu'ici,
n'est-elle pas en train de devenir fictive ? Un exemple parmi d'autres est celui des
modifications imposées à l'environnement, telles que la propagation de la pollution atmosphérique et des retombées radioactives qui dépassent de loin les frontières politiques. Par ailleurs, il devient de plus en plus évident que les réseaux
mafieux s'étendent au-delà de quelques frontières et groupuscules pour atteindre
une dimension vastement internationale, atteignant même dans certains cas les
plus hauts postes de commande. Où sont les limites ?
Le monde du fonctionnel, du matériel, du factuel et de l'opératoire, érigés
comme valeurs sous la couverture de l'efficacité et du rendement, ne gagne-il pas
du terrain, ne se substitue-il pas souvent aux idéaux de psychisation, de sublimation, de spiritualité et du sacré ? D'aucuns pensent qu'une société sans spiritualité est une société en voie de sous-développement. D'autres vont jusqu'à dire
qu'elle est en voie de disparition...
Devant le sentiment d'impuissance que l'individu peut ressentir face à ces
phénomènes, en conjonction avec d'autres facteurs tels que la surpopulation,
l'exigence quant à la vitesse de rendement, la régression narcissique ne constituet-elle pas un pôle attracteur ? Le leurre est tentant de pouvoir remplacer l'altérité, les différences, la culpabilité, et la castration par le déni de l'autre et les fantasmes d'auto-engendrement et de toute-puissance. Il faudrait ajouter : le leurre
de pouvoir remplacer le père par la mère qu'on retrouve jusque dans les rangs de
certaines théorisations psychanalytiques, pas forcément kleiniennes d'ailleurs, et
aussi souvent avancées par les hommes que par les femmes analystes.
La question se repose : ou sont les limites ?
En dernier ressort, nous sommes ramenés à l'hétérogénéité foncière du système de « représentance », fait de représentations de choses, d'objets, du soma,
de l'acte, représentant affect et représentation de mots. La scène du psychisme
est habitée par ces différents représentants dont on peut supposer qu'ils ont entre
eux des rapports de discontinuité, de contiguïté ou de fusion, suivant des combinatoires variées et dans des dosages différents, selon les types de structure et
selon les moments. L'établissement de ces différents modes de liaison requiert
l'intervention d'un mouvement interne. Sans pouvoir entrer dans les détails d'un
modèle qui a été explicité ailleurs [6], qu'il suffise ici de préciser que cette motion
énergétique est conçue comme pouvant, dans un espace pluridimensionnel, lier
des éléments compatibles dans une certaine marge d'hétérogénéité et d'en délier
d'autres, par exemple dans la direction du plus mentalisé au moins mentalisé.
J'ai supposé par ailleurs que l'intériorisation d'une sensation de mouvement
est elle-même potentiellement porteuse d'un germe de représentativité. L'appa-
1158
Nicole Carels
reil psychique est envisagé de la sorte comme un ensemble, dans un espace pluridimensionnel, de concaténations d'éléments hétérogènes qui sont animés, à des
degrés divers, d'une motion énergétique à valeur mobilisatrice et potentiellement
transformatrice.
La rigidification de la concaténation irait de pair avec le rétrécissement des
mouvements combinatoires et la redondance d'éléments homogènes. A l'autre
pôle, les maillons de la chaîne s'agiteraient dans des mouvements hyper-rapides
entre éléments très hétérogènes, ne laissant pas de temps à la décantation. D'un
côté donc, ralentissement de la combinatoire dans une homogénéisation accrue,
de l'autre, accélération d'un mouvement « vide » puisque ne pouvant fixer des
éléments très hétérogènes. Mais, dans un cas comme dans l'autre, il y a absence
relative ou totale d'assimilation et de transformation.
Dans une zone intermédiaire se situerait le mouvement marqué par un
rythme suffisamment modéré qui animerait des éléments compatibles entre eux
mais relativement hétérogènes. Tel serait le mouvement créateur dans le sens
large du terme.
Aux limites à l'intérieur du système répondent des limites entre le système et
son environnement externe, lui-même constitué et constitutif d'une série d'ensembles aux limites mouvantes et en interaction, dans un espace-temps pluridimensionnel et en inclusions réciproques. Certains artistes ont représenté ce
monde d'inclusions réciproques de façon troublante, tel Magritte qui, dans
L'éloge de la dialectique, peint l'extérieur d'une maison dont une fenêtre ouvre
vers un intérieur dont le décor est fait d'une autre maison vue de l'extérieur...
Le rapport avec cet environnement qu'on a peine à encore appeler externe
est de ce fait pris dans des relations d'incertitude. L'artiste, selon Barthes [2], est
à la même enseigne, il « ne sait jamais si ce qu'il veut dire est un témoignage
véridique sur le monde tel qu'il a changé, ou le simple reflet égotiste de sa nostalgie ou de son désir : voyageur einsteinien, il ne sait jamais si c'est le train ou
l'espace-temps qui bouge, s'il est témoin ou homme de désir ».
Ne dirait-on pas qu'il est les deux, à la fois témoin et homme de désir, à la
fois dedans et dehors, dans sa totalité et dans ses diverses composantes ?
Relevons que Jankélévitch (cité par Caïn [4]) parle du temps dans des
termes comparables : « La définition du temps ne peut se faire qu'en terme temporel (...) on ne peut pas vraiment parler du temps puisqu'on met du temps à
parler. Le temps est à la fois dedans et dehors, donc il n'est pas objet. »
Nous voilà donc loin d'une conception purement linéaire du temps, si on
considère une temporalité faite d'une multitude de temps liés à une multitude
d'espaces à la fois intrapsychiques et interrelationnels en rapport d'intersubjectivité... Dans cette conception, l'après-coup n'est qu'une des modalités temporelles effectives, de même que le temps transitionnel, tel que A. Green [8] le
Processus civilisateur, signifiance et temporalité
1159
décrit : des transactions entre mère et enfant, contraignantes car forçant chacun
des deux partenaires à sortir de sa temporalité, « peut sortir; pour la relation
commune et discontinue, un temps nouveau, moins originaire qu'original : le
temps transitionnel (...) temps potentiel s'instaurant, comme le dit Winnicott, à
l'instant inaugural de la séparation d'avec l'objet, transformant la séparation en
réunion ».
Un des aspects de cette pluritemporalité est la continuité dans la discontinuité qui, à un niveau fondamental, renvoie à la vie et à la mort dont le sacré, la
spiritualité en général et l'art en particulier sont imprégnés, bien que sur des
plans distincts. Picasso disait, peu de temps avant sa mort, sa conviction qu'il
n'allait pas mourir. Quel que soit le degré d'authenticité, d'ironie, de défi ou de
défense dans cette affirmation, lorsqu'on voit un grand ensemble de ses oeuvres
au Musée Picasso à Paris, on sait et on sent que sa déclaration est vraie à un certain niveau, peut-être celui de l'ambiguïté temporelle d'un maintenant-avantaprès du signe en tant que vivance d'un processus de vie et de mort, de mortalité
et d'immortalité.
On pourrait d'ailleurs concevoir la création dans son acception profonde,
qu'elle soit artistique, scientifique ou mythologique, comme une tentative,
jamais aboutie puisque toujours recommencée et à recommencer, de donner un
sens à la vie et à la mort, les deux étant inextricablement liées.
Qu'en est-il de cette quête pour l'homme du XXesiècle ? Le Guernica de
Picasso, homme de ce siècle mais sans doute de tous les siècles, n'est pas l'urinoir, ready made de Marcel Duchamp dont on s'étonne qu'il soit qualifié
d'oeuvre d'art et pourtant présenté comme tel dans des milieux artistiques consacrés. Que l'art ait une fonction subversive (Dada est le mieux placé pour nous le
rappeler), cela fait partie des déliaisons indispensables qui permettent des reliaisons nouvelles, mais pour qu'il y ait oeuvre d'art, à la fois témoin et agent d'un
processus civilisateur, ne faut-il pas qu'elle soit habitée d'un espace-temps de
transformation ? Si la fonction symbolique et la secondarisation sont écrasées au
point qu'un objet concret et utilitaire est présenté comme création artistique, il y
a de quoi être déstabilisé. Bien plus que le fait qu'il soit présenté comme telle,
c'est le fait qu'il soit accepté, voire porté au pinacle qui pose question. Qu'on
considère Duchamp comme un fantaisiste facétieux ou un iconoclaste, ou qu'on
s'interroge sur sa santé mentale, c'est une chose. C'en est une autre d'accueillir
comme oeuvre d'art sa Joconde, reproduction de celle de Léonard à laquelle il a
ajouté moustache et bouc et qu'il a intitulée LHOOQ qu'il faut lire à haute voix
pour en saisir la violence. Qu'on la considère comme phénomène sociologique
ne nous étonnerait pas, au contraire, mais de là à l'inclure au sein du patrimoine
culturel de l'humanité, n'y a-t-il pas confusion des plans ? La trajectoire de
Duchamp est sans doute symptomatique plus encore qu'exemplative car avant
1160
Nicole Carels
sa période des ready made, il a créé des oeuvres, inspirées de l'Impressionnisme,
du Cubisme et du Fauvisme, témoignant d'un réel travail d'élaboration et de
transformation sur le plan psychique et pictural. On peut dès lors penser qu'il
s'inscrit dans un mouvement évolutif, ou plutôt rétrograde, dont les frontières
dépassent largement celles de sa propre individualité.
Par ailleurs, l' « art » minimaliste, le plus souvent aux confins de l'indigence
et de la vacuité, pourrait se comprendre, non pas comme une contribution au
mouvement civilisateur, mais comme une réaction aux facteurs de complexification et d'insécurité dans la société contemporaine et dont il a été question plus
haut. L'éclatement et la fragmentation, peut-être préfigurés dans le Cubisme,
manifestes dans le travail d'un Jackson Pollock par exemple, me semblent être
l'expression, plus que la transformation, du désarroi d'une humanité qui a perdu
trop vite de trop nombreux référants et craint ou ressent déjà la déstabilisation
foncière du chaos.
Mais le XXesiècle est aussi celui d'un Henry Moore, créateur exemplatif de
formes nouvelles et pourtant primordiales, en continuité avec un monde ancestral. Il reste aussi que certains chefs-d'oeuvre du passé de tous temps ont été et
sont préservés et aimés, et continueront probablement à l'être. A travers la discontinuité des civilisations, la continuité de la quête du sens et du beau fait que
l'homme est homme jusqu'au moment où il cessera de l'être. S'il continue à
s'émouvoir devant la peinture préhistorique, à explorer les espaces interstellaires, à rechercher et à élaborer le primordial dans la création, il est dans un
affect et dans une temporalité au service de la vie.
D'un certain point de vue, il n'y aurait pas grand-chose à répondre à quelqu'un qui dirait : « A quoi bon vivre s'il faut quand même mourir ? » L'investissement de la vie, la sienne, celles des autres et de l'environnement vivant,
passé, présent et à venir, repose, à mon sens, sur un formidable déni de la
mort. Ce déni, indispensable si on a à vivre sa vie, est toutefois à nuancer
selon que la pensée est principalement axée sur le monde de la matérialité, du
factuel, ou bien sur le champ de la sublimation et de la spiritualité. Plus le
déni est massif, plus grande risque d'être la place laissée à l'opératoire, au
concret et au tangible. La pensée esthétique et spirituelle s'élabore dans une
temporalité scandée par l'absence, la perte et la mort. La question est de
savoir dans quelle mesure l'homme de ce XXesiècle finissant est préparé, encouragé par le monde dans lequel il vit, à faire face et à penser les multiples défis
auxquels il est confronté. La tentation des leurres du narcissique, de la jouissance de surface, immédiate et éphémère, de la répétition et de la passivité est
sans doute en train de gagner du terrain. Elle alimente le déni de la mort, le
refuge dans les défenses maniaques de l'hyperactivité à laquelle, d'ailleurs, les
psychanalystes n'échappent pas nécessairement. Du même coup est contrinves-
Processus civilisateur, signifiance et temporalité
1161
tie l'élaboration de la perte et le travail du deuil qui, comme on le sait,
demande un temps parfois considérable.
Alors, optimisme ou pessimisme ? En contrepoint de l'inclination particulière de tout un chacun pour l'un ou l'autre de ces deux pôles, s'ouvre un champ
épistémologique fécond et nouveau, celui d'une pensée de la complexité qui est
loin d'être l'apanage de la psychanalyse seule : Prigogine et Stengers [12] nous le
rappellent : « La découverte de la complexité est avant tout un défi (...) au-delà
des fausses classifications, des interdits, des contraintes culturelles, politiques et
économiques, les sciences n'ont, en droit, pas d'autre limite que celle de la créativité humaine. Elles ne sont pas contrainte fatale à laquelle il faudrait nous soumettre, mais contraintes productrices d'un sens que nous ne cessons de créer, et
que nous pouvons créer, de telle sorte que ce ne soit pas contre elles mais avec
elles que se construisent les voies nouvelles du dialogue entre les hommes et avec
le monde qu'ils habitent. »
Mais ceci implique une modification de nos cadres de pensée. L'augmentation de complexité d'un système s'accompagne d'une augmentation de la place
de l'aléatoire, donc de la possibilité du nouveau et de l'imprévisible avec ce que
cela peut comporter comme incertitude anxiogène. La notion newtonienne d'un
temps comme cadre immuable n'est plus tenable. Elle se voit remplacée par celle
d'un temps inversé dans lequel ce qui advient « apparaît déterminé par ce qui
arrivera (et qui n'est pas connu aujourd'hui) plus que par ce qui est déjà arrivé
— par le futur plus que par le passé » (Atlan [1]).
Ce futur « aurait donc la mystérieuse capacité de diriger une évolution,
alors même qu'il ne serait pas encore advenu... l'histoire des hommes, ou celle de
tel individu particulier, ne trouve sa signification qu'une fois connu le point
d'aboutissement, comme si, au travers des hasards et des vicissitudes, elle ne
pouvait pas ne pas mener à ce qui paraît son achèvement » (Dupuy, cité par
S. et G. Pragier). Ce temps « finaliste » ne se retrouve-t-il pas dans notre champ
clinique dans la mesure où c'est au cours, sinon à la fin de l'analyse que peut
pleinement se figurer le diagnostic de départ ?
Devant ce vivant nouveau, marqué par l'aléatoire, le « bruit » peut potentiellement ouvrir la voie à des structures dissipatives (Prigogine) porteuses de sens.
C'est dans l'après-coup que nous pouvons comprendre le processus. Dans
« l'avant-coup », nous sommes dans des logiques et des relations d'incertitude. On
peut aussi penser que l'aléatoire est un concept émanant de l'état actuel des
sciences, et donc, comme tout concept, provisoire. Personne ne peut prédire ce que
sera l'aléatoire dans l'avenir. Cela aussi fait partie des relations d'incertitude...
Penser l'incertitude et l'inquiétude de l'homme dans un environnement en
mouvance accélérée, inscrit dans une pluritemporalité et une complexité croissante, est nécessaire ; mais est-ce suffisant ? On est en droit de se demander si les
1162
Nicole Carels
savoirs cognitifs, même conçus dans une synergie pluridisciplinaire, permettent
sinon d'éliminer, du moins de réduire les menaces du monde contemporain.
En parallèle aux efforts pour comprendre, les esprits ne devraient-ils pas se
rassembler à la recherche d'une nouvelle Ethique ? Ethique qui repenserait les
limites et les liaisons entre systèmes,. au-delà des catégories traditionnelles et
occidentales du savoir mais selon les nécessités d'une temporalité et d'une économie psychiques optimales. Mais ceci n'est, en guise de conclusion, que l'introduction à un autre chapitre...
NicoleCarels
18,rueGénéral-Lotz
1180Bruxelles
RÉFÉRENCES
[1] Atlan H. (1979),Entre le cristal et la fumée, Paris, Ed. du Seuil.
[2] Barthes R. (1991), Cher Antonioni...(Ciné Journal), Ed. Cinédit, 22, 16-17.
[3] BotellaC. et S. (1990),La problématique de la régressionformellede la pensée et de
l'hallucinatoire, in La psychanalyse : questionspour demain,Paris, PUF,coll. des
« Monographies de la RFP».
[4] Caïn J. (1982),Tempset psychanalyse,Paris, Privat.
[5] Carels N. (1982), Le silenceen psychanalyse : quelquesaspects théoriques et cliniques, Rev. belge de psychanal, 1, 26-38.
[6] Carels N. (1988),Propos sur la sèvede la pensée et du langage, Rev.franç. psychanal, 2, 401-407.
[7] Diatkine R. (1982),L'après-coup du traumatisme, in Quinzeétudespsychanalytiques
sur le temps, Paris, Privat.
[8] Green A. (1975),Le temps mort, NouvelleRev.psychanal., 11, 103-109.
[9] Guillaumin J. (1982),Avant-propos, in Quinzeétudespsychanalytiquessur le temps,
Paris, Privat.
[10] Jacquard A. (1991),Inventer l'homme,Bruxelles,Ed. Complexe.
[11] Pragier G. et Faure-Pragier S. (1990), Un siècle après l'esquisse : Nouvelles métaphores ? Métaphores du Nouveau, Rev.franç. psychanal, 6.
[12] Prigogine I. et Stengers I. (1986), La nouvellealliance. Métaphore de la science,
Paris, Gallimard.
[13] Shakespeare W. (1599), Henri V, in Les drames historiqueset les poèmes lyriques,
trad. de P. Messiaen, Bruges(1943).
II
Sur
le
vif
Clivages
Michèle
de l'action
PERRON-BORELLI
Tout ce que nous dénonçons comme malaise, voire comme maladies de la
civilisation va dans le sens d'une régression à des formes archaïques d'actions,
échappant aux régulations qui relèvent de valeurs éthiques, à nos yeux essentielles. Ces valeurs découlent évidemment d'une instance surmoïque. Au-delà du
surmoi individuel que nous connaissons, on est alors conduit à évoquer la
notion plus incertaine d'un surmoi collectif. L'affaiblissement de cette instance
surmoïque, voire la régression du surmoi lui-même à ses formes les plus primitives, favoriserait une désintrication pulsionnelle laissant le champ fibre aux pulsions de destruction.
En fin de compte, c'est bien aux actes accomplis que s'éprouve et que se
mesure l'horreur, quelles que soient les idéologies ou les rationalisations avancées pour les justifier. Actes fondés alors sur des relations de pouvoir où prévaut
la pulsion d'emprise, et où la loi du plus fort s'impose dans sa brutalité la moins
négociable.
Il existe pourtant, nous dit-on, une loi de la guerre soumise à un droit international. Et c'est seulement lorsque celui-ci est transgressé qu'on parle de « crimes de
guerre »... Au-delà, l'histoire récente a ouvert le procès des « crimes contre l'humanité ». Certes, il y a des degrés dans l'abomination, dans la violation de tout ce que
l'humanité a élaboré au cours des siècles pour fonder une définition des droits de
l'homme. Mais la légitimation de la guerre n'est-elle pas en elle-même un échec de
la civilisation ? C'est bien déjà ce que pensait Freud, solidaire en cela des idées
pacifistes développées en Europe après la première guerre mondiale. Comment
pourrions-nous penser autrement aujourd'hui ? Lorsqu'un Etat civilisé en vient à
accepter la guerre, passant d'une « logique de paix » à une « logique de guerre »,
c'est pour autant que les tentatives de négociations préalables ont échoué. On dit
alors que « les armes vont parler »... L'action régressive, massivement destructrice,
Rev.franç.Psychanal,
4/1993
1166
Michèle Perron-Borelli
se substitue, fût-ce de manière légalisée, au respect de la vie et à l'élaboration des
compromis que celui-ci requiert habituellement.
Cependant, si nous pensons aujourd'hui que le monde va mal, ce n'est pas
seulement à constater qu'on y fait encore la guerre, voire qu'on y commet des
actes de barbarie. La barbarie a toujours existé, et probablement sous des
formes pires que celles que nous connaissons aujourd'hui. Les moyens modernes
d'information ont permis à un plus grand nombre d'en prendre conscience ; et si
chacun est ainsi plus directement concerné, parce que mieux informé, ceci ne
peut être qu'au crédit d'un progrès de la civilisation.
La spécificité du malaise actuel tient surtout à ce que nous découvrons, au travers et au-delà des constats ainsi permis, un décalage de plus en plus flagrant entre
nos idéaux collectifs et ce qui se passe réellement dans le monde. Nous constatons
que les valeurs de la démocratie, fondées sur le respect des droits de tous, ne peuvent s'imposer que dans des conditions de vie privilégiées. Aussi voit-on s'accentuer les clivages entre les pays riches et les pays pauvres, ainsi qu'entre les pays politiquement évolués et les autres. Et, dans les pays les plus favorisés eux-mêmes, ces
valeurs sont bien loin d'emporter l'adhésion de tous, ni surtout de s'imposer suffisamment dans les faits. L'idéal affirmé et apparemment dominant n'empêche pas
la survivance ou parfois le regain de pouvoirs occultes dangereux.
Le désarroi créé chez beaucoup d'entre nous par l'effondrement récent des
régimes communistes tient à la perte de l'illusion, longtemps reconduite, que la
postérité du marxisme pouvait encore, au-delà de ses errements totalitaires,
offrir une solution de rechange à un capitalisme dominé par le pouvoir de l'argent. Là aussi, c'est un véritable clivage qui s'est révélé entre une idéologie à
visée humanitaire et les actes politiques de ceux-là mêmes qui avaient le pouvoir
de la mettre en oeuvre.
Ne peut-on craindre qu'un clivage du même ordre ne se reconduise entre un
idéal démocratique proclamé et l'impuissance de ceux qui le soutiennent à le
faire triompher dans les faits, c'est-à-dire dans les actions et les réalisations qui
devraient en découler ? Le risque serait alors qu'un discours de façade, propre à
conforter les espérances et la bonne conscience de chacun, ne laisse en fait le
champ libre à des forces destructrices incontrôlables.
Quelle peut être notre position, et plus précisément notre action de psychanalystes en présence de tels problèmes ? Bien limitée assurément. Encore faut-il distinguer ce que nous pouvons apporter individuellement à chacun de nos patients et
le rôle que la psychanalyse et les valeurs dont elle est porteuse peuvent jouer dans
l'histoire des idées. C'est évidemment la première question qui doit nous retenir en
priorité, car nous savons bien que notre compétence spécifique nous assigne de
nous occuper des personnes, au plus près de l'individualité de chacune.
Clivages de l'action
1167
Les motivations de la démarche individuelle conduisant à s'engager dans
une psychanalyse n'ont sans doute guère varié depuis Freud. Il s'agit toujours
d'une recherche de bonheur individuel, ou pour le moins de l'espoir d'une atténuation de souffrance pour soi-même ou pour quelques proches ; il s'agit d'une
aspiration à plus de conscience, à plus de liberté personnelle. Pouvons-nous
alors méconnaître que la psychanalyse, en tant que cure individuelle, est une
pratique hautement élitiste, réservée à quelques privilégiés dont le niveau économique et culturel est suffisant pour leur permettre une telle démarche ? Ne pouvons-nous alors que nous inscrire dans les clivages sociaux et politiques que
nous dénonçons ? Quoi qu'en pense chacun, en fonction de ses propres positions
politiques ou philosophiques, je crois que nous partageons tous la conviction
que ce surcroît de conscience et de liberté que nous sommes en mesure d'apporter à quelques-uns est en soi-même un germe de progrès pour tous.
Un autre clivage, beaucoup plus radical, assigne à la psychanalyse la nécessité de se tenir en marge de l'action. La règle implicite du « non-agir », complémentaire de celle du « tout-dire », fonde la spécificité du cadre analytique. Le
paradoxe est qu'il s'agit là tout à la fois d'un a priori constitutif de la démarche
psychanalytique elle-même, et d'un risque qui la menace de se trouver par là
même déconnectée des problèmes et des enjeux de la vie « réelle », personnelle et
collective.
Disons d'abord que l'exclusion de l'action du cadre analytique n'implique
pas pour autant que les actions du patient, celles qui concernent sa vie et ses
relations hors de la cure, ne soient pas prises en compte dans le travail de l'analyse. Celles-ci y sont introduites par le patient lui-même, et tout ce qu'il nous en
dit pendant les séances vient prendre place dans la trame associative sur laquelle
porte le travail de l'interprétation.
Lorsqu'un analysant exclut, trop radicalement ou trop continûment, de son
discours en séances les références à sa vie extérieure (familiale, amoureuse, professionnelle, etc.), cette exclusion a presque toujours une fonction de résistance.
Il appartient alors à l'analyste d'interpréter cette résistance, qui a souvent le sens
d'un évitement du transfert négatif, et de débloquer ainsi un processus en train
de s'enliser. Les réactions des patients à ce genre d'interventions sont souvent
très éclairantes. Tel pourra y voir une intrusion de l'analyste dans sa vie privée.
Tel autre récusera la banalisation que cela lui semble impliquer en regard d'un
« idéal » analytique qu'il voulait situer dans un registre moins trivial.
Il est vrai qu'une part d'idéalisation de l'analyse et du transfert peut favoriser l'alliance de travail et donner au patient l'étayage narcissique dont il a
besoin. Mais, à défaut d'interprétation, l'excès ou la persistance d'une telle idéalisation ne peut aller que vers un clivage, bloquant toute poursuite de processus.
A laisser trop longtemps le patient s'enfermer avec l'analyste dans cette sorte de
1168
Michèle Perron-Borelli
bulle narcissique, on tend à recréer et à pérenniser le clivage primitif du Moi et
celui de l'objet. Le « bon » est ici, en moi et en l'analyste, tandis que le « mauvais » est rejeté au-dehors. L'idéal narcissique, retrouvé et protégé, tend à expulser, comme d'un Moi-plaisir purifié, tout ce qui, de la pulsion, peut menacer la
trompeuse sécurité de l'illusion. Le clivage du « dedans » et du « dehors » vient
alors recouper et renforcer celui du « bon » et du « mauvais », celui du non-agir
idéalisé de l'analyse et de l'action, cette dernière se trouvant par là même mise
hors champ de l'élaboration. Et un tel clivage risque fort de porter tout particulièrement sur les composantes agressives de la pulsion.
Car, c'est électivement à l'action — ou à ses représentations—que s'attache la
négativité de la conflictualité pulsionnelle. La névrose obsessionnelle en est le
paradigme. D'une manière plus générale, ce sont souvent les contraintes et les dangers fantasmatiques de l'action, celle-ci étant anticipée comme représentation-but,
qui activent ou réactivent les conflits. On le constate clairement dans les phobies
aussi bien que dans certains états dépressifs. A ne pas prendre en compte dans l'élaboration psychanalytique les conflits de tous ordres liés à l'action, ceux-ci ont donc
toutes chances de se cliver du processus et de faire retour au-dehors, particulièrement sous la forme que nous connaissons bien de l'acting-out.
On voit bien ici l'analogie avec les problèmes évoqués plus haut. Il s'agit
encore d'un clivage entre un « idéal », ici fondé sur l'idéalisation par l'analyste
lui-même d'un processus qui se voudrait parfaitement épuré de toutes les scories
liées à l'action, et des actions effectives qui se situeraient radicalement « ailleurs » et lui deviendraient dès lors antagonistes. Le risque encouru peut être
aussi celui d'une analyse interminable, dont le processus, enlisé dans l'illusion
narcissique ou l'intellectualisation, ne pourrait jamais déboucher sur une reprise
en charge, suffisamment autonomisée par des remaniements intrapsychiques, des
conflits vitaux et de leurs solutions évolutives.
Idéalement, c'est évidemment dans et par le transfert que peuvent se transposer et s'élaborer au mieux les conflits. Mais, lorsqu'il s'agit de conflits spécifiquement liés à l'action, cette transposition n'est-elle pas sévèrement limitée par
la règle du non-agir ? Le paradoxe serait radical et sans issue si les investissements et contre-investissements fiés à l'action ne trouvaient un moyen de s'exprimer et de s'élaborer dans le processus lui-même. Ainsi, le fait que l'action soit
exclue du cadre analytique ne nous dispense pas d'une réflexion théorique qui
puisse éclairer les articulations entre les conflits intrapsychiques et les actions
dont ils découlent ou par lesquelles ils s'expriment.
Il est vrai que la théorisation de l'action a été peu intégrée par Freud dans
les concepts majeurs de sa métapsychologie. La référence à l'action n'en est
cependant pas absente : on la trouve notamment dans la notion d' « action spécifique », ou encore étroitement liée au « principe de réalité », ou bien, plus
Clivages de l'action
1169
proche de la clinique, dans la notion de « régression de l'acte à la pensée »
propre à la névrose obsessionnelle, etc. On peut cependant s'accorder à constater que cette théorisation reste épisodique et insuffisante.
J'ai proposé l'hypothèse que la transposition de l'action dans le fonctionnement intrapsychique — et donc dans le processus analytique qui en
découle — s'opère par l'intermédiaire des fantasmes, eux-mêmes redéfinis
comme des « représentations d'actions ». Si cette conception a pu parfois susciter certaines réticences, celles-ci m'ont paru le plus souvent fondées sur des
malentendus.
On peut certes tout à fait comprendre que les psychanalystes se méfient des
modèles théoriques qui voudraient substituer des paramètres fondés sur Faction
à ceux qui définissent le point de vue métapsychologique comme modèle de
fonctionnement intrapsychique. Tel n'est assurément pas mon propos. A. Green,
dans son introduction à ce Colloque, s'est fait avec vigueur le porte-parole de
cette méfiance. J'adhère pleinement à la plupart des présupposés épistémologiques qu'il nous a rappelés, et qu'il a d'ailleurs bien souvent contribué lui-même
à préciser ou à éclaircir. Il est un point cependant sur lequel je ne le suivrai pas :
je ne pense pas qu'on puisse opposer, comme il le fait, ce qu'il nomme le référent-pulsion au référent-action, en les tenant pour incompatibles.
En regard de la dynamique intrapsychique qui définit le champ propre de la
psychanalyse, ne serait-il pas plus juste de considérer l'action, au même titre que
la pulsion, comme étant l'un et l'autre des « concepts-limites » ? L'un et l'autre
auront à subir, pour entrer dans cette dynamique intrapsychique, des transformations par lesquelles ils pourront trouver des « représentants » psychiques. Or,
le fantasme est justement, selon moi, le représentant psychique par lequel se
transforment, et se lient entre elles en s'élaborant, la pulsion et l'action.
Bien plus que de les opposer, je crois donc nécessaire de les considérer
comme complémentaires. L'action est bien évidemment l'un des buts de la pulsion, et sans doute son but premier. La pulsion, qui s'étaye sur le corps (source)
trouve sa décharge naturelle dans l'action (but). On peut dire, complémentairement, que la pulsion est le moteur de toute action. La question est de savoir
quelle est la nature et la qualité de l'élaboration intrapsychique qui peut « allonger » et complexifier la voie qui va de la pulsion à l'action.
C'est justement cette élaboration qui permet d'intégrer au mieux, et au plus
près de leur enracinement biologique, les composantes libidinales et destructrices
de la pulsion, de les intégrer d'abord dans le Moi, avant qu'elles puissent se lier
à nouveau, en toute circonstance qui l'exige, sous le contrôle du Surmoi. L'action-but est suspendue dans le temps même de cette élaboration et s'en trouve
transformée. Corrélativement, l'insuffisance d'une telle élaboration tend à autonomiser les pulsions destructrices qui s'attachent à ces représentations-buts, leur
1170
Michèle Perron-Borelli
permettant d'échapper à l'intégration par le Moi, et plus encore au contrôle d'un
Surmoi évolué. Les pulsions destructrices, ainsi rendues à un destin anarchique,
retrouvent les voies les plus courtes de la décharge primitive, et s'expriment alors
directement dans des actions régressives.
Dans l'hypothèse que je soutiens, la pulsion se représente dans l'inconscient,
et donc advient dans l'ordre du psychisme, principalement sous la forme des
représentations d'actions qu'inclut le fantasme : avaler, expulser, pénétrer,
détruire (de différentes manières), etc. Ces représentations d'actions ne suffisent
pas à constituer le fantasme, mais en sont le noyau attracteur : je pense qu'elles
tendent à se lier d'emblée, dans ce que j'ai appelé la « matrice originelle du fantasme », à des représentations d'objet partiel. On peut admettre que ce sont ces
représentations d'actions élémentaires qui expriment le plus directement dans
l'inconscient la motion pulsionnelle et qui, par leur valeur de représentationsbuts, orientent la pulsion vers l'objet et font lien avec l'objet. Ces représentations
d'action constitutives du fantasme sont d'emblée métaphorisées, ou pour le
moins porteuses de potentialités métaphoriques et symbolisantes. C'est ce qui
leur confère un rôle privilégié dans les processus de mentalisation de la pulsion.
Au niveau le plus archaïque du fantasme, dans sa matrice originelle d'où
émergent les représentations de l'objet, les actions représentées dans l'inconscient sont chargées de toute la force d'une agressivité primaire non liée. D'où la
violence de ces fantasmes archaïques, tels que ceux décrits par M. Klein ou par
S. Isaac, que nous retrouvons dans l'analyse sous l'effet de la régression formelle,
ainsi que dans les rêves. C'est l'élaboration des multiples avatars de leur liaison
avec les représentations de l'objet qui permettra leur transformation.
Je ne prendrai ici qu'un exemple, rapide et schématique mais essentiel, d'un
tel processus de transformation. Suivant les cas ou suivant les moments d'une
cure analytique, l'action métaphorique d'avaler pourra garder ou retrouver sa
signification la plus ambivalente, évoquant le risque d'une destruction radicale
de l'objet. Ou bien, si elle est suffisamment liée aux pulsions libidinales qui tendent à l'amour et à la conservation de l'objet, elle pourra acquérir de nouvelles
significations. C'est ainsi qu'un fantasme d'incorporation destructeur de l'objet
pourra laisser place à un processus d'internalisation compatible avec la permanence intrapsychique de l'objet, et par là fonder une identification structurante.
On peut ainsi comprendre comment, au terme d'une longue série de transformations de ce type, les représentations d'actions archaïques pourront devenir des
représentations-buts plus évoluées, compatibles avec les exigences du Moi et du
Surmoi.
Cette approche théorique peut contribuer à éclairer certains remaniements
qui sont rendus possibles par la cure analytique. La régression propre à la cure
permet l'accès aux fantasmes inconscients archaïques et la reprise de leur élabo-
Clivages de l'action
1171
ration dans les conditions nouvelles offertes par le cadre analytique. On comprend mieux alors comment les conflits fiés à l'action, pour autant qu'ils sont
directement représentés dans la trame même de l'élaboration, peuvent y trouver
de nouvelles issues et une meilleure intégration dans le Moi. Certains clivages
entre les couches archaïques de ces représentations et les formations psychiques
plus évoluées qui les recouvrent peuvent ainsi être réduits.
Nous connaissons bien cependant les limites d'efficacité de la cure analytique. Il nous faut sans doute accepter l'idée que certains clivages, trop précocement ou massivement inscrits dans l'organisation psychique, lui restent inaccessibles. Les plus optimistes d'entre nous peuvent cependant fonder leurs espoirs
dans la croyance en une potentialité de liaison propre à la vie, en la supposant
assez forte pour mener toujours plus loin le combat contre les forces de destruction qui lui font échec et tendent à s'en libérer de manière anarchique.
C'est le même espoir qui peut nous faire penser que la civilisation saura
peut-être triompher des forces destructrices qui la menacent. Il nous devient
alors permis de croire aussi que, dans notre rôle et à notre place de psychanalystes, nous y pouvons peut-être quelque chose...
MichèlePerron-Borelli
6, rueDamesme
75013Paris
La
civilisation
par
mise
les civilisés
à mal
mêmes
Pérel WILGOWICZ
« Il est souventquestionde la ragedestructricede la masse,c'estla premièrechosepar
laquelleellefrappele regard,et ilestindéniable
qu'ellese trouvepartout,dansles payset les
civilisations
les plus divers.Sansdouteon la
condamneet la désapprouve,
maissansl'expli»
querréellement.
EliasCanetti,Masseetpuissance,
19601.
S'interrogeant sur les exigences idéales de la société civilisée, Freud s'arrête,
dans Malaise dans la civilisation2, sur la célèbre maxime reprise par le christianisme : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », pour évoquer la tendance à
l'agression envers le prochain qui se trouve au coeurde chacun, cette « hostilité primaire » qui menace de ruiner la civilisation et débouche sur « le narcissisme des
petites différences ». A cet impératif correspond le commandement : « Tu ne tueras
point », interdit issu de la conscience morale, imposé comme « réaction contre la
satisfaction de la haine en présence du mort bien-aimé, satisfaction cachée derrière
le deuil (qui) s'étendit progressivement à l'étranger non aimé et finalement à l'ennemi »3.Le paradoxe réside dans le fait que le tyran, le dictateur, « ayant monopolisé tous les moyens de coercition », devrait souhaiter « que les autres observassent
du moins ce commandement culturel »4. On sait que, loin d'être freiné par la
crainte d'une rétorsion, le despote ne fait qu'être renforcé, dans son irrésistible
ascension vers le pouvoir et sa soif de puissance illimitée, par ses instincts meur1. E. Canetti,Masseetpuissance,
Gallimard,1966.
2. S. Freud,Malaisedansla civilisation,
Paris,PUF,1971.
3. S. Freud,Considérations
actuellessurla guerreet surla mort(1915),in Essaisdepsychanalyse,
Paris,PBP,1981,p. 34.
4. S. Freud,L'avenird'uneillusion,
PUF,1971,p. 21.
Rev.franç.Psychanal,
4/1993
1174
Pérel Wilgowicz
triers. Il lui faut, pour cela, soumettre la masse à sa personne en vue de mettre à
exécution ses desseins personnels.
Freud, quant à lui, a fondé les commandements du fonctionnement psychique sur les articulations et les résolutions du conflit oedipien, inceste/parricide, qui le conduisent à construire un mythe fondateur : le meurtre du père de
la horde primitive par les fils. Les traces mnésiques de ce crime et la culpabilité
des fils, transmise, habiteraient depuis lors la psyché de leurs descendants. Ainsi
en aurait-il été également pour Moïse, selon Freud, qui veut reconnaître dans le
prophète juif un fils d'Egyptien, devenu le père du monothéisme, lequel aurait
été assassiné par son peuple. Ce faisant, Freud méconnaît l'Alliance, qui
remonte à Abraham.
Mais, au sein des communautés anciennes, n'y avait-il pas, depuis des ères
et aires très archaïques, d'autres meurtres, dont les traces mnésiques, demeurées
tabous, refoulées, continueraient à opérer dans notre réalité, dont les échos atteignent le XXesiècle, à savoir l'infanticide et le matricide, ou plutôt le parenticide ?
Ceux-ci ne mettent pas tant en question une relation triangulaire, dans le but de
trouver une satisfaction érotique avec le parent de l'autre sexe, et de faire disparaître celui du même sexe, mais un conflit à la vie / à la mort entre deux êtres
indissociablement liés, qui concerne la naissance et la mortalité, prises dans une
perspective généalogique : un meurtre généalogique, en quelque sorte. Le monothéisme, avec le non-sacrifice d'Isaac, illustre cette tentation filicide, qui aboutit,
pour Abraham, au sacrifice de sa toute-puissance paternelle. Les guerres, nous le
savons, ont longtemps été livrées par des hommes envoyés sur les champs de
bataille : des adultes jeunes doivent défendre le drapeau national et la mère
patrie. C'étaient, et ce sont bien évidemment encore, des fils que l'on sacrifie au
combat. Les guerres contemporaines, qui ne font plus ces distinctions, n'épargnent pas plus les soldats que les civils, enfants, jeunes, adultes et vieux, hommes
et femmes. Elles exigent un sacrifice qui atteint une grande partie de la communauté, nationale ou ethnique.
Avec l'extermination, les chambres à gaz, le génocide, l'enjeu est devenu celui
de l'élimination ethnique radicale. L'idéologie nazie exerçait un pouvoir absolu
tant sur la vie que sur la mort, tant sur la naissance que sur la mortalité des persécutés. Mise en application d'une destructivité absolue qui exigeait jusqu'à l'effacement des crimes perpétrés contre l'humanité. Ce n'est pas le moindre paradoxe que
ce soit au sein de l'Europe et de l'Occident que la barbarie ait connu cette expansion extrême, et que nous assistions impuissants aux horreurs de l'épuration ethnique qui se déroule, depuis 1992, à nos portes, en Yougoslavie.
« Il se peut que l'univers d'Auschwitz (car c'est ce qu'il a été) désigne ce
royaume d'une bestialité humaine potentielle (désormais réalisé), ou plutôt
d'abandon de l'humain et de régression à la bestialité, qui à la fois précède le
La civilisation mise à mal par les civilisés mêmes
1175
langage, comme c'est le cas chez l'animal, et vient après le langage, comme cela
a lieu dans la mort. Auschwitz signifierait à l'échelle collective, historique, la
mort de l'homme en tant qu'organisme parlant, rationnel, "rêveur d'avenir" (le
zoon phonanta de la philosophie grecque). Les langages que nous parlons désormais sur cette planète corrompue et suicidaire sont posthumains » (G. Steiner) 1.
Quel est le destin des figures individuelles et collectives du Surmoi, dans leur
rapport à la violence et à la mort, nous sommes-nous demandé dans un groupe
de recherche constitué depuis deux ans2 ? Si, me semble-t-il, nous souhaitons
avec Freud que, dans l'évolution de la cure, « là où était le ça, le moi advienne »,
n'aurions-nous pas à déplorer que, dans le malaise de nos civilisations, cette proposition redoutable : « Là où était le Surmoi, le Moi Idéal apparaît », occupe
toute la place ? Car l'adhésion à une idéologie, la soumission sans résistance et
sans frein à un leader, la massification, ne dissolvent-ils pas ce Surmoi, protecteur de la loi et de la symbolisation, dans l'ivresse et la libération des instincts de
destructivité et de domination ?
« Tu tueras », commande le chef tout-puissant à ses adeptes. Cette inversion
en dit long sur la levée du refoulement de l'interdit.
La masse obéit comme un seul homme au Führer, l'individu s'évanouit au
sein des exécutants (comme il disparaît en tant que tel parmi les victimes), soumis au même sort collectif, au même désir de meurtre qu'un seul être se prenant
pour le dieu de ses désirs et de son destin éprouve, en même temps qu'il impose
son désordre au monde, à ceux qu'il ne reconnaît plus comme ses semblables. Il
s'appuie sur la fascination hypnotique qu'il exerce sur des humains transformés
en « automates » que leur « volonté est devenue impuissante à guider »3.La rage
et l'expression des pulsions de mort de ses disciples transformés en automates de
la destructivité sont amplifiées par la prise en masse de leurs forces au service de
l'anéantissement d'une partie de l'humanité décidée par un démiurge insensé.
A l'autre pôle, nos contemporains ont vu les applications technologiques de
l'informatisation modifier la vie quotidienne, nos savants acquérir des pouvoirs
immenses sur l'homme lui-même dans le cadre de la procréation assistée, des
greffes d'organes, des manipulations génétiques, ce qui leur confère un statut de
Frankenstein en puissance, dans leur aptitude à influencer, voire à créer des êtres
qui demain seront plus réels que les créatures des fantasmes les plus audacieux
de la science-fiction. Dans le même temps où se sont déployés des pouvoirs
démesurés de destructivité, grevant lourdement les filiations à venir, des capaci1. G. Steiner,La longueviedela métaphore.
Uneapprochedela Shoah,inL'écritdutemps,Minuit,
« 14/15», 1987.
2. A.Anargyros,
G. Goldzal,P. Wilgowicz,
et collaborateurs.
3. S. Freud,Psychologie
collective
et analysedu Moi,in Essaisdepsychanalyse,
Paris,PBP,1971.
Citationde LeBon,p. 131.
1176
Pérel Wilgowicz
tés incommensurables de maîtrise dans le domaine médical, biologique, ont vu le
jour, portant sur la naissance et sur la mort. Elles obligent à une réflexion
éthique approfondie, qui engage l'homme à venir.
Notre modernité nous place dans une situation qui, à bien des égards, rappelle le mythe du Golem, cet être des légendes de Prague inspirées par la Kabale,
crée par des hommes à l'aide des lettres de l'alphabet, qui portait sur le front le
mot : émet, signifiant vérité. Si la première lettre lui était retirée, il restait alors :
met, qui veut dire : mort. Le Golem 1,qui possédait en lui les virtualités tant de la
vie que de la mort, illustre la double valence naissance/destruction inhérente à la
condition humaine. Freud, dans ses textes sur la culture et la civilisation, réaffirme ses conceptions sur la dualité pulsionnelle, celle des pulsions de vie et de
mort. Elaborées à partir de la métapsychologie individuelle, il les étend à la vie
collective. Cette vision ne cesse de se confirmer de nos jours.
Le malaise de la civilisation en 1993 n'est-il pas lié à ce pouvoir vertigineux
que l'homme a su s'attribuer, tant sur la mort que sur la naissance de ses semblables, modifiant ainsi le destin d'un être humain limité par la nature et la
culture de son temps de vie ?
PérelWilgowicz
7, ruedesBlancs-Manteaux
75004Paris
1. Ce mytheet ce thèmeont été développésdansLe vampirisme.
De la Dameblancheau Golem,
Césura,1991.
Du
temps
à l'épreuve
de l'épreuve
du temps
Jacques
ASCHER
Le développement de l'atrocité de la guerre civile yougoslave remet en circulation des faits langagiers supposés bannis à jamais, tels que « purification, nettoyage
ethnique » ou « camps de concentration ». Le nationalisme s'exaspère sur les
décombres du communisme à la faveur de l'effondrement des contenants étatiques
dits socialistes. Pointerait à l'horizon du IIIe millénaire « la fin de l'Histoire » ou
tout au moins « le dimanche de l'Histoire » évoqué par Hermann Broch. L'Histoire ainsi mise en congé est celle du XXesiècle, grosse de religions païennes de fer,
de sang, de crime. Il est à observer cependant que les hypertrophies aiguës des
« identités » ethniques, linguistico-religieuses font retour avec violence, comme s'il
fallait colmater dans l'urgence de la vacance inquiétante « une panique identitaire » par « une fuite en avant dans l'imaginaire de la communauté absolue »'.
Cette ambiance socio-historique sur fond de crise économique chronicisée
offre maintes analogies aux syndromes collectifs ayant favorisé l'émergence des
populismes d'inclination fasciste au lendemain des bouleversements européens
issus de la première guerre mondiale. Le malaise dans la civilisation est bien là à
l'oeuvre, l'homme est toujours un loup pour l'homme et le spectre du populisme
proposant le crime contre l'humanité comme système politique hante l'Europe
occidentale si volontiers amnésique et « neutre ».
Tel est le contexte historico-politique et social dans lequel deux documents
furent proposés à mon attention :
1 / L'article de Raya Cohen intitulé : Les quarante jours du Musa Dagh par
Franz Werfel : une littérature d'investigation 2. L'auteur, universitaire israé1. E. Balibar,L'Europeaprèsle communisme,
LesTemps
n°547(février1992),p. 56-89.
modernes,
2. Temps
n°547(février1992),
dePierreVidal-Naquet.
modernes,
p. 117à 138avecuneintroduction
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1178
Jacques Ascher
lienne, explicite de manière plutôt nouvelle le caractère exemplaire et prémonitoire du génocide arménien au regard de l'écrivain juif pragois de langue
allemande Franz Werfel, auteur du roman Les quarante jours du Musa Dagh,
rédigé, puis publié à des dates lourdes de sens, 1932 et 1933.
2 / L'émission de Radio Shalom du 9 octobre 19901, au cours de laquelle Alain de
Mijolla, psychanalyste, commenta deux livres parus dans la collection qu'il
dirige « Confluents psychanalytiques » aux Editions Les Belles Lettres :
— Docteur 117 641, une mémoire de l'holocauste de Louis J. Micheels ;
- Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arménie de Janine Altounian.
Quels points de passage existent, quelles liaisons se manifestent entre le
commentaire du roman de Franz Werfel proposé par Raya Cohen, et l'émission
radiophonique au cours de laquelle Alain de Mijolla souligne l'importance et la
complémentarité à ses yeux des livres de Louis Micheels et de Janine Altounian ?
Ces deux documents opèrent un rapprochement entre le savoir avant coup
de Werfel sur la Shoah, se développant sur son désir de dénoncer la méconnaissance du passé tragique récent des Arméniens, et l'émission au cours de laquelle
Alain de Mijolla souligne le destin du secret, du non-dit et ses effets délétères, à
l'épreuve du temps, au fil des générations.
Franz Werfel, Louis Micheels, Janine Altounian nous parlent évidemment
tous trois de génocide, le plus grave des crimes contre l'humanité. Un pouvoir
d'Etat national, souvent nationaliste, exploitant la fascination exercée par le
mythe de l'Un et de l'Indivision, refuse à des groupes humains entiers, en fonction
de critères nationaux, religieux, radicaux, ethniques ou ethnico-linguistiques, le
droit à l'existence à la surface du globe terrestre. A noter, en passant, l'équivocité
de l'expression : « Crime contre l'humanité. » Désigne-t-elle une violence meurtrière appliquée à l'espèce humaine — comme l'entendait peut-être Karl Kraus
dans son ouvrage publié lors de la première guerre mondiale, Les derniers jours de
l'humanité — et/ou s'agit-il d'un attentat à l'humanité en chacun de nous ?
Franz Werfel, lu par Raya Cohen, et Janine Altounian nous disent tous deux
la tentative d'extermination de la minorité arménienne de la Turquie ottomane
en 1915 dans des registres et à partir de points de vue cependant bien différents.
Le premier, écrivain juif austro-allemand, bouleversé par les témoignages
recueillis auprès de réfugiés arméniens à Damas en 1929, rédige et publie
entre 1932 et 1933 un roman partant d'un fait historique : la résistance héroïque
d'un groupe d'Arméniens de Cilicie, déterminés à refuser d'obéir aux ordres
d'expulsion exterminatrice des autorités turques ottomanes.
1. « Lalettreet l'esprit» proposéeet animéeparAlainSuied.
Du temps de l'épreuve à l'épreuve du temps
1179
La seconde, née en France de parents arméniens, fille française d'un père
arménien déporté en 1915, alors qu'il était préadolescent, rassemble dans un
livre, beau et difficile parfois à supporter, un recueil d'articles sur « la question
arménienne », qui est, bien sûr, sa question, ou la question la constituant comme
sujet, pour paraphraser J. Lacan. Au milieu de ce recueil d'articles, tous publiés
dans Les Temps modernes, vingt-huit pages intitulées par Janine Altounian « terrorisme d'un génocide » se trouvent être le récit de son père narrant « tout ce
qu'il a enduré de 1915 à 1919 », l'expulsion, l'errance, la survie toujours précaire, l'expérience de la misère, de la faim, de la soif, la mort de son propre père,
quelquefois aussi de rares gestes ou paroles apportant néanmoins chaleur et vie.
Les articles précédant et suivant le récit du père témoignent de l'élaboration
réflexive et interrogative de Janine Altounian, des effets en elle de l'horreur sans
nom endurée et tue éloquemment par son père 1.
Dans et par son roman, Franz Werfel procède à une enquête littéraire sur la
catastrophe arménienne encore proche dans le temps, ses conditions de survenue, sa réception par les victimes, les bourreaux et les témoins. Par la fiction de
son héros Bagardian, arménien de Paris francisé, tiraillé entre deux mondes,
deux cultures, deux langues, Franz Werfel raconte aussi son enquête littéraire
destinée à briser le silence, « le crime de silence » maintenant l'ignorance ou plutôt la méconnaissance du génocide arménien redoublant l'énorme passage à
l'acte réellement criminel.
Janine Altounian, quant à elle, nous dit l'expérience de ses trois divans, le
terrifiant de la Sublime Porte et l'accueillant de sa grand-mère, la menant à celui
du psychanalyste favorisant l'émergence de la parole entendue et partagée, permettant l'amenuisement progressif des zones mortifères de non-être et de non-dit
violemment affolants. Le psychanalyste est alors « passeur de mots et d'événements » (René Kaës) 2.
Franz Werfel, par l'écriture de son roman Les quarante jours du Musa
Dagh dit la nécessité de reconnaître la réalité historique du génocide arménien,
de comprendre ses mécanismes et ses fonctions, un autre génocide obéissant
aux mêmes enchaînements de causes et d'effets pouvant se passer ailleurs à une
autre époque.
Janine Altounian, de sa place d'héritière directe, élevée dans un autre pays,
une autre langue, une autre culture, dit « les couches sédimentaires de la mort et
du silence »3 transmises du parent ayant vécu l'horreur inconcevable à l'enfant
1. Cf. N. Fresco, La diasporades Cendres,NouvelleRevuede psychanalyse,
automne1981,24,
p. 205-220.
2. R Kaës,préfacede J. Altounian,Ouvrez-moi
seulement
lescheminsd'Arménie.
3. N. Lapierre,Le silencedelamémoire.
Ala recherche
desjuifsde Plock,Paris,Plon, 1989.
1180
Jacques Ascher
en elle. Elle souligne, à sa manière, la pertinence de la proposition suivant
laquelle : « Ce ne sont pas les trépassés qui viennent nous hanter, mais les
lacunes laissées en nous par le secret des autres. »1
Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arménie, au fil des articles rassemblés,
donne à lire et à entendre l'élaboration longue et douloureuse à laquelle fut
contrainte l'auteur, héritière de l'horreur absolue et secrète transmise à son
insu toujours su par son père, victime survivante d'un meurtre de masse. Le
sous-titre de son ouvragé, Un génocide aux déserts de l'Inconscient, et quelques
titres d'articles constituant du texte : « Comment peut-on être arménien ? »,
« A la recherche d'une relation au père 60 ans après un génocide », « Un nondit bien entendu », « Faute de parler ma langue », « Viol et silence », soulignent bien le fil directeur de son propos. Le secret du désespoir cerne de
silence le passé des victimes survivantes. Ce silence est nécessaire aux bourreaux et aux observateurs apeurés à l'idée d'occuper la place du tiers permettant que le crime (contre l'humanité) soit dit, connu, puis reconnu en tant que
tel. Faute d'un témoin acceptant d'investir la place du tiers médian et même
médiateur, « la mémoire se réduit à celle du bourreau », comme le montre
Janine Altounian. Ce dernier met alors en place l'emprise du déni assurant par
un silence violent le développement pervers du redoublement de l'anéantissement premier.
L'article de Raya Cohen consacré à une étude finement attentive du
roman : Les quarante jours du Musa Dagh, permet de repérer une certaine
parenté de démarche entre Franz Werfel, Janine Altounian et à un moindre
degré Louis Micheels. Chacun de ces trois auteurs, de sa place subjective singulière, annonce et énonce la même conviction inquiète les taraudant : éliminer, radier, expulser de la pensée contemporaine des catastrophes de civilisation, telles que les génocides arménien et juif, détermine une sorte de nouvel
évanouissement insupportable des victimes et de toute parole à leur suite.
L'extermination muette de l'extermination renforce l'emprise centrale du trou
noir et de l'absence, figeant dans un entre-deux indécidable bon nombre de survivants et de leurs descendants.
Raya Cohen insiste sur le désir de Franz Werfel d'occuper la place de
témoin. Par ce que Raya Cohen qualifie de « littérature d'investigation », Werfel
tente non seulement d'amener la reconnaissance de l'événement historique de
l'extermination de masse des Arméniens par les Turcs ottomans, mais encore de
favoriser la compréhension des déterminismes de ces phénomènes dits inconcevables et leur éventuelle prévention.
1. N. Abraham,M. Torok,L'écorceetlenoyau,Paris,Flammarion,1987.
Du temps de l'épreuve à l'épreuve du temps
1181
Raya Cohen montre la possibilité de distinguer trois niveaux de lecture des
Quarante jours du Musa Dagh, le niveau historique, le récit littéraire, le message
moral :
— La description historique, quasi journalistique : Franz Werfel relate l'agencement bureaucratique étatique de la décision politique du triumvirat gouvernemental jeune-turc Enver, Talaat, Djemal, arrêtée au printemps 1915. Il narre aussi
l'épopée des résistants de Musa Dagh. Ce récit s'ordonne autour de la perception
des événements annonçant la catastrophe et la catastrophe elle-même par le héros
littéraire, Gabriel Bagardian, Arménien occidentalisé, mal à l'aise dans son flou
identitaire (comme son créateur, le juif allemand assimilé Franz Werfel ?).
— Le récit littéraire : les étapes majeures du processus visant à l'extermination des Arméniens sont repérées : isolement et regroupement de la minorité,
expropriation, expulsion, déportation débouchant sur l'anéantissement physique
de masse.
Le romancier, le créateur littéraire Franz Werfel n'aurait-il pas, à son total
insu, proposé une sorte de préface au grand ouvrage de référence de Raul Hilberg concernant La destruction des juifs d'Europe paru aux Etats-Unis en 1985 et
en France en 1988. L'artiste jouissant de droits refusés au chercheur en sciences
politiques, Franz Werfel s'autorise à traiter — de manière un peu périphérique
certes — la dimension éthique du génocide arménien, de sa reconnaissance ou
de sa méconnaissance. Raya Cohen insiste sur le statut spécial du chapitre V
dans l'économie de l'ouvrage, « point culminant du récit cognitif » posant « le
problème du mal, du cynisme politique confronté à la religion de la morale ».
Loin d'être inconcevable, la décision d'extermination d'une partie de son propre
peuple par le gouvernement d'un Etat-nation relève d'un projet politique réfléchi, non d'une explosion passagère de furie sanguinaire. Cette décision politique
peut être arrêtée, puis mise en application grâce à l'indifférence générale de la
population locale et du concert des nations.
— Le message moral transmis par le témoin Franz Werfel est le suivant : le
nationalisme moderne, étatique, tend à rejeter les minorités et à promouvoir leur
anéantissement. Il s'appuie alors sur un réalisme politique cynique, exploitant
volontiers la haine religieuse. L'application pratique de ce programme destructeur se réalise grâce au concours d'un appareil bureaucratique moderne, routinier mais efficace, aux tâches parcellisées.
Pensons à nouveau au moment historique de la rédaction de ce roman :
1932-1933, et à l'air du temps de l'époque : montée irrésistible du nazisme en
Allemagne, exaspération systématique de la haine antisémite, enfin prise du pouvoir par Hitler.
Rappelons avec Raya Cohen que le brillant romancier juif allemand de Prague, puis de Vienne, l'époux « assimilé » d'Alma Mahler, « fait la lecture inté-
1182
Jacques Ascher
grale au cours des conférences publiques qu'il donne en Allemagne lors de son
dernier voyage » en 1932 « du chapitre V, où il apparaît clairement qu'il s'agit
d'un plan d'extermination » afin « de mettre en garde contre ce qui se prépare en
Allemagne ». Le dialogue imaginé entre Enver Pacha et le pasteur Lepsius, comparant la Turquie et l'Allemagne, est explicite à ce sujet.
Ainsi, touché par « l'inconcevable destinée du peuple arménien », Franz
Werfel parle à sa manière du premier génocide du XXesiècle, dont l'histoire a été
quasi occultée jusqu'à cette dernière décennie. Il accomplit ainsi un double
« exploit » :
— annoncer avant coup, mû par une sorte de savoir
anticipateur étonnant,
l'énorme passage à l'acte meurtrier usiné par les nazis allemands et leurs vassaux à l'encontre des juifs d'Europe : la Shoah ;
— établir une sorte de
complémentarité, tout au moins en ce XXesiècle
affolé/affolant, entre l'histoire du génocide arménien et celle de la Shoah.
A ce propos Raya Cohen nous relate à la fin de son article un point d'Histoire troublant : en février 1942, les juifs du ghetto de Bialystock en Pologne
connaissaient si bien le roman de F. Werfel que Les quarante jours du Musa
Dagh devint le livre de référence de leurs débats internes : devaient-ils résister
héroïquement, évitant ainsi par une mort honorable une déchéance pire que la
mort, ou mettre à profit leurs activités de combattant afin de fuir et survivre ?
Quel hommage tragiquement cruel rendu à la profondeur de l'intuition et
de la sensibilité de l'artiste Franz Werfel !
1942, ghetto de Bialystock, Pologne occupée, « centres de mise à mort »1
des juifs d'Europe édifiés par les nazis : dates, expressions, lieux qui nous ramènent au premier livre évoqué dans l'émission de Radio Shalom : Docteur 117641,
une mémoire de l'holocauste ou « un psychanalyste raconte ce qu'il a vécu à Auschwitz ».
Comme il a déjà été remarqué, le terme d'holocauste, remplacé progressivement par celui de Shoah 2 depuis la sortie du film de Claude Lanzmann3, est contestable. Il évoque en effet l'idée difficile à soutenir d'un sacrifice religieux au
cours duquel le sacrifié — le peuple juif d'Europe — est immolé par le sacrificateur — les nazis et leurs vassaux — agent de l'insondable volonté divine.
A cette observation près, le livre de Louis Micheels est touchant, bouleversant dans sa sobriété même, soulignée par Alain de Mijolla. Un récit au quoti1. R Hilberg,La destruction
desjuifsd'Europe,Fayard,1988.
2. Shoah,Lefilm.Despsychanalystes
écrivent,Ed.JacquesGrancher,1990.
3. C. Lanzmann,
Shoah,Paris,Ed.Fayard,Livrede poche,1985.
Du temps de l'épreuve à l'épreuve du temps
1183
dien, une chronique plus ou moins événementielle et factuelle de l'approche progressive de l'horreur absolue d'Auschwitz, par un jeune étudiant en médecine
juif hollandais, goûtant le sport, le camping, la lecture, l'ébauche d'un lien
amoureux, lorsque la paisible Hollande se retrouve sous la botte germanique et
nazie au printemps 1940.
Louis J. Micheels relate avec beaucoup de clarté l'isolement progressif des
familles défîmes comme juives, la privation sans cesse croissante de ressources,
de travail, d'habitat, la faim tenaillante, le sentiment d'être pris au piège. Ce dernier sentiment amène le désir de fuir vers la France via la Belgique. Suite à une
dénonciation, le tout jeune Dr Micheels se voit emprisonné près de Bruxelles,
puis transporté à Auschwitz. En ce lieu « d'une terreur sans nom », pour
« laquelle la langue n'a pas de mots »1, Louis Micheels « bricole » sa survie par
de petits moyens précaires. Un apprentissage rapide des codes groupaux régissant le fonctionnement du camp favorisé par ses « fonctions médicales » lui est
sans doute d'un grand secours. L'aide majeure éprouvée par Louis J. Micheels
lors de cette épreuve terrifiante, en ce lieu de « la rose de personne »2, vient de la
persistance en lui d'un amour partagé pour une femme. Ainsi la représentation
en lui de l'autre aimé et parfois haï demeure possible, maintenant une des assises
de son humanité, voire même de son humanisation.
Le récit de Louis Micheels fut écrit quelque quarante ans après son expérience du camp d'extermination. Ce délai témoigne peut-être aussi du long blocage de toute possibilité d'élaboration du noyau traumatique en soi induite par
« les situations extrêmes »3 impossibles à penser et peut-être aussi à panser.
Selon Louis Micheels, cette défaillance de l'appareil à penser, à signifier, à interpréter, à opérer des liaisons, est à relier à l'existence d'un secret absolu à taire
impérativement sur ce qui s'est passé. Chaque survivant devient ainsi un
Geheimnisträger (un porteur de secret) menaçant potentiellement le déni mis au
point par les bourreaux et l'apparente neutralité des observateurs tiers.
Le survivant juif du camp nazi rejoint dans le rapprochement proposé par
Alain de Mijolla le propos de la fille du. survivant du génocide arménien. L'horreur secrète en soi, peu élaborée, est transmise à la génération suivante, qui l'incorpore, l'encrypte, véritable membre fantôme, écueil de la transmission structurant l'humanité d'un groupe, d'une famille, et y inscrivant ses membres. Ainsi les
exterminateurs ottomans d'abord, puis nazis, ont nié, dénié leur agir exterminateur. Tout s'est passé comme s'il avait fallu rayer de la surface terrestre non seu-
1. L. Bleger,in Violence
d'Etat et psychanalyse,
ouvragecollectif(coll.D. Anzieuet R Kaës),
Dunod,1989.
2. P. Celan,Larosedepersonne,
Ed.LeNouveauCommerce,
1979.
3. B. Bettelheim,
Lecoeur
conscient,
Paris,R Laffont,1972.
1184
Jacques Ascher
lement des hommes et des femmes réels, mais encore des cultures, des langues,
des manières d'assumer la condition humaine, comme s'il avait fallu attaquer les
liens de parenté et d'alliance sous-tendus par le principe de filiation. La
mémoire, l'aptitude relative au souvenir et à l'oubli sont comme frappées d'interdits. Les morts réduits en cendres et fumée dans la nuit et le brouillard pèsent
alors de tout leur poids sur le cerveau des survivants figés dans un entre-deux
douloureux, délimité par l'évocation impossible d'un côté et l'oubli insupportable de l'autre. L'emprise des morts non honorés 1, sans sépulture, sans nom,
fait passer les survivants et leurs enfants à côté de leur vie. Des hommes et des
femmes vivent et souffrent plutôt de l'horreur de la mémoire sidérée de façon
transgénérationnelle que de la mémoire de l'horreur. Il leur est difficile d'admettre que des vivants mortels succèdent à d'autres vivants mortels dans la
chaîne des générations. Il leur faut accepter que le mythe d'Antigone 2 est le plus
actuel de tous les mythes, nécessaire au maintien en vie du corps pensant de
l'Occident.
L'horreur pouvant être définie comme ce qui fait trou dans la communauté
des hommes donnant hors sens, hors histoire, le crime contre l'humanité s'attaque bien aussi à l'humanité en chacun de nous. L'aptitude à penser des pensées, à maintenir la distance de l'intime, à relier identité singulière et sens universel, est attaquée à mort par ces « situations extrêmes ».
Hier ist kein Warum (« Ici il n'y a pas de pourquoi ») : n'était-ce pas la règle
durement énoncée par un garde SS d'Auschwitz à Primo Levi ?3.
Le terme de Dolmetscher, interprète, désignait bien en ce lieu, en ce temps,
la matraque, comme le rapporte toujours Primo Levi4.
La question du Mal se profile alors... sans oublier le dire du poète Paul
Celan : « Ceux qui disent la vérité disent les ombres. »
JacquesAscher
105,avenuedu Parc-Monceau
59000Lille
1. Cf.H. Piralian,Génocideet transmission
: sauverla mort,inLePère,L'espacepsychanalytique,
Ed. Denoël,1989,p. 133-145.
2. G. Steiner,Lesantigones,
Gallimard,
NRF,1986.
3. P. Levi,Sic'estunhomme,
Julliard,1987.
4. P. Levi,Lesnaufragés
etlesrescapés.
QuaranteansaprèsAuschwitz,
Gallimard,
Arcades,1989.
Pierre-Sosthène
Jean-Louis
FORTABAT
Ce charmant bambin voulant faire pipi demande à sa maman de l'aider à
dégrafer ses bretelles. Celle-ci répond par une interprétation de son affirmation
phallique. Le caractère pressant du besoin l'amène à réitérer la demande, et
induit une escalade interprétative laissant l'enfant face à l'inévitable issue.
Ce billet humoristique, paru dans un hebdomadaire titrant « Faut-il brûler
Dolto ? », pointe à sa manière, menaçante, un malaise lié aux retombées dans le
champ social de notions prélevées dans l'espace analytique. Des emprunts sont
transformés en savoir positif et généralisant, des réifications proposent des
recettes passe-partout.
La mère de Pierre-Sosthène se soustrait à son rôle d'accompagnement et
d'étayage ; d'autres parents s'inscrivent différemment dans le détournement
de la psychanalyse. Collant à la critique d'un autoritarisme ombrageux, ils
s'interdisent d'interdire, préférant manipuler une dialectique spécieuse pour
amener à résipiscence un enfant « encouragé à raisonner » ; parfois ils formulent des interprétations à visée réductrice qui font intrusion dans l'univers
mental et attaquent l'enfant pour ce qu'il est, faute d'avoir proscrit ce qu'il
faisait.
Après s'être réjoui de leur influence dans la culture et d'une heureuse sensibilisation de divers intervenants sociaux, les psychanalystes peuvent éprouver
déception et inquiétude devant certaines confusions de rôles et d'identité. C'est
ainsi que des magistrats chargés des affaires matrimoniales, soucieux du désir
de l'enfant, peuvent être amenés à lui demander de choisir entre le père et la
mère. Exceptionnellement, mais cela s'est vu, des pénalistes demandent au prévenu s'il préfère l'hôpital ou la prison ; plus fréquemment des juges d'enfant,
saisis pour une demande de protection sont tentés, devant une situation à
risque, de répondre par une interprétation de l'inconscient des parents. Cette
attitude qui semble heureusement se raréfier depuis quelque temps confronte le
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1186
Jean-Louis Fortabat
pédopsychiatre à des devoirs d'assistance à enfant en danger, au risque de
perdre sa place spécifique et d'apparaître aux yeux des parents maltraitants
comme un adversaire, s'il est obligé d'insister auprès des administrations en
charge de sauvegarde.
Dans le domaine scolaire, peuvent être relevées des attitudes d'enseignants
pour qui l'éveil devient une fin suffisante, et l'évaluation d'un travail une violence discriminatoire contre l'élève. Parents et responsables sociaux se retrouvent parfois dans l'évitement des interventions d'arbitrage, au motif que les
protagonistes sont en interaction et que, « quelque part », chacun y trouverait
son compte.
Dans tous les cas, une position visant à ouvrir une réflexion, pondérer des
attitudes, nuancer, motiver et personnaliser des décisions, est transformée en une
nouvelle norme instituant les moyens comme fin, et confondant les rôles.
L'amalgame des « métiers impossibles » sonne le glas d'une éducation éclairée
par les apports freudiens.
Cette résistance moderne à l'analyse relaie et parfois côtoie les résistances
classiques : incrédulité, refus, dérision. Plus subtile, elle ne se situe plus dans
un extérieur adverse, mais à partir de l'intérieur même de notre corpus théorico-pratique. Elle met en question nos capacités à communiquer, et, donnant
de nous une caricature, nous blesse narcissiquement. A certains égards, cette
blessure est de nature comparable à celles qui nourrissent nos conflits confraternels, suscitant la tentation de projeter vers l'extérieur celui qui fait honte au
groupe. Les divergences et conflits dans la communauté analytique nous sont
d'ailleurs opposés pour invalider nos interventions lorsque nous tentons une
discussion.
Le plagiat psychanalytique des « mères de Pierre-Sosthène » ne saurait
évidemment prendre en compte des mécanismes tels que condensation, déplacement, surdétermination ; il est particulièrement marqué par la méconnaissance de l'effet d'après-coup.
L'histoire est restituée, figée et explicative, sans aucun mouvement liant
dans les deux sens passé et présent. Le discours est réduit à un texte indépendant
des rapports entre les personnes, et leur place symbolique.
Ne noircissons pas le tableau, et ne soyons pas à notre tour réducteurs
dans la critique. En outre, ces malaises dans la civilisation contemporaine ne
peuvent être systématiquement imputés à la seule influence de la psychanalyse.
Cependant, manifeste dans certains cas, elle semble ailleurs constituer une
référence latente ; quand, par exemple, les mouvements d'idéalisation de la
pulsion et de contre-investissement des positions de responsabilité aboutissent
à une permutation entre les instances et non plus à leur intégration, leur
assouplissement.
Pierre-Sosthène
1187
L'attitude des psychanalystes ne saurait être le repli, mais la participation au
débat avec prudence, en privilégiant l'approche dynamique des problèmes. Eviter
d'alimenter les simplifications ne doit pas pour autant faire renier nos connaissances sur le poids des traces du passé et des conflits infantiles, car une autre résistance guette, qui dit que tout est dans tout (et réciproquement) !
Jean-LouisFortabat
36,avenueDaumesnil
75012Paris
Expérience
culturelle
Dé-signification
et perte
du sens
et malaise d'in-différence
Jeanne
DEFONTAINE
La première thèse de Malaise dans la civilisation rapporte le malaise au
renoncement sexuel que l'homme échange contre la sécurité offerte par la civilisation. Les travaux de Wilhem Reich, puis plus clairement encore d'Herbert
Marcuse dérivent d'une telle perspective ; mais ce qu'ils ajoutent c'est que si ces
inhibitions et ces restrictions sexuelles imposées par la culture provoquent un
malaise, il y a bien vite une récupération du côté du Moi donnant lieu à des réinvestissements sous forme de sublimation. Les renoncements sexuels sont des
moments négatifs, à la fois conservés et dépassés dans la production d'oeuvres.
Cette dialectique (car il s'agit là d'une véritable aufhebung) entre le désir et la loi
exprime une vision réconcifiatrice d'inspiration chrétienne qui procède directement de la philosophie hégélienne. C'est que ces deux auteurs n'ont pas été seulement influencés par Freud, mais également par Marx dont tout un volet de
l'oeuvre porte l'empreinte de cette dialectique. En effet, chez Marx le malaise est
appréhendé — dans la continuité d'une longue tradition qui remonte à Platon et
à laquelle seul Freud mettra un terme — comme un dysfonctionnement à l'intérieur du système, dysfonctionnement qui procède d'un conflit entre ceux qui
décident et détiennent les instruments de production et ceux qui exécutent et
vendent leur force de travail. L'aufhebung est présente dans le fait que ce clivage
générateur de malaise aboutira par l'intermédiaire de la lutte des classes à sa
résolution dans la société sans classe, moment de la réconciliation finale. Ainsi,
le temps de la barbarie 1 ne prendra fin, avec le malaise qui l'accompagne, que
dans l'avènement du socialisme.
1. Soulignons
quelorsqueFreudparledemalaise,Marxparledebarbarie.L'histoirecontemporaine
montrequelesdeuxtermessontà retenir,l'unetl'autre.
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1190
Jeanne Defontaine
Chez Freud, l'hypothèse — ou plutôt la thèse — de la pulsion de mort met
un terme à l'idéologie réconciliatrice et à la religiosité. C'est que le malaise n'est
pas quelque chose de contingent par rapport à la civilisation, mais qu'il ressort
de l'acte même de civiliser. Ainsi, plus de civilisation n'est pas susceptible de permettre de régler une crise supposée passagère, car plus il y a de civilisation plus
il y a de destructivité. Celle-ci n'est pas seulement inscrite dans le monde biologique, mais aussi au sein même des systèmes culturels, elle atteint son point
d'acmé dans le monde occidental. Déjà Au-delà du principe de plaisir mettait en
oeuvre l'existence d'une « différence » au sens fort, d'une « différence » non récupérable dans une dialectique. Eros a pour fonction d'unir et de rassembler en
constituant des ensembles de plus en plus complexes. La pulsion de mort travaille en silence à défaire le travail d'Eros, à abolir les différences, à réduire la
complexité, pour aboutir au zéro d'excitation, pour ramener l'organique à
l'inorganique. L'essentiel de Malaise dans la civilisation est justement l'application de cette hypothèse à la culture. Si, dans un premier temps, Freud situe le
malaise dans l'obligatoire renoncement sexuel imposé par l'acte civilisateur,
dans un second temps il reconnaît l'existence d'une agressivité non érotisée,
d'une destruction à l'état pur.
Ce qui permet à Freud d'avoir ce point de vue non dialectique c'est l'influence
du judaïsme dont il est issu. Le judaïsme est l'expression d'un divorce entre
l'homme et le monde, d'un fossé qui s'est creusé entre l'homme et la divinité — et
que le christianisme essaiera par la suite de combler. Pour comprendre cela, il est
nécessaire de décrire ce qu'est une société qui ne présente pas cette cassure.
La relation au sens dans les sociétés « sauvages »
En un certain sens, les sociétés « sauvages »1 constituent l'exemple d'une
extériorité propre à décrire l'univers d'avant la cassure. Ces sociétés en effet semblent satisfaire au mieux les conditions de réalisation d'un contrat narcissique
propre à permettre aux hommes une relation plus étroite et moins conflictuelle
entre eux et avec leur environnement. Tous les actes de la vie quotidienne dans
la société « primitive » ou « sauvage » prennent une dimension cosmique dans la
mesure où ces actes réfèrent à des mythes d'origines susceptibles d'offrir aux
hommes un ancrage dans le monde. Ces mythes d'origine ont une valeur sacrée,
ils donnent signification aux événements de la vie, telles la naissance, la vie, la
mort, l'adolescence, etc. Leur valeur symbolique permet aux individus qui comc'est-à-dire
nonpas à l'étatsauvage,maisà l'état non domestiqué
1. AusensdeCl. Lévi-Strauss,
(cf.Lapenséesauvage).
Expérience culturelle et perte du sens
1191
posent ces sociétés, même au sein d'un certain dénuement, de vivre dans le plein
du sens. C'est ainsi que le temps humain est perçu comme cyclique, il permet à
chacun d'assurer une continuité, d'être en contact avec l'origine. Le monde
ancestral sert en quelque sorte de modèle ou d'archétype permettant ainsi à chacun, à chaque geste de la vie de chacun, d'inaugurer un sens tout en répétant
l'origine. Mais donnons un exemple de cette relation au sens dans une société
« sauvage ».
L'exemple que nous rapportons est celui d'une naissance dans une société
primitive, celle décrite par P. Clastres dans sa Chronique des Indiens Guayaki, et
qui va nous permettre d'illustrer ce que Piera Aulagnier a décrit comme contrat
narcissique. Il nous permet de réaliser la signification que prend la naissance
d'un individu dans ces cultures.
Chez les Guayaki, quand un bébé vient au monde, la société entière met en
place tout un dispositif propre à l'accueillir — paroles, rituels, mythes. La naissance, chez les Guayaki, est un événement à l'échelon cosmique et tout se met en
branle pour accueillir l'enfant, mais aussi pour conjurer les forces menaçantes
venues de l'au-delà. Une naissance, en effet, est suspecte, car elle est une menace
qui pèse sur le groupe des vivants, une menace venue du monde des morts. Aussi
l'accouchement de la mère se déroule-t-il dans le silence, comme s'il ne fallait en
aucun cas éveiller l'âme des disparus. Naissance et mort ébranlent l'ordre établi ;
ils sont le signe de l'état d'équilibre précaire momentané du socius, signe que la
limite entre dehors et dedans, entre le monde de l'au-delà et le monde d'ici-bas
perd son étanchéité. Aussi faut-il, par des rituels ancestraux, se protéger, reconstituer la limite, l'enveloppe susceptible de sauvegarder l'intégrité du groupe.
C'est alors toute une cosmogonie qui est évoquée, cosmogonie propre à rendre
compte de l'origine ; par les mythes et les rites qui en sont l'expression gestuelle,
le groupe tout entier recouvre sa mémoire des temps immémoriaux et rétablit
ainsi ses assises. C'est ainsi qu'en célébrant la naissance d'un des siens, il se souvient de ses origines, répétant dans un discours qui donne sens la parole fondatrice, la parole des ancêtres.
Les Guayaki se nomment eux-mêmes les « achés », c'est-à-dire : « les
bons », « les humains », déniant ce caractère aux étrangers qualifiés de « poux
de la terre », de fantômes ou d'apparitions. C'est un fait assez général dans ces
sociétés de déterminer une limite dont la fonction est de préserver un équilibre
social. Ainsi préserve-t-elle leurs structures (langage, parenté, échanges économiques), en se fermant à tout ce qui, venant de l'extérieur, pourrait mettre ces dernières en péril. Nous comprenons combien alors, c'est cet effort même de préservation d'un ordre perçu comme quasi immuable, même s'il ne l'est pas
complètement dans la réalité, qui est à l'origine d'une réalité vécue comme pleinement signifiante. « Les sauvages » vivent dans le plein du sens, ils n'ont pas
1192
Jeanne Defontaine
d'histoire, ni de philosophie : ils n'ont guère besoin en effet de s'interroger sur la
signification de leur vie ni sur le pourquoi de l'existence, car les mythes à haute
valeur symbolique et à dimension sacrée sont autant de réponses à ces questions.
Judaïsme et perte de sens
Avec le judaïsme, la valeur sacrée du mythe se perd, une cassure affecte la
relation de l'homme à l'univers qui l'entoure. Le judaïsme est l'expression de
cette cassure, la mise en scène et la mise en mots d'une conflictualité existentielle,
celle du tiraillement entre la promesse d'un accomplissement et l'accomplissement d'une promesse. Pour l'homme juif, la perte de sens s'accompagne du sentiment d'avoir été abandonné, livré à lui-même, sans réponse aux questions les
plus fondamentales de l'existence. Avec cette perte de sens qui affecte l'expérience culturelle, nous avons les premières manifestations de l'entrée dans l'historicité, car le sens n'apparaîtra, ne se révélera que le jour de l'accomplissement
de la promesse quand le messie viendra, ou le jour du jugement dernier.
Le judaïsme en effet a pris naissance avec la parole d'un dieu devenu
unique, donnant aux hommes non seulement son alliance, sa promesse, mais
aussi sa loi, les dix commandements : Yavhé a parlé aux hommes d'Israël une
fois, sur le mont Sinaï, faisant de ces derniers le peuple élu, puis il a fait silence,
il s'est tu. De sa position d'appelé, le peuple d'Israël a dû se rendre à l'évidence
d'un dieu qui se retire et abandonne son peuple. Nous savons combien l'expérience talmudique a été le produit d'un énorme travail psychique dont le but
était de colmater la cassure afin de comprendre la parole d'un Dieu qui s'est
retiré et n'envoie plus de message. Selon Freud, c'est ainsi qu'il faut comprendre
l'énorme progrès dans l'intellectualité qu'a représentée le judaïsme. Il représente
l'effort inouï de l'intellect pour tenter de récupérer à travers le texte la parole
divine devenue muette, mais rien ne vient combler ce manque, rien ne vient,
comme dans le christianisme, apporter de réconciliation entre l'homme perdu
dans ses questions et un Dieu qui se veut muet, caché, et irreprésentable.
Il y a une différence fondamentale entre judaïsme et christianisme, avec la
Bonne Nouvelle du Nouveau Testament, celle du sacrifice du fils, de l'agneau de
Dieu, qui vient ôter le péché du monde, le meurtre du père est indirectement
avoué. Dans le judaïsme, il n'y a pas cette reconnaissance indirecte du meurtre
du père ; il n'y a aucun désaccord reconnu entre le peuple juif et Dieu, car l'alliance est scellée par l'élection. Cette préconciliation, en quelque sorte, rend inutile et dépourvue de sens la réconciliation, cependant en l'absence de signes tangibles venant renouveler l'alliance, le christianisme est apparu comme réplique
au silence de Dieu.
Expérience culturelle et perte du sens
1193
Malaise et historicité
L'anthropologie qualifie les sociétés « primitives » ou « sauvages » de stationnaires pour indiquer leur non-accès à l'historicité. Certes, ces sociétés sont
dans l'histoire, car elles sont marquées par des événements qui peuvent donc être
qualifiés d'historiques et qu'étant bien évidemment situées dans le temps, elles
changent. Cependant, ce qui les caractérise et les différencie des nôtres c'est
qu'elles se défendent contre le changement, elles ne changent, pourrait-on dire,
que contraintes et forcées ; « elles baignent dans un fluide historique auquel elles
tentent de demeurer imperméables, ce qui n'est pas le cas de nos sociétés qui utilisent l'histoire pour en faire le moteur de leur développement »1. Les sociétés
« sauvages » ont tendance à se préserver de tout apport extérieur alors que les
nôtres sont avides d'une nouveauté qu'elles suscitent et dont elles sont perpétuellement en quête ; notre société intègre toujours davantage d'éléments étrangers
qu'elle tente d'absorber, tout en les vidant de leur signification originelle. Ce
besoin d'une extériorité qui recule sans arrêt ses limites est lié à l'essor du capitalisme qui, depuis le XVIesiècle, n'a cessé de s'accroître. Comme le souligne
Lévi-Strauss, la condition du fabuleux pouvoir de la société occidentale a été son
développement économique et technologique basé sur un unique projet, celui de
l'accroissement de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant. Ce choix
est loin d'avoir la même importance dans d'autres cultures qui prônent d'autres
valeurs, considérées comme non significatives par nous.
La comparaison utilisée par Claude Lévi-Strauss dans ses Entretiens avec
Georges Charbonnier pour caractériser les différences entre une société historique
et une société « sauvage » est celle de l'opposition entre une machine mécanique
et une machine thermodynamique, entre une horloge et une machine à vapeur.
L'horloge (la société « sauvage ») fonctionne sur le modèle mécanique, elle utilise l'énergie qu'on lui fournit au départ, s'il n'y avait pas de frottement elle
pourrait continuer à fonctionner de façon théoriquement indéfinie. Les machines
thermodynamiques au contraire fonctionnent sur une différence de température
entre une source chaude et une source froide, elles produisent énormément de
travail, mais en consommant beaucoup d'énergie qu'elles détruisent progressivement. La société « sauvage », elle, utilise peu d'énergie et produit peu d'ordre,
sa tendance étant de maintenir son état d'origine, et c'est pourquoi, elle apparaît comme stationnaire, sans histoire. Nos sociétés, qualifiées de sociétés
« chaudes », utilisent leur déséquilibre pour produire beaucoup d'ordre (progrès
technologique, scientifique) et en même temps beaucoup de désordre, particuliè-
Entretiens
avecGeorgesCharbonnier,
1. ClaudeLévi-Strauss,
p. 45.
1194
Jeanne Defontaine
rement sur le plan des relations humaines et des relations entre l'homme et son
environnement (lutte des classes, sous-développement, déséquilibre entre pays
développés et pays sous-développés, pollution, etc.). Ainsi, les sociétés « sauvages » peuvent-elles être considérées comme des systèmes sans entropie ou à
entropie très faible. Si la société « primitive » tend à devenir imperméable au
monde extérieur et à l'histoire, c'est qu'elle refuse l'événement, à savoir tout ce
qui vient de l'extérieur (outil, technique, savoir) qui donc étant étranger est susceptible de faire sauter les structures en place, de bouleverser les croyances, de
rendre caducs mythes et rituels, elle n'accepte en effet que ce qui a pour elle
valeur de signe, c'est-à-dire ce qu'elle peut mettre en circulation réglée à l'intérieur de son système.
Pour illustrer notre propos, prenons un exemple, celui de l'oeuvre d'art 1 qui,
dans ces sociétés « sauvages », est réalisée selon des canons extrêmement stricts,
si bien qu'il n'y a pas de différence entre, par exemple, deux oeuvres distantes de
cinquante ans. C'est ce respect de la tradition qui assure la fonction de signification de l'oeuvre, permettant ainsi une communication au niveau du groupe tout
entier et qui donc permet son assimilation à un langage. Claude Lévi-Strauss
abordant le problème de la signification de l'oeuvre d'art dans ces sociétés parle
d' « objet lourd » ou d' « excès d'objet ». A la différence de notre activité artistique qui multiplie les emprunts aux autres cultures dans une prolifération des
manières de peindre (ou de sculpter, etc.), les artistes d'une société primitive, à la
fois sorciers et guérisseurs, peuvent connaître ce qui se fait dans l'art d'une population voisine, art qui peut être aussi différent que peut l'être l'art égyptien de
l'art gothique ; mais leur attitude n'est pas d'incorporation, c'est une attitude de
refus guidée par le souci de défendre leur propre « langue » picturale. En effet, si
ces arts incorporaient trop libéralement des éléments étrangers, la fonction
sémantique de l'oeuvre et son rôle à l'intérieur de la société s'effondreraient. Dans
nos sociétés, la multiplicité des styles et des manières fait décroître la fonction
signifiante de l'activité artistique au point de la réduire à une espèce de jeu gratuit avec des codes et des systèmes de signes2. L'art n'est plus destiné à la société
tout entière, mais à des groupes d'initiés, il devient une affaire de chapelles. Dans
les sociétés « sauvages », l'objet est investi de significations multiples qu'il a fini
par perdre chez nous avec le développement de la science :3 « Tout ce que nous
1. Dansla mesureoù l'on peut s'exprimerainsi,car danslessociétés« sauvages» il n'y a pas
d'oeuvre
limitéeà la seulefonctionesthétique,l'oeuvre
ne constituepas uneréalitéisolée,ellea diverses
et religieuses.
notammentdesfonctionsmagiques
fonctions,
nousmontrentcommentilspeindraient
2. « Lespeintresabstraits,écritCl.Lévi-Strauss,
si,d'avenavecG.Charture,ilssemettaientà peindre.» End'autrestermes,ilsnepeignentquelecode(Entretiens
bonnier,p.94).
3. Et, commenousle verrons,avecle développement
du capitalet delaloidela valeur.
Expérience culturelle et perte du sens
1195
pouvons appréhender des objets par la connaissance scientifique c'est autant qui
est déjà retiré, enlevé à l'appréhension esthétique »1 ; c'est aussi pourquoi dans
notre société l'objet est moins dense, car elle s'alimente sans arrêt d'éléments
étrangers qu'elle tente de digérer, de transformer en signes échangeables dans
son système. Comme on peut l'imaginer, cette intégration ne va pas sans une
perte considérable, car l'objet une fois intégré par la loi de la valeur est vidé de sa
signification.
Désordre et dissolution du contrat narcissique
Il faut se demander maintenant quelles sont les incidences de ce type de
fonctionnement social sur les individus, et notamment ce qu'il advient du
contrat narcissique — dont il a été précédemment question, en particulier à
propos des Guayaki. Dans Malaise... la notion d'un contrat est présente dans
l'idée du renoncement échangé contre la sécurité offerte par la civilisation et
c'est vraisemblablement une part de son narcissisme que l'individu abandonne
dans ce contrat. Mais il faut aller plus loin dans cette direction, dans sa notion
de contrat narcissique. Piera Aulagnier avance l'idée selon laquelle l'investissement narcissique implique l'idée qu'il y a une place pour soi dans le groupe et
dans l'ordre des générations. Une des conditions de l'identité et de l'investissement de soi est la reconnaissance, par le groupe, du sujet comme porteur
d'une continuité ; la condition de l'investissement narcissique et du sentiment
d'identité est de pouvoir se situer dans la dimension transgénérationnelle.
Comme on l'a vu chez les Guayaki, le nouveau-né est l'objet d'une reconnaissance symbolique, et c'est cette reconnaissance qui donne à cet enfant son
identité, c'est-à-dire sa place dans les relations familiales et sociales, l'inscrivant à la fois dans la continuité générationnelle et dans l'ordre cosmique.
Dans nos sociétés, il n'en est pas de même, la place qu'occupe un individu
n'est plus définie par une position dans les structures sociales, dans la continuité générationnelle et l'ordre cosmique, mais elle est référée à ce que l'on
fait, c'est-à-dire à la place qu'on occupe dans la production. Cette place n'est
pas véritablement une place, car n'importe qui d'autre est susceptible de l'occuper. Ne pas avoir de place signifie ne pas avoir de sens et c'est pourquoi nos
sociétés sont en quête perpétuelle d'un sens à venir. Nous avons vu que c'est
cela même qui les constituait comme historiques, le malaise de nos sociétés est
fié à l'historicité, et à la crise des valeurs et du sens qui la définit et qui vient
ébranler les assises narcissiques des individus qui voient tous leurs repères
1. Entretiens
avecGeorges
Charbonnier,
p. 89.
1196
Jeanne Defontaine
identificatoires faire défaut, modifiés ou emportés par l'incessante transformation. Nous touchons ici à l'univers de l'indifférence généralisée qui est celui de
la loi de la valeur.
In-différence généralisée et loi de la valeur
Il est important de souligner que si la philosophie de l'histoire marxiste a été
réfutée, comme on sait, par le cours de l'histoire, Marx ne s'est pas trompé
quand, repérant les effets de l'entropie dans le capitalisme, il a décrit ce qu'il a
appelé l' « indifférence généralisée ». Cette « indifférence » est selon nous le ressort essentiel du malaise dans la civilisation et la figure la plus exemplaire de l'effet de la pulsion de mort. Nos sociétés, soumises à la seule loi de la valeur, ont
complètement pulvérisé la relation d'individu à individu, dorénavant littéralement subordonnée au seul facteur économique. La loi de la valeur joue un rôle
essentiel dans le processus de désignification, car elle rend tous les objets équivalents ; en effet, cette loi consiste à négliger la valeur d'usage des produits, leur
capacité de satisfaire un besoin, pour ne retenir qu'une abstraction, qu'une pure
quantité, le temps de travail social moyen nécessaire à leur production. Cette loi
est opérante, elle transforme l'objet, lui faisant ainsi acquérir un statut d'équivalence qui le rend échangeable, en quantité déterminée, contre n'importe quel
autre produit pourtant qualitativement différent. Une telle opération d'abstraction et de quantification annule ainsi toutes les différences, pour rendre tous les
objets équivalents, en faire des marchandises. Ainsi, écrit Marx : « Toutes les
valeurs deviennent échangeables en tant qu'équivalentes, et elles ne sont des
équivalents que comme quantités égales d'un temps de travail matérialisé, ce qui
efface toute considération de leurs qualités naturelles en tant que valeurs
d'usage. »1 D'autre part, ce système d'équivalence généralisé implique la notion
de travail comme pure abstraction, c'est-à-dire qu'elle pose l'égalité des travaux
différents d'individus différents. Ainsi, « on peut comparer leurs travaux les uns
aux autres, comme s'il s'agissait d'un travail identique et cela en réduisant tous
les travaux à un travail de la même espèce »2. La conséquence en est qu'il est
indifférent de savoir de quel individu c'est le temps de travail. Ce dernier « se
réalise dans un produit général, un équivalent général, un quantum déterminé de
temps de travail matérialisé »3. Ainsi, cette loi de la valeur n'étend pas seulement
son règne sur les choses, mais aussi sur les personnes. Non seulement derrière le
temps de travail s'efface l'individualité du travailleur, mais encore, par ce proces1. Karl Marx,Introduction
à la critiquedel'économie
politique,p. 121.
2. Ibid.,p. 12.
3. Ibid.,p. 12.
Expérience culturelle et perte du sens
1197
sus de désignification, il prend lui-même statut de marchandise ; c'est ainsi que
le prolétaire se définit comme étant celui qui n'ayant rien à vendre a encore
quelque chose à vendre : sa force de travail. Une des conséquences, la plus
grave, en est la désignification des relations humaines, qui ne sont plus que le fait
du hasard, la loi du marché étant, en effet, celle du hasard, celle de la rencontre
hasardeuse entre un vendeur et un acheteur de marchandise (de force de travail).
« L'indifférence à l'égard de tel travail déterminé correspond à une forme de
société dans laquelle les individus passent avec facilité d'un travail à l'autre et
dans laquelle le genre précis de travail est pour eux fortuit, donc indifférent. »1
Soulignons aussi que de cette façon c'est l'argent qui devient le médiateur, le seul
médiateur, de toutes les relations sociales.
L'essentiel de Malaise... réside, sans doute, dans l'application à la culture de
l'hypothèse de la pulsion de mort. La loi de la valeur dont l'effet essentiel
consiste dans l'arasement des différences pourrait être imputée à la pulsion de
mort dont l'effet est bien la dé-différenciation, la désignification.
Comme on sait, Freud a abordé le social en terme, de pathologie individuelle pour faire un diagnostic de névrose. Mais dans la machine du capital
décrite par Marx, nous avons affaire à un fonctionnement social fait de crises
continuelles qui ébranlent foncièrement nos assises narcissiques. Ces descriptions de l'énorme machinerie du capital et de sa relation avec l'individu font penser à une économie relationnelle de type narcissique, à mi-chemin entre psychose
et perversion. Paul-Claude Racamier dans son livre Le déni des origines repère
différents degrés du déni. Nous avons reconnu dans notre lecture de Marx ce qui
correspond à l' « objet inanitaire », produit d'un déni portant sur les significations 2. Quoi de plus parlant à ce sujet que cette invasion par l'économique et par
la loi de la valeur ? Celle-ci, en effet, pure quantité, vide les objets de leur substance et de leur signifiance et instaure l'équivalence généralisée. L'indifférence,
elle aussi généralisée, la subordination au monde des choses est également
constitutive d'un univers fait d' « objets inanitaires ».
On retrouve également dans la société capitaliste ce « déni paradoxal » que
constitue pour Racamier le refus de la capacité d'avoir des origines. Avec la
domination du capital, il est effectivement inutile de recourir à l'origine pour
rendre compte du présent. Le fonctionnement synchronique du système exclut le
recours à l'histoire ou à la diachronie, c'est-à-dire exclut la nécessité de devoir
avoir recours aux origines pour rendre compte de l'état actuel de ce système. Le
capitalisme est à la fois le résultat d'une accumulation (il s'est édifié sur les ruines
des sociétés passées) et en même temps il est en rupture avec son passé. Son but
1. Ibid.,p. 168.
2. P.-C.Racamier,
Legéniedesorigines,
p. 221.
1198
Jeanne Defontaine
n'est autre que la reproduction de soi, et en tant que système il peut rendre
compte de lui-même indépendamment de tout recours aux origines.
Un troisième type de déni est repérable comme « déni de désir propre ».
Dans le processus de production, l'homme perd son caractère humain pour
devenir un travailleur, un attribut de la machine ; il est réduit à l'ustensilité en
tant qu'il constitue une force de travail, une marchandise soumise comme n'importe quelle marchandise à la loi de la valeur.
Il est essentiel de pouvoir appréhender le malaise de notre société à l'aide
des concepts et des outils intellectuels laissés par nos prédécesseurs, mais sans
tomber pour autant dans les pièges de l'idéologie et de ses lendemains qui chantent ; en cela nous sommes fidèles au « pessimisme » de Freud qui écrit avec
humour : « Aussi n'ai-je pas le courage de m'ériger en prophète devant mes
frères et je m'incline devant leur reproche de n'être à même de leur apporter
aucune consolation car c'est bien cela qu'ils désirent, tous les révolutionnaires
les plus sauvages, non moins passionnément que les braves piétistes. »1
JeanneDefontaine
199,boulevardMalesherbes
75017Paris
BIBLIOGRAPHIE
Pierre Clastres, Chroniquedes Indiens Guayaki,Plon, 1972.
Piera Castoriadis-Aulagnier,La violencede l'interprétation,PUF,1975.
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire,La pensée sauvage,PUF,Entretiens avec G. Charbonnier.
Jean-François Lyotard, Dériveà partir de Marx et de Freud, Payot ; Des dispositifspulsionnels, Payot, 1973.
Karl Marx, Introductionà la critique de l'économiepolitique, Ed. Sociales, 1857; Manifeste du Parti communiste,Ed. Sociales.
Mircea Eliade, Le mythe de l'étemel retour, Gallimard.
Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme,Gallimard; Par-delà le principe de plaisir,
Payot.
Paul-Claude Racamier, Le génie des origines,Payot, 1992.
1. S. Freud,Malaisedansla civilisation,
p. 107.
Au-delà
du malaise
Steven WAINRIB
Concluant Malaise dans la civilisation, S. Freud pose la question suivante :
« La plupart des civilisations ou des époques culturelles — même l'humanité
entière peut-être — ne sont-elles pas devenues "névrosées" sous l'influence des
efforts de la civilisation même ? »1
Sa question concerne directement l'instauration du Surmoi. Au conflit psychique, à ce qu'il véhicule comme antagonisme entre les forces pulsionnelles et
les exigences issues de la culture, correspond un certain degré de malaise dans la
civilisation. Comme le remarque Freud, le sentiment de culpabilité engendré par
la civilisation n'est pas reconnu comme tel, mais, restant en grande partie
inconscient, se manifeste comme « un malaise, un mécontentement auquel on
cherche à attribuer d'autres motifs ».
Au-delà du malaise, incontournable 2, surgissent à certains moments de l'histoire des « maladies collectives ». La crise s'ouvre lorsque le malaise n'est plus
contenu, lorsque l'équilibre entre l'ordre et le désordre se rompt sur le versant de
la décomposition. Ce qu'elle laisse entrevoir c'est la destruction des liens, le
désinvestissement du contrat socioculturel auquel se réfère l'ensemble.
Le culte dela haine de « l'étranger », le rejet de la différence assimilée à la
source du mal, l'idéalisation de l'omnipotence du meneur ou la réification d'une
croyance, sont quelques-unes des figures régressives que peut se forger un groupe
humain, échouant à cette tâche, toujours inachevée, d'instituer une culture collective, dans laquelle puissent se forger les termes d'une reconnaissance possible
de l'un et de l'autre.
1. S. Freud,Malaisedansla civilisation,
1929,trad. Rev.franç.Psychanal.,
janv. 1970,t. XXXIV,
p. 78.
de l'endiguer.
2. Toutordrecontientdu désordre,en sonsein,touten s'efforçant
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1200
Steven Wainrib
Il est des moments de l'histoire, assez bien répertoriés par d'autres discours
que le nôtre, qui entraînent un déséquilibre croissant dans l'organisation collective. Les crises1, le chômage, les scandales d'un pouvoir qui ne respecte pas le
droit et le disqualifie, sont des exemples de ce qui conduit à une décomposition
du contrat social.
Il en résulte un risque d'effondrement des médiations symbolisantes, des
repères identificatoires. Les règles du jeu social semblent tendre à ne plus recouvrir que des rapports de force, perdant leur sens de pacte organisateur, pour ne
sembler tendre que vers une lutte à mort.
L'angoisse joue son rôle de signal d'alarme, d'anticipation de la panique,
due à la désagrégation de la cohérence du groupe par perte des liaisons réciproques. Le risque anticipé est alors celui d'un chaos, d'une violence dans la déliaison, provoquée par le fait que chacun se préoccuperait de lui-même, sans égard
pour les autres. Tout se passe comme si l'effondrement de la trame culturelle
laissait entrevoir l'émergence d'un potentiel de haine narcissico-pulsionnelle,
antérieurement contenu par un système de médiations qui se délite. A la différence comme facteur d'individuation se substitue son envers, de confronter l'un
à l'autre comme persécuteur. C'est le temps de l'angoisse massive de l'étranger,
issue de l'inconscient, le situant comme lieu du mal, cause du manque à être.
Lorsque dans l'histoire surgit un trouble des identifications, le vacillement
des appartenances symboliques, un discours totalitaire trouve à se diffuser. Il
n'est plus alors une extériorité signifiante, que ceux qui s'organisent sur le mode
d'une connaissance paranoïaque pourraient tenter d'imposer par la seule force.
Il persuade et fascine, rencontrant le mouvement régressif de l'ensemble.
Il promet une solution simple, l'affirmation d'une « Identité » à partager, au
moment où chacun entrevoit d'être seul avec ses projections inquiétantes, issues
de la violence pulsionnelle.
L'identité est alors niée comme résultante complexe, associant une pluralité d'appartenances et d'identifications. Un trait identificatoire 2, unaire, vient
à se présenter comme le seul, apte à assurer une refonte des liens. A l'angoisse
du « chacun pour soi » répond un « tous pareils », la haine se dirigeant vers
ceux qui incarnent la différence, en étant hors de ce découpage parfaitement
contingent.
On pourrait s'étonner, sur le plan économique, du lourd prix à payer lors de
l'entrée en totalitarisme, en termes de perte d'individuation. La défense contre
l'angoisse ne suffit pas à rendre compte de tels mouvements d'adhésion à un
1. Ausenstrèslarge,intriquantlesdimensions
lafaillitedesidéauxcollectifs,
économico-politiques,
l'excèsd'imprévisibilité
liéà l'effondrement
desrégulationsdu désordre...
2. « Race», ethnie,nationalité,religion,rapportde classe...
Au-delà du malaise
1201
mode identificatoire paradoxal tant il désidentifie en même temps qu'il tend à
faire croire en l'Etre.
Un tel mode identificatoire laisse entrevoir à ceux qui s'y lancent à corps
perdu le retour de la complétude, que chacun s'imagine inconsciemment avoir
égarée, pour ne pas penser qu'elle est impossible. Fonder le lien social sur un
trait unaire d'identification, c'est construire l'illusion d'une fin du manque
puisque l'autre pourrait n'être qu'un double. A ce point, l'illusion est sans cesse
menacée de démentis. L'identification par ce trait unaire, apparemment si fascinante, risque de dévoiler son envers négatif. Pour se parfaire elle appelle à tuer
en l'autre tout ce qui rappelle qu'il n'est pas assimilable à un autre soi ou à son
miroir, et pousse à annihiler tout ce qui dans l'existence de sa propre vie psychique rappelle que l'identification narcissique ne serait qu'un leurre.
La destruction des « Autres », préservant la préférence des « Semblables », s'offre à défléchir ce mortifère. La haine ne doit jamais cesser, ultime
garde-fou qui situe une frontière, tout en combattant ce qui vit au-delà. C'est
un jeu tragique avec le déni de la différence qui s'instaure : viva la muerte y
tenant lieu d'orgasme.
Les « Autres » sont chargés du monde pulsionnel : sales, avides, « envahisseurs » voulant prendre toute la place, jouir des femmes, des mères, à moins
qu'ils ne soient des homosexuels... Dans ce mouvement il s'agit d'opérer une
« purification »1. S'il est incompatible avec sa vie de se débarrasser parfaitement
de ses pulsions, comme signe de son incomplétude et de son indépassable différence d'avec tout autre, il reste possible de croire s'en défaire, si l'on venait à éliminer ceux qui en sont projectivement dépositaires. Un mouvement voisin
s'opère sur le plan de la pensée dans l'envie de tuer ceux qui ne pensent pas
« pareil », alors que chacun pressent que c'est dans l'existence de sa propre vie
psychique, liée au corps, qu'est le plus fort des signes d'une différenciation.
A la limite de cette logique, l'Autre n'est plus perçu comme un être humain,
le seul être humain se trouvant dans le même. Cet édifice cherche son achèvement dans la figure du meneur, le « génie » de l'identification idéalisante.
Un des ressorts de son pouvoir magique est de sembler pouvoir lever une
contradiction fondamentale entre l'auto-suffisance que vise le narcissisme absolu
et le lien nécessaire à d'autres pour continuer son existence, hors autisme. Il
incarne l'auto-référence absolue comme visée inouïe de la masse. Ecrasant jusqu'à l'idée d'une interrogation sur ce qui fonde son pouvoir, ne se rapproche-t-il
«Dela pureté»insistaitsurlesliensentrela puretéet
1. Cf.B. Grunberger,quidanssaconférence
venanten oppositionau narcissisme
et Anubis,Paris,
la fuitecontrel'intégrationpulsionnelle
(Narcisse
Ed.DesFemmes,1989).
1202
Steven Wainrib
pas de la figure de Dieu, qui dit à Moïse, au buisson ardent, « Je suis Celui qui
Est », c'est-à-dire le Tout-Puissant ?
Par là, il devrait être parfaitement antisocial, mais c'est justement ce qui fait
sa force d'attraction : réussir à faire croire qu'il se situe comme le plus sûr facteur de lien social 1.
S'engouffrant dans la brèche des difficultés du collectif, à se forger de nouveaux équilibres entre l'ordre et le désordre, se présente le discours de l'ordre
« nouveau », reprenant les plus vieilles promesses du salut, d'un Ordre sans
désordre.
Aux incertitudes du sens, pendant la crise, à ce qui pourrait advenir
comme issue vers de nouvelles complexifications, vient se substituer l'excès de
sens, produit des idéologies ou croyances, hypersimplifîcateur. Rocs inusables
qu'on tendrait à croire disqualifiés par le passé, par la mémoire collective2,
alors qu'ils se représentent habillés de neuf pour ne rien perdre de leur pouvoir
de fascination.
L'excès de sens se présente comme une grille serrée, une totalité achevée,
clôturant la signification, écartant la question à laquelle elle renvoie, l'inconnu
qu'il promet d'éliminer.
La pensée advient d'un manque, du mouvement lié à la mise en tension
d'un écart entre ce que devrait être l'objet pour soi et ce qui tient à son existence.
La « pensée » totalitaire tente de jouer, hors jeu. Elle dit le sens de l'histoire,
serre le présent, prédit l'avenir, lève l'écart de l'incertain. Tout ce qui advient
confirme la grille : un degré de plus et ses « prophéties » se réalisent, comme si
c'était l'effet de leur « vérité ».
La seule figure de l'autre, que conçoit un tel Tout, c'est celle de celui qui
adhère, venant alors réfléchir sa tendance à être une pensée qui en finirait avec
ses limites constitutives.
Un point est alors crucial pour l'instauration de cette clôture, tentant de
faire le vide autour d'elle. C'est de pouvoir se présenter comme une production
qui n'a plus rien d'un point de vue subjectif. Il s'agit de faire force de Loi dans
l'énonciation, en occupant le site de la Vérité, l'Evidence, la Science, ou la
Nature des choses, d'incarner le Souverain Bien.
1. Cf. S. Freud: « Unetellemasseprimaireestun certainnombred'individusqui ontmisun seul
et mêmeobjet à la placede leur idéaldu moiet se sont, en conséquence,identifiéslesuns avecles
autresdans leurmoi(Psychologie
desmasseset analysedumoi,p. 54,1921,trad. franç.,OEuvres
complètes,
XVI,PUF.)
2. Le « négationnisme
du déni,
», proposantune identification,
omnipotente,par la communauté
viseà disqualifier
la mémoire,à fairedelavictimeun persécuteur,à diredela réalitéqu'ellen'estqu'une
pureinvention,qui envautuneautre.
Au-delà du malaise
1203
Rèifier un trait unaire d'identification, c'est lui faire perdre de son sens symbolique. A la différence renvoyant à d'autres différences se substitue la croyance
en un trait qui puisse venir à réfléchir un Tout, le reste n'étant que déchet à éliminer. Le découpage identificatoire réducteur doit s'imposer comme une évidence et non comme une construction, qui en tant que telle renvoie indéfiniment
à d'autres points de vue possibles, effondrant toute la chimère.
Ainsi, par exemple, Charles Maurras affirme que, « la démocratie n'est pas
un fait. La démocratie est une idée... L'idée démocratique est fausse, en ce qu'elle
est en désaccord avec la nature »1.
Son propos situe dans ses prémisses l'idée démocratique comme symbolisation, ce qui ne semble pas la disqualifier. Mais Maurras va aussitôt en tirer parti,
pour affirmer son caractère de fausseté parce qu'elle est en désaccord avec la
« nature ». Il anticipe ainsi sur le développement de sa pensée, « Vraie », puisqu'elle n'est pas un point de vue, mais le reflet du réel.
Cette pensée se fonde sur son désaveu de ce qui la constitue.comme pensée symbolisante. Elle se présente, lorsqu'elle se pose en plein accord à la
2
nature, sans faille, autant que sans terme tiers la contextualisant. L'excès de
sens tire donc sa force d'illusion de sa prétention à résoudre un manque,
constitutif de l'activité de pensée, en niant la construction de la signification, le
découpage qu'elle opère.
Au bord du délire, poussé par la passion d'un rapport paradoxal aux différences, ce discours projectif doit, pour se représenter comme pensée, convaincre
de son hyperréalité. Pensée incestueuse d'un rapport « naturel » à la mère, elle
va retrouver les solutions de la perversion narcissique3. Elle se veut alors défense
des valeurs, pure émanation du Bien, effaçant ainsi par avance toute culpabilité
à porter le meurtre et le sadisme au rang de doctrine. La parfaite adéquation à
la nature des choses, à la réalité en soi est ici fétichisée, disqualifiant toute mise
en question, falsifiant tout désaccord à son emprise.
L'art devient alors lui aussi un enjeu. Il est avant tout investi comme une
arme. Il devient un des terrains où se joue la crédibilité du « réalisme » du
monde totalitaire. On peut ainsi se demander pourquoi les nazis ont si spectaculairement pris comme cible ce qu'ils exposaient comme « art dégénéré », tandis
que les staliniens ne pouvaient tolérer que le « réalisme socialiste ».
24août 1902.Citépar J.-L.Mai1. CharlesMaurras,Questionsde fait,in Revueencyclopédique,
L'extrêmedroitesurledivan,Imago,1992.
sonneuve,
ne s'opère,dansle rapportà l'objetauquelellese
2. Ne serait-cequeparcequ'unesignification
réfère,quepar lerenvoià d'autressignifications.
3. PourreprendreuntermedeP.-C.Racamier.
1204
Steven Wainrib
Où était le danger de l'art contemporain, expressionnisme ou abstraction,
pour avoir déclenché une telle haine, même contre les créateurs membres du
parti au pouvoir ?
L'image d'une création, présentifiant une manière de voir le monde, non
dans le leurre de prétendre dire ce qu'il est, mais en reconnaissant ce qu'est la
nécessité intérieure, la pulsion, qui pousse à le recréer, révélait que tout le discours totalitaire pouvait n'être qu'un rêve qui tournait au cauchemar.
Ce que vient à dévoiler l'art, changeant au fil de l'histoire, c'est que la psyché ne produit pas un pur reflet, même enjolivé, du réel. C'est ce que tente de
cacher, dans le totalitarisme, le culte de l'académisme, ou le retour à de soidisant intemporelles vérités de l'art à l'époque gréco-romaine, comme célébration du narcissisme phallique. Dans l'art contemporain, un coin du voile continue d'être levé sur les enjeux pulsionnels de la figuration, et les mouvements
d'affects, qui président à l'édification d'une culture. Il tend à l'idéologie, par ses
déformations de plus en plus affichées, le miroir cru de sa propre visée : créer un
monde avec les pulsions. C'est ce qu'elle fait, mais en niant chercher à réaliser un
fantasme, quand bien même ce serait celui de ne plus en avoir, dans l'évidence de
la doctrine.
Elle vise à décrire le monde comme il est, voulant à tout prix faire oublier ce
qu'elle a fait pour le trouver ainsi. Délire collectif ou reflet de la réalité, tel est le
dilemme dans lequel s'enferme elle-même l'idéologie totalitaire, qui ne peut que
refuser d'être subjective, réfutable.
La réponse des nazis fut logique dans sa visée défensive : les artistes
modernes sont des fous, des dégénérés, puisqu'ils ont renoncé à refléter le réel.
De l'autre côté, aussi préoccupés de faire disparaître l'art moderne, nous avons
assisté à la description de la dissidence comme forme « torpide » de la schizophrénie.
« Folie, saletés, cochonneries, bordel », telle fut la litanie des nazis, se plai1comme combat culturel. Les «
du
avaient
monté
gnant
spectacle qu'ils
purificateurs » reprochaient aux artistes de traîner dans la boue le combattant allemand,
de transformer en « putain lascive » la « mère allemande ». Prêts à gazer des
millions d'êtres humains, ils s'offusquent en esthètes des « éclaboussures
criardes » présentes dans les tableaux, représentation insoutenable de l'analité, à
expulser dans un agir mortifère.
Les psychanalystes s'avèrent eux aussi rigoureusement insupportables pour
les régimes totalitaires. Le fait qu'ils invitent leurs patients à dire ce qui leur
vient à l'esprit est déjà considéré comme une subversion. Qu'ils tiennent un dis1. Cf.L'art dégénéré.Uneexposition
sousle IIIeReich,Ed. JacquesBertoin,1992.
Au-delà du malaise
1205
cours sur la pulsion et le fantasme et laissent entrevoir qu'on peut, au cours
d'une analyse, en considérer les effets, sans écraser le développement de la symbolisation avec l'agir, les met en opposition radicale à ceux qui s'autorisent le
plus extrême sadisme au nom du Bien.
La psychanalyse est ressentie comme une menace par tout ordre qui s'institue par clivage se soutenant dans sa visée idéalisante et omnipotente de la projection en d'autres, désignés comme objets de haine. Elle s'oppose, de fait, à tout
mode idéologique qui veut résoudre le manque humain, se posant comme pur
reflet du réel, alors qu'il tend à fonctionner sur un déni collectif. Potentiellement,
sa recherche représente ce qui peut rendre manifestes certains enjeux masqués du
discours, repérant la part de l'inconscient dans l'invention de visions du monde
qui prétendent le décrire tel qu'il est. Elle réintroduit la question du processus de
subjectivation, liant la dimension pulsionnelle et le mode identificatoire, là où
tout devrait sembler se résoudre dans la solution de l'idéalisation du pouvoir
d'une idéologie, d'un meneur.
Une des caractéristiques des abus de pouvoir, des excès de sens de l'idéologie ou de la croyance, est justement de tenter de montrer que l'ordre qu'ils instaurent est tellement naturel, scientifique, évident ou transcendant, qu'il n'y a
plus de place pour une question, sur ce qui vient à les produire en tant que tels.
L'actualité de Malaise dans la civilisation, dans ces temps de crise, est peutêtre de nous montrer qu'après Freud nous n'avons pas à nous dérober à une
recherche sur la manière dont l'inconscient participe des mises en sens que peut
se donner le collectif. L'effet de fascination, plus efficace que la coercition, qu'engendrent les idéologies à potentiel mortifère, reste à interroger.
Psychanalystes, ne sommes-nous pas porteurs de questions sur l'avenir des
illusions ? Freud a eu raison de montrer, dans Malaise dans la civilisation, l'illusion à l'oeuvre dans les voies promettant le salut, et la méconnaissance de la psyché que suppose l'attribution de tout le mal à une extériorité que serait la propriété privée.
Aujourd'hui, la démystification marxiste s'étant trouvée à son tour démystifiée, c'est l'idéologisation de la psychanalyse qui consisterait à lui attribuer la
fonction d'un pouvoir mythique de mise en transparence absolue des formes
d'organisations collectives, réduites à l' « interprétation » de l'ensemble des
significations d'une culture en fonction des logiques de l'inconscient, parfaitement « retrouvées » au niveau des formes constituantes de l'ensemble.
Une différence de niveaux marque la différence entre psyché individuelle et
collectif, hiérarchie dont il convient de reconnaître l'enchevêtrement. Ne plus
considérer de nos jours que les médiations sociales ont une origine sacrée, intangible, conduit à les penser comme émergence intersubjective, produite au fil
1206
Steven Wainrib
d'une histoire. Une fois constituées au fil de l'histoire, elles font retour, mais en
extériorité signifiante, interférant avec les données du désir de l'un et de l'autre.
Prendre en compte cet enchevêtrement de niveaux différenciés, entre psyché
et civilisation, nous conduit à la limite des essais de psychanalyse appliquée à ces
questions, ce qui peut leur laisser leur part de sens, leur valeur métaphorique. La
civilisation n'est ni totalement transparente à ce que nous pourrions en dire de
ce point de vue, ni d'une opacité telle que rien des logiques de l'autre scène n'y
serait repérable.
Une civilisation n'est-elle pas susceptible de bouger, en inscrivant dans son
champ un certain nombre de questionnements permanents — dont fait partie la
psychanalyse appliquée — sur ce qui vient à la former comme telle. Ces diverses
approches des processus de morphogenèse d'une culture sont amenées à faire
partie de la civilisation, dont ils décrivent les formes mouvantes, les liens et les
déliaisons. Un ensemble humain n'est plus tout à fait le même s'il en vient à s'autoriser un retour 1 sur ce qui le pousse à produire, au cours de son histoire, ce qui
vient donner sa marque au devenir de ceux qui s'y inscrivent, pour vivre.
StevenWainrib
17,avenueduDrArnoldNetter
75012Paris
1. La penséetotalitairene peuts'accommoder
de cequ'ellerepèrecommemenacededestructionde
sesfondements.
Où projeter
dans
un monde
fédéré
par
le haï,
l'Eros
?
Denys RIBAS
« Il n'est manifestementpas facile aux
cetteagressivité
humainsderenoncerà satisfaire
qui est leur; ils n'en retirentalorsaucunbienciviliséplusréduit,c'estlà
être.Un groupement
son avantage,ouvreuneissueà cettepulsion
instinctiveen tant qu'il autoriseà traiteren
ennemistousceuxqui restenten dehorsdelui.
Etcet avantagen'estpasmaigre.Il esttoujours
possibled'unirlesunsauxautresparlesliensde
l'amourune plus grandemassed'hommes,à
conditionqu'ilenrested'autresau-dehors
pour
recevoirdescoups.»
S. Freud,Malaisedansla civilisation,
p. 68
(trad.,PUF,1971).
L'actualité de Malaise dans la civilisation ne fait pas de doute au regard des
événements du monde. Les questions que Freud soulève méritent cependant
d'être réévaluées en fonction des convulsions et évolutions planétaires survenues
depuis 1929.
La thèse de Freud repose sur le parallélisme entre la constitution individuelle du surmoi et l'avènement d'un surmoi collectif (Kultur-Überich). C'est
l'occasion pour lui de reprendre l'évolution de sa théorie des pulsions, et de
montrer la pertinence du dualisme pulsionnel élaboré après. 1920 : « Désormais
la signification de l'évolution de la civilisation cesse à mon avis d'être obscure :
elle doit nous montrer la lutte entre l'Eros et la mort, entre l'instinct de vie et
l'instinct de destruction, telle qu'elle se déroule dans l'espèce humaine. Cette
lutte est, somme toute, le contenu essentiel de la vie » (p. 78).
Freud est alors conscient que ce but tend vers l'unité des populations du
monde en une civilisation : « Nous ajoutons maintenant que ce processus serait au
service de l'Eros et voudrait, à ce titre, réunir des individus isolés, plus tard des
Rev.françPsychanal,
4/1993
1208
Denys Ribas
familles, puis des tribus, des peuples ou des nations, en une vaste unité : l'humanité
même. Pourquoi est-ce une nécessité ? Nous n'en savons rien ; ce serait justement
l'oeuvre de l'Eros. » Mais l'hypothèse que l'humanité parvienne à ce but rapidement n'a pas sa faveur et il va insister sur la difficulté intrinsèque à la bipulsionnalité humaine, présente tout au long du processus, plus que sur les problèmes nouveaux créés par son aboutissement. On voit là son pessimisme, que les années qui
suivirent devaient largement confirmer ! Il ne faut cependant pas se méprendre, la
réflexion de Freud est moins l'anticipation du nazisme, l'échec du processus civilisateur, que le dévoilement du prix à payer sa réussite, sa contradiction interne avec
l'individualisme, et l'hypothèque interne que représente le devenir de l'instinct de
mort. Comment constituer un surmoi planétaire ? Cette question garde toute son
acuité, et nous y reviendrons. En revanche, la citation que j'ai placée en exergue de
cet article est la seule à envisager le problème économique posé par la disparition
d'un extérieur sur lequel projeter la destruction. Mon propos est que ce problème
est récemment devenu d'actualité.
Où projeter le haï dans un monde unifié ?
La mondialisation de l'économie réalisée à la suite de la seconde guerre
mondiale a été relativisée par la guerre froide. Les deux blocs se sont mutuellement offert l'ennemi nécessaire à l'économie projective (ceci répondant à la question de Freud sur ce qu'allaient « entreprendre les Soviets une fois tous leurs
bourgeois exterminés »). La chose n'était pas acquise, mais ceci a permis de garder la maîtrise des capacités formidables de destruction forgées par la technique
des hommes. C'est cette situation qui vient de prendre fin. Il n'y a plus de civilisation concurrente, radicalement étrangère, pour incarner le mal.
Bien sûr le fanatisme religieux est là, et peut-être que, dans quelques mois,
l'humanité aura fait la preuve de sa capacité au clivage, oeuvre de Thanatos ;
nous connaissons la puissance du fanatisme et de la religion sur les hommes.
Mais on m'accordera qu'il s'agira alors d'une régression. Nous connaissons,
nous l'avons pratiqué il y a peu de siècles.
Bien sûr les îlots de barbarie abondent sur notre terre, mais ils nous apparaissent comme la lèpre de notre planète, pas comme radicalement étrangers.
Plus proche de nous encore, le sort de l'ex-Yougoslavie nous fait avant tout
honte, comme un cancer de notre Europe. Même les lointains Chinois tirent sur
leur jeunesse de manière lamentablement familière. Notre monde est malade,
mais il est un et nôtre.
Le rôle ambigu et exhibitionniste des reportages sur les exactions de tous les
peuples a au moins pour conséquence une unification de la conscience planétaire.
Où projeter le haï, dans un monde fédéré par l'Eros ?
1209
La conséquence de ceci est que nous perdons un extérieur, avant d'avoir dominé la destruction, et ceci inverse le rapport interne des considérations de
Freud.
Un certain enthousiasme de l'époque de la conquête de l'espace était peut-être
dû à cette dérivation possible de la destructivité sur un ailleurs à conquérir. Mais
cette ouverture topique et dynamique s'est heurtée aux limites de notre emprise, et
nul martien n'a consenti à être le support de la haine de l'humanité. L'espace, indifférent et inaccessible, se dérobe à être investi, à tous les sens du terme. Le problème
économique est donc effrayant, si l'on suit Freud dans son parallèle entre individu
et civilisation : plus rien de la pulsion de mort ne peut plus être dérivé au-dehors. A
défaut d'un masochisme érogène — ou mortifère... — planétaire, quelle issue
s'offre alors à l'humanité comme alternative à la régression dans le clivage ?
Les difficultés de l'avènement d'un surmoi planétaire
Nous avons relevé certains éléments favorables : c'est de honte dont j'ai
parlé, et il n'est pas exclu qu'une culpabilité puisse s'y originer, devant les crimes
et les guerres que les médias nous montrent, réalisant un véritable système
d'auto-observation. Les satisfactions sadiques-voyeuristes prises secrètement en
ces occasions prennent même une heureuse familiarité avec les satisfactions que
le surmoi donne au ça...
Le pessimisme freudien et les propos sur le surmoi des Nouvelles conférences
pourraient même nous faire souhaiter dans cette ligne que l'Organisation des
Nations Unies gagne de la crédibilité dans ses actions de police contre les
hommes en formant des unités de « casques noirs » recrutant parmi les plus sanguinaires des combattants et terroristes ! Je vous laisse en imaginer la composition à la guise de vos haines. Nous pourrions ensuite défiler le coeur léger pour
stigmatiser leurs brutalités...
Ma fiction scandaleuse ne fait qu'imager le fait que, pour la première fois
depuis sa création, l'ONU a voté au début de l'année 1993 à l'unanimité une opération de police mondiale en Somalie. Le passage de la guerre au maintien de
l'ordre par une police n'est donc plus une fiction. Mais le problème de sa crédibilité dans des cas plus graves se pose avec acuité dans la réalité, et la question,
sous l'angle analytique, de la mise au service de la paix de la destructivité ne
s'évacue pas aisément.
Freud nous propose le mythe du meurtre du père, et propose qu'à la suite
du Christ quelques volontaires s'offrent à être trahis et tués pour réunir l'humanité dans la culpabilité, et permettre l'introjection surmoïque. L'exemple d'un
Gandhi montre la vérité de cette position théorique. Il y a-t-il un volontaire ?
1210
Denys Ribas
Il faut que j'abandonne le ton de l'humour, qui s'imposait devant de tels
enjeux, pour remarquer que la dernière guerre mondiale a atteint avec la Shoah,
avec l'utilisation de l'arme atomique, des niveaux de destruction d'une nature et
d'une intensité jamais connues. On peut penser qu'une véritable culpabilité collective en est née, issue de la réalité d'un acte de mort, comme le pensait Freud,
sans en imaginer l'ampleur.
Si ce n'était l'ambiguïté de son attachement archaïque à une mère nature, la
conscience écologique pourrait en être un signe. Elle naît elle aussi d'actes irréversibles, endommageant une planète. Elle est aussi confrontée au problème du rejet
vers un impossible extérieur des déchets, cette fois-ci réels et non plus psychiques.
Malgré ces espoirs, et sur le plan politique international, l'ONU n'est pas la
SDN,la menace la plus grande pour le surmoi collectif potentiel est qu'il nous
manque le parent, ou plutôt « les parents articulés de quelques façons » dont
l'amour permette d'introjecter la sévérité. Là aussi un objet externe nous
manque. Les difficultés des organisations narcissiques ne donnent pas ici un tour
heureux à la comparaison du destin collectif au destin individuel. Je parlais des
« maladies » de notre civilisation. L'issue sera-t-elle psychosomatique devant la
difficulté de l'organisation psychique de la civilisation : désorganisations localisées, ou maladies mortelles ?
A moins que, sans nous en rendre compte, nous connaissions aujourd'hui
les vicissitudes de l'introjection par la civilisation de la mort des dieux, la constitution d'un surmoi de la civilisation n'a donc rien d'acquis. La question posée
par Freud de son caractère supportable ou non par l'individu ressort donc
encore, si je puis dire, de l'optimisme freudien.
Quelle issue pour la destructivité ?
A mon tour d'être un peu optimiste. Même si tout est balayé pour des siècles comme c'est possible, voire probable, par un retour en arrière, on peut envisager qu'en maîtrisant lui-même sa procréation, en diminuant le nombre de ses
enfants, l'homme civilisé illustre cette destructivité maîtrisée retournée contre
lui-même et dérobe ainsi aux guerres et à la mort leurs oeuvres horriblement
régulatrices, comme l'hypothèse en a été avancée. De même la férocité des
guerres économiques dans un cadre mondial peut apparaître comme un heureux
dérivatif, au sens métapsychologique, de l'agressivité des hommes et des peuples,
donc de la pulsion de mort. Mais surtout, l'évolution de la civilisation passe par
la destruction de tant de structurations anciennes, pour que du nouveau
advienne, que l'on peut penser le processus, non comme ayant une fin, un aboutissement mortifère, mais comme un mouvement, une croissance dirait un klei-
Où projeter le haï, dans un monde fédéré par l'Eros ?
1211
nien, non plus dans l'espace, mais dans le temps. Si l'espace nous est (provisoirement ?) fermé, le temps nous est ouvert. Il ne s'agit pas ici de l'illusion des lendemains qui chantent, mais de la lucidité sur la somme de combats à mener pour
l'évolution psychique collective des hommes, et sur le fait que l'unification ne
sera économiquement tenable que dans une évolution qui comportera la destruction d'éléments et de structures du passé dont il faudra savoir faire le deuil,
au profit d'une complexification de l'organisation nouvelle, de l'établissement de
nouvelles liaisons. Eros aura donc besoin de beaucoup de pulsion de mort pour
que de véritables changements se produisent, que l'humanité évolue. Et elle
n'aura pas d'autres choix.
DenysRibas
33,rue Traversière
75012Paris
Si c'est
alors
un homme,
des
Bernard
traces...
PENOT
Tout au long de nos échanges autour du Malaise dans la civilisation, m'est
revenu sans cesse en tête le souvenir d'un auteur que presque tous ici probablement connaissent : Primo Levi. J'aimerais évoquer succinctement la trajectoire
de son oeuvre, avant d'expliciter l'idée que je me fais de l'évolution finale de sa
pensée.
L'essentiel de l'oeuvre écrite de Primo Levi a sa source, comme on sait, dans
l'expérience qui fut la sienne au début des années quarante, à partir de sa déportation à Auschwitz. Son premier ouvrage, Si c'est un homme, parut en Italie
dès 1948 et passa alors presque inaperçu. C'est le récit, à la fois animé et serein,
d'une expérience de vie, ou plutôt du comment d'une survie. Pas de méchants ni
de bons dans son affaire ; la quotidienneté des échanges vitaux y est rapportée
avec humour, parfois avec tendresse. Il en ressort en fin de compte quelque
chose de presque roboratif, avec notamment la capacité des personnages à
demeurer humains, malgré tout.
La même inspiration va continuer de soutenir l'auteur dans cette voie, ses
ouvrages suivants étant nourris des avatars de l'après-Auschwitz. C'est d'abord
La trêve qui relate une année d'errances rocambolesques en Union soviétique. Les
compagnons continuent d'y mourir comme des mouches ; mais chacun semble
faire ce qu'il peut, et même l'incurie des Russes revêt un aspect plutôt sympathique.
Il y a aussi Maintenant ou jamais où l'on voit une poignée de partisans juifs
russes tenir plusieurs années en prenant soin de se maintenir dans le no man's
land de l'entre-deux lignes de front, persuadés que la mort les attend d'un côté
comme de l'autre. Primo Levi est entre-temps devenu célèbre ; on l'a traduit
dans de multiples langues. Sa formation d'ingénieur lui inspire le titre d'autres
ouvrages : Le système périodique, La clé à molettes, Le fabricant de miroirs...
Rev.franç.Psychanal,
4/1993
1214
Bernard Penot
Il va enfin, entre 1975et 1980, faire paraître dans La Stampa de Turin une dernière série de nouvelles, dont l'ensemble sera publié après coup sous le titre de l'une
d'elles : Lilith. C'est là qu'il me semble percevoir une sorte de mutation ; la vision
de l'auteur a manifestement changé concernant le monde qu'il décrit, et cela n'est
sans doute pas étranger à son suicide, survenu au terme de cette publication, même
si les motivations immédiates en sont mal connues (Primo Levi, âgé d'un peu plus
de soixante ans, s'est précipité dans la cage d'escalier de son immeuble).
Il y a d'abord évidemment le titre qu'il a choisi : Lilith. On sait qu'il s'agit
d'un être mythique, produit d'une certaine tradition juive. C'est une sorte d'antiEve, toute à l'opposé de la compagne fidèle sortie de la côte d'Adam. La Kabbale notamment lui fait personnifier un principe maléfique ; rebelle au dessein
divin, elle ne cesse de détourner la semence de l'homme à ses fins destructrices.
« D'un côté, rapporte Primo Levi, elle est la cause du mal qui existe sur Terre ;
de l'autre, elle en est l'effet. »
Le ton de ces nouvelles tend à devenir nettement grinçant. On remarque
qu'elles abandonnent peu à peu la veine inspiratrice des années quarante,
comme si celle-ci s'épuisait. Les derniers récits qui s'y rattachent encore sont
sinistres, regroupés sous l'intitulé Passé proche. « J'étais fatigué, déclare Primo
Levi, d'une fatigue déjà ancienne, incarnée, que je croyais irrémédiable. Ce
n'était pas la fatigue que nous connaissons tous, qui se dépose sur le bien-être et
l'étreint comme une paralysie temporaire, c'était un manque définitif, une amputation. Je me sentais vidé, comme un fusil déchargé. »
Mais voici qu'il révèle, plus de trente années après coup, le récit du Retour
de Lorenzo. C'est un maçon italien, salarié à Auschwitz au titre du travail obligatoire, et Turinois comme Primo Levi. Nous apprenons alors que celui-ci lui
doit la vie, car cet homme qui construisait des fours réussit à mettre chaque jour
de côté un peu de soupe pour l'ingénieur chimiste déporté ; il fit simultanément
de même pour plusieurs autres Juifs italiens moribonds, en s'exposant bien sûr
aux plus grands risques. Revenu à pied au pays en 1945, Lorenzo sombra dans
l'alcoolisme et mourut bientôt comme une épave. Primo Levi qui l'avait rejoint,
après son année d'errance (La trêve), ne put rien pour son sauveur. L'implosion
mortifère de cet homme héroïque n'est pas sans évoquer quelque chose de
l'ordre de ce qu'on a pu désigner, à la suite de l'oeuvre de Claude Lanzman,
comme un effet de la Shoah 1.
Un second groupe de nouvelles, Lilith, paraît ensuite, regroupées sous
l'exergue Futur antérieur. Cela commence par un essai aux allures de science-fiction : Une étoile bien tranquille. Cette dernière s'était contentée, au long de quel1. Plusieurscollègues
m'ontsensibilisé
à cettedonnéequ'ilimportedene pasméconnaître
chezcertainsdenospatients—J. J. Moscovite
d'abord,puisG. Haddad; et aussi,P. Wilgowicz.
Si c'est un homme, alors des traces...
1215
ques milliards d'années, de brûler son hydrogène sans histoire ; mais voici
qu'elle entre dans une phase de turbulences. « Peut-être, suggère le narrateur,
était-elle trop grande ? Au lointain moment de l'acte originel (...) avait-elle dû
recevoir en partage une hérédité trop lourde ? Ou peut-être contenait-elle en son
coeur un déséquilibre ou une maladie, comme il arrive à certains d'entre nous. »
Déjà certains astronomes anciens avaient eu la perspicacité de noter ses variations d'intensité lumineuse, et un Arabe médiéval l'avait pour cela dénommée Al
Ludra, la capricieuse.
Et survient l'Apocalypse de ce système solaire, avec les effets étrangement
inquiétants d'un décalage de plusieurs milliers d'années-lumières... « L'observateur qui aurait eu la malchance, précise Primo Levi, de se trouver le dix-neuf de
cette année là [sic] à dix heures de nos montres, sur une des silencieuses planètes
d'Al Ludra aurait pu voir, "à vue d'oeil " comme on dit, son doux soleil grossir... » Mais ledit observateur n'aurait pu assister longtemps au spectacle : « En
moins d'une demi-heure, son témoignage et celui de tous ses congénères auraient
pris fin. Aussi, pour conclure ce compte rendu [re-sic], devons-nous nous fonder
sur d'autres témoignages, ceux de nos instruments terrestres auxquels l'événement n'est parvenu que " très atténué" dans son horreur première. »
L'observation terrestre sera le fait d'un honnête astronome européen qui
surgit dans l'histoire, au seuil d'un week-end qu'il avait promis de consacrer à sa
petite famille. Le caractère décalé et « atténué » de son observation n'est pas
sans faire penser à celle des braves gens d'Iéna qui se promenaient en famille le
dimanche, dans la campagne autour du camp de Büchenwald, et remarquaient
les fumées un peu incommodantes...
Toujours est-il que le volume de cette étoile va englober en quelques heures
l'orbite de ses planètes. Aussi « dix heures plus tard, la planète tout entière
n'était plus que vapeur ; vapeur toutes les oeuvres délicates et subtiles que, peutêtre, les efforts conjugués du hasard et de la nécessité [sic] y avaient créées à travers un nombre infini d'essais et d'erreurs ; vapeur tous les poètes et les savants
qui, peut-être, avaient scruté ce ciel et s'étaient demandé ce que signifiaient " tous
ces petits flambeaux" [Leopardi, poésies lyriques] et n'avaient pas trouvé de
réponse. C'était cela, la réponse ».
Nous voici donc brutalement ramenés à la case départ de cette oeuvre : le
four et la chambre à gaz. Claude Lanzman a eu le grand mérite de faire saisir le
caractère assez spécifique et novateur du génocide nazi : une entreprise scientifique de grande envergure, machinerie difficilement imputable à un auteur
— presque sans sujet, pourrait-on dire — et comportant comme visée d'abolir
jusqu'aux traces.
Or notre Société psychanalytique compte beaucoup d'amoureux de la Préhistoire ; et Marie-Lise Roux nous rappelait encore tout à l'heure combien la
1216
Bernard Penot
démarche psychanalytique a partie liée avec celle des préhistoriens, au travers
précisément d'un travail électif sur la trace. On trouve aussi chez Jacques Lacan
l'écho enthousiaste, dans son séminaire de 1961 sur lIdentification, de sa découverte, au musée de Saint-Germain, de la série de petites encoches gravées sur un
os de renne...
Si c'est un homme, pourrait-on dire, alors il va en laisser des traces : traces
signifiantes de son industrie, de ses calculs, de ses croyances — sépultures notamment. Or le fantasme qui me semble organiser les dernières productions de Primo
Levi pourrait être formulé ainsi : les nazis, dans leur entreprise exterminatrice et
d'effacement des traces, n'ont en définitive rien fait d'autre que de se constituer follement, compulsivement, les agents de cela même qui ne peut manquer, d'une
manière ou d'une autre, naturelle ou pas, d'advenir à notre Terre. C'est ce que
Primo Levi appelle la réponse : qu'il en sera un jour de notre humanité comme si
elle n'avait jamais existé — vapeur, fumée, en tout cas pas de trace...
Je me demande anxieusement quelle existence on peut mener, à partir du
moment où l'on se représente effectivement une telle perspective ; et plus précisément, quelle culture on est alors à même de produire. Si Freud a choisi, en effet,
de s'attaquer au Malaise dans la culture, c'est plutôt vers un « malaise dans la
Nature » que la Lilith de Primo Levi nous précipite : une destructivité foncière
que la culture se montre seulement impuissante à surmonter, à corriger, et bien
sûr à résoudre.
On a beaucoup glosé sur l'insistance de Freud à maintenir au registre biologique ses descriptions de la pulsion de mort — pulsion radicale de dissociation
qu'il entrevoyait à l'oeuvre dans le psychisme humain. Aurait-il eu, lui aussi,
Lilith en tête ? Peut-être. Mais il n'a jamais cessé de compter sur les traces.
BernardPenot
36,ruede l'Arbalète
75005Paris
Actualité
de « Malaise
dans
la civilisation
Colette
»
CHILAND
Quelque soixante ans plus tard
Quelque soixante ans plus tard, il ne semble pas que ce que Freud a écrit
dans Malaise dans la civilisation soit remis en question.
Les apports scientifiques et épistémologiques récents pourraient concerner
le « scientisme déterministe » de Freud, les nouvelles métaphores pourraient inspirer à Freud d'autres « graphes » de l' « appareil psychique ». Mais ce n'est pas
ce qui est au coeur de Malaise dans la civilisation.
Quant à l'univers concentrationnaire, le Goulag, l'Indochine, l'Algérie, la
Yougoslavie, la bombe atomique, ils ne font que focaliser l'attention avec un
grossissement considérable sur ce que Freud a écrit dans ce texte.
Culture ou civilisation
Faut-il traduire die Kultur par la culture ou par la civilisation ? Nous utiliserons indifféremment l'un ou l'autre terme et ferons seulement remarquer que,
quel que soit le terme français choisi, il y a une tension à l'intérieur de chacun
des deux termes.
Culture peut désigner l'activité noble d'une élite, ou bien, au sens de l'anthropologie moderne, l'ensemble des pratiques et des théories d'une société, d'un
groupe social.
Civilisation pourrait avoir le même sens que culture, du point de vue de l'anthropologie moderne. Mais le terme a une connotation sinon « élitiste » comme
culture, du moins « progressiste » ; celui qui parle oppose sa civilisation à ce qui
caractérise les autres et ne mérite pas le nom de civilisation, à savoir les moeurs
et les idées des barbares, des sauvages, des primitifs, à la limite des non-humains.
C'est l'Occident qui pense avoir apporté un progrès décisif dans l'histoire de
Rev.franç.Psychanal,
4/1993
1218
Colette Chiland
l'humanité avec les « Lumières », la « rationalité », les sciences et techniques des
temps modernes.
Freud participe encore de ce que Lévi-Strauss a décrit sous le nom d'illusion
archaïque, alors qu'aujourd'hui, imprégnés de ce que l'anthropologie sociale et
culturelle nous a enseigné, nous sommes conscients de nos illusions ethnocentriques.
Ce que notre culture nous apporte
Dans Malaise dans la civilisation, Freud écrit que l'agression est introjectée,
intériorisée, retournée contre le moi (GW, 14, 482 ; trad. franç. par Ch. et J. Odier,
80), que « toute fraction d'agressivité que nous nous abstenons de satisfaire est
reprise par le surmoi et accentue sa propre agressivité (contre le moi) » (GW, 14,
488 ; trad. franç., 86). Il souligne l'aspect répressif de la culture et parle de KulturÜber-Ich, surmoi de la culture (GW, 14, 502 ; trad. franç., 103). Francis Pasche
disait que le surmoi aime le moi. Ce n'est pas le cas dans ce texte.
Freud ne parle pas de ce que notre culture nous apporte. Il n'est point de
développement mental en dehors d'une culture. Nous ne pouvons commencer à
penser et mettre en mots notre pensée qu'à partir de ce que nous recevons de
notre groupe culturel par la médiation de nos parents d'abord, d'autres mentors
ensuite. A la fois ils façonnent notre esprit et l'alimentent, ils sont à l'origine de
la forme et du contenu, de la formation et de l'information. Nous ne pouvons
mettre en question notre culture —et nos parents —, nous rebeller, les critiquer
qu'à partir de ce qu'ils nous ont donné et que nous avons fait nôtre (ce n'est pas
seulement l'agression qui a été introjectée). Et ce processus de décentration, où
nos parents ne sont plus des idoles, notre culture un absolu, est douloureux.
Freud avait d'abord songé à intituler son texte Das Unglück in der Kultur, Le
malheur dans la civilisation et non Le malaise dans la civilisation. Ce travail
implique que nous prenions en considération d'autres cultures que la nôtre,
d'autres sous-cultures à l'intérieur de notre culture.
Devenus conscients du malaise dans notre civilisation, pouvons-nous, en
tant que psychanalystes, faire quelque chose de plus que ce que nous faisons
pour ceux qui viennent nous trouver, s'ils peuvent faire une analyse ?
Finalité de l'analyse
On connaît les deux formulations successives que Freud a données de la
finalité de la cure : 1 / rendre conscient l'inconscient ; 2 / Wo Es war, soll Ich
werden (là où était le Ça, le Moi doit advenir).
Actualité de « Malaise dans la civilisation »
1219
Ce qu'il écrit à la fin de Malaise dans la civilisation constitue en fait une troisième formulation de la finalité de l'analyse, bien que Freud ne le présente pas
comme tel, mais comme la tâche qui incombe à tous les hommes d'aujourd'hui :
« Il y a lieu d'attendre que l'autre des deux " puissances célestes", l'Eros éternel,
tente un effort afin de s'affirmer dans la lutte qu'il mène contre son adversaire
non moins immortel. »
Il est question d'un Eros et d'un Thanatos, l'un et l'autre immortels. Il n'est
pas question de la victoire, du triomphe d'Eros sur Thanatos, seulement de l'effort d'Eros de s'affirmer contre Thanatos.
En tant que tâche qui nous incomberait au niveau du groupe social, nous
avons un formidable sentiment d'impuissance. Tout au long du texte de Malaise
dans la civilisation court une critique du communisme. A plus forte raison
aujourd'hui, pouvons-nous croire aux lendemains qui chantent ?
Mais dans notre travail d'analyste, la proposition de Freud m'est un guide
constant. Il faut d'abord restaurer, autant que faire se peut, le narcissisme du
patient, son estime de soi, sa capacité de s'aimer, pour qu'il puisse supporter de
reconnaître sa propre agressivité, et comment la projection de son agressivité
compromet, voire détruit, ses relations aux autres.
Nous ne pourrons pour autant pas faire reculer les frontières de la mort, si
« mentalisés », si « érotiques » soyons-nous. Il nous faut accepter que la mort est
incluse dans le processus de la vie. Bichat a défini la vie comme l'ensemble des
forces qui résistent à la mort. La mort est l'ensemble des forces qui au-dedans
même de la vie menacent la vie, la conduisent à son terme. Au moment même où
il commence de se développer, l'organisme vivant commence de perdre une à
une ses potentialités.
La question n'est donc pas de ne pas mourir, la question est de ne pas se
suicider, d'accepter de vivre et de s'efforcer de bien vivre. La question est de ne
pas se laisser emporter par l'agressivité et le désarroi que suscite le non-accomplissement de nos désirs, l'impossibilité de la maîtrise sur l'autre. La question est
de ne pas promouvoir la mort psychique et la haine. Cette tâche concerne la
conduite de la vie et relève de la sagesse, non de la science, ce pourquoi les « progrès » de la science et l'épistémologie nouvelle n'ont rien changé à Malaise dans
la civilisation.
Eros, Thanatos et les systèmes idéologiques
Cette tâche concerne l'ignorant comme le savant, le « sauvage » comme le
« civilisé ». Les divers systèmes idéologiques, de la science à la religion, peuvent
1220
Colette Chiland
y contribuer, ou non. Le plus souvent ils n'y contribuent pas et restent comme
des idées clivées par rapport aux pulsions, comme un séquestre mort.
Marie-Lise Roux a dit que nous ne nous occupions que du corps, d'une
pensée qui sort du corps. Je pense que nous nous occupons de l'âme, que la psychanalyse est une cure d'âme — même si nous croyons que l'âme ne peut être et
s'exprimer que tant qu'il y a un corps. Cette position idéologique non religieuse
était, je crois, celle de Freud. La religion, me semble-t-il, ne saurait être définie
comme l'a fait Marie-Lise Roux par marquer des traces, établir des liens ; elle
établit des liens avec une transcendance dont elle pose l'existence pour résoudre
les problèmes liés à notre destin et à notre inévitable impossibilité de connaître
les réponses aux questions métaphysiques. Accepter notre radical non-savoir,
c'est-à-dire être agnostique, est une position difficile à tenir et l'on ne saurait blâmer ceux qui cherchent refuge dans une croyance. La position agnostique dit
l'impossibilité de savoir ce qu'est Dieu s'il existe, elle dénonce les discours sur
Dieu comme des discours tenus par les hommes qui construisent Dieu à leur
image. Elle seule est tolérante parce qu'elle accepte la pluralité des discours sur
Dieu comme autant de tentatives des hommes de se donner un système idéologique, une matrice symbolique, qui les aide à vivre et à mourir. Force nous est
de reconnaître que, très souvent, au lieu d'être aidés à accéder à la sérénité personnelle et à la bienveillance à l'égard d'autrui, les hommes utilisent les religions
et les idéologies pour fortifier leurs défenses narcissiques et persécuter, détruire
autrui. Les religions ou les idéologies se donnant chacune comme la vérité sont
par là même inévitablement intolérantes, et du même coup intolérables, et ce
d'autant plus que la lettre l'emporte contre l'esprit, que la lettre tue l'esprit.
Au cours du Colloque de Deauville, plusieurs d'entre nous avons fait référence au texte biblique où l'on interdirait de « manger l'agneau cuit dans le lait
de sa mère ». De manière étonnante, aucun d'entre nous n'a cité ce texte correctement. Le texte, dans toutes les traductions, parle d'un chevreau. Nous avons
tous été contaminés par des associations étrangères au texte, peut-être par l'histoire d'Abraham et d'Isaac (Genèse, 22, « Où est l' agneau pour l'holocauste ? »,
demande Isaac à son père, et à l'ultime moment un bélier est pris par les cornes
dans un fourré et sera sacrifié par Abraham à la place d'Isaac — ou d'Ismaël
dans la tradition islamique), peut-être par l'agneau pascal, etc.
Toute une tradition rituelle contraignante repose sur une lecture de ce texte,
qui se reflète dans de nombreuses traductions. Il s'agit d'un verset de l'Exode,
23/191, qu'on traduit généralement ainsi : « Tu apporteras les tout premiers
fruits de ton sol à la Maison du Seigneur, ton Dieu. Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère » (trad. oecuménique, 1989). Ce verset est à rappro1. Reprisdans Exode,34/26et dansle Deutéronome,
14/21.
Actualité de « Malaise dans la civilisation »
1221
cher des versets 22/26-28 du Lévitique : « Le Seigneur adressa la parole à
Moïse : " Après leur naissance, un veau, un agneau ou un chevreau resteront
sept jours avec leur mère ; à partir du huitième jour, ils seront agréés si on les
présente comme mets consumé pour le Seigneur. Mais n'égorgez pas le même
jour une bête, vache, brebis ou chèvre, et son petit " » (trad. oecuménique, 1989).
Bien des hébraïsants ont fait remarquer que le texte hébreu ne dit pas « chevreau cuit dans le lait de sa mère », mais « chevreau au lait de sa mère », c'est-à-dire
chevreau non encore sevré, sens cohérent avec le texte du Lévitique. André Chouraqui, dont on connaît le respect scrupuleux du texte, traduit : « Tu ne cuiras pas le
chevreau au lait de sa mère », et son commentaire dans L'Univers de la Bible
indique clairement qu'il s'agit d'un « chevreau encore allaité par sa mère ».
Que des discussions sur des lectures et interprétations multiples des textes et
des problèmes de traduction entraînent des réactions immédiates intenses et des
conséquences à longue portée est une preuve éloquente, bien qu'involontaire, de
la vérité de Malaise dans la civilisation : Eros a beaucoup à faire pour tenter de
s'affirmer contre Thanatos.
On en vient à pouvoir concevoir l'inconcevable, comment les hommes violent, tuent, détruisent pour des différences de religion, de culture. La cure psychanalytique demeure un espace protégé où l'on parvient encore à se mettre au
service d'Eros.
ColetteChiland
31,rueCensier
75005Paris
Une fourmi
noire
Marie-Lise
Roux
« Dieuvoitmêmelafourminoirequichemine
dansla nuitnoiresurunepierrenoire.»
(Proverbe
arabe.)
Contrairement à l'animal, l'être humain est « libéré » de certaines
contraintes instinctuelles : par exemple, l'être humain, à l'inverse des grands
singes, n'est pas pourvu d'un dispositif instinctuel qui lui interdit de copuler avec
celle qui l'a enfanté; L'être humain n'est pas non plus pourvu de ce mécanisme
inhibiteur de l'agressivité qui interdit aux animaux (dans certaines conditions)
de détruire ceux de leur espèce, même rivaux.
Aussi la réalisation incestueuse et la destruction de ses semblables font partie des activités auxquelles l'être humain se livre couramment, alors même qu'il
n'a cessé de s'en proposer l'interdiction. C'est pourquoi on le dit « être de
culture et non de nature », et pourquoi aussi la « morale » doit lui être enseignée
— ainsi que beaucoup d'autres choses.
Je me rallie tout à fait, comme nous tous, je pense, à la définition qu'André
Green nous a donnée de la civilisation, en la distinguant des cultures et des civilisations : la civilisation serait la victoire d'Eros sur la destructivité (alors qu'on
peut parler d'une culture de la destruction). Mais, il me semble qu'il nous faut ici
aller plus loin et spécifier plus particulièrement en quoi et comment la psychanalyse nous permet de donner une telle définition de la civilisation.
Qu'on le lie ou non à ce que je disais plus haut de la liberté de l'homme à
l'égard des instincts, il est un fait encore qui différencie l'homme de l'animal et
qui en fait justement un créateur de civilisation : c'est que l'homme a — depuis
plus de cinquante mille ans — éprouvé le besoin de laisser des traces. Ces traces
sont volontaires, sans utilité immédiate pour la survie (ce qui en fait, selon les
préhistoriens, le signe de la capacité de symboliser). Elles sont, en tout cas, la
preuve d'un besoin d'abord de distinguer (ou différencier) deux objets d'appaRev.franç.Psychanal,
4/1993
1224
Marie-Lise Roux
rence semblable. De plus, les traces ont la valeur d'un message laissé là pour
ceux qui n'étaient pas là, pour l'avenir. Ceci implique à la fois une conception du
temps, la notion de l'absence, et le désir de créer des liens entre les individus ou
plutôt de créer un signe qui représente ce lien. Lien entre passé et présent, présent et futur, les traces que depuis tant d'années les humains ont laissées, que
nous ne cessons nous-mêmes de transcrire, représentent le lien qui nous permet
de nous reconnaître entre nous comme « race humaine », comme le disait Freud,
et de transmettre (ou de témoigner) l'expérience humaine. On le sait, la psyché
humaine se constitue justement à partir des traces laissées en elle par la sensorialité d'abord, les émotions ensuite, les sentiments enfin. Donc, toute trace, qu'elle
soit seulement interne ou qu'elle se traduise à l'extérieur par des signes, implique
l'idée que la trace est liée à la vie relationnelle de cet être néotène que nous
sommes. Peu importe au fond, de ce point de vue, qu'une trace soit strictement
individuelle ou soit le résultat d'une action collective. On peut dire que toute
trace, en ce qu'elle signifie travail psychique, est à la fois pulsionnelle et civilisatrice. Or, en clinique, nous connaissons bien maintenant les effets de certains
événements — appelons-les traumatiques — dont la particularité est de déborder l'appareil psychique, de telle sorte qu'ils provoquent un « blanc » : blanc de
la pensée, blanc des émotions, blanc des souvenirs 1. J'ai eu souvent l'occasion
d'entendre parler les déportés des camps d'extermination : ce qui les frappait le
plus, dans l'après-coup de leur récit, était d'avoir pu être si familiers avec l'horreur et la mort que celles-ci leur étaient en quelque sorte devenues indifférentes.
Beaucoup se plaignent à la fois d'être poursuivis par des « images » insoutenables et en même temps de ne plus pouvoir se souvenir, par exemple, de certains
compagnons de cellule, ou de la chronologie des événements. Les mots qui
reviennent le plus souvent : « Je ne sentais plus rien, je n'avais plus de pensées,
plus d'émotions. » C'est sans doute cela que René Diatkine avait à l'esprit lorsqu'il nous interrogeait (reprenant Adorno) : « Peut-on faire de la poésie après
Auschwitz ? » Et pour moi, c'est cela — cette absence et ce blanc — qui est le
signe patent de l'effet de la barbarie. D'ailleurs, si le processus civilisateur, en ce
qui concerne les cures, consiste justement à patiemment aider un patient à
retrouver ses propres traces, à reconstruire sa propre histoire, il en est de même
dans l'Histoire : le projet du barbare a toujours été de supprimer, d'effacer, de
réduire les différences (on appelle ça « purifier » n'est-ce pas ?) et le projet de la
civilisation est de souligner la particularité. S'il y a un processus dans la civilisation, il est d'aller toujours dans le sens de fier le plus particulier au plus général,
de rassembler l'individuel et le collectif en gardant la différence entre les deux.
1. JerenvoielelecteurautravaildePerelWilgowicz,
Le vampirisme
(Césure,1992),quiena trèsbien
décritcertainsaspects.
Une fourmi noire
1225
En clinique psychiatrique, n'appelle-t-on pas « socialisation » ce processus qui
permet peu à peu à un patient de renouer des liens avec ses semblables au fur et
à mesure seulement qu'il peut parvenir à se retrouver lui-même.
On sait combien le projet nazi à l'égard des juifs (et des autres déportés
aussi d'ailleurs) était de les rendre incapables d'anticiper ni d'interpréter aucun
signe, de les plonger dans un monde de chaos et d'incohérence où plus rien
n'avait de sens. A cela, la réponse qui indiquait la victoire de la barbarie était
bien cette indifférence, cette apathie, si bien décrites par Primo Levi ou Bruno
Bettelheim. Et non pas, comme je l'ai entendu dire, la réaction désespérée de
ceux qui se battirent dans les chambres à gaz pour tenter de respirer jusqu'au
bout. Cette réaction-là était du côté de la vie, avait un sens et a laissé des marques sur les murs des chambres à gaz, nous contraignant ainsi à nous interroger,
à nous représenter, à nous identifier à ceux qui furent victimes. Par là se créent
des traces, une transmission se fait possible, une histoire peut se forger, des souvenirs peuvent se dresser comme liens entre les survivants et les héritiers, des victimes comme des bourreaux. En ce sens, il est impossible d'employer le terme
d'holocauste, en ce qui concerne ce qui fut une extermination : un holocauste
(même s'il fait des victimes innocentes) a toujours un sens et a un projet de faire
des liens.
Il me semble qu'il faudrait relire ce texte si controversé qu'est Totem et tabou
en le comprenant comme une métaphore (ou même une parabole). Freud nous y
montre à l'oeuvre la destructivité — du père d'abord et des fils ensuite. Mais il y
souligne surtout l'importance à ses yeux de l'ambivalence des sentiments qui est
cause du travail civilisateur (ou culturel, comme on pourrait aussi le dire), travail
qui succède à la mort du père et donne lieu à un processus de civilisation sous la
forme de la religion dans la célébration du souvenir du père mort. Trace, ici encore,
et lien (qui, on le sait, est le sens originel du mot religion).
Certes, les civilisations sont mortelles, mais la métaphore de la horde primitive nous montre que la civilisation, elle, est inébranlable. Dans L'avenir d'une
illusion (p. 77), Freud nous dit : « La voix de l'intellect est basse, mais elle ne
s'arrête point qu'on ne l'ait entendue. » Ce qui soutient « la voix de l'intellect »,
ne serait-ce pas justement la poussée de l'amour pour le père qu'on a pourtant
haï, au point de le faire disparaître ?
Il me semble que c'est seulement dans la perspective de l'ambivalence que
peut se représenter le travail psychique qui permet de former une trace et de
donner un sens et une histoire à toutes nos histoires humaines. Narcissisme et
antinarcissisme, nous disait déjà Francis Pasche. Et Benno Rosenberg (à Deauville), rappelait combien il était nécessaire qu'Eros et pulsion de mort soient également présents pour que la psyché puisse vivre dans une intrication point trop
serrée. C'est dans l'inévitable tiraillement, le conflit permanent, l'imperfection et
1226
Marie-Lise Roux
la déception que se construit la civilisation. En cela, elle ressemble fort à une religion sans croyance, sans idéal, sans perfection — impure pour tout dire. D'ailleurs, si on laisse des traces, n'est-ce pas parce qu'on a les mains sales ?
Il me semble que l'on confond trop souvent « processus » et « progrès ». Je
ne crois pas, en dépit des apparences, que l'homme soit plus « malade » dans la
civilisation de nos jours qu'il ne l'a été dans le passé. Comme Freud, je pense
qu'il a à être lucide à propos de sa réalité qui est d'avoir cette « liberté » à
l'égard de ses instincts tant érotiques que meurtriers. Et que c'est cette liberté qui
le contraint à trouver toujours des solutions boiteuses, imparfaites, pour contenter en lui et la vie et la mort.
Michel Fain (je cite de mémoire) disait à Deauville que la psychanalyse
devait rester une zone érogène dans le monde scientifique. Or, c'est au travers
des zones érogènes que s'inscrivent en nous les traces nécessaires à la constitution de notre Psyché.
C'est pourquoi j'ai mis en exergue ce proverbe arabe, car nous sommes tous
ces fourmis noires, cheminant dans l'obscurité, mais qui, malgré tout, laissent
une trace, même si aucun dieu ne les voit.
« Trace au fer rouge incrustée dans la chair du temps, un temps qui sans fin
relit la trace de l'ineffaçable, dans l'illisible livre des traces » (Céline Zins) 1.
Marie-Lise
Roux
137,boulevardSaint-Michel
75005Paris
BIBLIOGRAPHIE
Levi Primo, Les naufragéset les rescapés,Gallimard, 1900 (coll. « Arcades »).
BettelheimBruno, Le coeurconscient,Editions Robert Laffont, 1972(coll. « Réponses»).
Freud Sigmund(1912), Totem et Tabou, Payot, 1973.
1. Poèmecitépar RachelErteldansLa languedepersonne,
Seuil,1993.
III
Malaise
et
procréation
L'insoutenable
neutralité
du psychanalyste
face
à la bio-éthique
Sylvie FAURE-PRAGIER
Lorsque, par le hasard d'une proposition amicale — celle d'Eva Weil qui
participe aussi à ce numéro —, je me suis trouvée confrontée à des patientes consultant pour stérilité, j'ai cru pouvoir conserver une neutralité psychanalytique
quant à l'éthique médicale. Certes, les nouvelles techniques de procréation sont
l'objet de controverses vives dont témoignent différentes prises de position dans
la littérature et les médias. Mais, dans ma fonction d'analyste rencontrant des
patientes stériles, je pensais que le cadre de ma pratique était suffisamment bien
limité pour que je n'aie pas à prendre position sur la réalité des techniques dont
seule la représentation fantasmatique serait de mon ressort.
La stérilité confronte l'analyste à des patientes soignées par les différentes
techniques de PMA (procréation médicalement assistée), dont il mesure l'impact
sur le psychisme. Doit-il pour autant s'impliquer dans un jugement éthique sur
ces derniers ? Peut-il l'éviter, comme j'ai tenté de le faire en limitant mon activité
à l'analyse des fantasmes qui sous-tendent les critiques ? Finalement, l'analyste
ne se trouve-t-il pas contraint de participer à ce large débat concernant le caractère licite de certaines pratiques, vaste réflexion engageant un choix de Société
qui s'inscrira demain dans une législation nouvelle. C'est à travers mon propre
itinéraire que je tenterai d'éclairer ces choix, tels qu'ils se posent quotidiennement à l'analyste travaillant dans ce champ.
I / A L'HÔPITAL,UN TRAVAIL
PSYCHANALYTIQUE
AUSSINÉCESSAIRE
QU'IMPOSSIBLE
A l'hôpital, mon travail était « nécessaire » pour aider les médecins et
« impossible » dans les conditions où je rencontrais les patientes. Celles-ci ne
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1230
Sylvie Faure-Pragier
souhaitaient pas ces rencontres ; c'est à leur médecin qu'elles demandaient de
réaliser leur désir d'enfant. La véritable demande émanait donc d'eux. Ils désiraient que je prenne en charge les patientes chez lesquelles ils ne trouvaient pas
de cause organique et dont la stérilité était alors considérée comme psychogène.
Je n'étais donc pas confrontée aux traitements biologiques, puisqu'ils étaient
abandonnés à mon profit.
En revanche, les médecins m'adressaient une demande supplémentaire.
Comment faire face aux problèmes éthiques qui apparaissaient depuis une quinzaine d'années, au fur et à mesure de chaque progrès technique ? De passionnantes réunions de réflexion entre gynécologues et analystes faisaient ressortir
une importante angoisse, bien compréhensible devant la décision, le geste reproductif qu'avaient à accomplir ces praticiens.
Etait-il légitime d'inséminer des paraplégiques dont le désir d'enfant pouvait
receler celui de disposer d'un futur soignant dévoué ? Ou d'aider à concevoir un
couple incapable de relations sexuelles, une femme vierge, une homosexuelle ?
Une anorexique sans règles avait-elle « droit » à l'appoint hormonal qui lui permettrait de devenir mère, et l'enfant éventuel ne devait-il pas être préservé d'une
telle pathologie maternelle...
Face aux problèmes que leur posait un pouvoir nouveau, et manquant de
repères pour en apprécier l'éventuelle nocivité, les médecins souhaitaient que des
limites leur soient fixées.
Continuer à fonctionner comme analyste nécessitait un effort de théorisation. Face aux problèmes éthiques, je tentais d'interpréter les interrogations par
rapport à ceux qui les émettaient. Il me paraissait clair que je n'avais pas à porter de jugement en tant qu'analyste — même si je ne pouvais m'en empêcher en
tant que sujet privé. « Celui qui dit ce qui est n'est pas fondé à dire ce qui doit
être », disait déjà Poincaré. Bref, je ne pouvais jouer le rôle qu'on attendait de
moi. En revanche — pulsion épistémophilique cachant vraisemblablement ma
pulsion scopique face à ce déballage de scènes primitives —, je voulais comprendre davantage.
Pour cela, faisait défaut le discours associatif des intéressées, qui s'en
défendaient. Je pris alors l'initiative d'une recherche avec des collègues qui
s'étaient trouvées face à un problème de stérilité au cours d'une cure classique
et avaient pu entendre et élaborer les aléas de la réponse psychosomatique au
désir d'enfant.
J'échappais — croyais-je —, grâce à ce tournant de ma réflexion, aux interrogations éthiques portant sur les pratiques thérapeutiques. Je me limiterai à
mon rôle habituel : l'analyse de quelques patientes dont la stérilité sans cause
organique ne nécessitait pas de traitement physique.
L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique
1231
II / LA BIO-ÉTHIQUE ÉVACUÉEREVIENTDANSL'ANALYSE:
CONSÉQUENCESINATTENDUESD'UNE OPTION THÉORIQUE
De cette recherche débutante, comme de mes premières rencontres hospitalières, toutes parcellaires et insatisfaisantes qu'elles aient pu me paraître, se dégagea une première hypothèse théorique : il fallait remettre en cause le concept de
stérilité psychogène.
Ce « concept nomade » nous vient de la médecine, et, comme tel, implique
une définition linéaire. Sera psychogène :
— une stérilité qui n'a pas de cause organique ;
— et dont la levée de la cause — psychique — permet (comme l'élimination
d'un microbe, par exemple) la levée du symptôme et la survenue d'une guérison sous la forme d'un enfant.
Si, dans certains cas, il correspond à la réalité — en particulier dans les stérilités secondaires, après deuils, mort d'un enfant, naissance d'enfants anormaux —, il aboutit le plus souvent à détourner des phénomènes psychiques l'attention des médecins, dès lors qu'existe une cause organique.
Or la psychogenèse ne peut se définir par l'absence d'organicité. Bien au
contraire, les lésions dû corps, salpingites, troubles ovulatoires, etc., relèvent
souvent elles-mêmes de perturbations de l'équilibre narcissique. A l'inverse, la
suspicion de stérilité et le sentiment d'incapacité qu'elle entraîne peuvent à leur
tour provoquer des réponses d'inhibition du fonctionnement reproductif du
corps.
Aussi ai-je proposé d'en « finir avec la stérilité psychogène » au profit d'une
conception récursive du fonctionnement de l'infécondité. Ainsi la stérilité serait
causée par l'effet qu'elle produit ; corps et psychisme auto-engendreraient leurs
anomalies. Il ne s'agit pas là d'une réponse psychosomatique habituelle où corps
et psychisme produisent deux aspects d'une même réaction, mais d'une circularité où la cause, psychique ou organique, devient l'effet des conséquences qu'elle
entraîne.
Le simple soupçon de stérilité provoque des dysovulations dont le traitement hormonal confirme pour l'intéressée un sentiment d'incapacité qui engendrera de nouvelles lésions...
L'abord psychothérapique s'adresse alors aux femmes souffrant de stérilité,
quelle que soit la situation organique ; nos recherches confirment la similitude
des problèmes psychiques que l'on observe chez les femmes infécondes et nous
les avons réunis sous le terme d'inconception. Cette nouvelle théorisation nous
conduisit à prendre en thérapie des patientes qui souvent recevaient en même
1232
Sylvie Faure-Pragier
temps un traitement médical ou chirurgical. Si bien que nous nous sommes trouvées confrontées à des interrogations éthiques dans notre pratique directe, et non
plus à travers les interrogations des médecins. Ce que nous voulions éviter s'imposait à nouveau. Voilà qu'il nous faut maintenant confronter, à travers le discours ou désigné par lui, les nouvelles pratiques procréatiques, et tenter de
démêler le fantasme de la réalité, sans pouvoir toujours éviter un vacillement,
une interrogation, voire un parti pris éthique. Comment s'empêcher de penser,
fût-ce après la séance : « Vraiment, c'est fou de faire de telles manipulations », et
de juger sadiques, perverses ou démiurgiques certaines pratiques !
III / AUTO-ENGENDREMENT
DESCONFLITSÉTHIQUES
J'aimerais privilégier une caractéristique des PMAqui exerce sur moi un effet
tragique très particulier. Les nouvelles techniques obéissent à des contraintes
spécifiques qui occasionnent la mise en oeuvre de nouvelles opérations — la
congélation en est un exemple. Celles-ci engendrent de nouveaux conflits psychiques, parfois plus dramatiques que la souffrance originelle à laquelle la technique initiale tentait de répondre. Sans se donner le temps ni les moyens de comprendre la terreur d'enfanter que met en oeuvre le corps, les réponses techniques
reflètent chez les médecins, à côté de la volonté d'agir, le « désir de ne pas
savoir » que nous retrouverons aussi chez nos patientes.
Nora, 40 ans, entreprend une thérapie dont nous comprendrons que le sens
inconscient est de se disculper de l'accusation de stérilité psychogène (cet enfant
que vous dites vouloir, en réalité, vous le refusez).
Elle veut un enfant, depuis quinze ans, et envisage maintenant des FIV
(fécondations in vitro). Il s'agit d'une technique qui utilise les gamètes des deux
parents et, contrairement à l'IAD (insémination artificielle avec donneur), ne
rompt donc pas la filiation naturelle et peut véritablement « guérir » la stérilité.
Nora demande un enfant ou plutôt, comme le disait clairement une autre
patiente stérile, « ça n'est pas tant que je veuille un enfant, mais je veux avoir
tout fait pour l'avoir ».
Elle fera deux FIV, la première sans succès, la deuxième plus productive
puisque ses ovocytes fécondés permirent d'obtenir quatre embryons. On lui proposa de les replacer tous les quatre et elle m'expliqua pourquoi elle avait refusé.
Certes, replacer quatre embryons multiplie (par 4) les chances de grossesse, mais
aussi le risque de grossesse multiple. Celles-ci aboutissent souvent à la naissance
de prématurés non viables. Aussi les médecins, dans ces cas-là, proposent-ils la
destruction, in utero, de quelques foetus, pour permettre aux autres un plein
L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique
1233
développement. On en garde souvent deux. Cette destruction, sans avortement,
laisse subsister les foetusmorts à côté des vivants. C'est la réduction embryonnaire
dont la perspective paraît intolérable à Nora. Les médecins demandent à la mère
— qui observe sous coelioscopie — de choisir les foetusà respecter. On a parlé de
« choix de Sophie ». Je m'identifie à Nora, qui se limite à deux embryons, et a
ainsi résolu ce problème éthique.
Quinze jours plus tard, on lui annonce le succès. Mais, après une semaine,
elle perd ses embryons. Avortement précocissime, c'est bien fréquent, mais, habituellement, on l'ignore. Ici, les nécessités des statistiques (c'était un succès comptabilisé) l'emportent sur les considérations psychologiques. Nora n'est cependant pas trop déçue. Son exigence d'enfant est satisfaite par cette « réussite » qui
démontre sa fécondité et la délivre de son sentiment de castration. Plus tard, elle
dira : « Mes enfants ont préféré ne pas naître. Finalement, ils ont bien fait. »
Mais l'histoire bio-éthique de Nora ne se termine pas là. Quelques mois
après ce renoncement, deuil qu'elle avait élaboré avec moi, elle reçoit une lettre
lui rappelant les deux embryons congelés qui lui appartiennent. Elle doit maintenant décider de leur sort, et se trouve très bouleversée.
Quatre solutions s'offrent à elle :
a) Refaire une tentative serait tentant, mais ce serait, dit-elle, pour une
mauvaise raison.
b) Les détruire, alors qu'ils ont été porteurs de tant d'espoir, lui paraît
meurtrier. Comme elle, le comité d'éthique considère ces embryons comme
« personne potentielle ». L'avortement étant autorisé, rien ne permet cependant,
juridiquement, de s'opposer à cette suppression qui impressionne Nora « plus
qu'un avortement, parce que si on le fait, c'est qu'on le veut », dit-elle.
c) Elle peut aussi les donner à un couple stérile. Elle ne peut s'y résoudre.
Elle reconnaît que c'est sans doute égoïste de sa part, mais ne peut opter pour un
tel don. L'enfant qu'elle n'a pas eu, quelqu'une d'autre en profiterait alors à sa
place ? Voilà qu'une violente envie vient balayer sa générosité habituelle.
d) Reste, bien entendu, une quatrième solution : donner ses embryons à la
recherche scientifique, qui pourra progresser grâce à eux. On sait que c'est grâce à
ces embryons congelés que l'on peut faire aujourd'hui d'importantes découvertes.
Or ils n'existent qu'à cause de l'impossibilité de congeler les ovocytes isolés, que les
hormones injectées aux femmes stériles font fabriquer en nombre excessif et qu'on
ne se décide pas à laisser se perdre. Il a fallu les transformer en embryons pour les
conserver. C'est donc grâce à l'abondance de ces embryons disponibles que peuvent se pratiquer les recherches et que pourraient avoir lieu des manipulations
génétiques. On voit ainsi l'auto-engendrement des conflits éthiques à partir du seul
projet de traiter la stérilité en prélevant des ovocytes pour réaliser des FIV.
1234
Sylvie Faure-Pragier
Face à cette double impossible alternative, Nora n'a pas répondu à la lettre
de l'hôpital. Pour elle, inconsciemment, le seul statut possible de ses embryons
eût été la conservation éternelle ; quelque chose d'immortel, intangible, la représenterait pour toujours, symbole affirmant la réalité de cette possibilité d'enfant,
sa fécondité, c'est-à-dire son mode de défense contre la mort.
Remarquons la solution identique que prescrit le tribunal confronté à une
veuve réclamant les paillettes de son mari défunt. Il refusa que lui soit donné le
sperme, mais interdit de le détruire !
On rejoint ainsi les fantasmes d'omnipotence — l'idéal du Moi narcissique
venu remplacer le Surmoi — qui apparaissent si souvent dans le cadre de la bioéthique, comme s'ils étaient à la fois à l'origine des progrès fabuleux en ce
domaine, mais aussi la rançon de ces mêmes progrès, limitant leur utilisation.
IV / L'ANONYMAT
EST-ILREPRÉSENTÉ
?
DANSL'INCONSCIENT
Un des premiers « traitements » de la stérilité, cette fois masculine, offre
l'IAD (insémination artificielle avec donneur) qui permet au couple d'avoir un
enfant. Si la paternité, pour moi, ne réside pas dans la biologie, néanmoins je me
suis parfois interrogée sur les justifications de cette pratique, organisée comme
déni induit d'une pathologie irréparable. Reste que les enfants ainsi procréés ne
semblent pas en pâtir et que les couples reviennent souvent pour avoir un
deuxième enfant sans exhiber de souffrance particulière.
Il semble pourtant paradoxal d'opérer ainsi un « adultère » déculpabilisé
par l'autorité médicale, prétendre « guérir » la stérilité d'un homme en inséminant sa femme féconde avec le sperme d'un autre homme dont la fertilité ne peut
que confirmer l'infertilité du premier.
Si cette pratique semble réparatrice, c'est après la venue au monde de l'enfant. Si celle-ci ne se produit pas, ces fantasmes paraissent prendre corps dans
celui de la patiente, chez laquelle apparaît ce que l'on peut qualifier de « stérilité
expérimentale ».
Ghislaine consulte ainsi pour sa « stérilité », les IAD ayant échoué. Elle
cherche passionnément à en trouver la raison, un coupable en somme. Serait-ce
sa tante malveillante qui lui aurait jeté un sort ? Elle est devenue superstitieuse,
tente d'expliquer son « incapacité » par un hasard de chiffres, une rencontre
inopportune. Triste, agitée, elle est heureuse de pouvoir parler à quelqu'un qui
ne la rassure pas perpétuellement et accepte d'entendre son chagrin. La voici
redevenue une petite fille. Peut-être l'était-elle toujours restée ? L'image de son
père paraît dépréciée tant elle est complice des accusations maternelles. Son
L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique
1235
envie d'enfant lui rend intolérable la rencontre de femmes enceintes. Comme le
père, le mari semble pour elle un personnage enfantin, auquel elle aurait du offrir
ce cadeau d'enfant qui aurait fait de lui un père donc un homme.
Alors, aurait-il fait d'elle une mère, donc une femme ? Ghislaine reconnaît
que sa terrifiante maman, qui contrôle la vie de chacun et particulièrement la
sienne, ne lui est jamais apparue comme femme. D'ailleurs celle-ci n'attend
d'elle que des preuves de réussite, des signes de capacités intellectuelles qui la
valoriseraient aussi. Elle n'investit pas davantage la féminité de sa fille que la
sienne.
L'interrogation sur la féminité modifie les rêves. D'un envahissement
marin, d'un débordement proche du déluge, voici que Ghislaine passe à la
représentation d'un vol de couteau scout, puis à celle de son propriétaire. Elle
rêve d'un amant séduisant, rencontré par hasard. Souvenir d'une rêverie
d'adolescente ?
Elle craint d'exprimer ainsi un désir coupable. Ne pourrait-elle avoir une
liaison qui la rende enfin enceinte ? Elle pense que son mari pourrait être dupe,
elle pourrait prétendre avoir repris les inséminations. Survient un rêve sexuel :
elle se voit dans une maison en forme de grotte, tapissée de velours cramoisi. Il
y a un lit préparé, revêtu des nouveaux draps qu'elle vient d'acquérir. Il y a trois
oreillers, dont deux sont très visibles, d'une couleur éclatante, tandis que celui
du milieu ne se voit guère, confondu qu'il est avec les draps. Elle a regretté justement qu'il n'y ait pas dans la réalité d'oreiller assorti aux beaux draps neufs.
Or cet oreiller manquant, ici figuré dans le rêve, lui inspire un mouvement de
dégoût. Elle l'ôte du fit et le jette vivement dans le couloir. Les associations la
ramènent aux inséminations : l'oreiller manquant qui se confond aux draps
occupe sans doute la place de sa fécondité manquante, qu'elle va rapprocher du
donneur anonyme. Elle peut alors élaborer sa stérilité comme rejet de cet anonymat, comme refus d'exhiber face à son mari stérile la preuve de sa propre fécondité, comme désir de partager le destin de cet homme qu'elle a choisi, et encore
comme refus d'obtempérer aux exigences de sa mère qui insiste pour qu'elle soit
enceinte « à n'importe quel prix ».
Ghislaine pourra alors comprendre que l'enfant désiré était l'emblème de sa
soumission à sa mère. Il était en même temps le seul moyen de lui échapper, de
cesser de se sentir une petite fille. Il lui aurait fallu être mère pour être femme.
Le dégagement de l'emprise maternelle permit un travail de subjectivation
où Ghislaine décida d'assumer la stérilité de son conjoint et d'affirmer sa propre
identité, en dépit de celle-ci. Elle abandonnera alors ce déni du féminin chez la
mère, que nous rencontrons si souvent chez nos patientes et qui provoque une
contre-identification phallique où l'envie du pénis n'est, comme celle d'enfant,
qu'une défense contre l'homosexualité primaire.
1236
Sylvie Faure-Pragier
Face à cette élaboration de l'intolérance à l'anonymat du donneur, je m'interrogeais sur toutes les femmes qui se trouvent confrontées à une telle proposition. Que couvre cet anonymat, non choisi librement mais imposé par les banques de sperme et bientôt par la Loi ? Qui donc faut-il ici innocenter ? Pour ma
patiente, il semblait que ce fût d'abord le mari dont il fallait cacher une stérilité
vécue comme castratrice, puis elle-même, désignée comme incapable à son tour ;
mais n'est-ce pas le donneur et sa représentation intolérable et, plus avant, le
groupe médical qui, par souci thérapeutique, s'autorise ces techniques à condition d'avoir tenté ainsi de les purifier ? Le secret, souvent lié à ce mode de procréation, ne fait que confirmer la suspicion de faute. Faut-il alors évoquer un
anonymat médical et obligatoire des spermatozoïdes ?
On sait que pour les dons d'ovocytes, l'assimilation au coït interdit est
moins aisée, et que l'anonymat ne fut pas imposé par tous les services hospitaliers. Les dons faits par des femmes identifiées semblent avoir aussi des avantages. Face à ces progrès médicaux, est-il légitime de refuser aux intéressées le
soin d'en décider et d'ôter définitivement à l'enfant le droit de connaître ses origines ? Si le donneur était connu, alors il n'y aurait plus de dons, répondent les
CECOS.C'est ce qui se passe effectivement dans les pays où l'anonymat est levé
pour l'enfant. L'anonymat serait-il alors le moyen de faire survivre les banques
de sperme ? Retomberions-nous dans l'auto-engendrement de la technique déjà
évoquée ? Trop de mystère d'un côté, celui des banques, trop de savoir peut-être
d'un autre ? C'est le problème soulevé par les diagnostics génétiques dont nous
allons maintenant voir un exemple.
V / EÛT-ILFALLUEN SAVOIRTROP?
Ella nous introduit dramatiquement au coeur d'autres conflits éthiques. Après
une longue analyse, elle a pu choisir un époux et se retrouve enceinte vers 40 ans,
âge limite à partir duquel on ne traite habituellement plus la stérilité ; cette barrière
s'est installée dans la vie procréatrice, aujourd'hui bien plus qu'autrefois. La
contraception est responsable d'un retard de la décision de procréer. Bien des
femmes attendent d'approcher cet âge pour se décider, avec bien moins de chances
d'être enceintes qu'à 20 ans, et plus de risques d'anomalies chromosomiques.
Ici, la grossesse tant désirée survient. Ella, prudente, accepte une amniocenthèse. Le foetus n'est pas mongolien, ce qui lui aurait fait décider, sans ambages,
d'avorter. Il est néanmoins porteur d'une tare génétique liée au sexe mâle, disons
une sorte d'hémophilie, méconnue dans les antécédents : la grand-mère était une
enfant adoptée, la mère et Ella sont filles uniques.
L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique
1237
L'enfant peut vivre, être psychiquement normal, mais devra suivre un traitement toute sa vie. Ella — dont c'est, sans doute, l'ultime chance de procréer —
hésite à décider. Les diagnostics génétiques précoces peuvent ainsi éviter la naissance d'enfants malformés ; dans d'autres cas, ils amorcent de douloureux
conflits éthiques. Certains médecins — et pas seulement ceux qui partagent la foi
catholique — plaident en faveur de l'acceptation de tares sans trop de gravité ;
d'autres se récusent : les parents sont libres de vouloir éviter souffrance et maladie à leur enfant et libres aussi de refuser d'avorter. On voit que la civilisation
crée des problèmes neufs. De quelle liberté s'agit-il ? Celle des parents ? Celle de
l'enfant à venir ? Aurait-il choisi — librement — de venir au monde avec cette
tare et, la connaissant, peut-on la lui imposer ?
Beaucoup de ces cas de conscience obligent à prendre en compte des probabilités, des seuils, sans qu'un choix ferme puisse s'établir sur des bases certaines.
Néanmoins, Ella est désormais informée. Certes, l'enfant pourrait peut-être faire
l'objet de thérapie génétique. Il s'agit de modifications du génome, qui ne se
transmettrait pas à sa descendance. Pratiquer ce type d'intervention ne pose
guère de problème éthique, car il s'agit manifestement d'un soin. Ce traitement
n'est pas encore découvert en ce qui concerne la maladie que transmet Ella.
Aussi, après beaucoup d'hésitations, elle décide, malgré son chagrin, et en
accord avec son mari, d'avorter plutôt que de mettre au monde un enfant qui
devrait recevoir des transfusions sa vie durant. Elle s'interroge sur la valeur de ce
diagnostic génétique : « Et si je ne l'avais pas su ? Peut-être aurions-nous été
tous les trois très heureux. »
Renoncer à la maternité dans ces conditions est un deuil bien difficile. Les
fabuleux progrès techniques dont s'enorgueillit l'homme créent autant de cas de
conscience. La pratique des manipulations génétiques pourra, sans doute, supprimer les tares héréditaires comme celle-ci et bien d'autres maladies graves.
Tout le monde peut s'accorder sur l'opportunité de ces techniques lorsqu'on
peut prouver le caractère vraiment pathologique du génome. Mais comment
situer ce « vraiment » ? La biologie moléculaire continue d'inquiéter tout en
exerçant une fascination sur laquelle nous reviendrons.
Cette possibilité de modification héréditaire sera sans doute exclue par la loi
française, qui craint qu'elle n'entraîne d'autres modifications moins justifiées.
Ici, plane le spectre de la toute-puissance débridée : si l'on pouvait choisir le sexe
d'un enfant (on le peut), la couleur de ses yeux, sa taille... mais aussi son intelligence, sa douceur, ses qualités créatrices ! En somme, faire un enfant parfait. Ce
n'est guère possible aujourd'hui. Cela peut le devenir rapidement et notre
« capacité de rêverie » laisser alors place à l'emprise. Mais s'agit-il là de réalité
ou du pur essor de nos fantasmes ?
1238
Sylvie Faure-Pragier
VI / DES COMPTESA RENDRE POUR LES ANALYSTES
ACCUSÉSD'ÊTRE L'ALIBI DES PRATICIENS
Ne pas prendre parti est vécu par certains comme une hypocrisie. Nous cautionnons peut-être certaines pratiques par notre seule présence. Pouvons-nous
rester neutres ? Tentons maintenant d'appliquer nos capacités interprétatives
aux acteurs du progrès et à leurs détracteurs.
Un grand mouvement de contestation vint s'opposer aux triomphes médiatiques et induisit une réflexion opportune. Il paraît utile de préciser les fantasmes
sous-jacents à certains cris d'alarme qui, sans doute par leurs excès mêmes, n'ont
touché qu'une frange intellectuelle limitée et ne semblent guère avoir influencé
les médecins.
Chez certains patients, en revanche, la lecture du « Magasin des
Enfants »1 a permis une réflexion mieux informée. Le risque d'être utilisé
comme cobaye ou instrument d'une recherche de gloire ou d'argent fit hésiter
certains. La crainte des futures manipulations génétiques mobilise la dénonciation des risques encourus. Ne voulant pas être responsable, un jour, d'un tel
détournement de ses activités de chercheur et rejoindre le destin d'un Oppenheimer, on sait que J. Testard fit beaucoup pour alerter l'opinion et décida de
stopper ses propres recherches. L'effroi devant les PMA renvoie à des angoisses
assez claires.
La menace de chaos ébranle la sécurité d'un ordre connu. Le changement
par la science désorganise les repères psychiques et fait craindre une déstructuration du monde extérieur. Alors, l'analité toute-puissante, libérée par la transgression, fécaliserait l'être humain devenu objet d'expérience interchangeable
puisque c'est sur lui que s'applique la nouvelle technicité.
Le fantasme qui apparaît est celui de la régression à la toute-puissance
infantile. Le garant de la loi symbolique aurait été éliminé. Si le père a pu être
réduit à des paillettes congelées, et la mère remplacée par une anonyme mère
porteuse (et bientôt par une machine à gestation), alors la différence des sexes ne
se trouve-t-elle pas abolie ?
L'angoisse aussi peut prendre la forme de la représentation de l'apprentisorcier. La toute-puissance à l'oeuvre dans l'exigence scientifique se projette alors
sur son objet, le médecin dépassé par la découverte en devenant bientôt l'esclave. Evoquons encore des mythes, le Golem, Frankenstein... Nous fabriquerions, grâce à nos nouvelles techniques, des êtres déshumanisés : ils viendraient
à se venger de leur créateur, détruisant l'humanité.
1. JacquesTestard,L'oeuftransparent,Flammarion,coll.« Champs», 1986.
L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique
1239
Une troisième crainte apparaît. Nous pourrions être détruits par nos découvertes, non plus parce qu'elles se retourneraient contre nous, mais parce qu'elles
tomberaient en de mauvaises mains. Effectivement, qu'aurait fait Hitler, s'il
avait possédé nos techniques ? Une race d'esclaves au service d'une race aryenne
purifiée ?
Au-delà d'un eugénisme négatif, par avortement des foetus anormaux, qui
paraît — dans les faits — bien modeste et limité, ne plane-t-il pas le spectre terrifiant des manipulations génétiques, transmissibles héréditairement, dont nos
diagnostics génétiques semblent préparer, la mise en oeuvre, un jour, au moyen
des gamètes et des embryons que nous accumulons ? Transgénose bien proche
de nous, dont nous aurions été les instruments et les complices involontaires et
qui triomphe déjà chez l'animal ! Pour guérir d'abord, c'est certain, ces fameuses
maladies héréditaires que nous hésitons à transmettre, pour guérir et améliorer
bientôt l'espèce humaine.
La grande fiction d'une humanité sélectionnée selon des critères qui m'apparaissent « indécidables » reste un fantasme terrifiant. Un « meilleur des
mondes » risque-t-il d'advenir, avec notre involontaire participation ? N'aurions-nous pas dû nous arrêter avant de découvrir ces terrifiantes techniques ?
Inversement, ce pouvoir si dangereux émanant du savoir, est-il plus facile de ne
pas l'utiliser, après qu'il a été découvert (voir la bombe atomique), que de renoncer à l'acquérir ?
A tous ces facteurs de crainte face à la destructivité de nos pulsions libérées
des impératifs surmoïques comme du principe de réalité dont le poids s'affaiblit
progressivement, il faudrait sans doute opposer des éléments de séduction par le
progrès. Nous sommes aussi fascinés par la transgression de l'interdit d'un savoir
sur la scène primitive. L'orgueil que nous ressentons face au progrès scientifique
exprime la force de notre pulsion de savoir. Nous en partageons tout le plaisir,
car il s'agit d'une pulsion universelle. Pulsion épistémophilique, dit-on aussi,
c'est-à-dire pulsion partielle, telle qu'elle fut décrite par Freud à propos de Léonard de Vinci. Celle-ci a ses sources dans la curiosité infantile, mais par son but
qui est de connaître, donc maîtriser, elle se rattache à un vaste courant, celui de
la pulsion d'emprise. Elle exprime un besoin de pouvoir, pouvoir médical par
exemple, non lié d'emblée au sadisme, mais s'enracinant dans l'autoconservation. C'est le besoin d'emprise, source de tous les mouvements auto-organisateurs créateurs de nouveau 1.
Tout progrès comporte un caractère de transgression puisque le chercheur,
en découvrant un instrument nouveau, échappe à la loi de ses pères. Aussi va-t-il
1. Voirnotreintervention
au rapportdePaulDenis,Empriseetthéoriedespulsions,Rev.franc,psychanal.,1992,numérospécialCongrès.
1240
Sylvie Faure-Pragier
être critiqué par eux. Il s'approprie un moyen d'agir, un pouvoir qui, jusqu'alors, n'était pas disponible mais limité à l'imaginaire, projeté dans le « mystère de la nature », propriété d'un quelconque « Dieu ». Le fils en saura ainsi
plus que son père. Il ne se contentera pas de ce que celui-ci lui a transmis, mais
viendra à le dépasser, suscitant sa colère.
Rappelons que la transgression est mythiquement à l'origine même de l'humanité. Adam et Eve excitent déjà la colère de Dieu par le savoir qu'ils s'approprient. C'est aussi le cas du mythe de Prométhée dont je rappellerai l'issue finale
qui le rend fibre et immortel. La punition se transforme finalement en victoire.
Simplement, et c'est là l'accès à la symbolisation, Prométhée devra porter pour
toujours une bague faite avec l'acier de ses chaînes, et sur laquelle persiste
un fragment du rocher où il fut attaché... On oublie trop souvent cette fin.
Puisse-t-elle signifier que la transgression, pardonnée, fera ensuite partie de la
norme et que l'humanité, s'étant approprié le savoir, deviendra plus libre, sous
réserve qu'elle accepte de maintenir l'enchaînement symbolique en renonçant au
fantasme d'une toute-puissance sans limite.
Le désir d'omnipotence pourrait promouvoir des progrès bénéfiques. Il permet d'obtenir une maîtrise croissante de la conception, qui perd une part de
mystère et sur laquelle il est aujourd'hui possible d'agir. Mais l'omnipotence
engendre une inquiétude liée à la position dépressive kleinienne : avoir irrémédiablement détruit peut-être le corps maternel.
Cette inquiétude est-elle justifiée ? De ce pouvoir excessif — dont l'Eglise
catholique considère que l'homme ne doit pas l' « ôter à Dieu » — le chercheur
fera-t-il forcément bon usage ? Qui peut le garantir ?
Mais pouvait-on garantir, de même, le bon usage de nos précédentes découvertes, et chacune n'apporte-t-elle pas son contingent d'inconvénients, limitant
le bénéfice qu'en tire l'homme, comme l'évoquait Freud dans Malaise ?
Le projet de loi actuel interdira toute manipulation génétique qui, agissant
sur la descendance, pourrait « changer l'espèce humaine » et apparaîtrait
comme « crime contre l'humanité ». Mais il pourrait y avoir des changements
bienfaisants éradiquant d'atroces maladies. En définitive, on retrouve à nouveau, à chaque étape évolutive, l'inquiétude face à un mauvais usage possible du
progrès, qui incite à l'interdire.
Sans prendre parti, j'aimerais évoquer la charmante fiction de Pourquoi j'ai
mangé mon père 1, de l'anthropologue Roy Lewis. Ce livre met en scène, à l'aube
de l'espèce humaine, le conflit qui oppose un père inventeur à ses fils déjà
conservateurs.
1. R Lewis(1960),Pourquoi
j'ai mangémonpère,ActesSud,1990.
L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique
1241
Ayant découvert le feu, le héros — le père — souhaite en faire bénéficier les
autres hordes. Ses fils tentent de l'en empêcher. Ces peuples primitifs, disent-ils,
pourraient mal l'utiliser. « Ils risqueraient d'incendier nos plantations, de brûler
même les leurs, voire détruire la terre tout entière. Ils ne sont pas assez responsables pour mériter qu'on leur confie une arme si dangereuse. »
Le père, malgré cette opposition, partage le feu au bénéfice de tous. « Cela
arrivera de toute façon, dit-il. Occupez-vous plutôt d'inventer autre chose. »
Quand le père, encore lui, fabriquera un arc, ses fils se décideront à le tuer, pour
éviter qu'il ne le distribue. Version prométhéenne du meurtre du père ? N'y a-t-il
pas, avec notre époque, quelques analogies ? Devons-nous imiter les fils de la
horde, et refuser un progrès qui supprime de terribles maladies, mais peut modifier l'espèce humaine ? Allons-nous défendre le respect de la nature, ainsi identifiée à une mère qui ne devrait pas être abimée ? Le naturel — de la procréation
non assistée médicalement —est-il si satisfaisant ?
On a toujours, à leur époque, stigmatisé les progrès techniques. Les voyages
en chemin de fer devaient empêcher le fonctionnement de notre coeur, en raison
de la vitesse. On a prédit le pire à ceux qui accepteraient les transfusions, prétendant vivre avec le sang d'un autre, alors que celui-ci paraissait « sacré ». Avec les
greffes d'organes, c'est l'identité même du receveur qui devait se trouver détruite.
L'homme, malgré toutes les imprécations, a réalisé les fantasmes les plus
incroyables : connaître le fond de la mer, voler, débarquer sur la Lune. Notre
psychisme comme notre organisme y résistent, pour le moment...
Il est capital de ne pas confondre la réalité et les fantasmes. Amalgamer l'eugénisme, le nazisme et les PMAd'aujourd'hui, c'est, dans une analogie réductrice,
perdre de vue les objectifs réels des soins et les limites dans lesquelles fonctionne
cette pratique. C'est utiliser la pensée totalitaire même qu'on souhaite dénoncer.
On ne peut revenir au passé, arrêter la connaissance, mais on peut se demander
jusqu'où nous mènent nos pratiques. Qu'il faille parfois remettre en cause une
technique, à cause des effets pervers qu'elle entraîne indirectement, oblige à
reconnaître qu'il n'y a de vérité que locale et provisoire. Nous voici contraints
d'admettre une certaine incertitude, puisque, comme l'a démontré Gödel, pris
nous-mêmes dans le système éthique, nous ne pouvons y fonder avec certitude
des principes vrais dans tous les cas. Il faudrait nous situer à un impossible
« métaniveau » (celui d'un Dieu). La responsabilité doit se partager avec les
intéressés, qui ont le droit et le devoir de participer en toute connaissance de
cause aux choix qui les concernent sans se laisser guider par les exigences issues
des institutions. Celles-ci doivent demeurer à notre service, et non nous au leur.
Naturellement, elles s'emploient à maintenir leur développement, même s'il
s'avère que les inconvénients dépassent les bénéfices attendus. C'est à nous parfois d'interpréter certains auto-engendrements de risque dont les résultats per-
1242
Sylvie Faure-Pragier
dent de vue les bénéfices attendus à l'origine. C'est à de tels témoignages, limités
à des expériences précises, que doit se fixer l'analyste qui ne peut que tenter de
repérer les fantasmes en conflit dans ces changements techniques.
VII / OÙ L'ANALYSTE
S'ENGAGE:
LESDÉCISIONS
ÉTHIQUESSONTPROPOSÉES
»
AUNOMDU « SAVOIRPSYCHANALYTIQUE
Conserver la neutralité, tout en tentant, comme je viens de le faire, d'interpréter les fantasmes à l'oeuvre en nous-même comme en chacun des acteurs
séduits ou effrayés par le nouveau, devient insoutenable lorsque, publiquement,
un jugement éthique est proclamé du haut d'un (impossible) savoir analytique
qui autoriserait la prédiction des effets des PMAsur les enfants ainsi conçus.
Hommage soit rendu à S. Viderman et à la caricature anticipatrice qu'il
nous a proposée du EPSG(Ensemble psychanalytique du savoir généralisé), dont
il dessina le schéma oblong d'un enfermement fatalement aliénant et réducteur
du nouveau et de l'imprévisible 1. C'est à un discours m'évoquant ce schéma que
je me suis trouvée confrontée. Au caractère triomphant et héroïque des premiers
débats télévisés, venait s'opposer le mouvement de contestation mené par J. Testard. Dans le groupe, des sociologues et des analystes — philosophes plus que
praticiens — développaient brillamment des arguments contestataires, au nom
de leur savoir sur l'inconscient.
J'en citerai un passage : « La pulsion se trouve comme réalisée à la lettre,
l'oeil directement plongé dans le ventre maternel. D'où abolition de la distance
métaphorique, disparition de l'altérité, gel de la pensée, assèchement de l'imaginaire. L'autre réifié dans la congélation n'habite plus son temps propre.
C'est une entreprise de désubjectivation visant l'apparition d'individus (et non
plus de sujets) à l'inconscient vide. » « Que l'homme déplace le lieu de son
origine de l'a-maîtrise et de l'altérité pour le placer sous le signe de l'emprise,
ce n'est pas à sa capacité de se reproduire qu'il toucherait, c'est à sa capacité
de penser. »2
Modifiant le mode de conception, désormais mis en lumière in vitro, la FTV
rompt, disent-ils, le « mystère de la vie », et donnerait ainsi une maîtrise intolérable aux médecins. Le pire avenir fut prophétisé. Les enfants ainsi conçus
« dans l'éprouvette » ne pourraient plus fantasmer, et sans doute, ne plus penser
1. S.Viderman,
Le disséminaire,
PUF,1987,p. 191-194.
Rev.ducoll.depsychan.,
numérospécial,Colloque1987,p. 1002. Psychanalyse
et technosciences,
132.
L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique
1243
non plus. La disparition de la Scène primitive (la relation entre les parents) dans
la réalité produirait inéluctablement l'impossibilité de l'imaginer et, par conséquent, la perte du Fantasme originaire qui fonde l'inconscient !
Ici je dus sortir de ma neutralité, car les médias reprenaient ces propos
comme l'opinion de tous les psychanalystes. Je dus donc affirmer que ces auteurs
ne nous représentaient pas, et que leurs conclusions, même si elles avaient
l'avantage de stimuler la réflexion, me semblaient bien excessives. Leurs discours
témoignaient de la confusion de deux plans. La réalité de la conception est en
effet un peu mieux connue. Mais ce n'est pas son mystère objectif qui fonde
l'énigme où s'origine la capacité de penser. C'est le désir qui en est le moteur,
interrogation incessante de l'enfant, dès la naissance, sur le désir des parents et
le sien. Même si un médecin a pu voir la rencontre des gamètes dont il est issu,
que saura-t-il de plus de l'enchevêtrement si complexe qui aboutit à sa naissance ? La Scène primitive est la construction que tente notre psychisme pour se
représenter la place que le sujet occupe dans le triangle oedipien et ne peut en
rien disparaître parce que les parents avaient eu recours, pour concevoir, à une
technique médicalisée. Que cela puisse influer sur le psychisme de chacun d'eux
probablement, mais dans une mesure très relative !
Décider que les enfants faits in vitro auraient « l'inconscient vide », c'est
dénier le prodigieux échange de désir qui sous-tend ces techniques, rabattre le
réel sur le symbolique et confondre le contenu des fantasmes avec le contenant,
la capacité de penser ! Il va de soi que de telles inquiétudes sont peu légitimes, et
que l'inconscient, justement, ne tient guère compte de la nature de la scène réelle
à son origine. Ceux qui devraient entendre les fantasmes s'égarent à les énoncer
comme des vérités définitives qu'on ne peut qualifier que de religieuses. ils me
paraissent révéler en eux-mêmes les préjugés qu'ils plaquent sur un avenir difficile à imaginer et ne peuvent se dégager de leurs propres implications personnelles. Sans expérience clinique, ils s'indignent à partir d'une position de voyeur,
de laquelle ils stigmatisent la pratique des autres, compromettant ainsi le groupe
analytique tout entier.
Ce n'est pas, dans l'état actuel de nos connaissances, à nous de juger de la
légitimité des PMA, mais seulement d'informer, même si le témoignage d'une
expérience n'est, bien sûr jamais dénué d'implication. La rencontre des
patients conduit à une certaine humilité. Des femmes âgées, dont la stérilité ne
pouvait, à l'époque, relever d'aucun palliatif, n'ont pu faire le deuil de leur
infécondité. La nature n'est pas si bienveillante qu'il faille l'hypostasier, mais
la technique a des conséquences bien ambiguës. Une solution opportune pour
quelqu'une sera ailleurs catastrophique. Il est difficile de prédire, trop tôt sans
doute pour interdire ou favoriser. Refus alors d'occuper la place du Surmoi ?
Sans doute. La Société peut se constituer en instance symbolique, elle peut
1244
Sylvie Faure-Pragier
effectuer des choix, se tromper et les modifier. Ce n'est pas la place du psychanalyste et il aurait tort de l'occuper et d'y risquer sa crédibilité1.
Position trop facile peut-être ? La neutralité, comme l'abstention électorale,
favorise le plus fort. En nous taisant, nous laissons faire. Sommes-nous effectivement des alibis pour les médecins quand nous prenons en thérapie une patiente
qui bénéficie de procréation assistée ? Dans une certaine mesure, sans doute,
mais nous y apprenons des informations en retour... Cette modeste participation
nous convient mieux qu'une prise de position tranchée, du moins tant que nous
ignorons la nature du psychisme des enfants ainsi conçus. Si le secret est préservé, il se peut que nous ne le sachions jamais.
Heureusement, de tout ce désordre qui nous fait perdre nos repères de filiation et de la désorganisation qui se produit, émane aujourd'hui, quelque chose
de neuf et sur lequel j'aimerais rapidement conclure.
VIII / ÉMERGENCE
DES « COMITÉSD'ÉTHIQUE» :
SYMPTÔME
OU SOLUTION
?
AUTO-ORGANISATRICE
Ceux-ci n'ont donc pas été imposés d'en haut par le pouvoir, soucieux d'une
Commission supplémentaire. Certes, ils peuvent jouer ce rôle et donner un avis
consultatif. Mais ils ont d'abord « émergé » spontanément du Socius.
Les comités d'éthique répondent à un véritable besoin, émanant d'abord
des médecins, et au départ constitués exclusivement de médecins que leurs collègues souhaitaient voir fonctionner en experts.
Certes, la nouveauté, la multiplicité des nouvelles techniques, explique ce
besoin. Mais peut-être pas totalement. Autrefois existaient des autorités politiques, religieuses, médicales, qui s'autorisaient à trancher. Je prendrai un rapide
exemple, celui de la césarienne. Elle provoquait un cas de conscience : en cas de
problème, fallait-il sacrifier l'enfant ou la mère ? Autrefois, l'autorité la plus forte
était celle de l'Eglise. L'enfant devait être baptisé à tout prix, donc naître vivant.
Priorité lui était donnée sur la mère, c'était « un chrétien de plus ».
Plus tard, l'autorité médicale prit le dessus. Le médecin allait privilégier sa
véritable patiente, la mère, et imposer le sacrifice de l'enfant. La raison soutenait
aussi ce choix. La mère aurait abandonné des orphelins, et elle pouvait avoir un
autre enfant.
Ces décisions se prirent d'elles-mêmes. Nul besoin alors d'une institution
pour en juger. Aujourd'hui, la perte des idéologies explique l'absence de réfé1. J.-P.Thomas,Misèredela bio-éthique,
AlbinMichel,1990.
L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique
1245
rences, face aux nouvelles questions que pose l'extension des techniques. La
création de comités d'éthique peut alors apparaître dans une Société angoissée
par l'absence de repères ou de limites, soit comme un symptôme, soit comme
une solution.
On peut la considérer comme un symptôme. La création des comités
témoigne en effet du malaise social, et de l'incapacité à trouver des repères permettant de juger du bien-fondé d'une technique. Face à l'affaiblissement du Surmoi oedipien qui caractérise l'évolution de notre Société, face à la prévalence de
la raison sur la religion et de la démocratie sur l'autorité de l'Etat, les médecins
qui pratiquent les nouvelles techniques ont eu besoin de nommer des experts. Ils
exprimaient ainsi leur culpabilité devant leur pouvoir nouvellement acquis d'organiser la conception.
La création d'un tel comité d'experts ne peut qu'évoquer les rêves de
Freud, « un groupe d'hommes exerçant la dictature de la raison ». Peut-on
espérer qu'ils soient alors « libérés de leurs pulsions » ? Face à la multiplicité
des choix, la nomination de ces experts est-elle une garantie ou n'est-elle qu'un
symptôme du désordre de notre Société qui a perdu ses principes et privilégie
un individualisme forcené où la pulsion se trouve idéalisée, dans le « droit à
l'enfant », tandis que le concept de devoir — à l'égard de ce même enfant —
serait devenu obsolète ?
Un comité d'éthique représenterait-il au contraire une amorce de solution,
inventée par la Société s'auto-organisant face à la carence des principes ? Autoorganisation d'autant plus féconde que la confrontation y est favorisée. Dans un
travail sur un mode « casuistique », se produit peu à peu une véritable inventivité éthique. A partir des principes divergents de ses membres, grâce à la discussion de cas concrets, un minimum de règles sur lequel tous puissent s'entendre
est parfois trouvé. Ailleurs, les querelles se poursuivent.
Ainsi le pessimisme n'était-il pas totalement fondé, la Société semblant se
défendre contre les accidents que créent ses développements. De nouveaux
principes de choix éthique apparaissent selon cette nouvelle méthodologie peu
à peu découverte et qui promeut le consensus. Dans les CPP (Comités de protection des personnes), les recherches scientifiques imposent quatre principes
sur lesquels nous pouvons nous accorder : la transparence, le consentement
éclairé, la protection des faibles, la scientificité (ce qui n'est pas scientifique,
n'est pas éthique).
Plus globalement, au CNE (Comité national d'éthique) la liberté de l'individu, l'autonomie, le respect des intérêts de l'autre et de la collectivité semblent
les valeurs essentielles à défendre.
Toute la difficulté réside, bien entendu, dans l'appréciation des cas concrets
qui fait ensuite progresser cette éthique, encore balbutiante, qui veut se distin-
1246
Sylvie Faure-Pragier
guer d'une morale en ce qu'elle ne se fonderait sur aucune idéologie autre que
celle des droits de l'homme. Cette manière non dogmatique, souple et adaptée,
paraît d'autant plus créatrice qu'elle va devoir se confronter à des options différentes dans d'autres pays. En France, l'indisponibilité du corps humain s'oppose
à la fibre disposition des pays anglo-saxons. De même, l'anonymat des donneurs, obligatoire dans notre pays, est maintenant interdit ailleurs, au nom des
droits de l'enfant...
Alors il faut admettre une certaine relativité de nos jugements et tenir
compte, pour la bio-éthique, d'une importante incertitude. Faisons confiance
néanmoins à ces mouvements d'interrogation. Certes, ils désorganisent le système de soins à cause du « bruit » des critiques portées. Mais ce bruit désorganisateur, induit par nous-mêmes, pourra, sans nous détruire, entraîner l'émergence
de nouvelles solutions, grâce à notre réorganisation à un niveau plus élevé de
complexité où vient déjà d'émerger la réflexion éthique.
SylvieFaure-Pragier
8, rueBoissonade
75014Paris
Que
Réflexions
sont
les « autres
sur la réduction
» devenus
?
embryonnaire
et la grossesse
Muriel
multiple
FLIS-TREVES1
Elle est là, défaite... et m'annonce qu'elle attend cinq bébés. Elle me dit :
« Ça grouille dans mon ventre. »
« Je ne suis plus moi-même. J'ai l'impression d'être un animal, un
monstre. »
« Je suis trop étroite, jamais je ne pourrai supporter. »
« Il faut qu'on m'en enlève. »
« Je m'attendais à en voir un, j'en ai vu plein. »
Etre enceinte alors que l'on était stérile, c'est la réalisation d'un souhait
intense. L'enfant à venir est la victoire sur le malheur pour des femmes qui désespéraient d'accéder à la procréation, au point parfois de s'en interdire même le
désir.
Les procréations médicalement assistées comme la fécondation in vitro et les
traitements hormonaux ont permis de transformer ce qui était une fatalité et une
honte. Or, comme si le destin se jouait de tout, nous assistons souvent à une
situation compliquée : la grossesse multiple. Ces femmes, qui ont suivi un traitement contre leur stérilité, se retrouvent effectivement enceintes, mais porteuses
d'une grossesse multiple dont les risques médicaux graves sont les avortements
tardifs, la prématurité dramatique, la mortalité périnatale, les accidents maternels. Le risque était annoncé et les femmes informées.
Les médecins proposent un recours : « La réduction embryonnaire ou interruption sélective de grossesse » qui visera à supprimer des embryons in utero
serviceduPrFrydman.
1. Psychiatre,
attachéeà la maternitéAntoine-Béclère,
psychanalyste,
Rev.franç.Psychanal,
4/1993
1248
Muriel Flis-Treves
après avoir mis en route de nombreux protocoles pour en obtenir le développement. La grossesse pourra ainsi se poursuivre.
La réduction embryonnaire 1, réparation secondaire d'un dérapage de la
technique, est dans le même temps un acte de mort et de vie : dramatique, inéluctable, elle n'en reste pas moins une des seules issues.
Sans doute, est-il paradoxal, après tant de douleurs fiées à la stérilité, de se
séparer d'enfants à venir alors même que l'on vient de les obtenir. De même qu'il
est insupportable de se résoudre à donner aussi la mort, alors qu'on souhaite
donner la vie.
Le ventre maternel devra accueillir en même temps la vie et la mort.
Comment vivre ces mouvements contradictoires ?
Comment gérer la multiplicité alors qu'on désirait simplement être enceinte ?
Comment devenir mère et le rester, alors que le début d'une grossesse commence si étrangement ?
Comment imaginer de passer brusquement des problèmes émotionnels de la
grossesse multiple à ceux de la réduction sélective du nombre des embryons.
Le femme qui s'est longtemps sentie stérile devra vivre brutalement l'annonce d'une grossesse multiple et la réduction embryonnaire. Ceci impliquera
qu'elle devra faire face à des projets antinomiques dans un bouleversement
interne mettant l'imaginaire à mal.
MIROIR
ETGROSSESSE
MULTIPLE
ÉCHOGRAPHIQUE
L'échographie a bouleversé la perception de la grossesse. Il est devenu obligatoire et banal d'aller passer une échographie lorsqu'on est enceinte. L'irruption de
l'image qui montre l'intérieur du corps est toujours une épreuve à laquelle aucune
femme n'est vraiment préparée. Lorsque tout est normal, la femme est rassurée.
Mais devant « l'anormafité » d'une grossesse multiple la femme affronte sans
« bouclier » une réalité par trop excitante, inacceptable, « le trop ».
Je me suis demandé si la confrontation avec l'intérieur visible du corps
n'était pas vécu par elles comme l'horreur d'une trop forte réalisation de désir
brutalement étalée aux yeux de tous. Elles ont désiré un enfant, mais en avoir
« beaucoup » dans le ventre, avoir le « ventre plein » leur renvoie d'elles-mêmes
une image bestiale.
1. La réductionembryonnaire
a pourbutd'éviterlescomplications
desgrossesses
multiplesdehaut
celaconsisteà neufoudixsemaines
d'aménorrhées
rang.Techniquement
(aprèsavoirpasséle capdes
faussescouchesspontanées)à injecterdansle foetus2 à 3cede chlorurede potassiumavecun anesthésiquequiprovoqueraun arrêtcardiaque.Cetteinjectionsefaitsouscontrôleéchographique.
Lefoetusse
détruiraprogressivement
sanssaignements,
nidouleurs.
Que sont les « autres » devenus ?
1249
La représentation de la multiplicité transforme en drame ce qui était une
joie. Le décalage est trop rapide et important entre ce que l'on voit et ce que l'on
s'attendait à voir, les émotions se succèdent trop rapidement.
A cet instant elles disent : « C'est un choc » ; « C'est un traumatisme » ;
« Je suis sidérée » ; « Ça m'est tombé sur la tête. »
Sidération. Anéantissement. Silence de mort
La violence et la force des mots renvoient à la violence de l'image. Trop
d'émotions sidèrent le fonctionnement psychique. Il semble qu'avoir trop d'enfants, c'est n'en avoir pas. Le projet est dénaturé, le désir est nié, la multiplicité
est une atteinte à l'enfant imaginaire, mais aussi à la mère qu'elles imaginaient
être. Celle-ci n'est plus vécue comme humaine, mais animale. L'enfant imaginaire est rêvé habituellement en termes d'un seul enfant. Ici, la représentation est
brisée par la vision d'une « portée ». Pour qu'un seul enfant vive, il faut un sacrifice.
Alors que, sur l'écran, les femmes cherchent un enfant, brutalement elles se
voient « pleines ». L'image que leur renvoie l'échographie, c'est Méduse aux
multiples têtes qu'il faut tuer. Miroir intérieur qui reflète de plein fouet et avec
effraction une image de soi inacceptable. Il semble que la fantasmatique courante de la grossesse n'ait plus lieu.
Toutes ces femmes évoquent des souhaits spontanés de mort, vis-à-vis des
embryons qu'elles appellent pourtant déjà et d'emblée des enfants. Elles se sentent coupables de ne pouvoir assumer la situation : être porteuse d'une grossesse
multiple, c'est comme devoir être en morceaux, éclatée. Etre une mère multiple
paraît dissoudre le sentiment de maternité. Il est très troublant de constater que
les femmes disent toutes ne plus se sentir enceintes dès que la réduction
embryonnaire, par elles réclamée, est programmée. Le vécu de grossesse est
comme arrêté, sidéré.
« Je me sens en transit » - « Je me sens suspendue » sont des phrases à ce
moment-là banales. On peut comprendre que la mort annoncée de certains de
ces embryons provoque le retrait de l'investissement maternel à venir et de l'illusion anticipatrice inhérente à toute grossesse. Refoulement nécessaire, négation,
déni provisoire, quels que soient les mécanismes mis en jeu, on assiste à l'inhibition de la pensée. Plus tard elles diront qu'elles ont vécu la réduction embryonnaire comme un sacrifice d'enfant.
Certaines femmes vivent cette grossesse comme le fruit de la faute. Faute
d'avoir transgressé l'interdit de la stérilité. Leur ventre est devenu un lieu de
honte. « Les yeux plus gros que le ventre », me dit un jour l'une d'entre elles.
1250
Muriel Flis- Treves
Le désir d'enfant est souvent ressenti par ces femmes comme un désir interdit,
or une fois ce désir obtenu, il faut bien en payer le prix. Le prix devient alors
la multiplicité qui signerait l'excès, la bestialité du désir. La punition est la
mort — du trop — du trop d'envie qui passe donc par l'assassinat programmé
d'enfant. Pourtant la réduction embryonnaire s'impose, sinon la femme s'expose aux complications majeures d'une grossesse multiple à haut risque. Le
choix de cette technique est toujours un choix de vie. Or, ici, la vie de certains
passe par la mort des autres. L'interruption sélective de grossesse, comme son
nom l'indique, vise à ce qu'un enfant, parfois deux restent en vie. Il va de soi
que la mort des embryons ne doit souffrir aucun choix. La sélection est
aveugle.
Cependant, si la réduction embryonnaire est une perspective menaçante,
elle est souhaitée par les femmes.
Elle va se pratiquer à l'aiguille, sous échographie. Les femmes peuvent
suivre sur l'écran le déroulement de l'intervention, mais ce n'est pas obligatoire
(certaines préfèrent l'anesthésie générale). On peut penser que, quelles que soient
les modalités, les femmes vivent là une expérience traumatique faite de perceptions disruptives. Ce qui semblerait confirmer la difficulté pendant la gestation
de l'élaboration psychique de cette situation. Ce n'est que bien plus tard qu'elles
évoquent l'idée de sacrifice par lequel une mère monstrueuse redevient humaine.
Nous avons remarqué qu'après l'acte de la réduction embryonnaire, les femmes
disent qu'elles se sentent à nouveau enceintes, comme si elles acceptaient la
reprise du vécu de grossesse.
APRÈSLARÉDUCTION
EMBRYONNAIRE
Les femmes commencent à se poser des questions souvent lancinantes :
« Que deviennent ces enfants morts pour que vivent les autres ? »
« Où sont-ils ?» « Où ont-ils disparu ? »
« Où est passé "le reste" ? »
« Que font les uns sans les autres ? »
Une des particularités de cette technique, même si on peut logiquement la
comparer à un avortement, réside dans le fait qu'il n'y a pas d'évacuation des
embryons, pas de matérialisation de ce qui est mort. Dans le fantasme, les morts
et les vivants continueraient à cohabiter dans le même réceptacle. Les vivants se
nourrissent-ils des morts ?
« Les survivants ont sûrement entendu quelque chose », m'a dit une seule
patiente.
Que sont les « autres » devenus ?
1251
Quelle mémoire auront-ils de l'intervention ? De quelle charge affective les
survivants seront-ils porteurs ? Le ventre maternel est devenu le lieu d'accueil de
la vie et de la mort. Les femmes souvent refusent de parler de leur grossesse car
elles craignent, disent-elles, « de perdre ceux qui sont en vie ». « Les bébés morts
ont-ils envie de se venger ? »
Elles adoptent une attitude d'attente anxieuse et s'empêchent de se réjouir de
leur grossesse, tout en ne se permettant pas de faire le deuil de « ceux qui sont restés
et qui sont morts ». Ceux qu'elles appellent « le reste », ce sont les enfants morts.
Elles disent : « Je ne peux pas me réjouir pour ceux qui sont vivants et je ne
peux pas avoir de la peine pour ceux qui sont morts. » Elles vivent aussi dans la
peur de perdre les survivants. Tout se passe comme si toute pensée à propos des
morts mettait les survivants en péril. On assiste à la mise en place d'un système
« conjuratoire », où tout est mis en oeuvre pour arriver au bout de cette grossesse en pensant le moins possible.
En effet, le travail de deuil au sujet de ces enfants morts, car elles en parlent
comme d'enfants décédés, est inentamable avant la naissance. La mère est écartelée entre la joie d'une grossesse qui se poursuit et le deuil de ceux qui n'existent
plus. L'investissement psychique se fait, malgré tout, vers la vie, mais d'une
façon particulière. Il est intéressant de noter que ces femmes ne sont préoccupées
que de leur corps, de leur ventre. Elles craignent chaque émotion comme pouvant être un risque. Elles cessent, en général, toute activité professionnelle et
paraissent se concentrer physiquement sur leur grossesse. Toute leur attention
semble portée vers leur santé physique et morale : le sommeil, l'alimentation, la
fatigue. Leur discours se fait quasi opératoire. J'ai observé que ces femmes se
mettent consciemment entre parenthèses, installant ainsi une « dépression
homéostasique » qui vise surtout le calme.
LANAISSANCE.
DEUILBLOQUÉ
Anne a mis au monde un petit garçon qu'elle a nommé Brian (elle prononce
et j'entends brillant). Elle a subi une réduction embryonnaire à neuf semaines de
grossesse pour des triplés.
Son accouchement s'est passé dans un autre hôpital que le nôtre, car elle
voulait, dit-elle, « être plus proche de son domicile ». Elle était à terme, mais le
travail n'avançait pas, elle a dû, de façon imprévue, subir en urgence une césarienne, sous anesthésie générale. « Très déçue, dit-elle, car elle n'a pas assisté à
son accouchement et s'est sentie dépossédée de cette naissance. » Son mari a dû,
en raison de l'urgence, sortir de la salle de travail, et s'est lui aussi senti frustré.
1252
Muriel Flis-Treves
Anne se demande si, parmi les embryons qu'on a réduits, il n'y aurait pas eu
par hasard une fille. J'avais vu Anne plusieurs fois en entretien avant la naissance de son enfant : sa grossesse était difficile. Elle se plaignait de tout, et rien
ne la satisfaisait. Elle disait se trouver trop grosse, lourde et avait l'impression
d'être aussi grosse que pour trois. Elle avait pris 30 kg. Elle ne parlait pas de sa
grossesse mais de sa « grosseur ». Ses jambes étaient remplies d'oedèmes, c'était
si douloureux qu'elle dut très vite arrêter toute activité professionnelle. Pourtant, à la maison, elle ne trouvait pas non plus le calme, elle s'activait sans but,
sortait sans raison dans les magasins, bougeait à tout propos pour ne pas se
retrouver « seule avec elle-même », disait-elle. Elle se plaignait de l'absence de
son mari, de sa solitude.
Quelques semaines après l'accouchement, je la vois en consultation. Elle est
allée voir sa mère à la campagne, elle en est revenue affolée. Elle est habillée
négligemment, les cheveux sales et mal coiffés. Elle dit qu'elle est incapable ; que
ce n'est vraiment pas « brillant », qu'elle n'est pas « brillante » en ce moment.
Elle dit qu'elle a peur de faire mal à Brian, peur de le baigner, peur de lui donner
à manger, de le faire tomber. Je souligne la corrélation entre Brian et brillant et
lui suggère qu'il ne s'agit sans doute pas seulement de Brian. Ceci nous permettra de reparler enfin de la réduction embryonnaire. Le geste, qui a été accompli
et qui était nécessaire, elle s'en est sentie honteuse et n'osait pas en parler :
« C'était une situation impossible. Il fallait s'en débarrasser et en même temps
j'aurais voulu tout garder... Je ne pouvais pas me permettre de penser à l'enfant.
Je ne savais plus si je désirais une fille ou un garçon... C'est vrai que j'aurais bien
aimé une fille... »
Parler des morts, et de la mort. Parler de l'enfant imaginaire qui aurait pu
être fille n'est possible qu'après la naissance.
Confrontée à son enfant réel bien vivant, Anne peut évoquer l'enfant imaginaire. Ainsi le travail de deuil peut commencer à s'élaborer. Toute femme, à mon
idée, lors de la naissance de son enfant réel, va devoir faire le deuil de l'enfant
imaginaire. Ici le travail de deuil sera d'autant plus complexe que l'enfant imaginaire a parfois été confondu avec l'enfant mort de la réduction embryonnaire.
L'incapacité momentanée de cette jeune mère à s'occuper de Brian était sans
doute en relation avec cette grossesse multiple où elle a fantasmatiquement porté
tous les enfants jusqu'au bout. La naissance deviendrait-elle ici le moment de
confrontation avec la mort dans la réalité ?
Le deuil habituel de l'enfant imaginaire se trouve singulièrement compliqué
par la mort réelle de l'enfant détruit, disparu dans la réduction, qui sans figure ni
cadavre expulsé a été en collusion, un temps, avec l'enfant imaginaire.
Depuis des siècles, la stérilité féminine est vécue comme une honte. Celle-ci
est fréquemment énoncée par les femmes comme une « anormalité ». Vient alors
Que sont les « autres » devenus ?
1253
très clairement à l'esprit que, pour ces femmes, le désir d'enfant serait un désir de
« normalité ».
L'arrivée d'une grossesse multiple contredit violemment ce désir. Ces
futures mères passent du vécu indigne de stérilité au vécu monstrueux d'une
grossesse multiple. C'est comme passer « d'une honte à une autre honte ». Or,
l'interruption sélective de grossesse assimilée à un sacrifice va faire passer du
registre de la honte au registre de la culpabilité.
Culpabilité alors gérable qui pourra être reprise avec les femmes dans l'élaboration de la perte et le travail de deuil, désormais possible.
La réduction embryonnaire est un recours provisoire. En fonction de l'évolution des techniques elle deviendra exceptionnelle. Les progrès scientifiques
concernant la stérilité féminine et l'obligation de résultats nous confrontent souvent à ces situations complexes nécessitant une attention accrue au mouvement
psychique des femmes.
MurielFlis-Treves
42 ter,rueNotre-Dame-des-Champs
75006Paris
Propos
ou « Peut-on
quand
on s'occupe
rester
de procréations
Geneviève
sur le saturnisme
psychanalyste
artificielles
? »
DELAISI DE PARSEVAL
L'or de la psychanalyse risque d'être altéré par le plomb des techniques 1.
Tentons de filer la métaphore (en entendant par « techniques » les différentes
méthodes actuelles de procréations artificielles)2, ce, à partir de notre pratique
d'analyste engagée dans ce domaine depuis une quinzaine d'années.
Peut-on, à partir du point de vue quelque peu pessimiste de Freud, à la fin
de Malaise dans la civilisation3extrapoler vers le champ des procréations artificielles ? D'aucuns parmi les psychanalystes s'y sont essayés, certains avec talent 4,
mais non sans des accents apocalyptiques ! D'autres psychanalystes, et non des
moindres (P. Aulagnier, G. Rosolato, S. Leclaire et P. Guyomard), interrogés
sur ce sujet en 1988 par le Haut Conseil de la population et de la famille, ont
émis des opinions plus nuancées5. Notre malaise personnel sur ce point est lié à
l'aspect réductionniste à l'oeuvre dans les conceptions scientifiques qui sous-ten-
1. Variationlibreà partirdutitrede l'articlede B. Brusset,L'oret le cuivre,in Revue
françaisede
1991,3, 571-577.
psychanalyse,
2. Les techniquesque nousévoquerons
à certainscas cliniquesévoqués: il s'agit
correspondent
d'IACou d'IAD(insémination
artificielle
avecspermedu conjointouavecspermede donneur),de FIVet
FIV-D
in vitroavecspermedu conjointou spermede donneur),dedon d'ovocyte,et dela
(fécondation
toutedernière,la FTV-SUZI
demicrofécondation.
(sub-zonal
insémination),
technique
3. P. 107,dernierparagraphe,
PUF,1971,trad.Ch.etJ. Odier.
4. Cf.lesnombreuxouvragesdeP. Legendre,
dela
parexemple:Filiation.Fondement
généalogique
Filiationet artifice.Noupsychanalyse
(1990),Fayard,ainsiquelestravauxdeM. Vacquin,parexemple
vellestechniques
etvieuxfantasmes.
Pointdevuepsychanalytique,
LeSupplément
(1991),177,131-149.
5. P. Aulagnier(1991)insistaitcependantsurson« sentiment
d'inquiétante
étrangeté» devantcertainessituationsque le développement
des techniquesde procréationartificielle
a renduespossibles,
« Quelsdroitspourla psyché? »,p. 202.
Topique,
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1256
Geneviève Delaisi de Parseval
dent les procréations artificielles1. Ces différentes techniques qui ont pour but
avoué de pallier les stérilités, non d'en guérir la cause, consistent en un bricolage
plus ou moins sophistiqué à partir de gamètes d'un couple, ou de ceux d'un
couple, plus de ceux d'un autre individu — appelé, par convention, « donneur ».
Les métaphores à l'oeuvre signent une réduction au biologique qui brouille les
cartes, tant dans les représentations (statut de la paternité et de la maternité par
exemple) que dans la compréhension de la fantasmatique des acteurs. On assiste
à une réification des questions sur la vie et sur la mort ; en lieu et place des interrogations « qui suis-je ? », on trouve des « comment faire ? ». Dans un tel
contexte de « malaise dans la civilisation », on comprend que la psychanalyse
— mais aussi la religion — soient sollicitées pour donner des repères. La question que nous allons aborder est évidemment d'essayer de voir comment, au
nom de quoi, on peut donner des repères et si malaise il y a.
Quelle philosophie sous-tend les PA ?
Le risque de fétichisation du biologique se perçoit clairement lorsqu'on
observe le parcours de procréation artificielle — qu'on appelle souvent, et ce
n'est pas pour rien, reproduction — de certains couples, en FTVnotamment, hantés par la question du « même » (avoir un enfant « de soi »). Hantise qui est,
faut-il le souligner, fortement induite par le système biomédical lui-même. Un
couple nous a été adressé récemment — la stérilité était supposée d'origine masculine — en raison d'une difficulté de choix entre deux « parcours médicaux » ;
après l'échec de plusieurs tentatives de FTV(dont plusieurs échecs au niveau de la
fécondation in vitro elle-même, avant, donc, toute réimplantation), il a été proposé à ce couple de tenter une microfécondation avec un spermatozoïde du
mari 2 ; ce programme étant très nouveau, le couple a donc dû attendre plusieurs
mois et a été, au demeurant, prévenu que les chances de succès étaient extrêmement faibles ; dans l'intervalle, et, par prudence..., on leur a donc conseillé de
3 sur la liste d'attente en vue d'une
s'inscrire au CECOS
IAD(insémination avec un
sperme de donneur). Comment s'étonner de l'angoisse de ce couple suscitée par
ce message paradoxal ? La paternité biologique du mari est, d'un côté, recher1. C'està desseinque nous n'employons
médicalement
pas le siglebanaliséde PMA(procréations
assistées)quireprésentedéjàunemanièrede voirleschoses,commes'il étaitévidentquela procréation
humaineétaitassistéepar la médecine.
Certainsauteursont suggéréquec'étaitdavantagelamédecine
qui
était assistéepar la procréation...Voirsurce point L. Vandelac,L'embryo-économie
duvivant...ou du
numéraireaux embryonssurnuméraires,
inLe magasindesenfants,1990,coll.dirigépar J. Testart,EditionsF. Bourin.Nousparlonsdoncde procréationsartificielles,
la
PA,ce qui est d'ailleursl'expression
plusutiliséedanslespaysoccidentaux.
2. Une FIV-SUZI,
voirn. 2,p. 1255.
3. Centred'étudeet de conservation
desoeufset du spermehumains(CECOS).
Propos sur le saturnisme
1257
chée à tout prix et, dans le même temps, on lui (leur) propose une paternité
« avec donneur », sorte d'ersatz, de deuxième choix, mais qui constitue néanmoins la plus grande chance de réussite. Comment s'étonner que la fantasmatique de ce couple tourne principalement autour de la médecine vétérinaire ? Et
qu'ils aient du mal à faire un choix, tout inscrits qu'ils soient actuellement sur les
deux « listes d'attente » ?
Même si tous les cas ne sont pas si compliqués, et même si de nombreux couples peuvent tirer un grand bénéfice de la mise en oeuvre de ces techniques (nous
pensons ici à tous ces couples qui, sans ces techniques, seraient, comme dans le
passé, restés sans enfants), on ne peut pas ne pas constater dans ces avancées techniques la signature d'un progressisme digne des Lumières, formulable selon la
règle de Gabor : « Tout ce qui est techniquement réalisable doit être réalisé, quoi
1
qu'il en coûte moralement. » Et, comme analyste, on ne peut pas ne pas s'interroger sur la toute puissance du désir qui est ici affichée. Et sur la question des suites
pour l'enfant s'il était l'expression de la réalisation de cette toute-puissance ; s'il
n'était rien d'autre qu'un projet réussi. Les dangers des procréations miraculeuses
ou héroïques dans le cadre des PAont déjà été évoqués par des analystes 2.
Procréation sans sexualité ou sexualité sans procréation
Mais revenons à Malaise dans la civilisation pour remarquer que le contexte
actuel sur les liens procréation/sexualité est passablement différent de celui
de 1929. La révolution contraceptive (contraception médicale et dépénalisation
de l'avortement) a, depuis une trentaine d'années, infiltré les représentations sur
la dissociation possible entre vie sexuelle et venue d'un enfant. Quant au
contexte spécifique des PA, il souligne, lui, la phase suivante de cette évolution
des mentalités, à savoir la conjonction non obligatoire, parfois déconseillée,
voire même interdite, entre vie sexuelle génitale et procréation 3. Au point que
certains couples désinvestissent totalement ce mode de relation, avant ou après
avoir eu un enfant par PA, l'intrusion du médical n'allant évidemment pas sans
dommage pour l'intimité et la vie sexuelle du couple. Mais, dans d'autres cas,
c'est l'absence de vie sexuelle qui peut être la cause même de l'infertilité du
1. Pource qui concernecedébat,onpeutsereporteraunumérorécentdeRaisonprésente,Lamaîtrisedu vivant,1993,n° 105.
2. R. Diatkine,Génétique,
et droit,1985,p. 281-284
; J. Carroy,Immaculées
concepprocréation
Revuedepsychanalyse,
humaines
tions,Nouvelle
1992,175-190
; et G.Delaiside Parseval,Procréations
et sociététechno-scientifique,
LeSupplément,
174,47-56.
danscedomaine: avantuneIAC,parexemple,
les
3. Il existenombrede prescriptions
paradoxales
concentration
du sperme.Il en
rapportssexuelssontinterdits,afind'obteniraujour « J » unemeilleure
va demêmeenFIV.
1258
Geneviève Delaisi de Parseval
couple 1. Cette possibilité de dissociation (qui n'est heureusement pas, précisonsle, la règle, mais qui n'est pas exceptionnelle non plus), ne va pas sans poser
quelques questions aux analystes qui suivent ces couples au long cours. Nous
avons plusieurs patients dans ce cas : l'un d'eux a eu un enfant né par FIVet en a
adopté deux autres par la suite ; ce couple n'a jamais eu, semble-t-il, de vie
sexuelle génitale : c'est le médecin qui avait fait la FIVqui nous les avait adressés
il y a quelques années. Mme C... a une histoire lourde du côté de sa filiation
« paternelle », son père ne l'ayant rencontrée et reconnue qu'à sa majorité. La
première phrase de cette patiente, lors du premier entretien, avait été, de manière
significative : « Mon problème, c'est que je n'ai jamais eu de relations complètes
avec mon père... » Elle n'avait, à l'époque en tout cas, jamais eu de relations
complètes avec son mari ! Elle a été enceinte, à mon grand dam, par FIV,à la première « tentative »2. Je l'ai suivie en thérapie pendant sa grossesse, puis en analyse pendant sept ans 3. Il me semble qu'elle a fait le deuil de sa fertilité biologique via, d'ailleurs, une ménopause précoce (à trente-six ans) après la FIV, ce
qu'a montré sa capacité à adopter des enfants (de couleur, remarquons-le), et a
assez bien élaboré son histoire personnelle, même si le symptôme sexuel perdure,
mais de façon moins massive qu'autrefois. Nous suivons d'autres patient(e)s
dont le devenir, après des années de stérilité traitée médicalement, n'est pas toujours aussi bon 4.
Faible efficacité des PA, gage de leur réussite...
Il existe, en tout cas pour un analyste, un point très positif dans les PA,
passablement rassurant, c'est leur faible, même très faible efficacité ! Expli5 « marchent mal » un taux de succès d'à
:
tant
les
IAD
les
FIV
;
quons-nous
que
1. Voirl'articlede M. Bydlowski
et coll., Souffrirde stérilité,Psychanalyse
à l'Université,
1983,
459-476.
2. Bienque« tentative» soitl'expressionofficielle,
de mettredesguillemets
je ne peuxm'empêcher
à cemot ; je suis,en effet,deloinen loin,maisdepuissixans,unepatientequifait,elle,desTSentreses
tentativesde FIV.Elleen està 14FIVet 4 tentativesde suicides.Autantdire quemesattitudescontretransférentielles
sontmisesà mal...Lasituationestd'autantplusdifficileà gérerqu'ellehabitel'étranger
et vientà Parisprincipalement
pour sestentativesde FIV.J'ai vusonmariet ai, à cetteoccasion,appris
de la viesexuellede ce
qu'il était bisexuel,ce quesa femmepressentaitd'ailleurs.Maislesparticularités
couplen'intéressentguèrel'équipemédicale:lesdeuxconjointssont,en apparence,
hyperfertiles
; luia un
excellentsperme,etellea déjàfaituneIVGdansle passéet uneFC(à la suited'uneFIV).
3. Ilsontévidemment
vu tousles« psy » habituelslorsdeleurparcoursd'adoption...
4. On peut se reporterau bilanquenousfaitde nosproprescas,pourun ColloqueINSERM,
Propos
—
—
cliniquessur parents potentielset réels à l'issuede différentstraitementsde la stérilitédu couple,
in Enfancemenacée,coll.sousla directionde G. Raimbaultet M. Manciaux,LaDocumentation
française,1991,p. 167-174.
5. Dans leursdiversesdéclinaisons: dons d'ovocytes,réimplantations
d'embryonscongelés,FIVetc.
SUZI,
Propos sur le saturnisme
1259
peine 10 % par cycle en IAD,en FIVun taux qui varie entre 0 et 20 % par tentative (en fonction de la variation de différents paramètres allant de l'âge de la
femme à la fiabilité du Centre...), 3 % de réussite pour les grossesses après
réimplantations d'embryons surnuméraires congelés (17 grossesses en France
en 1992), quelques dizaines d'enfants seulement nés après dons d'ovocytes 1.
Notons que cette relative inefficacité contraste avec le battage médiatique qui
est fait autour de ces techniques... Elle contraste aussi avec l'ampleur des projets de loi qui tentent de réglementer ce domaine et qui sont, de ce fait, en
contradiction avec un des principes fondamentaux du droit qui est de ne pas
légiférer sur l'exception. Mais c'est là un autre sujet... Pour un analyste, ce
taux d'échec permet, en tout cas, de tenir à distance le spectre un peu effrayant
de la médecine vétérinaire qui vient à l'esprit de tout un chacun, à commencer
par les patients ! Car dans le monde animal, chez les vaches par exemple, l'insémination est efficace à 100 %... Peu de ressemblances avec ces femmes que
nous suivons depuis des années et qui font parfois 10, 20 inséminations sans
succès...2.
Les analystes auraient-ils besoin d'une preuve de l'existence de l'inconscient ? En principe, non... On se demande alors pourquoi tant de prophéties
alarmistes sur ce sujet viennent d'écrits de psychanalystes ; ces cris d'alarme
proviennent aussi d'autres spécialistes, bien sûr, mais c'est la position analytique que nous interrogeons ici3. Mais peut-être est-ce l'absence ou la rareté de
leur expérience clinique dans ce champ spécifique qui leur fait voir les choses de
manière si noire. Pour notre part, c'est davantage en tant que citoyenne
qu'analyste que nous avons de sérieuses critiques à formuler à l'égard du traitement médico-social de l'infertilité, et plus précisément dans les PA4. Mais,
maintenant comme il y a dix ans, on ne peut, à notre sens, que souscrire aux
5:
et
droit
au
:
tenus
R.
Diatkine
Colloque Génétique, procréation
propos
par
« L'étonnante plasticité du psychisme humain — dans certaines conditions
— oblige à la plus grande prudence et interdit
qu'on ne connaît qu'après coup
toute attitude catégorique pour prévoir ce qui sera nuisible ou ce qui sera
favorable... » « L'introduction de nouvelles techniques de fécondation et de
1. Lesamateursde statistiques
peuventconsulterlesnumérosdesannées1992et 1993de la revue
Contraception,
fertilité,sexualité.
autantsitantlesinséminations
2. Cescouplesenferaient-ils
quelespermedudonneur(leprixactuel
adlibitumparla Sécuritésociale? Nousavonstendela pailletteestde 370F) n'étaientpasremboursés
danceà penserquenon.
3. Nouspensonsiciau numérospécial« Vivantsetmortels», Psychanalystes,
op.cit.,1988.La plupasavoird'expérience
cliniquedecesujet.
part desanalystesquiontécritdanscenuméronesemblent
et
4. Cf.L'enfantà toutprix,op.cit.,1983,et notrearticle« Ledésird'enfantsaisipar la médecine
parla loi », Esprit,op.cit.,1989.
5. Génétique,
et droit,op.cit.,1985,p. 279et 284.
procréation
1260
Geneviève Delaisi de Parseval
procréation multiplie indiscutablement les incertitudes sur l'avenir psychique
des enfants ainsi engendrés, sans que l'impossibilité de prévoir ne constitue en
soi une raison d'interdire. "1
La cinquième humiliation de l'homme
Revenons à Freud qui, dans Trois essais sur la théorie de la sexualité,
décrivait le psychisme de l'enfant affronté à la grande énigme : « D'où viennent les enfants ? »2, et avançons une hypothèse : la biologie, « science de l'enfance », s'affronte actuellement — en une sorte de « bras de fer » — à cette
question à laquelle elle voudrait croire (ou faire croire ?) qu'elle a trouvé une
réponse. Les diverses disciplines scientifiques qui sous-tendent la FIV (mais
aussi la génétique) ont en effet quasiment inventorié, répertorié, compris tous
les paramètres responsables de la procréation et — ô miracle — ont sous les
yeux, sous leurs yeux, la rencontre des gamètes dans l'éprouvette. On maîtrise
en effet assez bien maintenant les mécanismes de la procréation ; assez bien, en
tout cas, pour provoquer des hyperstimulations ovariennes chez une femme
afin d'obtenir quelques dizaines de follicules, puis assez d'ovocytes afin d'augmenter les chances de fécondation à un cycle donné ; assez bien pour arriver à
sélectionner les plus « beaux » et à les mettre en présence in vitro d'un éjaculat
masculin — celui du père ou d'un donneur —, préalablement centrifugé, lavé,
préparé en laboratoire si nécessaire ; assez bien pour observer au microscope
la création des embryons, ainsi obtenus en quarante-huit heures ; assez bien
pour pouvoir ensuite congeler et stocker pour une durée infinie — au sens
propre — les embryons dits surnuméraires, c'est-à-dire ceux qui ne serviront
pas tout de suite ; assez bien enfin pour pouvoir replacer dans l'utérus de la
femme les embryons nécessaires (de un à quatre actuellement)3. Et pourtant,
on l'a dit, ça ne marche vraiment pas très bien !
Risquons-nous ici à émettre l'hypothèse de la cinquième humiliation de
1. Un exempledecetteplasticité: nousavonseul'occasion
de faireuneobservation
à domicilede
John —cinqansà l'époque—, petit Australien,premierenfantau mondeà êtrené aprèsavoirété
congeléà l'étatd'embryon—pendantun an environ.Mefaisantvisitersa chambre,il memontraitles
dessinsdeluià l'étatd'embryon,représentédansun cubede glace,quesesgrandessoeursavaientfait,
pendantqu'onl'attendait...Depuiscetteépoque,toutesafamille(mêmesamaîtresse
d'école)l'appelle,en
toutdemêmedelechangerd'écoleplustard,pour
plaisantant,
frosty(petitcongelé);samèreenvisageait
qu'ilretrouvesonvraiprénom!Maispersonnenesemblaitdutoutaffectéparcesurnom,exemplemême
dela souplesse
dupsychisme
humain.
d'aménagement
2. Troisessaissurla théoriedelasexualité(1923),Gallimard,
«Idées», 1962,p. 91.
3. Nousrenvoyons
lelecteurnonspécialiste
à untrèsbonarticledePh.Granet(1991),spécialiste
de
la FIV,« Biologie
dela reproduction
DUvertigeà la responsabilité,
LeSupplément,
n° 178,
», inLa FIVETE.
77-95.
Propos sur le saturnisme
1261
l'homme1 : la procréation reste toujours une énigme ; les conceptions demeurent
mystérieuses. Comme en témoignent d'ailleurs nombre d'expressions employées
par les « fivistes » : « les pochettes-surprises de la FIV», « l'enfant de la liste
d'attente », etc. (pour désigner des conceptions hors programmes, avant, après
ou entre les FIV).La blessure narcissique est peut-être d'autant plus vive que le
problème semble simple, cette alchimie procréative se passant — pour la première fois dans l'histoire — sous les yeux du « préparateur », comme pour la
préparation d'une banale recette de cuisine. Contre cet échec, la science se
défend bien sûr : on dit que « ça » marche bien en éprouvette — ce qui est en
général le cas — et que c'est seulement une insuffisante préparation de l'utérus
dans lequel les embryons n'arrivent pas à s'implanter qui est responsable de
cet échec (provisoire)... D'où des médications hormonales sophistiquées pour
préparer ces utérus qui, décidément, ne veulent pas devenir maternels 2.
Mais, pour un psychanalyste, quel extraordinaire clin d'oeil vers les théories sexuelles infantiles que ces « cuisines » scientifiques ! Et quel soulagement
de voir que l'inconscient résiste bien... Ce n'est décidément pas de cette
manière que se fabriquent les bébés ! Le danger virtuel — qui n'est pas à
exclure a priori — serait que les femmes soient, de manière statistiquement
significative, enceintes de cette manière, que la biomédecine leur « fabrique »
ainsi un enfant « de toutes pièces », à partir des pièces détachées, pourrait-on
dire... Dans ce cas, et dans ce cas seulement, on pourrait souscrire à la
réflexion de P. Aulagnier, exprimée dans un texte où, sollicitée sur cette question, elle mettait en garde contre le danger que pourrait courir le sujet procréateur, comme le sujet procréé, dans les PA:
Toute situation agie sur la scènede la réalitéqui se rapprochetrop d'une représentation
fantasmatiquerefouléeexercera,à l'égard de cette dernière,un pouvoir d'aimantation.
La remobilisationde ce fantasmepeut rendrebien difficileà la mère de ne pas projeter
l'enfant en la place d'un objet auto-engendrépar la toute-puissancedu propre désir,ou
en celled'un enfantqui viendraitréaliserun désirincestueux3.
Les PA, dans cette façon de voir les choses, tendraient à actualiser la seconde
forme de roman familial : un enfant conçu hors toute activité sexuelle 4.
et sciences.
Nou1. Nousrenvoyons
ici, biensûr, au rapportde G. et S. Pragier,« Psychanalyse
vellesmétaphores
», Revue
1990,6,p. 1468.
françaisedepsychanalyse,
2. Et d'oùlerêvedel'ectogenèse
résoudraittout...
qui,pourcertainsscientifiques,
3. Queldésir,pourquelenfant,in Topique,
1989,p. 204.
4. Voirsurcepointle trèsrichearticledeG. Rosolato: Lesfantasmesoriginaireset leursmythes
« La scèneprimitiveet quelquesautres», 1992,223in Nouvelle
Revuedepsychanalyse,
correspondants,
245.
1262
Geneviève Delaisi de Parseval
La question du déni
Il est un point dans le propos de Piera Aulagnier qui, en revanche, nous
semble capital à prendre en compte dans l'évaluation des PA, en particulier pour
l'évolution actuelle et future de ces techniques ; citons ces quelques lignes :
Resteà espérerque cet élargissementdu champ des possiblesqui sous-tendle projet de
la sciencen'aboutissepas à rendre impossibleun fonctionnementpsychiquequi ne pourrait se préserverqu'en faisant appel à des défensesque nous sommesencorecapablesde
qualifierde psychopathologiqueset qui deviendraient,pour ceux qui nous suivront, la
preuve de la bonne adaptation du sujet à sa réalitéfuture. C'est là le risquemajeurqui
menacetout champ socialet ses occupants1.
En l'absence d'indications plus explicites de l'auteur, ces lignes évoquent
pour nous le risque lié au mécanisme du déni qu'il nous semble voir à l'oeuvre dans
certain cas. Quelques exemples. Le premier concerne le cas de PAle plus ancien,
celui qu'on connaît le mieux, celui de l'IAD; le déni existe déjà dans la lettre omise
du sigle « IAD» : on devrait dire « IAD-A», comme le faisait remarquer Pierre
Bourdier 2. Jean Laplanche, il y a dix ans déjà, soulignait avec humour les vicissitudes d'Hihadé 3, dénonçant les dangers d'un certain type de non-langage ; depuis
FIAD,bien d'autres sigles ont fleuri, on le sait, signe manifeste de la résistance à
l'inconscient à l'oeuvre dans ces « programmes ». Un exemple de cette sémantique avec abus de langage : les institutions qui stockent et gèrent les embryons
congelés, dits « surnuméraires », c'est-à-dire ceux qui ne sont pas réimplantés
pendant le cycle de FIV,parlent d'embryons abandonnés quand tel couple renonce
à une tentative ultérieure de réimplantation (ou ne répond plus aux lettres).
Etrange glissement de sens qui consiste à assimiler l'embryon à l'enfant, puis à
interpréter comme abandon une non-réponse à un aléa technique interne au
fonctionnement du système — la production d'embryons en trop grand
nombre — ; qui consiste enfin à projeter sur le couple des sentiments négatifs de
rejet (ce qui est inexact pour le couple qui n'a nullement voulu ces embryons) qui
sont, en fait, les leurs propres (ceux des institutions) 4. Les promoteurs de l'IAD
tirent, eux, un argument positif du fait que nombre de femmes — et d'hommes —
», et non « J'ai eu
ayant eu une IADdisent volontiers : « J'ai eu recours au CECOS
recours à un donneur », phrase que nous entendons nous aussi depuis longtemps,
mais que nous sommes loin de juger aussi positive que les « pères » du système...
Il y a bel et bien, parfois, « gommage » du donneur ; le sperme apparaissant
1. Ibid.,p. 205.Letextesetermineaveccettephrase.
Desenfantspapousauxenfants
2. « Lesdestinsde la fonctionpaternelleet de la symbolisation.
1989,6, 1719-1726.
IAD-A
», Revue
françaisedepsychanalyse,
3. « Post-scriptum
: Hihadé», Psychanalysée
1982,p. 645.
àl'Université,
de leurscongélateurs
: « J'ai
l'encombrement
4. L'undesproblèmesdesbanquesest précisément
unedes« banquières
».
490embryons
abandonnéssurlesbras», nousdisaitrécemment
Propos sur le saturnisme
1263
uniquement sous la représentation « paillette », à l'instar d'un médicament qui
est d'ailleurs le modèle médical en vigueur 1. Indépendamment de la dynamique
du couple créée par ce fonctionnement, on peut, on doit, s'interroger sur la
manière dont l'enfant pourra constituer son identité à partir d'une alliance institutionnelle entre le mensonge et le déni. Comment faire un travail de deuil à partir d'une paillette anonyme et congelée conservée dans une banque du sperme ?
C'est-à-dire à partir de « rien »? Où est l'énigme quand il n'y a rien à com2 ? Un
prendre
sphinx serait ici bienvenu pour prédire l'avenir psychique de l'enfant ainsi conçu ! Mais l'effet pervers du dogme de l'anonymat du donneur de
3
sperme — car c'est bien d'un dogme qu'il s'agit — se repère ailleurs que dans
l'IAD: on le retrouve dans les cas de dons d'ovocytes. Bien que ce type de don ne
soit évidemment pas symétrique du don de sperme4, il reste qu'il existe « quelque
chose » à élaborer par la future mère, le capital génétique n'étant pas négligeable
dans l'imaginaire scientifique contemporain. Or, ce qui nous semble difficile à
suivre, comme analyste, c'est l'aval qui est en général donné à ce type de don par
les psychanalystes qui s'occupent de ces cas : en lisant les travaux sur ce sujet 5, on
a un peu l'impression que la réussite de ces histoires se fonde précisément sur le
déni de la mère — déni du fait qu'elle a reçu un ovocyte ; comme si ces femmes
pouvaient « oublier » ce don puisqu'elles sont des mères comme les autres ! Il
nous semble difficile de fonder une réussite quelconque sur un mécanisme aussi
pathologique que le déni. Nous n'avons nous-même suivi que deux femmes dans
ce cas, qui ont eu toutes les deux un don d'ovocyte de leur soeur ; le travail fait
avec elles (en thérapie brève) a précisément consisté à analyser la dynamique,
ambivalente s'il en est, du don et du contre-don, à essayer de comprendre ce qui
circulait entre les soeurs, la problématique de la dette, etc. Nos hypothèses ne
sont que provisoires, l'une de ces patientes étant actuellement en début de grossesse, et l'autre ayant abandonné après un échec.
Un point cependant nous semble, ici, à décharge : peut-on, tout psychanalyste que l'on soit, ne pas, peu ou prou, faire appel à ce type de défenses (dont le
déni), ces défenses constituant le principe, le fondement même de cette médecine
réparatrice ? Un exemple clinique ici illustre notre propre malaise : nous avons
1. Lapailletteest,onl'a dit,cotéeauCodedela santépublique,etremboursée
à 100%, commeun
médicament
de premièrenécessité,
commeun médicament
vital! Siencoreellen'étaitremboursée
qu'à
70 %, commeunmédicament
deconfort...Maisla stérilitéestconsidérée
commeunegravemaladiedans
enFrance.
biomédical
l'imaginaire
2. Outreà l'articledeP. Bourdiercité,nousrenvoyons
à notreouvrageL'enfantà toutprix(encollaborationavecA.Janaud),Seuil,1983,quitraiteplusspécifiquement
desquestions
fiéesà I'IAD.
3. Dogme= « pointde doctrineétablicommeunevéritéfondamentale
», d'aprèsle Dictionnaire
Robert.
4. Puisqu'iln'y a donquedela « partiegénétique
dela maternité», sil'onpeutdire...
5. Cf.A.Raoul-Duval
et coll.,Lesenfantsdudond'ovocyteanonymepersonnalisé,
J. gynécol.
obst.
Mol.reproduction,
1991,20,317-320.
1264
Geneviève Delaisi de Parseval
en analyse une patiente qui fait des IAD depuis quelques cycles, son mari étant
séropositif (non stérile, évidemment, mais « en mort annoncée », selon l'expression consacrée) ; la logique de l'institution médicale est, en l'occurrence, relativement simple à comprendre : pourquoi refuser à ce couple la possibilité d'avoir
un enfant sain, alors que, selon toutes probabilités, un enfant conçu avec le
sperme du mari risquerait d'être porteur du virus HIV? Ce n'est d'ailleurs pas en
raison de ce problème d'IADque nous avons commencé, il y a un an, un travail
avec cette femme, mais en raison de son histoire personnelle, lourde (un passé
incestueux avec son père). Il est d'ailleurs significatif que cette patiente n'ait pratiquement pas abordé la question des IAD pendant les premiers entretiens, et
presque pas en analyse. Tout le monde est-il piégé au jeu du déni ? Il nous
semble au fond, tout paradoxal qu'ait l'air ce propos, de participer avec cette
patiente à un projet finalement plus sain que dans bien des IAD: l'enfant possiblement procréé dans ce couple aura sans doute un père qui ne vivra que peu de
temps avec lui (en raison du très mauvais pronostic vital de la séropositivité) ;
mais il aura un père désirant et non stérile. Cette patiente a élaboré un scénario
prenant en compte la future identité de son enfant, eu égard, notamment, à la
question du secret : elle dira à son enfant, dit-elle, que son père avait une maladie contagieuse grave dont il est mort ; et que, pour ne pas risquer de le contaminer, lui, futur enfant, ses parents ont décidé d'avoir recours à l'insémination
avec la participation d'un donneur. Pour juger de la qualité élaborative de ce
scénario, il est intéressant de le comparer avec un scénario « classique » d'IAD
pour stérilité du mari : la plupart des couples disent qu'ils pensent ne rien dire à
l'enfant des circonstances de sa conception — tant le système biomédical induit
fortement le déni qui est, pour ainsi dire, « offert sur un plateau ». Trois secrets
se verrouillent ainsi les uns les autres : le secret sur la stérilité du père social, le
secret sur le fait d'avoir eu recours à des IAD,le secret enfin sur l'identité et l'histoire du donneur de sperme1.
La question de la demande
Ces pratiques — ces alliages — ressemblent parfois davantage au plomb
qu'à l'or, nous en sommes bien conscients. Mais un élément nous sert personnellement de fil d'Ariane : le fait que tous les patients que nous voyons, dans le
cadre de ces PA, viennent nous trouver avec une demande. Le processus analy1. Ceshommesne sontévidemment
pas desétalons,et cen'estpaspar hasardqu'ilsdonnentdu
spermeà une« banque».VoirsurcepointG. Delaiside Parseval,Lapart dupère,Seuil,1981.RemarToutsepassecomme
jamaisévoquédansla littérature.
quonsquecetaspectdeschosesn'estquasiment
sile spermevenaitd'unebanque.Oud'undistributeurde paillettes...
Propos sur le saturnisme
1265
tique naît, ici comme dans des circonstances plus classiques, de la rencontre avec
la souffrance d'un patient. Le point « névralgique » restant, nous l'avons suggéré
à plusieurs reprises, la question du contre-transfert ou, à tout le moins, des
contre-attitudes du thérapeute. Nous avons souvent ressenti une certaine stérilité
de pensée dans le suivi de patients stériles, comme une pensée « gelée » dans la
conduite de certaines thérapies 1. Mais, si l'on nous permet une note personnelle,
nous estimons avoir plus appris et plus compris de ce champ depuis que nous
travaillons hors institution, voici dix ans environ. Reprenons ici l'exemple de
l'IAD: les patients qui demandent des IADdoivent aller obligatoirement voir un
« psy » habilité ; après avoir été l'une de ces « psy » pendant des années, nous
avons — comme d'autres d'ailleurs — éprouvé un certain ennui devant l'aspect
banalement défensif de ces entretiens. Ces patients n'ont, manifestement, qu'une
demande, à ce stade-là, c'est d'être trouvés « normaux », « bons pour l'IAD».
C'est d'ailleurs à ces moments-là qu'on peut entendre ces propos que nous avons
rapportés plus haut, sur la faible importance du donneur de sperme, du genre :
» ou, plus rarement : « C'est comme une piqûre. »
« Je fais confiance au CECOS
L'intérêt majeur de ces entretiens est, évidemment, que ces patients puissent
revenir nous trouver des années après, souvent à l'occasion d'une demande pour
un deuxième ou troisième enfant.
L'enfant « mal accueilli »...
Quelques années avant sa mort, en 1966, Winnicott écrivait :
On devrait probablementqualifierde normalel'idée que l'enfant est un (petit) accident.
Mettre trop fortementl'accent sur l'idée que la conceptionde l'enfantest le résultatd'un
désir conscientserait faire preuve de sentimentalité.Il y aurait beaucoup à dire sur la
théoriede la conceptioncomme« petit accident». Cet événemententraînedesbouleversementsconsidérablesdans la vie des parents qui sont d'abord surpris, voire agacés.
Mais cette catastrophe se transforme en son contraire lorsque les circonstancessont
favorableset que les parents réalisentplus ou moins rapidementqu'ils avaient précisément besoinde cette catastrophe-là2.
Ce texte — écrit, notons-le, à une époque où la contraception était déjà une
pratique habituelle — souligne un point essentiel dans l'évaluation qu'un psychanalyste peut faire de l'incidence des PA sur le psychisme humain (celui des
parents et celui de l'enfant procréé) : il dénonce la naïveté, voire la bêtise (« sen1. Nousnoussommestoutà faitretrouvée
danscetteremarquedeP. Lombard,à proposd'undébut
de cureavecunefemmequi souffrede stérilité: « Ledébutde la curel'estaussipourelle— (douloureux)— et pourl'analystequisesenttotalementimpuissante,
ligotéedanssa pensée», « Stérilitéet narcissisme
», Revue
1991,1,p. 160.
françaisedepsychanalyse,
2. Winnicott(1966),Ledébutdel'individu,
inLebébéetsa mère,Payot,1992,trad.M. Michelin
et
L. Rosaz.
1266
Geneviève Delaisi de Parseval
timentalité ! ») de l'extraordinaire inflation du conscient à laquelle on assiste dans
ce champ, et de tous côtés : tant du côté des médecins et des biologistes que de
celui des utilisateurs, et que du côté de la société1. Soulignons ici la dangerosité
possible des représentations du type : « désir d'enfant », « projet parental », galvaudées actuellement, y compris parfois chez les analystes... Comme si ce n'était
pas dans l'après-coup seulement qu'on pouvait avoir conscience de son propre
désir ! Tout un chacun semble désormais piégé par ce fantasme, devenu collectif : « On fait un enfant », « on se re-produit » (hantise de la question du
« même »), on a un « désir d'enfant » (estampillé par la Sécurité sociale si le
couple veut se faire rembourser de ses frais procréatifs, y compris du sperme du
donneur), un « projet parental » qu'on gère comme un portefeuille d'actions !
Evidemment, on le sait, on ne piège pas l'inconscient... Il n'empêche qu'on
assiste à un phénomène que les PA font apparaître à travers une loupe grossissante : le fait que l'infertilité soit actuellement un symptôme qui n'est plus supporté, ni individuellement, ni socialement ; l'enfant qui ne vient pas devient la
hantise de ces couples, nombreux, qui n'arrivent pas à procréer au moment où ils
le veulent. Cette même médecine qui avait jadis empêché l'enfant surprise (avec
la possibilité d'avorter médicalement) s'emploie maintenant à fournir l'enfant
« qui ne veut pas venir » ou « qui ne peut pas venir ». On voit ainsi apparaître
des infertilités induites, fruits de cette gestion rationnelle du désir d'enfant. Tandis qu'il s'est créé une sorte d'équation perverse, qui semble régie par l'évidence,
entre réussite d'un parcours de PA et naissance d'un enfant (l'équation inverse
existe également). Or la naissance d'un bébé n'est une réussite, on le sait, que s'il
a pu, ne serait-ce qu'un peu, désirer lui-même de naître. Le rôle du psychanalyste est sans doute de tenter de comprendre ce qui se joue dans les différentes
prothèses procréatives (de l'IVGà la FIVen passant par l'IAD,l'IACet les autres). Si
ces prothèses ne sont que des béquilles, si elles ne remplissent qu'une fonction
opératoire, elles ne donneront lieu, en bonne logique prothétique, qu'à des
enfants-prothèses, à des enfants réparateurs du narcissisme blessé des parents,
contre-investissements de leur stérilité donnant lieu à de classiques formations
réactionnelles. Si, en revanche, le couple a pu faire le deuil de sa fertilité, le deuil
de la blessure dans le registre de la maîtrise, l'enfant né ainsi pourra être le fruit
d'un travail de sublimation, pourra être un enfant « bien conçu, c'est-à-dire bien
pensé »2.
médicalement
assistées»
1. Un exempletrès significatif
: le projet de « Loisur lesprocréations
derniercomportesixfois danslaprenationaleennovembre
adoptéen premièrelecturepar l'Assemblée
mièrepagel'expression
estdonnéeuncontenuet un
: « projetparental» (d'uncouple),notionà laquelle
délaid'expression
trèsprécis(parexempledanslesréutilisations
d'embryons).
et leursmythes
2. Nousrenvoyons
iciencoreà l'articledeG. Rosolato,« Lesfantasmes
originaires
Revuedepsychanalyse,
», Nouvelle
correspondants
op.cit.,1992.
Propos sur le saturnisme
1267
Nous souhaitons, en terminant, citer ces quelques lignes de Ferenczi qui
fournissent un outil intéressant pour continuer à démêler l'écheveau embrouillé
des questions liées aux PA.Dans son article : « L'enfant mal accueilli et sa pulsion de mort »1, il écrivait :
L'enfant doit être amené,par une prodigieusedépensed'amour, de tendresseet de soins,
à pardonner aux parents de l'avoirmis au mondesanslui demanderson intention,sinon
les pulsionsde destructionse meuventaussitôt.
DelaisideParseval
Geneviève
122,ruedeVaugirard,
Paris6e
t. IV,p. 79.Lestra1. Cetextequidatede 1929,commeMalaise...,setrouveinOEuvres
complètes,
» — dasunwillkommene
ducteurs,à proposde « malaccueilli
Kind—,précisent
que: « c'estl'enfant» pas
bienvenu,« le "nonbienvenu",malvenu.On parlesouventd'enfant"nondésiré",maiscen'estpasce
queFerencziveutdireici» (n.p. 76).
Les
enfants,
les psychanalystes
les embryons,
et la civilisation
Eva WEIL
Un débat s'est engagé dans notre société quant aux effets psychodynamiques
des solutions techniques apportées au désir d'enfant des femmes et des hommes
biologiquement stériles, par les procréations médicalement assistées ou PMA.
Les psychanalystes, considérés comme les spécialistes de la constitution du
psychisme, sont interrogés par les médecins, la communauté scientifique, les parlementaires, les comités d'éthique et autres instances. Ceci introduit deux problématiques complémentaires, l'une concernant la place de la psychanalyse, et
l'autre le contenu de ce que l'on peut supposer de ce savoir psychanalytique.
Dans toutes les civilisations, les palliatifs à la stérilité ont existé, généralement sous des formes non techniciennes, mais actuellement les modes d'accession à la paternité et à la maternité prennent des formes nouvelles. Ce changement contemporain met en scène, sous les feux des médias, la participation
scientifique revendiquée et valorisée du corps médical, entraînant une médiation
institutionnelle approbatrice ou désapprobatrice qui joue le rôle de parents toutpuissants, bienveillants ou réticents.
Cette aventure scientifico-culturelle fait miroiter un nouvel humanisme
selon certains, une déshumanisation selon d'autres. Le réel des actes médicaux
techniques de la procréation vient imploser dans le champ du fantasme. L'effet
en serait-il nécessairement le court-circuitage de la barrière entre ce fantasme et
le possible de la réalisation biologique ?
La place de la psychanalyse
Les médecins, les biologistes, traitant de la reproduction humaine par transfert de gamètes, nous demandent ce que nous pensons des conséquences de ces
Rev.franç.Psychanal,
4/1993
1270
Eva Weil
traitements sur l'identité psychique des enfants ainsi procréés et sur la mise en
place éventuelle de liens spécifiques entre ces parents et ces enfants.
De ce fait, et implicitement, ils reconnaissent à la psychanalyse une fonction
de protection de l'enfant dans sa constitution. La psychanalyse serait alors
considérée comme garante de la norme psychique et nous serions crédités d'une
position d'expertise « avant coup » de l'enfant à naître, avant même la conception de celui-ci. Pouvons-nous accepter une telle reconnaissance et dialoguer
avec les autres experts des sciences humaines et fondamentales, au titre d'experts
en psychisme, alors que psychanalystes, nous nous situons habituellement dans
l'après-coup et au travers du discours d'un sujet ? Ou bien nous reste-t-il encore
à élaborer une forme de discours qui transmette, comme le dit A. Green 1, que,
« l'objet de la connaissance psychanalytique est le psychisme lui-même, c'est-àdire ce qui permet de connaître, et non ce à quoi s'applique la connaissance, et
qui serait situé en dehors d'elle. Elle ne transmet pas un savoir aussi neutre et
objectif que lorsque l'objet est le monde physique par exemple ».
Le contenu du savoir que l'on nous suppose
Les questions posées à la psychanalyse par les PMAconcernent souvent la
possibilité de prédictibilité de changements psychiques induits par des actes techniques. Mais la psychanalyse peut-elle être pensée en termes de prédictibilité ?
Si cette discipline est une science du détail, du particulier, de l'intersubjectivité et de la déliaison, il nous semblerait difficile qu'elle ait quelque chose à dire
a priori ou en général. Serait-elle fondée, par exemple à exprimer un savoir préalable sur les conséquences des techniques médicales ou biologiques ?
Ma pratique hospitalière dans un service de Médecine de la Reproduction m'a
amenée à rencontrer des patients soignés pour leur stérilité au moyen des PMA.Il
m'a paru intéressant de comparer deux situations faisant toutes deux appel à l'utilisation de gamètes extérieurs aux patients. Dans le cas de la stérilité masculine, il
s'agit du traitement par don de sperme anonyme. Dans le cas de certaines stérilités
féminines il s'agit du traitement par don d'ovocytes, anonyme ou non.
Le don de sperme
L'insémination artificielle avec donneur est pratiquée depuis 1973 dans les
CECOS(centres d'études et de conservation du sperme) situés dans des hôpitaux
publics. Un couple, dont le mari a été diagnostiqué comme stérile, vient deman1. A. Green,Rev.franç.psychanal.,
1992,2, p. 511.
Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation
1271
der un enfant à une institution médicale fonctionnant avec des critères éthiques.
Celle-ci fournit alors du sperme congelé, provenant d'un donneur qui restera
anonyme pour le couple. Dans 60 % des cas, après un nombre variable de tentatives, il y aura survenue d'une grossesse. 25 000 enfants sont ainsi nés en
France depuis 1973.
Le don d'ovocytes
Cette technique est extrêmement récente, puisqu'elle date de 1984, année où
le premier enfant ainsi conçu est né en Australie ; 132 enfants étaient ainsi nés au
31 décembre 1991, en France.
Un couple, dont la femme a été reconnue stérile par absence de fonction
ovarienne, vient demander un enfant à une institution médicale fonctionnant
avec des.critères éthiques. Celle-ci leur fournira des ovocytes qui, fécondés in
vitro par le sperme du compagnon, donneront un ou plusieurs embryons. Ces
embryons seront implantés dans l'utérus de la femme qui aura préalablement
reçu un traitement hormonal substitutif préparant et maintenant son utérus apte
à la nidation, la gestation et l'accouchement. Selon les équipes et les contraintes
médicales et éthiques qu'elles se donnent, trois possibilités existent alors :
— l'institution fournit des ovocytes anonymes ;
— le couple amène une femme, en général la soeur de la demandeuse,
quelquefois une parente plus éloignée ou une amie qui lui donne ses ovocytes. C'est
alors un don direct ;
— le couple amène une femme qui fera don de ses
ovocytes au pool commun de
l'institution. En échange, il recevra des ovocytes anonymes compatibles.
Dans ce cas la donneuse est connue, c'est généralement une parente ou une
amie, mais les ovocytes sont inconnus des demandeurs. C'est un don relationnel.
Dans toutes ces modalités, la femme donneuse doit déjà avoir eu au moins
un enfant.
L'apport de gamètes tiers dans un couple suscite de multiples questions,
tant dans l'imaginaire des intéressés demandeurs, de l'équipe médicale, que dans
les médias et pour nous tous. Enfant de qui ? Don de quoi ? Statut de la paternité, statut de la maternité ? Pourquoi l'anonymat ou le non-anonymat des
gamètes, etc. ?
A cela s'ajoute la question du temps de la reproduction, désormais maîtrisé
par la congélation du sperme et de l'embryon. Toutes ces opérations peuvent en
effet être pratiquées selon des séquences temporelles discontinues. Comme dans
1272
Eva Weil
la contraception hormonale qui nous a habitués à ce mécanisme, le temps de la
conception est maintenant reconstruit selon un autre ordre, médical ou de
« désir » personnel. Un seul temps est conservé et incompressible, en tout cas
pour le moment, celui des neuf mois de la grossesse.
On peut se demander ce que toutes ces techniques changent, et si elles changent quelque chose, notamment sur le plan symbolique et sur celui des fantasmes
originaires. Le mystère de la conception en deviendrait-il moins mystérieux ?
Comme l'écrit J.-B. Pontalis : « Le fantasme des origines, qui sous-tend électivement la recherche de l'analyste comme, notons-le, il anime celle de l'enfant,
conduit de proche en proche, par une pente régressive quasi irrésistible, à rabattre
l'originaire sur l'origine pour incarner finalement celle-ci dans une réalité. Que
cette réalité soit conçue comme matérielle — "l'environnement précoce" — ou
comme psychique — les "fantasmes archaïques" — ne change rien à l'affaire. »1
Par un glissement tentant, nous pourrions y ajouter la réalité des PMA,leurre paradigmatique le plus récent d'une scène primitive.
Personnellement, je n'apporterai ma contribution que dans un champ
limité : le don de gamètes.
La littérature psychologique à propos des enfants nés par insémination avec
donneur est riche mais surtout statistique, alors qu'elle est rare sur la technique
du don d'ovocytes, puisque le début des tentatives ne date que de 1986, et que
les publications ont porté sur la validité éthique de l'emploi de ces techniques.
Sur le plan méthodologique, précisons que les patients rencontrés ne se situent
pas dans une demande de l'ordre d'une compréhension psychanalytique.
Le matériel apporté est donc très différent de celui qui est recueilli au long
d'une analyse avec les dévoilements de la dynamique du transfert. Nous tenterons néanmoins, à travers ce matériel, très partiel, d'explorer les fantasmes
concernant la stérilité dans l'image de l'identité féminine et de la filiation future
éventuelle, tels qu'ils ont été exprimés dans ces demandes d'insémination et dans
les entretiens préliminaires au don d'ovocytes.
Dans les CECOS,un entretien préliminaire est imposé au couple dans une
visée d'exploration psychologique de ses motivations et de prévention de troubles graves. Pour le don d'ovocytes, l'entretien souvent unique conditionne l'inclusion dans le protocole. Il impose de rencontrer tous les participants à ce
don : la femme stérile, son compagnon, la donneuse d'ovocytes et son compagnon. Là encore, le cadre est très éloigné du cadre analytique puisque tous les
protagonistes sont présents de fait. Il va également de soi que notre objectif,
dans cet entretien, est de mettre en place un espace de liberté où les patients
pourront dire leur histoire et leurs questionnements.
1. J.-B.Pontalis,Nouvelle
Revuedepsychanalyse,
n° 19,1979,p. 9.
Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation
1273
Je présenterai deux patientes, ou plutôt deux couples venus pour stérilité
dans le cadre d'une consultation médicale hospitalière, pour un entretien, obligatoire, avec une psychanalyste.
Insémination artificielle avec donneur (IAD)
Mme P..., 31 ans, est en traitement IADdepuis vingt-trois cycles, sans succès.
Elle est venue, à la demande de l'équipe qui la suit, avec l'indication suivante :
« Il faut que vous alliez voir le psychanalyste puisque vous n'arrivez pas à concevoir au bout d'un certain nombre de cycles et que vous n'êtes pas stérile. » J'aurai avec elle trois entretiens, dont un en présence du mari.
M. et Mme P... vivent ensemble depuis huit ans et sont mariés depuis six. A
la fin de la première année de mariage le mari tombe malade, et on diagnostique
un cancer pour lequel il sera traité avec succès pendant un an et demi par radio
et chimiothérapie.
Le CECOS
lui a proposé la congélation et le stockage de son sperme avant le
début de ses traitements. Cette proposition est régulièrement faite aux hommes
jeunes n'ayant pas encore eu d'enfants et devant subir un traitement à effets stérilisateurs. M. P... a accepté et a donc fait congeler et stocker son sperme pour « plus
tard ». Les deux années suivantes, le couple est entièrement absorbé par la maladie
dont le traitement est très contraignant. Lorsque le mari est déclaré guéri par les
médecins, le couple décide d'avoir un enfant. Mme P... y pensait depuis le début de
leur mariage. Commencent alors les inséminations avec le sperme stocké mais elles
ne donnent aucun résultat et Mme P... impute ces échecs à la faiblesse du sperme
provenant d'un organisme déjà malade, sperme qui, dans son imaginaire, serait
virtuellement conducteur de la maladie et de la mort. « Je ne supporterai pas
d'avoir un enfant malade ou anormal », déclare Mme P...
Une fois épuisé le sperme congelé du mari, au terme d'une quinzaine de
cycles d'inséminations, celles-ci continuent avec un donneur anonyme. Pour
Mme P..., ce sperme sain devrait être plus efficace, mais l'échec persiste. Elle est
venue à reculons à son entretien avec moi, ne croyant absolument pas à un
changement possible de situation et hostile à toute interprétation psychologique.
Son mari, lui, pense « qu'elle a des blocages et qu'elle prend ces échecs trop au
tragique, mais de toute façon, on ne peut rien changer à ce que l'on sent ». Il est,
lui, parfaitement déterminé à avoir un enfant et manifestement confiant dans les
chances d'y parvenir.
Mme P... est la neuvième ou dixième enfant, selon qu'on compte ou non
l'enfant mort, d'une fratrie de douze. Sa mère est morte d'épilepsie à 42 ans,
quelques mois après la naissance du dernier enfant. Mme P... avait alors 7 ans.
1274
Eva Weil
Elle n'a jamais cru vraiment à la mort de sa mère, affirme que personne ne le lui
avais dit, et elle a attendu son retour. Tous les enfants ont été élevés par le père
et la grand-mère paternelle, une femme très dure et autoritaire. Le père et la
grand-mère sont morts la même année, alors que la patiente avait 14 ans. La
soeur aînée a recueilli alors les six derniers enfants chez elle. Trois ans avant
notre entretien, après la guérison de son mari, Mme P... arrête de travailler, souhaitant consacrer toute son énergie à son projet d'enfant. Elle est la seule des
filles de sa fratrie à ne pas en avoir eu, toutes les autres ont été « prises » tout de
suite et en ont plusieurs. Mme P... se sent exclue de la grossesse et de l'accouchement, autant d'événements merveilleux réservés à ses soeurs.
Elle me rapporte qu'à partir de l'échec des inséminations, un jour, brutalement, lui est revenue à l'esprit une phrase de sa grand-mère : « Sur douze, il y en
aura une qui sera stérile. »
Quelle portée a pu avoir cette phrase proférée par la grand-mère il y a plus de
dix-huit ans ? Nombre de patientes, dans ces entretiens, nous ont rapporté des
« commentaires » analogues. Comment les interpréter ? Comme une malédiction, sur le modèle de la surdétermination, ou bien fonctionnent-elles comme une
reconstruction après coup d'un message provenant de leur propre inconscient ?
Dans le cas de Mme P... apparaît la force dynamique du clivage qui a permis à cette femme de projeter la haine ressentie pour cette grand-mère sur moi.
J'en suis restée dépositaire, investie de ce pouvoir maléfique, par un processus de
clivage qui l'a aidé, elle, à récupérer un espace de liberté libidinale. La réticence,
voire l'hostilité, qu'elle m'a montrées au cours de nos trois entretiens étaient une
manière de me faire jouer un contre-pouvoir haineux aussi fort que le pouvoir de
la grand-mère qui avait toujours tyrannisé la mère, femme faible et douce, morte
peut-être de trop de maternités et de trop d'enfants méchants ?
Mme P... redoute énormément la mort ainsi que la maladie d'un de ses proches. On peut imaginer la charge de culpabilité inconsciente qu'elle a ressentie,
enfant, à la mort de sa mère, culpabilité vraisemblablement ravivée par la menace
de mort ayant pesé sur le mari, et qui a entraîné une crainte terrible pour la santé de
l'enfant issu du sperme malade, fantasmé comme mortifère du mari.
Mme P... pense également qu'il y a en elle quelque chose « qui ne marche pas »
et que rien de bien ne peut lui arriver. Maintenant que les inséminations sont faites
avec le sperme d'un donneur sain et non plus celui, malade, du mari, c'est elle qui
est en cause et le poids de la formulation grand-maternelle s'en trouve réactualisé.
Elle me raconte un rêve : elle a un bébé, et il est couché à côté d'elle dans son lit. Son
père et sa mère viennent pour emmener l'enfant avec eux. Elle les supplie de le lui
laisser. La grand-mère insiste quand même. Mme P... se réveille sans savoir qui
l'emportera. La mort était peut-être le lieu où vont les parents et aussi celui d'où
viennent les enfants, lieu sans doute régi par la grand-mère, sorcière malfaisante, à
Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation
1275
laquelle ne pouvait s'opposer qu'une autre sorcière, partie clivée, projetée dans la
thérapeute, de sa propre haine. Le « une sera stérile » de la grand-mère avait pris
des détours bien compliqués pour trouver une voie de réalisation. En effet, cette
patiente qui n'arrivait pas à concevoir après vingt-trois cycles sous haute surveillance n'était pas une femme « biologiquement » stérile. Du fait des traitements
imposés par la stérilité du mari, elle n'arrivait pas à concevoir et était, elle aussi,
devenue stérile. On assiste ainsi, assez fréquemment, à la survenue de stérilités que
l'on peut qualifier de quasi expérimentales.
Le mauvais en elle, était-ce d'avoir fait ou laissé mourir la mère ? Dans cette
sentence lancée à la cantonade, peut-être même reconstruite après coup, la
grand-mère avait organisé son destin et l'avait nommée meurtrière sans la désigner précisément. Mais meurtrière de qui ? De la mère ? Du mari ? De l'enfant à
venir ? Mme P..., en tout cas, s'était reconnue et avait sans doute perdu sa mère
une nouvelle fois, mère morte de trop d'enfants ou de la faute d'une seule —
« Une sur douze ».
J'ai su par l'équipe médicale que Mme P... avait été enceinte à la suite de
l'insémination pratiquée le lendemain de notre troisième et dernier entretien et
qu'elle avait accouché d'un petit garçon.
On peut voir, dans ce résumé succinct, à quel point devenir stérile peut être
fonction de variables discontinues résultant de liaisons compliquées où l'intrication de la vie et de la mort est particulièrement complexe. Car c'est le mari qui
était devenu stérile du fait d'une maladie grave.
Ainsi se pose la question de celui qui était stérile dans ce couple : le mari
bien sûr, dont le sperme avait été détruit par les rayons qui l'ont guéri de son
cancer. Mais aussi la femme qui s'est brusquement retrouvée porteuse d'une sentence oubliée jusque-là qui a ramené les morts de son passé dans sa vie présente.
Pour elle, l'identification à la mère, aux soeurs, à la lignée féminine féconde dont
jusque-là elle s'était sentie exclue, passait par la lutte victorieuse contre la sentence de castration imposée peut-être par la grand-mère, ou plus probablement
par les rejetons inconscients de ses désirs infantiles.
On peut finalement se demander quelle place symbolique la technique a
occupé dans ce combat.
Don d'ovocytes
M. et Mme G... ont 35 et 37 ans et sont mariés depuis quatre ans. Le diagnostic, après plusieurs tentatives infructueuses de fécondation in vitro, est celui
de ménopause précoce, survenue à l'âge de 32 ans.
Le programme de don d'ovocytes venant d'être mis en route, l'équipe pro-
1276
Eva Weil
pose au couple ce traitement nouveau, seul envisageable actuellement contre
cette forme de stérilité. Le protocole proposait le choix entre une donneuse anonyme ou une donneuse choisie par eux. Après de multiples hésitations, ils ont
choisi la deuxième solution. Une amie, mère de trois enfants, leur avait proposé
son aide, mais ils y ont finalement renoncé, ne se sentant pas le droit d'imposer
cette épreuve de souffrance physique à leur amie car, paradoxalement, la technique est beaucoup plus contraignante pour la femme donneuse que pour la
femme receveuse. Et cette donneuse aurait peut-être pu souhaiter un jour rencontrer « son » enfant.
Le couple G... a l'impression d'être engagé dans une aventure qui les
implique et les valorise narcissiquement par l'utilisation d'une technologie médicale de pointe. « Nous aurons été jusqu'au bout de ce qui est actuellement possible à la science », me diront-ils. M. G... est fils unique, mais son père est déjà
grand-père du fait d'un autre fils, issu d'un premier mariage. Sa mère souhaite
beaucoup que ce fils unique ait un enfant, puisqu'il n'est pas stérile, et les rende,
son mari et elle, grands-parents ensemble. Mme G... me paraît inhibée, mal à
l'aise, mal dans son corps, très dépendante de son mari qui est celui qui pense,
qui parle. Dans sa tenue vestimentaire et verbale elle est effacée, tassée, repliée.
Je me suis demandé si c'était là un effet de la blessure de la stérilité. Elle affirme
que le don d'ovocytes ne lui pose aucun problème : « C'est comme si on me donnait du sang, tandis que le sperme, c'est autre chose, c'est lui qui fait tout. »
L'évocation sang-sperme se fait souvent au détriment du premier terme pour
toutes les patientes qui abordent cette comparaison spontanément et dont les
maris ont un sperme au pouvoir fécondant. Du sang perdu des règles au sperme
de la conception... Faisant un très grand effort pour s'exprimer, elle me dira au
moment de partir : « Je ne me sentirai femme que si je deviens mère. »
Intervient alors le replacement de l'embryon et je revois le couple à ce
moment. Mme G... éprouve des sentiments de compassion pour cet embryon
congelé, solitaire, qu'elle ressent totalement comme le sien depuis qu'il a été
fécondé par le sperme de son mari. Elle a hâte de le voir intégrer la chaleur de son
ventre maternel et de déployer ses talents pour qu'il s'y accroche. Elle pourra le
faire éclore dans la fusion de la grossesse, puis le retrouver dans la séparation de
l'accouchement. Elle rapporte un rêve de la nuit précédente, dans lequel elle voyait
son grand-père mort peu de temps auparavant. Il était sur le point de mourir et elle
lui demandait d'attendre qu'elle ait cet enfant pour qu'il devienne arrière-grandpère. J'ai pensé que c'était le moyen de replacer cet embryon dans la filiation générationnelle. Replacer l'embryon est un acte très simple sur le plan médical, mais
très investi par les patients sur le plan symbolique et qu'on a pu considérer comme
un équivalent de scène primitive. Je crois qu'il serait naïf de considérer ce moment
comme tel et de rabattre « l'originaire sur l'origine ».
Les enfants, les embryons, les psychanalystes
et la civilisation
1277
De par notre pratique analytique nous savons quels déguisements peut
prendre la représentation de la scène primitive de tout un chacun et quelles transformations s'opèrent dans sa reconstruction. De même nous savons combien composites sont les personnages qui y sont figurés. Meltzer en dénombrait 5, Winnicott davantage, selon qu'on compte une ou deux générations et le double masculin
et féminin de chacun des parents. L'arithmétique psychique étant très compliquée,
nous ne pouvons que faire l'effort transitoire, nécessaire à toute recherche, de ne
pas inférer trop vite du réel à un modèle conceptuel déjà en place.
Après le replacement proprement dit, le couple imagine ce qu'il racontera à
l'enfant des circonstances de sa naissance. Un fantasme se retrouve chez pratiquement tous les couples rencontrés : « Ce jour-là, dans cinq, dix ans, quand il
sera grand, toutes ces méthodes seront tellement banalisées qu'elles feront l'objet
de conversations humoristiques dans les cours d'écoles. »
Il me semble que c'est nier là l'intérêt porté par chacun d'entre nous à ses
origines, quel que soit le mode de procréation dont il est issu. Cette dénégation
est peut-être une réparation partielle de la blessure narcissique éprouvée par ces
patients stériles.
En même temps, c'est reposer encore la question du statut de la scène primitive, fantasme originaire organisateur de notre psychisme et celle du mystère de la
conception qui se repose pour chaque humain, indépendamment de la technique.
Mme G... m'a donné l'impression d'être engagée dans un combat vital pour
son identité : pouvoir devenir mère, alors qu'elle est ménopausée avant l'âge.
Cela lui donnera la possibilité de trouver ou de retrouver une identité de femme.
Il ne me semble pas qu'on puisse fier cette attitude au diagnostic de ménopause
car j'ai vu des patientes atteintes de dysgénésies gonadiques, comme le syndrome
de Turner ainsi que des femmes ayant subi une castration chirurgicale, réagir de
la même façon.
Quelques semaines plus tard, j'apprends que Mme G... est enceinte. Elle
accouchera de jumeaux garçons. Je la revois quand ceux-ci ont deux mois.
Mme G... est transformée, active, vive, alerte, maquillée, habillée avec recherche,
s'activant sans relâche pour s'occuper de ses deux très beaux enfants. C'est elle
qui les a faits « avec son ventre, son amour, ses caresses, et le sperme de son
mari », me déclarera-t-elle.
Etre mère pour être femme ? Devenir mère pour devenir femme...
Sans nous laisser prendre au piège du manifeste, du montré, du voulu, nous
ne pouvons que constater un changement chez cette femme qui a probablement
ainsi rejoint l'identification à sa propre mère. S'agit-il d'un enfant dérobé à la
mère sur un mode prégénital, d'un enfant désiré du père sur le mode oedipien ?
Seul un travail approfondi, avec un vrai matériel analytique associatif, permettrait de répondre à cette question. Rappelons qu'avant la mise en place du pro-
1278
Eva Weil
tocole de don anonyme ce couple avait commencé par chercher autour de lui
une donneuse, membre de la famille ou amie proche. Devant les difficultés relationnelles rencontrées, ils ont finalement choisi le don anonyme. On peut alors
noter un mouvement de soulagement psychique. Ce soulagement concerne les
inquiétudes quant aux liens éventuels de l'enfant avec la donneuse et sa mainmise possible sur lui, ainsi qu'à la complication des relations interpersonnelles
transgénérationnelles futures. Il nous a semblé que l'anonymat de la donneuse à
ce moment de leur trajectoire a libéré ces patients d'une dépendance trop réelle,
permettant par la réduction de la dette contractée l'émergence de leurs fantasmes
propres. L'enfant à venir a pu alors être imaginé comme issu magiquement de la
technologie, et de leur propre histoire.
Par ailleurs, les couples qui choisissent un don d'ovocytes direct expriment
avec tout autant de force leur soulagement de connaître la donneuse, et de choisir de partager son patrimoine génétique. Dans le cas où c'est la soeur qui donne
ses ovocytes, ce patrimoine est généralement revendiqué comme faisant partie
d'un héritage commun, mais ceci est une autre histoire.
Le don d'ovocytes réalise une situation inverse par rapport à ce qui est communément admis : le père est biologiquement certain, la mère est incertaine.
Réparer un destin biologique mutilant ou castrateur a toujours été un objectif
thérapeutique, mais dans ces cas l'équipe médicale devient créatrice de filiations
et de générations jusque-là impossibles.
La prépondérance de deux éléments constitutifs des fantasmes de nos
patients nous est apparue dans tous les entretiens : la grossesse de la mère et le
sperme du père.
Devenir enceinte, le rester et accoucher est le processus dynamique fondamental où va se tester la capacité des patientes à devenir mère, donc femme. La
grossesse bouleverse l'énoncé du destin féminin mutilant dans ce déroulement de
traitement de la stérilité.
Le deuxième élément fantasmatique répété s'énonce ainsi : sperme du papa
dans le ventre de la maman = bébé.
Le sperme est alors représenté comme la petite graine des récits faits aux
enfants, qui escamotent le mode d'arrivée de cette petite graine dans le ventre.
C'est une des théories sexuelles infantiles, déjà largement rapportée dans la
fécondation in vitro en général. On a souvent dit que la dissociation de la sexualité et de la reproduction évacuait le fantasme de scène primitive. Il nous semble
plutôt que cette scène se transpose autrement et ailleurs, d'une manière qui reste
à évaluer. Nous formulons l'hypothèse que seule la puissance de la femme receveuse est représentée comme pouvant donner véritablement la vie. Tout se passe
comme si l'ovocyte n'avait pas de poids. La grossesse efface l'ovocyte, transforme l'embryon en enfant et la femme stérile en mère.
Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation
1279
Se trouve ainsi privilégiée la capacité de la receveuse à accueillir, nourrir et
mener à terme l'embryon, ce qui la fait apparaître aux yeux du couple comme la
mère véritable. Il ne semble pas y avoir de symétrie à ce niveau entre les deux
sexes et si nous comparons ces dons d'ovocytes au don de sperme, nous pouvons
constater que ce dernier ne guérit pas la stérilité de l'homme mais lui permet de
réaliser son désir d'enfant et de devenir parent à l'intérieur de la communauté
sociale des parents. Pour certains hommes, la blessure narcissique de la stérilité
reste néanmoins douloureuse malgré l'existence de l'enfant. En revanche, le don
d'ovocytes « guérit » fantasmatiquement la stérilité de la femme, car elle peut
devenir enceinte et accoucher d'un enfant porté à l'intérieur de son corps, malgré
la persistance de son déficit somatique. C'est un changement de destinée biologique, qui par la grossesse permet de réintégrer la communauté des femmes virtuellement aptes à devenir mères, comme la mère originelle. Lorsque je les rencontre, j'ai le sentiment que ces femmes vivent une réelle réparation de la
castration présente dans leur développement. Nous nous trouvons devant une
évolution qui met en place un déni de leur stérilité, n'entraînant peut-être pas de
conséquences pathologiques et qui pourrait donc être décrit comme déni
« sain », réparateur.
Nous voyons ici le faible poids du biologique et du génome par rapport à la
représentation fantasmatique qui, seule, organise le réel et lui donne son sens.
Il est bien évident que je n'ai fait qu'effleurer dans ce travail le champ de
questions qui se présentent à nous et qui englobent le statut de la représentation,
celui du traumatisme, ainsi que le mode de transmission des fantasmes originaires. Il paraît très difficile d'affirmer que la parentalité génétique est celle qui
fait loi et il nous faudra du temps pour tenter de mieux comprendre les mécanismes de transmission psychique de ces situations aux enfants ainsi mis au
monde.
EvaWeil
37,rueTournefort
75005Paris
IV
A
propos
de
l'article
de
Richard
A.
Isay
« Le psychanalyste
Cléopâtre
homosexuel
»
ATHANASSIOU
Cecommentaire
quivientlà pourengagerun
débatsurun planthéoriquen'a pu êtresuscité
queparceque lesimplications
cliniquesqui le
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L'homosexualité
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problèmeclinique,commeelle l'a été par
Freud1.
Ces guillemets pourraient passer aussi inaperçus. que le titre d'un article de
l'honorable revue The Psychanalytic Study of the Child, 1991, « Le psychanalyste homosexuel », signé Richard A. Isay. Il n'a que peu frappé mon regard,
alors que je parcourais l'ensemble des « contributions cliniques ». Il s'insérait
entre un article sur le but de la psychanalyse d'enfant et un autre sur les fantasmes d'autocréation. Peut-être est-ce soudain la fantaisie d'un lien qui m'est
passée par l'esprit entre le but, tout simplement, de la psychanalyse et la mise au
jour de l'omnipotence infantile ? Peut-être est-ce aussi la rencontre entre le sens
implicite que porte toute mise en ordre éditoriale et mon esprit en quête de
sens ? Mon regard s'arrêta sur ce titre, puis sur ce texte, et je me suis demandée
si l'éditeur voulait nous engager à penser lui aussi le rapport que je venais de
faire entre le but de la psychanalyse et le fantasme d'auto-engendrement, plaçant
l'homosexualité à la charnière de ces deux éléments. Quel est en effet le destin
d'un tel fantasme dans l'inconscient de l'homosexuel ? Je décidai de lire cet
article. Voici comment je le compris.
1. L'opportunité
dela publication
decetarticlea suscitéundébataniméau seindenotrecomitéde
rédaction.Nousproposonsà noslecteursde poursuivre
et d'ouvrirunetribunesurce
cettediscussion
thèmedansun prochainnuméro.
Rev.franç.Psychanal,
4/1993
1284
Cléopâtre Athanassiou
L'auteur commence ainsi : « Je suis un analyste connu depuis fort longtemps pour être homosexuel. Pour cette raison, nombre de patients gay sont
venus me voir soit d'eux-mêmes, soit par l'intermédiaire de professionnels de la
santé mentale qui sont eux-mêmes gay. Des psychiatres gay m'envoient leurs
amis ou leurs amants. Us cherchent une analyse faite par un homme gay parce
qu'ils sont soucieux des préjugés existant chez les thérapeutes hétérosexuels, lesquels préjugés pourraient interférer avec l'exercice d'un traitement appliqué en
toute neutralité. »
Un tel préambule a de quoi nous interroger. Il a l'avantage d'abord de nous
apprendre que tout un réseau, une « communauté », s'est constitué à l'intérieur
de la psychanalyse elle-même, ou du monde de la santé mentale, comme si notre
discipline devait se scinder en sous-groupes dont on peut se demander selon
quels critères leurs membres se rassembleraient. L'auteur nous indique le point
de cette rencontre : le médecin se spécialise dans le soin d'une maladie qu'il a en
commun avec son patient. Cela soulève en soi un certain nombre de réflexions
que je vais devoir aborder, mais je songe d'abord que l'auteur nous présente
l'homosexualité à la fois comme un aspect de la normalité tout en proposant une
catégorie spéciale d'analystes pour s'en occuper. Voici donc qu'à la différence de
ce qui m'est familier — l'homosexualité en tant que perturbation de la constitution de la bisexualité psychique —, l'homosexualité est un état de fait dont on
peut se demander si l'auteur va nous en indiquer l'origine dans la construction
du psychisme humain ou s'il ne va pas simplement nous en proposer une explication s'attachant au domaine de la pure physiologie.
Dans cette perspective, lorsque l'auteur parle des « préjugés » qui courent
chez les analystes hétérosexuels à l'encontre des homosexuels, nous pouvons
nous demander s'il a en tête la question que je viens de soulever : un analyste
hétérosexuel aurait-il le « préjugé » de considérer que l'homosexualité a une origine psychique?
Dans ces conditions, un analyste exempt de « préjugés » commencerait par
mettre à la porte de sa pensée l'idée saugrenue selon laquelle l'identification
sexuelle du petit enfant s'appuie sur la double relation qu'il noue avec ses
parents. L'identité sexuelle serait un fait de « nature », une donnée physiologique dont il serait présomptueux d'interroger l'origine.
Effectivement, nous pouvons comprendre que les questions ne commencent
de surgir qu'avec la montée des différences, et si nous tentions de nous interroger
sur ce point malgré tout — c'est-à-dire malgré l'interdit qui semble peser sur
toute mise en question concernant l'origine de l'identité sexuelle — nous
devrions nous demander plutôt : comment se fait-il qu'il puisse y avoir des analystes hétérosexuels ou, ce qui ne s'éloigne pas tant de cette question : comment
se fait-il que l'hétérosexualité ait été inventée en ce monde ?
« Le psychanalyste homosexuel »
1285
Venant à point nommé, une réflexion de l'auteur balaie le reste de retenue que
nous pourrions avoir. Pourquoi, en effet, faire tant de cas du concept de Complexe
oedipien ? Ne serait-ce pas encore une invention des analystes à préjugés ? J'entends les analystes hétérosexuels. Us ont de la sorte verrouillé leur clan et, sous le
prétexte de n'accéder qu'ainsi à l'état de « neutralité bienveillante », ils ont imposé
à tous le passage par les « fourches caudines » de ce fameux Complexe. Non ce n'est
pas le fruit de la dure élaboration qui permet à l'homme et à l'enfant de l'homme
d'appréhender ce mystère de la bisexualité humaine, cette part d'inconnu qui
ouvre l'être à toutes les oblations puisqu'il a commencé de l'ouvrir à ce qui, depuis
les origines les plus précoces de sa génitalité, est la différence d'identité même. Il
n'en est rien. Ce soi-disant Complexe est une complication produite à dessein de
faire un barrage à l'expansion de la seule identité qui ne soit porteuse d'aucun préjugé qui s'attache aux différences. Quelle neutralité plus grande, en effet, que celle
qui neutralise la différence des sexes, et qui met en avant comme une donnée naturelle l'identique dans les corps et dans les pensées ? L'être identique, l'être
« homo », ne peut être taxé d'être blessé par les différences puisqu'il s'est construit
un idéal de similitude. C'est l'autre, l' « hétéro », qui se sent blessé par cet idéal.
C'est le semblable qui blesse le différent et non pas l'inverse. Où se trouve l'endroit,
où se trouve l'envers ? Où chercher la ligne de démarcation d'une neutralité d'une
position par rapport à l'autre ?
Oserions-nous encore appeler à la rescousse l'analyse des enfants et l'observation psychanalytique des bébés qui nous montrent à l'évidence que l'acceptation
des différences se greffe sur la capacité de fonder une base identificatoire enracinée
dans le semblable ? Le bébé, puis l'enfant, recherche au début une peau semblable
à la sienne, un regard miroir du sien, et ce n'est que peu à peu que ce narcissisme
intègre l'altérité de l'objet et son caractère séparé. Oserions-nous donc continuer
de prétendre que notre regard se tient bien à l'endroit lorsque nous croyons comprendre que dans la vie psychique, et plus généralement dans le développement de
toute structure vivante, le complexe suit le simple, la lancée vers les différences suit
l'épousaille du semblable ? En effet, il faut oser penser cela face à la menace
majeure qui pourrait faire reculer ceux qui ne sont pas certains de la base à partir
de laquelle ils commencent de regarder l'univers, en l'occurrence l'univers mental
de leur développement psychique : cette menace est contenue dans l'accusation
selon laquelle le préjugé hétérosexuel restreint la liberté de penser, de sentir et de
juger le monde à partir du point de vue homosexuel.
Cette menace a un fondement parfaitement justifié, non dans la superficialité des opinions publiques sur la question. Elle émane, selon moi, du fait même
du développement psychique humain qui fait passer, comme je le soulignais, du
semblable au différent. Or il est vrai que moins on s'engage dans l'ordre des différences, plus le sentiment de liberté s'accroît. L'être qui se tiendrait au point de
1286
Cléopâtre Athanassiou
départ de cette position, l'être qui trônerait dans la fixité d'un narcissisme
absolu, l'être le plus asservi donc au bon vouloir des autres, se vivrait dans un
état d'élation libératrice des contraintes terrestres... tant que les autres s'accorderaient à le maintenir dans cette illusion. Le bébé soutenu par de puissants bras
peut avoir le sentiment qu'il voltige au-dessus du monde. Mais qu'on le laisse
choir, ou que du moins on ne se fatigue plus à cultiver son illusion, et le voilà
réduit d'un côté à ses faibles forces et, de l'autre, à l'omnipotence de sa virulence
contre ceux qui l'ont privé d'un sentiment de liberté qu'il considérait de son
droit de conserver en lui.
Je ne ferai pas de parallèle direct entre cet exemple tiré de mon expérience
clinique — que je considère comme issue d'un regard « à l'endroit » — et la
thèse d'une homosexualité portant l'étendard de la liberté face aux contraintes
hétérosexuelles. Je pense cependant que la réalité n'est pas un préjugé et, déplaçant sinon le débat, du moins la réflexion sur ce plan, je me demande si nous ne
pourrions pas songer qu'en parlant de l'intégration ou non du « roc de la réalité » (Freud) — qui est la réalité d'un sexe que l'on ne s'est pas choisi et que l'on
doit cependant accepter dans les limites qu'il impose à notre liberté — nous
nous déterminons de la sorte dans un jugement de réalité qui, selon qu'on l'accepte ou non, nous fait passer des terres de la norme aux terres du déni psychotique que contourne le louvoiement pervers.
Après tout, de même qu'on fait feu de tout bois, poursuivant la lecture de
cet article qui ne semblait guère au début m'en promettre tant, je m'aperçois y
trouver matière à réflexion. Quoiqu'elle ne soit pas véritablement stimulante,
elle m'apparaît cependant s'ouvrir sur des questions en kyrielles. J'ai dans l'esprit la manière dont l'agitation d'un commentateur le fait s'affairer sur les traces
laissées derrière lui, malgré lui peut-être, par l'insouciance d'un amateur à peine
éclairé qui décrète l'universalité de son opinion et met au ban de l'univers celui
qui ne la partage pas. Un léger travail de décentration auquel je tente de m'employer ici permettrait peut-être de considérer l'universel et le particulier sans préjugé narcissique qui ferait prendre l'un pour l'autre. Osons le dire. Comment en
effet celui qui a compris que ce qui se fait passer pour une loi universelle se réduit
à l'opinion particulière d'un groupe humain ou d'un seul homme, ne serait-il pas
affranchi de la terreur totalitaire qui menace toujours ce genre d'affirmation ? La
liberté ne se trouve qu'au bout de ce chemin. De ce point de vue, ce texte a de
quoi nourrir suffisamment mon propos. Je prie cependant l'auteur de me pardonner la tendance que j'ai à perdre ma « neutralité » devant certaines affirmations qui ne m'ont pas semblé issues d'un jugement neutre sur la question. Aussi
vais-je m'efforcer de les examiner en retrouvant cette qualité qui n'est pas l'apanage du fonctionnement du seul psychanalyste mais aussi de tout être humain
qui tente de penser.
« Le psychanalyste homosexuel »
1287
« Même si l'analyste hétérosexuel est relativement sans conflit en ce qui
concerne l'homosexualité de son patient, son adhérence à la théorie selon laquelle
le seul chemin conduisant à un développement normal mène au conflit oedipien et à
sa résolution hétérosexuelle rend difficile l'existence d'une neutralité thérapeutique » (p. 199). Après une telle affirmation, si nous avions des doutes concernant
la place accordée par l'auteur au conflit dans l'économie du développement psychique, ces doutes seraient dissipés, d'autant qu'un tel propos est suivi de son
corollaire : l'analyste homosexuel « en sait plus » (p. 200) sur les problèmes de l'homosexuel que l'analyste hétérosexuel. Il sait donc mieux le soigner.
Est-ce une absurdité que de parler de la compréhension de l'identique par
l'identique ? Chacun de nous ne se sent-il en effet pas mieux compris par qui lui
ressemble au plus près ? L'être semblable qui réduit l'écart au zéro se tient en
effet au centre de toute question se rapportant à l'homosexualité. Il s'agit de
considérer sans légèreté l'importance d'une telle question : réduire l'écart d'une
différence au zéro est l'illustration parfaite de ce que Freud a tenté d'approcher
dans son concept de pulsion de mort. Et cet article, nous le pressentons, s'achèvera par l'évocation de la mort.
L'identique absolu, l'idéal de similitude qui laisse fort peu de place au
conflit en tant que source, de créativité et de compréhension humaine, mènerait-il
ailleurs qu'à la mort ?
Il est donc intéressant de considérer que cette tension vers l'identique n'aurait des effets créateurs qu'à l'intérieur d'un champ qui la maintienne en respect : le champ qui oppose à cette tension celle qui fixe en leur écart les différentes identités du moi et de l'objet ou des objets entre eux. Ainsi, quelle que soit
l'illusion dans laquelle nous entraîne la quête des retrouvailles rêvées entre
l'autre et nous-même, la condition qui fait de cette illusion un point d'ancrage
vers la vie, et non un phare qui conduit en silence à la mort, est la perception
conjointe du caractère impossible de telles retrouvailles. Cette reconnaissance
n'est pas différente de celle de la réalité externe. Elle est à la source de la constitution même du moi.
Lorsqu'on met donc en avant une connaissance du semblable par le semblable, il s'agit d'avoir à l'esprit les quelques éléments de réflexion précédents. Ils
nous permettent de penser que la réalisation d'un idéal identitaire, en supprimant l'écart sur lequel il se fonde, s'approche de l'illusion d'une fusion non
comme base de départ, mais comme point d'aboutissement de la compréhension
d'un être par un autre. En effet, lorsque deux êtres sont reconnus dans leurs différences, l'opération complexe par laquelle l'un commence de comprendre
l'autre en s'identifîant à lui ne se réduit pas au statu quo fusionnel dans l'immobilisme d'une identité de départ. Une dynamique permet à l'un de devenir
momentanément semblable à l'autre, puis de se retirer de cette fusion et de réin-
1288
Cléopâtre Athanassiou
tégrer sa place dans la réalité d'un écart. La différence des identités est ainsi respectée. Elle est le fondement d'un mouvement qui conduit à la connaissance et à
la compréhension de l'autre, et non pas vers son entrave.
Nous saisissons peut-être mieux à présent ce que dissimule de dangereux
une pensée qui place l'identique avant la différence génératrice du conflit psychique. Il ne s'agit pas en effet du seul conflit oedipien. Qui a bien compris la
nature de ce dernier a aussi compris qu'il est le point d'aboutissement de tout un
travail, en jeu depuis le début des processus identificatoires, faisant de l'être
humain ce qu'il est : un être qui ne se construit que par identification à l'autre et
dont la première tâche est par conséquent d'accepter son altérité.
Tout ce qui s'écarte d'une telle reconnaissance côtoie la voie psychotique ou
perverse. Qu'en est-il donc de l'homosexuel ?
Il me semble que nous devons distinguer l'homosexuel isolé face à ses propres problèmes identificatoires et la constitution d'un groupe d'homosexuels
entretenant une politique commune dans un champ particulier comme celui de
la psychanalyse.
La formation d'un groupe est une entité en soi, et ses objectifs — comme dans
tous les groupes — passent au-dessus des intérêts particuliers de ses membres. Il est
donc important de considérer que les problèmes qui se soulèvent dans l'économie
psychique individuelle d'un membre d'un groupe d'homosexuels sont soumis aux
diktats ou aux lois d'un groupe dont on peut se demander ce qu'il va défendre sous
la cause d'une homosexualité commune. Ajoutons à cela : sous la cause d'une
homosexualité comme fondement d'une attitude psychanalytique spécifique.
R. Isay semble déjà proposer aux membres de « sa » communauté un signe
de ralliement prenant la forme du bannissement du Complexe d'OEdipe hors de
la structure sur laquelle un psychanalyste appuie la compréhension de son
propre psychisme, ainsi que de celui de son patient. Ce signe préventif qui vise à
éloigner tout risque de côtoiement hétérosexuel éloigne en même temps de
chaque membre de la communauté homosexuelle ainsi formée l'opportunité de
sortir de cette dernière. Une communauté qui, sans s'arroger explicitement le
droit de retenir ses membres, les retient cependant implicitement en son sein
sous la bannière du respect de l'absolument identique. Quelle chance — si du
moins il s'agit d'une chance — a l'homosexuel qui se fait analyser par un homosexuel d'approcher la bisexualité psychique qui préside à l'élaboration de sa
double identification féminine et masculine à ses deux parents ? Quelle chance at-il d'aborder la complexité, c'est-à-dire la richesse de l'entrecroisement des liens
en jeu dans ce que l'on appelle le Complexe d'OEdipe?
Si les principes de la communauté homosexuelle commencent de régir la
liberté de chacun, pèse alors sur la tête de chacun de ses membres le modèle surmoïque d'un avenir homosexuel inséré dans le cadre de cette communauté.
« Le psychanalyste homosexuel »
1289
L'homosexualité en soi appartient non pas à une communauté humaine,
mais à une communauté de symptômes psychiques partant des franges de la
névrose aux failles qui bordent la psychose. Chaque homosexuel qui se présente
dans le bureau de consultation d'un psychanalyste est donc en droit de se trouver en face, comme semble le souhaiter d'ailleurs R. Isay, d'un être humain sans
intention particulière concernant son patient. Tel est bien le sens de la « neutralité bienveillante » qui fonde toute pratique analytique.
Outre cela, nous savons tous qu'il serait outrageant pour un psychanalyste
— tout comme il le serait pour un professeur ou un médecin — de profiter de
l'influence qu'il peut avoir sur la personne qui s'en est remise à lui pour tenter
d'infléchir son attitude dans un sens qui convient aux positions personnelles de
l'analyste, plutôt que de respecter ce qui se développe librement dans le moi du
patient.
Or, le choix d'une identité sexuelle est fortement influencé par le travail qu'a
effectué dans ce sens le parent ou l'analyste qui le représente. Les problèmes, les
conflits, les rejets associés à ce choix sont perçus par le patient comme autant de
bornes qu'il peut ou non s'autoriser à atteindre ou bien à dépasser selon que son
modèle l'a devancé ou non dans cette voie.
Le face-à-face avec le conflit oedipien met le patient en présence d'un double
deuil — celui du parent du sexe opposé au sien, mais aussi celui du parent du
même sexe que lui — et d'une double identification aux deux parents dont il a
fait le deuil. Cette identification est donc le fruit d'un travail en rapport avec une
frustration. L'homosexualité dénonce un manque dans ce travail et l'on pourrait
dire qu'apparaît à la surface ce que la profondeur a mal assimilé. Lorsqu'il
adopte la position féminine d'une femme vis-à-vis d'un homme, l'homosexuel
s'identifie narcissiquement à une mère dont il n'a pas accepté la perte pour posséder un père dont il n'accepte pas davantage de se séparer. Il en est de même
lorsque l'homosexuel adopte une position masculine vis-à-vis d'un autre
homme, tout le tableau que je viens de décrire étant projeté sur l'autre. C'est
pourquoi le problème de l'homosexualité se rattache plus profondément à l'enjeu de l'élaboration oedipienne qui, loin d'être un préjugé pour analyste hétérosexuel, touche à la capacité humaine d'accepter la finitude de tout attachement
infantile et de se rendre ainsi à l'évidence de la réalité externe : celle du temps, de
la différence des générations inséparable de celle des sexes. Commencer de refuser l'un de ces trois éléments c'est déjà refuser les deux autres.
Un analyste homosexuel peut-il laisser son patient libre d'aborder cette difficile triangulation, alors qu'il n'est pas lui-même passé par l'épreuve du deuil
qu'elle impose ? Il est loin d'être certain qu'une apparente hétérosexualité offre
au patient l'image d'un analyste capable de naviguer parmi les difficiles écueils
identificatoires que j'ai évoqués ici. Mais l'installation dans une pratique homo-
1290
Cléopâtre Athanassiou
sexuelle sans remise en cause à ce niveau me semble pousser l'analyste à diriger
son patient vers un mode de fonctionnement semblable au sien. Comment
répond en effet un analyste homosexuel aux aspirations hétérosexuelles de son
patient ? Outre cela, comment répondrait un analyste homosexuel se sentant
appartenir à une communauté « psychanalytique homosexuelle » à laquelle il se
devrait d'être fidèle, à de semblables aspirations ? La formation d'un tel groupe
fait entrer l'ensemble de ses membres dans la défense d'une position qui va à
l'encontre du libre jeu des différences dans l'écart hétérosexuel. C'est pourquoi il
est important de considérer le pas que franchit l'homosexuel qui veut avoir une
pratique analytique lorsqu'il commence de se percevoir comme faisant partie
d'une communauté par opposition à une autre. Il commence par là même d'agir
au-dehors ce qui ne restait que latent au-dedans de lui-même : il aliène la liberté
de son combat intérieur pour la prise de parti d'un combat externe, qui va le
définir comme celui qui lutte contre des modes identificatoires auxquels il n'a
peut-être pas totalement renoncé en lui-même. L'image que le groupe va lui
retourner de lui-même va limiter peu à peu son désir de s'en écarter et, last but
not least, d'en écarter ses patients.
A patient homosexuel, psychanalyste homosexuel, préconise R. Isay. Et
nous pourrions poursuivre dans le même mouvement : à psychanalyste homosexuel, patient homosexuel.
Logique avec lui-même, l'auteur propose à son patient homosexuel un modèle
homosexuel. Il le dit : son patient n'avait « jamais eu de modèle gay » (p. 200).
Voici donc promu à l'état d'idéal du moi la figure homosexuelle de l'analyste, non
pas dans la réalité d'un processus où le devenir semblable s'inscrit dans une configuration où le tiers est présent. Où ce devenir semblable implique l'acceptation
d'une frustration, puisque le père impose une loi qu'il a commencé par suivre luimême : celle de laisser sa mère à son propre père. L'idéal du moi est ici incarné par
celui qui donne l'exemple d'un détournement de la loi, puisqu'il donne l'exemple
de la séduction d'un père par son fils : l'analyste homosexuel invite son patient à
suivre une voie semblable à la sienne. Point dont R. Isay se fait le défenseur derrière
une interrogation qui n'a pris à mon sens que l'apparence d'une véritable question
de conscience contre-transférentielle.
L'auteur occupe le corps de son article à se poser la question suivante, à
laquelle il finit par répondre positivement : l'analyste homosexuel doit-il révéler
à son patient qui l'ignore la nature de son identité sexuelle ? Question « intéressante » effectivement, dans la mesure où elle touche à l' « intérêt » de tout
patient pour la vie sexuelle de son analyste et où le respect a minima de la neutralité analytique par ce dernier consiste à lui en taire la réalité afin de permettre
à ses fantasmes de surgir et de les reconnaître en tant que fantasmes.
Mais, là encore, la révélation de la réalité sexuelle de l'analyste supposerait
« Le psychanalyste homosexuel »
1291
une mise à l'écart du caractère psychique de l'homosexualité du patient, dans la
mesure où elle rejoint celle de son analyste. Trait physiologique, quasiment
« trait de race » auquel on ne touche pas, et qui fait traiter de « raciste » ou de
réactionnaire celui qui remet la chose en question. J'ose penser que l'auteur
entrevoit l'absurdité d'une telle position dans laquelle la remise en cause du problème homosexuel en tant que question pour la pensée, son appartenance aux
lois du développement psychique — et donc son lien avec la liberté d'un travail
qui, par le respect de ces dernières, permet la transformation de ce qu'elles légifèrent — seraient qualifiées de réactionnaires, alors que la soumission inconditionnelle au « fait homosexuel » comme à une donnée physique dont l'émergence interdit toute tentative de compréhension la rattachant au domaine de la
psyché serait l'expression de la liberté.
Le phénomène réactionnaire se rattacherait alors au désir de remettre en
cause ce qui se présenterait hors de tout questionnement ; au désir de comprendre la part de responsabilité de l'homme dans la détermination de son identité sexuelle. La part de responsabilité de l'adulte dans la compréhension des
courants qui ont traversé l'enfant qu'il fut : les courants du dehors, issus des fantasmes des autres, aussi bien que les courants du dedans issus de ses propres fantasmes.
Il serait donc absurde de tenir pour réactionnaire une position visant à donner
à l'homme la responsabilité de son propre destin psychique, et de donner à la
liberté un sens unique : celui de la capacité d'interdire. Interdire de penser que l'on
est responsable. Interdire de penser à la vie psychique, c'est-à-dire à la place des
fantasmes infantiles dans le gouvernement que l'adulte veut avoir de lui-même.
Il n'y aurait, selon moi, qu'une réponse nous permettant de comprendre
cette absurdité : un intérêt infantile inconscient est en jeu. Ce que je viens de
dire, aussi bien que ma formation analytique dont mes propos émanent m'entraînent à penser qu'il ne peut s'agir que d'une remontée inconsciente de l'infantile en nous-même. Un fantasme infantile, dérangé par la souffrance du travail
psychique qui suit toute remise en cause, veut que ce soient les parents, ou la
nature, qui font l'homosexuel. Qu'il n'y a rien à faire pour qu'il en soit autrement. C'est le Complexe oedipien, ce sont ses parents qui en sont les piliers qui
doivent se rendre à l'évidence de ses théories infantiles et non pas l'inverse : lui
qui doit changer sa vision du monde.
Cela m'évoque plus largement la dangereuse tendance qu'ont les peuples
d'aujourd'hui à considérer que les facilités fournies par la technique sont un prolongement de nous-mêmes. Les lois de la réalité ont alors aussi tendance à se
laisser oublier. Or c'est à l'homme de penser, c'est-à-dire de se mouvoir vers le
monde et non pas l'inverse. Il ressemblerait sinon à l'enfant qui met à son service
l'industrie de ses parents, afin de ne jamais quitter sa position d'enfant, ou au
1292
Cléopâtre Athanassiou
malade qui demande à son médecin de lui supprimer sa souffrance, sans lui
demander de le guérir si guérir fait souffrir ; à l'élève enfin qui renvoie son professeur lorsque ce dernier le met en face de son ignorance.
Ne nous comportons pas de même. Les institutions psychanalytiques —
sinon toutes les institutions humaines — sont là pour maintenir la protection de
l'adulte au-dessus de l'enfant et non pas l'inverse. La loi qui protège la liberté de
chacun et non la liberté de l'omnipotence de quelques-uns.
C'est en ce sens qu'il m'apparaît nécessaire de ne pas négliger de considérer
ce qui sous-tend le mouvement actuel — dont l'étendue ne se limite pas hélas au
seul mouvement analytique — qui vise à ériger au rang de force groupale à bannière homosexuelle une position de l'être humain vis-à-vis de la réalité : la réalité
psychique aussi bien que la réalité externe. Et c'est sur ce point de la réalité
sexuelle que l'on voit par excellence comment ces deux réalités se rejoignent. Il
ne faut pas négliger de considérer que le risque d'une telle formation est la perversion de ce qui se fonde sur la reconnaissance de cette réalité : la pensée et la
création humaine.
Quant à R. A. Isay, je me demande s'il a conscience à quel point ses affirmations débouchent aisément sur ce que je viens d'évoquer.
« Si un analyste gay cache son orientation sexuelle à son patient, dit-il, cela
implique qu'il est hétérosexuel et qu'il peut donc endommager l'estime de soi de
son patient en véhiculant l'idée qu'on peut avoir honte et s'autodéprécier parce
qu'on est homosexuel » (p. 203).
Les dangers d'une généralisation simplificatrice ont probablement dépassé
les intentions de R. A. Isay, car il semble gratuit de taxer les analystes hétérosexuels de mépris vis-à-vis des homosexuels. Comment la psychanalyse ellemême aurait-elle été inventée si la dépréciation avait pris la place de l'intérêt
humain pour celui qui est différent de soi-même et que l'on retrouve pourtant en
soi-même ? Je me demande donc si n'apparaîtrait pas au grand jour le malaise
de l'auteur concernant ses propres potentialités hétérosexuelles," la projection sur
les personnes qui sont analystes comme lui, et cependant hétérosexuelles à la différence de lui, trahissant, dans une dynamique entre le dedans et le dehors de luimême, ce qui ne se contient plus à l'intérieur de sa propre psyché. Nous savons,
et R. A. Isay en conviendrait aussi, que ce qui ne parvient pas à se conflictualiser
au-dedans de soi, utilise le monde extérieur afin de s'exprimer. Le déni ou la
dénégation doublent ce mouvement, et le texte proposé par R. A. Isay contient
quelques exemples d'une telle défense. Il en conviendra. Ainsi, selon l'auteur, la
révélation par l'analyste de sa propre homosexualité à son patient n'est pas utilisée comme un moyen de séduire ce dernier. Pourtant, l'auteur nous apprend
(p. 204) qu'un patient menace de « tout casser » si son analyste ne se laisse pas
idéaliser. Dans ces conditions, la révélation de son identité sexuelle au patient
« Le psychanalyste homosexuel »
1293
est-elle mise au service du maintien d'une « neutralité bienveillante », comme le
prétend l'auteur, ou bien est-elle au contraire un acting mis en avant comme un
bouclier défensif à double fonction ?
Lorsque l'analyste fait cette révélation à son patient, il le séduit dans le sens
où un père séduirait son fils en l'assurant qu'il ne jouera pas pour lui le rôle
d'une barrière lui imposant les frustrations associées à la réalité — et donc à la
réalité de la différence des sexes —, puisqu'il accepte de se laisser séduire par son
fils. Ce faisant, le choc émanant de la rage infantile destructrice, au moment où
le patient se sent en face d'une autorité paternelle capable de lui refuser quelque
chose, est évité. L'analyste séduit, comme un père séduit, transmet sa peur à son
patient ainsi que le sentiment qu'il ne serait pas à la hauteur de la rage qu'il
aurait déclenchée. Aussi préfère-t-il l'amadouer.
Mais comment peut-on alors en toute conscience se mettre en avant pour
être le modèle d'une telle défaillance ? Ignore-t-on les enjeux psychiques d'une
cure psychanalytique ? Ignore-t-on que les conditions de la cure mettent un
homme en état de perdre des défenses qui le protégeraient par ailleurs, et qu'en
se confiant à son analyste, le patient ne lui confie pas seulement ses propos, il lui
confie une partie de son monde interne. Et c'est à l'analyste d'en avoir la garde.
Il doit s'effacer devant ce qui l'habite, parce qu'on n'utilise pas à son profit le
coeur des êtres humains.
J'ai des craintes cependant pour les patients de R. A. Isay, lorsque celui-ci
nous fait part de la manière dont il traite leurs capacités d'idéaliser leur objet. Il
s'agit encore de la révélation de l'identité sexuelle de l'analyste au patient qui
s'en montre curieux. R. Isay pense que : « La plupart du temps, cette révélation
permet au patient de se confronter au déni et au besoin d'idéaliser le thérapeute
quand l'interprétation seule n'est pas suffisante. »
Le processus de désidéalisation d'un parent est une opération fort complexe
de laquelle l'enfant sort avec le bénéfice de l'installation d'un idéal en lui-même.
L'idéal du moi est le reliquat de la perte de l'idéalisation d'un parent externe.
Mais pour que s'instaure dans le self cet idéal si précieux, ce guide dans toutes
les entreprises créatrices, ce modèle identificatoire qui se tient en avant de toute
tentative qui vise à l'atteindre, il faut que celui qui en a été le support externe ne
brise pas d'un coup l'idéalisation dont il fut l'objet. Une faille trop brutale à ce
niveau empêche l'enfant de faire le deuil d'un objet idéalisé. Il se raccroche à lui
dans ce cas, afin de ne pas tomber dans la persécution qui l'attend. L'objet idéalisé a en effet pour fonction de protéger l'enfant contre l'objet persécuteur qui le
double toujours.
Lorsque le père ou l'analyste comprend la fonction de l'idéalisation dont il
a été l'objet, il procède par étapes afin que l'enfant, puis le patient, accepte d'intégrer en lui-même le reliquat de l'idéalisation : l'idéal si précieux dans les liens
1294
Cléopâtre Athanassiou
qu'il entretient avec la capacité d'espérer de l'être humain. Il est au fondement
de toutes les entreprises qui conduisent vers un travail créateur, puisqu'il brille
dans la psyché comme un état de bonheur à venir qui procède cependant d'un
bonheur passé.
Tenter de casser l'idéalisation du thérapeute comme par un coup de force,
ainsi que le suggère le propos de R. A. Isay, me semble relever d'une certaine
cruauté — que je m'explique comme venant d'un être qui a dû subir un semblable sort puisqu'il songe à l'imposer aux autres — mais que je ne puis
admettre chez celui qui fait profession d'analyste, homosexuel ou non. Il brise ce
faisant l'élaboration d'un appui sur un idéal intérieur auquel tout être humain a
droit. Il provoque une déception brutale en ne tenant pas compte des aspirations
du patient. Si tout patient en effet a des potentialités homosexuelles, il est aussi
doté de potentialités hétérosexuelles. Ce qui veut dire que tout patient attend
d'un analyste qu'il ne le déçoive pas à ce niveau et qu'il le pousse sur le difficile
chemin du combat oedipien, à l'issue duquel émerge l'idéal du moi en question.
Procéder par le bas, décevoir pour supprimer l'idéalisation et saper du
même coup les bases de la construction d'un idéal, blesser narcissiquement à ce
degré son patient me semblent aussi insupportable à concevoir qu'un acte de
torture. Un « meurtre d'âme ». Un oubli de la dignité humaine qui me rappelle
certains excès totalitaires... Mais je m'emporte et outrepasse évidemment dans
mes commentaires les intentions conscientes, ou inconscientes, de R. A. Isay.
Cependant, si R. A. Isay décide de démultiplier sa personne afin de donner à ses
conceptions une organisation groupale... qu'en sera-t-il alors de la liberté de se
forger des idéaux privés, à partir d'une élaboration oedipienne, laquelle est essentiellement une affaire privée ?
La mort psychique est ce qui se tient au bout d'une telle entreprise, comme
à l'issue de toute entreprise perverse. Aussi ne suis-je pas étonnée de trouver la
mort présente à la fin d'un tel article. La mort véhiculée par le sida qui ne contamine pas seulement les patients de M. Isay, mais la mort qui circule dans le processus analytique lui-même, ce que nous révèlent les réactions contre-transférentielles de l'analyste.
M. Isay nous met d'abord en présence de son rapport avec un patient hétérosexuel, ainsi que de la haine que ce dernier manifeste vis-à-vis des homosexuels. L'analyste pressent que le patient le soupçonne d'être homosexuel et que
cela nourrit cette haine. Mais nous n'entendons rien concernant l'analyse de la
persécution associée au transfert paternel ou maternel. L'analyste ne place les
problèmes du patient qu'au niveau de ses phobies : phobie de la féminité, homophobie. Il pense, comme il le dit lui-même, que la rage montante du patient
contre son analyste aurait été résolue par la révélation de l'homosexualité de ce
dernier. M. Isay croit donc lui-même à l'efficacité de l'acting contre-transféren-
« Le psychanalyste homosexuel »
1295
tiel et à l'aplatissement de la question du patient : cela aurait « clarifié » les
choses, dit-il, que de révéler au patient à qui il a affaire dans la réalité. Autrement dit, l'analyste conserve l'illusion que c'est dans la réalité externe que se
trouve la résolution des problèmes internes ; que c'est dans le physique que s'originent les sources de l'homosexualité et qu'il suffit de « clarifier » la question du
patient en lui montrant qu'elle est justifiée pour résorber l'immense haine persécutrice qui s'attache aux relations d'objets internes de ce patient. Cette attitude
n'a rien d'analytique et je ne suis pas étonnée de la naïveté de la réflexion de
M. Isay, lorsqu'il conclut ainsi son histoire : « Ma colère inconsciente contre cet
homme avec lequel j'avais travaillé si dur pendant des années était si grande que
je n'ai pas pu parler. » Et le traitement s'est terminé par le départ du patient en
raison de cette difficulté contre-transférentielle. Où se trouve la difficulté à analyser les enjeux psychiques de l'homosexualité ? Chez ce patient, soupçonné de
se réfugier derrière un bastion hétérosexuel face à ce qui serait une libération
homosexuelle ? Ou chez cet analyste, qui ne se sentant pas aimé, non seulement
pour ce qu'il représente mais aussi pour ce qu'il est — homosexuel —, ne peut
aider son patient à surmonter ses propres conflits ?
Ma réaction bien partiale, à la lecture de telles défaillances analytiques,
m'entraîne à considérer que le patient précédent a eu au moins le ressort de quitter celui qui ne pouvait peut-être pas le penser différent de lui-même. La colère
et la persécution sont, dans ce monde renversé, le fait d'un analyste « incompris » par un patient incompréhensible.
Beaucoup plus graves sont les conséquences de ce visible évitement de la
position analytique lorsque les patients utilisent la réalité externe, à l'image de ce
que prône cet analyste, ainsi que nous venons de le voir, pour supprimer le
déferlement persécuteur qui se cache sous l'idéalisation du rapport au même. La
fin de l'article nous fait assister avec horreur à ce que j'appellerai une « nonassistance à patient en danger » : l'analyste ne nous fait pas la moindre part de
son analyse d'un transfert de haine maternelle qui monte chez le patient contre
son analyste. L'angoisse d'y faire face, la haine projetée sont-elles en jeu ici, chez
l'analyste, lequel constate que le patient s'y est pris trop tard pour demander une
aide ? Il a été contaminé par le sida et nous assistons à l'agonie non seulement
du patient, mais de toute la pensée psychanalytique, sous le couvert de la compassion que l'analyste nous conseille d'avoir pour ce type de patient.
Dernier conseil, digne de l'ensemble de cette efflorescence d'un mal groupai,
du mal de l'identique dirai-je : l'analyste nous demande de nous méfier de la tendance spontanée que nous aurions à accorder plus de sympathie aux patients les
plus malades, à ceux qui sont marqués du sceau de la séropositivité et dont la
mort est prochaine. Il nous faut, dit-il, conserver nos forces pour ceux qui en ont
encore besoin et qui sont moins en danger.
1296
Cléopâtre Athanassiou
Comment l'entendre ? L'auteur craint-il que nous n'ayons pas perçu que,
dans le courant psychanalytique lui-même, il est des valeurs à protéger et pour
lesquelles il est nécessaire de conserver ses forces ? Il est des causes perdues qui
nous mènent au néant et d'autres qui méritent qu'on y consacre tout ce que la
psychanalyse a commencé de nous faire entrevoir sur la gravité du conflit psychique, afin d'apprendre à les protéger.
Athanassiou
Cléopâtre
9, rueDelouvain
75019Paris
Résumés
André GREEN.— Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie?
Résumé — Cetessais'efforcede resituerMalaisedansla civilisationparrapportaux originesde
l'idéede civilisationau XVIIIe
siècle,à laréflexiondes penseurseuropéensaprèslapremièreguerre
où diversmoumondiale,au développementdes conceptsdans les disciplinesanthropologiques
vementsde pensée s'affrontent.L'oppositionnature-culture,anciennedans le débat, refaitsurfacesousdes aspectsnouveaux,à partirde laconceptiondu symboliqueet de« l'écologiede l'esprit». Toutefois,du côté de la nature,lerôlede lasexualitéesttrèssouventminimisé.Pourtantla
Malaiseest l'undes écritsde Freudoù la placede la
préhistoireluifait une placenon négligeable.
pulsionde mortest la plus marquée.Qu'en penseraujourd'hui,face à la situationactuelledes
nationsdites civilisées? Commentarticulercultureet civilisation,au singulieret au pluriel?
Mots clés — Civilisation.Culture.Anthropologie.Structuralisme.Symbolique.Préhistoire.
Pulsionde mort.
Summary — Thisarticleundertakesto resituateCivilisationand its Discontentsin relationto
the originsof the idea of civilisationin the eighteenthcentury,to the thoughtsof the european
thinkersof the post WorldWarOne period,and to the developmentof conceptsin the anthroan
pologicaldisciplineswhere diversecurrentsof thought meet.The oppositionnature/culture,
old one in this debate, reemergesin new coloursin the notionof the symbolicand the « ecology of the mind». However,on the sideof nature,the rôleof sexualityisoftenminimised.Yet
prehistoryassigns a placeto it which is hardlynegligeable.Civilisationis one of Freud'stexts
where the place of the death driveis stronglystressed.Whatshouldwe makeof this today,
confrontedwith the currentsituationof the so-calledcivilisednations? Howshouldwe fink
civilisationand culture,in the singularand the plural?
Key-words — Civilisation.Culture.Anthropology.Structuralism.Symbolic.Prehistory.Death
Drive.
Übersicht — Dieser Essayversucht,Das Unbehagenin der Kulturneu einzuordnen,im
VerhältnisZum UrsprungderIdeederZivilisationim18. Jahrhundert,zu den Überlegungender
europaïschenDenkernach dem erstenWeltkrieg,zur Entwicklungder Konzeptein den anthropologischenDisziplinen,wo sich verschiedeneDenkweisengegenüberstehen.Diealte Debatte
der OppositionNatur/Kulturtaucht unter neuen Aspektenwiederauf, von der Konzeptionder
Rev.franç.Psychanal.,
4/1993
1298
Revue française de Psychanalyse
Symbolikund der « Ökologiedes Geistes» ausgehend. Was die Natur anbetrifft,wird jedoch
die Rolle der Sexualitätsehr oft verharmlost,obwohl die Urgeschichte ihr einen nicht unwesentlichenPlatzeinräumt.Das Unbehagenist einesder Werke Freuds,in welchemder Platzder
Todestriebeam ausgeprägtestenist. Was soll man heute davon halten, in Anbetrachtder
aktuellen Situation der sogenannten zivilisiertenNationen? Wie kann man Kulturund Zivilisation miteinanderverbinden,sowohl in der Einzahlwie auch in der Mehrzahl?
Schlüsselwort e — Zivilisation.Kultur.Anthropologie.Strukturalismus.Symbolik.Urgeschichte.
Todestrieb.
Resumen — Este ensayo se esfuerzaen resituarMalestaren la civilizacionen relacioncon los
con la reflexionde los pensadoreseuropeos
ortgenes de la idea de civilizacionen el sigloXVIII,
luego de la primeraguerra mundial,con el desarrolloconceptual de las disciplinasantropologicas
donde se enfrentandiversosmovimientosde pensamiento.La oposicion naturaleza-cultura,
antigua en el debate, retomaactualidadbajoaspectosnuevos,a partir de la concepcionde losimbolico y de la« ecologtadel espiritu». No obstante,en lo que se refierea la naturaleza,el papelde la
sexualidades constantementeminimizado,
salvola prehistoriaque le acuerda un lugar no desestimable.Malestares uno de los escritosde Freuden donde el lugar de la pulsionde muettees el
màs ostensible, Qué pensarhoyen dia,trentea lasituacionactual de lasnacionesllamadascivilizadas ? Cômoarticularculturaycivilizacion,singularypluralmente ?
Palabras claves — Civilizacion.Cultura.Antropologia.Estructuralismo.Simbôlico.Prehistoria. Pulsiônde muette.
Riassunto — Questosaggiosi sforzadi ricollocare// Disagiodella Civiltàrispettoalleorigininel
XVIII°
secolodell'ideadi civiltà,alleriflessionidei pensatorieuropeidopo la primaguerramondiale,
allo sviluppo dei concetti delle disciplineantropologichein cui s'affrontanovari movimentidi
pensiero.Il vecchiodibattitosull'opposizionefra naturae culturatorna a galla con aspetti nuovi,
partendodallaconcezionedelsimbolicoe dell« ecologiadella mente ». Comunque,moltospesso
il ruolodella sessualitàviene minimizzato
dal lato della natura, anche se la preistoriagli accorda
un posto non trascurabile.// Disagioè uno degliscrittidi Freudin cui è fortementesottolineatoil
posto della pulsionedi morte.Chese ne puo pensareoggi, di fronte alla situazionedellenazioni
dette civili? Cornesi puo articolareculturae civiltà,al singolaree al plurale ?
Parole chiavi — Civiltà.Cultura.Antropologia.Strutturalismo.Simbolico.Preistoria.Pulsione
di morte.
— La cravate croate : narcissisme des petites différences et
Gilbert DIATKINE.
processus de civilisation
Résumé — Le narcissismedes petites différencesfait d'un proche voisin un non-humain.Il
terrasse les commandementsmorauxélémentaires.Pour l'expliquer,on suppose que les petites
différencesmettent en question le Moi Idéaldu groupe, que ce Moi Idéaldérive pour chacun
Résumés
1299
de ses membresde son identification
narcissiqueà la Mère,et qu'au seinde cette identification
narcissique,l'identification,
par la Mère,de l'enfantau Pèreest à l'originepour l'enfantdu sentiment d'appartenanceau genre humain.Enfinon envisagequelquesconséquencespour la
psychanalysede la fin de la croyanceau caractèreinéluctabledu processuscivilisateur,
auquel
Freud croyaitfermementcommepresquetous ses contemporains.
Mots clés — Narcissismedes petites différences.Civilisation/Culture.
Moi Idéal/ Idéaldu
Moi. Identificationnarcissique.Ex-Yougoslavie.
Summary — The narcissismof small differencesmakes our fellow man somethingnonhuman.He ignoresthe mostbasicmoralimperatives.
To explainthis, one mayarguethat small
differencesput in questionthe IdealEgoof the groupand that this IdealEgostemsforeach of
its membersfrom his narcissisticidentification
with his motherand that at the heartof this narcissisticidentification,
the identification,
by the mother,of the childwiththe fatheris at the origin of the child's feeling of belongingto the human race. Finally,we discusssome of the
of the end of beliefin the ineluctablenatureof the civilising
consequencesfor psychoanalysis
process,which Freudfirmlybelievedin as did almostall of his contemporaries.
Key-words — Narcissismof SmallDifferences.Civilisation.Culture.Ego Ideal- Ideal Ego.
NarcissisticIdentification.Ex-Yugoslavia.
Uberaient — Der Narzissmusder kleinenUnterschiedelassteinen Nachbarnzum Nicht-Menschen werden. Er wirftdie elementarenmoralischenGebotezu Boden. Um eine Erklärungzu
finden, wird angenommen,dass die kleinenUnterschiededas Idealichder Gruppe in Frage
stellen,dass dieses Idealichfür jedes Mitgliedder Gruppeaus seinernarzisstischenIdentifizierung mit der Mutter hervorgeht,und dass, innerhalbdieser narzisstischenIdentifizierung,
die
durch die Mutter,des Kindesmit dem Vaterfur das Kindden Ursprungseines
Identifizierung,
zum menschlichenGeschlechtdarstellt.Zuletzt einige Überlegungen
Zugehörigkeitsgefühls
über die Konsequenzenfür die Psychoanalysedes Untergangs des Glaubens an den
unabwendbarenCharakterdes Zivilisationsprozesses,
an welchen Freud wie fast alle seine
Zeitgenossenfest glaubten.
Schlüsselworte — Narzissmusder kleinen Unterschiede.Zivilisation/Kultur.
Idealich/lchideal. NarzisstischeIdentifizierung.Ex-Jugoslawien.
Resumen — El narcisismode las pequeas diferenciashace de un prôjimoun no-humano.
Fulminalos mandamientosmoraleselementales.Para explicarlo,se supone que las pequenas
diferenciascuestionanel Yo Idealdel grupo,que dichoYo Idealderivapara cada uno de los
miembrosde su identificaciônnarcisistacon la madrey que en el seno de esta identificaciôn
narcisista,la identificaciôn,
por la madre,del nino con el padreestà en el origendel sentimiento
en el nino de pertenenciaal género humano.Finalmentese analizanalgunas consecuencias
para el psicoanàlisisdel fin de la creenciaen el caràcterineluctabledel procesocivilizador,en
el cual Freudcreía profundamentecomo casi todos sus contemporaneos.
Palabras claves — Narcisismode las pequenas diferencias. Civilizaciôn/cultura.
Yo
Ideal / Idealdel Yo.Identificaciônnarcisista.Ex-Yugoslavia.
1300
Revue française de Psychanalyse
Riassunto -— Il narcisismodelle piccoledifferenze,abbatendo gli elementaricomandamenti,
fa d'un vicino prossimoun essere non umano.Per spiegarlosi suppone che le piccoledifferenze mettono in questione l'Io idealedel gruppo che, in ciascuno, derivadall'identificazione
narcisisticacon la madre.AIcentrodi questa identificazionenarcisistica,quella che il bambino,
tramite la madre, opera col padre, è all'originedel suo sentimento d'appartenereal genere
umano. Vengono infineaffrontatealcune delle conseguenzeche lo psicoanalistatrae rispetto
alla credenzadel carattereineluttabiledel processodi civilizzazionea cui Freud,corne quasi
tutti i suoi contemporanei,credevanofermamente.
Parole chiavi — Narcisismodelle piccole differrerenze.Civiltà/cultura.lo ideale/ Ideale
dell'lo. Identificazionenarcistica. Ex-Yugoslavia.
Georges PRAGIER.— Aber wer kann den Erfolg und Ausgang voraussehen
Qui peut prévoir ?
Résumé — DansMalaisedans la civilisation(1929), Freudtente d'appliquerà la Sociétéles
principes de la psychanalyse.Ses prédictionsse sont révélées parfois erronées, notamment
pour ce qui concernel'accentuationprogressivede la sévéritédu Surmoi.
L'auteur s'interrogesur l'impact,chez Freud,du postulat déterministede son époque. La
psychanalysen'aurait-ellepas intérêt maintenantà intégrer,dans la cure commedans la psychanalyseappliquée, les nouvellesconceptionsd'un déterminismenon linéaireoù les notions
d'aléatoireet de chaos viennentcomplexifierla compréhensionde la causalité.
Mots clés — Déterminisme.Principed'incertitudepsychanalytique.Idéalisationde la raison.
Récursivitédu surmoi.Nouvellesmétaphoresnon linéaires.Quatrièmehumiliation.Complexité.
Summary — In Civilisationand its discontents(1929), Freudtried to apply the psychoanalytic method to the study of society. His predictionshave sometimeproven mistaken,especially
those concerningthe progressiveincreasein the severityof the superego.
The author examinesthe impact,in Freud,of the deterministicsuppositionswhich caracterised his epoch. Shouldn't psychoanalysistoday try to draw from the new conceptionsof a
non lineardeterminismor the concepts of the aleatoryand of chaos which have corneto complexify our understandingof causality? This would be relevant for both clinicaland applied
psychoanalysis.
Key-words — Determinism.PsychoanalyticUncertaintyPrinciple. Idealisationof Reason.
Recursivenessof the superego. New non-linearMetaphors.Fourth Humiliation.Complexity.
Übersicht — In Das Unbehagenin der Kultur(1929) versucht Freud, die Prinzipiender Psychoanalyse auf die Gesellschaftanzuwenden.Seine Vorhersagungenhaben sich manchmal
nicht bestätigt,vor allemwas die progressiveVerstärkungder Strenge des Überichsanbelangt.
DerAutor untersuchtdie Wirkung,bei Freud,des deterministischenPostulatsseinerEpoche.
Sollte die Psychoanalyseheutzutagesowohl in der Kurwie auch in der angewandtenPsycho-
Résumés
1301
einesnichtlinearenDeterminismus
einbeziehen,in welanalysenicht die neuen Konzeptionen
chendie BegriffewieZufallund Chaosdas Verständnis
der Kausalitätkomplexerwerdenlassen?
Schlüsselworte — Determinismus.PsychoanalytischesUnsicherheitsprinzip.
Idealisierung
der Vernunft.Rekursivitätdes Überichs.Neue nicht lineare Metaphern.Vierte Demütigung.
Komplexität.
Resumen — En Malestaren la civilizaciôn(1929), Freudintenta aplicara la Sociedadlos
principiosdel psicoanâlisis.A veces sus prediccionesse han relevadoerroneas,especialmente
en lo que conciernea la acentuaciônprogresivade la severidaddel Superyo.
El autorse interrogasobreel impacto,en Freud,del postuladodeterministade su época.
No séria, hoy en dîa, interesantepara el psicoanâlisisde integraren la cura como en el psicoanâlisisaplicado,las nuevas concepcionesde un determinismono linealen el cual las
nocionesde aleatorioy de caos adicionancomplejidada la comprensiônde la causalidad?
Palabras claves — Determinismo.
Principiode incertidumbrepsicoanâlitica.Idealizaciônde
la razôn.Recursividaddel Superyo.Nuevasmetâforasno lineales.Cuartahumillaciôn.Complejidad.
Riassunto — Freudin Disagiodella civiltà(1929),tenta d'applicarei principidella psicoanalisi alla Società.A volte le sue predizionisi sono rivelateerrate, in particolareper quanto
riguardala progressivaaccentuazionedel Super-lo.
L'autoresi chiede quale sia stato l'impattosu Freuddel postulatodeterministadell'epoca.
Lenuoveconcezionid'un deterninismonon lineare,in cui le nozionidi aleatorioe di caos rendono più complessala comprensionedella causalità,avrebberointeressead essere ora integrate sia nella cura che nella psicoanalisiapplicata.
Parole chiavi — Determinismo.Principiopsicoanaliticod'incertezza.Idealizzazionedella
dell' Super-lo.Nuovemetaforenon lineari.Quartaumiliazione.
ragione.Ricorsività
Complessità.
Michel FAIN.— Maladies de la civilisation
Résumé — Un idéalde calmequi mobiliseà son profit la pulsionde mort qui normalement
doit s'intégrerau Surmoi,a pour destinles maladiesde la civilisation.
Mots clés — Antériorité.Prématurité.Surmoi.Pulsionde mort.Procédésautocalmants.
Summary — An idealof calmnessthat the death drive uses for its own benefitand which
should normallybe integratedinto the superegois at the originof the discontentsof civilisation.
Key-words — Anteriority.Prematurity.Superego.Death Drive.AutocalmingProcesses.
1302
Revue française de Psychanalyse
Übersicht — Ein Ruheideal(idéal de calme), das den Todestriebzu seinen Gunsten mobilisiert, welcher sich normalerweiseins Überichintegrierensoll, führt zu den Zivilisationskrankheiten.
Schlüsselworte — Frühersein.Verfrühtsein.Überich.Todestrieb. Selbstberuhigungsverfahren (procédés autocalmants).
Resumen — Un idealde calmaque movilizaa su provechola pulsiônde muette,que normalmente debe intregrarseal Superyô,tiene por destino las enfermedadesde la civilizaciôn.
Palabras claves — Anterioridad.Prematuridad.Superyô. Pulsiônde muette. Procedimientos
autocalmantes.
Riassunto — Un idealedi calmache mobilitain suo favorela pulsionedi morteche dovrebbe
normalmenteintegrarsinel Super-lo, ha corne destino quello delle malattiedella civiltà.
Parole chiavi — Anteriorità.Posteriorità.Super-lo. Pulsionedi morte. Procedureautocalmanti.
— De L'avenir d'une illusion au Malaise dans
Henri et Madeleine VERMOREL.
la culture
Résumé — Le Malaisedans la cultureconduitde la sensation océanique(avec son envers, la
pulsion de mort), à la violenceoriginaire,mouvementnarcissiqueabsolu d'auto-conservation,
et au surmoi, héritierdu ça et des interditsparentaux,qui introjectecette violence retournée
contre le sujet, équivalenteà la pulsionde mort. L'ouvragedonne à penserque peu d'hommes
peuvent élaborer un véritablesurmoi postoedipien,restant soumis à la répressiondu surmoi
culturel.
Mots clés — Culture.Inceste.Religion.RomainRolland.Spinoza. Surmoi.Violence.
Summary — Civilisationand its Discontentsleads from the oceanic feeling (with its other
face, the death drive) to originalviolence,the basic narcissisticmovementof self-conservation,
and to the superego, the heirto the id and of the parentalprohibitions,which introjectsthis
violenceturned against the subject, equivalentto the death drive. Freud's book impliesthat
very few people can establisha true post-oedipalsuperego,remainingsubject to the cultural
superego's repression.
Key-words — Culture.Incest. Religion.RomainRolland.Spinoza.Superego.Violence.
Übersicht —Das Unbehagenin der Kulturführt vom « ozeanischen»Gefühl (mit seinerKehrseite, dem Todestrieb) zur Urgewalt, absolute narzisstischeSelbsterhaltungsbewegungund
zum Überich,Erbedes Es und der elterlichenVerbote,als Introjektiondieser gegen das Subjekt
Résumes
1303
gekehrtenGewalt,dem Todestriebgleichwertig.Das Werk gibt uns zu denken, dass wenige
Menschenein wirklichespost-ödipalesÜberichausarbeitenkönnenund somitder Unterdrückung des kulturellenÜberichsunterworfenbleiben.
Schlüsselworte — Kultur.Inzest.Religion.RomainRolland.Spinoza.Überich.Gewalt.
Resumen — ElMalestaren la culturava de la sensaciônoceànica(con su revesde pulsiônde
muerte) a la violenciaoriginaria,movimientonarcisistaabsolutode autoconservaciôn,
y al
superyo,herederodel elloy de las prohibicionesparentales,que introyectaesta violenciavuelta
contra el sujeto,equivalentede pulsionde muerte.
La obra inducea pensarque pocos hombrespuedenelaborarun verdaderosuperyôposedipico,que permanezcasumisoa la represiôndel superyôcultural.
Palabras claves — Cultura.Incesto.Religiôn.RomainRolland.Espinosa.Superyo.Violencia.
Riassunto -—// disagiodellaciviltà,dallasensazioneoceanica(con il suo rovesciodella pulsione di morte)porta allaviolenzaoriginaria,movimentonarcisticoassolutodi auto-conservazioneed al Super-lo,erededell'Ese delleinterdizionigenitoriali,che introiettaquesta violenza
diretta contro il soggetto,equivalentealla pulsionedi morte. L'operaporta a far pensareche
pochi uominipossonoelaborareun vero Super-lopost-edipico,restandoallorasottomessialla
repressionedel Super-lo culturale.
Parle chiavi — Cultura.Incesto.Religione.RomainRolland.Spinoza.Super-lo.Violenza.
— Culture d'extermination
Jean GILLIBERT.
Résumé — Notre époque a vu se lever une culture d'exterminationqui extermineet la
« culture », et Dieu,et l'homme,et le mondeau nom de puissancesobscureset rationnelles
(apparentecontradiction)qui se veulentculture (nazisme,marxismeappliqué)antinomiquesà
des cultures antérieures.
La contradictionpulsionnellepeut être une force vitale; l'aporie des pulsionsque ne
résout pas le narcissismepeut répéterl'exterminable.
Si la psychanalyseest une acculturationcomme appropriationde soit-disant« fondements» (fondamentalisme),elledoit se respecter« culturellement» commedéchiffrementde
l'existenceet thérapeutique.
Mots clés — Extermination.
Pulsion.National-socialisme.
Solutionfinale.
whichexterminates
Summary — Ourage has witnessedthe rise of a cultureof extermination
not only « culture », but God, man and the world in the name of dark and rationalpowers
(apparentcontradiction)whichclaimsto be a cultureitself(nazism,appliedmarxism)in oppositionto previouscultures.Instinctualcontradictioncan be a vitalforce: the aporiaof instincts
which narcissismdoes not mastermayrepeatthe exterminable.If psychoanalysisis a civilising
1304
Revue française de Psychanalyse
process as well as an appropriationof so-called«foundations» (fundamentalism),it must respect itself« culturally» as a form of makingsense of existence and as a therapy.
FinalSolution.
Key-words — Extermination.Instinct.National-Socialism.
Übersicht — Unsere Epoche hat den Aufstand einer Vernichtungskulturerlebt, welche
sowohl die « Kultur», Gott, den Menschenals auch die Welt imNamenvon finsternund rationalen Mächten vernichtet (scheinbarerWiderspruch),welche Kultursein wollen (Nazismus,
angewandter Marxismus),den vorigen Kulturenantinomisch.
Der Triebwiderspruchkann eine Lebenskraftsein ; die Aporie der Triebe,welche der Narzissmus nicht löst, kann das Vernichtbarewiederholen.
Wenn die Psychoanalyse eine Akkulturationals Besitzergreifungvon sogenannten
« Grundlagen» (Fundamentalismus)ist, musssie sich « kulturell» als Entzifferungder Existenz
und als Therapeutikrespektieren.
Schlüsselworte — Vernichtung.Trieb.Nationalsozialismus.
Endlösung.
Resumen — Nuestra época ha visto erigirseuna cultura de exterminaciônque exterminaa la
« cultura » y a Dios, y al hombre,y al mundo, en nombrede fuerzasoscuras y racionales (aparente contradicciôn) que se reclamancultura (nazismo, marxismoaplicado) antinômicade
culturas anteriores.
La contradicciôn pulsionalpuede ser una fuerzavital ; la aporia de las pulsionesque no
resuelveel narcisismopuede repetir lo exterminable.
Si el psicoanâlisises una aculturaciônen tanto que apropiaciônde supuestos «fundamentos » (fundamentalismo),el mismodebe respetarse« culturalmente» comodesciframentode la
existencia y terapéutica.
Soluciônfinal.
Palabras claves — Exterminaciôn.Pulsiôn.Nacional-socialismo.
Riassunto — La nostra epoca ha visto ergersi una cultura dello sterminioche stermina la
« cultura », Dio, l'uomo ed il mondo, in nomedi oscure e razionali(contraddizioneapparente)
potenze che pretendono d'essere cultura (nazismo,comunismoaplicato) antinomicaalle precedenti. La contraddizionepulsionalepuo costituireuna forzavitale; l'aporiadellepulsioniche
non risolveil narcismo,puo ripeterecio' che è sterminabile.Se la psicoanalisi,corneappropriazione dei cosidetti « fondamenti » (fondamentalismo),è una acculturazione,deve « culturalmente » rispettarsicorne decifraggioterapeuticoe dell'esistenza.
Parole chiavi — Sterminio.Pulsione.Nazional-socialismo.
Soluzionefinale.
Alain GIBEAULT.— Violence et vie psychique : impasses et élaboration
Résumé — L'approchemétapsychologiquede la violence est inséparabledes contradictions
inhérentesà la constitutionde l'objet psychique.Selon le modèlefreudiende l'expériencede
Résumés
1305
satisfaction,le passagedu principede plaisirau principede réalitésupposeen effetuneviolence
exercéeau coeurdu narcissisme.C'est ce que Freuda voulusouligneren évoquantla naissance
du sujetdans son identité,
de l'objetà partird'un mouvementde haine,corrélatifde l'affirmation
entre
pouvantallerjusqu'à une volontéd'agressionet d'anéantissement.Leconflitd'ambivalence
l'amouret la haine est ainsi constitutifde la constitutiondu monde interneet externe.Cette
dimensiondu conflitpsychiquea trouvéun fondementthéoriquedans la théoriefreudiennedes
pulsions,dont les différentesversionsont viséà soulignerl'originalitéstructuralede lavie objectale. Dece point de vue le travailpsychiquesupposela substitutionde la penséeà la décharge
immédiate,correspondantà un processusd'élaborationde laviolence: ils'agittoutaussibiende
l'organisationd'un processusde symbolisation
qui, sans exclureune certaineviolence,peut en
freinerleseffetsdestructeurspar la promotionde la cultureet de la civilisation.
Mots clés — Violence.Haine.Agressivité.Pulsionde mort. Civilisation.Symbolisation.
Summary — The metapsychological
approachto violenceis inseparablefromthe contradictions inherentto the constitutionof the psychicobject. If we adopt the Freudianmodelof the
experienceof satisfaction,the passagefromthe pleasureto the realityprinciplesupposesa vioThisis what Freudaimedto stress by evokingthe
lenceappliedto the veryheartof narcissism.
birthof the objectfroma movementof hate, correlativeto the affirmationby the subjectof his
identity.This may lead to the desirefor aggressivityand destruction.The conflictof ambivalencebetweenloveand hate is thus constitutiveof the establishmentof the internaiand external world. This dimensionof psychicconflicthas a theoreticalfoundationin the Freudian
theory of drives,the differentversionsof whichaimedto show the structuralpriorityof the
worldof objects. Fromthis perspective,psychicwork supposes the substitutionof thought for
immediatedischarge,correspondingto a processof elaborationof violence.It also involvesthe
organizationof a process of symbolizationwhich, without excludinga certainviolence,can
serveto limitthe destructiveeffets by the valorisationof cultureand civilisation.
Key-words — Violence.Hate.Aggressivity.DeathDrive.Civilisation.Symbolization.
innerhalb
Übersicht — Dermetapsychologische
Zugangzur Gewaltist mitden Widersprüchen
des Aufbausdes psychischenObjektsunzertrennbarverbunden.Nachdem freudschenModell
eine
des Befriedigungserlebnisses
setzt ja der Übergangvom Lustprinzipzum Realitätsprinzip
innerhalbdes Narzissmusausgeübte Gewaltvoraus. Dieswollte Freud unterstreichen,wenn
er hervorhebt,dass das Objekt durch eine Hassbewegunggeschöpft wird, korrelativzur
des Subjekts,welchebis zum Agressions-und Vernichtungswillen
gehen
Identitätsbestätigung
kann.DerAmbivalenzkonflikt
zwischenLiebeund Hassist somitfürden Aufbauder innerenund
äusserenWelt grundlegend.DieseDimensiondes psychischenKonfliktshat eine theoretische
Grundlagein der freudschenTriebtheoriegefunden,deren verschiedeneVersionenzum Ziel
hatten,die strukturelleOriginalitätder Objektweltzu unterstreichen.VondiesemGesichtspunkt
aus, setztdie psychischeArbeitdie Einsetzungdes Denkensanstelleder unmittelbaren
Entladung
derGewalt:es handeltsichumdie Organisationeines
voraus,miteinemDurcharbeitungsprozess
die destruktiven
welcher,ohne eine gewisseGewaltauszuschliessen,
Symbolisierungsprozesses,
Wirkungendurchdie Förderungder Kulturund derZivilisationbremsenkann.
Todestrieb.Zivilisation.Symbolisierung.
Schlüsselworte — Gewalt.Hass.Agressivität.
1306
Revue française de Psychanalyse
de la violenciaes inseparablede las contradicciones
Resumen — El enfoquemetasicolôgico
inherentesa la constituciôndel objeto psiquico.Segùn el modelofreudianode la experiencia
de satisfacciôn,el paso del principiode placer al principiode realidadsupone efectivamente
una violenciaejercidaen el centrodel narcisismo.En lo que Freudquisosubrayaral evocarel
nacimientodel objetoa partirde un movimientode odio, correlatode la afirmaciôndel sujeto
en su identidad,que puedellegarhastauna voluntadde agresiôny de destrucciôn.Elconflicto
entreel amory el odioes asi constitutivode la constituciôndel mundointerno
de ambivalencia
y externo.Estadimensiondel conflictopsiquicoha encontradosu baseteôricaen la teoriafreudiana de las pulsiones,cuyas diferentesversiones han buscado especificarla originalidad
estructuralde la vida objetal.Desdeeste punto de vista el trabajopsiquicosupone la substituciôn del pensamientoa la descargainmediata,lo que correspondea un procesode elaboraciôn de la violencia: se trata ademâsde la organizaciônde un procesode simbolizaciôn,
que
sin excluirciertaviolencia,puedefrenarlos efectosdestructorespor la promociônde la cultura
y de la civilizaciôn.
SimbolizaPalabras claves — Violencia.Odio.Agresividad.Pulsionde muerte.Civilizaciôn.
ciôn.
Riassunto — L'approciometapsicologicodella violenza non puo' essere separato dalle
contraddizioniinerentialla costituzionedell'oggettopsichico.Secondo il modellofreudiano
dell'esperienzadi soddisfazione,il passaggiodal principiodel piacereal principiodi realtàsuppone in effettial centrodel narcisismo,l'eserciziodi una violenza.E' quanto Freudha voluto
sottolineareevocandola nascitadell'oggettoa partire da un movimentodi odio, correlativo
del soggetto con la sua identità,che puo' arrivarefino alla volontédell'agdell'affermazione
Il conflittoambivalentefra amoreed odio è alloracostitutivo
gressionee dell'annientamento.
della costituzionedel mondo internoed esterno. Il fondamentoteoricodi questa dimensione
del conflittosi trovanellateoriafreudianadellepulsioniche, con le diverseversioniha cercato
di sottolinearel'originalitàstrutturaledella vita oggettuale.Da questo punto di vista il lavoro
ad un processo
psichicosupponedi sostituireallascaricaimmediatail pensiero,corrispondente
di un processodi simbolizzadi elaborazionedellaviolenza: si tratta anche dell'organizzazione
zione che, con la promozionedellaculturae dellaciviltàe senzaescludereuna certa violenza,
puo' frenarnegli aspettidistruttivi.
Parole chiavi — Violenza.Odio.Agressivité.Pulsionedi morte.Civiltà.Simbolizzazione.
— « Malaise dans la civilisation » : perspectives au plus
Augustin JEANNEAU.
près du texte
Résumé —Au seul planmétapsychologique.
Malaisedans la civilisationpose la questiondes
pressionsexercéessur l'individupar la civilisation.Pour mieuxsituer le gain narcissiquequi
évite, dans l'économiepsychique,aux exigencesdu Surmoide se fermersur elles-mêmes,le
narcissismeprimairemériteraitd'être réintroduitdans la théorie,en deçà du sentimentocéanique,pour en situerl'absoludans l'invisibledu fantasmematernelet l'inconnuedes origines,
Résumés
1307
où l'individuelet le socialse confondentdans une mêmeet indivisibleintuitiondes valeurs,
sans garantirpour autant les progrèsde l'avenir.
Mots clés — Economiepsychique.Narcissismeprimaire.Processuscivilisateur.
level;Civilisationand its Discontentsposes the quesSummary — At the metapsychological
tion of the pressuresexertedon the individualby civilisation.In orderto bettersituatethe narcissisticgain which, in the psychiceconomy,avoidsthe demandsof the superegoto close in
on themselves,the concept of primarynarcissismshouldbe reintroducedinto analytictheory,
nextto the oceanicfeeling,to situateits absolutein the invisiblespace of the maternaiphantasy and the unknownof origins,wherethe individualand the socialare mergedin one and the
same indivisibleintuitionof values,withoutfor allthis guaranteeingthe progressof the future.
Key-words — PsychicEconomy.PrimaryNarcissism.CivilisingProcess.
Hinsichtstellt Das Unbehagenin der Kulturdie Frage,
Übersicht — In metapsychologischer
welchenDruckdie Zivilisationauf das Individuumausübt.Umden narzisstischenGewinnbesser zu erfassen,welcherin der psychischenÖkonomievermeidet,dass die Forderungender
Überichssich in sich selbst einschliessen,ware es nützlich,den primärenNarzissmuswiederin
die Théorieeinzuführen,diesseitsdes ozeanischenGefühls,um das Absolutedieses Gefühls
dem Unsichtbarender mütterlichenPhantasiezuzuordnen,sowie auch die Unbekanntedes
Ursprungs,wo das Individuelleund das Sozialesich in einer einzigenund unzertrennbaren
Intuitionder Werteverschmelzen,ohne jedoch die Fortschritteder Zukunftzu garantieren.
Schlüsselworte
—PsychischeÖkonomie.PrimärerNarzissmus.Zivilisationsprozess.
Resumen — Aunquesôlo sea en el piano metasicolôgico,
Malestaren la civilizaciônplantea
la cuestiônde las presionesejercidassobre el individuopor parte de la civilizaciôn.Para mejor
situarla garancianarcisistaque impide,en la economiapsiquica,a las exigenciasdel Superyo
de encerrarseen si mismas,el narcisismoprimariomereceriaser reintroducidoen la teoria,màs
acâ del sentimientooceànico,para situarloabsolutamenteen lo invisiblede la fantasiamaternai
y lo desconocidode los origenes,donde lo individualy lo socialse confundenen una mismae
indivisibleintuiciônde los valores,sin garantizarpor lo tanto los progresosdel futuro.
Palabras claves — Economiapsiquica.Narcisismoprimario.Procesocivilizador.
la questionedelle
Riassunto — II Disagiodella civiltàpone, solo sul piano metapsicologico,
pressioniche la civiltàesercitasull'individuo.Per collocaremeglio nell'economiapsichicail
beneficionarcisisticoche evitaalle esigenzedel super-lodi chiudersisu se stesso, nellateoria
sarebbemegliorintrodurreil narcismoprimarioal di quà di un sentimentooceanico,per poterne
collocarel'assolutonell'invisibiledel fantasmamaternoe nell'ignotodalle origini in cui si
confondonol'individualeed il socialein una stessa ed indivisibileintuizionedei valori,senza
comunquegarantirei progressifuturi.
Parole chiavi — Economiapsichica.Narcisismoprimario.Processodi civilizzazione.
1308
Revue française de Psychanalyse
Nicole CARELS.— Processus civilisateur, signifiance et temporalité
Résumé — La prise en compte des espaces multiplesdans lesquelsl'hommedu XXe
siècleest
inséréentraînela réflexionpsychanalytiqueau-delà de ses frontièresclassiqueset amèneà s'interrogersur les facteursspécifiquesde la Société occidentalecontemporaine.Parmitous ceux qui
peuventêtre significatifs,l'accent est mis icisur les diversesfacettesde la temporalité(dépassant
de loinla temporalitélinéaire),la dimensionéconomique,la mouvanceet l'intersubjectivité.
Faceaux menacespesant sur le psychismede l'hommeactuel,pris dans un réseaude relations d'incertitudes,l'enjeu considéréconsiste à sauvegarderla capacitéde créer et, avant tout,
de penser, en particulierpenser la complexité.L'évolutiondu processuscivilisateuren dépend
et passe probablementpar l'ouvertureà des champs épistémologiqueset éthiques nouvellement définisdans lesquelsle psychanalysteaura à définirsa place.
Mots clés — Temporalité.Facteur économique.Complexité.Vitesse.Pensée.Limites.Processus civilisateur.
Summary — An alertnessto the multiplespaces in whichtwentiethcenturyman livesnecessitatesthat analyticinvestigationgoes beyond its classic boundariesand confrontsthe factors
particularto contemporaryWestern society. Among those many factorswhich may be significant, the authorstresses the diverse aspects of temporality(going well beyond considerations
of lineartemporality),the economicdimension, shiftingfoundationsand intersubjectivity.
With
the threats to the psychic lifeof contemporaryman, caught up in a networkof uncertainrelations, the stake to be consideredconsists in safeguardingthe capacityto create and, above all,
in thinking,especiallyof thinking through complexity.The evolutionof the civilisingprocess
depends on this and probablytakes place via the openingup of newlydefinedepistemological
and ethicalfieldsin whichthe psychoanalysthas to define his place.
Key-words — Temporality.EconomieFactor. Complexity.Speed. Thinking.Limits.Civilising
Process.
Obersicht — Die Berücksichtigungder vielfältigen Gebiete, mit welchen der Mensch des
20. Jahrhunderts in Verbindung steht, führt die psychoanalytischenÜberlegungenjenseits
ihrer klassischenGrenzenund hat zur Folge, dass man sich über die spezifischenFaktorender
heutigen westlichenGesellschaftFragen stellt. Unter all den Faktoren,welche bedeutsamsein
können,wird hierder Akzentauf die verschiedenenFacettender Zeitlichkeit(welcheweit über
die lineareZeitlichkeithinausgehen)gelegt, die ökonomischeDimension,die Unbeständigkeit
und die Intersubjektivität.
In Anbetrachtder Bedrohungen,welche die Psyche des heutigenMenschenbelasten,da
er in ein Netzvon unsicherenBeziehungenverstricktist, geht es darum,die Schöpfungsfähigkeit und vor allem die Denkfähigkeitzu bewahren, speziell die Fähigkeit,die Komplexität
durchzudenken.Die Entwicklungdes Zivilisationsprozesses
hängt davon ab und führt wahrscheinlich über die Eröffnungvon neu definierten epistemologischenund ethnischen Bereichen, in welchender Psychoanalytikerseinen Platzzu definierenhat.
Schlüsselworte — Zeitlichkeit.ÖkonomischerFaktor. Komplexität.Geschwindigkeit.Denken. Grenzen. Zivilisationsprozess.
Résumés
1309
Resumen — Elreconocimientode los espacios multiplesen los cuales el hombredel siglo XX
està insertoconduce la reflexionpsicoanaliticamàs allà de sus fronterasclâsicasy leva a interrogarse sobre los factores especificosde la Sociedad occidentalcontemporànea.Entre todos
aquellosque pueden ser significativos,se privilegianlas diferentesfacetas de la temporalidad
(sobrepasandocon creces la temporalidadlineal), la dimensioneconômica,la labilidad,y la
intersubjectividad.Frente a las amenazas que pesan sobre el psiquismodel hombre actual,
inmersoen una red de incertidumbres,la opciôn escogida consisteen salvaguardarla capacidad de crear y, ante todo, de pensar, en particularpensar la complejidad.Leevoluciôndel proceso civilizadordepende y pasa probablementepor la apertura de campos epistemolôgicosy
éticos ûltimamentedefinidosen los cuales el psicoanalistatendrà que definirsu lugar.
Palabras claves — Temporalidad.Factor econômico.Complejidad.Velocidad.Pensamiento.
Limites.Proceso civilizador.
Riassunto — La presa in considerazionedei moltepliciaspetti in cui è inseritol'uomo del
XX°
secolo, conduce la riflessioneanaliticaaldi là dellesue frontieretradizionalie ad interrogarsi
sui fattori specifici della Società occidentale contemporanea.Tra questi fattori significativisi
puo' metterel'accento sulle diversesfaccettaturedella temporalité(superandodi gran lunga la
temporalitélineare), della dimensione economica,del movimentoe dell'intersoggettività.
Di fronte alle minacce che pesano sulla psiche dell'uomocontemporaneo,preso dentro
una rete di relazionid'incertezza,la posta in gioco constistenella salvaguardiadella capacité
creativae, primadi tutto, quella di pensare,in particolaredi pensare la complessità.Ne dipende
l'evoluzionedel processo di civilizzazioneche, probabilmente,passa attraverso l'aperturaad
altri campi epistemologicied etici ridefiniti,nei quali la psicoanalisidovrebbedefinireil suo
posto.
Parole chiavi — Temporalité.Fattore economico.Complessità.Velocità.Pensiero.Limiti.Processo di civilizzazione.
— Clivages de l'action
Michèle PERRON-BORELLI.
Résumé — Les « maladies» de la civilisations'exprimentpar des actions régressivesclivées,
dans lesquellesles pulsions destructricesse délient des pulsions libidinaleset se libèrentanarchiquementdu contrôledu Surmoi.
Un clivagedu mêmeordre peut soustraireces mêmes pulsionsdestructricesà l'élaboration
de la cure et les laissers'exprimerau-dehors, notammentsous la formede l'acting-out.
L'éclairagethéoriqueproposé par l'auteur supposeque les actions-butsde la pulsiontrouvent leur représentancepsychique dans les fantasmes.Ellessont, par cette médiationdes fantasmes, soumises à des transformationsintrapsychiques,et peuvent trouver dans la cure de
nouvelles intégrations.
Mots clés — Fantasme.Action. Représentations-buts.Clivage.Régression.Acting-out. Elaboration.
1310
Revue française de Psychanalyse
Summary — The « illnesses» of civilisationexpressthemselvesby split regressiveactions in
which destructiveinstinctsseparate themselvesfrom libidinalones and free themselvesanarchicallyfromthe controlof the superego.A similarsplittingcan removethese same instincts
fromthe workof analysisand leavethemto find an outletoutsidethe treatment,notablyin the
formof acting-out.Thetheoreticalclarificationproposedby the authorsupposesthat the goalactions of the instinctfind their psychicrepresentativein phantasies.Via this mediationof
and can find newformsof integraphantasies,they are subjectto intrapsychictransformations
tion in the analysis.
Key-words — Phantasy.Action. Representations-Goals.
Splitting.Regression.Acting-out.
Elaboration.
Übersicht — Die « Zivilisationskrankheiten
» drückensich durch abgespalteneregressive
von den libidinalenTriebenabbinden
Handlungenaus, in welchensich die Destruktionstriebe
und sich auf anarchistischeWeisevon der Kontrolledes Überichsbefreien.
Eine ähnliche Spaltung kann diese gleichen Destruktionstriebe
der Durcharbeitder Kur
entziehen; sie drückensich ausserhalbaus, vor allemunterder Formdes Acting-out.
Dievon der AutorinvorgeschlagenetheoretischeBeleuchtungsetzt voraus,dass die Zielhandlungendes Triebsihre psychischeRepräsentanzin den Phantasienfinden.Sie sind durch
diese Mediationder PhantasienintrapsychischenVeränderungenunterworfenund können in
der Kurneue Integrierungenfinden.
Schlüsselworte — Phantasie.Handlung.Zielvorstellungen.
Spaltung.Regression.Actingout. Durcharbeit.
Resumen — Las« enfermedades» de la civilizaciônse expresanmedianteaccionesregresivas
escindidas,en las cualeslas pulsionesdestructorasse desligande las pulsioneslibidinalesy se
liberananàrquicamentedel controldel Superyo.
Unaescisiôndel mismotipo puede sustraeresas mismaspulsionesdestructorasde la elaboraciônde la cura y dejarlasexpresarsefuera,especialmentebajo la formade acting-out.
Elesclarecimiento
teôricopropuestopor el autor suponeque las acciones-metasde la pulsion encuentransu representaciônpsiquicaen las fantasias.A travésde la mediaciônde estas
fantasias,aquellasestàn sometidasa transformacionesintrasiquicas,y pueden encontraren la
cura nuevas transformaciones.
Palabras claves — Fantasia.Acciôn. Representaciones-metas.
Escisiôn.Regresiôn.Actingout. Elaboraciôn.
Riassunto — Le« malattie» dellaciviltàs'esprimonocon azioniregressivescissenellequali le
dal controllodel
pulsionidistruttivesi slegano da quelle libidinali,liberandosianarchicamente
nellacura queste stesse
Super-lo.Unascissionedellostesso tipo puo sottrarreall'elaborazione
pulsionidistruttive,lasciandoleesprimersial di fuoridi essa, in particolaresotto formadi passaggi all'atto.Il chiarimentoteoricopropostodall'autore,presupponeche le azioni-scopofina-
Résumés
1311
lizzate della pulsione trovino nel fantasma la loro rappresentanzapsichica. Tramite questa
medizionedei fantasmi, sono sottomesse a trasformazioniintrapsichiche,trovando nella cura
nuove possibilité d'integrazione.
Parole chiavi — Fantasma. Azione. Rappresentazionifinalizzate.Scissione. Regressione.
Acting-out. Elaborazione.
— La civilisation mise à mal par les civilisés mêmes
Pérel WILGOWICZ.
Résumé — Sous-jacentesau mythe du meurtredu père de la horde primitivepar les fils, n'y
aurait-ilpas dans la psyché des traces mnésiquesd'infanticide,en tant que meurtre généalogique ? Le monothéisme,avec le non-sacrificed'Isaac, illustreces tendances filicides.Lamassification,mettantle Moi Idéalà la place de l'Idéaldu Moiet du Surmoi,libèreles instinctsde
destructivité,d'identificationau leader, et de domination.Avec les progrèsde la scienceet de
la technologie,l'hommea acquis un pouvoirde mort (euthanasie)et de vie (procréationassistée) sur son prochain.
Meurtregénéalogique.Moi Idéal.
Mots clés — Masse. Infanticide/parenticide.
Summary — Behindthe myth of the murderof the fatherof the primalhorde by the sons, are
there not the memorytraces of infanticide,of genealogicalmurder? Monotheism,with its nonsacrificeIsaac, shows these filicidaltendencies.The formationof groups,putting the Ideal Ego
in the place of the Ego Idealand the Superego,freesthe instinctsof destructivity,of identification with the leaderand of domination.With the progressof scienceand technology,man has
acquireda power of lifeand death overhis fellowman.
Key-words — Infanticide.Parenticide.GenealogicalMurder.Ideal Ego.
Übersicht — Wäre es nicht möglich,dass hinterdem Mythosdes Vatermordesder primitiven
Hordelatent in der Psyche Erinnerungsspuren
an einen Kindesmord,als Genealogiemord,bestehen könnten? Der Monotheismus, mit der Nicht-Opferungvon Isaak, illustriertdiese
kindesmörderischenTendenzen. Die Massenbildung,welche das Idealich an die Stelle des
die Identifizierungenmit dem
Ichidealsund des Überichssetzt, befreitdie Destruktionstriebe,
Anführerund die Herrschsuchtstriebe.
Mit den Fortschrittender Wissenschattund der Technologie, hat der Menscheine Macht über den Tod (Euthanasie)und über das Leben (künstliche
Erzeugung)seines Nachsten erlangt.
Schlüsselworte
— Masse. Kindesmord/Elternmord.
Genealogiemord.Idealich.
Resumen — Subyacenteal mito del homicidiodel padre de la horda primitivapor sus hijos,
no habrianen la psiquis,huellasmnéicasde infanticidio,en tanto que homicidiogenealôgico?
1312
Revue française de Psychanalyse
El monoteismo,con el no-sacrificiode Isaac, ilustraestas tendenciasfilicidas.La masificaciôn,
que pone al Yo Idealen el sitiodel Idealdel yo y del Superyô,liberalos instintosde destrucal lidery de dominaciôn.Con los progresosde la cienciay de la tecnociôn,de identificaciôn
logia,el hombreadquiriôun poderde muerte(eutanasia)y de vida (procreaciônasistida)sobre
su prôjimo.
Palabras claves — Masa. Infanticidio/parenticidio.
Homicidiogenealôgico.Yo Ideal.
Riassunto — Non ci sono forse nella psiche, sottostantial mito dell'uccisionedel padre
dell'orda primitivada parte dei figli, tracce mnestichedell'infanticidioin quanto uccisione
genealogica.Tramiteil non-sacrificiodi Isacco,il monoteismoillustraqueste tendenzeall'infanticidio.La massificazione,
mettendol'Io Idealeal posto dell'ldealedell'lo e del Super-lo,
liberagli istintidi distruttività,d'identificazione
col leadere di dominazione.L'uomo,con i progressidellascienzae della tecnica,ha aquistatoun poteredi morte (eutanasia)e di vita (procreazioneassistita)sul prossimo.
Parole chiavi — Infanticidio/parenticidio.
Assassioniogenealogico.lo-Ideale.
Jacques ASCHER.— Du temps de l'épreuve à l'épreuve du temps
Résumé — Partantd'un commentaireradiophoniquedu livrede Janine Altounian: Ouvrezmoi seulementles cheminsd'Arménie,et du livrede LouisJ. Micheels: Docteur 117641,une
mémoirede l'holocauste,s'appuyantégalementsur le bel articlede RayaCohenconsacréà une
étudefineet attentivedu romande FranzWerfel: Les quarantejours du Musa Dagh, l'auteur
soulignequ'un travailpsychiquelong et complexese déploieafin que le corpsenseveli,enterré,
gisant sous une pierretombaleoù sont gravésnomset dates soit pleuré,par les survivantsse
sentant plus ou moins coupables.
Le corpsdu mortrappellela nécessitéde penserle corps,l'autre,le mondeen termesrelationnelsdans un système de parenté, d'alliance,d'amitié/inimitiés'inscrivantdans un ordre
temporalet symbolique.Ainsi,les mortset les vivantsévitentle péril d'être mis hors histoire,
grâceà la délimitationd'un avantet d'un après.
Lorsquele groupe ou l'Etat crimineldénie son agir exterminateur,l'exterminationest
commeredoublée.Eneffetla mémoire— l'aptituderelativeau souveniret ô l'oubli— devient
commefrappée d'interdit.
L'emprisedes morts,disparusnon honorés,sans sépulture,sans nom, peut fairepasserdes
survivantsporteursde secretset leursenfantsà côté de leurvie.
A l'inversedu bourreauexterminateur
mû par la hainedu nom, la poésierevendique,selon
Paul Celan,le pouvoirde nommer.
Mots clés — Secret. Génocide.Deuil.Mémoire.Emprise.Déni. Situationextrême.Horreur.
Transmission.Filiation.
Résumés
1313
Summary — Viaa radio commentaryon Janine Altounian'sbook Open the roads of Armenia to me and LouisJ. Micheels'Doctor 117641,a memoirof the holocaust,together with
the fine article by Raya Cohen analysingmeticulouslythe novel The forty days of Musa
Dagh by FranzWerfel,the author arguesthat a long and complexpsychicworkis deployed
so that the body which is buried,crushedbeneaththe gravestonecoveredwith dates and
namescan be allowedto be mournedand thoughtthroughby the survivorswho feel guilty.
The body of the dead reevokesthe necessityto think about the body, the other and the
world in relationalterms in a Systemof kinship,alliance,friendship,intimacyinscribedin a
temporaland symbolicorder. Thus,the livingand the dead avoidthe dangerof being placed
outside history,thanks to the delimitingof a beforeand an after.Whenthe group or the criminalstate deny their acts of extermination,
the latteris intensified.Memory,indeed,defined
as the relative ability to rememberand to forget, becomesmarked by a prohibition.The
influenceof the dead, vanishedwithoutbeing honoured,withouta tomb or a name,can dramaticallyeffect the lives of the survivorsand their childrenwho are the bearersof secrets.
But contrary to the exterminatingexecutionerdriven by the hatred of the name, poetry,
accordingto Paul Celan,can reclaimthe powerto name.
Key-words — Secret. Genocide.Mourning.Memory.Influence.Denial.ExtremeSituation.
Horror.Transmission.Filiation.
Obersicht — DerAutor geht von einer Radiosendungüberdas Buchvon Janine Altounian:
Ouvrez-moiseulementles cheminsd'Arménie(Öffnetmit mir nur die WegeArmeniens)und
überdas Buchvon LouisJ. Micheels: Docteur117641,unemémoirede l'Holocauste(Doktor
117641, Gedenkenan das Holokaustum)aus ; der Autorbeziehtsich auch auf den schönen
und aufmerksamenArtikelvon Raya Cohenüberden Romanvon FranzWerfel: Les quarante
jours de Musa Dagh (Die vierzigTage des Musa Dagh). Er hebt hervor,dass sich eine lange
und komplexepsychischeArbeitentfaltet,damitder verschüttete,begrabeneKörper,welcher
untereinemmit Namenund DatenversehenenGrabsteinliegt,von den mit mehroder weniger
SchuldgefühlenbelastetenÜberlebendenbeweintund bedachtwerdenkann.
Der Körperdes Toten erinnertan die Notwendigkeit,
den Köperzu denken,den Andern,
die Welt, in Beziehungsbegriffen
innerhalbeines Systemsvon Verwandtschaft,
Allianz,Freudschaft/Feindschaft,welche sich in eine zeitlicheund symbolischeOrdnung einschreiben.
Somitvermeidendie Totenund die Lebendendie Gefahr,ausserhalbder Geschichtegestelltzu
werden,dank der Abgrenzungeinesvorherund naccher.
Wenn die Gruppe oder der kriminelleStaat sein Vernichtungshandeln
verleugnet,ist die
Vernichtungwie verdoppelt; das Gedächtnis— die Fähigkeitder Erinnerungund des Vergessens — wirdwie von einemVerbotgetroffen.
Die Machtder Toten, verschwundenohne Ehren,ohne Grabstätte,ohne Namen,kann dit
mit GeheimissenbelastetenÜberlebendenund ihreKinderan ihremLebenvorbeigehenlassen.
Im Gegensatzzum vernichtendenPeiniger,welchervom Hass des Namensbeseelt ist,
erfordertdie Poesie,nach Paul Celan,die Fähigkeitzu nennen.
Schlüsselworte — Geheimis.Genozid.Trauer. Erinnerung.Macht. Verleugnung.Extreme
Situation.Entsetzen.Übermittlung.Filiation.
1314
Revue française de Psychanalyse
Resumen — Partiendode un comentarioradiofônicodel librode Janine Altounian: Ouvrezmoi seulementles cheminsd'Arméniey del librode LuisJ. Micheels: Docteur 117641, une
mémoirede l'holocauste,y apoyândosetambiénen el belloarttculode Raya Cohenconsagrado
a un estudio fino y atento sobre la novela de FranzWerfel: Les quaranteJours du Musa Dagh,
el autor remarcaque un trabajopsiquicolargoy complejose desarollaa fin de que el cuerpo
amortajado,enterrado,que yace bajo une làpidasepulcralen la cual estân gravadosnombresy
fechas sea llorado,pensado,por los sobrevivientesaunque se sientan màs o menos culpables.
El cuerpo del muertorecuerdala necesidadde pensar el cuerpo, el otro, el mundo en términos relacionalesen un sistemade parentesco,de alianza,de amistad/enemistadque se inscribeen un orden temporaly simbôlico.Asievitanmuertosy vivientesel peligrode ser situados
fuerade la historia,graciasa la delimitaciônde un antes y un después.
Cuando el grupo o Estadocriminalreniega su actuaciôn exterminadora,la exterminaciôn
es como doblemente cometida. En efecto, la memoria— la aptitud relativaal recuerdo.o al
olvido—, es totalmente puesta en interdicciôn.Lainfluenciade los muertos,desaparecidossin
homenaje, sin sepultura, sin nombre, puede hacer pasar a los sobrevivientesportadores de
secretosy a sus hijos al costadode sus vidas.
Al contrariodel verdugoexterminadoranimadopor el odio al nombre,la poesia reivindica,
segûn Paul Celan,el poder de nombrar.
Palabras claves — Secreto. Genocidio.Duelo. Memoria.Influencia.Desmentida.Situaciôn
extrema. Horror.Transmisiôn.Filiaciôn.
Riassunto — L'aurore,basandosisu un commentoradiofonicodel librodi Janine Altounian:
Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arméniee del libro di Louis J. Micheels : Docteur 117641, une mémoirede l'holocauste ed anche sull'articolodi Raya Cohen dedicato allo
studio approfonditodel romanzodi FranzWerfel: Les quarantejours de Musa Dagh, sottolinea
il lungo e complesso lavoro psichico che si svolge affinchèil corpo sepolto, sotterrato, che
giace sotto una pietra tombale,in cui sono scolpitii nomie le date, possa essere pianto e pensato dai soprawissutiche si sentono più o meno colpevoli.
Il corpo del mortorichiamaalla necessitàdi pensareil corpo, l'altroed il mondoin termino
che si iscrivonoin un
razionali,in un sistema di parentela, d'alleanza, d'amicizia/inamicizia
ordine temporalee simbolico.Cosi' i mortied i vivi,graziealla delimitazionedi un primae di un
poi, evitano il rischiodi trovarsifuori dalla storia.
Lo sterminio,quando il gruppo o lo Stato criminalenega il suo agire sterminatore,è corne
se fosse raddoppiato.Ineffettila memoria— attitudinerelativaal ricordoe alladimenticanza—
è corne colpita dall'interdizione.
L'influenzadei morti, dispersi non onorati, senza sepoltura,senza nome, puo' far passare
accanto alla vita i soprawissuti,portatoridi segretied i loro figli.
Al contrariodel boia sterminatore,muto a causa dell'odiodel nome, la poesia, secondo
Paul Celan,rivendicail poter di nominare.
Parole chiavi — Segreto. Genocidio.Lutto. Memoria.Influenza.Diniego.Situazioneestrema.
Orrore. Trasmissione.Discendenza.
Résumés
1315
— Pierre Sosthène
Jean-Louis FORTABAT.
Résumé — Certainsempruntsde la culturecontemporaine
à la psychanalysepeuvent aboutir
à la constructiond'un systèmeinterprétatifsystématique,et à un savoir positiférigé en une
nouvellenorme.
Les moyenset les fins sont confondusainsi que les rôleset les identités.La dynamique
inconscienteest totalementignorée.
Mots clés —Réification.Norme.Confusiondes rôleset des identités.
Summary — Certainborrowingsmade by contemporaryculturefrom psychoanalysismay
resuitinthe constructionof a systematicinterpretive
Systemand a positiveknowledgevalorised
into a new norm. Means and ends become confusedas weil as roles and identities.The
unconsciousdynamicis completelyignored.
Key-words — Reification.Norm.Confusionof Rolesand Identities.
Übersicht — EinigeAnleihender zeitgenössischenKulturbei der Psychoanalysekönnen zur
Konstruktion
eines systematischenDeutungssystems
und zu einemzur Normerhobenenpositiven Wissenführen.
Mittelund Zielewerdenvermischt,sowie auch die Rollenund die Identitäten.Die unbewusste Dynamikwird völligignoriert.
Schlüsselworte — Verdinglichung.
Norm.Vermischung
der Rollenund Identitäten.
Resumen — Ciertasimitacionesque toma la culturacontemporàneadel psicoanâlisispueden
desembocaren la construcciônde un.sistemainterpretativo
sistemâtico,y en un saber positivo
erigidoen nuevanorma.
Losmediosy losfinesse confundencomo asftambiénlos rolesy las identidades.Ladinâmica inconscientees totalmenteignorada.
Palabras claves — Reificaciôn.Norma.Confusionde rolesy de identidades.
Riassunto — Alcuni prestiti fatti alla psicoanalisidalla cultura contemporanea,possono
condurrealla costruzioned'un sistemainterpretativosistematicoe ad un sapere positivodato
cornenuovanorma.I mezzied i finisi confondono,cosi' cornei ruolie le identité.La dinamica
inconsciaviene completamenteignorata.
Parole chiavi — Reificazione.
Norma.Confusionedei ruolie delleidentité.
1316
Revue française de Psychanalyse
— Expérience culturelle et perte du sens
Jeanne DEFONTAINE.
Résumé — Malaisedans la civilisationmarquépar la référenceau judaïsmedont Freudest issu
exprimeune cassure qui affecte l'hommeoccidentaldans sa relationau sens et à l'univers qui
l'entoure. Cet univers entre en opposition avec un autre mode de relation au sens moins
conflictuel,celui des sociétés « sauvages » ou « primitives». La cassure ébauchée par le
judaïsmese poursuitet s'affirmedans le passageà l'historicité,ce passageest générateur d'une
entropie croissanteet s'exprimedans une crise des valeursqui ébranlent les assises narcissifairedéfaut.
ques des individusqui voient leurs repères identificatoires
Mots clés — Historicité. Dialectique.Pulsion de mort. Idéologie. Mythe. Réconciliation.
Entropie.Contrat narcissique. Désignification.
Summary — Civilisationand its Discontents,markedas it is by a referenceto the Judaism
from which Freudwas issue, expresses a breakwhich affectsWesternman in his relationto
meaningand to the world around him. Thisworld is in oppositionto another less conflictual
relationto meaning, that of « savage » or « primitive» societies.The break constituted by
Judaism is continued and affirmedin the passageto historicity,a passage which générâtes a
growingentropy and which is expressedin a crisis of valueswhich unsettlesthe narcissistic
foundationsof individualswho see their identificatoryreferencepoints coming undone.
Key-words — Historicity.Dialectic.Death Drive.Ideology.Myth. Reconciliation.Entropy.
NarcissisticContract. Designification.
Übersicht — Das Unbehagen in der Kultur,geprägtdurch seinen Bezug auf den Judaismus,
aus welchemFreud hervorging,drückt einen Bruchaus, der den westlichenMenschen in seiner Beziehungzum Sinn und zur umgebendenWelttrifft. DieseWelt tritt in Widerspruchzu
einerandern Beziehungsweisezum Sinn, welche in den « wilden» oder « primitiven» Gesellschaften besteht. Der durch den Judaismus angedeuteteBruchgeht weiter und wird deutlich
sichtbar im Obergang zur historischenWahrheit; dieser Übergang bewirkt eine wachsende
Entropieund drücktsich in einerWertkriseaus, welchedie narzisstischenGrundlagender Individuen erschüttert,da ihre Identifizierungsmarken
fehlen.
Schlüsselworte — HistorischeWahrheit.Dialektik.Todestrieb.Ideologie.Mythos. Versöhnung. Entropie.NarzisstischerVertrag.Verlustder Bedeutung(désignification).
Resumen — Malestarde la civilizaciônmarcadopor la referenciaal judaismo del cual Freud
ha surgido,expresa una rupturaque afecta al hombreoccidentalen su relaciôncon el sentido
y con el universoque lo rodea. Esteuniversoentra en oposiciôncon otro modo de relaciônen
Résumés
1317
un sentido menos conflictual,aquel de las sociedades« salvajes» o « primitivas». La ruptura
este paso es geneiniciadapor el judaîsmose prosiguey se afirmacon el paso a la historicidad,
radorde una entropiacrecientey se expresaen una crisisde valoresque sacudenloscimientos
faltarles.
narcisistasde los individuosque ven sus referenciasde identificaciôn
Palabras claves — Historicidad.Dialéctica.Pulsionde muerte.Ideologia.Mito.Reconciliaciôn. Entropia.Contratonarcisista.Designificaciôn.
Riassunto — Segnatodal riferimentoal giudaismo,da cui Freudstesso proviene,il Disagio
della civiltàesprimeuna rotturache colpiscel'uomooccidentalenellarelazioneche intrattiene
con il senso e con l'universocircostante.Quest'ultimos'oppone ad un altramodalitédi relazionemenoconflittualecol senso, quellodell'universodellesocietà« selvagge» o « primitive».
La rotturaabbozzatadal giudaismoproseguee s'affermanel passaggioalla storicità,generando
una entropiacrescenteche si esprimein una crisidi valoriche scuotonole basi narcisistiche
degli individuiche vedonovenirea mancarei lororiferimentid'identificazione.
Parole chiavi — Storicità.Dialettica.Pulsionedi morte. Ideologia.Mito. Riconciliazione.
Entropia.Contrattonarcisistico.Designificazione.
— Au-delà du malaise
Steven WAINRIB.
Résumé — Au-delàdu malaise,les « maladies» collectives: le temps des purificateurs,de la
pensée totalitaire,en excès de sens. Le meneur omnipotents'y déploie,avec ses solutions
magiques.Nousne pouvons,pas plus que Freud,croireen une quelconquethérapeutique,qui
la métaphorede la maladieà la lettre.Cependant,poursuivre
ferait prendreaux psychanalystes,
la voie d'une psychanalyseappliquéen'a-t-il pas d'autres effets que de produiredes colloques ?
Penséetotalitaire.Psychanalyseappliquée.Identification.
Mots clés — Civilisation.
Summary — Beyonddiscontents,there are collective« discontents» : the age of purifiers,of
totalitarianthought,beyondthe fieldof meaning.The omnipotentleaderopérâtesherewithhis
magicsolutions.LikeFreud,we are unableto believein any formof therapywhichwouldmake
psychoanalyststake the metaphorof illness literally.But, aside from producingcongresses,
?
aren'tthere othereffectsin engagingoneselfin appliedpsychoanalysis
Identification.
TotalitarianThought.AppliedPsychoanalysis.
Key-words — Civilisation.
» : dieZeitder PurifikaObersicht — Jenseitsdes Unbehagens,die kollektiven« Krankheiten
tion, des totalitärenDenkens,mit Übermassdés Sinns. DeromnipotenteAnführerentfaltetsich
1318
Revue française de Psychanalyse
darin, mit seinen magischenLösungen.Nichtmehrals Freudkônnenwir an irgendeineTheradazuführenwürde,die Metapherder Krankheitim
peutikglauben,welchedie Psychoanalytiker
vörtlichenSinn zu nehmen. Hat jedoch die Abhaltungvon Kolloquien,das Interessean der
angewandtenPsychoanalysenicht auch andere Wirkungen?
Schlüsselworte — Zivilization.TotalitäresDenken.AngewandtePsychoanalyse.Identifizierung.
Resumen -—Màsallàdel malestar,las« enfermedades» colectivas: el tiempode los purificadores, del pensamîentototalitariô,en excesode sentido. El conductoromnipotentese despliega, con sus solucionesmâgicas.No podemos,mâs que Freud,creer en cualquierterapia,
que Hevaria,a los psicoanalistasa tomaral pie de la letrala metàforade le enfermead. No
conllevasin embargootros efectos,que el hechode producircoloquios,de encontrarun interés
que prosigael caminode un psicoanâlisisaplicado?
Palabras claves — Civilizaciôn.
Pensamientototalitario.Psicoanàlisis
aplicado.Identificaciôn.
Riassunto — Le« malattiecollettive», al di là del disagio: il tempo dei purificatori,del pensiero totalitarioin eccedenzadi senso. Il manovratoreomnipotentevi si dispiegacon le sue
soluzionimagiche.Noinon possiamocredere,più di quantonon lo credevaFreud,ad una terapia che farebbe prendere alla lettera agli psicoanalistila metaforadella malattia.Trovareun
interesseper proseguiresullastradad'una psicoanalisiaplicataha, cornesolo effetto,quellodi
produrre congressi?
Parole chiavi — Civiltà.Pensierototalitario.Psicoanalisiapplicata.Identificazione.
Denys RIBAS.— Où projeter le haï dans un monde fédéré par l'Eros ?
Résumé — Il apparaît,plusde soixanteans aprèsMalaiseque l'unitéde la civilisationpourraitse
réaliseravantl'instaurationbien problématique
d'un surmoicollectif.Privéed'extérieuroù projeter la destructivité,quellesissuesrestera-t-ilpourcettedernière?
Mots clés — Malaisedans la civilisation.Pulsionde mort. Projection.Surmoicollectif.
Summary — It seemsthat sixtyyearsafterthe publicationof Freud'sCivilisationand its Discontents, the unity of civilisationcan be realisedbeforethe difficultenough instaurationof a
collectivesuperego.Deprivedof an externalspaceto projectdestructivity,
what fate remainsfor
this latter?
Key-words — Discontentsin Civilisation.DeathDrive.Projection.CollectiveSuperego.
Résumés
1319
Obersicht — Mehrals sechzigJahre nach Unbehagenwird offensichtlich,
dass die Einheitder
Zivilisationsich vor der so problematischenBegründungeines kollektivenÜberichsverwirklichen könnte.Ohne ein Aussen,auf welchesdie Destruktionsneigung
projiziertwerden kann,
bleibenletztererwelche Auswegezur Verfügung?
Schlüsselworte — Unbehagenin der Kultur.Todestrieb.Projektion.Kollektives
Überich.
Resumen — Parece,luegode màsde sesentaanosde Malestarque la unidadde la civilizaciôn
podriarealizarseantesde la instauraciônmuy problemàticade un superyocolectivo.Privadade
un exterioren donde proyectarla destructividad, que salidasquedarânpara esta ûltima?
Palabras claves — Malestaren la civilizaciôn.Pulsionde muerte.Proyecciôn.Superyocolectivo.
Riassunto — Sembrerebbeche, Sessant'annidopo // Disagio,l'unitàdellaciviltàpossa realizzarsi primadell'istaurarsi,molto problematico,d'un Super-lo collettivo; qualisono glisbocchi
che gli restano,privatocorned'un esternoin cui proiettarela distruttività?
Parole chiavi — Disagionellaciviltà.Pulsionedi morte.Proiezione.Super-locollettivo.
Bernard PENOT.— Si c'est un homme, alors des traces...
Résumé — L'oeuvreécritede PrimoLevivient occuperune placetrès significative
dans notre
siècle,concernantle destin possiblede la Civilisation.Cet
questionnement,en cette fin de XXe
auteur en arriveen fin de compteà exprimerune visiondont le caractèrenégatifoutrepasse
nettementce qu'on a appelé le pessimismefreudien.Jamais S. Freud,en effet,n'a été jusqu'è
envisagerla disparitionde toute trace de l'aventurehumaine.
Mots clés — Malaise(dans la culture).Pulsionde mort.Trace.Shoah.
Summary — The writtenworkof PrimoLevihas corneto occupya significantplace in our
questioning,as we nearthe end of the twentiethcentury,of the possibledestinyof civilisation.
Leviended up by professinga vision whose negativecharacteristicswent weil beyondwhat
has been calledthe pessimismof Freud.Indeed, Freud never went so far as to predictthe
disappearanceof all tracesof humanity.
DeathDrive.Trace.Shoah.
Key-words — Discontents(in Civilisation).
Übersicht — DasWerkvon PrimoLevinimmteinen sehr bedeutsamenPlatzein in unserem
Befragen,am Endedieses20. Jahrhunderts,des möglichenSchicksalsder Zivilisation.Dieser
1320
Revue française de Psychanalyse
Autor kommtschliesslichsoweit, ein Zukunftsbildzu malen, dessen negativer Charakterviel
weiter geht als das, was man den freudschen Pessimismuszu nennen pflegte.S. Freud hat nie
ein Verschwindenvon jeglicherSpur des menschlichenAbenteuersin Betrachtgezogen.
Schlüsselworte — Unbehagen(in der Kultur).Todestrieb.Spur. Shoah.
Resumen — Laobra escrita por PrimoLeviocupa un lugarmuysigniflcativoen el cuestionamiento,en este fin del siglo XX,concernienteal destino posiblede la Civilizaciôn.Dichoautor
viene finalmentea expresar una vision cuyo carâcternegativosobrepasa claramentelo que se
ha dado en Hamarel pesimismofreudiano. En efecto,nunca, S. Freud, ha Hegadoa vislumbrar
la desapariciônde toda huella de aventurahumana.
Palabras claves — Malestar(en la cultura). Pulsionde muerte.Huella.Shoah.
Riassunto — Al terminedi questo XXsecolo, l'opera scitta da Primo Levi occupa un posto
molto significativo nelle nostre interrogazionirelative al possibile destino della Civiltà.
Quest'autorealla fine arrivaad esprimereuna visioneil cui caratterenegativooltrepassachiaramente cio' che viene chiamatoil pessimismodi Freudche, in effetti,non ha mai preso in considerazionela sparizionedi ogni traccia dell'awenturaumana.
Parle chiavi — Disagio(della civiltà).Pulsionedi morte.Traccia.Shoah.
Colette CHILAND.— Actualité de « Malaise dans la civilisation »
Résumé — On connaît les deux formulationssuccessivesque Freuda donnéesde la finalitéde
la cure : 1. Rendre conscient l'inconscient ; 2. WoEs war, soll Ich werden, lé où était le Ça, le
Moidoit advenir.Ce qu'il écrit à la fin de Malaisedans la civilisationconstitueen fait une troisième formulationde la finalitéde l'analyse : « Il y a lieud'attendre que l'autre des deux "puissances célestes", l'Eroséternel, tente un effortafin de s'affirmerdans la lutte qu'il mènecontre
son adversairenon moins immortel.»
Mots clés — Finalitéde la cure. Eros.Thanatos.
Summary — We are familiarwith two formulationswhich Freud gave us for the aimof treatment : 1) To makethe unconscious conscious ; 2) WoEs warsoll Ich Werden— there where
id was, the ego must emerge. But what he wrote at the end of Civilisationand its Discontents
offers us a third formulation of the aim of analysis : « We can expect the other of the
two "divine powers", the eternal Eros,to try to affirmitselfin the struggle which it is engaged
in against its no less immortaladversary.»
Key-words —Aimsof treatment. Eros.Thanatos.
Résumés
1321
Übersicht — Wirkennen die zwei FormulierungenFreudsder Finalitätder Kur: 1. Das Unbewusste bewusst werden lassen; 2. WoEs war,soll Ich werden.Was Freudam Endevon Unbehagen in der Kulturschreibt, könnteeine dritte Formulierungder Finalitätder Analysedarstellen : « Und nun ist zu erwarten,dass die andere der beiden "himmlischenMächte", der ewige
Eros, eine Anstrengungmachen wird, um sich im Kampfmit seinem ebenso unsterblichen
Gegnerzu behaupten. »
Schlüsselworte — Finalitätder Kur.Eros.Thanatos.
Resumen — Conocemoslas dos formulacionessucesivasque Freud haotorgadoa la finalidad
de la cura : 1. Hacerconsciente lo inconsciente.WoEs war, soll Ich werden, allidonde estaba
el ello, debe advenirel Yo. Lo que escribiôal final de Malestaren la civilizaciônconstituyede
hecho una tercera formulaciônsobre la finalidad del anâlisis : « Esde esperar que una de las
dos potenciascelestes,el Eroseterno, intenteun esfuerzoa fin de afirmarseen la lucha que el
mismoconduce contra su advesariono menos inmortal.»
Palabras claves — Finalidadde la cura. Eros.Tânatos.
Riassunto — Conosciamole due successiveformulazioniche Freudha dato dello scopo della
cura : 1. Renderecosciente l'inconscio,2. Wo Es war, soll Ich werden là dove era l'Es, deve
emergerel'lo. Una terza formulazionesi trova in effetti alla fine del Disagio della Civiltà: « Ed
ora c'è da aspettarsi che l'altradelle due "potenze celesti", l'Eros eterno, farà uno sforzo per
affermarsinella lottacon il suo avversarioparimentiimmortale.»
Parole chiavi — Scopo dellacura. Eros.Tanatos.
Marie-Lise Roux. — Une fourmi noire
Résumé — La civilisationpourraitse définircomme ce qui laisse une trace, non nécessaireà
la survieet signe du lien qui unit les individusà leurcollectivité.La barbarie,alors,seraitce qui
s'efforced'effacertoute trace au nom de la « pureté », en enlevantsens et cohérenceau vécu.
La cliniquedes psychosesnous en fait les témoins.
Mots clés — Traces. Civilisation.Barbarie.Cohérence.
Summary — Civilisationcan be definedas somethingwhich leavesa trace, not necessaryfor
survival,and the sign of the linkwhich unites individualsto their collectivity.Barbarism,then,
would be that which attempts to erase all such traces in the name of « purity», removingmeaning and coherencefromwhat is lived.The clinicof the psychoses illustratesthis structure.
Key-words — Traces.Civilisation.Barbarism.Coherence.
1322
Revue française de Psychanalyse
Übersicht — DieZivilisationkönnte als das, was eine Spur binterlässtdefiniertwerden,fur
das Überlebennicht notwendig und Zeichender Bihdung,welche die Individuenmit ihrer
Gemeinschaftvereinigt.DieBarbareiwäre dann das, was versucht,in Namender « Reinheit»
jeglicheSpur auszuwischen,indem Sinn und Kohärenzdes Erlebtenentferntwird.Die Klinik
der Psychosenmachtuns zum Zeugen.
Schlüsselworte —Spuren.Zivilisation.Barberei.Kohärenz.
Resumen — La civilizaciônpodria definirsecomo el resto de una huella,no necesariopara
sobreviviry signo del vinculoque une los individuosa su colectividad.La barbarie,entonces,
seriaaquelloque se esfuerzaen borrartoda huellaen nombrede la« pureza»,sustrayendosentido y coherenciaa lo vivido.Laclinicade la psicosisnos aportalos testigos.
Palabras claves — Huellas.Civilizaciôn.Barbarie.Coherencia.
Riassunto — Si potrebbedefinirecivilizzazione
cio' che lasciauna traccia,non necessariaper
la soprawivenzaed un segno del lagame che uniscegli individuialla collettività.La barbarie
sarebbealloracio che si sforzadi cancellareogni traccianelnomedella« purezza», togliendo
al vissutosensoe coerenza.Ne è testimonela clinicadellepsicosi.
Parole chiavi — Tracce.Civilizzazione.
Barbarie.Coerenza.
— L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bioS. FAURE-PRAGIER.
éthique
Résumé — Le psychanalystequi travailledans le champde la Procréationmédicalement
assistée (PMA)se trouveconfrontéà des problèmesbioéthiques.Une positionde neutralitéparaît
nécessairepour le moment,même si des exemplescliniquespermettentde situer quelques
enjeux éthiques.
L'analystedevrase limiterà interpréterles fantasmesà l'oeuvredans les différentsdiscours
sur les progrèstechniques,et à témoignerde son expériencesans pouvoirjuger ni surtoutprédire les effetsdes PMAsur les enfants ainsi conçus. Les comitésd'éthique sont une solution
nouvelleaidantla Sociétéà faireses choix.
Mots clés — Procréationmédicaleassistée. Psychanalyseet bioéthique.Stérilitéspsychogènes. Anonymat.Embryonssurnuméraires.Diagnosticgénétique.Auto-engendrementdes
conflitséthiques.Comitésd'éthique commesolution auto-organisatrice.
Summary —The psychoanalystwho Worksin ther field of medicallyassisted procreation
(PMA)is confrontedwith bioethicalproblems.A neutralpositionseems necessaryfor the time
Résumés
1323
being,evenif clinicalexamplesallowus to situatecertainethicalstakes.The analystwillhave
to limithimselfto interpretingphantasiesat play in the differentdiscourseson technological
progress,and to speakfrom his experiencewithoutjudgingor, especially,predictingeffectsof
PMAon childrenconceivedin this way. Ethicscommitteesare a new solutionwhich allow
societyto makeits choices.
Key-words — MedicallyAssisted Procreation.Psychoanalysisand Bioethics.Psychogenic
Sterlities.Anonymity.Surnumery Embryos.Genetic Diagnosis.Selfperpetuatingof Ethical
Conflicts.EthicsCommitteesas SelforganisingSolution.
welcher im Feld der künstlichenErzeugungarbeitet,
Obersicht — Der Psychoanalytiker,
notwird mit bioethischenProblemenkonfrontiert.Vorläufigscheint eine Neutralitätshaltung
wendig,wenn auch klinischeBeispielees erlauben,einige ethische Problemehervorzuheben.
Der Analytikermusssich darauf beschranken,die Phantasien,welchein den verschiedenen Reden über die technischenFortschritteam Werksind, zu interpretierenund von seiner
Erfahrungzu zeugen, ohne jedoch urteilenzu können und vor allem ohne die Fähigkeitzu
haben, die Wirkungender künstlichenErzeugungauf die auf diese WeiseerzeugtenKinder
sind eine neue Lösung,welcheder Gesellschaft
vorauszusehen.Die ethischenKommissionen
erlauben,ihreWahlenzu treffen.
Schlüsselworte — KünstlicheErzeugung.Psychoanalyseund Bioethik.PsychogeneSterilitäten. Anonymität.ÜberzähligeEmbrios.GenetischeDiagnose.Selbsterzeugender ethischen
Konflikte.Die ethischenKommissionen
als selbstorganisierende
Lösung.
Resumen — El psicoanalistaque trabaja en el dominiode la ProcreaciônMedicalmente
Asistida (PMA)se encuentraconfrontadocon problemasbioéticos.Una posiciônde neutralidad parece necesariapor el momento,aunque ejemplosclinicospermitensituar algunaspostures éticas.
Elanalistadeberà limitarsea interpretarlas fantasiaspresentesen los diferentesdiscursos
sobre los progresosténicos,y a testimoniarmediantesu experenciasin poderjuzgarni sobresobre los ninos asi concebidos.Loscomitésde éticason una
todo predecirlosefectosde la PMA
soluciônnuevaque permitea la sociedadde adoptarsus opciones.
Palabras claves — Procreaciônmedicalmenteasistida.Psicoanàlisisy bioética.Esterilidades
psicogénicas.Anonimato.Embrionessupernumerarios.Diagnôsticogenético. Autoengendramientode los conflictoséticos. Comitésde ética comosoluciônautoorganizadora.
Riassunto — Lo psicoanalistache lavoranel campo della ProcreazioneAssistitamedicalmente (PMA)è confrontatocon problemidi bioetica.Per il momentosembranecessariauna
posizionedi neutralità,anche quando gli esempi clinicipermettonodi individuarele poste in
gioco di tipo etico. L'analistadovrà limitarsiad interpretarei fantasmiche sono all'operanei
diversidiscorsisui progressidella tecnica ed a testimoniaredella propriaesperienza,senza
per i bambiniche sono concepoter giudicaree soprattuttosenza prediregli effettidelle PMA
1324
Revue française de Psychanalyse
piti in questo modo.I comitatid'eticasono una soluzionenuova che permettealla Sociétàdi
fare le sue scelte.
Parole chiavi — Procreazioneassistitamedicalmente.Psicoanalisie bioetica.Sterilitàpsicodei conflittietici. Comitati
gene. Embrionisopranumerari.Diagnosigenetica.Autogenerazione
d'etica corne soluzioneauto-organizzatrice.
— Que sont « les autres » devenus ?
Muriel FLIS-TREVES.
Résumé — Cet article propose une réflexionsur la réduction embryonnaire
; à propos de
femmesstériles,en traitementpar les procréationsmédicalementassistées,nous avonsvoulu
étudier le retentissementpsychologiqueet la représentationimaginairede l'enfantchez ces
futuresmèresqui ont vécu une interruptionsélectivede grossesse.
Mots clés — Réductionembryonnaire.Interruptionsélectivede grossesse.Procréationmédicalementassistée. Grossessemultiple.
Summary — Thisarticleexaminesproblemslinkedto embryonicreduction.In the caseof stérilewomen,who are undergoingmedicallyassistedprocreation,we aimedto studythe psychoof the childforthese mothersto be, who haveexperimenlogicaleffectand the representations
ted a selectiveinterruptionof their pregnancies.
Key-words — Embryonicreduction— SelectiveInterruptionof Pregnancy—Medicallyassisted Procreation— MultiplePregnancy.
Übersicht — DieserArtikelschlägt eine Überlegungbetreffendder Reduktionder Embryos
vor ; anhand der Klinikvon sterilen Frauen,innerhalbder ärztlichenBehandlungkünstlicher
Auswirkungenund die Vorstellungdes Kindesbei
Zeugung,wolltenwir die psychologischen
erlebt
diesen zukünftigen Müttern, welche eine selektive Schwangerschaftsunterbrechung
haben, untersuchen.
KünSchlüsselworte — Reduktionder Embryos.SelektiveSchwangerschaftsunterbrechung.
stliche Zeugung. Mehrlingsschwangerschaft.
Resumen — Estearticuloproponeuna reflexionsobre la reducciônembrionaria.A partirde
mujeresestériles,en trotomientode procreaciônmedicalmenteasistida,hemosqueridoestudiar
las consecuenciaspsicolôgicasy la representaciôndel nino en las futuras madresque han
experimentadouna interrupciônselectivadel embarazo.
— Interrupciônselectivadel embarazo— ProcreaPalabras claves — Reducciônembrionaria
ciôn medicalmenteasistida — Embarazomultiple.
Résumés
1325
Riassunto — Quest'articoloproponeuna riflessionesulla riduzionedell'embrione.Abbiamo
studiatola ripercussionepsicologicae la rappresentazione
del bambinodellefuture madriche
hanno vissutouna interruzioneselettivadella gravidanza,partendoda donne steriliin trattamento per una procreazioneassistitamedicalmente.
Parole chiavi — Riduzionedell'embrione.Interruzioneselettivadella gravidanza.Procreazione assistitamedicalmente.Gravidanzamultipla.
— Propos sur le saturnisme ou Peut-on rester
Geneviève DELAISI
DE PARSEVAL
psychanalyste quand on s'occupe de procréations artificielles ?
Résumé — L'auteurse proposed'éclairerla positiondu psychanalyste
confronté,danssa pratique clinique,aux différentestechniquesde procréationsartificielles(en particulierà l'insémination avec donneuret à la fécondationin vitro). Sont successivementenvisagéesles questions liéesà la procréationsans sexualité,au deuilde la fertilité,à la miseen scènedes théories
sexuelles infantilesdans les développementsde la biologieet de la médecinereproductive.
L'auteurtrouvede bon pronosticla faibleefficacitéde ces techniquesen termesde naissance
d'enfants.L'auteurse demandeenfinsi l'on retrouvedans ce champquelques-unesdes interrogationsposéespar Freuddans Malaisedans la civilisation.
Mots clés —Procréationsartificielles.
Positiondu psychanalystedans les Institutionsbiomédicales.Procréationsans sexualité.Désird'enfantet projetparental.Devenirpsychiquede l'enfant né après traitementde stérilité.
confrontedin his
Summary — Theauthorattemptsto clarifythe positionof the psychoanalyst
clinicalpracticewith differenttechniquesof artificialinsemination(particularlyinsemination
with donor and fertilisationin vitro). Questionslinkedto procreationwithout sexuality,the
mourningof fertility,the introductionof infantilesexualtheoriesin the developmentof biology
and reproductivemedecineare discussed.Theauthorsees a significantthe low degreeof success of these techniquesin termsof the birthof children.She asks,finally,whetherwe findin
this fieldsomeof the questionsposedby Freudin Civilisationand its Discontents.
Positionof the Psychoanalystin BiomedicalInstituKey-words — ArtificialInseminations.
tions. ProcreationwithoutSexuality.Desirefor a Childand ParentalPlanning.PsychicDevelopmentof the ChildbornafterTreatmentfor Sterility.
Obersicht — DieAutorinversucht,die Stellungdes Psychoanalytikers
zu klären,welcherin seiner klinischenPraxismit den verschiedenenTechnikender künstlichenZeugungkonfrontiert
wird (vor allemmit der Besamungdurch Spenderund der Befruchtungin vitro). Es werden
nacheinanderdie Fragender Zeugungohne Sexualität,derTrauerumdie Fruchtbarkeit,
der Aufstellungder infantilenSexualtheorienin der Entwicklungder Biologieund der reproduktiven
Medizinangegangen.DieAutorinhält die schwacheWirkungskraft
dieserTechnikenauf die
1326
Revue française de Psychanalyse
Anzahlder Geburtenfur eine gute Prognose; sie untersuchtschliesslich,ob in diesemGebiet
einigeder FragenFreudsinDas Unbehagenin derKulturwiedergefundenwerdenkönnen.
in den biomedizinisSchlùsselworte — KünstlicheZeugung.Stellungdes Psychoanalytikers
chen Institutionen.Zeugungohne Sexualitët.Wunschnach einem Kindund elterlichesProjekt.
geborenen Kindes.
PsychischesWerdendes nach einer Sterilitätsbehandlung
Resumen — Elautorse proponeaclararla posiciôndel psicoanalistaconfrontado,en su prâctica clinica, con las diferentestécnicas de procreacîonesarttficiales(la inseminaciôncon
donante y la fecundaciônin vitro,particularmente).
Sucesivamenteson consideradoslos interrogantesrelacionadoscon la procreaciônsin sexualidad,con el duelo de la fertilidad,con la
puesta en escenade teoriassexualesinfantilesen el desarrollode la biologiay de la medicina
reproductiva.El autor ve un buen pronôsticoen la escasa eficacidadde estas técnicas en
cuanto al nacimientode ninos. Finalmenteel autor se pregunta si se encuentranen dicho
campoalgunosde los interrogantesplanteadospor Freuden Malestaren la civilizaciôn.
Palabras claves — Procreacionesartificiales.Posiciôndel psicoanalistaen las Instituciones
biomédicales.Procreaciônsin sexualidad.Deseode nino y proyectoparental.Devenirpsiquico
del nino nacido luego de un tratamientode esterilidad.
Riassunto — L'autoresi proponedi chiarirela posizioneche nella praticaclinica,confrontalo
con
psicoanalistaaile diversetecnichedi procreazioneartificiale(in particolarel'inseminazione
donatoree la fecondazioniin vitro).Vengonoaffrontatepoi le questionilegate alla procreazionesenza sessualita,al lutto per la fertilité,alla messa in scena delleteoriesessualiinfantili
nelle evoluzionidella biologiae della medicinadella riproduzione.L'autoreritienecorne un
buona prognosila scarsa efficaciadi queste tecnichedi procreazione,chidendosise allafine
non si ritrovinoin questocampoalcunedellaquestioniposte da Freudin // disagiodellaciviltà.
Parole chiavi — Procreazioniartificiali.Posizionedello psicoanalistanelle Istituzionibiomediche. Procreazionesenza sessualitè.Desidarareun bambinoe progettogenitoriale.Sviluppo
psichicodel bambinonato dopo il trattamentodela sterilita.
Eva WEIL. — Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation
Résumé — A partird'une expériencehospitalièredans un servicede médecine,cet articlepose
des interrogationssur la placede l' « experten psychisme» dans les procréationsmédicalement
assistéesou PMA,
et en particulierdans le cadrede l'apport de gamètesexternes.Peut-onavoir
une positionde prédictibilitédes effets psychiquesrésultant d'actes techniquesmédicauxou
biologiques?
Une asymétriese dégagedansces demandesd'enfant: l'accessionà la grossessepermetà
la femmede réparersa blessuresomatiqueet d'avoirun enfant. Pour l'homme,les PMA
permettent d'avoirun enfant.
Mots clés — Stérilité.Don de gamètes.Prédictibilitépsychique.Scène primitive.Déni réparateur.
Résumés
1327
Summary — Viaa discussionof an expériencein hospitalin a medicalward,this articlequestionsthe place of the « expertinthe psyche» in medicallyassistedprocreations(PMA),
particularlyin the case of the provisionof externalgametes.Canone foreseethe psychiceffectswhich
resuitfromacts of medicalor biologicaltechnology? Thereis an asymmetryin such demands
for a child : becoming pregnant allowsthe womanto overcomeher somaticwound and to
allowhimto havea child.
havea child.Forthe man, PMA'S
Key-words — Sterility.Provisionof Gametes.PsychicForecasts.PrimaiScene. Reparative
Denial.
in einerMedizinstation
Obersicht — Von einerSpitalerfahrung
ausgehend,befragtdieserArtikeldie Stellungdes « expertender Psyche» bezüglichdes Problemsder künstlichenErzeugung
und vor allem im Rahmender Einlagevon Aussengameten.Kannman den Standpunktvertreund biologischentechnischenHandten, dass die psychischenWirkungender medizinischen
lungen voraussehbarsind ? Man kann in diesemWunschnach einem Kindeine Asymmetrie
hervorheben: die Schwangerschafterlaubtder Frau,ihresomatischeVerletzungzu reparieren
und ein Kindzu haben. Furden Mann,erlaubtdie künstlicheErzeugung,ein Kindzu haben.
Schlüsselworte — Sterilität.Gametenspende.Voraussagungder psychischenEntwicklung.
Urszene. ReparierendeVerleugnung.
Resumen — A partirde una experienciahospitalariaen un serviciode medicina,este artîculo
planteaalgunos interrogantessobreel papeldel« expertoen psiquismo» en las procreaciones
en el marcode la aportaciônde gametasextermedicalmenteasistidaso PMA,
y particularmente
nas. i Se puede tener una posiciônde predicciônde losefectos psîquicosrésultantesde actos
técnicosmédicoso biolôgicos?
Unaasimetrîase desprendede los pedidosde nino: la accesiônal embarazopermitea la
mujerla visualizaciônde su heridasomâticay tenerun nino. Parael hombre,las PMApermiten
tener un nino.
Palabras claves — Esterilidad.Donaciônde gametas.Predictibilidad
psiquica.Escenaprimitiva. Renegaciônreparadora.
Riassunto •—Quest'articolo,basandosisu un'esperienzaospedalierain un serviziodi medicina, pone degli interrogativisul posto dell « espertodella psiche » rispettoaile procreazioni
assistitemedicalmenteo PMA,
in particolarenel quadrodell'apportodi gametiesterni.Possiamo
assumereuna posizionedi predittoridegli effettipsichicirisultantida atti tecnicimedicio biologici? In questi tipi di richiested'avere un bambino,emerge un'assimmetria: l'accesso alla
gravidanzapermettealla donna di ripararela feritasomaticae d'avereun figlio.Per l'uomo,la
PMApermetted'avereun figlio.
Parole chiavi — Sterilità.Dono di genomi.Prevedibilitâpsichica.Scena primitiva.Diniego
riparatore.
Impriméen France,à Vendôme
de France
des PressesUniversitaires
Imprimerie
— Imp.n°39834
ISBN2 130454399 — ISSNn°0035-2942
Dépôtlégal: Décembre1993
de France,1993
© PressesUniversitaires
CIVILISATION AND ITS DISCONTENTS
Editors: Jean-JoséBARANES
and MoniqueGIBEAULT
Argument,1013
I — THEORETICAL
PERSPECTIVES
— Tobe a psychoanalyst
RenéDIATKINE
in 1993,1017
— Culture(s)and civilisation(s),
AndréGREEN
discontentsor illness?, 1029
—TheCroatiantie: thenarcissism
GilbertDIATKINE
ofsmalldifferences
andtheprocess
of civilisation,
1057
— Aberwerkannden Erfolgund Ausgangvoraussehen
: whocanpreGeorgesPRAGIER
dict ?, 1073
— Civilisation's
MichelFAIN
illness,1087
— FromThefutureof an illusionto CivilisaHenriVERMOREL
andMadeleineVERMOREL
tionanditsdiscontents,
1095
— Thecultureof extermination,1113
JeanGILLIBERT
— Violenceand psychiclife: impassesand elaborations,1127
AlainGIBEAULT
— Civilisation
and itsdiscontents:a closereading,1143
AugustinJEANNEAU
— Thecivilisingprocess: meaningand temporality,1151
NicoleCARELS
II — FROM LIFE
— Splittingsof action,1165
MichèlePERRON-BORELLI
— Civilisation
PérelWILGOWICZ
ruinedby the civilised,1173
— Thetimeof trialandthetrialsof time,1177
JacquesASCHER
— Pierre-Sosthène,
Jean-LouisFORTABAT
1185
— Culturalexpérienceandlossof meaning,1189
JeanneDEFONTAINE
— Beyonddiscontents,1199
StevenWAINRIB
— Whereshouldoneprojectthehatedina worldgovernedby Eros ?, 1207
DenysRIBAS
— If itsa man,therewillbe traces...,1213
BernardPENOT
— Thecurrentrelevanceof Civilisation
ColetteCHILAND
andits discontents,
1217
Marie-LiseRoux— A blackant, 1223
III — DISCONTENTSANDPROCREATION
— The unbearableneutralityof the psychoanalystconfronted
SylvieFAURE-PRAGIER
withbioethics,1229
— Whathasbecomeof « theothers» ?, 1247
MurielFLIS-TREVES
— On saturnismor Can one remaina psychoanalyst
GenevièveDELAISI
DEPARSEVAL
whendealingwithartificialinseminations
?, 1255
EvaWEIL— Children,embryos,psychoanalysts
and the civilisation,1269
IV — ON RICHARDA. ISAY'SARTICLE
— Thehomosexualpsychanalyst,1283
CléopâtreATHANASSIOU
MALAISE DANS LA CIVILISATION
et MoniqueGIBEAULT
Rédacteurs: Jean-JoséBARANES
Argument,1013
I — MALAISEDANSLA CIVILISATION
— Etre psychanalyste
en 1993,1017
RenéDIATKINE
— Culture(s)et civilisation(s),
AndréGREEN
malaiseou maladie?, 1029
— La cravatecroate:narcissisme
et processusde
despetitesdifférences
GilbertDIATKINE
civilisation,1057
— AberwerkanndenErfolgundAusgangvoraussehen:quipeutpréGeorgesPRAGIER
voir ?, 1073
MichelFAIN— Maladiesdela civilisation,
1087
— DeL'avenird'uneillusionau Malaisedans
HenriVERMOREL
et MadeleineVERMOREL
la culture,1095
— Cultured'extermination,
1113
JeanGILLIBERT
— Violenceet viepsychique:impasseset élaborations,1127
AlainGIBEAULT
— Malaisedans la civilisation: perspectivesau plus près du
Augustin JEANNEAU
texte,1143
— Processuscivilisateur,
et temporalité,1151
NicoleCARELS
signifiance
II — SUR LE VIF
— Clivagesde l'action,1165
MichèlePERRON-BORELLI
— Lacivilisation
PérelWILGOWICZ
miseà malpar lescivilisésmêmes,1173
— Du tempsde l'épreuveà l'épreuvedu temps,1177
JacquesASCHER
— Pierre-Sosthène,
1185
Jean-LouisFORTABAT
— Expérience
JeanneDEFONTAINE
culturelleet pertedu sens,1189
— Au-delàdu malaise,1199
StevenWAINRIB
— Où projeterle haïdansunmondefédérépar l'Eros ?, 1207
DenysRIBAS
— Si c'estun homme,alorsdestraces...,1213
BernardPENOT
— ActualitédeMalaisedansla civilisation,
1217
ColetteCHILAND
Roux — Une fourminoire,1223
Marie-Lise.
III — MALAISEET PROCREATION
— L'insoutenableneutralitédu psychanalysteface à la bioSylvieFAURE-PRAGIER
éthique,1229
— Quesont« lesautres» devenus?, 1247
MurielFLIS-TREVES
—PropossurlesaturnismeouPeut-onresterpsychanaGenevièveDELAISI
DEPARSEVAL
artificielles
?, 1255
lystequand on s'occupede procréations
et la civilisation,1269
Eva WEIL— Les enfants,lesembryons,lespsychanalystes
IV — A PROPOS DE L'ARTICLEDE RICHARDA. ISAY
— Le psychanalyste
1283
homosexuel,
CléopâtreATHANASSIOU
Imprimerie
desPresses
Universitaires
deFrance
Vendôme
(France)
IMPRIMÉ
ENFRANCE
22072379/12/93