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Société psychanalytique de Paris. Revue française de psychanalyse (Paris). 1993/10-1993/12. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. 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Revue Française de Psychanalyse 4 Malaise dans la civilisation 1993 Tome LVII Octobre-Décembre Revue trimestrielle puf REVUE PSYCHANALYSE DE FRANÇAISE publiée avec le concours du CNL Revue de la SOCIÉTÉ PSYCHANALYTIQUE DE PARIS, constituante de l'Association Psychanalytique Internationale DIRECTEUR Claude Le Guen DIRECTEURS ADJOINTS Gérard Bayle Jean Cournut RÉDACTEURS Marilia Aisenstein Cléopâtre Athanassiou Jean-José Baranes Andrée Bauduin Thierry Bokanowski Paul Denis Monique Gibeault Claude Janin Kathleen Kelley-Lainé Ruth Menahem Denys Ribas Jacqueline Schaeffer Hélène Troisier SECRETAIRE DE REDACTION Catherine Alicot ADMINISTRATION Presses Universitaires de France, 108, boulevard Saint-Germain, 75279 Paris cedex 06. ABONNEMENTS Presses Universitairesde France, Département des Revues, 14,avenuedu Bois-del'Epine, BP 90, 91003 Evry cedex. Tél. (1) 6077 82 05, télécopie (1) 6079 20 45, CCP 130269 C Paris. 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ISAY DERICHARD CléopâtreAthanassiou— Le psychanalystehomosexuel,1283 Argument Jean-José BARANES et Monique GIBEAULT Dans le commentaire spéculatif et plutôt désenchanté sur le processus civilisateur rédigé par Freud dans la suite de L'avenir d'une illusion, on peut lire une réflexion pessimiste sur l'inaptitude foncière de l'homme au bonheur, et ceci quelles que soient les contraintes des prescriptions sociales et culturelles. Si le texte, écrit en période de crise, porte sans doute la trace de celle-ci (montée du nazisme, krach de 1929, récession économique de l'entre-deux-guerres), s'y trouve surtout la poursuite de la réflexion métapsychologique de Freud : réaffirmation du rôle central de la pulsion de mort — on en connaît les effets ultérieurs dans la communauté analytique —, et de l'importance de la culpabilité comme du rapport au surmoi pour l'individu et pour le groupe social dans son ensemble. Mais c'est également, à bien des égards, un texte « prophétique » sur les questions qui se posent de nos jours aux analystes. Nous souhaitons en explorer certains axes importants, mais certainement pas exhaustifs, dans ce numéro de la RFP qui prolonge le Colloque de Deauville de la SPPtenu en 1992 sur ce thème. Malaise dans la civilisation Freud était-il optimiste ou pas quant aux capacités des humains à satisfaire leurs exigences en société ? L'idée d'un progrès et d'un avenir éclairé par la science, voire par la psychanalyse, ne lui était en tout cas pas étranger, quel qu'ait été le scepticisme freudien sur « le droit d'espérer peu à peu de la civilisation des changements susceptibles de satisfaire mieux à nos besoins ». C'est précisément cette idée même d'un progrès de la civilisation qui se trouve sérieusement mise en doute aujourd'hui, à constater l'état de notre fin de siècle. Etre psychanalyste en 1993 : les narrateurs de subjectivité que nous essayons Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1014 Jean-José Baranes et Monique Gibeault de demeurer pourraient-ils rester indifférents ou extérieurs aux événements de cette période troublée de l'Histoire ? Où finit la neutralité « professionnelle », où commence l'engagement en tant qu'individu faisant partie de la Société ? Comment faire la part de l'idéologie, des intégrismes et autres comportements sectaires dans nos sociétés à idéalogies aussi fragmentaires qu'efficientes ? Dans une Europe tétanisée ou chaotique, apparemment amnésique, génocides, opérations médiatico-humanitaires brouillent les repères de la pensée. Comme l'affirme E. Morin, notre siècle assiste probablement à la fin d'une croyance : celle d'un progrès irréversible de la civilisation ; celui-ci n'obéit de fait à aucune certitude objective et ne bénéficie d'aucune garantie historique. Peut-on, parce que psychanalyste, demeurer étranger aux divers effondrements contemporains qui exposent nos sociétés, mais aussi bien nos divers aménagements psychiques singuliers au retour du racisme, des formules autoritaires, des nationalismes agressifs, des conflits armés d'une tout autre nature ? Quel statut pour la psychanalyse, stratégie contre l'amnésie, ou au contraire contre le passage du temps ? Malaise dans la technoscience La science elle-même, diabolisée ou idéalisée selon les jours, apparaît aveugle sur sa propre aventure et comme lancée dans une formidable fuite en avant, en tout cas par rapport aux enjeux éthiques, juridiques et moraux qu'elle fait surgir : à objectivation et technologie maximales, subjectivité minimale ? A quels fantasmes d'immortalité assistons-nous, en un temps où les techniques de manipulation du vivant coexistent avec l'épidémie la plus redoutable du siècle ? Que peut, que doit penser par exemple le psychanalyste des questions si complexes, presque vertigineuses, que soulèvent les nouvelles techniques de procréations ? dons d'ovocytes, sélection génétique et diagnostic préimplantatoire, statut de la paternité et de la parenté dans des filiations biologiques devenant si complexes ? Le législateur est sollicité à prendre parti, quelle position est ici tenable pour le psychanalyste ? Malaise dans la pratique analytique Etre psychanalyste en 1993, c'est aussi prendre la mesure des figures nouvelles de notre pratique, de son évolution dans certains cas vers l'interminable, voire des délicates positions d' « expertises », arbitrages singuliers — avec ce qui s'y engage de la question de l'éthique en psychanalyse — auxquels certains d'entre nous peuvent être conduits devant la prolifération anarchique de multi- Argument 1015 ples pratiques dites analytiques. Babélisation de la théorie, pouvait-on dire jusque-là, mais aussi évolution nouvelle des cures, des reprises d'analyse, fragmentation des conflits et des investissements narcissiques. On arriverait ainsi au cursus de formation des analystes que les critères de sélection institués ont quelquefois du mal à suivre, pris entre la rigueur et le souci de privilégier la subjectivité de chaque parcours. Quelle régulation institutionnelle convenable pour la formation des analystes par exemple ? Ceci ferait à soi seul l'objet d'un numéro de la RFP... Mais, plus généralement, on voit qu'il s'agira d'interroger nos modèles de pensée, dès lors que la complexité des logiques psychiques et leur négativité semblent régulièrement prendre le pas sur le déterminisme inconscient aimantant tout au long la pensée freudienne. Comment penser la psychanalyse en regard des modèles et métaphores scientifiques contemporains sans perdre la balise essentielle d'une histoire subjectivable ? Jean-José BARANES et Monique GIBEAULT. I Malaise dans la civilisation Etre René DIATKINE - Jean-José psychanalyste BARANES - Monique en 1993 Entretien GIBEAULT Monique Gibeault : Je poserai une première question : face au pessimisme ambiant, à l'état actuel du monde, est-ce que l'on peut encore croire, en 1993, à un progrès quelconque, tel que l'évoquait S. Freud dans Malaise dans la civilisation et peut-on encore être psychanalyste en croyant à ce progrès ? René Diatkine : C'est la question que nous nous étions posée en organisant le Colloque de Deauville 1992. C'est une question qu'on ne peut éviter de se poser. Après un après-midi d'analyse pendant laquelle on a l'impression d'avoir fait un bon travail d'analyste, on sort de son bureau, on ouvre le journal ou on écoute les nouvelles et l'on est plongé dans un monde de désastres et de signes inquiétants, sans que l'on puisse imaginer un avenir meilleur. A ce moment, inévitablement, on a le sentiment d'avoir fait un travail en petit format, comme un miniaturiste qui aurait fixé une image intimiste au milieu d'une grande tourmente. L'impression de fin du mondé, celle qu'on a en visitant le site d'Hiroshima ou de Nagasaki, ou en repensant à la solution finale — pourrait rendre dérisoire le drame de chacun d'entre nous. Et pourtant, je ne pense vraiment pas comme cela. J'ai au contraire la conviction qu'il faut plus que jamais continuer ce que nous faisons, parce qu'en donnant sens à la vie d'une personne on impose, du dedans, un sens aux événements. Cette conviction n'est pas fortuite. J'ai vécu dans ma vie de grands désastres, politiques et relationnels. J'ai souvent été entouré de personnes qui n'étaient pas gênées par ce qui se passait, et le sentiment de solitude sur fond de guerre perdue et de persécution n'est pas étranger à l'impression de fin du monde. J'ai rencontré aussi certains qui ont su rester humains, et c'était une source de joie..Nous avons même beaucoup ri. Et puis la situation s'est retournée. Bien que les morts soient morts par millions, de grands espoirs ont paru moins chimériques. Cela n'a pas duré. Le vide de sens et la folie meurtrière ont reparu. L'illusion positiviste s'est dissipée. Les progrès technoloRev.franç.Psychanal., 4/1993 1020 Entretien René Diatkine - Jean-José Barane - Monique Gibeault giques se sont développés dans une accélération impressionnante, nos connaissances sont restées limitées. Elles nous ont fait mesurer l'étendue de ce qui restait inconnu. Prévoir l'avenir, et mieux, organiser le monde paraissent tout autant chimérique. Mais la capacité d'élaborer les contradictions intrapsychiques est demeurée entière, et nous imaginerons d'autres « lendemains qui chantent ». Que l'activité du moi s'étende dans l'espace pulsionnel permet de dire le drame au lieu d'en être la victime passive permet aussi de rire quand tout est noir. Malaise dans la civilisation était une réflexion sur la première guerre mondiale, les Nouvelles Conférences étaient contemporaines du déferlement nazi. La psychanalyse est-elle un antagoniste de la guerre et de l'extermination ? Sans entrer dans l'étrange utopie du Ier Congrès mondial d'Hygiène mentale (Londres, 1948), on peut traiter cette question en posant deux questions. Existet-il chez l'individu une source permanente de destruction prête à produire des effets à chaque occasion déstabilisante? Les hypothèses oedipiennes de Freud restent-elles heuristiques aujourd'hui ? La seconde question découle de la première, sans qu'elles se confondent. En donnant la plus grande valeur à l'individu, face aux pressions de la société dans laquelle il vit, en travaillant sur son destin et sur sa façon d'élaborer les forces inconscientes qui l'animent, produisons-nous des effets extensifs pouvant donner sens à la vie des autres ? Un changement minime localisé peut-il avoir des conséquences lointaines dans l'espace ou le temps, ou essayons-nous de paraphraser la légende de l'enfant hollandais empêchant avec sa main l'inondation du polder? Avons-nous l'ambition de vider l'océan avec une petite cuillère ? Jean-José Baranes : Vous avez évoqué successivement mise en sens, désastre, processus ou progrès civilisateur, et prise en compte de la pulsion — spécialement la destructivité — chez l'humain. Est-ce que vous considéreriez que ce serait là les paramètres essentiels du débat ? R. Diatkine : Oui, ce sont les paramètres de notre discussion. Comment concevoir la destructivité humaine ? Dire qu'elle est la projection à l'extérieur de la pulsion de mort ne nous fait pas beaucoup avancer. En 1929, Freud avait une hypothèse plus précise, s'inscrivant dans la dramatisation du Complexe d'OEdipe. L'être humain, plutôt l'homme que la femme, est freiné dans la réalisation de ses désirs sexuels par l'interdiction sociale, qui procède de l'interdit paternel. Le surmoi est le résultat de l'introjection de cet interdit. Ainsi le conflit oedipienorganise la destructivité, dont les déplacements d'investissement permettent de diminuer l'angoisse en instituant la haine de l'autre, du rival le plus familier à l'étranger le plus lointain. Ainsi se forment le narcissisme des petites différences, le chauvinisme, les violences des supporters, etc. Le schéma oedipien soulève cependant quelques difficultés théoriques. Dans les familles les plus souples et les moins agressives, l'angoisse de castration des enfants se perpétue, sans expérience traumatique originelle. L'hypo- Etre psychanalyste en 1993 1021 thèse phylogénétique (Totem et tabou, Moïse) supposait que la transgression et l'interdit de l'inceste étaient une organisation sociale donnant forme au Complexe d'OEdipe et organisant les rejetons de la pulsion de mort, ceux-ci pérennisant les mouvements de guerre et de destruction. Melanie Klein avait ouvert une autre voie en construisant le modèle de la position schizoparanoïde. La haine pour l'autre peut être décrite comme l'effet direct de la contradiction pulsionnelle considérée comme primaire et innée — ou comme l'effet d'une élaboration complexe partant du moment où l'autre existe dans l'appareil psychique du sujet. Je me référerai à l'hypothèse suivante : quand le très jeune enfant est convaincu que sa mère existe quand elle n'est pas dans son champ perceptif, il prend conscience de l'absence et distingue sa mère de toute autre personne. Il établit un lien entre plusieurs expériences successives et construit une représentation mentale, objet-mère ou imago maternelle. Ce n'est pas une figure statique, ce n'est pas une silhouette figée, c'est une mère érotique s'occupant de lui, lui donnant les soins et ayant un contact physique avec lui ; le souvenir de l'objet absent, c'est une mère en mouvement, ayant une action d'amour sur quelqu'un qui n'est pas lui, et qui est comme lui ; il fantasme sa mère en train de faire ce qu'elle faisait avec lui, il construit dans le même mouvement un troisième personnage qui fait partie de la définition de l'objet-mère, excitant un autre qui n'est pas « moi ». Cet autre, totalement hé à la représentation de la mère absente et en mouvement, cet autre qui est « moi » sans être « moi », est générateur de mouvements d'identification et de mouvements de haine. Le père est construit à partir de ce mouvement, qui commence tel que je l'imagine, dès le milieu de la première année. Ainsi se crée une tension dont l'être humain ne se débarrasse jamais. Cette reconstruction me paraît plus proche de l'expérience, de la psychanalyse des adultes et de la psychanalyse des enfants que l'hypothèse d'un traumatisme créé par un père primitif interdisant l'accès à la mère ; à partir du moment où la mère existe, elle est par nature contradictoire et déjà chargée d'histoire par le seul mouvement dans lequel l'enfant se la représente quand elle n'est pas là. J.- J. Baranes : Ce qui vient là, c'est une introduction de la causalité psychique, c'est-à-dire, pour reprendre l'expression de S. Botella : « Maman pas là parce que papa. » R. Diatkine : J'ai entendu Sara Botella dire cela hier 1, et l'on ne peut qu'être d'accord avec cette formule. Mais j'aurais tendance à inverser : « Papa là-bas parce que Maman là-bas. » delanguefrançaise,Paris, 1993. 1. Intervention de S.Botellaau Congrèsde psychanalyse 1022 Entretien René Diatkine - Jean-José Barane - Monique Gibeault Pour revenir à Malaise dans la civilisation, la tendance fondamentale de l'esprit humain à envier son prochain, à l'aimer et à le détester, à vouloir le posséder, le garder et le détruire, procède directement de ce qui est le moteur du psychisme durant toute la vie. Dans notre culture, le psychisme de chaque être humain génère et poursuit une quête pour trouver l'objet d'amour qui serait un nouvel avatar d'une mère fantasmatique, qui n'a jamais été connue en dehors d'un fantasme nostalgique et rétroactif, une mère toujours présente et qui n'aimerait que « moi ». Ceci est vrai pour les hommes et les femmes. « Que moi » perpétue la structure oedipienne du désir. Cette histoire présente un avantage sur la théorie phylogénétique des fantasmes originaires : elle laisse une ouverture, une possibilité d'élaborer au-delà de la contradiction fondamentale. « Faisons l'amour et pas la guerre » est une incantation plaisante, et Mai 68 a laissé des traces non négligeables dans notre culture, mais il y a longtemps que l'amour et la guerre sont complémentaires dans nos sociétés occidentales. Ce n'est pas dans le registre de l'agi, du « faire » que les progrès les plus intéressants sont à attendre. Les constructions oedipiennes précoces sont sûrement modulées par le psychisme des deux parents, et en particulier par les interactions précoces du sujet avec son entourage ; je ne reviendrai pas là-dessus aujourd'hui. L'ambivalence d'investissement, consubstantielle à la construction de l'objet, a comme antagoniste une activité psychique très intense qui se développe vite, dès le second semestre de la vie, et qui tend à compenser et à équilibrer la perte d'objet, inséparable de sa construction. Etre soi-même l'objet manquant, maîtriser l'absence en instituant des représentations de l'absent, élaborer des symboles permettant un certain degré d'emprise, tous ces mouvements organisent l'auto-érotisme, concourent au narcissisme et contrebalancent aussi bien le fantasme de perte que celui d'interdiction. Dès le second semestre, le babil, reprenant l'intonation du langage ambiant, n'est pas une demande ni un signal de besoin. C'est un acte jubilatoire autosatisfaisant. Les mois suivants apparaît la capacité de désigner en accompagnant le geste d'un énoncé à un terme. Cette désignation, parfois demande, parfois a été jubilatoire, ne concerne que ce qui est présent dans le champ prescriptif. Comme l'a montré Emilio Cabrejo Perra, la référence à l'objet absent, c'est-à-dire à une représentation mentale du sujet, demande l'utilisation d'un énoncé à plusieurs termes, ce qui introduit une nouvelle maîtrise de contradictions psychiques, par l'usage de langue alphabétique, de la double articulation et de l'arbitraire du signe. La capacité de l'enfant à être seul, devant sa mère, au début, pour reprendre la formule de Winnicott, puis d'être vraiment seul dans l'univers bien peuplé de toutes les formes imaginaires, constitue une contre-partie peut-être décisive au fantasme de perte d'objet. Etre psychanalyste en 1993 1023 Je voudrais reprendre là, d'une autre façon peut-être, la célèbre fin de la XXXIe Conférence 1, quand Freud dit : « Où était le ça doit advenir le moi. » C'est un travail de civilisation, aussi important, plus important que l'assèchement du Zuyderzee. La grande idée de Freud, c'est qu'effectivement tout ce travail d'élaboration verbale peut conduire à une modification culturelle, et sûrement sans qu'il soit nécessaire d'analyser tout le monde. J.-J. Baranes : Donc, vous relativisez considérablement l'idée d'un malaise « crucial » de notre civilisation, en revenant au caractère fondateur et dominant du langage et en reprenant, autrement certes, la question de l'illusion ? R. Diatkine : Oui. Illusion à plusieurs sens. Si l'illusion d'optique est une erreur de perception, le terme d'illusion désigne aussi une forme de conviction qui ne repose sur aucune expérience empirique, ni sur aucune déduction rationnelle. Cette forme d'illusion a souvent des bases idéologiques dont l'origine sociopolitique peut être retrouvée, comme l'a fait Freud, le besoin de croire en Dieu peut être rattaché au Complexe d'OEdipe et à l'élaboration du fantasme de meurtre du père. Il me semble cependant que l'illusion est indispensable au fonctionnement psychique, et c'est pour cela que je viens de me référer au Kulturarbeit rêvé par Freud. Romain Rolland faisait part à Freud du sentiment « océanique » d'appartenir à un Grand Tout, et Freud répondait que ce sentiment lui était totalement étranger. Personnellement, je comprends très bien la position de Romain Rolland, et je suis assez prêt à me croire aussi loin que Freud de tout sentiment religieux. Mais si Freud a continué à écrire, malgré la maladie, le nazisme et l'exil, c'est qu'il en sentait la nécessité et l'utilité. Malgré son état de santé, malgré l'accumulation des catastrophes, il croyait que l'humanité allait vers un avenir meilleur, et cette croyance « aux lendemains qui chantent », aussi absurde qu'elle paraisse aujourd'hui, nous est nécessaire pour survivre et pour élaborer des connaissances nouvelles. L'illusion est indispensable aux progrès de la science comme elle l'est au projet politique. Elle n'est pas synonyme d'utopie. Le sentiment océanique d'appartenir à une totalité ayant un sens fait sentir à chacun les limites de ce qu'il peut concevoir. Dans les religions monothéistes, comment peut-on comprendre la contradiction entre la totalité, la perfection et la capacité de créer ? Comment la perfection peut-elle se rendre imparfaite ? Le mouvement nécessite une contradiction entre celui dont le nom ne doit pas être dit et l'esprit malin. Qu'y avait-il avant, qu'y aura-t-il après ? J.-J. Baranes : Ceci nous ramènerait quand même à l'actualité, à propos du Malaise dans la civilisation. En mettant en route la composition de ce numéro, notre orientation « naturelle » a été de nous adresser à des philosophes, des polito1. Nouvelles d'introduction à lapsychanalyse, Conférences Paris,Gallimard,1984. 1024 Entretien René Diatkine - Jean-José Barane - Monique Gibeault logues et des scientifiques 1. C'est après coup seulement que nous nous sommes rendu compte que nous négligions d'interroger un spécialiste des religions. Par contre, dans la rencontre avec les scientifiques, nous avons abordé non pas Le mythe de la Genèse, mais les « nouveaux mythes contemporains de la Genèse », en particulier à travers les procréations médicalement assistées. La prétention de l'homme et de certains scientifiques à la maîtrise omnipotente des conditions de la procréation s'y affirme, que ce soit avec morgue ou culpabilité selon les cas. A partir de là, ceci nous amène à aborder trois champs dans notre discussion : — quel malaise dans la pratique analytique ? — quel malaise également dans la place du psychanalyste par rapport à certaines avancées de la technoscience et aux enjeux éthiques qu'elles peuvent soulever ? Et, corollairement, dans la place que la civilisation veut faire jouer à celui-ci en particulier pour ce qui concerne les médias ? — et enfin vous avez déjà commencé par cela, le malaise dans la civilisation auquel est venu répondre votre réflexion sur l'humain. Que penser des prétentions de l'homme à la maîtrise, non seulement sur la connaissance, avec la possibilité relativement proche d'arriver à un inventaire génétique exhaustif, mais bien sur la reproduction même de la vie. R. Diatkine : On peut répondre dans cet ordre si vous le voulez bien : les spécialistes de la connaissance distinguent aujourd'hui les progrès de la connaissance et les progrès technologiques ; les progrès technologiques permettent de faire des choses inimaginables ; il y a quelques dizaines d'années, les progrès scientifiques ont permis de mesurer les limites de ce qui est connu avec les concepts utilisés aujourd'hui. Les reformulations actuelles des concepts physiques — qu'il s'agisse de la physique des particules ou de l'astrophysique — ont permis aux spécialistes de faire de grands progrès dans leurs disciplines, mais n'ont en rien diminué l'angoisse métaphysique de chacun. Comment saisir ce qui est au-delà des limites du représentable, qu'y avait-il avant le commencement, qu'y aura-t-il après la fin ? Nous savons aujourd'hui que ces questions ne sont pas scientifiques, mais elles traduisent des contradictions psychiques qu'on ne peut éluder. La psychanalyse peut-elle permettre de mieux élaborer les effets néfastes de ces questions sans réponses ? L'angoisse devant la sexualité, l'angoisse devant la mort surchargent l'angoisse métaphysique, mais que doit-on penser aujourd'hui de l'impact de la psychanalyse sur l'éducation ? 1. Notedela Rédaction: La qualitéet la densitédestextesquinoussontparvenusont amenéle comitédedirectiondela revueà déciderde consacrer un numéroultérieurdesmonographies au thème « Psychanalyse et civilisation » (titréprovisoire). On y trouveracertainstextesinitialement prévuspour cenuméro. Etre psychanalyste en 1993 1025 Le XIXesiècle était pudibond, et on cachait aux enfants tout ce qui avait trait au secret de la vie. Une interprétation un peu facile de l'oeuvre de Freud et de la psychanalyse a été d'en déduire qu'il ne faut surtout rien cacher aux enfants, qu'il faut tout leur expliquer, et maintenant on fait l'éducation sexuelle à l'école maternelle, élémentaire, partout. Or, ça ne change rien à l'angoisse de l'enfant, sinon de l'augmenter, en rendant les théories sexuelles infantiles plus difficiles à élaborer. Par exemple, quand on explique à un enfant qu'il est le produit de la rencontre entre un spermatozoïde et un ovocyte parmi d'innombrables autres, le hasard de la rencontre qui l'a engendré le plonge dans une angoisse encore moins maîtrisable qu'autrefois. Quand on lui racontait des histoires de cigognes, de choux et de roses, le secret lui permettait d'élaborer ses « théories sexuelles infantiles ». L'angoisse sexuelle n'est pas dédramatisée et l'angoisse existentielle reste entière : qu'est-ce qui a fait que je suis ? L'angoisse de l'origine est fiée à l'angoisse de mort : comment comprendre que ça s'arrête ? Depuis le début de l'hominisation, les progrès ne sont pas évidents. On a marché sur la lune, mais l'angoisse des espaces infinis demeure. L'espérance de vie s'est allongée. Non seulement l'angoisse de mort persiste, mais la surpopulation du globe est devenue source d'angoisse. J.-J. Baranes : Est-ce que nous ne sommes pas dans un écart majeur, du fait de la sophistication des moyens de maîtrise des origines et du devenir ? R. Diatkine : Cet écart est préoccupant. Les psychanalystes pourraient penser être gênés par la même difficulté à maîtriser l'avenir que les économistes et les politiques. Les uns et les autres trouvent après coup l'explication de ce qui s'est passé et prévoient difficilement l'avenir. Le psychanalyste a cependant une position particulière que je voudrais maintenant souligner. S'il peut aider son patient à sortir du fatalisme et de la répétition, c'est qu'il n'est pas observateur, mais acteur, tout autant que son patient. Il n'est pas là pour démontrer que ce qu'il comprend est vrai, mais pour évaluer les mouvements provoqués par le cadre institué et l'effet de ce qu'il dit et de ce qu'il ne dit pas. La théorie psychanalytique n'est pas là pour être vérifiée, mais pour provoquer et pour comprendre l'inattendu. Certes, les relations de l'âme et du corps peuvent apparaître comme aussi angoissantes que celles des espaces infinis ou de la vie et de la mort, mais le déroulement dramatique d'une cure permet de ne pas être paralysé par nos difficultés de représentation. Beaucoup de psychanalystes travaillent dans des services de psychiatrie et d'autres le leur reprochent. Je me trouve parmi ceux-là. Nous ne sommes pas attirés par la satisfaction de comprendre, comme le docteur dans Woyzeck. Nous n'apportons pas non plus une « technologie » de deuxième ordre inspirée de la psychanalyse. Nous pensons que parmi tous les êtres humains souffrant du manque de considération les patients psychiatriques sont les plus desservis, et 1026 Entretien René Diatkine - Jean-José Barane - Monique Gibeault que cela aggrave leur état. Ils ont droit à la même attention que les patients en analyse. Cela fait partie de l'éthique psychanalytique. Et, d'une façon ou d'une autre, la compréhension du patient et la nôtre doivent progresser. M. Gibeault : Alors justement, à propos de ce progrès, la technologie dont vous parlez, je voudrais revenir à ce que vous disiez des religions monothéistes et l'illusion. Pour qu'il y ait progrès, il faut tout de même qu'il y ait sublimation, et c'est dans Malaise dans la civilisation, je crois, que Freud en parle. Alors qu'en est-il de la sublimation ? Et la perfection dont vous parliez tout à l'heure, peutelle être créatrice ? La sublimation peut-elle être achevée ? Et à ce moment-là, si elle est achevée, est-ce qu'elle ne porte pas sa destruction en elle-même ? Parce que, finalement, on a l'impression qu'on s'éloigne beaucoup dans cette discussion de ce qui anime tout ça de la pulsion : on est dans la technologie. R. Diatkine : C'est vrai que la technologie peut être associée à une triste désexualisation. Mais vous avez raison de poser la question de la sublimation. A-t-elle un rapport avec la perfection qui caractérise les religions monothéistes ? Sûrement, si l'on parle en termes d'Idéal du Moi, c'est-à-dire de « but », projeté à l'extrême infini. Mais, justement, la sublimation n'est jamais parfaite. Comme tout élément de notre psychisme, et en particulier du système pulsionnel, ce n'est jamais un état, c'est un jaillissement, à un moment privilégié, il peut se tarir et revenir. J'avoue ne rien savoir sur l'inconscient de Fra Angelico, j'ai beaucoup fantasmé devant des tableaux, en lisant ou en écoutant de la musique. Aucun artiste n'est devenu Saint par sa création, mais chacun a connu des expériences précieuses. Il est difficile d'oublier l'exposition Paris-Berlin qui se tint il y a quelques années au Centre Pompidou. Une salle noire était consacrée à la cassure de la première guerre mondiale. Y était exposée une lettre d'un très grand musicien français qui expliquait que Schönberg était un boche et le resterait. L'amateur d'art ne sort pas « meilleur » d'une exposition ou d'une salle de musique, mais il a participé individuellement à un mouvement social rendant moins absurde l'illusion des « lendemains qui chantent ». Quand Freud a utilisé le concept de sublimation pour décrire un des modes de transformation de la pulsion, il devait faire face au problème de la continuité de l'effet psychique des pulsions — la pesée de la sexualité durant toute la vie — devant une certaine discontinuité de ce qu'il appelait alors le « but » de la pulsion. N'oublions pas que la libido représentait l'instinct perpétuant l'espèce. Tout ce qui détournait la libido de la procréation devenait suspect. La sublimation était un meilleur destin de la libido que les perversions. Une bonne issue devait rester libre de toute pathologie. Sublimation et désexualisation sont liées, et c'est là que l'on retrouve les processus d'élaboration déclenchés par la création et la perte d'objet, ainsi que par Etre psychanalyste en 1993 1027 l'opposition entre les zones érogènes et le reste de l'investissement du corps. Si l'on pense en termes de mouvements et d'émergence, on rejoint ce qui est au centre de notre débat d'aujourd'hui. L'élaboration des conflits diminue la tendance individuelle et sociale à l'action destructrice. Tout à l'heure, il a été question des tout débuts du langage. Il faut aussi aborder les effets de l'organisation du récit, qu'il soit oral ou écrit. Il implique une pluralité des voix : il y a celui qui raconte, que ce soit le parent qui raconte une histoire pour que l'enfant s'endorme tranquillement, l'enfant qui fantasme tout seul, le conteur et bientôt le narrateur du livre. Il y a tous les héros, qu'ils soient garçons ou filles, hommes ou femmes. Chacun a une relation identificatoire distincte avec le « je » du sujet, et cette pluralité reprend la structure initiale de l'objet — construit des liens entre expériences successives. Ce n'est plus une pulsion qui se heurte à un obstacle et ne peut réaliser son but, c'est une nouvelle composition à partir d'un thème initial. Cette métaphore représente les moments critiques de la vie et cette crise particulière qu'est la cure analytique. Recomposer les thèmes initiaux selon des modes, qui se réinventent laissent au second plan la fatalité de la mort et la nécessité de haïr l'autre. S'agit-il ici de sublimation ? En tout cas ce n'est pas une transformation portant sur la seule libido ou sur la seule pulsion de mort, c'est la modulation d'un système contradictoire. Pour revenir à Malaise dans la civilisation, Romain Rolland et Freud rêvent l'un et l'autre et se savent proches, même si leurs formulations s'opposent. Pendant la guerre, Romain Rolland s'est mis au-dessus de la mêlée, Freud était resté à Vienne et la guerre a frappé sa famille. Leur dialogue est inégal, leur histoire est différente. Doit-on s'opposer activement et réfléchir, ne vaut-il pas mieux élaborer après coup les situations contradictoires dans lesquelles on s'est trouvé ? La question reste ouverte. J.-J. Baranes : Vous proposez plutôt un artisanat de la pensée, un artisanat du lien psychique ? R. Diatkine : Je pense à une petite flamme qu'il ne faut pas laisser éteindre sans s'enfermer pour autant dans la parabole de Hanouka. Je n'aime pas le mot artisanat qui fait penser à la technologie et au bricolage asilaire. J.-J. Baranes : Oui, vous l'employez dans le sens d'une utilisation manuelle d'un usage de la main et du langage. R. Diatkine : Vous savez, dans toute mon adolescence et mon jeune âge, j'ai considéré le dernier mot de Candide comme une mesquinerie de petit propriétaire. Et maintenant je pense que c'est une métaphore progressiste. RenéDiatkine 6, rue de Bièvre 75005Paris Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? André GREEN Que vaut, par les temps qui courent, notre déjà vieillissante civilisation occidentale et que valent aujourd'hui celles qui ont, ou auraient, l'ambition de prétendre la remplacer dans les fonctions directrices qu'elle a jouées jusque-là ? Que vaut, à l'usage et avec le recul du temps, l'idée même de civilisation dans son emploi au singulier lorsqu'on tend à lui substituer le pluriel des cultures ? Quelle différence d'ailleurs, thème autrefois rebattu, entre la civilisation et la culture ? Que vaut aujourd'hui, pour nous autres psychanalystes, comme pour ceux qui ne le sont pas, Das Unbehagen in der Kultur, soit encore Malaise dans la civilisation ?. Questions fiées en cette époque de désillusion. Et ne pourrait-on pas, à la faveur d'un léger décalage, appliquer à la civilisation la formule que Freud destina d'abord à la religion : « L'avenir d'une illusion. » Il se pourrait bien en effet que, mis à l'épreuve des faits, avec le recul que nous donne maintenant l'histoire, le mot même de civilisation nous apparaisse comme une de ces berceuses dans lesquelles l'esprit humain en général, et la conscience européenne en particulier, ont assuré le sommeil des intellectuels. Et Freud, qui tenta quant à lui de nous réveiller, n'échappa pas lui-même à une vision quelque peu idéalisée, romantique même, confiante en l'existence — peut-être mythique — d'un « processus civilisateur ». Civilisation ? Aujourd'hui, s'il est vrai que l'écrit de Freud se montre à bien des égards prophétique, il n'en est pas moins exact que nous ne savons plus exactement ce 1. SigmundFreud,Malaisedansla civilisation, trad.Ch. et J. Odier,PUF,1971. Rev.franc.Psychanal., 4/1993 1030 André Green que son titre recouvre. Civilisation ? Le mot garde-t-il le potentiel significatif qu'il avait encore en 1930 ? Toute l'histoire écoulée depuis cette date ne vientelle pas infirmer le contenu dont on l'avait doté ? Comment aujourd'hui — c'està-dire après le nazisme, Hiroshima, les régimes totalitaires de l'Est européen, après les exactions des forces qui ont pourtant aidé les peuples à se libérer du joug de leurs colonisateurs, après le retour de l'intolérance religieuse — comment en appeler encore à la vertu des peuples civilisés ? Et tous les événements tragiques dont nous ne venons de citer qu'un petit nombre, sont-ils compatibles avec l'idée d'un simple malaise ? Ce malaise perçu par Freud à l'origine de son essai, n'était-il pas le prodrome d'une grave maladie qui se serait déclarée depuis ? Partout on va clamant les droits de l'homme ; n'est-ce pas parce qu'ils sont largement bafoués ? Ceux de la femme le seraient-ils moins ? Et voilà qu'on parle des droits de l'enfant. A leur suite ce sont les droits de l'environnement massacré, ceux de la vie sur la planète, partout mise en danger, qui sont autant de cris d'alarme. Maladie, à n'en plus douter, la question qui se pose aujourd'hui est de se demander si les progrès du mal ne révèlent pas le caractère incurable de la maladie. Quelques questions d'actualité : Comment concevoir aujourd'hui la civilisation ? A quoi attribuer la cause du mal ? En quoi la psychanalyse peut-elle éclairer ces problèmes et leur apporter un commencement de réponse ? Paraphrasant le titre d'un autre écrit freudien, je dirais : « Warum die Kranken in der Kultur ? » « Pourquoi la maladie dans la civilisation » ? Nous sommes dans la postérité de Freud, mais aussi après ce que Freud ignora : les camps d'extermination (aurait-il pu imaginer que l'Allemagne dont il aimait la culture était capable de cela ?), la prolifération des armes nucléaires, la répression par l'internement psychiatrique, la déportation des populations, le terrorisme, l'enrichissement fabuleux par la drogue semeuse de mort, et enfin la résurrection d'une abomination : la purification ethnique. Les pires de ces actions ont été — et sont — commises par des pays de haute et ancienne civilisation dont la culture a servi de phare à l'humanité. Nous ne pouvons plus l'ignorer : aucun pays, aucun groupe, si civilisé qu'il soit et si évidentes les preuves de ses accomplissements culturels, dont l'humanité tout entière est débitrice, n'est protégé de l'éventualité d'un retour plus ou moins prononcé, plus ou moins prolongé vers la barbarie. Encore faut-il se demander si le concept de régression est ici le plus approprié et s'il ne faut pas au contraire parler de « progrès dans la barbarie », à l'inverse de ce que Freud appelait, selon les traductions, « progrès dans l'intellectualité » ou « progrès dans la spiritualité ». Comment aujourd'hui évaluer ces égarements ? Comment ne pas penser que notre « civilité » ne joue que le rôle des « habits neufs » de l'Empereur. L'Histoire contemporaine accumule les évidences : « Nous sommes nus. » A un Culture(s) et civilisation (s)., malaise ou maladie ? 1031 moment, à peu près contemporain de l'oeuvre de Freud, il était d'usage de comparer la civilisation, non à la barbarie, mais à l'héritage animal de l'homme. Aujourd'hui, nous le savons, il n'est pas de prédateur dont la cruauté soit comparable à celle de l'homme. Non celle de l'hominien à peine surgi du rameau qui le sépare des autres anthropoïdes, dont l'agressivité ou la destructivité paraissent en regard des nôtres anodins, mais bien celle de l'homme contemporain, bardé de savoir et de pouvoir, terriblement efficace dans la poursuite de ses buts les plus effroyablement inhumains, ce dont il paraît s'accommoder sans difficulté et même se réjouir lorsque ses voeux se trouvent réalisés. Nous sommes aujourd'hui devant une terrible leçon. Toutes les horreurs que le nazisme a perpétrées, tous les mensonges qu'il a forgés, tous les oripeaux dont il s'est paré pour se justifier ont été montrés, démontrés, réfutés afin que « plus jamais ça ! » comme on dit. Bernique ! Non seulement la vérité n'est pas dissuasive, mais elle est toujours niable au nom d'une autre vérité plus complaisante. Et ce qu'on n'attendait pas, voilà que la monstration de la monstruosité agissante fait des adeptes et donne des idées pour l'avenir quand le moment viendra de sortir de l'ombre pour accomplir le grand projet. Les nazis connaissaient Goethe par coeur, j'imagine que les Serbes et les Croates sont de bons chrétiens. Les psychiatres soviétiques croyaient à la schizophrénie torpide dont l'épidémie s'est éteinte avec l'interdiction du Parti communiste de I'URSS.On continue d'exciser les clitoris des femmes africaines et l'on coupe toujours les mains des voleurs dans les pays islamiques où l'on ne connaît d'autre loi que le Coran. Au pays des tables de la Loi, on torture, on brise les os des manifestants, on bannit. Pouvons-nous aujourd'hui, comme Freud en 1930, croire encore aux vertus des Lumières, de la science, de l'éthique, de la démocratie, pour avoir foi en la civilisation et espérer la sauver ? La question n'aurait pas de sens si, au milieu de tant de raisons de s'inquiéter on ne trouvait aussi, perdus dans la masse des signes négatifs, quelques indices qui peuvent susciter sinon l'espérance, du moins une consolation. Car il existe une indéniable amélioration de la condition humaine dans les domaines de la santé, de la lutte contre l'analphabétisme, dans celui de l'élévation du niveau économique des populations, et, malgré tout, de la défense des droits de l'homme. Amélioration dont je n'ignore pas le caractère relatif et tout à fait dérisoire par rapport à ce qui reste à faire — pour ne rien dire de ce qui pourrait être fait et qui ne l'est pas. Les idéologies en crise Quoi qu'il en soit, la comparaison entre les raisons de désespérer ou au contraire de continuer à oeuvrer ne résume pas la situation. Car la résultante de 1032 André Green ces diverses composantes est bien la crise des idéologies, la faillite des valeurs traditionnelles, la remise en question des principes éthiques, bref le destin de la morale. Celle-ci, déjà ébranlée par Nietzsche et Freud, recouvre aujourd'hui ce qu'on pourrait appeler un ensemble vide. L'humanisme fait sourire et suscite peu de vocations enthousiastes, mais le pis, c'est que rien n'est venu le remplacer. Dieu est mort depuis longtemps déjà — en dépit de quelques tentatives pour sauver ce qu'il en reste. Sur les murs d'une grande ville française, on pouvait lire, « Yahvé, Y a plus ». Le communisme est défunt, sans espoir de résurrection. Et l'on peut à bon droit se demander si la politique n'en a pas reçu un coup mortel. Quoi, alors ? La science ? Elle paraît bien embarrassée de ses propres conquêtes, débordée par les conséquences de ses découvertes. La « narcose de l'art » (Freud), à l'heure où c'est le déchet qui est promu au rang d'objet artistique, ne saurait jouer ce rôle mobilisateur pour les sociétés. Il fut un temps, pas si éloigné, où art et révolution rimaient : le surréalisme est là pour nous le rappeler : « En fonction même des événements de ces dernières années, j'ajoute que me paraît frappée de dérision toute forme d'engagement qui se tient en deçà de cet objectif triple : transformer le monde, changer la vie, refaire de toutes pièces l'entendement humain. »1 Vaste programme qui a vu le triomphe de la dérision sur les diktats des voeux omnipotents. Est-ce qu'il ne reste à la civilisation que la conservation du patrimoine ? Je crois qu'une valeur qui ne serait pas nourrie par le présent ne peut vivre de ses réserves accumulées dans le passé. Pour moi il reste... la psychanalyse, c'est-à-dire l'effort pour rester lucide. En dépit d'un retour de flamme en 1968, Malaise dans la civilisation — un exercice de vacances, selon l'aveu de Freud — n'a guère d'admirateurs enthousiastes. Tout récemment encore, Pontalis marquait ses distances par rapport à ce texte daté 2. Qu'est donc le malaise que suscite Malaise... chez les intellectuels ? C'est moins, à mon avis, cette confirmation fortement appuyée, de la pulsion de mort qui provoque des réticences, qu'une autre hypothèse : l'idée que notre vie civilisée puisse dépendre du sort des pulsions, de leur apprivoisement tout relatif, des alternances de leur sommeil et de leur éveil sous l'influence de conjonctures diverses et souvent imprévisibles. C'est aussi, par voie de conséquence, l'idée que la société soit — ou soit devenue ? — le champ d'exercice privilégié, le milieu nourricier par excellence, de celles-ci. C'est encore dans le cadre de ces prémisses que s'explique, en un temps second, l'outrage de la pulsion de mort. Il est vrai qu'en retour ni Freud, ni ses successeurs ne se sont clairement expliqués sur les relations de la vie pulsionnelle avec le développement socio-historique — question d'une extrême obscurité. 1. AndréBreton,La clédeschamps,1946. 2. J.-B.Pontalis,Permanence du malaise,Le tempsdela réflexion, IV,p. 409-426,1983. Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? 1033 Reste un constat : on parlait, il n'y a pas si longtemps encore, des philosophes du soupçon : Nietzsche, Marx, Freud. Nietzsche ne regroupe plus autour de son nom qu'une poignée de rescapés du nihilisme qui pratiquent une sorte de dandysme intellectuel ; Marx a vu s'écrouler l'empire qui s'est édifié en son nom ; reste Freud, encore que beaucoup le considèrent dépassé, aussi bien dans que hors la psychanalyse. Quoi qu'il en soit, il n'est désormais plus possible à quiconque réfléchit sur le cours des événements de notre époque, de se satisfaire d'explications schématiques ou abstraites. Aujourd'hui, l'analyse de la civilisation y découvre moins le malaise que les progrès d'une pathologie, aisément reconnue, insuffisamment expliquée et encore moins traitée avec efficacité. Gardons-nous de l'idée que les psychanalystes pourraient être les médecins qui posséderaient les clefs de ce mal mystérieux. Tout au plus leur regard jette-t-il quelque lumière sur la nuit qui entoure le pouvoir des puissances qui périodiquement se déchaînent. Est-ce là revenir encore, à travers la fonction du concept de pulsion, à une formulation qui renvoie à la relation de l'homme à la nature, aux forces qui l'habitent, à son destin, au rapport qu'il entretient à la mort ? S'il est une question à laquelle il ne faut surtout pas se hâter de répondre, c'est bien celle-ci. Nous verrons cependant qu'elle hante la discussion, même quand on n'y fait pas explicitement allusion. Et si oui, à quoi opposer la nature ? A la culture sans doute, mais quoi de celle-ci ? Aux sources de l'idée Trop souvent l'analyse de Malaise dans la civilisation a donné.lieu à une lecture refermée sur elle-même, sans souci de ce qui s'est écrit, élaboré, pensé à cette époque, comme si le texte de Freud était sorti tout armé de la tête de son auteur. Aujourd'hui, il faut recontextualiser Malaise... Pas seulement par rapport à l'histoire de l'époque, et bien que nous soyons à trois ans de l'arrivée d'Hitler au pouvoir, mais dans le cadre du mouvement des idées, en remontant plus haut. Pour Durkheim et Mauss, la civilisation est considérée sous l'angle de phénomènes sociaux qui vivent d'une vie « supranationale », fiés en système solidaire. Une sorte de « processus civilisateur » en somme, qui se définit en termes moraux, né d'une histoire qui sort du cadre d'une société déterminée1. Passage du local à un certain global. Et tandis que Mauss, en 1929, procédant à une bouture saussurienne, définit le social — tout comme le signe — par l'arbitraire, 1. E. Durkheimet M. Mauss,Notesurla notionde civilisation (1913),in M. Mauss,OEuvres, 2, p. 452. 1034 André Green responsable de ses formes définies et singulières, il anime ces formes d'une vie qui connaît ses mouvements d'expansion, d'arrêt, de rejet. On devine ici la place que peuvent occuper une visée civilisatrice et ses avatars1. C'était là le moment où une réflexion née au XVIIIesiècle parvenait à maturité. Jean Starobinski en a analysé les ambiguïtés 2. Civiliser, c'était, selon Mirabeau père, adoucir l'état de nature. Mais comment le qualifier moralement pour comprendre le sens de l'évolution ? Deux idées contraires s'opposent ici : tantôt l'état de nature est celui d'une innocence originelle qui ne va cesser de décroître pour laisser la place à ce qui pervertit l'homme, tantôt l'état de nature sera synonyme de barbarie, la civilisation éduquant l'homme pour s'affranchir de cette tare. En somme, il y a ceux qui pensent l'homme d'avant et d'après la chute... Remarque : les Grecs n'avaient pas de mot pour désigner ce dont nous parlons : ils ne civilisaient pas, ils domptaient, ils apprivoisaient, ils éduquaient (F. Hartog) 3. Les barbares, c'étaient les non-Grecs, ceux qui ne parlaient pas leur langue, ceux dont la parole s'entendait comme un balbutiement — aujourd'hui, un bla-bla-bla. Cette idée du rapport de l'humain à ses antécédents pré-humains, on la trouve aussi à la même époque chez Gordon Childe4. Un autre courant remonte jusqu'à la fin de la première guerre mondiale — dont personne n'omet de signaler le caractère sauvagement meurtrier. Freud n'y manquera pas en 1915 dans son essai : « La désillusion créée par la guerre » : « Il nous semblera que jamais encore un événement n'avait détruit tant de biens précieux communs à l'humanité, frappé de confusion tant d'intelligences parmi les plus lucides, si radicalement abaissé ce qui était élevé. »5 Et déjà il exprime sa déception des grandes nations de race blanche, c'est-à-dire les peuples civilisés, incapables de régler leurs différends autrement que par la force. L' « Etat civilisé » a failli. Ce texte est bien le prologue de Malaise... quinze ans avant, écrit à chaud, et pas comme alternative aux parties de cartes en vacances ! Il est aussi le précurseur de Warum Krieg ? (lettre à Einstein) écrit trois ans après Malaise... en 1933. Le plus étrange est notre impression que ce dont Freud traite avec précision en 1915 constitue un témoignage des guerres d'aujourd'hui, alors que l'objet de sa description porte sur des faits qui nous paraissent, avec le recul du temps, beaucoup moins meurtriers. Comme si nous nous étions « habitués » à la situation de 1915, comme peut-être nous nous habituerons plus tard à celle de 1992. L'indignation s'use, l'horreur se 1. Lescivilisations, éléments etformes(1929),loc.cit.,p. 469. 2. JeanStarobinski,Lemot « civilisation» dansLe tempsde la réflexion, 1983.Toutlenumérode l'année1983estconsacréà cethème. 3. F. Hartog,Lepassérevisité,loc.cit.,p. 161-180. 4. G. Childe,Delapréhistoireà l'histoire,Gallimard. 5. SigmundFreud,Actuellessurla guerreet la mort, OEuvres XIII,p. 127. complètes, Culture(s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? 1035 banalise. Et pourtant, Freud assigne déjà aux pulsions érotiques un rôle d' « aptitude à la civilisation » (c'est lui qui souligne), accomplissement qu'on se gardera pourtant de surestimer. Il ne faudra donc pas s'étonner de la date des Réflexions sur le monde actuel de Paul Valéry (1929-1945) où celui-ci nous rappelle que les civilisations sont mortelles et diagnostique une crise de l'esprit. D'autres noms, d'autres titres viennent prolonger cette chaîne associative. O. Spengler qui prononce le « Déclin de l'Occident », prédisant la fin des démocraties, A. Toynbee et sa vision pessimiste de l'Histoire 1, A. Weber en 1931, et surtout la fameuse « Krisis » de Husserl : la crise de la conscience européenne, qui date des années trente. Un texte demeure exemplaire : l'article de l'Encyclopaedia Britannica signé de J. Harvey Robinson en 1929. Il énonce clairement le nouveau tour pris par le questionnement depuis 1870-1880, à savoir le rôle joué par l'héritage animal de l'homme qui redevient aujourd'hui d'actualité avec la sociobiologie d'E. Wilson. Darwin est à l'arrière-fond du tableau, mais peut-être Freud aussi : « Quelle civilisation aurait pu survenir sans les influences diverses des rêves ; il est impossible de le conjecturer. L'homme sans rêve aurait-il eu ses religions, ses symbolismes, ses allégories et une majeure partie de l'art. Il est assuré pour le moins que les croyances et les pratiques des peuples primitifs sont, dans bien des cas, attribuables à leurs rêves. »2 Ce discours sera réactualisé par les préhistoriens (Leroi-Gourhan). Un état d'esprit assez voisin se rencontre aujourd'hui chez Braudel, un des historiens modernes qui n'hésite pas à reconnaître aux mentalités un rôle majeur, à l'époque où l'histoire marxisante reléguait à un second rang l'influence de l'idéologie, celle-ci n'étant qu'une superstructure dont les déterminations devaient renvoyer à l'infrastructure économique, origine véritable des facteurs causaux. Culture et civilisation se renvoient l'une à l'autre. En outre, le singulier n'est plus acceptable et l'on doit tendre vers le pluralisme pour ne pas encourir le reproche d'occidentalo-centrisme, ce péché des « grandes nations de race blanche ». Les historiens commencent à se poser des questions moins idéalisantes. Civilisation, pour Freud, rime avec Eros. Mais désormais la guerre cesse d'être vue d'un point de vue moral ou économique. L'idée de « relaxation démogra3 phique » (G. Bouthoul) se devine sous des masques rationalisateurs. Mais cela met en cause la notion même de la civilisation. J'ai autrefois insisté sur le rôle de la paranoïa constitutive de l'identité culturelle 4. 1. Toynbee,qui a beaucoupécritsurla civilisation, a conçuDe l'histoiredurantla guerrede 1914la rédactionen 1921pour en publierlespremierstomesde 1933à 1939. 1918,en a commencé 2. J. HarveyRobinson,article« Civilisation etculture», Encyclopaedia Britannica. 3. G. Bouthoul,Lephénomène-guerre, PetiteBibliothèque Payot, 1962. 4. A. Green,Lafolieprivée,Gallimard,1990,p. 122. 1036 André Green « Une civilisation atteint sa vérité en rejetant ce qui la gêne dans l'obscurité des terres limitrophes et déjà étrangères. Son histoire, c'est la décantation à longueur de siècles, d'une personnalité collective prise, comme toute personnalité individuelle, entre un destin conscient et clair et un destin obscur et inconscient, lequel sert de base et de motivation essentielle à l'autre, mais sans toujours s'en faire connaître. On voit que les études de psychologie rétrospective ont été marquées au passage par les découvertes de la psychanalyse. »l Ainsi, l'inspiration de Malaise... remonte à la première guerre mondiale, sa gestation dure de la fin de celle-ci à 1930, et il faudra attendre trente ans avant que la psychanalyse appliquée aux disciplines historiques fasse l'objet d'une reconnaissance officielle par l'un des plus brillants historiens de son temps. La question qui se poserait légitimement est de savoir si la deuxième guerre mondiale de 1939-1945 n'a pas mis en évidence une mutation : celle qui nous fit passer du malaise à la maladie. Car le nazisme prend bien rétrospectivement l'allure d'une maladie, d'un mal dont tout montre que ses germes sont plus dormants qu'éliminés. Il n'y a pas de vaccin contre la peste brune. C'est peut-être le moment alors d'indiquer que l'examen de l'histoire ne suffit pas à nous éclairer et qu'il y faut le secours de l'histoire des idées et l'analyse du questionnement interne de plusieurs disciplines. Anthropologie Dans le développement de l'anthropologie, on retrouve deux questions : — Quel est le rapport de l'anthropologie au milieu physique dans lequel les groupes humains vivent ? C'est poser le problème de l'influence d'une certaine réalité physique. La réponse est généralement qu'un groupe humain se fait une image de la nature, l'interprète, la pense de telle sorte qu'il n'existe pas de rapport de nécessité entre la réalité du milieu et la vision qu'en a le psychisme humain. — Y a-t-il antagonisme entre culture et société ? Une longue succession d'opinions se sont exprimées sur ce problème. Si pour Tylor (1871) la culture est la totalité de l'expérience humaine accumulée et socialement transmise, celle-ci inclut : les connaissances, les croyances, l'art, la morale, le droit, les coutumes et toutes les autres capacités et habitudes acquises par l'homme en tant que membre d'une société particulière. Cet ensemble est si vaste qu'il appelle une mise en ordre et des distinctions. Aussi Kroeber propo1. F. Braudel,Grammaire descivilisations, Arthaud,1987(lreéd., 1963: Lemondeactuel,histoireset S. Baille,F. Braudel,R. Philippe,Belin,chap.III). civilisations, Culture(s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? 1037 sera-t-il de distinguer trois niveaux : l'inorganique (physis), l'organique (vivant et psychique) et le superorganique (social). En analyste, je serais tenté de rapprocher, par assonance terminologique, le superorganique et le Surmoi. Mais on notera que la référence centrale est ici l'organique, c'est-à-dire le biologique. On dira donc des niveaux 1 et 3 qu'ils sont infra et suprabiologiques. Claude LéviStrauss restreint la définition : « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent : le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science et la religion. »1 Le glissement est significatif : de l'organique au symbolique ; le réfèrent est passé du vivant (et psychique) au système symbolique — dont il faut souligner ici l'hétérogénéité qui réunit sous le même chef des aspects très divers. Toutefois la question est loin d'être réglée. B. Juillerat dissocie le social et le culturel. La valeur du culturel viendrait justement de ce qu'il serait indépendant de la structuration sociale (institutions) proprement dite. Pratique sociale et « vision de l'univers » seraient complémentaires : le sens y circule comme entre le matériel et le non-matériel. « Ceux qui conçurent et fabriquèrent nos outils, mirent au point une technique agricole ou domestiquèrent des animaux, étaient aussi ceux qui, simultanément, replaçaient la société dans le cosmos et réinventaient celui-ci dans leur imaginaire. »2 Ces questions renvoient en fin de compte à la définition de l'humain, non seulement par rapport à sa différence d'avec l'animal mais aussi en tant que tel. Continuité ou discontinuité psychique avec l'animal, mais aussi repérage des référents qui lui donnent sa spécificité. Se retrouvent ici les dossiers récemment réévalués du langage, du symbolique, de l'évolution qui nous mènent sur les chemins de la communication, de l'abstraction, de la reproduction. Interprétation des mythes : sémantique et pluralité des codes Parmi les anthropologues contemporains, Clifford Geertz plaide pour l'interprétation des phénomènes culturels comme systèmes de signification. Cette vision sémantique et herméneutique est le résultat de la déception occasionnée par des options méthodologiques antérieures. « La physique sociale des lois et des causes » est loin d'avoir fait croître les moissons espérées. L'objectivisme s'est révélé assez peu fécond et se montre avare en scientificité, c'est-à-dire en prédiction, contrôle, testabilité, etc. Geertz pense que, l'expérience ayant été suffisamment probante (négativement), un retour en arrière n'est guère conceet anthropologie, PUF. 1. Lévi-Strauss, Sociologie 2. B. Juillerat,Lesenfantsdusang,Ed. CNRS, p. 11. 1038 André Green vable. Et d'admettre que la sociologie est à l'état à peine embryonnaire. Ce qui est intéressant chez Geertz, comme chez Sahlins, c'est la façon dont ils assument leur immersion dans le bain culturel de leur temps. Inutile de citer encore tous les grands noms de la philosophie, de l'épistémologie, de la réflexion de notre époque dont l'influence est reconnue ici. Remarquons toutefois que Geertz admet le caractère de « construction » des théories et rappelle à l'occasion les précédents de Weber, Freud et Colingwood. Ce décentrement sociologique permet d'échapper à la pensée « technologique » et avoue les perplexités de l'entreprise qui se réclame de genres flous. La largeur des perspectives de Geertz, sa sincérité, l'aveu de ses doutes, n'exercent pas seulement sur nous la réaction salutaire de la modestie. Elles nous font témoin des difficultés à proposer une démarche qui soit à la fois honnête et rigoureuse. Pour conclure, Geertz demande que l'on prenne en compte les contradictions, l'énorme diversité de la pensée moderne dont aucune attitude schématisante ne saurait rendre compte. Telles sont les conséquences de l'adoption d'un point de vue interprétatif sur la culture 1. Ce point de vue interprétatif ne peut que déboucher sur un conflit des interprétations. On en a un exemple avec l'analyse des mythes où des grands herméneutes s'affrontent. P. Smith et D. Sperber situent ainsi les enjeux. Ils notent qu'alors que pour Dumézil les catégories sociologiques et psychologiques sont privilégiées pour le niveau sémantique, Lévi-Strauss est d'une opinion adverse, déniant ce privilège à de telles catégories, ceci étant contraire au principe même de la pensée mythique. Dumézil recherchait l'idéologie sociale des Indo-Européens à travers les modes expressifs qui caractérisent leurs mythes, Lévi-Strauss ne prête d'attention qu'à la multiplicité des niveaux — refusant d'accorder une valeur particulière à un quelconque d'entre eux2. Cette discussion, interne à l'anthropologie, n'est pas sans intérêt pour l'analyste. Il n'est pas indifférent que son objet soit la structure. P. Smith et D. Sperber font la différence entre l'usage « mou » de la notion de structure et sa version dure, l'analyse structurale. « Pour tous une structure est un ensemble de propriétés sur un ensemble d'objets tel que cet ensemble d'objets puisse être (au moins partiellement) décrit au moyen de ces propriétés. L'analyse structurale, elle, commence non pas quand on démontre d'un ensemble d'objets qu'il fait système, mais quand, passant à un niveau ultérieur d'abstraction, les propriétés du premier niveau sont traitées comme des objets dont on démontre le caractère à nouveau systé1. C. Geertz,Savoirlocal,savoirglobal,trad.de l'anglaispar DenisePaulin,PUF,1986; 1reéd. originale,1983. 2. P. Smithet D. Sperber,Lesmythologiques de G. Dumézil,Annales,26,1971,p. 584. Culture(s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? 1039 matique. Le propre de l'analyse structurale est d'étudier les rapports entre les structures. »1 Dans le cadre de la distinction entre culture et civilisation, la culture nous est apparue comme un ensemble vague chez Tylor, ordonné chez Kroeber, défini comme pluralité de systèmes symboliques chez Lévi-Strauss. Mais au sein de cet ensemble, la question qui oppose Dumézil à Lévi-Strauss est celle du rôle accordé à la sémantique par le premier, alors que le second ne veut connaître que le système des rapports qui lient les structures entre elles. Pour reprendre la définition de Lévi-Strauss, si les règles matrimoniales font structure, peut-on dire que l'art en fasse autant ou de manière comparable ? Dans la grille d'intelligibilité du mythe, peut-on considérer que le mythe entretient le même rapport de proximité avec l'organisation socio-politique et idéologique qu'avec les autres systèmes ? Peut-on tenir pour négligeable le niveau d'élaboration de la distribution du pouvoir ou des catégories religieuses chez les Indo-Européens et disons, les Amérindiens ? Ce qui paraît pertinent appliqué aux seconds l'est-il autant chez les premiers ? Leach qui s'intéressera au structuralisme de Lévi-Strauss propose une théorie du symbolisme différente. Il s'efforce de montrer : 1° que les symboles ont plusieurs niveaux de sens ; 2° qu'il existe des relations logiques et structurales entre ces différents sens ; 3° que quelques-uns de leurs multiples sens ne peuvent être connus que lorsque nous avons exploré dans ce champ comparatif le système d'ensemble de différents récits dans lesquels le symbole apparaît. On remarque donc que l'inférence de niveaux différents peut ouvrir à un traitement de ces contextes très éloigné du formalisme de Lévi-Strauss. Qui plus est, Leach considère que cette conception est plus proche de ce qui se fait lors du travail psychanalytique que les thèses de LéviStrauss, qui, ne l'oublions pas, tenait Freud pour un de ses maîtres2. On doit à la génération postlévi-straussienne un renouvellement des réflexions sur ces problèmes. Juillerat critique la conception de Lévi-Strauss de l'organisation dualiste qui renverrait à des structures fondamentales de l'esprit humain — entendez d'origine sans doute biologique. Les moitiés, selon LéviStrauss, existeraient « pour rien ». Juillerat au contraire fait observer que dans les sociétés qu'il a étudiées, le rapport entre les sexes est marqué par la complémentarité (avec un degré minimal d'intercommunication). « La domination s'exerce ainsi principalement sur la nature et sur ce qui apparaît comme spécifiquement naturel non transformable en social dans la société, non pas sur les personnes et les biens au sein de la société. »3 1. Ibid. 2. E. Leach,TheBigFishin theBiblicalWilderness, International Review 1986, of Psychoanalysis, 13,130-140. 3. B.Juillerat,loc.cit.,p. 517. 1040 André Green L'opposition nature-culture On le voit, le questionnement ne cesse de tourner autour de l'opposition nature/culture qui en entraîne une autre, matériel/non matériel, et sur les options théoriques qui réintègrent l'anthropologie dans le cadre général des sciences de la nature (Lévi-Strauss) ou la placent dans un cadre spécifique (Dumézil). La réflexion prend un tour nouveau avec Maurice Godelier dont les options sont encore différentes. Pour lui, la pratique symbolique est une manière de faire passer les idées du monde dans le monde des corps, dans la nature et en même temps de les transformer en rapports sociaux, en matière sociale : les discours, les gestes symboliques transforment les idées en une réalité matérielle et sociale directement visible. « Tout serait simple si la pensée se bornait simplement à réfléchir, à représenter la société, mais toutes les difficultés de l'analyse scientifique de la part idéelle du réel viennent de ce que la pensée non seulement représente la société mais qu'elle est elle-même productrice de société. »1 Représenter : telle est la brèche ouverte par Godelier : « Qui représente quoi ? » « Que fait-on quand on représente ? » Se borne-t-on à traduire, à exprimer ? Représenter, est-ce seulement être produit, n'est-ce pas aussi produire ? Ces remarques pourraient bien s'appliquer aux représentations de mot. Sontelles produites par les représentations de chose ? Et de quoi les choses sont-elles la représentation : du monde ? de la société ? de la pensée ? Parlant, je reproduis, certes, mais je produis aussi : du discours, ainsi que des actions (la pragmatique) et aussi des projets, des désirs, etc. Il est clair que les cloisons étanches, commodes pour l'exposition, ne tiennent pas à l'examen ; elles sautent à tous les carrefours. Le symbolique C'est bien la relation de l'humain au symbolique qui est l'enjeu de la discussion. Une citation de P. Smith et de D. Sperber montrera à l'évidence que la conception du symbolique en anthropologie est fort éloignée de celle qu'un Jacques Lacan aura édifiée à l'usage des psychanalystes. « Une théorie du symbolique ne peut se construire qu'en distinguant clairement les propriétés des représentations symboliques qui tiennent au dispositif symbolique lui-même, de celles qui tiennent à leur utilisation idéologique. « En particulier, il est concevable que le dispositif symbolique lui-même n'organise qu'un savoir sur des catégories et que le savoir sur le monde décelé, 1. M. Godelier,Laproduction desgrandshommes, Fayard,p. 352. Culture(s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? 1041 dans les représentations qu'il sous-tend, relève non de la structure mais de la manière dont elle est mise en oeuvre et renvoie donc à d'autres facteurs. « Si tel est le cas, le rapport entre relations de parallélisme et relations d'opposition s'éclaire : toutes deux conservent l'articulation des catégories mais seules les premières conservent le message sur le monde, l'idéologie. »1 On songe ici à la place du langage en psychanalyse, au dispositif symbolique qui permet son utilisation spécifique, à ce qu'il permet d'énoncer (qui ait rapport à l'inconscient). Peut-on, en effet, ne pas poser la question des rapports de la structure du langage et de la sémantique, de ses catégories formelles dans leurs rapports avec les éventuelles catégories formelles de l'inconscient et des liens des premières aux secondes. Ces dernières renverraient à ces autres facteurs que sont les pulsions ou le corps, ou le réel, etc. Comment concevoir ces rapports qui opposent en fin de compte forme et contenu, code et message, lorsque la question se complique en s'étageant sur plusieurs niveaux. Histoire. Structure. Sémantique Un autre aspect des problèmes soulevés par la structure est son rapport à l'histoire — thème qui a dominé le début des années soixante. Jean Pouillon nous invite à dialectiser : « L'histoire révèle la structure qui l'explique. » Cette rétroaction ne lève pourtant pas toutes les énigmes de la dimension diachronique. La pensée structuraliste a fait l'objet de nombreuses critiques. Plutôt que de rappeler les objections mises en avant par celles-ci, voyons plutôt comment certaines conceptions tentent de sortir des impasses de la discussion. Nous y verrons réapparaître, certaines dimensions frappées d'exclusion. La pensée de Marshall Sahlins est à cet égard digne d'intérêt. G. Lenclud qui l'expose et l'interprète écrit : « La culture en tant qu'ordre symbolique nécessairement projeté sur le monde intègre inéluctablement la continuité (les significations) et le changement (l'objet réel contingent auquel est appliquée une signification altère la catégorie, puis, de part en part, la structure). »2 On voit alors qu'il est impossible de séparer la structure du changement qui implique la prise en considération de la diachronie. On a dit des structures qu'elles ne descendaient pas dans la rue, formule lyrique pour dire qu'elles manquaient d'âme, de sensibilité, de mouvement. Et l'on sait bien que l'affect est le point d'achoppement des systèmes lévi-straussien et lacanien. Mais ce qu'ils ont exclu de leur pensée y est ramené par Sahlins sous 1. P. Smithet D. Sperber,loc.cit.,p. 585. 2. G. Lenclud,LemondeselonSahlins,Gradhiva, 1991,n° 9,p. 49-62. 1042 André Green une forme différente. Il écrit : « Un symbole donné représente un intérêt différentiel pour des sujets divers selon la place qu'il occupe dans leur existence. L'intérêt et le sens sont les deux côtés d'une pièce, d'un mêmesigne, respectivement liés aux personnes et aux autres signes. » Intérêt pourrait être ici pris comme synonyme d'affect. Et si on est sensible à la double référence du signe, à la personne et aux autres signes, on admettra que nous sommes ici très proches des théorisations psychanalytiques qui voient dans la production du discours psychanalytique les effets d'un double transfert (en une opération) : sur la parole (les autres signes) et sur l'objet (les personnes). Qui plus est on peut encore formuler cela autrement en soulignant comment la théorie psychanalytique procède à l'articulation de l'intrapsychique avec l'intersubjectif (Green). En appliquant ces réflexions à la question des relations interculturelles, Lenclud écrit : « Dans la mesure où il y a mise en exercice nécessaire des catégories culturelles (de la structure) et dans la mesure où cette mise en exercice est non moins productrice d'événementialité (d'histoire), le contact entre cultures est une modalité particulièrement lisible du processus d'historicisation de la structure. »: Sahlins considère que la culture est tout ce qui est signifié dans le contexte d'un ordre sémantique donné. On voit qu'ici le retour à la définition élargie est marqué par une interprétation du symbolique rattaché à la sémantique — et au signifié — ce qui s'inscrit radicalement en opposition avec les allégeances de Lévi-Strauss à la linguistique synchronique. Sahlins oppose l'activité des catégories au repos et au travail. Dans ce dernier cas, la valeur des signes (la signification) est mise en danger. « Le sens des catégories est exposé au démenti de la réalité, le divorce menace entre sens et référence. » Tout analyste sait qu'entre ses lectures, ses propres élaborations théoriques, et la remémoration d'une séance récente transcrite de mémoire où s'opère la mise à l'épreuve de ses idées au contact de la réalité clinique produite par la pratique en séance, il y a le même rapport qu'entre les catégories au repos et les catégories au travail. Et il reconnaît sans peine cette menace qui pèse sur des catégories. Il mesure le risque de voir s'écrouler l'édifice théorique construit avec patience et peine, solidité et élégance, qu'on croyait apte à résister au temps... au moins un certain temps. La distinction de Sahlins est donc importante pour toute spéculation bâtie sur une pratique. Longtemps nous avons été abusés par une conception erronée parce que trop schématique, schématique parce qu'erronée, de l'Histoire. Histoire globale, unifiée, se mouvant en bloc, d'un seul tenant. Or, voici que Sahlins nous rappelle 1. G. Lenclud,op.cit. Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? 1043 l'hétérogénéité des développements, la dyschronie des aspects en changement. « Les différents ordres culturels ont leur mode spécifique d'actions historiques, de conscience historique et de détermination historique. »l Comment un psychanalyste ne souscrirait-il pas à cette importante remarque, qui le pousse à réfléchir sur sa pratique — laquelle le confirme largement — et sur la théorie — qui n'en tient pas toujours compte. Pragmatique. Comportement. Représentation Les progrès de l'anthropologie sont liés pour partie au mouvement interne de la discipline, pour partie aux influences extérieures et aux modifications qui surviennent au sein des disciplines connexes dont on se réclame. Après avoir été fortement marquées par la linguistique synchronique, les influences de Saussure, puis de Chomsky ont cédé la place à celles de Austin et de Searl. Et c'est la pragmatique qui attire maintenant vers elle toute l'attention. Sahlins affirme que le code approprié à une conjoncture donnée informe l'histoire. Mais ne postulerat-on pas ici un monopole explicatif de l'histoire par le culturel ? G. Lenclud, commentateur de Sahlins, fait justement observer que ce dernier ne définit pas des catégories réelles mais des états imaginaires pour aider à penser. « Or le modèle sémantique pragmatique adopté par Sahlins comme grille de lecture — penser c'est faire — abolit toute distance ontologique entre représentation et agissement, opérations conceptuelles et domaines de la pratique. » Nous voilà ici devant une interrogation capitale, enjeu de toute la pensée des sciences humaines. La pragmatique supplantant la grammaire générative, cette dernière ayant elle-même détrôné la linguistique saussurienne, s'est imposée dans de multiples champs d'applications. Elle occupe maintenant le rôle de la pensée de référence pour interpréter l'intelligibilité du discours. Il nous semble que la place conceptuelle donnée à l'action et l'effacement de la dimension de la représentation, risque fort de conduire à une forme renaissante de behaviorisme, puisque l'action est le modèle que partagent pragmatique et behaviorisme. Si penser c'est faire, gardons-nous de croire que faire c'est penser. La théorie de la représentation est sans doute pleine de pièges. Mais en y prenant garde, en soulignant l'hétérogénéité des systèmes représentatifs, en liant économique et symbolique, en distinguant le corps, le monde et l'Autre, elle offre plus de richesses épistémologiques qu'un modèle habité en son centre par l'acte. On met alors le doigt sur un des points fondamentaux qui séparent l'éclairage psychanalytique des autres modèles explicatifs qui rendent compte de la culture. Si la psy1. M. Sahlins,Desîlesdansl'Histoire, p. 52. 1044 André Green chanalyse, depuis Lacan surtout, adhère à la thèse du symbolique, un écart sépare toujours les conceptions anthropologiques du symbolique, vues dans la perspective structuraliste, de celles qui naissent de contextes différents. Le pulsionnel reste, en dépit des amendements et des contestations dont il a fait l'objet, une infrastructure essentielle, son rôle fût-il tempéré par d'autres éléments de même ordre : la relation d'objet, la fonction alpha, l'aire intermédiaire ou le signifiant. Le retour de la nature : l'écosystème Le mouvement de balancier des concepts ordonnateurs devait faire retour vers la nature avec la théorie des systèmes. Le niveau supra-organique de Kroeber situait le social « au-dessus » du vivant. L'homme est maintenant réinséré non seulement dans la série animale, mais dans le système du monde. L'ensemble de l'environnement devient l'écosystème. Si l'extension des paramètres qui définissent le milieu englobe un plus grand nombre de données et relativise la part de l'humain dans une constellation — ou plutôt une galaxie — qui le dépasse de beaucoup, on peut craindre en revanche une dilution de la pensée, un émoussement de la spécificité de l'humain. Certes, la conscience ne régnera plus en maîtresse dans le psychisme humain. On peut déceler ici une influence indirecte de la psychanalyse. Mais son agencement ne sera pas le prélude à l'entrée de l'inconscient dans le système théorique, car ce n'est pas à cet échelon que s'arrêtera la théorie. Il sera en quelque sorte noyé au sein de la nébuleuse formée par l'écosystème. C'est à G. Bateson qu'il faut penser ici et à son ouvrage Vers une écologie de l'esprit. Bateson n'est pas ignoré des psychiatres et des psychopathologues, puisqu'il est à la source de la théorie de double lien ou de la double entrave, selon les traductions, qui a fécondé la psychopathologie de la schizophrénie. Plus tard Bateson devait lui-même relativiser la portée de cette découverte, trop générale à son sens. Nous nous intéresserons ici à ses positions théoriques générales. Pour Bateson, trois paramètres sont à considérer : l'un est central, c'est la philosophie de la communication, elle est doublement encadrée : d'une part, par une philosophie « abstraite, formelle » ; d'autre part, par une philosophie naturelle animale. Il n'est pas difficile de situer spatialement ces trois paramètres. Par ordre hiérarchique : le niveau naturel-animal, la communication interhumaine, l'abstraction formelle. Ce qui pousse à une mobilisation autour de ce problème est la situation nouvelle créée par la possibilité d'une auto-annihilation de l'homme par un anéantissement de son environnement. Ce résultat n'est pas toujours la conséquence de visées destructrices ; au contraire il peut survenir comme couronnement d'actions menées avec les intentions les meilleures. La critique de la conscience s'impose, car de même que l'on disait cette conscience aveugle à son Culture(s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? 1045 propre inconscient, on la dit maintenant tout à fait inconsciente de la nature systémique de l'homme lui-même. Non seulement cette conscience ignore l'ensemble dont elle est une partie, mais à écouter ses conseils de « bon sens », on devient avide et dépourvu de sagesse. « Par sagesse j'entends ici, dit Bateson, la prise en compte dans notre comportement du savoir concernant la totalité de l'être systémique. »1 C'est en somme à une décentration de la conscience que nous invite Bateson, la transformation d'un égo-isme en un éco-système. Il ne s'agit pas de découvrir un inconscient caché mais d'ouvrir l'objectif de son regard vers l'ensemble des phénomènes naturels en se considérant en tant qu'homme comme un chapitre du Grand Livre du Monde. La spécificité de l'humain est celle d'un écart qui crée une différence de codage à l'intérieur de l'organisme et à l'extérieur de lui. Vers la théorie de l'évolution Ce retour de la nature, amorcé par les systémiciens, devait prendre la forme d'un véritable assaut des sciences biologiques, donnant naissance à la sociobiologie, à travers l'oeuvre de E. Wilson. Le fondement de cette théorie se réfère à la théorie de l'évolution. Les sociobiologistes soutiennent que les comportements sociaux ont en fin de compte pour finalité de créer des conditions de maximisation de la reproduction de certains gènes. Il est clair dans ces conditions que la recherche sur la structure de ces phénomènes sociaux, en tant que tels, est tout à fait illusoire puisqu'elle n'effleure même pas les causes véritables de ces comportements, lesquelles résident dans la biologie et plus particulièrement la génétique. On est alors renvoyé encore une fois à préciser la nature de la différence animalhomme. La remontée vers la préhistoire devient toujours plus nécessaire. Mais cette relativisation de l'histoire ne saurait être indépendante de l'examen de l'histoire des idées. Celle-ci démontre que les idées ont partie liée avec les idéaux. Souvent ceux-ci protègent des convictions qui n'ont pas grand-chose à voir avec la science. Un curieux mélange procède à l'intrication de préjugés d'ordre religieux, d'un obscurantisme tenace et d'un réel désir de connaître. Si cette « soupe » théorique se constate dans l'histoire des sciences — des origines à aujourd'hui — on relève sa présence dans la philosophie également. Nul doute que l'anthropologie est un domaine où elle n'a pas grand mal à trouver refuge. En anthropologie comme dans d'autres sciences humaines, l'analyse des faits dépend non seulement des conceptions personnelles des auteurs, mais aussi et surtout de l'absence de critères objectifs pour l'identification des référents. Les del'esprit,1972,Ed.du Seuil,1986. 1. G. Bateson,Butconscient ou nature,dansVersuneécologie 1046 André Green signifiés abondent — Lévi-Strauss insiste sur le fait qu'ils sont toujours en excès — mais ce sont les référents qui leur donnent une valeur décisive. Sur ce oint, anthropologie et psychanalyse partagent, sur le plan théorique, un certain nombre d'incertitudes fondamentales. La position évolutionniste n'a pas toujours clairement indiqué la direction dans laquelle il fallait chercher la nature des changements évolutifs. Le structuralisme à idéologie biologisante de Lévi-Strauss s'est appuyé sur une vision très partielle et partiale de la condition humaine et n'a convaincu que ceux qui se sont confortés dans un désir commun de valoriser le rôle de la pensée abstraite — même quand celle-ci se cache modestement dans les rayons « Bricolage » du bazar des sciences humaines. Or, on parle toujours des capacités d'abstraction de l'homme en laissant le champ libre à une confusion possible. N'est-il pas nécessaire de distinguer, d'une part, entre la capacité d'utiliser des symboles sans aucun rapport avec le concret — les mathématiques ici se rappellent à nous de façon prévalente — et, d'autre part, la capacité de transformer le concret. En ce dernier cas, le champ où s'exercerait l'abstraction est infiniment plus étendu qu'on le penserait au premier abord, car il engloberait des domaines qui traditionnellement ne sont pas supposés en faire partie (l'art, les croyances, etc.). Certes, on peut considérer qu'il y aurait étayage entre les deux conceptions. Et l'on peut imaginer que le sens de la transformation (du concret à l'abstrait) récupère dans une certaine mesure une partie de la capacité à utiliser des symboles indépendamment de leur relation au concret. Mais on ne souligne pas assez que la pression exercée par le concret, qui serait à penser comme « l'exigence de travail imposée à l'abstraction par suite de son lien avec le concret », talonne la capacité autonome du fonctionnement symbolique abstrait. Même les mathématiques peuvent recevoir des interprétations divergentes, les premières paraissant parler en faveur de l'existence de Dieu, alors que les secondes se considèrent comme tout à fait indemnes de la contamination par une foi quelconque. Que dire alors de l'anthropologie où la question des religions vient d'emblée au premier plan ? Un processus aura séparé l'organo-biologique de l'abstrait. Au sein de l'abstrait un autre processus séparera ce que nous appellerons le symbolisme autonome (indépendant du concret) et le symbolisme transformateur (à partir du concret). Il est très fréquent d'entendre invoquer la domination du symbolisme transformateur par le symbolisme autonome. Quoi qu'il en soit, la sociobiologie, qui a cherché à s'imposer à coups d'affirmations osées, de données scientifiques ad hoc en prenant une position offensive dans le débat idéologique, a entraîné des réfutations argumentées, et c'est encore Marshall Sahlins que nous retrouvons ici, qui n'a pas de mal à démonter l'argumentation de ceux à qui il s'oppose. Le véritable enjeu de la discussion pourrait être défini comme suit : « Etant Culture (s) et civilisation (s), malaise ou maladie ? 1047 admis que le comportement, les affects, les représentations et les pensées des hommes dépendent de leur organisation biologique et de leur appartenance à la lignée animale, si l'on s'accorde à dire que le symbolique est un des traits différentiels importants d'avec l'animal, quels sont le rôle, la nature, la fonction, les expressions et l'économie du symbolique dans le psychisme humain et dans sa vie culturelle et sociale ? » Sahlins plaide pour une « indétermination cruciale » par rapport aux appétits élémentaires qui dictent le comportement humain : « La culture est la condition essentielle de cette indépendance de l'être humain au regard de la nécessité, des émotions comme des motivations. Les interactions des hommes renvoient à un système de significations attribuées aux individus et aux objets de leur existence ; mais dans la mesure où ce sont là des attributs symboliques, on ne saurait les déceler dans les propriétés intrinsèques des choses qu'ils désignent. »1 En somme une limite de l'application des données biologiques tirées du monde animal est la négligence d'un facteur de premier plan : quand bien même animal et homme partageraient des constituants semblables, la nature de la relation de l'animal à un autre animal est sans commune mesure avec la relation de l'homme avec ce que j'appelle l'autre-semblable. La minimisation de la sexualité Et c'est ici qu'on peut encore s'étonner de l'intérêt limité porté à la sexualité. Parmi les anthropologues qui ne passent pas à côté de ce problème, il faut citer B. Juillerat, M. Godelier et G. Herdt, ce dernier ayant travaillé en collaboration avec R. Stoller jusqu'à la mort de celui-ci. Herdt et Stoller soulignent la pauvreté des études ethnographiques sur la sexualité — ou plus précisément sur Férotisme 2. Tous les hommes exercent une censure plus ou moins étendue sur leur vie sexuelle personnelle « intime ». Geza Roheim avait déjà relevé, il y a longtemps, l'attitude antisexuelle de tous les groupes humains. L'inhibition, lorsqu'elle se lève, se limite au champ des échanges entre hommes. Encore faut-il remarquer la pudeur mêlée de crainte de bien des sociétés dites primitives qui paraissent redouter quelque obscure sanction. On parlait beaucoup autrefois de la crise de la science. Cette crise concernait surtout les sciences exactes — la physique au premier chef— touchées par le problème du déterminisme. Aujourd'hui, celui-ci paraît avoir surmonté quelques-unes de ses impasses grâce à Prigogine, Atlan et d'autres, suscitant par ail1. M. Sahlins,Critique delasociobiologie, trad.J.-F.Roberts,Gallimard,1980,Ed.régionales, 1976, p. 39. 2. G. Herdt,IntimateCommunications, ColumbiaUniversity Press,1990. 1048 André Green leurs la semonce d'un R. Thom (« Halte au hasard, silence au bruit »). Aujourd'hui on pourrait dire que l'épistémologie est soucieuse de l'incertain statut des sciences del'homme face à celles de la nature. Il est toujours à vif le problême de l'interface Nature-Culture, et c'est bien ce lien de l'homme à la physis et de l'insertion naturelle de sa psyché dans son corps qui laisse entière la question du symbolique. C'est bien pourquoi certains ont cherché des champs privilégiés pour aider à cerner ce phénomène. Et c'est ce qui a justifié que le regard se tourne vers la préhistoire. L'interrogation des origines Remonter vers la préhistoire, ce n'est pas remonter vers une origine — reconnaissable comme telle — c'est aller à la recherche de la présence d'éléments dont l'assemblage donne à penser, dans la mesure où rien n'indique a priori la raison de leur coprésence. En tout cas la figure où se compose leurs liens et leur rapport ne cesse pas d'étonner. Lorsque Leroi-Gourhan donne une vue d'ensemble de l'activité des hommes de la Préhistoire, il distingue quatre domaines principaux : la fourniture des moyens de subsistance, la tentative d'assurer la protection, l'organisation sociale et enfin les préoccupations religieuses et artistiques. En somme la sphère des besoins d'autoconservation, le règlement des rapports aux autres dans l'espace interhumain et pour finir cette référence au suprahumain et au surréel que mettent en scène « les religions » de la Préhistoire — les guillemets s'imposent ici — et l'art — méconnu comme tel par ceux qui l'ont pratiqué, mais reconnu par nous, c'est-àdire par la lointaine descendance de ces premiers hommes. Des Australopithèques au Néanthropiens (c'est-à-dire à l'homo sapiens ou mieux à l'homo sapiens sapiens) nous constatons la présence de niveaux organique — non seulement biologique mais économique — symbolique —, non seulement supra-organique mais aussi suprasocial, qu'expriment la religion et l'art. Et c'est ici qu'il convient de rendre justice à Lacan. Car c'est bien du signifiant qu'il est question dans son rapport au symbolique. En revanche, il n'est pas sûr que la signification soit liée à l'imaginaire ou que le réel soit rattachable à un discours tenu dans sa dimension diachronique, comme il le soutient 1. Nous commençons à le comprendre de façon de plus en plus claire : ce que l'on appelle culture — et encore plus civilisation — est consubstantiellement lié à cette part, nommée symbolique, qui gravite autour d'un système de croyances vers un mystérieux inconnu — qui concerne deux pôles, la mort au premier 1. J. Lacan,Lespsychoses,Séminaire LIII, Le Seuil,1981,p. 76. Culture(s) et civilisation (s), malaise ou maladie ? 1049 chef— car qu'est-ce que le plus inconnu sinon ce qui lui succède, ainsi que, et c'est l'autre face du mystère, la vie elle-même dans les modalités de la reproduction. Et c'est à ces mystères que l'on doit les mythes et leur foisonnement bigarré. « Les oeuvres des grottes ornées ne sont pas des tableaux de chasse, mais expriment les liens de fonctions métaphysiques des symboles qu'ils sous-tendent, elles répondent au squelette d'une mythologie. »1 La création de signes est l'un des marqueurs par où se révèle la mutation de l'humain. Toute une archéologie se découvre ici. A côté d'une sémantique originelle, on discerne un embryon de syntaxe : signes minces, signes pleins, signes ponctués ; une grammaire en puissance, colorée d'ocre rouge, donne aux sépultures leur parure métaphorique de terre ensanglantée. C'est bien pourquoi Leroi-Gourhan peut écrire : « A l'âge du renne, l'Europe occidentale avait constitué une des grandes zones de civilisation. »2 Elle dura deux cents fois plus que la nôtre. A ces rendez-vous originaires nous attend un faisceau de découvertes qui vont marquer le destin de l'humanité tout entière — autour des axes définis par Leroi-Gourhan : les techniques de l'âge de pierre ne cessent de se perfectionner. Souvenons-nous que pendant cinq cent mille ans les hommes n'auront su que répéter le geste du tailleur de pierres pour apprendre à perfectionner leurs outils ; l'agriculture va de pair avec la fin du nomadisme et la stabilisation des groupes dont émergera la famille. Voilà pour la subsistance et la protection. Mais combien plus importants encore sont le développement du langage et les rites de la sépulture. Dans le débat incessant Nature/Culture, si les règles viennent tracer la démarcation, au premier rang desquelles la prohibition de l'inceste, c'est surtout le relais pris par l'univers des signes qui crée un second monde et offre un fondement à la tiercéité : le signe c'est ce qui n'est ni moi, ni toi mais « entre » toi et moi, la désignation d'un tiers présent et/ou absent, vivant et/ou mort, réel et/ou imaginaire, un être d'une durée à la fois impalpable et éternelle qui se conserve et se transmet sous ses formes picturales et/ou abstraites. Il y a cocréation du signe et du monde, parce qu'un monde sans signe est à peine un monde : tout juste un environnement, pourvoyeur des besoins mais déserté par le divin. Avec le signe, le monde apparaît et devient objet de croyances, c'est-à-dire de désirs. De cet univers qui fut à l'aube du monde, nous gardons d'infimes vestiges avec cette naissance émouvante des signes. Ceux-ci atteignent d'emblée les sommets de l'abstraction et du style. Mieux, ils ne se présentent pas en ordre dispersé mais constituent des ensembles dont l'organisation est déchiffrable. Le psychanalyste — raillé pour avoir vu du sexuel partout — reçoit maintenant sa récompense : ce qui ordonne 1. Leroi-Gourhan, Leschasseurs dela Préhistoire, EditionsMétailié,p. 139-140. 2. Leroi-Gourhan, ibid. 1050 André Green l'univers des signes c'est un symbolisme sexuel masculin et féminin se partageant le déploiement du signifiant — fait d'autant plus remarquable que la représentation du sexe proprement dit est d'uneétonnante discrétion. D'où l'homme préhistorique a-t-il pu tirer la pudeur, sinon d'une sorte de respect inspiré par un sens du sacré menacé par d'innombrables dangers? Car l'on cherche en vain dans le foisonnement des créatures vivantes une scène de copulation animale, ou une scène primitive humaine. Il n'y en a guère. La nature a déjà mis la sexualité en position d'extra-territorialité. Le « tabou » sexuel précède l'interdit du cannibalisme. On peut encore manger le même, alors que la représentation de la conception demeure barrée dans son expression. Sans céder à la tentation d'effacer les différences, de sauter par-dessus les millénaires et de procéder à des assimilations abusives, comme il était d'usage d'en faire au siècle dernier, on demeure frappé de certains constats faits par des anthropologues qui osent se poser les bonnes questions. Ainsi, Juillerat et Godelier relient la prohibition de l'inceste à l'apparition de la sexualité humaine. C'est la parenté qu'on réglemente, non la sexualité ; Godelier retrouve la pertinence des remarques freudiennes sur le changement biologique survenu chez la femme. Disparition de l'oestrus, de la périodicité du rut. La sexualité cesse d'être critique pour devenir chronique. Chroniquement critique dirai-je. L'on peut ajouter à cela que la sexualité, en s'étalant dans le temps, remonte jusqu'avant la puberté. Depuis Freud, la sexualité n'équivaut pas plus à génitalité que psychique ne s'identifie avec conscient. Et ce n'est pas seulement l'ontogénie qui est ici concernée puisque c'est le corps tout entier qui est imprégné par le sexe, depuis la bouche accolée au sein, peau à peau, et les yeux dans les yeux : mère et enfant ne faisant qu'un, s'interpénétrent à travers leurs fentes palpébrales et leurs pores. La sexualité devient, comme l'a marqué fermement Godelier, facteur de désordre, et le monde extérieur, « fauteur d'excitations », dit Freud. Quant aux humains, ils sont sujets à la coexcitation. Dès lors, si la parenté est réglementable, la sexualité, elle, ne l'est pas. Juillerat voit dans les pratiques rituelles et les récits mythiques les sources d'une ontologie. Le rôle de la culture — Lacan l'avait aperçu, mais il avait chargé sa thèse d'une forte dose de spiritualité christianisante — est de parachever la séparation biologique de la naissance, de promouvoir la différenciation entre l'enfant et sa mère, de lutter contre les tendances régressives qui poussent toujours vers le retour au giron maternel, sorte de pente naturelle que les actions symboliques des hommes s'efforcent de contrarier en chargeant la fonction paternelle de ce travail capital. Il est impossible d'entrer ici dans le détail. Un fait théorique important en découle : la distinction entre le social et le culturel. Le culturel, à la différence du social, a moins affaire avec l'organisation des groupes humains, la distribution des fonctions, l'acquisition des grades et des titres, l'établissement de la hiérar- Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? 1051 chie, bref les institutions, qu'avec les signifiants majeurs pré ou transsociaux que la psychanalyse a cherché à cerner : la différence des sexes, celle des générations, la sexualité, la mort, le plaisir, le désir, l'angoisse, la sublimation, l'agressivité, le masochisme, la destructivité, etc. Pourtant, dans le débat avec les anthropologues, on retrouve constamment une pomme de discorde : l'invocation par les psychanalystes du meurtre du père, le rôle constitutif, structural du parricide pour la théorie psychanalytique, alors que les anthropologues ne trouvent rien dans leur expérience qui y corresponde. N'est-ce pas le contenu qu'il convient d'attribuer au symbolique ? A côté de son interprétation structuraliste, ne peut-on le concevoir au point de vue sémantique comme l'ensemble de ces significations qui définissent le culturel ? Soit encore, ce qui constitue le lien permettant dé réunir les représentations d'un groupe touchant à ce que Lacan nommait des signifiants clés et ce dont Freud nous avait donné une première idée avec les fantasmes originaires, dont la révision est sans doute nécessaire mais l'utilité incontestable ? Désormais, il est permis de dire sans risquer l'anathème : le sens précède la structure (Juillerat). Donc, oui à l'inceste, non au parricide ? Mais comment ne pas penser que si le père est investi du rôle de prescrire les interdits, il ne saurait échapper à la vindicte de ceux dont il restreint la jouissance ? Je ne connais pas la réponse à cette question en anthropologie. En revanche, je suis sûr que je ne puis me passer de la référence au meurtre du père — c'est-à-dire à l'OEdipe — en psychanalyse. Et ceci malgré les nombreuses attaques dont ce concept est l'objet, jusque dans les propres rangs des psychanalystes. Il est par ailleurs difficile à un psychanalyste qui aura lu Totem et tabou, de ne pas interpréter les rituels concernant les ancêtres et les projections qui leur attribuent de l'hostilité sans faire l'hypothèse d'un fantasme de rétorsion pour une transgression commise à l'endroit du père ou de ne pas entendre des conduites d'expiation à son égard comme le repentir d'une grave faute commise envers ou contre lui. Mais on ne saurait trancher la question de façon si expéditive. Donc, laissons cela pour le moment. Pulsion de mort ? Lorsqu'on s'efforce de procéder à une lecture critique de Malaise... qui ne serait pas uniquement fondée sur des critères internes à la psychanalyse, mais réinsérerait le texte dans le contexte du mouvement contemporain des idées, l'hypothèse — mais Freud ne la considère plus comme telle, c'est maintenant une thèse incontournable, considérée comme démontrée pour lui — qui soulève unanimement la réfutation est celle de la pulsion de mort. Surtout si elle est prise dans sa complexité spéculative, c'est-à-dire celle d'une puissance des- 1052 André Green tructrice d'abord interne, ensuite projetée vers l'extérieur. Quoi qu'on pense de ce concept, force est de constater que depuis 1930, date de l'écrit en question, a mort a fait sur la planète de redoutables progrès, comparés aux conquêtes que l'homme a remportées sur elle, restreignant son champ, retardant les échéances, prévoyant ses menaces. Il n'est guère besoin d'insister sur l'argumentation de notre potentiel destructeur, l'accroissement de la violence, le formidable défi lancé par les puissances mortifères qui étendent leur empire sur la planète grâce à la drogue, la sauvegarde de ses circuits, le travestissement de ses profits. Davantage, on peut considérer que l'armée du crime ajoute à ses moyens la diffusion du désespoir par l'extension du chômage, la propagation des épidémies sexuellement transmissibles. On meurt de moins en moins et de plus en plus tard, mais la mort psychique, elle, distille le poison de la détresse. En fin de compte le crime paie peut-être, mais au bout du parcours la situation est suicidaire. J'ai proposé de rendre compte de la pulsion de mort en termes de fonction objectalisante et désobjectalisante — une hypothèse qui semble avoir eu quelque écho. Nous célébrons en grande pompe 1492. Double événement ; les Juifs sont chassés d'Espagne, peuple déicide chargé de tous les péchés par le catholicisme reconquérant qui a chassé l'occupant arabe, celui-là même qui traitait ceux qui appartenaient aux autres religions d' « infidèles » et plaçait à la tête des Arabes un « Prince des croyants ». Christophe Colomb découvre les Indes occidentales où, peu après, ses successeurs extermineront les Indiens (Caribéens, Mexicains et Peaux Rouges) pour la possession de leurs terres, de leur or, ou de leurs femmes, avec la bénédiction de leur Eglise. Tout ceci n'aurait pas été possible sans la caution idéologique qui privait les victimes de leur âme. Car, à l'époque, on redoutait encore d'aller en Enfer. Avec ces sauvages, cette sanction était évitée. C'est cela la fonction désobjectalisante. Elle est encore à l'oeuvre aujourd'hui chez les partisans des régimes autoritaires, voire fascistes. Scepticisme sur la civilisation Voilà qui nous confirme dans notre sentiment que la « civilisation » est un mince vernis dont les circonstances permettent de se défaire pour plus ou moins longtemps, plus ou moins complètement. Quant aux voix des « consciences » qui nous exhortent à revenir sur le droit chemin, deux faits les empêchent de se faire entendre. Le premier est qu'elles s'élèvent haut et fort, mais tiennent des discours absolument contradictoires. La morale est évoquée avec autant de véhémence par les tenants de points de vue absolument antagonistes émanant de Culture(s) et civilisation (s), malaise ou maladie ? 1053 bords opposés avec une égale puissance de conviction. Donc la morale ne s'étaye pas sur les preuves unanimement reconnues de son bon droit. Le deuxième fait est que les « consciences », même quand elles luttent avec courage et obstination, ne disposent d'aucune puissance matérielle, donc d'aucune possibilité de sanctionner la faute. Quand elles en acquièrent une, il est probable qu'elles servent davantage les intérêts de la puissance en question que la défense de principes intangibles. Donc une morale désarmée, impotente et intéressée. Nous ne pouvons nous empêcher de suspecter la vertu des justes, car nous cherchons quel pouvoir s'exprime par leur nom. Tout ceci nous a conduit à questionner les concepts idéologiques et l'idée même de « processus civilisateur » fait partie de ceux que nous voudrions passer au crible de la critique. Notre foi en la civilisation a été ébranlée — parce que son contenu a révélé sa vacuité. La grande idée est peut-être née des espérances des Lumières qui voyaient dans l'établissement de la société civile le renouveau du genre humain. Elle a favorisé les massacres de la Révolution. Celle-ci a fait justice de ce vain espoir. Aussi longtemps après, à la civilisation on a substitué les cultures. Le relativisme culturel a succédé à l'idéal civilisateur. Toute société reflète une culture. Aucune culture ne peut prétendre imposer ses valeurs à une autre, toutes les cultures se valent, aucune n'est meilleure que les autres. Toutefois, le relativisme culturel échoue à définir un ensemble de traits communs à toutes les cultures. Longtemps les principes du structuralisme ont poussé à la recherche des différences comme seules dignes d'intérêt. Aujourd'hui je plaiderai pour un regain d'intérêt envers la mise en évidence de communs dénominateurs. L'universalisme n'a pas définitivement perdu la partie. Peut-on rester sur cette opposition ? Je proposerai plutôt de distinguer quatre notions : — le culturel comme ensemble organisé de traits distinctifs entre l'animal et l'homme. Ce qui, parallèlement, n'interdira pas de préciser les modalités de la continuité à côté de la mise en évidence des discontinuités ; — les cultures particulières à chaque groupe, à chaque société humaine, entre lesquelles on peut établir des comparaisons ; — les civilisations comme ensemble de cultures formant une entité géographique et historique, rassemblant des peuples ; — la civilisation comme tendance de l'humanité vers l'établissement des rapports humains favorisant la sublimation de l'Eros et diminuant la part des pulsions de destruction. Il s'agit moins d'une réalité que d'un idéal. Ces distinctions permettraient de mieux savoir de quoi l'on parle. Mais si le problème se trouve clarifié, il est loin de laisser entrevoir sa solution. 1054 André Green Que faire, que penser ? La question qui se pose alors pour les psychanalystes n'est pas de l'ordre de l'agir. Que faire pour nous rapprocher de l'idéal civilisateur ? Analyser tous les hommes ? Ou seulement, comme on le pensait au lendemain de la seconde guerre mondiale, les chefs d'Etat ? A observer les moeurs des psychanalystes entre eux, on ne parierait pas cher sur le résultat de cette entreprise. La seule démarche psychanalytique qui vaille est celle de la lutte pour ce qu'elle (la psychanalyse) considère comme la vérité. Le tableau que nous avons dressé a vu s'opposer les plans biologique et symbolique. Encore faut-il ajouter que chacun des termes de l'opposition contenait en son sein des positions antagonistes. La nature, comme la culture, se pense dans la plurivocité. Il convient de préciser comment la psychanalyse se situe dans le concert qui a du mal à accorder ses violons. L'événement épistémologique de ces dernières décennies dans le domaine des sciences humaines a été la rencontre (plus ou moins consciemment assumée) d'une pensée sinon behavioriste, du moins fortement influencée par le behaviorisme avec des modèles de la communication applicables à ses expressions tant linguistiques que non linguistiques (en particulier « machinique »). Le paradoxe est ici de voir réintégrer dans ces modèles plus ou moins inspirés par le behaviorisme la considération de ce qui se passe entre l'input et l'output, que cette théorie s'efforçait de supprimer de ses élaborations. Car l'essentiel est ici la position antisubjective commune à ces courants de pensée « objectivistes ». Il est impératif pour ces méthodes de quitter la conjecture subjective pour soumettre l'information au traitement de la testabilité, de la reproductibilité et surtout de la « fabricabilité ». Constituer un objet, c'est savoir le fabriquer ou au moins produire sa simulation. Cette position est à l'opposé de celle adoptée par le psychanalyste, qui connaît les risques et les accepte, de l'appréciation subjective. L'étude du contre-transfert, aujourd'hui beaucoup plus développée que du temps de Freud, est là pour démontrer le souci de vigilance des psychanalystes quant à la part projective que peuvent prendre leurs interprétations. Cela ne saurait pour autant valoir comme garantie d'objectivité, tant s'en faut. La psychanalyse aujourd'hui doit faire face à de nombreux défis. Du côté de l'anthropologie les modèles structuralistes, en dépit de l'éclairage qu'ils apportent sur de nombreux points, ont l'inconvénient de porter la marque d'un formalisme dont heureusement les anthropologues d'aujourd'hui se sont délivrés. Il faut célébrer le retour du corps (chair, sang, sperme, humeurs) dans la génération postlévistraussienne (Juillerat, Godelier, Héritier). Lévi-Strauss haïssait les voyages et les explorateurs. Sa pratique sur le terrain remonte à ses années de jeunesse. Il travaille sur travaux, loin des hommes et des femmes dont il parle. Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie ? 1055 Mais il n'y a pas que le défi de l'anthropologie. Du côté de la biologie, la pensée objectiviste est en route vers de nouvelles frontières : neurosciences et sciences cognitives partagent les mêmes ambitions. L'ensemble de ces stratégies théoriques vise à défendre une vue « scientifique » ou prétendue telle. Entre ces deux perspectives, tout un monde se trouve écrasé. Celui dont traite la psychanalyse : celui où prennent place, agissent, transforment — travaillent somme toute — la sphère du pulsionnel, du désir, de l'imaginaire, de la quête symbolique. Du corps à la pensée, dans leur rapport avec le monde et avec autrui. Il y a là, on commence à s'en apercevoir, un piège à traiter du culturel. Il se pourrait bien que le culturel puisse devenir l'alibi contre la culture. Les anthropologues se sont longtemps fait les hérauts de la critique de l'occidentalo-centrisme. Une des raisons majeures invoquées par eux pour expliquer leur indifférence sinon leur rejet de la psychanalyse est précisément que celle-ci tombe sous le coup de cette limitation. Jusqu'au jour où un anthropologue d'origine indienne démontra à ses collègues occidentaux combien eux-mêmes l'étaient à leur insu, occidentalo-centristes. Qui plus est, il rétablissait le sens et l'intérêt de l'oeuvre de Freud, le moins occidentalo-centriste de tous à ses yeux, parce que le niveau où se plaçaient ses découvertes, celui de la profondeur, était au-delà — ou en deçà — de cette qualification et se situait dans le domaine des déterminismes profonds. Ce faisant, Ganath Obeyesekere se livrait à une critique radicale du structuralisme qui prétend ignorer les motifs d'ordre psychologique et le rôle du sujet, se réfugiant dans l'idée d'un inconscient collectif formel. Selon un Upanishad ancien, Dieu est l'araignée qui crée le monde de rien, ou plutôt de lui-même, tissant sa toile. Max Weber devait dire que l'homme est un animal suspendu dans les toiles d'araignées des significations qu'il a lui-même tissées, comme devait le rappeler Geertz. Mais, dit Obeyesekere : « Je vois des toiles partout, mais je ne vois jamais l'araignée à l'oeuvre. »1 Retour du sujet, après que le structuralisme eut considéré comme un progrès décisif le fait de s'en débarrasser ? Résurrection de l'homme après que divers idéologues eurent annoncé sa mort ? Nul ne sait quelle direction la recherche prendra pour suivre la route des pensées nouvelles. Mais il est probable que la simplification des années soixante, leur superficialité revendiquée : pas de profondeur, des surfaces... aura fait son temps. Aujourd'hui on peut en effet penser que le sens, le signifié, ne sont ni univoques, ni non plus à bannir au profit du seul signifiant dont le calcul est supposé suffisant. On peut aussi prédire qu'une sémantique anthropologique aura sans doute une structure en réseau, sur de multiples étages. Seul moyen d'aborder des notions aussi complexes, aussi nécessairement interdisciplinaires que la civilisation. Et surtout qu'il nous faudra penser à la fois la surface et la profonTheworkof Culture.The Universityof chicagoPress,1990,p. 286. 1. G. Obeyesekere, 1056 André Green deur, l'espace et le temps, le biologique et le social, l'inconscient et le conscient, etc. Cesont les censures, les préjugés, les exclusions qui ont retardé l'avènement d'une pensée éclairante. De nouvelles Lumières sont ce qu'il y a à espérer de mieux. Telle sera alors la fonction de la civilisation. Adoucir, disait-on au siècle. Disons plutôt aujourd'hui, empruntant ce concept au dernier Freud, XVIIIe lier, tout comme Eros. Demain, la Bindung, peut-être. Conclusion Puisque l'histoire récente et même celle que nous vivons au jour le jour, celle qui nous fait témoins ou acteurs de notre temps, nous apprend les progrès, à pas de géant, du processus dé-civilisateur, justifiant les prédictions les plus pessimistes de Freud, puisque nous voyons le mal se propager jusque dans les rangs des spectateurs des matches de football — que nous croyions à tort plus pacifiques que les jeux du cirque — comment préserver l'humain parmi nous, sans tomber dans les illusions de l'humanisme que le temps a déclaré forcloses ? Pour que chaque humain se sente être partie intégrante de l'humanité, membre à part entière de celle-ci, et donc à un titre ou à un autre concerné par ce qui arrive aux autres hommes, il faut que chacun se sente protégé dans son existence d'humain. Et ceci implique à l'évidence que le danger ne soit pas seulement identifié du côté de la nature : catastrophes naturelles ou accidentellement produites par les erreurs humaines : désastres écologiques, maladies, etc. Mais aussi, mais surtout, par les actions (et les exactions) des autres humains dans le règlement de leurs conflits. Alors commencera peut-être l'apprentissage de la réciprocité et la reconnaissance de l'altérité. Le monde ne cessera pas d'être conflictuel, mais peut-être les modalités du conflit laisseront-elles une chance de survie à l'espèce humaine. Alors l'idéal civilisateur — mais ce n'est qu'un idéal — s'efforcera-t-il de lutter pour la reconnaissance des traits humains les plus généraux, il plaidera pour la réconciliation avec la nature et l'animalité, il aura à coeur de préserver le capital humain par la promulgation et le respect des lois, il fera entrer la civilisation au rang des droits de l'homme. La raison civilisatrice ne peut s'établir qu'en reconnaissant non seulement la déraison constitutive de l'humain qui en est l'ombre secrète, mais sa nature passionnelle-pulsionnelle matière première de notre humanité. AndréGreen 9, avenuedel'Observatoire 75006Paris La narcissisme cravate des petites et processus croate : différences de civilisation Gilbert DIATKINE « On cloue un prisonnier vivant contre la porte d'une maison, on lui tranche la trachée-artère, et on sort sa langue par l'orifice ainsi créé, à la manière d'une cravate. Les Serbes rendent ainsi un hommage ironique à l'invention de cet ornement par les Croates. L'agonie est longue, douloureuse et infiniment angoissante. » Cela pourrait être le récit d'un cauchemar au cours d'une séance de psychanalyse, mais je ne suis pas dans mon cabinet de consultation à Paris. Je suis à Zagreb, en 1992. Celui qui me parle est un spécialiste des questions culturelles. Après m'avoir expliqué ce qu'est le supplice, inventé par les Serbes, de la « cravate croate », il ajoute que de jeunes étudiants en histoire de l'art de l'Université de Zagreb, envoyés sur le front, ont avoué à leurs professeurs atterrés qu'après avoir découvert à plusieurs reprises leurs camarades ainsi torturés ils se sont mis au bout de quelque temps à traiter leurs prisonniers serbes de la même façon. En quelques mois de guerre, des jeunes gens cultivés et pacifiques sont devenus des tortionnaires sadiques, sans que ni sublimations, ni culture, ni conscience morale, ni identification à la souffrance d'autrui les en aient protégés. Sur le moment, mon ami et moi avons évité de nous demander une fois de plus pourquoi la civilisation est si impuissante devant le retour à la barbarie. Nous savions tous deux que cette question est restée sans réponse depuis que l'Allemagne de Goethe et de Beethoven a inventé la « solution finale ». En outre mon interlocuteur me parlait d'événements qui venaient d'avoir lieu, et de personnes qu'il connaissait. Une confrontation trop directe à l'horreur empêche la pensée et provoque plutôt chez l'auditeur un clivage fonctionnel du Moi (G. Bayle, 1988). Les faits rapportés s'imposent quoi qu'on fasse à la perception interne, et il faut accepter de se les représenter comme existant réellement. Mais cette acceptation est insupportable, et il faut donc en même temps Rev.franc.Psychanal., 4/1993 1058 Gilbert Diatkine refuser toute réalité psychique (B. Penot, 1989) aux représentations personnelles de choses et de mots dont ils risquent de lever le refoulement en nous. Sinon, le lien créé entre les faits rapportés et notre histoirepersonnelle nous ferait prendre pleinement conscience de ce qui se déroule sous nos yeux. Pour empêcher ce lien de s'établir, le plus simple est de maintenir les représentations horribles hors de notre champ de perception-conscience, soit en les éloignant (« les Balkans n'appartiennent pas à l'Europe occidentale »), soit en les rapprochant jusqu'à la banalisation (« il y a des horreurs dans toutes les guerres civiles »). Dans les deux cas, l'existence des faits est admise, mais nous les privons de l'investissement de réalité psychique qui leur donnerait un sens. Utilisés en urgence, le clivage du Moi et le déni de réalité peuvent endiguer des quantités d'excitation que le Moi ne supporterait pas autrement. Une réflexion collective peut facilement mobiliser ces barrages, souvent peu solides chez des sujets qui n'y sont pas prédisposés. Mais il serait mal avisé de le faire, car leur disparition laisserait le Moi sans défense devant de dangereux torrents d'émotions. Or, maintenus en place, clivage et déni favorisent davantage l'action que la pensée. Réfléchir dans ces circonstances pourrait d'ailleurs encourager les agresseurs en les plaçant sur le même plan que les victimes, ce qui donnerait des excuses aux criminels de guerre. Il est d'autant plus tentant de congédier la pensée jusqu'à des temps plus sereins, que les thèses qui avaient donné un sens à la violence autrefois sont aujourd'hui en crise. L'affrontement du communisme et du capitalisme au cours du XXesiècle nous faisait croire que l'histoire avait un sens, et que la violence y trouvait sa place. Avant la chute du mur de Berlin, elle était un temps regrettable, certes, mais indispensable au progrès de la civilisation. Selon que l'on était dans un camp ou dans l'autre, elle promettait des lendemains qui chantent, ou l'endiguement de la subversion internationale. L'effondrement brutal du communisme n'a pas mis fin à la violence, mais nous avons cessé de nous imaginer qu'elle « soit l'accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ; qu'elle soit l'instrument grâce auquel le mouvement social l'emporte et met en pièces des formes politiques figées et mortes » (Marx, cité par Engels, 1877, p. 216). La logique des conflits ne fait plus jouer que le nationalisme, la xénophobie, l'intolérance religieuse et le racisme, sans qu'on puisse en attendre aucun progrès de la civilisation. I / VIOLENCEET NARCISSISME DESPETITESDIFFÉRENCES La psychanalyse peut-elle néanmoins nous aider à y voir un peu plus clair ? Une partie au moins des principaux intéressés le pense : La cravate croate 1059 Le point de vue des analystes issus de l' ex-Yougoslavie Dans les pays issus de l'ex-Yougoslavie, comme dans plusieurs autres pays ravagés par la violence, il existe aujourd'hui des analystes et des psychothérapeutes qui attendent de la psychanalyse qu'elle les aide à affronter les situations traumatiques multiples qu'ils vivent, tant dans la guerre elle-même que dans le secours psychologique à apporter aux réfugiés. Edouard Klain, de Zagreb, et ses collaborateurs ont rapporté dans un livre engagé ce qu'ils ont appris de la guerre en Croatie, et comment la psychanalyse les a aidé à y faire face (Klain, 1992). Ils nous demandent de réfléchir avec eux à ce qui est arrivé, en tenant compte du contexte politique et historique, mais en psychanalystes. Le retour du groupe à ses « assomptions de base » Dans ce but, Klain et Moro font appel à des notions utilisées par Bion dans la psychanalyse des groupes : ils notent à propos de la guerre actuelle qu' « une destructivité archaïque, accompagnée comme toujours d'irrationnalité, était évidente dans les actions des groupes extrémistes dans les deux nations. Leur traitement des membres de la nation "ennemie" ressemblait aux actions des tribus primitives, et la base de leurs actions était fournie par la projection destructive de contenus paranoïdes (ils se sentaient obligés de se défendre contre la menace de torture, d'assassinat, de massacre cannibalique, etc.) ». La régression du groupe à des « assomptions de base » de type « attaque et fuite » explique ces conduites cruelles (Klain et Moro, 1992, p. 79). La purification ethnique peut être conçue comme reposant sur une identification projective pathologique qui élimine l'autre pour lui prendre sa place. Toutefois, une approche groupale mettant l'action sur la régression et l'identification projective pathologique vaudrait pour toute guerre. Elle n'explique pas que le sadisme soit plus intense quand la guerre oppose des nations très proches, ni pourquoi cette régression n'est pas au contraire freinée par un autre phénomène de groupe, l'identification mutuelle. Celle-ci fonde dans toutes les guerres les droits de l'homme et les lois de la guerre. Elle devrait s'opposer avec encore plus de force aux « assomptions de base » du groupe quand les deux nations en guerre appartiennent à la même communauté culturelle. Dans A propos de l'identification, Melanie Klein a bien posé le problème du rapport entre la capacité de se mettre à la place d'autrui et l'identification projective, mais elle est restée évasive sur ce qui peut faire que l'une l'emporte absolument sur l'autre : « Un individu sent qu'il a beaucoup de choses en commun avec une autre personne en même temps qu'il se projette dans cette personne (ou en même temps 1060 Gilbert Diatkine qu'il l'introjecte). Ces processus varient dans leur intensité et dans leur durée, et de ces variations dépendent la force et l'importance des identifications, et leurs vicissitudes » (M. Klein,1955). (La même objection pourrait être faite aux travaux de René Girard, qui semblent d'abord décrire exactement la situation actuelle dans l'ex-Yougoslavie. Pour René Girard, il n'existe qu'un seul désir, celui d'imiter l'autre, et de détruire tout ce qui est différent chez lui. La mimesis condamne les communautés à se déchirer en groupes antagonistes de plus en plus petits jusqu'à ce que le sacrifice d'une victime émissaire mette fin au chaos. La culture se construit sur la dissimulation de cette violence et de ce sacrifice (Girard, 1972, 1978). La notion imposante de mimesis, en confondant toutes les formes d'identifications, évacue le problème sans le résoudre.) La haine de l'excès de jouissance Slavoj Zizek, de Paris (1992), se situe dans une perspective lacanienne. Il pense que la violence des conflits entre nations proches vient de ce que le voisin peut toujours être taxé d'une sexualité secrète et perverse. Elle s'exprime directement s'il est malodorant et bruyant, ou, par une formation réactionnelle, s'il est, au contraire, réservé et austère. Ainsi se matérialise une jouissance spécifique sans laquelle, affirme Zizek, l'idéal du groupe ne pourrait pas se maintenir. L'idéal du groupe, selon Lacan, lu par Zizek, est une croyance partagée : je suis Corse et j'en suis fier, parce que je crois que les autres Corses sont fiers de l'être. Nul besoin d'expliquer en quoi on peut être fier d'être Corse, sinon cette jouissance spécifique menacée par l'existence chez le voisin d'une jouissance différente et supposée excessive. Or, écrit Zizek, la haine de l'excès de jouissance chez l'autre est la projection de la haine de notre propre excès de jouissance. L'excès de jouissance, selon Zizek, suivant toujours Lacan (1969), peut, dans certaines circonstances, être limité par le « Discours du Maître ». Les petites différences sont alors bien tolérées. Il en est ainsi, estime Zizek, parlant cette fois en son nom personnel, quand une nation trouve une forme d'équilibre, par exemple avant le développement du capitalisme, ou s'il existe un Etat fort. Par contre, la violence raciste éclate dès que le capitalisme progresse, car il « produit continuellement de l'excès ». Cette thèse a le défaut d'être contredite par les faits : la violence raciste est compatible avec un Etat fort, comme la Russie des tsars ou l'Allemagne de Hitler, et avec une stagnation économique précapitaliste, comme aujourd'hui entre le Sénégal et la Mauritanie. En outre, on voit mal comment l'idée lacanienne de la jouissance pourrait se passer d'une projection sur 1' « Autre », quel que soit l'état de la société (Laznik-Penot, 1990). La cravate croate 1061 Quelle différence y a-t-il entre un Serbe et un Croate ? Dans Malaise dans la civilisation, Freud montre que le narcissisme des petites différences rend inopérant le commandement moral élémentaire « Aime ton prochain comme toi-même ». Il semble décrire exactement ce qui est arrivé dans l'ex-Yougoslavie. Après s'être affrontées avec une cruauté extrême au cours de la seconde guerre mondiale, la Serbie et la Croatie ont coexisté paisiblement pendant quarante-cinq ans au sein de la Yougoslavie. Elles ont vécu ensemble là victoire des communistes à l'époque de l'alliance entre Tito et Staline, puis le schisme et le socialisme autogestionnaire, et elles ont découvert la démocratie dans les mêmes conditions. Serbes et Croates parlent la même langue et partagent aujourd'hui les mêmes valeurs démocratiques et chrétiennes. La généralisation de l'enseignement secondaire a massivement élevé le niveau culturel des deux peuples. Les habitants des villages contestés entre les deux nations ont été à l'école ensemble, ont fréquenté les mêmes clubs sportifs et travaillé dans les mêmes usines. Les mariages mixtes sont nombreux. Quand les différends politiques et économiques entre les deux Etats ont crû, on a longtemps espéré qu'ils pourraient se régler par la négociation, jusqu'à ce que la guerre s'avère inévitable. On aurait pu alors s'attendre à ce que tout ce qui unissait ces communautés si semblables limite les destructions au strict nécessaire, et à ce que les lois de la guerre et les droits de l'homme soient scrupuleusement respectés. Or, c'est précisément le contraire qui s'est produit : comme toujours quand la guerre met aux prises des nations soeurs, le sadisme s'est donné libre cours avec une totale barbarie. Weltanschaaung et psychanalyse appliquée à la politique Avant de poursuivre, il faut nous demander si nous sommes en train d'outrepasser la mise en garde de Freud de ne pas faire de la psychanalyse une « conception du monde », une weltanschauung. Une weltanschauung, précise Freud, est « une construction intellectuelle qui résout, de façon homogène, tous les problèmes de notre existence à partir d'une hypothèse qui commande le tout... où tout ce que à quoi nous nous intéressons trouve sa place déterminée » (Freud, 1932, p. 211). Nous ne demanderons donc à Malaise... qu'un point de départ pour une réflexion. En tout cas, la psychanalyse peut s'appliquer à la politique et à la société. Freud s'y est employé toute sa vie, comme en témoigne la série de ses écrits qui en proposent une interprétation psychanalytique. Elle va de « Moralité sexuelle civilisée et nervosité moderne » (1908) à Moïse et le monothéisme (1939), en passant par Totem et tabou (1912), « Considérations 1062 Gilbert Diatkine actuelles sur la guerre et sur la mort » (1915), « Le tabou de la virginité » (1918), « Psychologie collective et analyse du moi » (1921), L'avenir d'une illusion (1927), Malaise dans la civilisation (1929), Sur une weltanschauung (1932), et Pourquoi la guerre ? (1933). De tous ces travaux, Malaise... n'est peut-être pas celui qui nous parle le plus aujourd'hui. Le terme même de « malaise » est bien faible pour parler des camps d'extermination et de la « purification ethnique ». De plus, comme le remarque J.-B. Pontalis (1983), Freud a peut-être été embarrassé dans ce travail par la reconnaissance tardive dont il était alors l'objet, et qui l'obligeait à une synthèse alors qu'il était plus un homme d'analyse. En outre, publié en 1929, Malaise... paraît dans une période de relative tranquillité politique. Freud ne peut se douter qu'au moment où il écrit, il est à égale distance des deux guerres mondiales. Malgré son pessimisme, il se fie à la marche en avant du processus civilisateur, et il rejette la violence collective dans un passé si lointain qu'il peut à peine se la représenter : « Quelque horreur que nous inspirent certaines situations, celle par exemple du galérien antique, ou du paysan de la guerre de Trente ans, ou de la victime de la sainte Inquisition, ou du juif exposé au pogrom, il nous est tout de même impossible de nous mettre à la place de ces malheureux, de deviner les altérations que divers facteurs psychiques ont fait subir à leurs facultés de réceptivité à la joie et à la souffrance » (Freud, 1929, p. 19). Il est vrai que dès la seconde édition du texte, il pondérera sa confiance dans l' « Eros éternel » d'une dernière ligne dubitative, inédite en français. D'autres travaux, écrits directement au contact de la violence, nous semblent plus proches de notre actualité, comme les « Considérations actuelles sur la guerre et la mort », où Freud porte un regard lucide sur la destruction, par la première guerre mondiale, de nos illusions sur la civilisation (Freud, 1915, p. 15), ou Moïse..., où l'Anschluss le force à reconnaître que « nous vivons à une bien étrange époque et constatons avec surprise que le progrès s'allie avec la barbarie » (Freud, 1938, p. 75). Les petites différences et la conscience morale Malaise... développe une thèse posée dès 1918 dans « Le tabou de la virginité » : « Il serait tentant... de faire dériver [du] "narcissisme des petites différences" l'hostilité qui, nous le constatons, combat victorieusement, dans toute relation humaine, le sentiment de solidarité et terrasse le commandement d'amour universel entre tous les êtres humains. » L'idée du « narcissisme des petites différences » vient du « tabou d'isolation personnelle » décrit par l'ethnologue Crawley (1902), qui en fait dériver les sentiments d'hostilité et d'étrangeté La cravate croate 1063 entre les individus. Malaise... montre d'une manière détaillée comment l'agressivité primaire et le narcissisme des petites différences font obstacle à l'identification mutuelle : pourquoi préférerais-je un étranger à mes proches, pourquoi aimerais-je un étranger qui est tout prêt à me détester et à me maltraiter ? (Freud, 1929, p. 48-49). Plus tard, Freud résumera son pessimisme dans un passage célèbre de « La décomposition de la personnalité psychique » : « En s'appuyant sur une phrase connue de Kant, qui met en rapport la conscience, avec le ciel étoile, un homme pieux pourrait bien être tenté de vénérer les deux choses comme le chef-d'oeuvre de la création. Les constellations sont assurément grandioses, mais en ce qui concerne la conscience, Dieu a accompli un travail inégal et négligent, car une grande majorité d'êtres humains n'en a reçu qu'une part modeste ou à peine assez pour qu'il vaille la peine d'en parler » (Freud, 1932, p. 86). Les jeunes des ghettos américains qui transforment le précepte chrétien « Do unto others as you would have them do unto you » (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'il te fasse ») en « Do unto others before they do to you » (« Fais-le à autrui avant qu'il ne te le fasse ») (Wacquant, 1993, p. 189) sont acquis à ce point de vue. D'où vient alors le sentiment spontané qui me permet la plupart du temps de reconnaître mon semblable dans tout être humain ? Freud montre dans Malaise... qu'on doit davantage s'étonner de sa présence que de son absence. Ce n'est pas une donnée congénitale et permanente. Contrairement à ce que Freud écrit par ailleurs (1929, p. 50), l'homme n'est même pas un loup pour l'homme, car, s'il l'était, des réflexes inhibiteurs congénitaux le protégeraient contre l'agression intra-spécifique (Lorenz, 1963). Il nous faut donc reconstruire le processus par lequel se construit ce sentiment fugace, mais sur lequel reposent la conscience morale, les droits de l'homme et les lois de la guerre. Et il faut nous demander pourquoi les « petites différences » ont un effet si désastreux sur lui. Freud laisse la question sans réponse dans « Psychologie collective et analyse du moi » comme dans Malaise... : « Pourquoi fallait-il qu'une si grande sensibilité se soit portée sur ces détails de différenciation ? Nous ne le savons pas » (Freud, 1921, p. 163). Conscience morale et surmoi Puisque la conscience morale est une fonction du surmoi (Freud, 1914), et même du surmoi inconscient (Freud, 1923), la première idée qui vient pour expliquer son échec est que le surmoi est bien trop sensible aux vicissitudes du narcissisme. Le surmoi est à l'origine du sentiment de culpabilité inconscient qui est l'un des facteurs les plus redoutables de résistance à l'analyse (Freud, 1924) et d'analyse interminable (Freud, 1937). Alors qu'il peut poursuivre de sa haine un malheureux 1064 Gilbert Diatkine une vie durant sans que rien —y compris l'analyse — puisse paraître l'apaiser, une simple « petite différence » peut le mettre en déroute totale dans le seul domaine où il devrait avoir quelque utilité, celui des relations sociales"! Et les phénomènes de groupe ne seraient pas les seuls désordres narcissiques capables d'entraver le fonctionnement du surmoi. Nous voyons tous les jours des personnalités jusque-là moralement irréprochables se conduire sans foi ni loi après une humiliation. Il en est ainsi du héros de Kleist, Michel Kolhaas, qui met à feu et à sang tout un pays parce que les magnifiques chevaux qu'il avait laissés en gage à un seigneur lui ont été rendus dans un état lamentable. Le surmoi se laisserait tout aussi facilement dérouter par une autre perturbation narcissique, l'état amoureux. Par amour pour Carmen, Don José, brigadier jusque-là impeccable, abandonne la discipline militaire et se met au service des contrebandiers. Cependant, cet exemple suffit à montrer que ce n'est pas le surmoi lui-même qui est « soluble dans l'amour » (Catherine Parat, 1973). Les contrebandiers veulent que Don José passe dans leurs rangs précisément à cause de sa compétence professionnelle. Carmen indique de nouveaux idéaux à Don José. Celui-ci cherche à les atteindre avec le même sérieux que quand il était dans l'armée, et son surmoi le persécute avec la même vigilance s'il n'y parvient pas. De même, Michel Kolhaas s'avère un tacticien redoutable dans son acharnement à ravager le pays, et son surmoi en fait un aussi bon chef de guerre qu'il en avait fait auparavant un excellent maquignon. Ce qu'il y a de plus terrifiant dans la « purification ethnique », c'est qu'elle est mise en application par des fonctionnaires consciencieux, qui suivent avec zèle, exactitude, et subordination un plan préparé et publié à l'avance. Il est probable que leur surmoi les fait souffrir s'ils accomplissent mal leur horrible besogne. Carmen a remplacé l'armée dans le rôle de Moi Idéal pour Don José. Elle lui indique de nouveaux idéaux, et il s'efforce de les atteindre consciencieusement, jusqu'à devenir un assassin. Bien que Freud emploie indifféremment les termes « Moi Idéal » et « Idéal du Moi » (Chasseguet-Smirgel, 1973, p. 761), il peut être utile de les opposer ici. Lagache laisse entendre que le Moi Idéal est lié à l'identification primaire à la mère (Lagache, 1966, cité par Chasseguet-Smirgel). Comment le Moi Idéal se constitue-t-il ? Quel lien y a-t-il entre les « petites différences » et les Idéaux du Moi ? Et enfin comment une altération du Moi Idéal peut-elle entraîner une perte du sentiment d'appartenance à une commune humanité ? L'arbitraire des petites différences Les petites différences s'expriment par des variantes dans la prononciation, l'écriture, et, d'une façon générale, dans ce que Marcel Mauss appelle les « tech- La cravate croate 1065 niques du corps » (Marcel Mauss, 1924, 1936). Elles pourraient être inversées ou remplacées par d'autres tout en conservant la même signification. Le lien qui fait d'un geste de la vie quotidienne le symbole de l'appartenance à un groupe est aussi gratuit que celui qui unit la face signifiante et la face signifiée du signe linguistique. L'étude des petites différences relève donc de ce que De Saussure appelle la « sémiologie », c'est-à-dire la science de « l'ensemble des systèmes fondés sur l'arbitraire du signe » (De Saussure, 1911, p. 100). Puisqu'elles sont arbitraires, nous devrions pouvoir supporter de les remplacer par d'autres sans nous émouvoir, et même nous réjouir de nous enrichir en multipliant notre capital culturel. Les petites différences, l'accordage affectif et l'identification narcissique à la mère Or, nous leur sommes viscéralement attachés parce qu'elles symbolisent l'identification narcissique primitive à la mère, tout comme la langue maternelle. Elles s'incrustent dans notre identité en même temps que nous apprenons à parler. L'acquisition du langage commence dès le début de la vie au sein d'une interaction intense entre les parents et l'enfant, par sélection à partir d'une infinité de virtualités. Comme l'écrit R. Jakobson, « un enfant est capable d'articuler dans son babil une somme de sons qu'on ne trouve jamais réunis à la fois dans une seule langue, ni même dans une famille de langues... Il perd pratiquement toutes ses facultés d'émettre des sons lorsqu'il passe du stade prélinguistique à l'acquisition de ses premiers mots, première étape à proprement parler linguistique... » (Jakobson, 1935, p. 24). De même, l'enfant peut potentiellement faire siennes les techniques du corps de n'importe quelle nation, mais il sélectionne seulement celles de son entourage. Bien que le bébé ne soit pas censé les comprendre, les parents (ou les adultes qui en tiennent lieu) donnent un sens aux activités précoces de l'enfant. Ils accompagnent de mots en apparence absurdes les techniques du corps en relation avec les soins maternels. Dès les premières minutes de la vie, le bébé est capable de réagir de façon spécifique à la voix de sa mère. Très tôt, le rythme et la modulation de sa voix et de ses gestes répondent à ceux des parents et « s'accordent affectivement » à eux (D.Stern, 1985, p. 180). Petites différences et jugements d'attribution Ces mots et ces gestes de la mère sont à la fois arbitraires, car déterminés par le hasard de l'appartenance à une communauté, et fortement chargés affectivement. Ils expriment l'amour pour l'enfant, et la crainte des malheurs qui peu- 1066 Gilbert Diatkine vent lui advenir. En mettant en garde l'enfant contre les dangers de la vie, ils classent les choses qui composent le monde en « bonnes » et « mauvaises ». ans la langue que parle la mère,il y a une " bonne " manière d'opposer les traits pertinents des phonèmes et beaucoup de mauvaises, auxquelles le bébé doit renoncer s'il veut rester accordé affectivement à elle. De même, il y a pour la mère une « bonne » et beaucoup de « mauvaises » façons de tenir le bébé, de le nourrir, de le changer, de le bercer, et de veiller sur son sommeil. Les attributions aux objets des qualités « bonne » ou « mauvaise » par les mères concernent toute la sphère des « petites différences ». Elles sont arbitraires, car elles pourraient être remplacées par d'autres dans d'autres cultures, mais ce sont de véritables « jugements » (Freud, 1925), car, pour l'inconscient de la mère, leur transgression met en danger la vie de l'enfant. Inversement, l'enfant doit s'y soumettre aveuglément s'il veut conserver le lien narcissique qui l'unit à sa mère et à sa famille. Avant même de savoir parler, le sujet sait ce qu'il doit aimer et ce qu'il doit haïr, s'il ne veut pas angoisser sa mère et briser l'identité fondamentale qui l'unit à elle. Il peut refuser un jugement d'attribution maternel, par exemple en ruminant son bol alimentaire ou en n'apprenant pas à parler, mais c'est au prix d'une grave perturbation narcissique. D'autres personnes que la mère, d'abord le père, puis d'autres membres de la famille, puis l'école, puis d'autres institutions relaient la mère dans l'exercice du pouvoir de décider arbitrairement de ce qui est « bon » et de ce qui est « mauvais » pour un jeune au cours de sa formation. Les petites différences que tous les membres du groupe ont en commun par rapport à l'étranger sont définies par le Moi Idéal du groupe, qui est l'héritier de cette fonction maternelle vitale. Les refuser, c'est prendre un risque narcissique grave. Les habitants de Sarajevo qui refusent de se considérer comme « musulmans », Serbes ou Croates prennent le risque de passer pour des traîtres pour tous les camps. Encore ne le prennent-ils qu'en s'identifiant à un autre « Moi Idéal », celui qui faisait d'eux les membres d'une communauté spécifique, unique en son genre. Identification narcissique à la mère et identification au père de la préhistoire personnelle La mère présente comme « bonnes » ou « mauvaises » à l'enfant les oppositions de traits pertinents et les techniques du corps que sa culture lui a transmis comme tels. Pour elle, et pour l'enfant dans son identification narcissique à elle, ce sont des « jugements » et non des choix contingents, parce que la survie physique de l'enfant dépend de leur acceptation. En effet, ils protègent l'enfant de sa « Violence fondamentale » (Bergeret, 1984). Celle-ci menace un enfant laissé La cravate croate 1067 sans défense quand la mère commence à désinvestir l'enfant pour redevenir « amante » (Braunschweig et Fain, 1975). Dans sa « rêverie » (Bion, 1962), elle réinvestit alors un objet de désir, qui est un objet absent de la scène des soins maternels (même si le père coopère activement à ces derniers). L'objet perdu n'est pas une personne déterminée, même s'il s'incarne plus volontiers dans le père de l'enfant ou dans la mère de la mère, mais un ensemble de représentations de mots et de choses liées dynamiquement (René Diatkine, 1992, C. Le Guen, 1992) par le complexe de castration de la mère (J. Cournut et M. CournutJanin, 1993). Ces représentations sont celles de tout ce qui peut arriver dans son fantasme inconscient à la mère et aux personnes qui l'ont satisfait et déçu, dans le passé et dans leur absence. Elles sont projetées sur l'enfant sous la forme consciente d'un danger menaçant le corps de l'enfant. Elles s'expriment dans les mots et dans les gestes qui accompagnent les soins maternels. Si les prescriptions des petites différences ne sont pas respectées, alors un danger menacera l'enfant, émanant de l'objet absent. La mère se fait « messagère de la castration ». Le message de castration lie le jugement d'attribution à un jugement d'existence : telle technique du corps est « bonne », parce qu'il existe un objet paternel, absent de la scène des soins maternels. Or, pour la mère, l'enfant est issu de cet objet. Malgré la différence des générations, quel que soit le sexe de l'enfant, et quelles que soient les « différences » que son complexe de castration lui fait projeter sur lui, elle perçoit l'enfant comme fondamentalement semblable à cet objet. Au sein de l'identification narcissique, l'enfant fait sien aussi ce jugement particulier : il est semblable à son père. On pourrait admettre que par la suite le sentiment d'appartenir à une communauté d'êtres humains se fondera sur cette première similitude présentée par la mère entre l'enfant et son père. Nous nous étonnons de lire dans « Le Moi et le Ça » que la première identification est une « identification au père de la préhistoire personnelle » (Freud, 1923, p. 243). Il est vrai que Freud corrige en bas de page, en écrivant que c'est plutôt une « identification aux parents ». En fait, Freud fait constamment de l'identification narcissique une identification au Père (Freud, 1911, p. 389 ; 1921, p. 167 ; 1933, p. 89) la mère étant, elle, d'emblée, l'objet d'un choix sexuel « par étayage ». Il nous semble évident aujourd'hui que l'identification narcissique se fait aussi et d'abord à la mère. Cependant, si on admet que l' « identification au père de la préhistoire personnelle » est ce qui fonde l'identité de l'enfant en temps qu'être humain semblable à son père, alors il faut l'isoler et lui donner une place centrale au sein de l'identification narcissique. Mais comme elle n'est qu'un moment de cette dernière, elle en dépend étroitement, et peut disparaître toutes les fois que celle-ci est menacée, par exemple quand des « petites différences » viennent remettre en question le Moi Idéal du groupe. Les porteurs de ces différences cessent alors d'être perçus comme des êtres humains. 1068 Gilbert Diatkine II / FREUD, PENSEUR DE LA MODERNITÉ Un processus de civilisation organique On s'attendrait à ce que la confiance de Freud en l'existence d'un processus de civilisation soit entamée par la défaite de la moralité devant les petites différences. Or il n'en est rien. Bien que le processus de civilisation se paie du renoncement aux pulsions sexuelles et agressives, il est évident pour Freud que la civilisation marche vers une amélioration de l'humanité. Malaise... présente la civilisation comme un processus dont les étapes sont bien déterminées : la phase du totémisme, puis la prohibition d'autres objets sexuels que les objets incestueux, puis la prohibition de toutes les perversions (Freud, 1929, p. 4041). Une note en bas de page précise même que ce processus est « inéluctable » parce qu'il est déterminé par un facteur « organique » : « Le tabou de la menstruation résulte de ce " refoulement organique" en tant que mesure contre le retour à une phase surmontée du développement... le redressement ou la " verticalisation " de l'homme serait le commencement du processus inéluctable de la civilisation. A partir de là un enchaînement se déroule, qui de la dépréciation des perceptions olfactives et de l'isolement des femmes au moment de leurs menstrues conduisit à la prépondérance des perceptions visuelles, à la visibilité des organes génitaux, puis à la continuité de l'excitation sexuelle, à la fondation de la famille et de la sorte au seuil de la civilisation humaine » (Freud, 1929, chap. IV, n. 1, p. 41). Cette confiance en un processus civilisateur se retrouve dans tous les textes de Freud sur l'anthropologie : « Morale sexuelle civilisée... » en décrit les phases avec plus de précision encore (Freud, 1908, p. 37). La thèse d'un fondement « organique » de la civilisation, et donc du refoulement, se trouve déjà dans Totem et tabou (Freud, 1909, p. 49). L'avenir d'une illusion la mentionne également : « On peut prévoir que l'abandon de la religion aura lieu avec la fatale inexorabilité d'un processus de croissance » (Freud, 1927, p. 38). Freud la reprendra dans Pourquoi la guerre ? : « Le développement culturel est bien un tel processus organique » (Freud, 1933, p. 215), en entrevoyant même la possibilité d'un fondement « organique » du pacifisme. On la retrouve encore dans Moïse... (Freud, 1938, p. 98). La foi dans le processus de civilisation n'est pas propre à Freud. Elle est partagée par la quasi-totalité de ses contemporains, par Paul Valéry par exemple qui, malgré le ton prophétique sur lequel commence « La crise de l'esprit » La cravate croate 1069 (« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles »), reste bien convaincu de la mission civilisatrice de l'Europe (Valéry, 1919, p. 11). Elle fait partie de l'horizon épistémologique de Freud. Selon Habermas (1985, p. 105), la conscience d'appartenir à un processus de civilisation caractérise la Modernité. Cette conscience s'éveille bien après le début historique des Temps modernes, au Siècle des Lumières, probablement au moment de la querelle littéraire des « anciens et des modernes ». Les « Temps modernes » eux-mêmes avaient débuté deux bons siècles plus tôt, avec la Réforme, la Renaissance et la découverte du Nouveau Monde, mais leurs acteurs l'ignoraient et se vivaient comme d'irrémédiables décadents par rapport aux Anciens. Culture et civilisation Au temps de Freud, la conscience d'être pris dans un processus civilisateur n'est généralement pas mise en question. Pourtant quand, dans L'avenir d'une illusion, Freud précise qu'il « dédaigne de séparer la civilisation de la « culture », il fait une allusion, obscure pour le lecteur français, à un débat qui a lieu alors en Allemagne sur ce sujet (Freud, 1927, p. 1). On retrouve la même distinction énigmatique dans Pourquoi la guerre ? (Freud, 1933, p. 214). Selon Jean Starobinski, le mot français « civilisation » englobe les acceptions à la fois de Kultur et de Zivilisation, que Nietzsche oppose fortement l'une à l'autre. Nietzsche écrit par exemple : « Les grands moments de la culture ont toujours été, moralement parlant, des moments de corruption ; et, à l'opposé, les époques de la domestication voulue et forcée de l'homme (" Civilisation") ont été des temps d'intolérance pour les natures les plus spirituelles et les plus audacieuses » (Nietzsche, 1956, p. 837, cité par Starobinski, 1983). La racine de ce doute de Nietzsche sur l'existence même d'un processus de civilisation se trouve dans la première Considération inactuelle de 1873. Pour Nietzsche, la parfaite organisation technico-militaire de l'Etat prussien, qui lui avait permis une victoire écrasante sur la France en 1870, était un degré supérieur de Zivilisation, mais non de Kultur, domaine dans lequel la France vaincue l'emportait à ses yeux de beaucoup sur la Prusse (Nietzsche, 1873, p. 22). Ce qu'écrit Nietzsche de la guerre de 1870 peut nous paraître excessif aujourd'hui, mais nous pouvons le transposer sans en changer une ligne à la victoire de l'Etat nazi en 1940. Selon Habermas, les premières Considérations inactuelles marquent le commencement de la fin pour la notion même de « processus de civilisation », à laquelle Auschwitz et Hiroshima ont porté un coup fatal. Sommes-nous entrés 1070 Gilbert Diatkine dans l'ère « postmoderne » (Lyotard, 1979) ou peut-on sauvegarder quelque chose de la Modernité comme semble plutôt le croire Habermas ? La réponse a es conséquences pour la théorie psychanalytique, car plusieurs de ses concepts, comme ceux de surmoi (Freud, 1909, p. 218 ; 1915, p. 18 ; 1927, p. 7 ; 1933, p. 93) et de processus analytique (Freud, 1909, p. 217 ; 1938, p. 59 et 127), sont liés à la conception qu'avait Freud du processus de civilisation. GilbertDiatkine 48,boulevardBeaumarchais 75011Paris RÉFÉRENCES Bayle G. 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Ce titre doit aussi beaucoup à André Green 3, car il rappelle qu'en réagissant aux hypothèses formulées dans « Nouvelles métaphores et métaphores du nouveau »4, il avait affirmé que les rapporteurs avaient énoncé « un principe d'incertitude psychanalytique ». Aujourd'hui, l'utilisation des nouvelles figurations, apportées par la description des processus non linéaires, fait apparaître des potentialités d'émergence de situations imprévisibles et plus « optimistes » que les destins envisagés par Freud pour les processus civilisateurs. Trop souvent qualifiées de « pessimistes » — dans un style lapidaire — leur hétérogénéité est telle qu'au-delà du texte manifeste de 1929, elles permettent une élaboration fructueuse du problème du déterminisme et de l'aléatoire. Ordre et désordre, stabilité et instabilité sont devenus des paradigmes qui permettent de comprendre comment des résonances entre plusieurs systèmes induisent des bifurcations et des solutions inopinées. 1. S.Freud(1929),DosUnbehagen inderKultur,in Studienausgabe, BdIX,S.FischerVerlag,1975, p. 270. 2. S.Freud(1929),Malaisedansla civilisation, trad.Ch.et J. Odier,PUF,1971,p. 107. 3. A. Green,Penserl'épistémologie dela pratique,inRev.franç,psychanal., 6/1990. 4. G. Pragier-S.Faure-Pragier, UnsiècleaprèsL'esquisse : Nouvelles du métaphores. Métaphores utiliséesdanscet articlesont nouveau,in Rev.franç,psychanal., 6/1990.Lesmétaphoresscientifiques et utiliséesdanscerapport. développées Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1074 Georges Pragier J'illustrerai d'abord la question du nouveau par une séquence récente de psychodrame (cette mini-Société d'analystes) où je fus amené à utiliser, en cli" les termes de nique, chaos " et de " réorganisation " dans une séance. Une patiente de 22 ans, boulimique vomisseuse, nous avait annoncé la rupture d'avec son ami et nous attendions une réaction catastrophique. « Je n'ai rien à dire : c'est le néant. » Joseph Frismand, le directeur du groupe, réagit : « Hé bien, mettons en scène le néant. » Parmi les trois acteurs (1 femme et 2 hommes), le collègue masculin, sensible au fantasme de suicide, évoque un néant néantissant et destructeur. La patiente approuve et va former couple avec lui. Alors, j'inaugure une terminologie nouvelle dans ma pratique analytique. En pensant au ça freudien, je dis : « Je suis le chaos, ça bouillonne en moi... ; il va se passer quelque chose de neuf. » La collègue eut l'intuition de répondre : « Et moi, je suis le vide. » Néantisée par l'abandon qui la renvoie à des traumatismes infantiles, la jeune fille trouve donc en face d'elle « chaos » et « vide » qui forment un autre couple, d'autant plus structurant que depuis le début de la cure je suis toujours désigné comme le père. Hé bien, la scène s'anima. Néant était brusquement devenu un ça organisateur à un niveau de complexité supérieure reliée à un vide qui s'offrait au chaos pour être rempli, pour faire émerger du nouveau, créer, réorganiser. Ainsi la patiente accepta de jouer une scène qui calma son malaise. De surcroît, elle me permet de souligner l'articulation entre théorie et pratique (source fréquente de malaise en psychanalyse) et d'introduire mon propos par cette « entrée en scène » clinique. Chaos et vide sont de bonnes figurations d'éléments de pensée qui manquaient à Freud, prisonnier de la Science de son temps. J'envisagerai successivement deux facteurs qui interviennent pour rendre compte des limites et du « pessimisme » du texte : — le déterminisme freudien : laisse-t-il suffisamment de place aux remaniements perpétuellement créateurs provoqués par la survenue de l'aléatoire dans la vie psychique ? — l'idéalisation de la raison : ne fait-elle pas craindre une certaine dépréciation de la pulsion et un renoncement désabusé aux liens objectaux, au profit d'une survalorisation de l'indépendance, avec son corollaire, une vision solipsiste du bonheur ? Qui peut prévoir ? 1075 I / DÉTERMINISMEFREUDIENET PESSIMISMEFREUDIEN Dans le rapport sur les nouvelles métaphores, nous avions tenté de montrer comment Freud, en rupture avec la pensée médicale, était en même temps nécessairement soumis au déterminisme linéaire causal et au mécanicisme où les grands effets relèvent de grandes causes. Cette modalité de pensée apparaît à l'évidence dans sa réflexion sur la civilisation. Par exemple, lorsqu'il décrit la nécessité de nous attaquer au problème de sa genèse et « par quoi son cours fut déterminé »1. Alors, pour lui, le développement de la civilisation doit être attribué au sentiment de culpabilité qui devient le moteur d'une répression toujours croissante. C'est l'une des thèses psychanalytiques majeures de Malaise..., 1929. La construction récursive du Surmoi freudien C'est le mode de pensée déterministe qui conduisit Freud à la vision des Surmois individuel et collectif, dont le développement devait aboutir à l'écrasement progressif de l'individu par la civilisation. 1 / Pour Freud, quoiqu'il advienne : — la différence entre faire le mal et vouloir intentionnellement le mal, s'efface totalement puisque l'autorité s'intériorise dans le Surmoi ; — même si l'homme fait le bien, l'agressivité liée à la frustration pulsionnelle ne fait que renforcer la sévérité du Surmoi. En somme, quoiqu'il fasse, l'homme ne peut échapper à l'oppression de la conscience morale. Mais comme souvent, Freud en même temps ouvre la voie à d'autres modes de pensée et nous offre une conception d'une très grande modernité. Ici, la description de l'instance fait intervenir la récursivité. 2 / Cette récursivité du Surmoi n'est-elle pas trop implacable par son déterminisme même ? Dans Malaise..., Freud écrit : « Tout renoncement pulsionnel devient alors une source d'énergie pour la conscience morale. » Cette thèse, déjà qualifiée de paradoxale par Freud, a été élaborée par Jean-Luc Donnet 2. Rappelons que toute récursivité est paradoxale, puisque l'état final se trouve nécessaire à l'en1. S. Freud,Malaise..., op.cit.,p. 48. 2. J.-L.Donnet,Ambiguïté duSurmoifreudien in Surmois dela Rev.franç,psychaI, Monographie nal, PUF(à paraître). 1076 Georges Pragier gendrement de l'état initial. Autrement dit, ses conséquences deviennent la cause du processus. Freud a su décrire cette spirale : « La conscience morale est la du renoncement aux pulsions... Ce dernier engendre la conscience conséquence morale... laquelle exige alors de nouveaux renoncements. »1 On voit que dans cette logique, aucune issue n'est envisageable. 3 / Si bien que lorsque Freud conclut à l'inévitabilité fatale du sentiment de culpabilité, on peut se demander si cet excès de déterminisme ne confinerait pas à la prédestination ! Déjà, dans les premières pages de L'Avenir d'une illusion, il raillait un « âge d'or » irréalisable puisque « toute civilisation doit s'édifier sur la contrainte et le renoncement aux pulsions », car celles-ci sont « antisociales et anticulturelles »2. Aussi, ne s'étonne-t-on pas de lire le postulat posé dans Malaise..., « il n'est point entré dans le plan de la "Création" que l'homme soit heureux »3. C'est déterminé, c'est écrit. 4 / L'issue ultérieure serait-elle la destruction de l'individu et de la civilisation qui adviendrait de l'intérieur par autodestruction ? Alors, pour Freud : « Peut-être un jour... cette tension du sentiment de culpabilité atteindra-t-elle un niveau si élevé que l'individu le trouvera difficile à supporter. »4 Destruction inéluctable, voire programmée ? Freud, bien entendu, ne pouvait pas prendre en compte tout ce que nous savons maintenant sur les ruptures par changement de phase, sur l'imprévisible et le hasard organisateur. Que sont devenues les prévisions de Freud ? Aujourd'hui, on peut estimer qu'un grand nombre de phénomènes sont inverses à ceux prévus par Freud. En 1993, si la Société risque la destruction, c'est plutôt en liaison avec un rejet de la conscience morale qu'avec un excès, et on pourrait lui attribuer F « individualisme triomphant » d'une société qui paraît plus psychopathique que névrotique (voire perverse ou psychotique, disaient récemment certains collègues ex-yougoslaves à Gilbert Diatkine). Il nous faut accepter que des prévisions de Malaise... aient été contredites. Alors, la spirale récursive du Surmoi peut paraître très nettement inversée et aboutir, non pas au renforcement, mais à une carence récursive du Surmoi. 1. S. Freud,Malaise...,p. 86. 2. S.Freud (1927),L'avenird'uneillusion,PUF,1971,p. 10. 3. S. Freud,Malaise...,p. 20. 4. S. Freud,Malaise...,p. 91. Qui peut prévoir ? 1077 Elle pourrait s'énoncer ainsi : — la satisfaction des pulsions affaiblit la conscience morale ; — ce qui autorise de nouvelles satisfactions ; — aboutissant finalement... à une « carence » du Surmoi. Alors le sujet ne s'éprouve plus coupable, plutôt innocent voire victime. Mais se trouve-t-il gagnant ? Ou bien, au contraire, y a-t-il risque de voir l'Idéal du Moi narcissique venir combler douloureusement la place laissée vacante ? En somme, voici la question posée : si l'on admet cet affaiblissement du Surmoi, contraire aux prévisions de Freud, le sujet a-t-il quelque chance de trouver un sentiment d'aise, voire de « Bien-aise », dans la Civilisation ? Nous voilà confrontés à cette indécidable définition du bonheur telle qu'elle est ébauchée par Freud lorsqu'il évoque les civilisations primitives et les satisfactions des pulsions non domestiquées..., tellement plus fortes, dit-il, que celles des pulsions sublimées. Ne retrouvons-nous pas alors l'individu soumis au « principe » de plaisir qui, selon Freud, « détermine le but de la vie et gouverne dès l'origine les opérations de l'appareil psychique ». N'est-ce pas le moi plaisir purifié qui se trouverait ici érigé en idéal ? Sera-t-il le garant du bonheur ? ou, au contraire, d'une destructivité accrue ? Quels sont alors les changements et les répétitions observés dans la société d'aujourd'hui ? Dans l'immédiat, la dépression vient conquérir le terrain occupé par les éléments névrotiques de la société et de son surmoi collectif. Elle entraîne alors des recours antidépressifs : la consommation d'objets externes cherche à pallier le « manque » d'objets internalisés. Cet accrochage excessif à la réalité extérieure rend compte de certains troubles de comportement et de la fréquence des passages à l'acte. Ainsi, il y a bien eu « crise » aboutissant à des changements dans notre civilisation. « Le hasard s'insinue dans les systèmes déterministes. » Comme l'affirmait récemment le physicien Prigogine : le monde est un mélange de « réversible et d'irréversible, d'ordre et de désordre ». Aussi, malgré les remaniements observés, des phénomènes de répétition se retrouvent-ils intacts évoquant, malheureusement, la régularité invariable de l'attracteur fractal. Alors aujourd'hui, avec terreur, nous assistons aux résurgences meurtrières fiées à l'extériorisation des nationalismes, des intégrismes et de la xénophobie. Par exemple, dans une Yougoslavie que nous espérions fédérative et auto- 1078 Georges Pragier gestionnaire, on apprend maintenant que les Académies des sciences préparaient une action de grande envergure : la « purification ethnique ». Trouvons-nous là des argument pour confirmer ce que Freud écrivait : « L'hostilité humaine..., l'agressivité... démasque sous l'homme la bête sauvage. »1 Le trait indestructible de la nature humaine le suivra-t-il toujours dans le développement de la civilisation... quelque soit la voie choisie ? En effet, des communautés voisines se massacrent partout dans le monde, pour satisfaire leurs pulsions agressives, au nom de ce que Freud appelle « Narcissisme des petites différences ». Gilbert Diatkine l'a pertinemment évoqué, ce qui a permis à Benno Rosenberg d'introduire une notion intéressante, la « surintrication pulsionnelle » qui pourrait permettre de prévoir si la destructivité peut être connotée ou intriquée positivement à Eros. Pouvons-nous espérer que l'émergence de nouveau nous libère un jour, de cette répétition ? Le déterminisme n'est plus ce qu'il était Les scientifiques le démontrent, il existe d'autres formes de causalité. Ici, on peut rappeler, succinctement, les avatars d'un autre déterminisme, qui s'accompagnait de promesses humanitaires en évoquant le matérialisme historique avec son déterminisme socio-économique : l'état des forces productives et les rapports de production déterminent l'organisation de la société. On sait maintenant que Marx s'est trompé dans certaines de ses prévisions. Comme Freud, et pour les mêmes raisons : l'imprégnation par la pensée déterministe. Dans les ex-démocraties bureaucratiques — dites « populaires » — les applications dramatiques, totalitaires, ont bouleversé la « perspective d'un temps prometteur ». Qui aurait pu prévoir qu'une issue brutale allait entraîner si rapidement « un changement de phase » qu'un premier ministre de Roumanie, Petru Roman, physicien spécialiste de la dynamique des fluides et de la turbulence, qualifiait de « chaos déterministe » lors d'une réunion en Sorbonne en 1989 ? L'effondrement inopiné de la puissance soviétique et la faillite de son organisation apparemment si rigide, était imprédictible, tant dans sa forme que dans sa date de survenue qui paraissait bien lointaine. Alors, qui peut prévoir ce qui va maintenant advenir entre ordre et désordre, stabilité et instabilité ? Incontournables, les nouvelles métaphores scientifiques nous sont nécessaires pour rendre compte de la civilisation d'aujourd'hui et surtout de celle de demain. Le hasard ne s'oppose plus au déterminisme, mais en oriente les évolu1. S. Freud,Malaise...,p. 65. Qui peut prévoir ? 1079 tions. Ordre et désordre se construisent en parallèles. Un consensus semble s'être établi pour admettre qu'il y aurait un Désordre optimal, ou plutôt une oscillation optimale entre ces deux pôles. Le désordre peut se transformer en structure auto-organisée, susceptible de se désorganiser à son tour. René Diatkine le rappelait dans cette formulation : « Nous sécrétons tout le temps un ordre, indispensable mais mortel s'il reste trop stable. » Face à ces découvertes qui remanient totalement notre image du déroulement des processus, il n'est plus légitime de privilégier exclusivement le déterminisme qui n'est plus reconnu comme « modèle d'intelligibilité générale »1.D'ailleurs, chez Freud, la fantastique théorisation de « l'après-coup » révélait des aspects implicites d'une pensée non déterministe. Malgré l'idéologie scientifique dominante de l'époque, il nous a livré des prémonitions fulgurantes sur la discontinuité et l'inversion possible des circonstances de la causalité. La pensée déterministe linéaire ne suffit pas à rendre compte du fonctionnement de l'appareil psychique. Le psychisme n'évolue pas de manière linéaire, comme les systèmes thermodynamiques — dont on sait que l'entropie va croissante jusqu'à leur désorganisation. Il est alors bien difficile de récuser les figurations qui le représentent comme système ouvert, capable de créer de l'imprévu et du nouveau, qui n'éliminent pas l'ancien déterminisme mais le complètent. Dans certaines conditions, celui-ci peut se trouver « aux limites de l'équilibre » et modifier alors son propre fonctionnement grâce à son instabilité. Le psychisme n'est-il pas capable aussi de fonctionner selon le modèle même du chaos déterministe, cette nouvelle notion physique tout à fait fondamentale qui a permis de comprendre comment de petites causes auront brusquement un effet majeur. C'est la dépendance sensitive aux conditions initiales qui peut être appelée « effet papillon ». On sait aussi que l'organisation de structures dissipativesjoue un rôle important dans les Sciences de la Nature. Ici également, un événement mineur peut organiser toute une structure dans un désordre (comme celui d'une turbulence), apportant ainsi des arguments décisifs contre une approche réductionniste. L'impasse du réductionnisme Dans Malaise..., 1929, Freud définit la Société comme la somme des individus qui la constituent. Or, on le sait aujourd'hui, le niveau supérieur, celui de la société est irréductible à ses déterminants et les interférences entre différents niveaux sont productrices de nouveau. in Le Débat,Gallimard,1990. 1. VoirLa querelledu déterminisme, 1080 Georges Pragier 1 / Une première illustration apparaît dans l'interprétation que donne Freud du fonctionnement des sociétés animales d'insectes. A l'époque de Freud, les scientifiques étaient passionnés parce qu'il appelle dans Malaise... les " institutions gouvernementales » de certains de « nos frères les animaux »1. Pour étayer son argumentation, Freud évoque à deux reprises, une répression instinctuelle prolongée, qui suppose donc une vision finaliste. Or, les connaissances scientifiques contemporaines ont révélé que les insectes ne renoncent à rien, que leurs mouvements aléatoires sont produits par leur caprice du moment et ont abouti à créer une complexité à un niveau supérieur d'organisation. I. Prigogine et I. Stengers s'intéressent aussi à cette structure 2 et ils disent de la termitière qu'elle apparaît dans le désordre et la dissipation, non pas par « volonté » de la faire, mais en raison d'une propriété contingente... ici, l'attraction par l'odeur de la salive... de l'autre. L'amplification de cet événement est à la fois prévisible et aléatoire quant au lieu et au moment de survenue de la structure dissipative. L'émergence de cette propriété ne peut être constatée qu'en changeant de niveau. L'étude du termite isolé l'aurait laissé échapper. Pour des scientifiques comme Prigogine, Henri Atlan, et bien d'autres... il n'y a pas programme, comme le pensait Freud, mais apparition d'une organisation sous l'influence du désordre et du hasard des mouvements. Et pourtant, les mêmes scientifiques n'ignorent pas que des systèmes déterministes sont, eux aussi, capables de produire du nouveau 3. En somme, il nous faut maintenant admettre des logiques scientifiques nouvelles. Les résonances entre deux ou plusieurs systèmes sont inopinées. Des bifurcations peuvent surgir dans l'instabilité. En psychanalyse, le transfert en serait-il une belle illustration ? Comment prévoir les phénomènes de résonance et leurs effets sur un système, ici, celui des deux protagonistes de la cure analytique ? Alors, l'espoir en la création de nouveau et de complexité par le bruit peut être une issue au pessimisme. La nécessité d'abandonner l'exclusivité de la pensée causaliste se confirme encore dans d'autres thèmes de Malaise..., où les prévisions se révèlent aussi discutables. 2 I Deuxième illustration : lorsque Freud évoque la place de la femme dans la Société, il lui attribue un rôle bien déterminé : « Les femmes soutiendront les intérêts de la famille et de la vie sexuelle, alors que l'oeuvre civilisatrice devenue 1. S. Freud,Malaise...,p. 79. 2. I. Prigogineet I. Stengers,Lanouvelle alliance.Métamorphose dela science,Gallimard,1986. 3. J.-P. Dupuy,hérautdela complexité, in EntretiensavecG. Pessis-Pasternak, Faut-ilbrûlerDescartes?, La Découverte,1991,p. 104-114. Qui peut prévoir ? 1081 de plus en plus l'affaire des hommes... les contraindra à sublimer leurs pulsions, sublimation à laquelle les femmes sont peu aptes. »1 Ici, Freud nous donne le sentiment que c'est lui qui est peu apte à prévoir les mouvements de femmes et les changements intervenus depuis 1929, avec le fantastique impact qu'ils eurent sur le développement de la civilisation. Là aussi, en 1993, cette nouvelle situation induit un « Bien-aise » dans la représentation de la civilisation... là où bien d'autres décelaient, ou décèlent peut-être encore un élément de régression ou un facteur de désorganisation de la Société. II / IDÉALISATION DE LA RAISON DIFFÉRENCES » ET NARCISSISME DES« GRANDES Pour répondre à l'exigence de scientificité, Freud privilégie la raison avec insistance. Chez le découvreur des forces inconscientes irrationnelles, n'y auraitil pas nécessité d'emprise sur la pulsion au moyen de la raison qui seule, permettrait d'accéder à la vérité ? La raison pense-t-il aussi, « c'est notre meilleur espoir pour l'avenir »2. Les conséquences de ce postulat se retrouvent dans sa conception de l'univers social et dans sa conception du monde scientifique. L'univers social de Freud En contradiction avec sa description de l'Inconscient, Freud reste sensible aux exhortations de « la voix de l'intellect », dont il vient de renvoyer l'écho dans L'avenir d'une illusion, pour ajouter : cette voix « est basse, mais elle ne s'arrête point qu'on ne l'ait entendue »3. Basse, si basse, pense-t-il, en 1933, dans Pourquoi la guerre ? qu'elle serait réservée à « une couche dirigeante d'hommes capables d'une pensée autonome... acharnés à poursuivre la vérité, auxquels reviendrait de gouverner les foules sans autonomie ». C'est la même conception que celle développée dans Avenir... où il évoquait déjà des « foules inertes et inintelligentes », parce qu'elles n'aiment pas renoncer à leurs pulsions et qu'elles doivent bénéficier de la bonne influence de chefs « doués d'une vision supérieure »..., parce qu'eux « se sont élevés jusqu'à la 1. S. Freud,Malaise..., p. 55. in Nouvelles d'introduction à la psychana2. S. Freud(1933),Surune Weltanschauung, conférences lyse,Gallimard,1984,p. 229. 3. S. Freud,L'avenir..., op.cit.,p. 77. 1082 Georges Pragier domination de leurs propres désirs pulsionnels. Encore faut-il pour Freud, que ces « guides (Führer) disposent de moyens de coercition (ou de puissance) capables d'assures leur indépendance des foules "1.. Au-delà d'une conception de l'univers social, cette Weltanschauung de 1929, suscite un malaise chez le lecteur de 1993, comme s'il était confronté à un point de vue « idéalogique ». En effet, ce ne sont pas des citations sorties du contexte puisque Freud les confirmera encore en 1933, dans sa lettre à Einstein, avec plus de précisions même sur la causalité : « L'état idéal serait naturellement une communauté d'hommes qui auraient soumis leur vie pulsionnelle à la dictature de la raison. »2 Ces termes traduisent sans ambiguïté Diktatur der Vernunft. D'un point de vue psychanalytique, cette formulation renvoie à l'espoir placé en la Vérité, quand Freud espérait en la vertu mobilisatrice de la levée des refoulements. Non seulement chez ses patientes hystériques, mais aussi au niveau même du noyau hystérique commun à tous les humains (le grundt, le fondement). Cette dictature peut-elle être comprise comme effet de la désidéalisation de la prise de conscience qui aurait dû opérer au profit d'une victoire de la raison ? Chronologiquement, elle se situe dans la ligne du tournant de 1920. Y aurait-il clivage entre le jeune Sigmund dont l'esprit scientifique continue à insister, tandis que le psychanalyste chevronné se laisserait déborder par son renoncement aux illusions ? La Weltanschauung scientifique de Freud Pour lui, comme pour d'autres en son temps, raison est synonyme d'intellect et d'esprit scientifique, et cet esprit « doit parvenir avec le temps à la dictature dans la vie psychique de l'homme »3. Autre citation du texte de Freud et autre référence à la dictature. Une illustration très paradoxale éclaire les contradictions de Freud devant le progrès : c'est son renâclement devant l'indétermination en physique moderne et même devant la théorie de la relativité. Pour lui, elles sont en opposition avec la Science ! On sait que l'homme Freud estimait l'homme Einstein, lui aussi partisan du déterminisme, comme en témoigne son célèbre « Dieu ne joue pas aux 1. S. Freud,L'avenir..., p. 11. 2. S. Freud (1933),Pourquoila guerre?, in Résultats,idées,problèmes, t. II, PUF,1985,p. 213et WarumKrieg?, in Studienausgabe, BdIX, S. FischerVerlag,1975,p. 284. = derIntel3. S. Freud,Surune Weltanschauung..., 229.VoirStudienAusgaben:die Vernunft p. lekt = der wissenchaftliche Geist,I, p. 598. Qui peut prévoir ? 1083 dés » et sa recherche de « variables cachées ». Néanmoins, quand Freud prend la mesure de l'impact de la théorie de la relativité, il ne peut supporter l'ébranlement apporté par ce nouveau paradigme et il écrit : « La théorie de la relativité de la physique moderne semble leur être montée à la tête (de tels nihilistes intellectuels). » Freud en déduit que cette Weltanschauung est, en quelque sorte, « une contrepartie de l'anarchisme politique, peut-être une de ses émanations »1... Ils partent de la science, pour la pousser jusqu'à l'abolition d'ellemême. Pour éviter d'attaquer Einstein, nous avons le sentiment, avec le physicien Claude Guthmann, que c'est à Karl Popper que Freud s'adresse. On sait que ce Viennois, familier d'Alfred Adler, encore étudiant en philosophie et en physique théorique, est considéré alors comme un agitateur d'idées qui se réfère souvent à Einstein. Avec une grande violence verbale, Freud affirme que pour ceux-ci : « Il n'y a absolument aucune vérité, aucune connaissance assurée du monde extérieur. Ce que nous faisons passer pour vérité scientifique n'est... qu'une illusion... » qui ouvre la voie à un « mysticisme quelconque ». Refusant la découverte de. « nouvelles rationalités » dans la nature, il caricature à l'excès les conséquences d'une théorie scientifique qui lui apparaissent comme une menace pour l'ordre du monde, comme si la science le trahissait, passait dans le camp de l'ennemi, du ça, du chaos, du désordre. Pourtant, qui mieux que lui, a su décrire dans le psychisme, la relativité (au sens banal du terme) de la temporalité des processus du système inconscient... qui « ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l'écoulement du temps, n'ont absolument aucune relation avec le temps »2. Il refuse aussi le principe d'incertitude : « Etant donné que le critère de la vérité a disparu, il est tout à fait indifférent de savoir quelles opinions nous soutenons. Toutes sont également vraies et également fausses. » . Ainsi, « nous pourrions bâtir des ponts aussi bien en carton qu'en pierre »... « si ce que nous pensons était réellement indifférent »3. Il tourne alors en dérision le théorème d'incomplétude du mathématicien Gödel. Très paradoxalement, Freud, le génial inventeur d'une psychanalyse qui bouleversa les idées établies, attaque les partisans de nouvelles théories « révolutionnaires ». Révolutionnaire au sens où lui-même se désigne ainsi dans sa célèbre lettre à Binswanger, de 19364. Ainsi, Freud critique ces « anarchistes », 1. Op.cit.,p. 234-236. 2. S.Freud(1915),Métapsychologie, Gallimard,1968,p. 97. 3. S.Freud(1933),SuruneWeltanschauung, p. 235-236. 4. S.Freud(1936),Lettreà L. Binswanger du 8 octobre1936,in Correspondance, Gallimard,1966, p. 470. 1084 Georges Pragier comme en leur temps l'avaient été les trois grands humiliateurs : Copernic, Darwin, et Freud lui-même : des conteurs « d'histoires de fées ». n somme, hostile aux nouveaux principes d'indétermination ou d'incertitude, Freud réplique par une argumentation empruntée à la logique déterministe. Pourtant, dans son nouveau système, l'inconscient, il n'y a « ni négation, ni doute, ni degré dans la certitude »1. C'est l'absence d'applications pratiques (à l'époque) qui viendrait prouver la « folie extravagante » de la nouvelle théorie qui vient saper ses vieilles connaissances. Et pourtant, elle tourne la théorie de la relativité et des quanta. Elle tourne trop bien, dirait Freud aujourd'hui, lui qui a souvent dénoncé la menace d' « anéantissement »2, ainsi que le risque d'extermination totale de l'humanité, puisqu'il avait anticipé la puissance des armements en poussant très loin la « maîtrise des forces de la nature »3. Freud n'apparaît-il pas ici dans un clivage du moi ? : ne pas savoir si cela est connu depuis longtemps et allant de soi, ou (au contraire) comme tout à fait déconcertant, car nouveau. Encore une fois, sa paradoxalité apparaît lorsqu'en même temps, Freud critique ceux qui refusent le nouveau. Pour tenter de comprendre cette paradoxalité en matière de civilisation et de culture, il faut accepter de suivre Freud tout au long des voies récursives où les boucles autoréférentes peuvent être saisies dans leur contradiction apparente. Dans « Résistances à la psychanalyse »4, texte important dans lequel il dénonçait l'immobilisme devant le progrès, Freud affirme : « Dans le domaine des sciences, il ne devrait pas y avoir de place pour la crainte du nouveau. Eternellement incomplète et insuffisante, la science est portée à chercher son salut dans des découvertes et des interprétations nouvelles. » Il évoque aussi un argument qui peut lui être renvoyé : « L'histoire des Sciences montre des innovations de grande valeur qui provoquèrent des résistances dont la suite a démontré l'absurdité. » Il s'agit, bien sûr, des trois grandes humiliations « cosmologiques, biologiques et psychanalytique »5. Comme souvent, Freud nous autorise à utiliser Freud contre Freud puisqu'il est apte à remanier certaines de ses certitudes ; pouvons-nous y reconnaître ce que j'appellerai volontiers : Narcissisme des grandes différences ? 1. S.Freud(1915),Métapsychologie, op.cit.,p. 96-97. 2. S.Freud,L'avenir..., p. 9. 3. S.Freud,Malaise..., p. 107. in Résultats, 4. S.Freud(1925),Résistances à la psychanalyse, idées,problèmes, II,PUF,1985,p. 124134. 5. S.Freud(1917),Unedifficulté dela psychanalyse, inEssaisdepsychanalyse Gallimard, appliquée, 1971,p. 141-147. Qui peut prévoir ? 1085 Le Narcissisme des grandes différences Freud contre Freud. La Science contre la Science On a vu combien Freud, à cette époque, est « attracté » par la raison logique qui demeure, pour lui, le seul rempart contre les pulsions du ça... et le seul moyen d'effacer les traces de l'ancienne croyance en la toute-puissance. Or, les scientifiques démontrent que l'univers (comme les structures du vivant) n'obéit plus (seulement) aux lois logiques de la raison. Freud se sent trahi et ne peut l'admettre, malgré ses incertitudes maintes fois exprimées. N'érige-t-il pas alors la raison comme idéologie qui demeurera sa « grande différence » ? N'investit-il pas narcissiquement l'intellect comme la seule valeur capable de sauver la civilisation d'un double risque : — d'un côté, les pulsions qui doivent être domestiquées ; — de l'autre, les croyances qui doivent être dénoncées comme illusions (même lorsqu'elles sont de nature scientifique). Après les phases animiste et religieuse, Freud avait décrit une troisième phase scientifique — en fait exclusivement rationnelle — dans laquelle il situait la « petitesse de l'homme » résigné à la mort 1. Force est d'admettre aujourd'hui la survenue d'une quatrième phase et d'une quatrième humiliation. Soumis à d'autres nécessités de la nature, un quatrième mode de pensée émerge des découvertes scientifiques récentes qui font apparaître une deuxième mort du déterminisme déjà préparée par la découverte de l'indétermination quantique. La logique traditionnelle n'est pas suffisante pour comprendre ce qui se passe autour de nous, aujourd'hui. Prigogine affirmait récemment : « Si le monde est instable, l'avenir de celui-ci n'est donc pas si pessimiste. » L'homme n'a pas à se résigner au choix entre deux théories des circonstances de survenue et de disparition de l'Univers, la religieuse ou la scientifique. La création de nouveau est imprévisible et elle peut être la source d'un relatif optimisme. La non-linéarité des processus et le rôle d'un hasard parfois organisateur nous permettent d'espérer, non pas forcément des lendemains désenchanteurs, mais la possibilité de voir survenir l'émergence de liens unificateurs issus de mouvements auto-organisateurs inattendus qui s'opposeraient alors à la désorganisation tout aussi possible. Réorganisation novatrice, aussi inattendue que le fut en son temps l'émergence de la psychanalyse, avec son impact sur la culture et la civilisation. GeorgesPragier 8, rueBoissonade 75014Paris 1. S. Freud(1912),Totemet tabou,Payot, 1965,p. 101-106. Maladies de la civilisation Michel FAIN La notion de l'existence de Maladies de la Civilisation fut introduite peu après la seconde guerre mondiale, en même temps que la description d'un syndrome général d'adaptation et de l'action du « stress ». Peu importe le sens exact de ce terme, intraduisible en français (qui correspond à l'idée incluse dans la locution « la goutte d'eau qui fait déborder le vase ») ; plus intéressante est l'adoption de ce terme par le langage populaire, adoption impliquant que le mauvais état ressenti vient d'une injuste agression due à la société moderne. Or, les découvreurs des maladies de la civilisation avaient précisé que les actions nocives fiées au dérèglement du syndrome général d'adaptation survenaient par défaillance des défenses spécifiques. Il en résulte que la dérive qui a affecté le sens du terme « stress » est pleine de cette absence de sens plus spécifique qui se produit quand quelqu'un l'évoque. Finalement, la notion d'un vase plein dont le contenu est prêt à jaillir comme un geyser après l'addition de n'importe quelle goutte d'eau contient une métaphore autrement plus vivante. Les causes de la disparition des défenses spécifiques devinrent ainsi un but de la recherche. Gilbert Diatkine a souligné une certaine confusion existant sous la plume de Freud entre culture et civilisation. Je dirai plutôt que la notion de culture, telle qu'elle apparaît au début de l'oeuvre freudienne, joue un rôle différent des préceptes évoqués dans la civilisation 1926. En 1905, dans l'étude des rapports du mot d'esprit avec l'inconscient, le mot d'esprit centré sur l'absurdité s'en prend au culturel, mettant en échec la puissance refoulante dont il est porteur. Ce culturel est alors considéré comme un développement de l'éducation des pulsions d'autoconservation, éducation plus lente à s'édifier que les activités mentales issues du désétayage de l'érotisme, désétayage qui va de pair avec la mise en activité des zones érogènes. Autrement dit, la voie progrédient n'assure sa position qu'en empêchant la voie régrédient soumise au principe de plaisir d'occuper tout le terrain, voie qui cependant a été préformée. Rev.franc.Psychanal., 4/1993 1088 Michel Fain En 1913, juste après avoir écrit l'article sur les deux modes d'activité mentale (1911), Freud note qu'un développement prématuré des pulsions du moi constitue une prédisposition au développement ultérieur d'une névrose obsessionnelle. Ceci signifie que lesdites pulsions du moi auront alors ultérieurement à faire avec elles-mêmes sexualisées ; elles seront grosses de cette sexualisation secondaire, tout en tentant de s'opposer à sa manifestation : — ainsi, un ou des événements avaient contraint les pulsions du moi à se développer au détriment du développement libidinal. L'hypothèse de l'existence de traumatismes précoces dans ce destin mérite d'être retenue, traumatismes de nature non pulsionnelle ; — en 1915, Freud discute du couple amour-haine. Il précise une nouvelle diachronie, la haine, pulsion du moi, vise l'objet rendu excitant en tant qu'apte à satisfaire la pulsion érotique. Ce développement l'embarrasse à propos de la pulsion sadique qui ne peut, en raison des buts différents, être confondue avec la haine. La notion d'une emprise dirigée contre l'excitation est née ; — en 1919, nouveau son de cloche dans « On bat un enfant ». Ce fantasme masochique aurait son origine dans la sexualisation d'une haine visant le couple « dernier-né/mère », « spectacle excitant » à supprimer. La sexualisation sera secondaire, l'érotique viendra dans l'après-coup. L'idée d'une haine chargée d'organiser un système pare-excitation est dans l'air. En 1920, la haine est considérée comme une mutation de la pulsion de mort. Cette dernière serait alors une pulsion du moi menant ce dernier à opérer un mode particulier de réaction au contact de la réalité. De curieuses perspectives vont en découler : 1 / La pulsion de mort paraît être la première en action. 2 / Serait-elle alors la seule éducable et jouerait-elle un rôle dans la culture, comme il l'avait été dit à propos des pulsions de conservation ? Dans la mesure où elle peut se muter en force de destruction, n'oublions pas que Freud signala que le moi s'interposera pour se substituer à la violence des activités intellectuelles (il s'agit là d'un mode de transformation qui ressemble à celui qui préside à l'édification des identifications constitutives du narcissisme secondaire). 3 / Un tel dynamisme ne peut se concevoir que s'il existe d'emblée des forces de conservation susceptibles d'orienter vers la vie la pulsion de mort, autrement dit un Eros bien proche de ce que B. Grunberger a décrit comme étant le narcissisme. Une de ces orientations est l'éerotique, via l'intrication pulsionde la violence vers le monde extérieur, sans nelle, l'autre l'orientation oublier une troisième possibilité, la constitution de systèmes pare-excitations (A. Green) comprenant entre autres les mécanismes de déni de réalité. Maladies de la civilisation 1089 Autrement dit, à partir de 1920, le développement du psychisme se présente selon un mode différent de celui à l'oeuvre dans la première topique. La mutation de la pulsion de mort en force d'agression situe cette dernière au niveau du moi, et se trouve à l'origine d'un besoin de se débarrasser d'une tendance première à la fragmentation. L'érotique fruit de la liaison Eros-pulsion de mort va aussi servir à extérioriser vers des objets cette dangereuse tendance interne. Outre la place importante ainsi accordée au sadisme, qui devient entre autres un serviteur de la pulsion de conservation, se perd alors la notion de la priorité de l'érotique à l'oeuvre dans le développement psychique. Melanie Klein n'hésitera pas à adopter le point de vue selon lequel le moi est inné et d'emblée menacé de fragmentation. Melanie Klein ajoutera aux moyens défensifs cités plus haut celui de la projection. L'existence d'un moi inné accorde la priorité aux pulsions du moi. C'est donc avec raison que Melanie Klein affirmera que ses vues se situaient en continuité avec les dernières découvertes de Freud. Il ne fait guère de doute que les modifications théoriques de 1920, à l'origine du mouvement kleinien, génèrent un profond malaise dans l'histoire de la psychanalyse. L'Inconscient dynamique qui régissait avant 1920 toutes les connaissances psychanalytiques, force dont l'origine se situait dans l'avance prise dans le psychisme sur les éducables pulsions du moi par la libido, avance qui postulant un temps préalable dominé par le principe de plaisir et où la réalisation hallucinatoire s'antériorisait à celui du désir qui en était l'issue, se trouvait ainsi mis en cause. Dans ce sens, la notion d'un masochisme primaire devenait un impératif théorique permettant de restaurer la priorité mise à mal en 1920. La liaison Eros-pulsion de mort est première, ce qui signifie que l'intrication pulsionnelle restituera aux pulsions érotiques l'avance qui semblait perdue. Si alors les pulsions du moi, dont fait partie la pulsion de mort, prennent de l'avance, elles le feront au détriment du masochisme primaire. La notion de masochisme primaire implique une modification de l'idée, émise en 1915, selon laquelle la position passive du sujet envers l'objet permet un retour vers le narcissisme, il se substitue l'idée d'un retour vers le point de fixation qu'a constitué le masochisme primaire. Dans une certaine mesure, c'est l'incapacité économique d'assurer une liaison totale de la pulsion de mort par l'Eros qui pousse les pulsions érotiques vers l'objet (antinarcissisme de F. Pasche). Leur retour vers le sujet assuré par sa passivité est un compromis destiné à atténuer ce qui peut être considéré dans une certaine mesure comme un échec du masochisme primaire. Par un chemin différent se confirme la valeur vitale du masochisme primaire, telle que l'a démontrée Benno Rosenberg. Il n'est pas inintéressant de remarquer que ces spéculations théoriques débouchent sur des vues éveillant un écho au niveau de l'expérience clinique. Ainsi, si, pour une raison ou une autre, 1090 Michel Fain le masochisme primaire disparaît en même temps que la priorité de l'érotique, la pulsion d'agression prioritaire peut alors se sexualiser secondairement, perdant toute possibilité de se complexifier parle mécanisme du doble retournement, ce dernier n'étant possible que si s'est constitué le point de fixation assuré par le masochisme primaire, fixation dont dépend la passivité. De là à penser que le roc du biologique invoqué en 1937 comme source de résistance incontournable au processus déclenché par la cure psychanalytique se génère dans les obstacles s'opposant à la constitution prioritaire du masochisme primaire. Le corrélat de ce dernier est la présence d'un point de fixation, l'absence de ce dernier devenant l'assise du roc du biologique. Le roc du biologique porte donc un nom bizarre. N'est-il pas significatif d'un inachèvement pulsionnel, d'une faille du double retournement dont une organisation insuffisante du masochisme primaire est à l'origine ? Le destin d'une pulsion sadique issue d'une sexualisation secondaire ne peut se retourner que par le biais de la projection, ce qui est un tout autre destin, la passivité se trouvant exclue par un tel mécanisme. Evoquer à la place de la présence d'un masochisme primaire ayant constitué son point de fixation une tolérance à la frustration n'est à mon avis qu'une façon d'éliminer la question. Quoi qu'il en soit, le roc du biologique, d'apparition tardive dans l'oeuvre de Freud, ne précédera que de quelques années l'apparition de la notion de maladies de la civilisation, notion par laquelle a débuté cette intervention. L'altération des défenses spécifiques ne serait-elle qu'un avatar de la constitution des pulsions ? Ce qui en sorte serait en accord avec la notion même de pulsion qui s'ancre dans le passage du corps vers le psychisme. Le développement précédent est un préambule de l'étude du dynamisme de l'altération de la constitution du masochisme primaire. Lorsque Freud, en 1913, constate que la genèse de la névrose obsessionnelle comprend parmi d'autres un facteur prédisposant le développement prématuré des pulsions du moi, il ne donne guère de raisons à l'existence de cette prédisposition. Cependant, à partir d'une telle opinion, bien des problèmes se posaient. Des activités psychiques, notamment le langage et l'éducation, n'avaient-elles pas tout au moins partiellement pour origine la sublimation des pulsions érotiques ? On retrouve dans cette aptitude à un développement, dont l'origine ne serait pas purement sublimatoire, l'origine des conceptions du Moi autonome de Hartman, Kris et Loewenstein. L'autonomie prétendue de développement du moi le livrait aux éducateurs, et ce n'est sans doute pas un hasard si, corrélativement, les sociétés de psychanalyse américaines n'acceptaient comme élèves que des médecins psychiatres. Il n'est pas exclu que ce besoin excessif de maîtrise ne vise pas simplement à sublimer une pulsion d'emprise s'en prenant aux processus primaires et cherchant à imposer la secondarisation quelqu'en soit le prix Maladies de la civilisation 1091 à payer, mais qu'il soit le produit d'un impératif destiné à combattre un environnement conçu comme potentiellement traumatique. Autrement dit, il pourrait exister une pression venant d'un univers surexcitant, pression située au-delà des possibilités intégratives des pulsions érotiques ou, si l'on préfère, au-delà des possibilités de coexcitation sexuelle, qui entraînerait prématurément un développement des pulsions du moi dans un but de pareexcitations. Le résultat de cette énergie neutralisante serait la vie opératoire. Le premier à signaler cette économie particulière a été Jean Bergeret. Etudiant les cas dits « limites », il postula que la période de latence était en fait dans ces cas une pseudo-latence destinée avant tout à neutraliser les effets durables de traumatismes précoces. A l'adolescence, la poussée pulsionnelle ne se distinguait plus d'un surplus d'excitations. D'un point de vue métapsychologique cela revient à dire qu'en place, en partie ou en totalité, d'un destin pulsionnel se substitue un noyau de névrose traumatique toujours susceptible de se manifester sur un mode pathologique, si s'interrompent des systèmes défensifs mis en place lors de la pseudo-latence. Avec D. Donabédian 1 nous avons isolé ainsi schématiquement deux axes de développement, l'un dont un des destins concerne la somatisation et que nous avons nommé l'impératif de prématurité, axe entraînant le développement des pulsions du moi centrées alors sur des fonctions pare-excitantes, l'autre l'impératif de complexification qui construit le psychisme à travers le destin des pulsions, du refoulement de la sublimation, destin où l'érotique impose un travail aux pulsions du moi pour établir des compromis acceptables. Le point de départ des travaux qui aboutissent aux études de Claude Smadja et Gérard Szwec sur les procédés autocalmants fut initié par Léon Kreisler quand il nous proposa, à Michel Soulé et à moi-même, d'étudier l'insomnie du nourrisson, et avec ce trouble l'étude de la genèse du sommeil en général. Le système sommeil-rêve apparaît alors très dépendant dans son développement du cadre de l'enfant. Le fait qu'un bébé insomniaque ne peut dormir que tant que dure l'excitation provoquée par un bercement continu qui devient ainsi, à la place du rêve, le gardien du sommeil, constitue une énigme économique où un comportement calme à condition qu'il ne s'interrompe pas. L'insomnie n'est-elle pas donnée elle aussi comme un trouble des temps modernes ? Les études menées à l'IPSO sur l'apparition de systèmes affectant le psychisme ou le comportement (Smadja et Szwec) ayant pour but de calmer l'excitation montrent qu'une apparente structure mentale suffisamment complexe peut se doubler d'un tout autre fonctionnement, susceptible d'apparaître lors 1. DiranDonabédian et M. Fain,Psychosomatique et pulsions,CahierduXIIIe,1993. 1092 Michel Fain d'épisodes à haut potentiel traumatique, dont le but, tel le bercement du petit insomniaque, est le calme. Ce fonctionnement appartient à des systèmes pareexcitations qui se sont organisés prématurément, avant toute différenciation de l'érotique. Il est économiquement rattachable à la pulsion de mort qui n'opère plus alors silencieusement mais qui pousse au silence. L'appel au calme est d'ailleurs devenu, dans les civilisations modernes, un Idéal proclamé, voire à travers l'utilisation des tranquillisants une visée thérapeutique 1. N'est-ce pas ce problème que pose Freud dans la dernière partie de Malaise..., quand il pose des questions sur la visée moralisante : « Aimez-vous les uns les autres » doublé du « Aime ton prochain comme toi-même » ? Ne s'agit-il pas d'une forme d'appel au calme ? Certes, nous savons déjà combien la valorisation du masochisme moral, telle qu'elle apparaît dans la littérature russe, n'avait pas sa sympathie, même quand elle prenait l'allure de la rédemption. La provocation du Surmoi par le moi, ce qui revient à dire la réussite d'une manoeuvre rendant caduque la nature anti-érotique du Surmoi pour faire de ce dernier un sadique sexuel, manoeuvre qui réussit à faire du sentiment de culpabilité une décharge érotique qui assure d'ailleurs son refoulement, est parfaitement immorale. La culpabilité en effet ne doit pas trouver de voie de décharge ; elle exige une réparation qui ne doit pas être une autopunition, ni une annulation rétro-active. Dans Malaise..., ce problème n'est pas soulevé directement, mais n'est-il pas possible de soupçonner sa réapparition dans la construction même de l'article ? Le premier paragraphe portant sur une discussion du sentiment océanique, qui révèle l'existence de Dieu selon Romain Rolland et le pasteur Pfitzer, peut apparaître comme relativement détaché des autres propos de l'essai. En vérité, ne réapparait-il pas dans la dernière partie quand est mise en doute l'obligation à l'amour universel ? Enfin, n'y retrouvet-on pas la mise en cause du Surmoi, question qui en fait sépare le judaïsme de ses rejetons chrétiens ? L'identification au Christ qui sous-tend le « Aimezvous les uns les autres » contient aussi l'affirmation de la résurrection, déni de la mort, déni de la castration, mise en cause de la structure du Surmoi. (Pour mémoire, rappelons-nous que le Surmoi trouve son origine et son pouvoir, selon Freud, dans le sentiment de culpabilité qui hante les meurtriers d'un tyran érotique, sentiment qui les pousse à réincarner par le totémisme une cruelle morale.) Dans une certaine mesure, la paix universelle qui résulterait d'amours réciproques ayant pour but ultime la confusion heureuse et infinie 1. J'ai déjàévoquécettepotentialitéde clivagedu moi,selonquel'excitationprovientpulsionnellementde l'intérieur,ou au contrairerépètedes comportements dirigésversune surexcitationvenantde l'extérieur.Encelaje suivaisl'opinionde Freuddifférenciant de l'angoissenévrol'angoissepsychotique tique,touten remarquantquecettedivisiondépassaitlesquestionsposéespar la névroseet la psychose: M. Fain,Ledésirde l'interprète,Paris,Aubier-Montaigne, 1982. Maladies de la civilisation 1093 d'âmes immortelles se trouve en position opposée du « Calmez-vous les uns, les autres », commande impérative d'individus submergés par le bruit du monde, qui sans ce commandement ne pourraient que se détruire les uns les autres. La destruction est le négatif du calme, alors que l'amour réciproque recommandé ne dénie que la castration, sans oser toutefois aller jusqu'à percevoir que ce déni atteint le divin originaire, tout en soutenant l'existence d'une immortalité concrètement affirmée par la réalité de l'existence d'un messie. La culpabilité issue de ce nouveau système est réduite aux actions qui témoignent d'un manque d'amour des autres, étant sous-entendu que l'amour qui ne s'attache qu'à un objet lèse les autres. Freud souligne alors qu'en dernière analyse cet appel à l'amour universel n'est rien d'autre qu'un besoin de réassurance qui, par le déni de réalité qu'il comporte, ne peut mener qu'à des catastrophes. Il reprendra ce thème avec encore plus de vigueur en 1932 dans Les Nouvelles Conférences : « ... Mais, hélas, tout ce que l'histoire nous enseigne, tout ce que nous pouvons nous-même observer, dément cette opinion et nous montre plutôt que la foi en la bonté de la nature humaine est une de ces déplorables illusions dont l'homme espère qu'elles embelliront et faciliteront la vie, tandis qu'elles sont seulement nuisibles... » (IVe conférence, « L'angoisse et la vie instinctuelle »). Ne peut-on pas, en dernière analyse, accepter pour notre temps le principe qui se dégage du texte Malaise dans la civilisation tel qu'il fut écrit par Freud ? Ce principe postule que les modèles proposés par les civilisations doivent respecter la dynamique et l'économie qui soutiennent la topique du Surmoi. Instance héritière du conflit oedipien, elle représente le mode le plus constructif dans lequel s'harmonise la bipulsionnalité humaine. Il faut lui adjoindre le masochisme primaire, en tant que point de fixation sur lequel s'appuient à la fois le féminin et le maternel, sans lequel il risque de ne pas s'édifier. Surmoi et masochisme primaire, n'est-ce pas là l'antiroc du biologique ? Un aspect courant de la mise en cause de l'action du Surmoi est le combat mené contre le sentiment de culpabilité, dont la présence est alors vécue comme une blessure narcissique. Il s'agit là pour les psychanalystes d'un phénomène grave, la réaction thérapeutique négative étant un des effets possibles du refoulement du sentiment de culpabilité. Pour nous, psychanalystes, ce n'est pas un spectacle innocent que d'assister à ces pseudopsychothérapies où des individus ignorants s'efforcent de « déculpabiliser » des patients, qui n'ont plus alors d'autre issue que d'activer leurs mécanismes d'autopunition ! Or, cette façon de pourchasser le sentiment de culpabilité ne relève pas d'un amour du prochain, pas même d'un orgueil imbécile qui ferait croire qu'à l'égal d'un Dieu on puisse dispenser le pardon, mais d'un Idéal de plus en plus envahissant, l'appel au calme à tout prix, Idéal qui suit la voie de la pulsion de mort. 1094 Michel Fain L'échec des moyens permettant d'assurer ce calme se traduit par la somatisation, dont on ne peut pas exclure qu'elle soit alors au moins en partie une de la pulsion de mort, les maladies de la civiréponse de vie à cette domination lisation expriment alors un redoutable paradoxe, et bien qu'atteignant le corps souvent douloureusement, elles contiennent quelque chose qui aurait pu renforcer la vie : le malaise somatique de la civilisation. MichelFain 15,rued'Aboukir 75002Paris De au Henri L'avenir Malaise d'une dans VERMOREL et Madeleine illusion la culture VERMOREL Freud construit son oeuvre dans une époque de « désenchantement du monde ». On perçoit dans « Actuelles sur la guerre et la mort » (1915) les échos douloureux de l'écroulement des idéaux de la civilisation occidentale, foulés au pied par les nations belligérantes lors de la première guerre mondiale ; les hommes dans ce conflit n'étaient pas tombés si bas, constate l'auteur, car en fait ils ne s'étaient pas élevés si haut que nous l'avions pensé, la guerre ayant montré que pour nombre d'individus la culture n'est qu'un mince vernis sur des pulsions violentes, prêtes à resurgir à la moindre occasion. Plus tard en 1929, dans Le malaise dans la culture1, il constate que l'idée de progrès du XIXesiècle n'a pu apporter à l'homme plus de bonheur, malgré les avancées de la science et de la technique. Et quand il rédige cet ouvrage se profilent dans le monde de nouveaux et graves conflits qui aboutiront à une guerre mondiale plus destructrice que la première, tandis que montent en puissance des partis totalitaires. A cet égard, le terme de masses employé par Freud en 1921 dans « Massenpsychologie und Ich-Analyse » était prémonitoire ; il étudiait alors les liens de l'individu avec la foule et les groupes organisés et structurés que sont l'Eglise et l'armée, mais il n'avait pas eu le loisir de parler des partis de masse apparus par la suite. C'est dans ses ouvrages suivants qu'il traitera des illusions et des dangers du communisme et évoquera les menaces que le nazisme fait peser sur l'avenir de la civilisation. Appuyée sur l'expérience des cures, la création de la psychanalyse passe par le cheminement intérieur de son auteur, influencé par les circonstances : les aléas de la vie, la vieillesse, les deuils, sa propre maladie et peut-être les désillusions devant les obstacles rencontrés pour l'édification de son oeuvre, plus importants 1. Dos Unbehagen in derKultur(1929),trad.de Ch.et J. Odier,Malaisedansla civilisation (1971), Paris,PUF(abrégéen MC).Sousla plumede Freud,Kultura ledoublesensdecultureet decivilisation. Rev.franç.Psychanal, 4/1993 1096 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel qu'il ne l'avait imaginé. Tout cela a été dit, et avec justesse ; mais on n'a pas assez souligné l'impact sur l'oeuvre du contexte social et politique — ou plus exactement culturel — dont les crises marquent ces annèes. Cette causalité n'est pas directe mais, comme les restes diurnes dans le rêve, ces circonstances alimentent le processus créateur qui suit sa logique propre. Freud est beaucoup plus baigné dans la culture de son temps qu'on ne l'a dit ; ses travaux qui concernent la crise de la civilisation ne sont point des oeuvres mineures, mais de celles qui « montrent le chemin qui conduit de l'analyse de l'individu à la compréhension de la société »1. Le dialogue de Freud avec les grands témoins que sont Rilke, Stefan Zweig, Einstein, Thomas Mann, etc., montre sa présence dans le monde de son temps, de notre temps ; il est en fait plus « engagé » qu'on ne l'avait observé jusqu'ici, bien que ce soit sur un mode qui lui est propre, avec la distance et la profondeur qui conviennent à la psychanalyse. Le dialogue spinozien de Freud et de Rolland Ces considérations s'appliquent parfaitement à sa relation avec Romain Rolland, un de ses interlocuteurs privilégiés de 1923 à 1936. Nous avons précédemment indiqué 2 que ce dialogue a été le support d'un moment essentiel de son auto-analyse, reflété dans ses oeuvres de l'époque. Freud considère Rolland — dont le nom est laissé à deviner au lecteur dès les premières pages de Malaise dans la culture — comme un défenseur de la culture menacée, un de ces « hommes éminents », souvent incompris, mais dont les idéaux sont capables d'orienter la civilisation vers des buts élevés, sous l'égide d'Eros. Freud l'admire, le « vénère »3 comme écrivain mais aussi comme « intellectuel engagé » qui eut le courage de dénoncer, seul contre tous, l'absurdité du carnage de la guerre de 1914-1918 et de s'opposer ensuite résolument à Mussolini et à Hitler. Il y a bien des divergences et des ambivalences entre ces deux hommes mais, sans des résonances profondes entre eux, il n'y aurait pas eu d'échanges féconds. Ils débutent dans la semaine qui suivit la découverte de son cancer (danger de mort et désespoir ?) quand Freud eut recours à Rolland dans une extrême idéalisation de sa personne, tout en se présentant lui-même comme un « destructeur des illusions »4 ; mais l'écrivain est suspecté de flatter les illusions de ses contemporains en ayant un accès plus facile aux profondeurs humaines, tandis que le psychana1. Lettrede SigmundFreudà RomainRolland,4 mars 1923,inH.Vermorelet M.Vermorel(1993), SigmundFreudetRomainRolland,Correspondance 1923-1936, Paris,PUF,p. 219. 2. H. Vermorelet M. Vermorel,op.cit. 3. Freuddira qu'ilestun« apôtrede l'amourdeshommes» et « l'undesdouzehommessurlesquels reposel'avenirdu monde». 4. Lettrede S.Freudà R Rolland,4 mars 1923,inH. Vermorelet M. Vermorel,op.cit.,p. 219. De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture 1097 lyste devrait peiner durement pour approcher les contenus de l'inconscient ; c'est là un thème souvent développé par Freud qui trouvera ici une réplique de Rolland, lui adressant en retour une pièce satirique qu'il écrivit en 1919, Liluli, où, sur un mode aristophanesque, l'auteur raille les illusions de tout genre, celles de la religion comme les fallacieuses promesses des bonimenteurs de la démocratie, ainsi que les tromperies de ceux qui conduisent les peuples aux guerres. Cet idéaliste était donc aussi à ses heures un contempteur des illusions. Ici, la résonance profonde — mais non explicitée entre eux — tient à ce qu'ils se situent tous deux dans la postérité de la philosophie de Spinoza dont le thème central est la critique de l'illusion religieuse. Rolland est en effet un spinozien déclaré ; procédant par « illuminations », sa création s'appuie sur la révélation, quand il était jeune normalien, de « l'éclair de Spinoza » (« le soleil blanc de la substance ») qui imprégna ensuite son panthéisme. Freud est plus discret sur ses attaches avec le grand philosophe d'Amsterdam (1632-1677), mais c'est précisément dans les années trente que des philosophes allemands, L. Bickel et S. Hessing, intrigués par des affinités entre la psychanalyse et Spinoza, l'interrogent là-dessus à l'occasion du tricentenaire de sa naissance1. Freud est réservé dans ses réponses, reconnaissant sa vénération pour le penseur ou plus exactement pour l' « atmosphère » qu'il a créée, mais ne révélant qu'avec peine ses liens avec lui : est-ce là une identification au philosophe d'Amsterdam qui pensait que les vérités essentielles ne devraient être divulguées qu'avec une grande réserve, idée reprise par le grand spinozien qu'était Goethe dont Freud a si souvent cité les vers de Faust : « Le meilleur de ce que tu peux savoir / Aux écoliers, tu ne peux le dire »? Ou bien cette atmosphère serait-elle plutôt la trace d'une influence indirecte de Spinoza par l'intermédiaire de modèles plus proches de Freud : outre Goethe, déjà cité, et Heine dont nous parlerons bientôt, Fechner et Nietzsche que Freud associe à Spinoza dans sa correspondance avec Lothar Bickel et Siegfried Hessing? Le caractère médiat de cette transmission en ferait une imprégnation culturelle latente mais néanmoins fort opérante et capable de structurer le dialogue avec cet autre spinozien qu'était Rolland. On doit à un philosophe de Tel-Aviv, Y. Yovel, une analyse éclairante de l'oeuvre de Spinoza et de son influence profonde sur Freud, « le plus grand juif hérétique de ce siècle », sur le modèle de ce premier juif laïque du XVIIesiècle2. Car le créateur de la psychanalyse s'est toujours défini comme « juif athée » dans une identification à l'un de ses modèles préférés, Henri Heine, qu'il désignait comme son « frère d'incroyance » (Unglaubensgenosse), par le terme même dont ce « romantique défroqué » avait usé pour traduire sa relation à Baruch de Spi1. S.Hessing,Freudet Spinoza,Revuephilosophique, 1977,102, p. 165-180. Yovel(1991),Spinozaet autreshérétiques, 2. Yirmiyahu Paris,Seuil. 1098 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel noza dont il a longuement souligné l'impact sur la culture allemande chez Goethe et chez les romantiques 1. Pour Spinoza, Dieu ne se situe pas dans l'audelàdans la transcendance - mais dans l'immanence, en ce monde,dans la nature et dans l'homme ; il fait de la critique de la religion comme illusion et superstition un préalable à l'édification de sa philosophie appelée à la remplacer ; sur ce modèle, L'avenir d'une illusion part d'une critique de la religion pour édifier la psychanalyse, destinée à en prendre la relève afin de remédier à la détresse de l'homme contemporain. La question qui est alors posée est celle de l'avenir de cette nouvelle illusion, la psychanalyse, qui se réclame de la science. D'ailleurs c'est la connaissance de soi que Spinoza voulait mettre à la place de la religion, autre analogie ; pour l'homme éclairé (on retrouve ici la distinction entre les grands hommes et la masse faite par Freud dans Le malaise dans la culture), le degré le plus élevé sera la connaissance intellectuelle de Dieu sur un chemin semi-mystique ; pour les masses, Spinoza se contentera d'une sorte de religion laïque épurée des superstitions pour les aider à supporter l'existence 2. Spinoza a eu une nombreuse descendance philosophique, dont les philosophes des Lumières et ceux du romantisme allemand. En effet, dans l'espace ouvert par Spinoza pour succéder à la religion, il y a de la place à un pôle pour l'athéisme radical de Kant, repris par L. Feuerbach et D. J. Strauss, qui inspirent Freud dans L'avenir d'une illusion ; et à un autre pôle, sur le chemin de « l'amour intellectuel de Dieu », pour le sentiment religieux sur lequel Schleiermacher 3, pasteur et théologien romantique, met l'accent en opposant l'expérience existentielle d'une religion individuelle à la dégénérescence du sentiment religieux et au risque d'aliénation dans les religions instituées. On ne sera donc pas étonné que Rolland 4, après la lecture de L'avenir d'une illusion, soit d'accord avec Freud pour critiquer les dogmes et les Eglises, mais qu'il lui reproche de ne pas avoir analysé de son point de vue la sensation océanique comme source individuelle du sentiment religieux. La réaction d'inquiétante étrangeté de Freud aux propos de Romain Rolland peut être mise en relation avec son spinozisme latent puisque Spinoza traitait de la sensation et des affects et considérait que les hommes sont des êtres finis mais aspirant à l'éternité, notion reprise par Rolland sans qu'il y voie une promesse d'immortalité. Si Freud pense que la mystique n'est d'aucune aide « pour s'orienter dans le monde extérieur », Rolland lui reconnaît « une valeur scientifique pour la connaissance du réel » ; le panthéisme 1. HenriHeine,De l'Allemagne (réimpression), Paris,Genève,Slatkine,1979. 2. Spinoza,dit Yovel,est une sortede « philosopheengagé», ce qui l'apparenteà « l'intellectuel engagé» qu'étaitRomainRolland. 3. Schleiermacher a par ailleurslaïcisél'interprétationréservéeaux textessacréspour l'appliquerà desécritsprofanesetmêmeà desassociations d'idées. 4. « Ledernierdes grandsromantiquesfrançais», selonAndréMalraux. De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture 1099 spinozien de Romain Rolland, qui imprègne son âme de musicien, d'écrivain et d'homme d'action, peut trouver un certain écho chez Freud qui avait puisé sa vocation de Naturforscher dans un poème d'un ami de Goethe, L'Hymne à la nature, dont le souffle panthéiste anime la théorie des pulsions (« notre mythologie ») et son intérêt pour la pensée animique, composante de l'âme humaine de tous les temps (Totem et tabou). Du moi originaire au clivage du moi Avec le premier chapitre du Malaise dans la culture, nous voici au coeur du dialogue avec Romain Rolland ; il est consacré à la discussion de la place de la sensation océanique dans la métapsychologie, non sans hésitation ni réticence de l'auteur. Il commence par une dénégation — point de trace en lui de pareil sentiment —, ce qui rappelle sa dénégation, dans Das Unheimliche où il déclarait être exempt de toute perception d'inquiétante étrangeté, mais narrait quelques pages plus loin une expérience personnelle qui montrait exactement le contraire. Surmontant le malaise qui imprègne l'écriture de ce chapitre, Freud en vient à discuter les variations des limites du moi 1 — aux origines, beaucoup plus étendu, en union avec le monde — tandis qu'il se « ratatine » par la suite sous l'influence du principe de réalité. Ainsi Freud reconnaît une place au sentiment océanique dans le moi originaire mais ne donne pas pour autant son approbation à son correspondant car il ne saurait concevoir d'autre motivation au sentiment religieux que le désir de protection par le père, comme s'il écartait tout à coup son évocation, quelques pages auparavant, de la place du sein maternel comme premier objet dans la genèse du narcissisme originaire. Peu après, affleurent des pensées préconscientes du même ordre avec la citation du Plongeur de Schiller qui décrit les profondeurs marines (maternelles) peuplées de monstres aquatiques et hantées par la mort et avec une opinion de son ami Frederik Eckstein qui lui avait confié avoir éprouvé dans sa pratique du yoga des impressions qu'il considérait « comme l'expression d'un retour à des états originels ». Avec la célèbre métaphore de l'archéologie de Rome, la Ville éternelle comme modèle des couches superposées de l'édifice psychique, Rome — dans laquelle Freud mit tant de temps à pénétrer par suite du déplacement du fantasme incestueux de sa conquête créatrice — est bien ici une figuration de la mère originaire, dont la « trace persistera toujours » malgré les remaniements successifs de la psyché. 1. IciFreudcitelestravauxdePaulFedernet ceuxdeFerenczien 1913,maisneparlepasde Thalassaquiesttellementenéchoavecla sensation océanique. 1100 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel Il y a en effet deux courants sur ce thème chez Freud : dans l'un, l'aprèscoup de l'OEdipe remanie complètement les premières identifications, au point que là où était le ça, adviendra le moi et que le Zuydersee du ça pourrait être totalement asséché ; dans l'autre, développé ici, les traces originelles sont éternelles ou, tout au moins, « peuvent se conserver » dans le psychisme. Sous la métaphore de la « scissure » (Entwicklungsspaltung) dans l'évolution animale, pointe le concept du clivage du moi (Ichsspaltung) qui trouvera une expression plus affirmée dans son article de 1938, cependant inachevé, qui définit alors le fonctionnement psychique s'exerçant sur deux modes simultanés, l'un oedipienet l'autre originaire (c'est du moins notre lecture). Remarquons au passage que l'émergence, difficile et partielle, des identifications maternelles originaires trouve son chemin grâce à un appui sur la personne du romain Rolland (par ailleurs très orienté vers la « mère universelle », avec un certain évitement de l'OEdipe); ce transfert maternel — sous la forme narcissique, en miroir — lui permet de surmonter en partie dans les années de ce dialogue les séquelles restées en suspens dans son auto-analyse de sa relation transférentielle à Fliess. Ce transfert à un alter ego est d'ailleurs réciproque. Il se manifeste chez Rolland qui, dès qu'il a quitté Freud après sa visite de 1924 à son domicile de Vienne, commence la rédaction du Voyage intérieur, le plus auto-analytique de ses écrits. Ce texte, inédit du vivant de Freud, restera inconnu de lui. Rolland débute ses notes par l'évocation de la mort de sa jeune soeur Madeleine, à deux ans, quand il en avait cinq ; et il fait de cet événement sa première « illumination », la source de sa création, non sans avoir longuement insisté sur le deuil prolongé de sa mère. On ne peut s'empêcher de penser à une Communication d'inconscient à inconscient avec Freud, qui eut aussi à éprouver la mort de Julius (à deux ans) et à ressentir l'effondrement momentané de la « mère morte ». Et c'est bien ce traumatisme qui resurgit dans sa relation à Romain Rolland, avec l'écho de l'excitation et de l'effondrement du deuil, lorsque Freud écrit à son correspondant que ses propos sur la religion et la sensation océanique « ne lui laissent pas de répit » et vont déboucher sur la parution d'un livre pour lui répondre. Mais ce sera avec un intervalle de deux ans qu'il répondra à l'écrivain français, délai qui évoque l'expression transférentielle du deuil de l'enfance — à deux ans — et qui se répétera ; car deux ans sépareront encore l'écriture de Malaise... (1929) de l'envoi de l'ouvrage — mais seulement de la seconde édition en 1931 — à celui qui est pourtant désigné dès le début comme l'inspirateur de sa réflexion. Et puisqu'il s'agit de la création qui surmonte le deuil infantile, au Voyage intérieur de Romain Rolland répondra, avec un décalage de plusieurs années, l'envoi au Français, en 1936, pour son soixante-dixième anniversaire, d'Un trouble du souvenir sur l'Acropole, consacré à l'auto-analyse d'un vécu lié au clivage du moi créateur, avec en filigrane l'évocation du deuil traumatique de son enfance. De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture 1101 Du moi originaire à la violence originaire Freud rappelle qu'il avait pris appui, pour édifier la théorie des pulsions, sur les propos de Schiller : « La nature maintient les rouages (de l'édifice du monde) par la faim et par l'amour » ; après avoir montré l'importance des pulsions erotiques dans la vie psychique, il met l'accent en 1929 sur les pulsions agressives et destructrices. Une idée nouvelle apparaît alors avec l'interrogation sur l'existence d'une « pulsion agressive spéciale, autonome » et la tendance à délimiter une hostilité primaire qu'il distingue du sadisme qui comporte une part d'Eros. On peut ajouter qu'elle ne doit pas être confondue avec la haine, envers de l'amour. Dans sa lettre à Einstein de 1933 — Pourquoi la guerre ?—, il propose le terme de « violence » dont la source se trouve dans un « état originaire ». On pourrait d'ailleurs voir une première expression de ce concept dans Totem et tabou (1913), consacré à la pensée animique des primitifs sous une forme métaphorique, avec le Père originaire (Urvater) qui règne sur la horde originaire en despote absolu, totalement narcissique et violent. Freud présentant souvent dans le même livre des thèmes complémentaires en deux endroits différents, on pourrait dire que la sensation océanique aurait comme pendant ou envers l'hostilité primaire, ou que le narcissisme originaire (ou narcissisme primaire absolu)1a comme corollaire le voeu absolu de destruction de l'autre : moi ou l'autre, dit Jean Bergeret de cette logique primitive2, en admettant que moi et l'autre sont ici en devenir. Mais cette violence n'est pas seule fondamentale car elle est synchronique de l'attachement — expression de la compétence du nourrisson pour les parents —, le narcissisme se tenant dans le paradoxe d'un espace sans porte ni fenêtre et de la nécessaire dépendance au premier objet du fait de l'impuissance du bébé. Cependant, l'union originelle avec le sein maternel comporte un danger d'anéantissement (inceste originaire). Cette nostalgie, cette tendance de retour au sein originel peut, selon nous, être définie comme le mouvement même de la pulsion de mort. La violence originaire, comme déflexion et retournement de la pulsion de mort, s'y oppose et ne doit pas être confondue avec elle ; d'où le caractère vital de la violence au service de l'auto-conservation (J. Bergeret). Dans l'évolution oedipienne, ce voeu de destruction de l'autre comme affirmation de soi se mue en voeu meurtrier des parents, source d'une culpabilité qui découle de l'instauration du surmoi. Rien de tel avec la violence originaire qui ne s'accompagne pas de culpabilité : on l'a bien vu avec les criminels nazis qui n'ont exprimé aucun repentir de leurs horribles forfaits. Quand Freud évoque les 1. S. Freud,L'inquiétante Paris,Gallimard, étrangeté(1985), NRF,p. 237,et Abrégédepsychanalyse (1984),Paris,PUF,p. 10. 2. JeanBergeret(1984),Laviolence fondamentale, Paris,Dunod. 1102 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel souffrances difficilement imaginables « du galérien antique, ou du paysan de la guerre de Trente ans, ou de la victime de la Sainte Inquisition ou du Juif exposé au pogrom"1,il veut, semble-t-il, traiter de ces situations extrêmes où l'homme est soumis à une pure logique de destruction, alors qu'il n'a aucun moyen physique de se défendre face à une violence exercée sans culpabilité. Est-ce l'horreur que lui inspirent ces exemples historiques qui provoque une inhibition momentanée de son élaboration, surtout si on l'associe à une pensée latente concernant la régression du peuple allemand « à une barbarie presque préhistorique »2et au pressentiment des malheurs à venir ? La lecture de Malaise dans la culture tend à accréditer l'idée que bien peu d'hommes ont un véritable surmoi puisque, à la moindre occasion guerrière, les pulsions violentes reprennent le dessus ; de plus, le surmoi protège seulement les membres d'une communauté unis par les mêmes idéaux, les autres étant rejetés et livrés à la violence : les « infidèles », les « hérétiques », les noirs réduits en esclavage, les « ennemis du peuple », les « soushommes » et les « ennemis » de toutes sortes. Ce qui est nouveau dans l'histoire humaine ce n'est pas la violence, mais les formes qu'elle revêt aujourd'hui, notamment avec les camps de la mort. Répression des pulsions et surmoi La cause du malaise dans la civilisation réside, selon Freud, dans un excès de renoncement aux pulsions exigé par la civilisation. On pourrait trouver des antécédents à ce thème chez Spinoza et, plus proches de Freud, chez Schopenhauer et chez Nietzsche, ce dernier ayant longuement exploré la crise des valeurs du monde moderne et élaboré une généalogie de la morale. Ce sont les pulsions sexuelles et agressives qui sont réprimées, ces dernières n'étant pas, comme nous venons de le dire, les plus faciles à contenir. La répression des pulsions de l'enfant par des parents aboutit à la création du surmoi (Über-Ich), émanation du ça et introjection de ces interdictions. L'impuissance de l'enfant l'oblige à s'y plier par crainte de perdre l'amour de ses parents. L'agressivité — ou mieux la violence — qu'il a éprouvée devant les obstacles mis à la satisfaction de ses désirs se retourne contre lui ; c'est pour Freud une manifestation de la pulsion de mort, conséquence inévitable de la civilisation qui sécrète donc en s'accomplissant des forces qui tendent à la détruire. Le surmoi agit sur le moi pour provoquer le refoulement ; le sentiment de culpabilité est d'abord « angoisse devant l'autorité » et ensuite « angoisse devant le surmoi »3. Le refoulement (Verdrängung) 1. MC, 36. 2. HM, p. 131. 3. MC, p. 84. De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture 1103 sépare la représentation, repoussée dans l'inconscient, de l'affect resté libre, qui pourra se lier à d'autres représentations. Le refoulement est caractéristique de l'OEdipe, le névrosé étant celui qui ne supporte pas l'excès des interdits imposés par la civilisation. La répression (Unterdrückung), autre mécanisme de lutte contre la souffrance conflictuelle, agit au niveau du moi conscient et vise à l'effacement de l'affect, tout en maintenant la représentation neutralisée au niveau du préconscient. La notion de rupture de la continuité entre excitation et représentation qui en découle, mise en évidence par Freud dès 1895 dans ses études sur la névrose d'angoisse, est reprise par les psychosomaticiens de l'école de Paris qui insistent sur l'effet de stase de l'affect, entraînant une augmentation de la tension d'excitation, dont les voies de décharge débouchent seulement dans l'accès d'angoisse ou dans les voies somatiques chez des patients dont la personnalité est mal structurée 1. Il est enfin une autre forme de répression, celle du surmoi culturel (KulturÜber-Ich) qui, du dehors, vient renforcer l'action du surmoi individuel. Son importance a peut-être été sous-estimée ; il pourrait être la cause d'une certaine uniformisation des comportements — ainsi chez les adolescents actuels — ou encore des formes de la pathologie qui, à une époque donnée, présentent une certaine similitude malgré des différences notables dans les structures familiales. C'est vraisemblablement l'inversion des prescriptions du surmoi culturel — quand l'Etat s'arrogeant au nom du droit le monopole de la violence ordonne à l'occasion des guerres de tuer au lieu de « tu ne tueras point » —, qui déchaîne immédiatement la violence meurtrière chez les personnes dont le surmoi est peu développé. Dans un précédent article2, nous avons suggéré que l'avènement de l'individu, du sujet, dans la société occidentale est la cause de l'approfondissement du « malaise ». Le clivage du moi est certainement inhérent à la civilisation, Freud ayant lui-même constaté que les pulsions n'étaient pas moins sévèrement réglementées dans les sociétés primitives que dans la nôtre ; mais ce clivage entre le moi-plaisir et le moi plus évolué soumis au principe de la réalité et aux prescriptions de la civilisation ne prend toute sa force que dans les sociétés, comme la nôtre, qui poussent à l'individualisation, avec l'intériorisation du surmoi, agent principal de cette déchirure devenue ainsi plus perceptible. La névrose est un luxe que ne connaissent guère les peuples qui vivent dans un système de groupe et ceux que leurs conditions de vie obligent à se préoccuper d'abord de leur survie. Les sociétés « holistiques » ne connaissent pas non plus la schizophrénie, forme 1. CatherineParat,A proposdela répression, Rev.franç.psychosom., 1991,7, p. 93-113. 2. HenriVermorelet MadeleineVermorel,Psychanalyse et modernité, Rev.franç.depsychanal, 1993,841-854. 1104 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel individuelle de la psychose dans la modernité occidentale, qui fait son apparition lorsque l'individu, « vomi » hors du groupe, n'a cependant pas reçu l'étayage uffisant pour se constituer en sujet. Cette affection serait le symptôme d'une crise de l'individuation poussée trop loin dans la société actuelle (Devereux). La violence du surmoi évoquée par Freud amène à se demander s'il n'aurait pas condensé deux formes du surmoi, l'un oedipien, incluant la tendresse avec l'amour inhibé quant au but qui est le fondement de la civilisation, et l'autre archaïque, les « précurseurs du surmoi » ou le surmoi archaïque décrit par Melanie Klein. Il relève non de l'introjection d'interdits parentaux protecteurs mais de la loi du talion : c'est cette version archaïque du surmoi où prédomine le retournement de la violence originaire contre le sujet, qui s'observe dans la névrose obsessionnelle où le remords, « plus ancien », prime sur la culpabilité. En lisant Freud, on a l'impression que l'homme contemporain arrive rarement à constituer un véritable surmoi individuel, la plupart des personnes en restant à une violence dirigée contre autrui, dont la répression exige du dehors un surmoi culturel dont l'action est facilitée par le surmoi archaïque, retournement contre soi de la violence originaire. Ainsi, le surmoi postoedipien authentique ne serait pas si fréquent, trouvant une expression plus achevée chez les grands hommes, par la qualité de leurs idéaux capables de guider la conscience de l'humanité vers des buts élevés sous l'égide d'Eros. Il apparaît ainsi que le poids de l'espèce et de la collectivité reste prédominant, ce qui rejoint l'idée freudienne de l'héritage phylogénétique du surmoi : « Le surmoi de l'enfant ne s'édifie pas d'après le modèle des parents mais celui des grands-parents, porteurs de la tradition. Dans les idéologies du surmoi, le passé continue à vivre. »1 Y aurait-il des différences dans la genèse du surmoi chez l'homme et chez la femme ? Les femmes seraient-elles peu aptes à sublimer leurs pulsions et leurs intérêts sociaux plus faibles que ceux des hommes 2 ? Ou bien leurs capacités de sublimation pulsionnelle vers des buts sociaux seraient-elles différentes de celles des hommes ? Cela pourrait provenir du destin différent de l'homosexualité chez l'homme et chez la femme avec le même point de départ, l'homosexualité primaire — autre face du narcissisme primaire — dans la relation avec la mère originaire. Cette source trouvera chez la femme une issue essentielle, grâce au père, dans le désir d'enfant par identification à la mère oedipienne — avec le désir de l'homme et l'amour, ciment de la famille et de la civilisation. Freud remarque que la tendresse, amour inhibé quant au but, « était justement des plus sensuels, il l'est resté dans à lapsychanalyse 1. S. Freud(1933),Nouvelles d'introduction conférences (NC),nouv.trad.,Gallimard,NRF(1985),p. 93. 2. MC,p. 55; NC,p. 180. De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture 1105 l'inconscient des hommes »1 ; c'est particulièrement vrai pour les femmes qui gardent plus que les hommes leurs intérêts érotiques dans leur rôle maternel (masochisme féminin). Par contre, les hommes, faute de pouvoir enfanter, en se détachant de leur mère auront à sublimer, par identification structurante au père, leur homosexualité vers des buts sociaux qui exigent, pour assurer la civilisation, une grande quantité de libido inhibée quant au but sexuel, pour agglomérer les humains en unités plus grandes. Il n'est donc pas si sûr que les femmes se soient vues « reléguées au second plan par les exigences de la civilisation » et qu'elles aient « adopté envers elle une attitude hostile ». Leur contribution à la civilisation n'est pas moindre que celle des hommes puisque l'amour maternel est le premier support de la civilisation ; et elles manifestent un intérêt social qui s'exprime plus facilement dans certains domaines et dans certaines circonstances. Un épisode historique de la seconde guerre mondiale nous a amenés à réfléchir à la nature de l'investissement social des femmes. A Berlin, en 1943, la Gestapo arrête des juifs mariés à des femmes non juives, qui, remarquons-le, n'étaient pas de celles qui avaient obtempéré aux incitations des nazis à divorcer. Sans qu'elles aient eu jusque-là quelque engagement dans une forme de résistance active, sans qu'elles se soient donné le mot, ces femmes se retrouvent spontanément devant le siège de la Gestapo, Rosenstrasse, et jour après jour, ignorant le danger, elles se relaient pour demander la libération de leurs époux, créant bientôt la stupeur dans ce pays si passif devant la brutalité nazie, et même le trouble chez des dirigeants comme Goebbels, qui préférera alors battre en retraite en libérant les hommes emprisonnés à Berlin et en rapatriant même l'un d'eux déjà en camp de concentration. Quelle force que celle d'Eros où une poignée de femmes, poussées par l'amour de leur mari et de leur famille, fit reculer une dictature des plus féroces ! Ainsi, si les femmes peuvent dans certains cas s'opposer à la civilisation au nom d'Eros, elles peuvent aussi défendre sous son égide la civilisation lorsque leurs liens libidinaux sont menacés. De la critique freudienne de la religion au constat de la « misère psychologique de la masse » La religion apparaît dans les travaux de Freud comme le paradigme de la culture dans la mesure où elle est porteuse d'idéaux et d'un surmoi culturels qui ont traversé les siècles sous des formes variées. Certes, Freud lui porte de sévères critiques : c'est une « névrose obsessionnelle » de l'humanité, un « délire collectif», voisin de la paranoïa, voire un véritable stupéfiant. Il reproche particulière1. MC,p. 54. 1106 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel ment au christianisme la dépréciation de la vie terrestre et singulièrement de la sexualité ; la religion empêche de penser et n'apporte pas le bonheur, malgré la romesse d'une fallacieuse rédemption dans un au delà hypothétique; tout au plus empêche-t-elle quelque peu la névrose individuelle. Freud est ici dans la lignée de l'athéisme du XIXesiècle et notamment de Feuerbach qui avait développé la notion d'aliénation de l'homme par la religion. Rien ne distinguerait donc Freud de l'athéisme de son temps s'il ne montrait que la source de la croyance se situe dans le passé infantile. Il montre le mensonge de la doctrine de l'amour universel prêchée par saint Paul ; il ne peut qu'approuver la maxime : « Aime ton prochain comme toimême » — bien que tous les humains ne soient pas dignes d'amour — et veut bien croire qu'un saint François d'Assise a pu sublimer entièrement sa libido dans l'amour des hommes. Mais pour la plupart des humains le lien érotique sublimé qui unit les membres de l'Eglise, l'amour pour les « frères », ne s'applique pas en dehors d'eux, les juifs ayant fait au cours des siècles l'expérience de la violence des chrétiens. Il développe le thème du « narcissisme des petites différences » où, en réalité, c'est le presque semblable qui devient l'ennemi, dans une sorte de paranoïa de groupe. Ce ne sont pas les conflits d'aujourd'hui au Liban, dans l'ex-Yougoslavie ou en Irlande qui démentiront cette opinion. L'athéisme de Freud, issu des Lumières, lui fait donner une juste place à la raison, dont il a cependant montré les limites. Aussi sa position vis-à-vis de la religion est-elle ambivalente, ce qu'il exprime dans L'avenir d'une illusion en plaçant des arguments opposés dans sa propre bouche et dans celle d'un supposé contradicteur. D'un côté, il affirme qu'il n'est rien au-dessus de la raison, propos surprenant de sa part, et que le caractère scientifique de la psychanalyse l'écarté de l'illusion : « Non, notre science n'est pas une illusion. » D'un autre côté, il s'oppose à la déification de la raison, tirant argument de l'expérience de « grand style » de la Révolution française, expérience de remplacement de la religion par la raison qui fut « un misérable échec »1.Sans illusion, Freud en garde quelquesunes : peu suspect de sympathie pour la Révolution russe, il ne peut s'empêcher d'être intéressé par son athéisme : « A une époque où de grandes nations proclament qu'elles n'attendent leur salut que de l'attachement à la piété chrétienne (...) le bouleversement qui a eu lieu en Russie nous paraît quand même comme le message d'un avenir meilleur », même si finalement il doute du succès puisque la Révolution russe suit le même chemin que la Révolution française, avec les mêmes résultats prévisibles2. Dans le même sens va un passage de sa lettre à Einstein où, reprenant les idées mondialistes de son correspondant, il 1. S.Freud,L'avenird'uneillusion(AI),trad.MarieBonaparte,Paris,PUF,1971,p. 66. 2. NC,p. 242. De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture 1107 imagine un Etat idéal dont les dirigeants seraient une communauté « d'hommes qui auraient soumis leur vie pulsionnelle à la dictature de la raison », projet qui laisse songeur 1. Freud, en partie par son dialogue avec Romain Rolland, rectifie l'appréciation négative portée sur la religion et « trouve des mots plus justes qui lui rendent 2 justice ». Reconnaissant la « vérité historique » de la religion dans la suite de la place de la sensation océanique comme source de la croyance dans le moi originaire, il tend à accréditer que cette source maternelle (moi-Idéal ?) est ensuite, dans le monothéisme, réélaborée sous l'égide du père : le patriarcat est un progrès dans la spiritualité par rapport au matriarcat 3. Il conviendra finalement, même si c'est sous un mode allusif, que les religions apparaissent finalement comme de grandes constructions de l'humanité, de celles qui structurent la culture4, comme s'il mettait plus l'accent à la fin de sa vie sur leur rôle civilisateur. Freud s'attaque d'autre part aux illusions nouvelles qui prétendent remplacer les anciennes, au nom de la raison ou de la science. Il n'apprécie pas l'hégélianisme de Marx mais lui reconnaît le mérite d'avoir dévoilé des aspects cachés de la société humaine. Il critique dans le marxisme la méconnaissance de traits fondamentaux de la nature humaine : c'est une utopie de croire que l'abolition de la propriété privée fera cesser la violence humaine : le « bolchevisme » qui prétend mettre fin aux guerres et à l'agression dirige lui-même une haine puissante contre autrui afin de cimenter la cohésion du groupe : la persécution des bourgeois est le fondement de la société communiste mais, ajoute l'auteur, « on se demande avec anxiété ce que feront les Soviets une fois tous leurs bourgeois exterminés »5. L'histoire a confirmé ce jugement lucide en révélant avec l'écroulement du communisme à quelle échelle s'étaient exercées une violence et une déshumanisation. Le marxisme développe donc des illusions analogues à.celles de la religion qu'il prétend combattre : « Les oeuvres de Marx ont remplacé la Bible et le Coran »6 ; il promet le paradis sur terre, tout en proclamant la nécessité de la violence pour contraindre les hommes tant que leur nature n'est pas changée. Il faut pour ces tâches des hommes « inébranlables dans leurs convictions, inaccessibles au doute, insensibles à la souffrance des autres quand ils font obstacle à leurs intentions », il y a, selon Freud, de tels hommes en URSS 7. Voilà un portrait du leader totalitaire dont la personnalité se situe entre la paranoïa et 1. S.Freud(1985),Résultats, idées,problèmes, II, 1921-1938 (RIPII), Paris,PUF,p. 213. 2. NC,p. 281. 3. HM,p. 210-215. 4. S.Freud(1937),Constructions dansl'analyse,in RIP II,p. 280-281. 5. NC,p. 69. 6. NC,p. 240. 7. NC,p. 242. 1108 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel la perversion ; il use de la terreur, du goulag et de la mort pour empêcher de penser ; parti d'idéaux généreux, le marxisme a dégénéré en système totalitaire don la violencenele cède en rien à celle du nazisme « (Les Allemands) ont commencé avec le bolchevisme comme leur ennemi mortel et ils termineront avec quelque chose qui ne s'en distinguera pas. Sauf que le bolchevisme a après tout adopté des idéaux révolutionnaires, alors que ceux de l'hitlérisme sont purement médiévaux et réactionnaires. »1 Freud avait noté en 1929 que « l'antisémitisme (est) nécessaire aux Germains pour réaliser plus complètement leur rêve de suprématie mondiale »2 ; dans la seconde édition de Malaise..., après les dernières lignes écrites en 1929 qui évoquent la civilisation comme un éternel affrontement entre les « deux puissances célestes » demandant à « l'Eros éternel » de faire « un effort pour s'affirmer dans le combat avec son adversaire tout aussi immortel », il ajoute deux ans après, à la suite des succès électoraux du parti nazi, ces quelques mots : « Mais qui peut prévoir le succès et l'issue ? », qui témoignent de la conscience du danger que fait peser Hitler sur l'avenir de la civilisation 3. Pendant cette période, il s'exprime plus librement dans sa correspondance que dans ses publications, par suite de la menace hitlérienne sur l'Autriche qui le contraint à l'exil. Aussi, devant ces diverses menaces totalitaires, Freud en vient à penser que « les démocraties conservatrices sont devenues les gardiennes du progrès culturel et que paradoxalement ce soit justement l'Eglise catholique qui oppose une vigoureuse défense contre l'extension de ce péril culturel »4. Voici bientôt cinquante ans que l'Allemagne hitlérienne a été vaincue et quelques années que le communisme stalinien s'est effondré, mais l'hydre du totalitarisme ne cesse de renaître ici ou là, comme si le malaise actuel de la culture le sécrétait. Notre culture a promu le sujet mais a engendré par ailleurs les masses et privé l'individu de repères proches : les liens de solidarité de l'ancienne communauté paysanne ont disparu avec elle et la famille est réduite à la famille nucléaire avec l'affaiblissement de la place du père, ce qui est à mettre en parallèle avec le recul du monothéisme. Les Lumières, avec l'affirmation de la raison, ont représenté un progrès et constituent une source de la psychanalyse. L'athéisme du XIXesiècle qui en découle a diminué l'influence de la religion dans la pensée, mais a contribué à la constitution d'idéologies de remplacement allant jusqu'à une dictature de la raison qui ne le cède en rien à l'oppression de l'Inquisition, de même que la liberté 1. HM, p. 131. 2. MC,p. 69. 3. Seulement dansl'éditionallemandedeDas Unbehagen inderKultur,2eéd. (1931),SA,IX, S.Fischer,Frankfurt/Main. 4. HM, p. 131.Cet espoirne seraguèreexaucépar leVaticanquigardera,au coursde la seconde guerremondiale,un silencecoupabledevantla barbarienazie. De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture 1109 absolue conduit à la terreur (Hegel). Freud n'a pas manqué de constater que la science et la technique qui découlent de la pensée rationnelle ont connu bien des succès mais n'ont pas tenu leurs promesses de bonheur ; pis, grâce à la technique, l'homme est devenu une sorte de « Dieu-prothèse » ( Prothesengott)1, dans une sorte de monophysisme à rebours qui réalise un véritable fétichisme de la marchandise, de l'économie et de la consommation, l'homme tendant à être exclu des valeurs proposées. La crise du monde actuel résulte moins de l'oppression religieuse que de l'absence de valeurs, la mort de Dieu laissant un grand vide. Freud l'avait bien senti quand il parle de « la misère psychologique de la masse ». Il y a danger à trop réprimer les pulsions ; mais un autre se dessine, « des plus menaçants quand le lien social est créé principalement par l'identification des membres d'une société les uns aux autres, alors que certaines personnalités à tempérament de chefs ne parviennent pas, d'autre part, à jouer ce rôle important qui doit leur revenir dans la formation d'une masse »2..Les psychanalystes sont amenés à constater que la névrose est un luxe qui se fait rare et que, faute de repères intérieurs suffisants, les pathologies sont souvent déstructurées, nécessitant divers aménagements de l'approche psychanalytique et que beaucoup de personnes souffrantes sont même hors de portée des divers systèmes de soins de santé mentale. Une partie de plus en plus importante de la population est dans une détresse désolante qui représente une menace majeure pour l'avenir de la civilisation. C'est le contexte contemporain de la « foule solitaire », des individus vivant dans l'abandon, agglomérés dans des banlieues déshéritées, usant contre leur désespoir de la violence et des stupéfiants. Du moi originaire à la prohibition de l'inceste Freud termine son ouvrage par l'évocation des « deux puissances célestes », Eros et Thanatos, qui s'affrontent au sein des pulsions mais aussi dans la civilisation, laissant ouverte l'issue de ce combat. On ne peut dire si le bouleversement culturel de notre époque est un écroulement des valeurs anciennes avant que de nouvelles aient émergé — dans une situation qui ressemblerait, toutes proportions gardées, aux cent cinquante années qui assurèrent, non sans douleur, la transition entre le Moyen Age et la modernité —, ou bien s'il s'agit d'une catastrophe sans recours du monde occidental : chacun en décidera selon sa propre philosophie, ou son plus ou moins grand optimisme ; mais le point de 1. MC,p. 39. 2. MC,p. 70. 1110 Henri Vermorel et Madeleine Vermorel vue de la psychanalyse doit évidemment être confronté aux données issues d'autres disciplines. La réticence de Freud à accepter l'idée de la sensation océanique, que Romain Rolland présentait sous un jour non conflictuel, provenait vraisemblablement de l'omission chez son correspondant du danger incestueux : dans Totem et tabou, où il étudie la pensée animique des premiers temps de l'humanité et de l'homme d'aujourd'hui, Freud avait mis l'accent sur l'interdit de l'inceste comme source des prohibitions sur lesquelles se fonde l'organisation des sociétés humaines. La sensation océanique comporte la tentation incestueuse de retour au sein maternel, synonyme d'anéantissement et mouvement même — selon nous — de la pulsion de mort. Il y a une unité du début à la fin de Malaise dans la culture puisque Freud, qui pressentait cette conflictualité dans le narcissisme originaire, la retrouve dans l'affrontement d'Eros et de Thanatos au sein même de la civilisation. Cette réflexion le conduit à montrer que la violence est une tendance originaire ; c'est un mouvement qui s'oppose à la fusion incestueuse avec la mère des origines, dans un retournement de la pulsion de mort contre elle, dans une affirmation vitale du narcissisme absolu. L'enfant naît immature et dépend de ses parents pour exister et grandir. Pour ne pas perdre leur amour, il doit introjecter les interdits parentaux, base de la formation du surmoi, et pour cela retourner contre lui une partie de la violence originaire, ce retournement équivalant à la pulsion de mort. C'est le prix à payer pour intégrer la culture qui est la vraie nature de l'homme. L'OEdipe — en l'entendant dans un sens élargi qui contient ses modalités originaires — serait donc à la fois la source de la civilisation et du danger intrinsèque qui la menace. En s'éloignant de l'animalité, l'homme s'est émancipé de contraintes antérieures comme la périodicité de l'activité sexuelle ; une contrepartie serait, d'une part, l'absence de limites à la violence intraspécifique et, d'autre part, la genèse d'une pulsion de mort d'autant plus intense que la civilisation exige plus de renoncements pulsionnels. Nous avons suggéré que ce dernier point ne prend toute son importance qu'avec l'intériorisation du conflit dans l'individu, à l'époque de la modernité. La culture, dit Freud, se situe au-dessus de l'individu ; c'est dire aussi que l'espèce pèse lourdement sur le sujet qui a bien du mal à s'en émanciper quelque peu, contenu d'une part par le surmoi culturel et confronté d'autre part à la déchirure du surmoi quand il peut s'instituer. Nous avons tenté de montrer que plusieurs éléments de la réflexion de Freud se situent dans son dialogue — souvent intérieur — avec Romain Rolland comme alter ego ; c'est le cas pour un thème latent de leurs échanges : la création, qui les concerne tous deux. Spinoza proposait de mettre à la place de la religion des formes plus laïques de la pensée, telle la connaissance de soi. En analysant pour Romain Rolland son trouble du souvenir sur l'Acropole, une sorte De L'avenir d'une illusion au Malaise dans la culture 1111 de sensation océanique frappée par l'interdit de l'inceste devant le Parthénon consacré à Athéna, Freud met le doigt sur le caractère sacré de ce vécu créateur où, au-delà de la culture grecque qui lui est parvenue à travers le prisme de l'époque goethéenne, résonne étrangement la nostalgie du temple détruit de Jérusalem, fondement secret de sa judéité. La psychanalyse est, dans un héritage spinozien, la quête du sacré dans la connaissance de soi, une relève laïque de la religion. Le sacré est à la fois la tentation de l'inceste originaire et son interdit, depuis le sentiment océanique (maternel) qui en est la source jusqu'à son organisation oedipienne sous la loi du père dans le monothéisme : c'est là le cheminement de la sublimation — et de la psychanalyse 1. HenriVermorel et Madeleine Vermorel La Tour 73800SaintJeanPiedGauthier 1. La sublimation ne peutêtrecependantla seuleissueauxpulsionsérotiques; ellefonctionne d'autantmieuxquecesdernièresreçoiventunesatisfaction suffisante danslasexualité. Culture d'extermination Jean GILLIBERT « Lorsquej'entendsle mot culture,je sors monrevolver. » (Phraseattribuéeà Goebbels.) « Les Barbares,c'était peut-êtreune solution.» EnattendantlesBarbares.) (Cavafy, « Devantcescharniersimmondes queje rougis de nommer,il est tempsde réagirenfin contrecequinouschoqueetnouscourbesisou» verainement. (Lautréamont.) De ces trois exergues, il faut ouvrir une échappée. 1 / On a attribué en effet cette phrase à Goebbels. C'est en fait un auteur dramatique allemand, Hans Johst, qui le fait dire à un de ses personnages dans une pièce de théâtre nazie : Schlageter. Goebbels s'est contenté d'applaudir et a fait de Hans Johst un haut dignitaire de la culture nazie, celle qui n'était pas dégénérée. Donc on extermine une culture par une autre culture, voire au nom de la culture scientifique ou de la science de la culture. L'homme n'est plus déterminé par sa culture, mais il la détermine. Deutsche Kultur. En plus, les nazis avaient compris que seule la physique moderne (voir la compromission du physicien Heisenberg) pouvait fournir les armes de la destruction adéquate. Il y a bien eu une genèse institutionnelle du génocide. L'antisémitisme était intégré dans les programmes scolaires et universitaires fondés sur les données biologiques à mécanisme finalisé : favoriser la vie « digne de se reproduire », éliminer la vie « indigne de se reproduire ». Mais idem pour le marxisme-léninisme. Il y eut une science prolétarienne, la seule « digne »... à partir d'un déterminisme absolu : le corps humain est une Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1114 Jean Gillibert marchandise, l'être humain est un « être de production » (sic, Marx). Althusser s'est mépris d'une façon tragique dans sa lecture de Marx ; il n'y a pas de « coupure » (épistémologique) entre les manuscrits de 1848 et Le Capital. Le nazisme s'est effondré ; le marxisme appliqué s'est effondré, mais nous avons été « nazifiés », nous avons été « marxifiés ». 2 / Le poème de Cavafy dit : Si les Barbares n'arrivent pas, « qu'allons-nous faire sans Barbares » ? Oui, les Barbares, c'est une « solution » — stricto sensu — et rien d'autre... jusqu'à la « solution finale ». Il n'y a pas de solution sans finalité de la fin. Utopie et nihilisme vont de pair. Ils sont nés ensemble. Le « social » est une utopie qui bafoue l'idée même de justice. A côté de Marx et de Proudhon, il y a aussi Fourier qui fascinera autant André Breton que Roland Barthes. Solution du hasard objectif pour l'un, solution de l'autonomie du signifiant pour l'autre. Les « Barbares », Eschyle le pense magnifiquement avec Les Perses (les guerres Médiques), mais l'idée d'extermination n'a pas encore germé puisqu'en Grèce attique l'idée d'Histoire est inconnue. L'histoire comme solution, un juif aussi y pensera, Walter Benjamin, au moment où les nazis en trouvent une pour l'exterminer. Nier absolument l'histoire comme processus (de Hitler à Maurras) ou ne la valoriser que comme histoire sans histoire ont toujours servi et le socialisme (social = histoire) — l'histoire bourgeoise est accomplie, celle du peuple est à venir — et le nationalisme (assomption de l'histoire). Nationalisme et socialisme = national-socialisme. La seconde guerre mondiale a vu choisir le nationalisme contre le bolchevisme ou le bolchevisme contre le nationalisme allemand. La confusion fut extrême. Les puissances alliées choisirent d'abord l'adversaire nazi. Yalta et les traités de paix européens laissèrent en place Staline et sa suite qui avaient gardé par devers eux leur « propre » solution, comme la seule solution. 3 / Lautréamont fut apparemment un adolescent qui jette Maldoror aux gémonies du nihilisme. Il ne veut que le « mal ». Les poésies d'Isidore Ducasse, dans le même mouvement manichéen, ne veulent que le Bien. D'où cette citation. On est passé simplement de Lautréamont et de Maldoror à Isidore Ducasse. Il en sera toujours ainsi avec l'essence du nihilisme. Qui s'y plonge extermine et s'extermine. Qui le combat risque à tous moments d'être vaincu. Ainsi de Léon Bloy, de Dostoïevski, de Nietzsche. J'aurais dû commencer par Pascal. Qu'en est-il de Freud et de l'avancée de la psychanalyse ? Comprend-elle le nihilisme ? La théorie des pulsions suffit-elle à le comprendre, c'est-à-dire à le combattre ? Qu'est-ce que la psychanalyse et l'histoire comme solution ? L'histoire est-elle une illusion au même titre que l'art et la religion ? Culture d'extermination 1115 Relire Malaise dans la civilisation1 (Unbehagung in der Kultur). Civilisation étant un sens plus général qui concerne le tout de l'homme dans ses rapports avec le monde — les réalités externe et interne —, avec le collectif humain, avec lui-même ; culture, focalisant davantage le thème éducationnel, artistique, social et religieux. Mais les deux termes peuvent aussi s'échanger. Relire aujourd'hui Malaise dans la civilisation avec Auschwitz, le goulag, la purification ethnique et ce fait incalculable — mais prophétisé par Dostoïevski : deux petits garçons de dix ans exterminent sauvagement un autre petit garçon de deux ans. Les inventions de Freud La guerre des pulsions : S'agit-il d'un conflit avec ou sans dialectique ? Sans dialectique annoncera Freud. Eros complique la vie. Là où les pulsions de mort ramènent le vivant organique à l'état sans vie. Les deux ordres de pulsions ne sont ni antagonistes ni déliés par une essence différente. L'ordre de ces deux pulsions est de « conserver ». Conserver cette unité première inorganique en rétablissant l'état perturbé par l'apparition de la vie. L'apparition de la vie — et en analogie, l'apparition de la conscience — fragmente l'état inorganique, et les fragments sous l'égide d'Eros recomposent une unité de plus en plus grande. S'il n'y a pas d'Eros sans vie, il y a de la vie sans Eros. La fable qu'invente Freud, d'une matière inerte, inorganique, première, est absolument nécessaire pour comprendre et admettre la stratégie de la spéculation sur la pulsion de la mort. Inerte et inorganique voulant dire mort. Ce qui s'appelle vie, pour Freud, c'est la conservation de la vie et en même temps la tendance à la mort. C'est un mythe rationaliste, métabiologique. Sans cette fable mythique, la pulsion de mort n'a aucun sens et on saute d'un dualisme oppositionnel à un dualisme d'essence qui brise tout l'édifice freudien. La vie est ce compromis, voire aporétique, entre la provenance cosmique de la vie et la finalité de la vie qui, seule, peut entretenir une réponse duelle. Dans chaque morceau de substance vivante, il y a la fin de la vie ; il y a Eros et mort et l'origine de la vie (qui vient d'ailleurs sauvegarder l'hypothèse créationniste). Les pulsions de vie et de mort sont donc opposées, mais réunies de par la provenance de la vie ; vie qui, d'origine cosmique, fragmente l'état anorganique. Il y a donc une composante sadique de la pulsion sexuelle ; il y a une finalité qui est à la 1. Cf.deuxarticles— en relisantMalaisedansla civilisation —,Malaisedansla psychanalyse (t. V del'OEdipe et La généalogie dela destruction (inÇan'estplusça). maniaque) 1116 Jean Gillibert fois un but et une fin : « Jouir de la destruction... »l Et il y a un sadisme autonome à propos duquel Freud dit peu de chose. On peut le supposer « narcissique ». Si la haine montre bien le chemin à la destruction, si la haine peut se transformer en amour et réciproquement, il n'y a pas de succession temporelle qui médiatise le couple haine/amour. Il y a ambivalence possible, et l'hostilité, en soi, n'a pas de perspective de satisfaction. Il y aurait une énergie (vitale) déplaçable d'Eros à la destruction avec dissociation — et non dé-liaison ; cette dissociation procède du « en même temps » et doit passer par une désexualisation d'Eros pour s'établir en libido narcissique. C'est ainsi que le « moi-un » travaille contre l'Eros et pour la pulsion de mort. Freud remarque le premier, et il ne sera pas suivi, que la « manière » dualiste est difficile à tenir. S'il y a dualisme, c'est que nous y sommes contraints. Et c'est la « raison... pour laquelle votre fille est muette », c'est-à-dire la pulsion de mort. L'inapparence de la pulsion de mort n'est pas de l'ordre du désinvestissement ou de la dé-liaison2. C'est dire autrement que l'inerte a une expression et que l'inapparent n'est pas le désinvestissement. Si l'inorganique est « antérieur » (dans le temps), il est signe d'un néant. Un néant est toujours quelque chose qui n'est pas au présent. Le néant n'est pas un objet et n'est médiatisé par aucun objet (psychique). Sous couvert de sadisme (autonome), on ne peut pas détruire un objet, mais on expulse le néant (de soi) sous le masque du meurtre de l'objet. La libido narcissique (désexualisée, mais non dévitalisée) a pour étrangeté fondamentale de conjuguer au plus proche et au plus serré investissement et identification (l'identification étant le premier lien affectif et non l'investissement, soit en amour, soit en haine). L'identification demeure alors l'inapparence objectale et subjectale à révéler. Ceci, en suivant Freud au plus près, fait dire et penser que le principe de Nirvâna (entre vie et mort) abolit toute production du négatif, que l'autoconsommation n'est pas l'autodestruction, que le manque est avant tout une satiété — la satiété ne vit que de son manque (cf. l'anorexie mentale) ; il existe une proximité souvent indémêlable entre la plénitude et la pléthore. La sexualité ne donne pas la plénitude mais la pléthore (satiété) ou le manque, ce qui est la même chose. Encore une fois, la matière est une et indivisible ; elle ne se divise que sous le choc du souffle de psyché. Toute liaison (sexuelle, psychosexuelle) repose sur un acte séparateur fondamental. La liaison est fondée sur un mécanisme finalisé par 1. Maispourl'enfant,selonFreud,il n'y a pasà jouirdela destruction. La « cruauté» est« innocente». 2. Ladéliaison n'estpasunedis-jonction. Lepréfixe« dé» n'estpasle préfixe« dis».Ladéliaison est une liaisondifficileà comprendre, discrète,inapparente.La disjonctionest la séparationde deux chosespréalablement jointes.Faut-iltoutdemanderà desesprits...déliés? Culture d'extermination 1117 l'acte fondateur ; ce qui, cliniquement, est infiniment plus riche, plus vrai, moins spéculatif et d'un réalisme psychologique moins grossier que ce qu'on a appelé les « attaques contre la liaison ». Ceci pour dire déjà que la psychanalyse est, dans son acte fondateur, une « culture » et non une acculturation de l'acte fondateur. C'est le seul « réalisme » (conceptuel, positivité des signes, etc.) qui fait de l'acculturation une extermination d'une culture. L'acculturation — qui est le rôle que s'est attribué le ministère de la Culture et de la Communication (sic) — est une inculture foncière « fondamentaliste ». Une aporie des pulsions : vers le nihilisme. Nier, c'est encore « croire ». La mixtion, la fusion, l'imbrication des pulsions, a posé des problèmes redoutables à Freud. Il est resté indécis sur cette question. La grande majorité de ses successeurs a tranché le vif comme elle fait toujours quand la question demande à être élargie. Le sadisme sexuel et le sadisme autonome relevaient bien de cette imbrication. C'était déjà assez énigmatique. Freud amplifia la question, à travers les identifications, en postulant un masochisme érogène, originaire, primaire, au fond même du sadisme. En bref, on fait à l'autre (la nuisance) ce que, dans le fond, on pourrait s'appliquer à soi-même, à travers l'autodestruction. Le masochisme érogène serait au fond de tout, avant tout retournement. Il serait, comme le dit Freud, non le gardien de la vie (vue courte), mais il ne le serait que parce qu'il se donne un objet : le gardiennage de la vie. Il a une finalité qui cherche la médiatisation et, encore une fois, il faut revenir à la fable freudienne avec son hypothèse créationniste : la matière est une, indivisible, inorganique. Elle se brise et se divise avec l'apparition de la vie et l'Eros a pour tâche de réunir les fragments de cette division, redupliquant non l'apparition de la vie, mais la continuation de la vie. On oublie — délibérément — ce chaînon-là — capital —, et on occulte l'interprétation indécidable entre masochisme érogène, originaire, et sadisme érogène, originaire (cf. « Le problème économique du masochisme »). Si le but est le plaisir, même de souffrir, la fin est et le maintien de la vie, et la finalité de la vie qui est la mort (non individuée). Il y a là une aporie, stricto sensu. La pure culture d'instinct de mort serait dans la mélancolie, au niveau du surmoi sadique pour un moi masochique inconscient, parce qu'il n'est plus le moi, mais un « moi » identifié narcissiquement à l'objet et que le surmoi, alors, est confondu avec le Ça. Il devient le seul représentant du Ça. Le monde extérieur s'est retiré. Le moi devient un désert de non-investissement possible du monde. Le monde extérieur exerce alors toute sa violence, sa systématique. Les systèmes philosophiques partent de là (barbarie de la mélancolie), celui d'Hegel plus particulièrement. Sade y avoisine Kant (Lacan) par la perversion même de la loi morale (surmoi), mais au départ Kant n'a rien à voir avec Sade. C'est là que s'est institué le nihilisme et l'extermination dans le corpus doctrinal de 1118 Jean Gillibert la psychanalyse. Lacan n'est pas Freud, ni la psychanalyse de Freud, mais il est une époque qui vit le nihilisme. La jouissance masochique de toute jouissance est l'épuisement nihiliste de tout plaisir. A la transvaluation des valeurs (Freud) succède la subversion du désir. La loi devient la désobédience à l'obéissance à la loi. La loi n'est que contourner la loi. Cette obéissance désobédiente est l'universelle servitude au néant avec Aufhebung, là où ont été conduits l'hégélianisme de droite (au pire le nazisme), l'hégélianisme de gauche (l'anarchie du « gauchisme »). Freud reste pessimiste, jamais nihiliste. Jamais il ne pense le manque autrement qu'en privation (Versagung). Jamais il ne pense que l'essence du monde est « rien ». L'inerte, l'inorganique ne sont pas le néant. L'inerte a une expression. Le nihilisme (travail du négatif, essence du manque) a envahi la psychanalyse, exsudé d'une époque « nihiliste » (elle dure toujours) après des écritures comme celles de Barrés, Céline, Jarry, Bataille, etc. : ces derniers, cependant, ont « pensé » le nihilisme et en ont montré la délétère subversion. Freud aussi a dit non au néant. Sinon, comment aurait-il « inventé » et « maintenu » la psychanalyse dans son essentielle fonction thérapeutique avec, sans aucun doute, la réaction thérapeutique négative ? L'erreur profonde du nihilisme est la suivante : il veut prendre le néant au présent et comme un objet. Or, le néant n'est jamais au présent et, s'il est quelque chose, il n'est jamais un objet. Il est toujours vers l'antérieur (pulsion de mort). La spéculation de Freud a tourné non en métaphysique, mais en pataphysique (Jarry), et la psychanalyse est devenue ubuesque, celle issue d'une « époque ». Ceci est encore plus frappant quand la psychanalyse « présentifie » le néant — via le négatif— sans réfèrent. L'autonomie du signifiant en est l'édulcoration, mais aussi le pathognomique ; elle fait appel à un néant rebelle au symbolisable, une a-symbolie fondamentale, abyssale (?), alors que pour Freud le « non » est la référence matricielle du pouvoir de symbolisation. Idem pour l'inconscient « primaire » et les signifiants clés et énigmatiques. C'est d'une part de la « paranoïa » systémique par exacerbation phobique (le néant est au présent) et une servitude universelle. Aucun « signifiant » n'est autonome, pas plus que le sujet d'ailleurs. Freud est plus profond, plus éclairant. L'énigme des significations pré-établies vient de ce que les signifiants « originaires » (?) ont un sens référentiel d'exclusivité : ils sont la petite partie qui se détache (pénis-fèces-enfant). C'est une monstruosité de l'esprit que de rendre équivalentes la pulsion de mort et une entropie universelle. C'est ne pas connaître la question de la philosophie des sciences de l'entropie. Si on ne peut pas empiriquement re-transformer la chaleur en énergie (entropie = dégradation de l'énergie en chaleur, principe de Carnot de la thermodynamique), c'est qu'on ne le peut pas encore. Mais on peut y arriver. Il n'y a pas de principe phénoménal qui l'interdise. Et on va y arriver : la preuve en est déjà la Culture d'extermination 1119 fission de l'atome. Cela demandera des sommes considérables de technique, mais ce n'est pas impossible en soi. D'ailleurs les physiciens ne disent plus : l'entropie augmente, mais : la néguentropie diminue. La psychanalyse se livre, par ce cliché métaphysique, à son extermination. Elle se livre à la société civile « libérale » qui, seule, admet le raisonnement formel de cette force entropique, alors que les sociétés ou nationalistes ou socialistes se cachent la face devant le néant, par leurs utopies « terrestres ». Mais le crime demeure, au nom de sophismes. La liberté devient la liberté de contourner la loi, de lui désobéir. L'économie libérale implique le masochisme là où le service devient sévice et l'esclavage économique, obligatoire. L'économie voulant dire ici, comme en psychanalyse, le dépassement qui conserve (Aufhebung). Ce n'est plus métaphysique, mais une pataphysique de l'abjection. Or, l'économie, c'est le sens, déjà le sens, l'ébranlement du sens. Il n'y a pas d'économie sans une relation existentielle préalable. Le quantitatif camoufle le qualitatif sans aufhebung. Les plans de guerre économique ou de paix économique sont là pour cacher ou une pauvreté d'existence, ou un esclavage « volontaire ». P. Bourdieu découvre avec beaucoup de retard la « qualité » de la misère quand Léon Bloy et Bernanos avaient déjà tout dit. Avant Ubu, avant Bardamu, avant Igitur, le ténébreux Hamlet avait tout saisi de la néantisation : « Economie, économie, Horatio ! », c'est-à-dire : « Comme on est heureux quand on dit oui au néant ! » La pulsion de mort participe à une anthropologie de la mort (méta-biologique). Ce n'est plus une expérience. C'est un savoir et non un réel. La théorie des pulsions peut-elle alors rendre compte du nihilisme, des génocides, de la bombe atomique ? En partie seulement, mais on ne peut pas se passer de cette « partie », de ce passage de l'acte fondateur de la culture à toutes les acculturations, y compris et au premier chef à notre époque à la « culture d'extermination ». On ne peut s'en tenir aux masochisme ou sadisme exacerbés, aux pulsions de mort « spéculatives », aux déliaisons dites cliniques. Disons, dès maintenant, à partir de cette « révolution conservatrice » de Freud, en dehors de tous les voeux pieux sur l'Eros (Freud, lui-même, au premier chef), que si la mort n'est pas représentée dans l'inconscient, cette censure impliquée au nom et par la médiation de la doctrine de la représentation se comprend quand on explicite l'implicite de la pensée de la mort freudienne, à savoir : l'image de la mort (qui n'est pas une représentation) a été donnée à l'espèce humaine ; celle-ci ne se souvient plus que de l'apparition de la vie ; elle ne peut plus représenter la « mort » comme donnée primitive. Avec l'animisme magique (apparition de la vie), l'Image de la mort (pulsion de mort) devient inapparente (unauffälig - sic, Freud). 1120 Jean Gillibert L'extermination est d'abord un crime contre la mort avant d'être un crime contre la vie. Elle expulse le néant sous le masque simulacral de l'extinction des objets (les sujets humains). La mort insiste dans l'image, dans toute image, c'est-à-dire que nous ne savons pas jusqu'où nous ne savons pas. Le pouvoir de représentation n'est qu'une unité synthétique ; il ne peut pas supprimer le destin. C'est le punctum caecum, ce que disait, en même temps que Freud, la phénoménologie husserlienne. A cela, Freud va donner une réponse « raisonnable » (à cette analytique de la raison délirante) dans Malaise dans la civilisation. C'est-à-dire qu'il va oser penser la répétition, en la brisant vers l'aventure du « retour » (la figure paternelle dans sa mort). La culture brise la répétition vers le retour (retour de l'éternel retour du même de Nietzsche, « retour du refoulé » de Freud — le retour du refoulé n'est pas de l'ordre de la répétition). En critiquant l'art et la religion, en les mettant dans son sous-sol, Freud les confirme. Si la force créatrice intemporelle (de l'inconscient) fait retour dans la vie temporelle, sans retour, il n'y a alors que des dates, il n'y a plus de fêtes, il n'y a que « répétition ». Malaise... reprend la théorie des pulsions, mais en en dressant, monumentalement, la figure de leur pré-histoire. La pulsion ne peut pas conduire à la civilisation, sauf inhibée, sublimée. C'est vrai, mais ce qui est le plus important est le fait que la succession historique (l'histoire des pulsions) ne peut se dire qu'à travers l'espace — l'espace humain. L'humain place côte à côte les pulsions, parce que la « même unité de lieu ne tolère pas deux contenus différents » (sic Freud). Il y a toujours, plus ou moins implicites, vie et mort dans deux lieux différents. Le même lieu pour vie et mort, mixées, confondues, demande alors le « temps » et non plus l'espace. Le temps réunit Eros et pulsion de mort. C'est ainsi qu'il y a un « renversement » (Kehre) de par l'introduction du psychique et de ses instances (le sur-moi en première place). Il n'y a de culture qu'avec l'apparition du sur-moi. Et le sur-moi est facteur autant de culture que d'acculturation (toutes les barbaries). C'est ainsi que la civilisation devient le passage d'un renoncement aux pulsions à un renoncement à agresser celui qui fait renoncer aux pulsions : le père. Le père n'apparaît qu'avec le temps du renoncement aux pulsions. Le monde extérieur fait renoncer aux pulsions et le père apparaît. Le monde intérieur fait naître le père, ou du moins naît avec lui (voir en cela Moïse et le monothéisme), et c'est en renonçant à agresser le père qu'on entre en civilisation. La conscience (morale) est le signe féroce et victimaire de ce renversement. Commencer un essai sur la civilisation par le « sentiment océanique », inopératoire pour l'homme-Freud, n'est pas rien. Ce n'est pas innocent, ni désintéressé. Culture d'extermination 1121 Freud va donc dresser une figure exemplaire, une Gestalt, une Darstellung première, le père. Père cosmique, tout-puissant, en accord avec le monde qui, tenu à lui, forme une totalisation exemplaire. Ce n'est pas un fils qui le tue, qui attente à sa puissance, mais les fils-frères réunis (rien à voir avec le complexe d'OEdipe). Ce meurtre primitif brise le lien au monde (cf. Anaximandre cité dans Totem et tabou) et réduit l'homme : — au retrait narcissique ; — à la culpabilité ; — à l'intentionnalité du désir destructeur (et sexuel) ; — au désenchantement du monde ; — au renversement de l'âme (psychique) ; — et à la mutation du pré-historique à l'historique. Cette figure paternelle, immense par la puissance, va rayonner dans toute l'oeuvre de Freud. C'est une clef de voûte. Idem son meurtre qui désenchante l'homme et le monde. Père et monde entrent en nostalgie dans le coeur de l'homme. Par la conservation des impressions psychiques, la nostalgie du père dépasse tout sentiment océanique. Toute l'anthropologie de la fin du XIXesiècle vit de ce mythe. Freud n'est pas le premier, mais ce qu'il en fait est proprement original. Le meurtre du père déclenche l'histoire. La figure du père appartient autant au « naturel » qu'au « spirituel ». La religion est un délire quand on ne peut plus se rendre maître de la nature. Nous nous éloignons alors de « l'être animal », nous entrons en civilisation car nos vrais parents sont Eros et Ananké (la nécessité). L'homme est d'emblée hostile à la civilisation par son narcissisme même. L'assouvissement destructif est commandé par le plaisir narcissique. Le « mal » passe alors au premier plan. Qui a bien parlé du mal ? Jean Nabert. Il n'est jamais cité. L'espèce combat pour la vie de l'espèce. L'individu combat pour la survie de l'individuel (par l'angoisse de castration). Encore une fois, être civilisé, c'est renoncer aux pulsions et en même temps renoncer à satisfaire le sur-moi. La conscience est alors, à ce niveau, la conséquence du renoncement aux pulsions. On ne peut pas éradiquer le mal. Freud conclut alors : « Le processus de civilisation répond à une modification du processus vital, sous l'influence d'une tâche imposée par Eros et rendue urgente par Ananké, la nécessité réelle, à savoir l'union d'êtres humains isolée en une communauté cimentée par leurs relations libidinales réciproques. » Le « père » est bien cette figure, ce pontifex oppositorum, au-delà de l'humanité. La civilisation est bien cette « suspension » de la Figure. C'est une création. 1122 Jean Gillibert L'homme n'est pas un animal doué de raison selon Aristote. Plus exactement, doué de raison, au nom de la Raison, il peut tuer, fabriquer, construire, mais pas encore créer. Il est à noter que cette suspension de la Figure paternelle, M. Klein la ressaisira, elle en fera un objet interne et parlera alors de la démence du sein (cf. p. 110 de La psychanalyse des enfants). Seul Ferenczi dressera une autre figure suspendue, celle de la mère (cf. Thalassa). L'extermination commence d'abord par tuer le remords d'avoir tué. Au nom de l'exterminable : on ne représente pas la mort sans déchoir — ou plutôt un mort, serait-ce soi-même —, cela toujours dans l'intention de semer la terreur par quoi l'homme est manipulable à merci. On a dit « Dieu est mort », « l'homme est mort », « le sujet est mort », « le monde est mort »..., donc on est libre de faire le mal. C'est vrai que le mal se situe dans une liberté aliénante — « Ce pourquoi on est menacé d'être privé d'amour » (Freud) —, mais il faut commencer par percevoir cette aliénation. Pour Freud et pour la psychanalyse en son départ, peutêtre en son origine, le meurtre du père — de la puissance paternelle — est historique et non matériel. Nous sommes donc depuis, dans le sacrifice de l'évidence d'absence. Le refoulé par son retour (et non sa répétition) est cette évidence. Par descendance généalogique, on peut dire que cette absence marque non seulement le meurtre du père, mais aussi et en même temps là où le père et la mère sont réunis où nous ne serons jamais. Ce lien d'absence est un lien sacrificiel. Il y a donc un indivisé — avant le meurtre et avant la vie (l'inorganique) — d'où la nécessité de mythifier par la raison ces moments sans temps de sur-existence (le père avant son meurtre = le narcissisme tout-puissant) ou d'inexistence (l'inorganique par la pulsion de mort). Si l'Eros est une Image qui réunit les fragments, c'est que d'abord la vie détient la force et les puissances des catégories séparatrices. Là-dessus, Freud est imparable. Il n'a pas été suivi par ses successeurs qui, par peur de « penser », ont hâtivement conclu à l'égalité d'Eros et de la vie. Si pulsion de mort il y a, c'est que le rien peut être voulu inconsciemment, mais il faut ajouter que vouloir le rien, c'est d'abord ne rien vouloir (principe de Nirvâna que Freud n'a pas su très bien « caser » — voir en cela ses hésitations). Il y a donc un « mur du temps » comme dirait Junger. On peut déjà comprendre que le nihilisme veut la puissance avec les catégories séparatrices du temps, de l'être, de l'existence, du Da-sein (Heidegger). Il y a un omniarque quelque part : non pas le père primitif ( l'Ur-vater), mais le crime attaché à sa « figure » et inhérente à son statut (reprise rationaliste du vieux thème de la chute). Culture d'extermination 1123 Dieu est mort : on connaît l'aphorisme nietzschéen (auquel il ajoute : « C'est nous qui l'avons tué »). Le dieu du monothéisme (?) qui répond au premier aphorisme annonçant la fin du paganisme en Méditerranée : « Le grand Pan est mort. » Freud ne supprime pas Dieu ; il le rature, comme Nietzsche, Marx, Heidegger, bien que de façon différente, Il ne garde que le moment idéal (celui de l'idéalisation du père mort) ; il en réfute le moment sacral (la réalité matérielle, la foi). Le monde pulsionnel est un pré-supposé, inéradicable, mais ce n'est pas un « déterminisme causal ». Il englobe la culture. L'histoire — toute histoire — ne contient jamais ses propres bouleversements. Si l'intellect est une puissance qui demande des égards, il n'empêche que ce que l'intellect ne voit pas, c'est ce qui vient ensuite. Que d'analystes obtempè= rent : « Je savais ce que vous alliez dire ou penser » (à son patient ou à son collègue) ! L'exterminable demande toujours la victime innocente pour la rendre coupable. Les civilisations sans Dieu ont-elles commis moins de crimes que les civilisations avec Dieu ? En dehors du « réel » quantitatif, c'est le principe d'extermination qu'il faut circonscrire et comprendre. « Le sujet est mort - L'homme est mort » : les deux notions, cependant séparées par l'histoire, peuvent ici être confondues. On ne peut toujours pas penser l'inhumanité de l'homme. Le Léviathan. L'humanité de l'homme n'est que rencontre avec l'altérité, la régulation d'avec l'Autre. L'Autre comme régulation et non-constitution. L'antihumanisme est aussi obsolète que l'humanisme, et beaucoup plus dangereux. L'Europe avant 1940 niait Mein Kampf. Les hommes politiques et les intellectuels qui connaissaient l'ouvrage ont tout minimisé, tout nié. Ils sont absolument responsables... La IIIe République est aussi responsable que Pétain, si elle est moins coupable. On ne croit jamais à la destruction, les futurs exterminés en premier. Cette force de négation devrait faire réfléchir. Mais l'homme ne peut pas réfléchir cet impensé. C'est en cela qu'il est « homme ». Un animal « sait » la destruction. Pire, on ne sait jamais se prémunir des destructions futures. La guerre de 19141918 demandait un traité de paix qui ne permette pas le renouvellement proche de la guerre suivante. Le traité de Versailles, avec sa Société des Nations, n'a tenu aucun compte des vaincus (l'Allemagne). Les traités de paix doivent toujours être des traités de guerre. Le traité de Versailles voulait l'extermination de l'Allemagne, la chose morte, la chose même, la chose idéalement morte, idéalement même. Freud avait vu clair avec son étude de psychanalyse appliquée au président Wilson, faux stratège et commanditaire du traité de Versailles : un idéaliste impé- 1124 Jean Gillibert nitent. Rien de tel que l'idéalisme pour provoquer des guerres ! Vingt ans après, la guerre recommençait avec Hitler qui, lui, avait « compris » ce que devait être l'Europe. Le nationalisme et le socialisme rattrapent mais ne préparent rien. Ce n'est pas pulsionnellement que les nazis ont exterminé les juifs ; c'est par principe de Raison. Par une détermination idéaliste de « pureté ethnique » (le terme a été repris par les Serbes). C'est au nom d'une unité mythique et non incarnée que s'est déployée l'extermination, au moment même où disparaissait la notion d'homme. Un sur-homme pour un homme zéro. Cinquante ans après, nous vilipendons le nazisme — quel qu'en soit le juste titre —, mais nous ne trouvons pas le coupable. Nous ne trouvons que les responsables à juger ou à punir..., mais nous n'osons plus croire que cela peut faire retour. Cela ou autre chose de l'extermination. L'humanisme classique (celui des Droits de l'homme ou de l'ONU) est impuissant ; l'antihumanisme des clercs est complice. Personne ne « croit ». Personne n'a cru même, au retour des survivants, à l'existence des camps (voir ce qu'en a dit Simone Veil). Personne ne « croit ». Il faut alors se tourner vers cette vérité simple que l'homme est un exterminateur et que sa mauvaise foi camoufle toute vérité de cet ordre. Nier est une « croyance », et Freud avait bien vu que le désir n'existait que pour que subsiste une croyance antérieure et antécédente (le magisme phallique entre autres). Cette croyance de la négation, en la négation, on l'a vue encore à l'oeuvre avec l'idéologie marxiste. Du marxisme appliqué. Les crimes staliniens sont d'abord marxistes. Le parti a toujours raison. Le contre-révolutionnaire doit être exterminé. Ici, l'exterminable n'est plus le juif désigné, mais l'infini adversaire qu'est le contre-révolutionnaire car le contre-révolutionnaire est tout le monde. Le révolutionnaire peut être du jour au lendemain — le parti a toujours raison — contre-révolutionnaire (on l'a vu à maintes reprises). La complicité des Etats européens, la complicité des partis politiques, des intellectuels, vis-à-vis des crimes staliniens n'a pas été levée : — si nous ne partons pas du phénomène (qui n'est pas forcément conscient) comme le négatif en tant que tel, plus négatif que toutes les négations logiques (déni y compris), on ne peut rien assurer et assumer d'une compréhension possible non seulement de la pulsion de mort, mais surtout de l'extermination ; — on n'a jamais prouvé ni dialectiquement, ni empiriquement que l'être social de l'homme coïncide avec les rapports et le processus de l'économie ; — l'intelligentsia continue à capituler devant les régimes dont la dialectique constitue l'idée officielle ; — une nouvelle donne est apparue : l'autodénonciation. Elle n'a plus rien à voir avec la culpabilité puisqu'elle la court-circuite. « Je suis coupable » (contre la Culture d'extermination 1125 ligne idéologique), ce qui veut dire : la culpabilité est devenue un vase creux qu'il faut remplir. « Disons que le pape est pédéraste. Ce n'est pas vrai, mais il en restera toujours quelque chose. » Le monde est mort : la fission de l'atome a donné un pouvoir à l'homme non seulement de s'exterminer, mais de détruire la planète sur laquelle il vit. Freud l'avait entrevu dans son article. Cette puissance meurtrière est considérable. Avant de légiférer pour ou contre l'existence de la bombe atomique, il faudrait commencer à tenter de comprendre ce que veut dire « l'homme ». D'abord ce n'est pas un animal. Ce ne le sera jamais. Il ne l'a jamais été. Pourquoi, comment, je ne sais. Mais l'intelligence humaine serait alors démoniaque, si, sortie de l'animalité, elle était arrivée à comprendre le secret de la matière. On ne voit pas le règne animal faire sauter la planète. Toute-puissance humaine est ici qu'expression vaine, dérisoire et inadéquate. La bombe atomique veut d'abord dire que la civilisation n'existe pas en soi. Comprendre ensuite pourquoi toutes les forces indésirables se mettent à grandir, au-delà du règne des guerres qu'a été le XXesiècle. Comprendre que tout progrès est immobile et qu'il faut commencer à comprendre la matière hors des clichés rationalistes. L'homme peut expulser de lui l'idée de son néant et le mettre dans la machine (la bombe). Comme allaient ensemble l'échafaud et la fraternité, les droits de l'homme et les batailles meurtrières, vont ensemble l'inexistence de l'homme et la bombe atomique. L'énergie atomique nous « enseigne » que la doctrine de la représentation comme mode fondamental de médiation entre homme et monde, homme et homme, est totalement caduque. Ce n'est pas par cette doctrine épistémologique (identification projective, déni, toute-puissance, etc.), qu'on peut et comprendre et prendre des mesures. Il semble qu'on fasse tout le contraire, du discours humaniste au discours utilitaire. On confond toujours travail et production. On ne veut pas passer au métahistorique. Si le XXesiècle, siècle des guerres par excellence, est annonciateur des exterminations — quand même, en moins de cinquante ans, Hitler, Staline, un ou deux Pinochet, quelques ayatollahs... Quel progrès ! —, il est à craindre et à penser que le XXIesiècle sera un siècle d'extermination, si le mot siècle a encore un sens. Le XXIesiècle ne sera pas religieux au sens où Spengler et Malraux l'entendaient, mais il sera théologique (sur la fin de l'homme, c'est-à-dire la finalité de l'homme). Le démoniaque risque d'atteindre son comble dans cette période de rationalité maximale. La rationalité incluant toujours les cartes irrationnelles. Telle est la généalogie de la destruction. 1126 Jean Gillibert Je ne sais pas ce qu'eût pensé Freud, en dehors du sentiment d'horreur, devant et après Auschwitz où deux de ses soeurs sont mortes, mais on peut penser qu'il eût révisé bien des problématiques. La pulsion de mort généralisée par démixion des pulsions est-elle convaincante ? Certainement pas. Le nihilisme européen : ici, je serai bref. Le nationalisme (Hitler); le socialisme (Staline) ont fait leurs preuves. Le libéralisme n'est qu'un mixte des deux. L'héritage européen est à revoir avant de se lancer dans une communauté européenne seulement économique. Les dé-constructeurs et leur travail de sape ne sont en rien « éclairants », même s'ils ont « compris »... La production ne produit que de l'inanimé. Pour produire de l'animé, il faut le travail ou la création. En conclusion provisoire : la psychanalyse appartient-elle à l'extermination de Dieu, du sujet, de l'homme ? Est-elle une culture ou une acculturation ? Je réponds ceci : il n'y a pas de psychanalyse en soi malgré le voeu de Freud — et on comprend qu'il ait fait ce voeu pour « construire » quelque chose —, pas plus qu'il n'y a de civilisation en soi. Elle est bien, encore une fois, un déchiffrement de l'existence et une thérapeutique, et non une herméneutique du soupçon. Elle ne va pas à la chose même, mais à l'existence même et à la mort même. Elle suppose toujours un désenchantement du monde, non pour le réenchanter, mais pour le ranimer. Sa puissance d'unité est secrète, non synthétique. Elle est certes acculturation, pour le meilleur et pour le pire, mais dans cette époque d'extermination elle répond à la phrase de Nietzsche ; « Si nous, les Amis de là vie, n'inventons pas quelque organisation propre à nous conserver, ce sera la fin de tout. » La pulsion n'est pas la fin de l'homme. Là-dessus, Freud est clair. En estelle l'origine ? On peut le dire (les fantasmes originaires), mais à condition de ne pas confondre la cause et l'origine. Freud, en fait, défendait une non-origine à la civilisation. Elle est au-dessus de l'humanité... non pas comme conséquence, mais comme point de départ. L'origine est en fait un leurre et un leurre causal — ce qui recule la cause, mais ne la supprime pas. Dans le commencement, il n'y a que le commencement. JeanGillibert 12,avenuedela République 92340Bourg-la-Reine Violence et vie psychique impasses : et élaboration Alain GIBEAULT Par une nuit d'hiver, enveloppée par le brouillard, quelqu'un rêve qu'un homme est poursuivi par un tueur à travers les ruelles sombres d'une petite ville : l'homme qui s'enfuit cherche refuge dans une maison mais toutes les portes sont closes ; il aboutit dans un cul-de-sac et voit le meurtrier descendre un escalier, s'avancer vers lui les bras écartés et l'étrangler. Juste à ce moment-là le rêveur est tiré violemment de son sommeil par une meute de gens qui cognent à sa porte et qui hurlent. Ce n'était donc qu'un mauvais rêve, mais la réalité est tout aussi inquiétante. Il y a effectivement un tueur dans la ville et, devant l'impuissance de la police, une milice de citoyens a conçu un « plan » visant à le débusquer : on lui demande de sortir immédiatement et de rejoindre les autres. Emergeant de son cauchemar, notre rêveur est immédiatement renvoyé à une terreur plus tenace : « Je dormais profondément dans mon lit, dit-il, et me voilà dans un plan ! » Seul dans la rue par une nuit glacée, il est envahi d'une angoisse massive, qui doit autant à l'impossibilité de connaître son rôle dans le plan qu'à la menace sourde d'un assassin qui rôde dans la ville. C'est avec cette violence du rêve et de la réalité que commence Ombres et brouillard, un film récent de Woody Allen, sorti au début de l'année 1992. Il figure admirablement les questions fondamentales de l'aventure humaine (Qui suis-je ? Que puis-je attendre d'autrui ?) et les diverses voies psychiques possibles pour faire face à l'angoisse qu'elles suscitent. Le récit se déroule en une nuit, dans une petite ville d'Europe centrale de l'entre-deux-guerres, probablement autour des années trente. Le héros, Max Kleinman, interprété par W. Allen lui-même, est un petit bureaucrate juif, enfermé dans une réalité quotidienne ennuyeuse, qui, par une nuit d'ombre et de brouillard, va perdre totalement ses repères pour trouver une vérité qu'il ne soupçonnait pas et se retrouver complètement différent. Métaphore exemRev.franç.Psychanal, 4/1993 1128 Alain Gibeault plaire du conflit existentiel telle que la découverte freudienne a pu le mettre en évidence, ce film témoigne des enjeux de la violence dans la vie psychique et des réponses possibles dans le travail analytique. Les différentes étapes suivies par Max Kleinman dans son errance nocturne peuvent en effet être considérées comme autant de solutions possibles à la question posée par la violence du meurtre initial. A l'impossibilité de distinguer clairement entre le rêve et la réalité, répond la confusion totale dans laquelle notre héros est plongé dès l'instant où il se retrouve errant à travers les rues sombres et glacées de la ville : il ne sait ni pourquoi on lui demande de rejoindre ce groupe, ni quelle fonction il doit occuper, ni ce que signifie la prolifération des milices qui commencent à se combattre entre elles, comme si l'extermination du mal engendrait le mal lui-même. Kleinman trouve un premier refuge chez un médecin légiste chargé d'autopsier les victimes. Celui-ci cherche dans le secret des viscères une réponse à la question : Qu'est-ce que le mal ? Qu'est-ce qui peut conduire un homme à commettre des « meurtres en série » ? L'anatomie reste pourtant muette, et pour toute réponse le médecin est lui-même conduit à subir le sort des victimes qu'il a autopsiées dans une poursuite violente par le tueur, qui rappelle le cauchemar de Kleinman. La contiguïté du passage de Kleinman chez le médecin et l'assassinat de ce dernier entraîne une sorte de contamination qui fait de notre héros un coupable possible qui doit être poursuivi. De traqueur il devient ainsi traqué, et dans sa course folle il rencontre Irmy, une jeune femme qui comme lui a erré dans la ville depuis le début de la nuit. Avaleuse de sabres dans un cirque, elle a fui son amant, le clown, qui l'a trahie dans les bras d'une acrobate ; elle s'est retrouvée au bordel, le seul lieu éclairé et chaleureux, qui représente la vie, la sexualité et l'amour. A la mort et au meurtre qui sévissent dans la rue froide et hostile s'opposent l'amour et le plaisir sexuel, qu'Irmy découvre au bordel dans les bras d'un étudiant en échange d'une très grosse somme d'argent. La contiguïté des lieux du meurtre et du plaisir suggère ici à la fois leur contamination possible dans le crime sexuel anonyme et leur différenciation par la découverte de l'altérité dans l'amour, au détour d'un plaisir sexuel qui ne se voulait qu'impersonnel et vénal. Les destins croisés de Max et d'Irmy se feront sous le signe de la fuite et de la culpabilité. Pendant un court instant, ils contempleront ensemble la nuit étoilée, suggérant ainsi des retrouvailles avec l'absolu et un vécu d'indifférenciation. Mais ce moment idéal sera immédiatement emporté dans un tourbillon de violence et de peur par l'accusation portée par toutes les milices réunies contre Kleinman, dont la culpabilité sera établie à cause de son « odeur » flairée par un extralucide. Allusion à peine déguisée aux racines du mal assimilées à la race juive, devenue à travers Kleinman le bouc émissaire qu'il faut exterminer. Violence et vie psychique : impasses et élaboration 1129 Dans cette comédie des erreurs aux accents shakespeariens, les situations les plus violentes sont, on le sait, immédiatement surmontées par l'humour, la fantaisie et l'illusion. Dans un monde livré au mal et apparemment abandonné par Dieu, la croyance religieuse n'est pas une solution. A trois reprises au cours de la nuit, quelqu'un demande à Kleinman s'il croit en Dieu. Il aura en particulier la réponse suivante : « Les gens de mon peuple prient dans une langue que je ne comprends pas. » C'est bien sûr une pirouette humoristique, qui préfigure néanmoins la préférence pour le règne du jeu et de l'illusion, suggéré par le monde du cirque. Au terme de cette nuit éperdue, Irmy et son amant le clown se retrouveront ainsi autour de l'adoption d'un enfant recueilli dans la rue. De son côté Kleinman rencontre le magicien du cirque, qui le sauve de l'étrangleur en se réfugiant avec lui dans le miroir de l'illusionniste. L'étrangleur est lui-même capturé, mais s'échappe à son tour, grâce sans doute à ce même miroir : il n'y a jamais de victoire absolue sur le mal. Il reste néanmoins pour l'homme la possibilité d'affronter la réalité sans en mourir grâce au monde du rêve. « Tout le monde adore vos illusions », dit Max au magicien sur le point de quitter sa vie étriquée de petit employé de banque solitaire pour partir avec le cirque et renouer définitivement avec l'enfance sacrée. « Les adorer ? répond le magicien, ils en ont besoin comme ils ont besoin de respirer. » C'est une allusion au monde de l'art et de la création qui apparaît ainsi comme la seule solution valable pour un homme qui vivait jusqu'alors enfermé dans une vie ennuyeuse de petit bureaucrate, apparemment sans satisfactions ni dans sa vie amoureuse, ni dans son travail professionnel. Pris entre une femme, sa logeuse, qui le poursuit de ses avances et un patron qui le rejette, Max Kleinman va soudainement, au cours de cette nuit folle, perdre tous ses repères sociaux et ses barrières protectrices pour découvrir le jeu de l'imagination. Comment ne pas voir dans ce film étonnant une illustration de ce que Freud avait découvert du conflit inhérent à la vie pulsionnelle, des solutions pathologiques et non pathologiques dans l'individu tout autant que dans les civilisations. Le meurtrier d'Ombres et brouillard est manifestement une référence et un hommage au film de Fritz Lang, M. le Maudit qui date de 1931. Le style expressionniste adopté par W. Allen, le choix délibéré du noir et blanc et la musique de Kurt Weill en témoignent tout autant que le thème des deux films : comment comprendre le mal, tel que l'illustre le meurtre en série, apparemment le plus terrifiant et le plus scandaleux de tous les meurtres ? La référence au meurtre individuel est, on le sait, une allusion au meurtre collectif perpétré par les nazis. M. le Maudit est certes inspiré par le meurtrier Kürten, le vampire de Düsseldorf, dont le procès avait lieu lors de la sortie du film ; il se voulait pour le cinéaste une tentative de comprendre l'origine psychologique du meurtre « dont la graine est ensemencée, disait-il, 1130 Alain Gibeault depuis l'enfance », pas chez quelques-uns, mais chez tous. Le film devait toutefois à l'origine s'intituler Les assassins sont parmi nous et sa distribution lors de la montée du national-socialisme apparut rapidement comme un document unique et exceptionnel sur la genèse de la barbarie nazie. Par cette référence historique au film de Fritz Lang, W. Allen rappelle les similitudes entre notre époque et celle de l'entredeux-guerres quant aux dangers toujours actuels que la violence et la barbarie l'emportent sur la civilisation. Violence et droit Or c'est à la même époque, soit en 1929, que Freud écrit Malaise dans la civilisation, où il s'efforce de comprendre l'origine et le destin de cette « tendance à l'agression en soi-même et en autrui » qui considère le « prochain » comme un ennemi potentiel qu'il s'agit d'exploiter, d'humilier, d'utiliser sexuellement sans son consentement, de faire souffrir, voire d'anéantir. On sait que pour Freud, il faut voir dans le processus de civilisation une « puissance collective » qui s'opposera à cette force brutale individuelle, que l'édification d'un droit communautaire ne met pas forcément à l'abri tous les hommes, puisqu'une communauté (caste, classe, nation) peut se comporter à l'égard d'un autre groupe comme « un individu prêt à recourir à la force brutale » ( p. 44), enfin que la cohésion d'une masse d'hommes est d'autant plus aisée, « s'il en reste d'autres en dehors d'elle pour recevoir les coups » ( p. 68), comme le montre l'antisémitisme. C'est ce qu'illustre le film Ombres et brouillard où la mise en accusation de Kleinman permet la réconciliation de toutes les milices rivales ; d'ailleurs le titre même du film est une allusion à Nuit et brouillard, le nom de code utilisé par les nazis pour désigner la « solution finale », le plan d'extermination des juifs d'Europe pendant la deuxième guerre mondiale. Dans cette perspective, la violence apparaît comme un concept descriptif qui entre en opposition dialectique avec celui de droit. Dans sa lettre à Einstein, écrite en 1933, Freud fait directement référence à cette notion de violence, dont il dit qu'elle permet de trancher « les conflits d'intérêts entre les hommes » par la mort ou la soumission de l'adversaire ; il évoque une « violence à l'état brut » contenue par l'union stable et permanente de plusieurs individus, à l'origine du droit comme « force d'une communauté », pouvant toutefois nécessiter le recours à cette même violence. Qu'est-ce à dire sinon que le concept de violence suppose la réunion de différentes caractéristiques : emploi de la force brutale, dimension excessive et démesurée, recherche d'un intérêt individuel ou. collectif. L'étymologie du mot, qui tire son origine du mot latin vis (force, vigueur, caractère de ce qui est indomptable) témoigne de ces caractéristiques. Violence et vie psychique : impasses et élaboration 1131 Cependant, le concept de violence n'est pas un concept métapsychologique et se retrouve rarement dans l'oeuvre de Freud. On ne peut nier qu'il puisse avoir une utilité théorique et clinique. Il entre en résonance avec les concepts corollaires d'intérêt, de tendance à l'agression, de haine, d'agressivité, de pulsion de mort. Une approche métapsychologique du concept de violence suppose donc de resituer celui-ci par rapport à ces autres concepts. C'est ce que je compte faire en montrant les enjeux de la violence à partir du modèle freudien de l'expérience de satisfaction, de l'évolution de la théorie des pulsions, et enfin par l'évocation des diverses solutions. Violence et expérience de satisfaction Dans Malaise dans la civilisation Freud (1929) considère le développement individuel comme le « produit de l'interférence de deux tendances » : d'une part « l'aspiration au bonheur que nous appelons généralement égoïsme », et d'autre part « l'aspiration à l'union avec les autres membres de la communauté que nous qualifions d' "altruisme" » (p. 101). Cette opposition entre l'égoïsme et l'altruisme est en fait au centre de la constitution de l'objet telle que Freud la décrit à partir de l'expérience de satisfaction relative que vit l'enfant au sein, qui est sans contredit la construction essentielle de la théorie psychanalytique pour décrire les principes du fonctionnement psychique. C'est, on le sait, un postulat fondé sur le vécu du rêve et invérifiable par l'expérience, selon lequel l'hallucination est satisfaction. Freud parle d'ailleurs de la « fiction d'un appareil psychique primitif », et évoque ainsi un moment structural. Mais il introduit en même temps une scansion temporelle : temps de l'étayage des pulsions sexuelles sur les fonctions d'autoconservation correspondant à l'hallucination de la satisfaction et à la montée de l'angoisse automatique traumatique ; temps du stade de l'objet et de l'hallucination de l'objet, lors de la perception de la mère comme objet total et correspondant au déplacement sur l'objet des expériences de plaisir-déplaisir liées à la satisfaction des besoins, et à la liaison de l'excitation au sein de représentations. La pulsion crée la différence en voulant répéter l'identique. Contrairement au besoin, la pulsion a donc une histoire, des « destins » liés aux rapports entre représentations et affects, car la représentation de l'objet est en retard par rapport à l'affect vécu vis-à-vis de celui-ci. C'est dans ce retard originaire, dans cette structure à deux temps de la sexualité, certes théorie de l'après-coup entre la sexualité infantile et la sexualité pubertaire, mais aussi plus fondamentalement entre le temps de l'hallucination de la satisfaction et le temps de l'hallucination de l'objet, que vient s'inscrire l'exigence de travail suscitée par la pulsion. 1132 Alain Gibeault Pour Freud, il s'agit du modèle prototypal de la pulsion au sens propre du terme, en ce qu'elle permet de rendre compte de la contradiction entre la satisfaction complète du besoin et l'inassouvissement du désir lié à l'organisation de la permanence de l'objet. La constance de la pulsion est relative à l'organisation d'un objet permanent et introduit dans le psychisme cette exigence sans fin du désir en raison de « la différence entre le plaisir de satisfaction exigé et celui qui est obtenu » qui, selon Freud « est à l'origine de ce facteur qui nous pousse, ne nous permet jamais de nous en tenir à une situation établie, mais nous "presse, indompté, toujours en avant" selon les mots du poète » (S. Freud, 1920, p. 87). De ce point de vue, la poussée de la pulsion et son côté indomptable inscrit une dimension de violence au sein même de la psyché. C'est ce que M. le Maudit exprime avec la plus grande détresse lorsque, assailli et jugé par le tribunal de la pègre, il s'écrie : « Je veux m'échapper à moi-même... mais c'est impossible. Je ne peux pas m'échapper. Il faut courir... courir... des rues... des rues sans fin !... Je veux me sauver !... Qui sait ce qui se passe en moi ?... Comment je suis forcé. Comment je dois !... Veux pas ! Mais dois ! Dois ! » L'histoire de la pulsion est nécessairement traumatique dans la mesure où la reconnaissance de l'objet oblige à négocier la différenciation entre la jouissance en provenance du sujet et la satisfaction en provenance de l'objet. C'est pourquoi Freud (1915) a toujours insisté sur le fait que l'objet naît dans la haine, que « l'extérieur, l'objet, le haï seraient, tout au début, identiques » ; de ce point de vue si l'amour a pu être rapporté à la pulsion sexuelle, la haine aurait une origine différente et correspondrait à la « lutte du moi pour sa conservation et son affirmation » (p. 41). Théorie des pulsions Le conflit psychique qui préside à la constitution de l'objet a commandé, on le sait, les différentes étapes de la théorie des pulsions. La lutte entre pulsions d'autoconservation et pulsions sexuelles a été reprise dans l'opposition entre l'investissement narcissique et l'investissement objectai, qui a ainsi permis de situer la haine pour l'objet et la violence exercée à son égard à partir de la problématique du narcissisme. Or, il est habituel de dire que la dernière théorie des pulsions correspondant à la lutte entre pulsions de vie et pulsions de mort, a permis à Freud d'introduire une théorie de l'agressivité, qu'il aurait jusqu'alors négligée : il affirme effectivement que « cette pulsion agressive est la descendante et le représentant principal de la pulsion de mort » (Freud, 1929, p. 78). Il est vrai qu'auparavant il s'était toujours refusé à faire de l'agressivité une pulsion indépendante. En 1909, il Violence et vie psychique : impasses et élaboration 1133 déclare « qu'Adler a mis à tort comme hypostase d'une pulsion spéciale ce qui est un attribut universel et indispensable de toutes les pulsions, justement leur caractère "pulsionnel", impulsif, ce que nous pouvons décrire comme étant la capacité de mettre la motricité en branle » (p. 193). Dans cette perspective, l'agressivité correspond à l'activité des pulsions, ce qui laisse entier le problème de la haine, de la destruction et de la violence. La notion de pulsion de mort lui a permis de faire un pas de plus en fondant l'agressivité sur l'autodestruction. Freud insiste en effet pour montrer que la pulsion de mort révèle un processus interne d'autodestruction du vivant ; ce n'est que dans un second temps que cette pulsion autodestructrice est dérivée vers l'extérieur par la libido à l'aide de la musculature, et se manifeste alors comme « pulsion de destruction, pulsion d'emprise, volonté de puissance » (Freud, 1924, p. 291). Ainsi que le souligne Laplanche (1970), l'introduction du concept de pulsion de mort représente pour Freud une reconnaissance théorique de l'existence d'une pulsion agressive. Et pourtant l'agressivité n'est pas la violence, laquelle comporte en ellemême une dimension de démesure, qui chez les Grecs n'était pas humaine, mais le propre de l'incompréhensible fureur des dieux. Est-ce que la pulsion de mort ne permettrait pas de marquer cette dimension d'hybris ? L'hypothèse de la pulsion de mort pose en fait un problème inhérent à l'approche du concept de pulsion en psychanalyse. L'apparition de la pulsion proprement dite est au fondement d'un conflit, qui constitue l'essence du désir humain, et marque la spécificité du point de vue psychanalytique. La difficulté des écrits freudiens, et également postfreudiens, vient du fait que ce qui a été remarqué à un niveau clinique, paraît souvent obscurci dans la théorie par l'exigence de Freud et de certains de ses successeurs, entre autres Melanie Klein, de situer dans la réalité biologique l'un des termes du conflit, ou le conflit lui-même. La notion de pulsion de mort suppose certes que l'auto-agression soit une donnée primaire ; mais l'hypothèse de cette force interne affirmée au niveau de tous les vivants dépasse les présupposés de l'observation clinique et constitue en fait une réifïcation du concept de pulsion dans la biologie. Freud déclare en effet que « la soif de destruction tournée au-dedans, se dérobe, il est vrai en majeure partie à toute aperception lorsqu'elle n'est pas teintée d'érotisme » (Freud, 1929, p. 75), donc que la pulsion de mort ne peut jamais être perçue isolément hors de son union avec les pulsions de vie ; la thèse du masochisme primaire et du sadisme proprement dit révèle cette union des pulsions et la vérité clinique de cette hypothèse sur celle d'une auto-agression primaire distincte de la co-excitation sexuelle. Par ailleurs, Freud introduit le concept de pulsion de mort en situant sa « tendance » répétitive « au-delà du principe de plaisir », lequel fonctionne selon le principe de constance. Selon lui, la pulsion de mort obéit plutôt au principe 1134 Alain Gibeault d'inertie, dans la mesure où elle tend, non seulement à abaisser la tension au niveau le plus bas, mais à abolir toute tension et à la ramener à zéro. Freud reprend ici un modèle énergétique mentionné dès 1895 dans l' Esquisse d'une psychologie scientifique ; cette affirmation de la priorité du zéro sur la constance défie toute loi du vivant, organisée au contraire selon l'homéostasie et témoigne non d'une réalité biologique, mais de cette réalité clinique constitutive de la découverte de la psychanalyse : la possibilité que l'affect se détache totalement de sa représentation pour se déplacer sur une autre, comme si les représentations pouvaient se vider totalement de leur énergie. L'hétérogénéité des processus inconscients par rapport à la réalité et au Moi est marquée par ces principes qui défient toute loi biologique : énergie libre, principe d'inertie, processus primaire (cf. J. Laplanche, 1970). La dernière théorie des pulsions constitue en réalité une traduction biologique du conflit psychique tel qu'il se dégage de la clinique : les pulsions de vie reflètent la fonction de liaison propre au processus secondaire, alors que les pulsions de mort traduisent la fonction de déliaison propre au processus primaire. On peut en effet remarquer que le dualisme pulsions de vie / pulsions de mort affirmé à un niveau théorique est très rarement appliqué cliniquement, car il ne se superpose pas au conflit entre le Moi et les exigences pulsionnelles. C'est d'ailleurs ce qui conduit Freud à conserver le dualisme pulsions du Moi — pulsions d'objet pour rendre compte du conflit psychique au niveau de « l'analyse empirique », c'est-à-dire clinique. Il affirme d'autre part que c'est seulement « la spéculation théorique (qui) laisse supposer l'existence de deux pulsions fondamentales [pulsions de vie et pulsions de mort] qui se cachent derrière les pulsions manifestes du Moi et d'objet » (Freud, 1926b, p. 155). Si nous laissons de côté la validité d'une telle extrapolation pour y voir une métaphore de ce qui s'observe cliniquement, il faut donc conclure que la libido d'objet manifeste une prédominance des processus de liaison, tandis que la libido du Moi révèle au contraire une tendance à la déliaison et à la destruction de l'objet. En tant que formes relativement stables et délimitées, le Moi et l'objet constituent en quelque sorte des manifestations de la liaison libidinale, et de la neutralisation des processus de destruction ; mais leurs interrelations réciproques font apparaître une tendance à l'opposition, au conflit entre une visée de liaison objectale et une visée de déliaison narcissique. Freud (1923) affirme dans le même sens que la libido du Moi constitue une libido désexualisée, sublimée, retirée aux objets ; de ce fait, « le Moi travaille à l'encontre des intentions d'Eros, se met au service de tendances pulsionnelles opposées » (p. 218) : autrement dit, le Moi, dans sa dimension narcissique, vise la destruction de l'objet et provoque sa propre autodestruction. On comprend dès lors que Freud (1929) voit dans la libido narcissique une manifestation pos- Violence et vie psychique : impasses et élaboration 1135 sible de la pulsion de mort : « Lorsque (la pulsion de mort) entre en scène sans propos sexuel même dans l'accès le plus aveugle de rage destructrice, on ne peut méconnaître que son assouvissement s'accompagne là encore d'un plaisir narcissique extraordinairement prononcé, en tant qu'il montre au moi ses voeux anciens de toute-puissance réalisés » (p. 76-77). Freud y voit ici une preuve que la pulsion de mort ne peut jamais être aperçue indépendamment des pulsions de vie ; mais on peut en conclure que la libido d'objet révèle davantage une union de la libido et de l'agressivité, alors que la libido du Moi traduit au contraire une désunion possible de celles-ci. C'est pourquoi l'hypothèse d'une violence fondamentale, préambivalente, dénuée tout autant d'amour que de haine (J. Bergeret, 1984), me paraît plus phénoménologique que métapsychologique : elle laisse supposer la possibilité d'une désunion totale des pulsions de vie et des pulsions de mort, et reprend en fait l'idée freudienne première de la pulsion d'emprise comme activité de violence non sexuelle dirigée vers l'objet relevant de l'auto-conservation (Freud, 1905, 1915). Avant l'introduction du concept de masochisme érogène primaire, Freud insistait en effet pour différencier dans le sadisme entre « humilier, dominer », propre à la pulsion d'emprise et « infliger de la douleur à l'objet » : il supposait que ce dernier but ne jouait aucun rôle dans les buts originairement poursuivis par la pulsion sadique chez l'enfant (1915, p. 26-28). Le sadisme proprement dit ne venait qu'après-coup et nécessitait de pouvoir s'identifier à l'objet souffrant. En fait, l'hypothèse de la violence fondamentale reviendrait à réifier un moment relevant d'une séquence métapsychologique relative à la genèse de la pulsion. La pulsion sexuelle, seule pulsion à proprement parler, s'étaye certes sur les fonctions d'auto-conservation mais elle naît après-coup dans le moment de l'auto-érotisme lié à l'établissement de la relation d'objet, suscitant alors un conflit où l'amour et la haine procèdent réciproquement d'une pulsion libidinale de liaison à l'objet et d'une pulsion destructrice de déliaison. On comprend, de ce fait, que Freud ait toujours insisté sur un dualisme pulsionnel, puisque l'ambivalence est au coeur du conflit psychique observé par la clinique psychanalytique : la pulsion est dualiste dès le départ par la dualité de l'investissement de l'objet. Freud a donné plusieurs versions théoriques de ce conflit : la plus fidèle à la clinique est, sans contredit, celle de la libido du Moi et de la libido d'objet. A l'accusation du monisme énergétique que l'on peut faire à Freud on peut répondre que, si la clinique présente nettement une perspective dualiste, elle ne permet en rien de statuer sur l'existence d'une ou plusieurs énergies psychiques. Les tentatives pour conférer une énergie à la pulsion de mort ont d'ailleurs toujours été infructueuses ; la « destrudo » ne peut avoir un sens par rapport à la libido, car la pulsion de mort est moins source d'énergie que ce qui assure la circulation de l'énergie libidinale. Les deux pulsions ne sont pas symétriques. 1136 Alain Gibeault De ce fait, le couple libido-agressivité, liaison-déliaison, ne peut pas être réduit au couple anabolisme-catabolisme, comme le laisse penser Freud dans sa dernière théorie des pulsions. La clinique psychanalytique révèle au contraire que cette opposition libido-agressivité apparaît à partir du moment où une forme humaine est investie : l'ambivalence transforme celle-ci en une figure bonne et mauvaise, source à la fois de satisfaction et de danger. Pulsion de mort et violence Or la violence dans sa démesure ne serait-elle pas corrélative de la pulsion de mort, dans ce que celle-ci renvoie comme caractéristiques propres à la pulsion en tant que telle : sa nature conservatrice, et sa tendance à la réduction des tensions à un niveau zéro selon le principe d'inertie ? Si la sexualité peut être une force de cohésion dans sa dimension objectale, elle peut également être une force disruptive dans sa dimension narcissique. La violence surgirait à partir du moment où la psyché, privée de son lien à l'objet, ne pourrait plus assurer sa fonction de liaison de l'excitation. L'exemple de violence aveugle et excessive, tel qu'en témoignent M. le Maudit et le meurtrier d'Ombres et brouillard, pourra nous servir ici de repère. Dans un article ancien sur « la théorie des pulsions de vie et des pulsions de mort », P. Heimann (1952) évoque l'hypothèse d'un meurtrier qui « a besoin d'une victime pour satisfaire sa nécessité d'infliger à quelqu'un le maximum de douleur », et qui agit « évidemment sans la moindre inhibition provenant de la sympathie, de la culpabilité ou de l'horreur de ce qu'il est en train de faire ». On pourrait évoquer ici, selon elle, un crime sexuel, qui témoignerait d'une participation des pulsions sexuelles aux pulsions de mort : de son point de vue on se tromperait, car « la victime assassinée dans le soi-disant crime sexuel ne meurt pas d'une expérience sexuelle, quelque infantile qu'elle soit, mais de l'exercice de la violence la plus cruelle » (p. 308). Ce crime ne peut être compris que si l'on suppose une désunion pulsionnelle complète, et comme le résultat d'une expression directe de la pulsion de mort : « La pulsion de mort s'éveille à l'intérieur de la personne à un degré extrême, sans pouvoir être adoucie par la pulsion de vie. » L'absence d'identification à la victime témoignerait selon elle du besoin de dériver vers l'extérieur « la fureur de la force de mort à l'intérieur de lui-même », et du « besoin frénétique de trouver une victime comme substitut de lui-même » (p. 309). Dans ce cas de psychopathie, la désunion pulsionnelle est présentée comme complète et pourrait être rapportée à l'angoisse de persécution de la position schizoparanoïde et à l'emprise d'un surmoi sadique et cruel relatif à l'introjection d'un objet partiel mauvais. On peut toutefois se demander si la référence à Violence et vie psychique : impasses et élaboration 1137 l'objet et à l'éventuelle culpabilité relative à celui-ci ne conduit pas à réifier autant l'objet que la pulsion, car à l'évidence cet acte psychopathiqué témoigne de l'absence d'un objet qui puisse avoir une fonction de liaison de l'excitation et d'union des pulsions, susceptibles de susciter un sentiment de culpabilité. Cet exemple de sadisme sans possibilité d'identification à la souffrance de l'autre, donc à son masochisme, signe ici la faillite du masochisme primaire, en tant que principe constitutif du sujet et de l'objet, sans pour autant qu'il faille supposer une représentation « visuelle » c'est-à-dire fantasmatique et du sujet et de l'objet. Cet acte psychopathique peut en effet être rapproché des comportements auto ou hétéro-destructeurs que l'on rencontre dans les psychoses froides ou psychoses non délirantes (par exemple, certaines anorexies graves et organisations perverses) où l'économie du suicide ou du meurtre vient se substituer à la fonction économique du délire et du fantasme. Le passage à l'acte violent a pour rôle de contenir d'une certaine façon l'angoisse automatique dont Freud (1926a) parle dans Inhibition, symptôme et angoisse, qui ne peut être en fait liée que par le masochisme primaire en tant qu'alliage de la pulsion de mort et d'Eros : cela suppose le contre-investissement de la satisfaction hallucinatoire du désir permettant l'ébauche d'une différenciation entre le sujet et l'objet. A cette seule condition peut s'élaborer le masochisme primaire, comme gardien de la vie, dans l'investissement de la rupture plaisir/déplaisir, jouissance/douleur, plaisir halluciné / plaisir reçu, qui permet l'identification à la souffrance d'autrui. C'est lorsque cette « durée d'alliance » entre Eros et pulsion de mort est remise en cause, que l'on parle alors du masochisme primaire dans sa dimension mortifère et négative (B. Rosenberg, 1991). Dans le cas du masochisme érogène ou du sadisme dans leur dimension régressive, on assiste alors à un surinvestissement, où l'objet est exclu dans sa fonction de liaison, et la continuité narcissique retrouvée uniquement dans la douleur corporelle, infligée à soi ou à autrui. Le masochisme érogène mortifère permet ainsi de pallier l'anémie narcissique, suscitée par la faillite de l'objet dans sa fonction de pare-excitations, par la perte du lien à l'objet, qui seul pourrait rétablir l'union pulsionnelle. De ce point de vue, le passage à l'acte violent dont la visée est meurtrière apparaît comme une mesure visant à faire disparaître l'objet menaçant la continuité narcissique. Il n'exclut pas à d'autres moments la reconnaissance de l'objet, mais ces attitudes contradictoires témoignent de l'existence du déni et du clivage du moi dans la psyché favorisant moins la conflictualité que la juxtaposition des contraires : d'une part le maintien d'une capacité de contact avec la réalité ne se laissant pas envahir par l'angoisse ; d'autre part une impossibilité de s'identifier aux désirs et aux angoisses d'autrui, un refus de considérer autrui comme ayant une existence séparée, l'évacuation complète de la dimension du conflit psychique par retour à l'état zéro. 1138 Alain Gibeault C'est bien ce que vit M. le Maudit quand au comble de la crise devant le tribunal de la pègre, après avoir mimé les gestes de l'étranglement, il s'exclame : « Alors je n'en sais plus rien... Plus tard, je vois une affiche et je lis ce que j'ai fait. Je lis... et fis... et fis... C'est moi qui ai fait ça ? Mais je n'en sais rien !... Mais qui me croira ? » De même une mère infanticide vue en consultation racontait comment, après avoir accouché seule de son bébé, elle a voulu l'étrangler, mais son geste s'est arrêté net lorsque, après quelques tentatives, son regard a croisé le regard de son enfant ; la violence ne pouvait plus s'exercer à partir du moment où son bébé avait commencé à exister devant elle ; elle accomplit toutefois son acte meurtrier en enfermant l'enfant dans un sac et en le jetant dans la Seine, à l'abri d'un clivage du moi à nouveau opérant. La psychopathie renvoie à des situations extrêmes de violence. Mais à des degrés divers on peut considérer l'émergence de la violence à travers la motricité, la pensée ou le soma, à partir d'une base commune : il s'agit toujours d'une situation où l'investissement de l'objet représente une menace pour l'intégrité narcissique du sujet et son identité. Il n'y a plus de place que pour l'alternative soi-même ou autrui, survivre par la suppression d'autrui ou mourir. La violence vient ici protéger le Moi d'un empiétement insupportable et rétablit par la force des limites entre le Moi et le monde extérieur. C'est ainsi que l'on peut interpréter la séquence initiale d'Ombres et brouillard. Kleinman se réveille au moment où dans son cauchemar il va être rejoint par l'objet porteur de ses propres désirs qu'il tentait de fuir, et où il ne peut plus échapper à la situation traumatique : ce réveil brutal, qui signe l'échec du travail du rêve, assure au rêveur un triomphe narcissique sur l'objet et la situation de danger pulsionnel. Mais ce triomphe est de courte durée puisque la réalité extérieure vient coïncider avec la réalité fantasmatique, et met en cause les frontières du Moi en suscitant, ainsi que le remarquait Freud (1919), un sentiment d'inquiétante étrangeté : il ne reste alors que l'errance dans le comportement pour fuir une angoisse qui ne peut plus être représentée, sauf à retrouver le magicien illusionniste. De ce point de vue, la rencontre entre Kleinman et le magicien peut figurer l'importance d'un travail en double (C. et S. Botella, 1987) dans la cure analytique pour faire face à l'angoisse violente provoquée par le danger de perdre la capacité d'investir et de représenter. Il serait probablement nécessaire de distinguer différents registres de la violence selon les modalités du travail projectif : l'un serait proche de la destruction et de l'anéantissement, comme en témoignent les agirs auto et hétéro-destructeurs dans le fonctionnement psychotique non délirant, qui tendent à exclure l'objet et à travailler contre lui ; la limite pourrait être l'autisme infantile précoce, où l'absence d'objet ne laisserait plus aucune possibilité d'identification à la souffrance d'autrui ; l'autre serait davantage du registre de l'emprise, comme Violence et vie psychique : impasses et élaboration 1139 on peut l'observer dans les fonctionnements psychotiques délirants qui tendent à inclure l'objet et à utiliser les perceptions en provenance de celui-ci. C'est probablement ainsi que l'on pourrait comprendre la violence corrélative de l'identification projective pathologique, où il ne s'agit pas seulement d'exprimer un fantasme mais d'exercer une pression réelle sur l'objet, afin d'en prendre possession de l'intérieur et de le contrôler : d'où la violence dans la relation interpersonnelle entre le sujet et l'objet pour que l'objet en vienne à penser, à sentir et à se comporter conformément au fantasme projectif (A. Gibeault, 1985). Une forme subtile de cette interaction violente pourrait se rencontrer dans ces cas de « violence innocente » (C. Bollas, 1991), où le sujet fait vivre à l'objet une agression insupportable et dénie en avoir la moindre responsabilité en adoptant une attitude d'innocence. Violence et illusion Dès lors, si la violence peut être considérée non comme une pulsion en soi mais comme la conséquence d'une rupture psychique entre réalité interne et réalité externe, il va s'agir de trouver les « chaînons intermédiaires » susceptibles de lier l'excitation traumatique et d'en permettre l'élaboration dans la vie psychique. La différenciation entre le dedans et le dehors n'est acceptable qu'à condition de maintenir un temps suffisant l'illusion d'un objet trouvé/créé, ainsi que le suggère Winnicott (1951), pour que la désillusion relative à l'investissement objectai soit possible et progrédiente. Loin d'être un facteur négatif, le temps de la non-discrimination, à condition d'être suffisamment long, est justement ce qui peut permettre l'acceptation de l'objet ; de même le déplaisir et la dimension disruptive de l'objet sont nécessaires pour induire le mouvement vers la recherche de l' « action spécifique », la mise en route des processus de pensée et l'ouverture au monde extérieur. Cela suppose effectivement que l'analyste soit quelqu'un qui grâce au cadre et à sa fonction interprétative favorise le développement de cette dialectique entre le contact et la rupture à la faveur d'une « illusion créatrice », corrélative d'une capacité à vivre la régression formelle de la pensée. Il s'agit tout aussi bien d'une aptitude à transformer la tendance à la décharge immédiate dans l'agir en une capacité et un plaisir à fantasmer et à penser, sans risque d'effraction et d'effondrement. On sait que la situation analytique par sa dimension de neutralité et la recommandation de parler des désirs plutôt que de les réaliser est en fait une source de violence plus ou moins tolérable. Pour certains patients qui sont dans l'impossibilité d'imaginer une situation sauf à l'agir, il devient important de les 1140 Alain Gibeault assurer d'une réciprocité de l'image plutôt que de l'agir, ce qui revient à comprendre que pour eux l'impossibilité d'imaginer une situation conduit à vouloir la réaliser pour pouvoir en fait l'imaginer (S. Tisseron, 1989). L'image qui est ainsi véhiculée par des mots assure cette fonction de Maison de l'excitation et de transformation de la tendance à agir violemment, que ce soit à un niveau moteur, langagier ou corporel : elle correspond à une réalité qui peut être partagée sans poser la question de sa provenance ou de son origine et fournir ainsi un substitut supportable à l'agir. C'est probablement là le miroir de l'illusionniste qui dans sa fonction de double matérialisé permet à la fois un lien à autrui sans crainte d'une effraction et une réappropriation des propres désirs du sujet. A partir du moment où l'analyste et le patient peuvent regarder ensemble des objets tiers (gestes, images, pensées), il s'institue une communication qui permet à « l'étrangleur » qui existe en tout un chacun de relâcher son étreinte. De la même façon Persée a pu éviter le regard pétrifiant de la Méduse en ne la regardant jamais directement, mais à travers le reflet dans son bouclier (Pasche, 1971). Ce sont bien là autant de figures du fonctionnement symbolique de la cure : deux protagonistes qui à l'abri d'un cadre évitent une collusion et une lutte narcissique par un regard oblique plutôt que face à face sur une histoire partagée. Le jeu de la bobine, jeu prototypique, dont Freud a été le témoin chez son petit-fils âgé de dix-huit mois, illustre ce travail de substitution symbolique à travers un geste et une parole : ils correspondent à autant de signes, témoignant de l'élaboration de la perte de l'objet et de sa représentation, contrairement aux signaux, en particulier les pleurs, lancés antérieurement et qui s'adressaient au contraire à sa perception et à sa présence effectives en vue d'une réaction pratique. La symbolisation apparaît ici comme une opération de substitution de quelque chose en lieu-et-place de quelque chose d'autre pour quelqu'un : pour l'enfant lui-même, mais pour Freud aussi qui assiste à la scène. Cette activité traduit une inhibition de la pulsion quand au but qui produit l'infléchissement tendre, au fondement du processus civilisateur. C'est d'ailleurs ainsi que Freud (1920) interprète le jeu de la bobine, puisqu'il dit : « Le jeu était en rapport avec les importants résultats d'ordre culturel obtenus par l'enfant, avec le renoncement pulsionnel qu'il avait accompli (renoncement à la satisfaction de la pulsion) pour permettre le départ de sa mère sans manifester d'opposition » (p. 9). Dans cette perspective il y aurait lieu d'être moins pessimiste que Freud (1929) ne devait l'être en écrivant Malaise dans la civilisation près d'une dizaine d'années plus tard. Il notait en particulier que « la civilisation impose d'aussi lourds sacrifices non seulement à la sexualité, mais encore à l'agressivité et, de ce fait, cela explique qu'il soit si difficile à l'homme d'y trouver son bonheur » (p. 69). Et pourtant, si l'homme est animé d'une quête de l'absolu qui maintient Violence et vie psychique : impasses et élaboration 1141 en lui la continuité de l'acte de désirer et à laquelle il ne s'agit pas de renoncer, il est vrai néanmoins que cette quête a souvent été autant chez l'individu que dans la communauté une source de violence et de destruction, au nom des idéaux les plus purs. De ce point de vue le travail civilisateur n'est pas autre chose que ce qui conduit, au cours de l'expérience de satisfaction, à suspendre momentanément l'investissement de l' « identité de perception » et de l' « image motrice » correspondante au profit d'une « identité de pensée ». A l'heure où la violence individuelle et collective peut apparaître comme l'unique solution aux problèmes d'identité, il n'est pas inutile de se souvenir que la nécessité de continuer à penser avec un certain « jeu » est probablement la seule voie possible pour assurer la prédominance d'Eros sur Thanatos. AlainGibeault 17,rueAlbert-Bayet 75013Paris REFERENCES Bergeret J. (1984),La violencefondamentale,Paris, Dunod, 251 p. Bollas C. (1991),La violenceinnocente,conférenceinédite présentéeà la Société psychanalytique de Paris (5 octobre 1991). Botella C. et S. (1984), L'homosexualité inconsciente et la dynamique du double en séance, in RFP, n° 3, p. 687-708. Freud S. (1895),Esquisse d'une psychologie scientifique,in La naissancede la psychanalyse, trad. d'A. Berman, Paris, PUF,1956, p. 315-396. Freud S. (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle,trad. franç. de P. Koeppel, Paris, Gallimard, 1987,211p. Freud S. (1909),Analyse d'une phobie chez un petit garçon de cinq ans (Le petit Hans), trad. franç. de M. Bonaparte et R. M. Loewenstein, in Cinqpsychanalyses, Paris, PUF,1966,p. 93-198. Freud S. (1915), Pulsions et destins des pulsions, trad. franç. de J. Laplanche et J.-B. Pontalis, in Métapsychologie,Paris, Gallimard, 1968,p. 11-44. Freud S. 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(1951), Objets transitionnels et phénomènes transitionnels, in De la pédiatrie à la psychanalyse,trad. J. Kalmanovitch, Paris, Payot, 1969, p. 108-125. « Malaise perspective dans la civilisation au plus près Augustin » : du texte JEANNEAU A première lecture, le titre de l'essai freudien semble d'emblée vouloir nous entraîner sur les hauteurs, non seulement pour considérer un horizon plus large que les profondeurs individuelles et les secrets de l'inconscient, mais, au-delà même d'une transposition sur le registre collectif ou au plan sociologique des données de la psychanalyse, en soulevant des questions d'une nature aussi radicalement différente que l'éthique, le bien, le mal, les progrès de l'humanité. Et pourtant, si à chaque page ces mêmes mots nous attirent immanquablement dans les régions d'insondables problèmes, l'interrogation se retient au bord de ces espaces sans repères et la réflexion en revient à des données qui ne perdent rien de leur dimension et de leur mystère, à s'en tenir au plan métapsychologique. C'est, en effet, pour mieux découvrir l'étendue des perspectives ainsi offertes au regard du psychanalyste par les rigoureuses questions de Freud que ces quelques réflexions, sans prétendre à aucune solution, prendront appui sur un texte qui doit à sa précision de nous offrir un si large point de vue. 1 / Faut-il rappeler comment, plus que dans les autres écrits, le lecteur se sent porté par l'unité d'un style dont le mouvement trouve son intensité à cette manière de se garder de tout emportement ? A l'habituelle tonicité de l'argumentation freudienne se joint, en effet, la tentation aussitôt contenue d'entreprendre un récit de l'histoire des hommes qui ne se donnerait ni comme la simplification d'un conte pour enfant, ni comme allégorie philosophique, mais laisse à quelques images mettant en scène le galérien antique ou le paysan de la guerre de Trente ans le soin d'accompagner la lecture de chacun dans une affaire qui va de la domestication du feu à la navigation transatlantique. Non sans l'humour triste et discret qu'en cette année 1930, un homme de son âge pouvait se permettre entre l'innocence d'une leçon de choses et le naïf espoir d'une société Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1144 Augustin Jeanneau digne, comme il a été dit, de la Cacanie de Musil, où « le sol serait cultivé avec soin et l'on y sèmerait des plantes appropriées à sa nature... ». Puis, bousculant tout à coup la perplexité nostalgique, le pessimisme freudien s'élève soudainement sur les sommets d'une tragique éloquence, précipitant l'avenir du progrès et la chute du paragraphe dans ce constat sans illusion « que, pour semblable qu'il soit à un dieu, l'homme d'aujourd'hui ne se sent pas heureux ». Pour aussi élevée que puisse être cette préoccupation du bonheur qui court d'un chapitre à l'autre, s'y référer comme l'axe principal de la recherche n'en exclut pas moins tout jugement sur les valeurs de la civilisation, qui ne s'en tiendrait pas à leur seule manière de s'inscrire dans l' économie psychique. Qu'à chaque tournant du raisonnement, à chaque instant de la discussion, tout nous invite à mettre en question la définition du progrès et les absolus de la morale, cette légitime tentation philosophique se doit d'être clairement située au-delà des ambitions de Freud. Et puisque le malaise dans la civilisation est alors évoqué comme celui de l'individu face aux exigences de la collectivité, on ne s'étonnera pas que la question terminale concerne l'équilibre des forces où se tient, en toute inconnue, le destin de l'humanité. Mais l'interrogation ne vaut qu'en prolongement d'une autre incertitude relative à la pression exercée sur l'être par la civilisation, et dont Freud se demande comment on peut imaginer que l'accroissement inéluctable puisse à l'avenir demeurer supportable. La question resterait en suspens en refermant le livre si — au même titre que la confusion à laquelle aboutit quelquefois une séance se dissipe au rappel des paroles qui en ont marqué le début —le retour au premier chapitre de l'essai ne permettait au problème laissé ouvert dans ces premières pages de trouver un regain d'intérêt en étant versé au dossier des réflexions terminales, ainsi nouvellement éclairées par une thématique dont elles semblaient s'être manifestement éloignées. Freud, en effet, comme il s'en montre coutumier à travers d'autres oeuvres, lève le rideau sur un sujet qu'il a tout l'air de laisser rapidement de côté pour passer à autre chose. Il s'agit, comme on le sait, du fameux « sentiment océanique » proposé par Romain Rolland qui animerait, des tréfonds de l'être, la religiosité qui prend une si large place dans l'histoire des hommes. Après avoir montré, dans L'avenir d'une illusion, ce que la religion représente pour l'esprit humain, Freud n'est pas convaincu d'une origine aussi indifférenciée du sentiment religieux, dont la source lui paraît mieux placée dans des figurations plus précises du besoin de dépendance infantile que dans cette aspiration à se fondre dans le grand Tout. Aussi bien est-ce dès les premières pages du deuxième chapitre qu'il paraît définitivement abandonner cette voie de recherche, en laissant à l'exclusivité de quelques-uns l'interrogation trop haut située sur les buts et la « Malaise dans la civilisation » 1145 valeur de l'existence, la plus communément et donc la plus naturellement exprimée des motivations de la vie étant d'atteindre le plaisir. Or, cette manière univoque de considérer les raisons de vivre, comme portées par la seule visée pulsionnelle, laisse présager une restriction de la vie individuelle par un processus civilisateur qui paraît la promettre à l'impasse. Parce que au-delà des moyens d'atténuer la souffrance ou d'augmenter le plaisir selon un équilibre qui fait l'art de vivre de chacun, au-delà des simplicités toxiques qui se tiennent au niveau du corps, et dont l'évocation freudienne se fait plus actuelle que jamais quand la pratique psychothérapique d'aujourd'hui nous rappelle au dérisoire de la parole face au plaisir de la drogue, au bout du compte le principe de réalité étend peu à peu son emprise. La discontinuité qui caractérise la jouissance se perd au profit d'une sécurité qui en diminue la teneur orgastique. La station debout échange la périodicité des intensités olfactives contre la maîtrise par la vue au prix de la distance, qui installe dans l'espace et le délai le recours à la vie mentale. La famille, de la même façon, en instituant la permanence de l'objet sexuel, enferme l'amour dans les risques de la dépendance et ne rencontre pas moins les limitations imposées du dehors par les interdits totémiques et les exigences du groupe. Et sans compter que les pressions civilisatrices viennent ajouter tout leur poids aux empêchements directement nés de la nature de la fonction sexuelle, à partir de ses composantes, agressive, anale et bisexuelle. Sans doute le gain narcissique est-il capable, pour ne pas en rester aux seuls effets de la crainte, de justifier ces abandons de pouvoir. Assurément sent-on courir, sous l'énumération des renoncements, les raisons individuelles de rehausser durablement le sentiment de valeur propre. Déjà dans la nuit des temps évoquée par le texte, l'homme primitif, en renonçant à éteindre le feu par sa miction orgueilleuse, confirmait en fait sa puissance homosexuelle phallique comme égale à la flamme symbolique qu'il avait ainsi conservée. On sait pareillement comment Freud laissait l'amour dans l'indécision entre la coexcitation libidinale d'une idéalisation objectale, dont l'acte sexuel ne serait qu'un aboutissement, et la gamme des nuances éprouvées et des qualités attribuées exprimant au contraire la suspension d'un désir de satisfaction sexuelle qui en représenterait l'origine et l'accomplissement. Et s'il est vrai que le déplacement de la libido par la sublimation n'apporte qu'un assouvissement d'intensité affaiblie, la qualité esthétique, la valeur artistique du nouvel objet renflouent d'autant le Moi de l'inhibition du but pulsionnel. Est-il trop simple de rappeler que les privations imposées par le Surmoi se font au bénéfice d'une identification qui, loin d'être négative, s'approprie l'autorité de l'objet, sa présence indéfectible, et rejoint sous sa forme propre les absolus de l'idéal ? Rien de cette réhabilitation narcissique n'apparaît pourtant suffisant à rattraper le dommage des abandons consentis. D'abord parce que le Surmoi s'en- 1146 Augustin Jeanneau gage contre le Moi dans une spirale infernale où non seulement la restriction pulsionnelle ne fait qu'accroître le désir, renforcer le dépit et transférer en proportion les énergies du côté répressif, mais parce que le malheur lui-même se fait l'allié de la mauvaise conscience. Et pour cette autre raison que l'agressivité étant plus qu'ailleurs mise en cause dans la démonstration, et la dernière théorie pulsionnelle instituant une lutte égale entre vie et mort au coeur de l'individu aussi bien qu'en ce qui l'éloigne ou le rapproche des devoirs communautaires, le processus civilisateur dépend, pour Freud, de l'équilibre, peut-être atteint de façon temporaire dans certaines espèces animales, mais qui pour le genre humain mériterait de toute urgence que « l'Eros éternel » fasse un nouvel effort pour triompher de son « non moins immortel » adversaire. 2 / A moins que, sans prétendre préjuger autrement de l'avenir, la nature humaine nous offre d'ajouter une autre série de données aux complexités du problème. Et c'est à cet endroit que les questions gardées en réserve dans le premier chapitre pourraient nous porter secours pour élargir le champ visuel de notre interrogation. Est-on en droit d'imaginer qu'aurait pu exister dans la pensée de Freud une nouvelle manière d'introduire le narcissisme dans la théorie, mais en considérant cette fois le narcissisme primaire, le tout premier, non pas dans le développement de son oeuvre mais dans la vie de l'individu ? On peut comprendre, en tout cas, que la notion de sentiment océanique lui ait paru insuffisante à en définir la nature essentielle. Trop d'existence, en effet, dans cette manière de reconstruire l'insaisissable narcissisme primaire par un affect plus ou moins nostalgique, qui ne peut être tel qu'en fonction d'une nécessaire représentation, laquelle fait perdre en proportion ce qu'elle voulait désigner. Car le désir de fusion y installe à jamais l'indifférencié dans un monde objectai dont la marque est désormais indélébile et dans lequel l'infini ne pourra être appréhendé qu'à travers les images trop consistantes de l'indéfini. Ce qui n'est pas sans bénéfice ni valeur dynamique, mais nous détourne ainsi de notre raisonnement, car rien de ce que Maine de Biran évoquait, dans son Mémoire de Copenhague, comme « affections immédiates ou perceptions obscures » ne peut, par la suite, être retrouvé en l'état par « nos langues riches seulement en signes d'objet et si pauvres en signes de modifications relatives à nous-mêmes ». Et cela vaut plus encore — avant même cet indéterminé ou l'accompagnant comme son ombre, comme sa raison sans question — pour le grand Tout qui nous intrigue et qui n'est pas grand du tout, si j'ose dire. Echappant à la dimension, il est tout de n'être rien, ce qui n'est pas rien non plus. Pour n'être, en effet, qu'un point virtuel de la réflexion, et sans pouvoir non plus demeurer dans la permanence, l'équilibre homéostatique de la vie in utero n'en existe pas moins. « Malaise dans la civilisation » 1147 S'il est vrai qu'avant même d'invoquer les prémisses d'un dehors qui ne désignera que plus tard la place où l'être s'installe, s'il est exact que dans les tout premiers temps, c'est le changement et la différence éprouvés dans les profondeurs intimes des modifications humorales qui font advenir le petit être à l'existence d'un éprouvé protopathique, on n'enlèvera pas non plus aux évidences de la logique que changement et différence ne tiennent une même existence qu'à la tirer de ce qui les précédait et les fait naître de son antériorité ; et dont il n'y a rien de contradictoire à faire le réservoir d'énergie, aussi longtemps que celle-ci attend la différence de potentiel nécessaire. Ainsi apparaît pour n'être jamais connu ce qui naît de ce qu'il n'est pas et qu'il fait être aussi bien. On comprendra en conséquence qu'il demeure un indicible à tout jamais. Toute forme imposée à ce négatif ineffable voilera la pureté de sa nature, au même titre qu'à son tour il marquera d'emblée d'un manque et d'une totalité les manifestations de soi à travers quoi il se révèle. Le Soi qui fait advenir l'indivisible infini de l'être se voit ainsi porteur de ce qui, dans le même temps, lui échappe et le soutient ; de la même façon qu'au dehors la réalité ne se suffirait pas à elle-même, si l'autrement des causalités qui se cache dans ses plis ne lui conférait les certitudes de l'évidence et de l'exactitude. Autant de considérations qui pourraient s'en tenir là, s'il est vrai que le narcissisme se perd dans les contours de son image, s'il doit, en effet, demeurer l'invisible qui fait voir, l'absence qui justifie, l'ailleurs qui fait la présence, l'espace qui définit l'étendue sans se confondre avec elle, la raison d'être en un mot. Car si le narcissisme primaire n'est en conséquence qu'une qualité sans substance, sa pureté équivaut à la nullité pulsionnelle, et rejoignant Freud qui n'attribue qu'à de puissants besoins la source énergétique qui ait valeur d'explication du sentiment religieux, nous n'aurons guère avancé. A moins qu'en marge de toute économie quantifiable, le sens émerge de cette négativité naturelle. Le sens de la vie y demeurerait sans doute au seul rang d'une inquiétude de l'esprit apaisée, en toute illusion selon Freud, par les dogmes religieux, plutôt qu'à se poser comme une valeur qui lui serait narcissiquement nécessaire. Mais la seule dynamique de cette vie n'en exigerait pas moins qu'elle ait un sens pour s'animer. Un sens de la réalité qui « importe autant à l'individu que le fait de manger, de boire, ou bien de respirer ou d'éliminer les déchets », écrivait Bion (Aux sources de l'expérience). Et sachant qu'il évoquait à cet endroit la psychose ou le chaos émotionnel, c'est en effet rappeler que le relief s'établit avec la distance, que c'est à se décaler d'elle-même dans la négation que la chose accède à l'existence de la vie mentale à travers la représentation et le symbole, qu'en un mot vivre n'est qu'une certaine manière de voir. Et nous en serions toujours au même point de notre argumentation si cette négativité où la vie prend son sens n'expliquait d'un même coup comment elle y 1148 Augustin Jeanneau puise ses raisons et son énergie ainsi étroitement mêlées, et comment cette alchimie se fait à ce point précis où s'unissent indissolublement l'individuel et le social. D'abord parce que avant l'absence, c'est l'inconnu qui est porteur de désir, c'est l'enfant qu'elle n'a encore jamais vu que la mère aime de toute la chaleur de son ventre, c'est ce qui manque à définir son fantasme qui fait l'identité irréductible du petit être qui plus tard se reconnaît avec jubilation dans le miroir ; et pour autant que le reflet de son corps est ainsi l'image d'une image, de celle qui a donné sa forme au désir maternel qui l'a précédée, à l'invisible qui restera au coeur de l'être comme le plus pur de lui-même, et pourquoi ne pas le dire ? à son âme, point virtuel de la perfection, pour avoir été l'endroit sans lieu du plus transparent et du plus charnel amour. Et ceci est toute une histoire, non seulement celle qui est donnée à l'enfant par sa mère, sans laquelle, on le sait, aucun développement, fût-il biologiquement parfait, ne saurait faire un être humain, nous y voilà. Car il s'agit aussi de la relation dont naît l'enfant entre le père et la mère, et de celle-ci avec ses propres père et mère, on sait également tout cela et ce n'est pas une mince affaire ; mais plus profondément encore, il est question de ce destin dont l'être se trouve d'emblée chargé avant de naître, de l'inscription dans telle année de ce siècle et tel point du continent et des insondables pensées contenues en toute innocence dans le plus simple geste d'une mère ignorante, des forces millénaires qui s'accumulent dans le silence de l'évidence. Et celle-ci est fondatrice parce qu'elle établit la brève existence individuelle sur une lignée qui la précède et lui survit. L'espèce humaine que Freud a toujours prise en compte comme une donnée incontournable de toute réflexion d'ensemble, une lignée germinale dont chaque être porte une parcelle et dont le devenir lui échappe dans une réalisation sexuelle qui se donne néanmoins comme le plus total accomplissement où se perd l'individu. Un principe qui installe le temps dans la succession, malmené jusqu'au vertige par les prévisions scientifiques quand la fécondation artificielle et la conservation des embryons, dont l'éthique s'emploie à préciser les règles, décalent les potentialités individuelles de l'écoulement des années et, davantage que l'inceste, portent le trouble dans les esprits en semant la confusion dans l'ordre des générations. Une notion qui a inspiré, pour le meilleur et pour le pire, mille et une façons de définir la nature humaine, dont il reste au bout du compte qu'il y a au fond du coeur de l'homme cette intuition, à tort ou à raison, qu'elle existe ; fût-ce à démontrer que l'intention civilisatrice va à l'encontre de ce qu'elle est et en confirme la valeur, ou fût-ce à dire qu'elle n'est qu'un pli réflexif de ce qui, venu d'ailleurs, la traverse sans intention. Et quand bien même, si l'être humain, sans le savoir, au plus concret de ses préoccupations quotidiennes, se montre à tout instant habité par la philosophie, et ne peut se sentir lui-même qu'à se référer à autre chose que ce qu'il est ? Si « Malaise dans la civilisation » 1149 « l'Univers n'est qu'une manière totale de ne pas être ce qui est » (Claudel, Art poétique), le même auteur inscrit le sens dans l'écart qui s'institue entre l'être et son origine. Plus profondément que la figuration imagoïque des religions où s'exprime la complexualité des peuples de l'Histoire et de l'histoire de chacun, et avant même que l'esprit fort accède aux certitudes d'une radicale rationalité, l'homme prend quelque confiance à confirmer qu'il y a, « malgré tout, autre chose », même s'il ne sait où ni quoi, et montre parfois du courage à en assurer le respect. Si l'honnête homme se désole qu'à notre époque les guerres soient encore religieuses, peut-être celles-ci cachent-elles, au-delà des haines du passé, des conflits d'intérêt ou des intolérables « petites différences », la défense du seul bien qu'on veuille préserver, situé au-dessus de soi, qui est la seule raison de vivre, pour quoi l'on est prêt à mourir. L'idéologie s'inscrit dans cette trace, suivie parfois de la terreur qui dépasse toute mesure. Le vingtième siècle connut ainsi d'immenses conflits dont l'horreur suscita l'appel tardif mais sincère aux principes universels, au nom d'une humanité nouvellement considérée au travers d'une information bouclant la Terre sur elle-même, mais qui vaut plus que l'extension à la totalité du sentiment d'appartenance géographique ou autre, et retrouve peut-être la molécule identitaire, enfouie au fond de l'être, d'une communauté d'origine et de destin, fussent-ils à jamais le partage d'un même et inaltérable mystère. Pour lointaine que puisse apparaître à chacun l'obligation d'aimer tous les hommes, l'exigence ainsi définie par la société, et qui s'inspire, selon Freud, d'un processus au service de l'Eros qu'il situait résolument au-dessus de l'individu, ferait en fait retour des profondeurs d'un silencieux contrepoint qui ne nous aurait jamais quitté et donnerait sens à la plus immédiate vie instinctuelle. Il est vrai qu'entre « le clos et l'ouvert » bergsonien des mêmes années (1932), aucun lien direct ne permet de considérer l'amour de l'humanité comme l'élargissement des pressions sociales du petit groupe. Il n'empêche qu'entre l'un et l'autre, l'échange mêle au conflit et à la négociation le grain secret de l'absolu et que, pour le philosophe, l'étroite contrainte donne corps au parfum des hauteurs qui lui communique en retour son indivisible valeur. A ce point de la réflexion où nous voulons nous en tenir, la métapsychologie nous suffira à maintenir la perspective dans la réciprocité du sens et de la substance, de la qualité narcissique et de l'objectif pulsionnel, pour autant que l'infini s'anime et se retient dans la passion idéalisante ou les virtualités de l'idéal du Moi. Plus près des limites quotidiennes, les restrictions du Surmoi permettront à l'omnipotence parentale ainsi récupérée de rejoindre les évidences d'un univers anaclitique qui n'a pas de raisons à donner, installant au fond de l'être les solidités inébranlables de l'impératif catégorique et offrant à l'adversité « d'avoir sa conscience pour soi ». 1150 Augustin Jeanneau Ainsi le cercle surmoïque, où s'invaginait sur elle-même la perspective freudienne d'une étouffante obligation et d'un bonheur impossible, s'ouvrirait par la grâce d'un tout premier narcissisme toujours fidèle et à nul endroit captif. Le malaise, là où il existe, ne tiendrait pas à la nature d'un processus civilisateur incompatible avec celle de l'individu. L'espèce humaine, au contraire, y invoquerait des motifs supérieurs qui ne sont étrangers à personne. L'ultime raison y rejoindrait la cause première, en aucun point saisissable et par le fait jamais perdue. L'impensable infini s'y confondrait avec les totalités anaclitiques, dont la négativité réanimerait les nouvelles positions libidinales assignées par la civilisation d'une époque. Celle-ci, par les voies narcissiques, s'installerait en conséquence dans l'ensemble dynamique de la vie psychique à une place qui ne lui sera jamais prise. L'être humain, pour cette raison, sera pour le moins convaincu que le bon et le mauvais qui furent sa première expérience partagent de la même façon le mouvement des civilisations qui lui importe en conséquence. Mais c'est une tout autre histoire que de savoir si ce souci naturel contient le pire de nos malheurs ou la promesse d'un progrès. Jeanneau Augustin 19,La Roseraie 108,avenuedeParis 78000Versailles Processus signifiance civilisateur, et temporalité Nicole CARELS « LeTemps,cetteimagemobiledel'immobile éternité.» J.-J.Rousseau, Odes. « Roprinif,suceregnoc.Saptav,saptonk.» S.Beckett,Watt. Le monde occidental de ce XXesiècle finissant, probablement plus que tout autre jusqu'ici, se bat et se débat dans des problèmes de temps. Du « Je n'ai pas le temps », vécu dépressif ou défensif banal de tout un chacun, aux conceptions les plus élaborées de la physique contemporaine, les préoccupations de l'homme à propos du temps et la façon dont celui-ci s'imprime dans son fonctionnement mental et son agir traduisent un progrès, une révolution, un malaise ou une maladie, selon les points de vue. Si, dans son essence, le Temps « est » et n'appartient à personne, il est vectorisé pour l'être humain selon ce qu'il permet de faire advenir au niveau individuel et interrelationnel, qu'on pense à la relation entre individus, entre groupes, ou entre individus et groupes. Le temps linéaire, sans doute le plus immédiat et le plus accessible, n'est, à mon sens, qu'une facette d'une temporalité qu'on pourrait concevoir comme un vaste contenant kaléidoscopique et dont de nombreux éléments sont sans doute encore à découvrir. La réflexion sur la notion de processus civilisateur prend nécessairement du temps, temps d'autant plus complexe s'il s'agit de la « civilisation » qui nous est contemporaine avec ses multiples paramètres en réseaux et en intrication, et notamment celui de notre inclusion même dans le processus. Pour l'historien d'aujourd'hui, les civilisations révolues apparaissent dans l'après-coup dépouilRev.franç.Psychanal, 4/1993 1152 Nicole Carels lées de certains éléments jugés non pertinents, à tort ou à raison. Le temps élague, alors que notre regard se brouille d'une pléthore d'informations s'il se pose sur le monde dans lequel nous vivons. Toute recherche pour en comprendre le sens s'inscrit forcément dans un courant de subjectivité et d'intersubjectivité. C'est ce qui m'amène à me pencher sur certains aspects qui me semblent prévalents dans le processus civilisateur, à savoir sa dimension temporelle et ses liens avec la pensée symbolique, et donc avec la fonction tierce, le deuil et la mort dans sa liaison avec la vie. Je relèverai certains signes de la Société occidentale contemporaine qui m'apparaissent comme des sortes de condensateurs symptomatiques de son fonctionnement. Ces signes sont, à mon sens, à situer dans un contexte temporel lié à la dimension économique du fonctionnement mental et à comprendre à la fois comme le produit du psychisme et source d'impact sur le psychisme. Il restera à savoir dans quelle mesure ces influences réciproques ont un avenir évolutif ou involutif pour la civilisation. « Pas maintenant, plus tard » L'interdit, scandé par le temps, et d'essence oedipienne, intime l'ordre d'une suspension de la décharge énergétique et ouvre l'accès à la possibilité de garder une forme de contact avec son propre désir en le transformant peu ou prou. Si je le conçois d'essence oedipienne, c'est dans l'acception large du terme dans le sens où s'y exprime la césure de la fonction paternelle, non seulement du père en tant qu'objet total, partiel, objet de désir de la mère, mais aussi dans ses fondements, le père comme autre, différence, et donc aussi dans sa fonction de limite. Les points de vue topique et économique sont de ce fait impliqués, de même que les zones érogènes dans le sens, par exemple, où le temps génital de l'élaboration oedipienne est en relation dialectique avec le temps anal du garder, pouvant s'associer à la jouissance, avec son pendant sur le plan psychique du garder en mémoire. Sur un autre axe se situe le temps élaboratif et perlaboratif du Préconscient caractérisé par sa représentation langagière, heu d'ordonnancement et de transformation, oeuvrant conjointement avec le Conscient sur l'axe de la secondarisation. On est tenté, à la suite des Botella [3], d'accorder au Préconscient la fonction vitale pour la croissance psychique d' « introduire dans le fonctionnement psychique une distinction temporo-spatiale ». Il s'établit dans cette zone psychique un espace-temps entre les objets mentaux, permettant différentes combinatoires potentiellement créatives. En contraste avec ce type de fonctionnement « aéré », celui de l'Inconscient, atemporel, marqué par la condensation, est Processus civilisateur, signifiance et temporalité 1153 animé de grandes quantités d'énergie cherchant à se décharger par la voie la plus courte, la plus rapide. Qu'en est-il de la sollicitation de l'Inconscient, du Préconscient et du Conscient dans la société occidentale contemporaine puisque c'est celle qui nous occupe ici ? L'intensification des informations, communicables sans délai par les moyens audiovisuels, alliée à un rythme de vie de plus en plus rapide, n'est-elle pas le signe d'une vitesse érigée comme valeur, fin en soi, à la limite, objet de la pulsion ? Comment penser cet afflux massif de messages, le plus souvent débités à un rythme débridé, sans temps de pause, comme si les informations appartenaient toutes au même corpus, et surtout, comme s'il fallait à tout prix éviter un silence vécu comme temps vide, inhabité, signe d'une absence intolérable, et non pas, comme je l'ai proposé ailleurs [5], lieu d'émergence possible de nouveaux objets mentaux ? Que penser de ce monde des images qu'est la télévision installée dans son propre intérieur, dans tous les sens du terme, et qui se veut de tout montrer, en simultanéité avec l'événement, à quelque endroit du monde qu'il se produise ? Selon certains, c'est là le signe d'un progrès indéniable du savoir, espoir de meilleure compréhension des problèmes de notre temps. Il faut cependant tenir compte du fait qu'il s'accompagne d'une surenchère continue du scandaleux, du choquant, de l'outrance sous toutes ses formes, mais surtout sexuelles et agressives, comme si le captivant, c'était « le plus », beaucoup plus que « le vrai », encore qu'il y aurait beaucoup à dire et à penser sur la nature du « vrai », et nous y reviendrons. On est donc amené à penser qu'un glissement est en train de s'opérer de la qualité vers la quantité. Celle-ci se voit portée au pinacle par un Idéal du Moi de plus en plus grignoté par un Moi Idéal convaincu qu'un monde meilleur — interne et externe — est à trouver dans la multiplication et l'inflation des excitations. Le surpeuplement par les images fait pendant au surpeuplement de la planète dont les experts nous disent qu'il s'accompagnera d'une grande disparité selon les régions. Si on prévoit que, dans un siècle, nous serons dix milliards d'individus, un peu plus du double d'aujourd'hui, les pays dits développés croîtront d'un tiers environ, alors que le continent latino-américain se multipliera du simple au triple et l'africain au quintuple (chiffres avancés par la Division de la Population des Nations Unies et cités par A. Jacquard [10]). Cette explosion démographique n'est-elle pas justement nommée également en référence à la menace qu'elle fait planer sur l'appareil psychique qui a à penser (mais qui doit le penser ?) des solutions à un problème que d'aucuns n'hésitent pas à dire qu'il est insoluble. Revenons un instant à la question de la multiplication des images. Il y a peut-être lieu de se demander si ce bain de sollicitations n'exerce pas un effet 1154 Nicole Carels inhibiteur sur la propre capacité qu'a l'appareil psychique à créer des images. Cela nous ramène à la question de l'avènement de la pensée dont on nous dit si souvent, depuis Freud, qu'elle est à relier à l'absence de l'objet. N'est-ce pas, d'une certaine façon, l'invite de Shakespeare qui, devant le décor élémentaire du théâtre élisabéthain, sollicite notre imagination en direction du passé, et dans le présent d'un public renouvelé au cours des siècles, en donnant ainsi la parole au choeur, dans le prologue de Henri V [13] : « Mais pardonnez, gentils auditeurs, au plat et impuissant esprit qui a osé sur cet indigne tréteau produire un si grand sujet. Cette table de combats de coqs peut-elle contenir les immenses champs de France ? Pouvons-nous entasser dans ce cercle de bois les casques qui épouvantaient l'air à Azincourt ? Oh ! pardonnez ! puisqu'un chiffre crochu peut dans un petit espace figurer un million, permettez que, zéros de ce grand compte, nous mettions en oeuvre les forces de votre imagination. Supposez que dans l'enceinte de ces murailles sont maintenant renfermées deux puissantes monarchies dont les fronts haut dressés et contigus ne sont séparés que par un étroit et périlleux océan. Complétez nos imperfections par vos pensées ; divisez un homme en mille et créez une armée imaginaire. Pensez, lorsque nous parlons de chevaux, que vous les voyez imprimant leurs fiers sabots dans la molle terre. Ce sont vos pensées qui doivent maintenant habiller nos rois, les transporter ici et là, enjamber les dates, ramasser les événements de plusieurs années dans une heure de sablier (...). » Mais si nous parvenons à peupler la scène de Henri V, ce n'est pas seulement parce qu'elle est en grande partie vide, c'est aussi parce qu'elle est habitée de la dramatisation et de la langue d'un des plus grands, sinon le plus grand, auteur jamais connu. N'est-ce pas dans un jeu subtilement rythmé de présence et d'absence, dans un dosage suffisamment bon de rencontre et de séparation entre objets internes et objets externes, dialectiquement liés et en interaction dynamique, que se constitue et s'élabore la pensée ? J'évoque ici l'appropriation de l'objet dans un corps à corps mais aussi à distance, par identification. Un monde me semble encore à découvrir au niveau des processus de cette appropriation suivant qu'elle s'effectue sur le mode kinesthésique, visuel, acoustique ou tactile ou en synergie polysensorielle, mais ceci est un autre problème. Il n'empêche que la question économique est soulevée. La pratique psychanalytique connaît le trop d'excitation et le trop d'absence d'excitation mais comment la penser en fonction des nombreux ensembles, sociaux, nationaux, internationaux, etc., dans lesquels l'homme est inséré ? On pourrait à nouveau se demander si cet excès d'informations évoqué plus haut n'entrave pas potentiellement, ou même effectivement, l'élaboration optimale du monde psychique interne et ses capacités de créativité en particulier. Qui plus est, conjugué à d'autres facteurs, n'acquiert-il pas une valeur traumatique dans le sens où serait Processus civilisateur, signifiance et temporalité 1155 effracté le pare-excitation en tant que fonction tierce primitive, et où seraient collapsées les liaisons représentatives dans le Préconscient ? Guillaumin [9], à la suite de Freud, rapproche la notion de traumatisme de la notion universelle d'angoisse devant les inévitables découvertes de la vie, celles de la « castration » (de la différence sexuelle), de la « scène primitive » (du coït des parents), de la naissance et de la mort. Pour R. Diatkine [7], le traumatisme peut trouver son origine dans la rencontre d'une expérience insupportable avec un désir inconscient, ce qui déséquilibre le jeu des forces pulsionnelles et du Moi. Je tends à penser que, parmi ces désirs inconscients, celui de toute-puissance narcissique, présent en tout un chacun à des degrés divers, est particulièrement interpellé par les progrès de la technicité d'une part et par le contenu de certains messages, de l'autre, sans compter l'excès dont il a déjà été fait mention. En effet, l'écart entre le pouvoir exercé sur les machines audiovisuelles par exemple et le pouvoir (fictif) sur les objets qu'ils véhiculent est mince, voire nul, pour le désir omnipotent. On se demande dans quel psychisme est à situer l'illusion de pouvoir assimiler les informations concernant le développement de la guerre du Golfe en 1991, diffusées vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une chaîne de télévision (comme si on y était...), dans le psychisme du programmateur ou celui du public, ou les deux... C'est ici que le sens est, paradoxalement si on ne tient pas compte de la dimension économique, producteur de non-sens. Dans un dosage économique optimal de l'excitation, l'intégration du « bruit » par le système (dans ce cas-ci l'appareil psychique) peut être à l'origine d'une complexification plus grande, témoignant de création et de stabilisation de la nouveauté, selon un processus auto-organisateur (Atlan [1]). Mais les choses se nuancent si on considère les différents niveaux du système dans le sens où ce qui est information à un niveau peut être perçu comme bruit à un autre niveau. La potentialité organisationnelle ou désorganisationnelle serait donc à penser suivant la dimension économique et selon un jeu complexe et dynamique entre les différents ensembles du monde intrapsychique, tout comme dans leur interaction avec les nombreux ensembles du monde extérieur. En prenant en compte ces mouvements intersubjectifs, le traumatisme consisterait en une accumulation d'excitations qui débordent les capacités d'assimilation et de transformation dans un trop grand nombre de niveaux, que ceux-ci se situent dans le sujet, dans l'objet et/ou dans l'espace qui leur est commun. Cette conception est, on l'aura noté, proche de celle développée par S. et G. Pragier dans leur rapport de Madrid de 1990 [11]. Si la complexification croissante du psychisme, en regard de celle du monde dans lequel nous vivons, peut être source d'enrichissement, de nouvelles potentialités, et constituer un avantage sélectif, il n'est pas certain que ce soit le cas pour tout un chacun. On peut se demander si la complexification de la société, conju- 1156 Nicole Carels guée à l'accélération de son rythme et à certains facteurs anxiogènes qui lui sont spécifiques (j'y reviendrai), n'est pas de nature à entraver le fonctionnement mental, notamment en ce qui concerne ses capacités de tri, de jugement et de transformation. L'inclination n'en serait que plus grande de se tourner vers des modes de traitement de l'excitation plus régressifs, tels que la décharge ou l'agir, que ce soit dans le domaine de la sexualité ou de l'agressivité dans le sens large. J'ai évoqué certains facteurs liés spécifiquement à la société contemporaine et pouvant être anxiogènes, les exigences liées à la vitesse, à certains facteurs quantitatifs et au niveau croissant de complexité du monde. Que dire d'une apparition nouvelle, celle de l'arme nucléaire rendant l'homme, pour la première fois de son histoire (connue) capable de détruire la planète entière ? Que penser de sa prolifération et de l'incertitude quant à ses détenteurs et son destin ? Sur le plan du monde des idées, le vacillement du déterminisme classique, des repères « absolus » que la science et la religion offraient, est apte à déstabiliser de nombreux esprits. Le langage n'est pas moins épargné si on pense à la façon dont il est utilisé pour véhiculer mensonge et désinformation à des fins belliqueuses et destructrices, devenant lui aussi arme nouvelle. Les « tags », ces signes qui n'ont de l'écriture que l'apparence, et ne véhiculent aucun contenu sémantique, ne sont-ils cependant pas signes de désillusion ou même de chaos ? Il a été question plus haut de modalités régressives de traitement de l'excitation sous forme de décharge et d'agir. Freud déjà attirait notre attention sur la valeur défensive de l'agir par rapport à la mémorisation. Plus intellectualisante, mais aussi plus perverse, est l'utilisation de la langue au service de thèses révisionnistes pour falsifier le passé. D'aucuns diront que l'arme est inutile, qu'il suffit de laisser faire le temps, et que, de toute façon, l'histoire ne fait quand même que se répéter — on pourrait ajouter : comme les pulsions — qui plus est, on n'apprend pas à partir de l'histoire. Parmi les facteurs agissant contre la mémoire, le cinéaste J.-L. Godard n'hésite pas à placer la télévision qui, dit-il, « fabrique de l'oubli ». On rétorquera que du point de vue de sa lunette, l'homme est partial. Toujours est-il que le propos donne à penser si on se réfère aux facteurs quantitatifs et temporels déjà mentionnés, potentiellement ou effectivement fauteurs de violence psychique. N'en voit-on pas un signe dans les interruptions répétées d'un spectacle, et à des moments particulièrement captivants, par des messages publicitaires qui cherchent à séduire en sollicitant de façon privilégiée la fibre sexuelle, narcissique ou régressive pour présenter un leurre qui gomme l'écart entre illusion et réalité ? Mais il est d'autres leurres qui signent l'opération d'une destruction déjà consommée. Je me suis laissé dire que les oiseaux ont déserté les rues de Tokyo envahies par la pollution, mais qu'à cela ne tienne : on peut quand même entendre leur chant diffusé dans des haut-parleurs... Processus civilisateur, signifiance et temporalité 1157 On est en droit de se demander si un certain nombre de glissements et de substitutions n'est pas en train de se produire sur une pluralité d'échelles : l'indépendance des nations, toujours relative mais relativement claire jusqu'ici, n'est-elle pas en train de devenir fictive ? Un exemple parmi d'autres est celui des modifications imposées à l'environnement, telles que la propagation de la pollution atmosphérique et des retombées radioactives qui dépassent de loin les frontières politiques. Par ailleurs, il devient de plus en plus évident que les réseaux mafieux s'étendent au-delà de quelques frontières et groupuscules pour atteindre une dimension vastement internationale, atteignant même dans certains cas les plus hauts postes de commande. Où sont les limites ? Le monde du fonctionnel, du matériel, du factuel et de l'opératoire, érigés comme valeurs sous la couverture de l'efficacité et du rendement, ne gagne-il pas du terrain, ne se substitue-il pas souvent aux idéaux de psychisation, de sublimation, de spiritualité et du sacré ? D'aucuns pensent qu'une société sans spiritualité est une société en voie de sous-développement. D'autres vont jusqu'à dire qu'elle est en voie de disparition... Devant le sentiment d'impuissance que l'individu peut ressentir face à ces phénomènes, en conjonction avec d'autres facteurs tels que la surpopulation, l'exigence quant à la vitesse de rendement, la régression narcissique ne constituet-elle pas un pôle attracteur ? Le leurre est tentant de pouvoir remplacer l'altérité, les différences, la culpabilité, et la castration par le déni de l'autre et les fantasmes d'auto-engendrement et de toute-puissance. Il faudrait ajouter : le leurre de pouvoir remplacer le père par la mère qu'on retrouve jusque dans les rangs de certaines théorisations psychanalytiques, pas forcément kleiniennes d'ailleurs, et aussi souvent avancées par les hommes que par les femmes analystes. La question se repose : ou sont les limites ? En dernier ressort, nous sommes ramenés à l'hétérogénéité foncière du système de « représentance », fait de représentations de choses, d'objets, du soma, de l'acte, représentant affect et représentation de mots. La scène du psychisme est habitée par ces différents représentants dont on peut supposer qu'ils ont entre eux des rapports de discontinuité, de contiguïté ou de fusion, suivant des combinatoires variées et dans des dosages différents, selon les types de structure et selon les moments. L'établissement de ces différents modes de liaison requiert l'intervention d'un mouvement interne. Sans pouvoir entrer dans les détails d'un modèle qui a été explicité ailleurs [6], qu'il suffise ici de préciser que cette motion énergétique est conçue comme pouvant, dans un espace pluridimensionnel, lier des éléments compatibles dans une certaine marge d'hétérogénéité et d'en délier d'autres, par exemple dans la direction du plus mentalisé au moins mentalisé. J'ai supposé par ailleurs que l'intériorisation d'une sensation de mouvement est elle-même potentiellement porteuse d'un germe de représentativité. L'appa- 1158 Nicole Carels reil psychique est envisagé de la sorte comme un ensemble, dans un espace pluridimensionnel, de concaténations d'éléments hétérogènes qui sont animés, à des degrés divers, d'une motion énergétique à valeur mobilisatrice et potentiellement transformatrice. La rigidification de la concaténation irait de pair avec le rétrécissement des mouvements combinatoires et la redondance d'éléments homogènes. A l'autre pôle, les maillons de la chaîne s'agiteraient dans des mouvements hyper-rapides entre éléments très hétérogènes, ne laissant pas de temps à la décantation. D'un côté donc, ralentissement de la combinatoire dans une homogénéisation accrue, de l'autre, accélération d'un mouvement « vide » puisque ne pouvant fixer des éléments très hétérogènes. Mais, dans un cas comme dans l'autre, il y a absence relative ou totale d'assimilation et de transformation. Dans une zone intermédiaire se situerait le mouvement marqué par un rythme suffisamment modéré qui animerait des éléments compatibles entre eux mais relativement hétérogènes. Tel serait le mouvement créateur dans le sens large du terme. Aux limites à l'intérieur du système répondent des limites entre le système et son environnement externe, lui-même constitué et constitutif d'une série d'ensembles aux limites mouvantes et en interaction, dans un espace-temps pluridimensionnel et en inclusions réciproques. Certains artistes ont représenté ce monde d'inclusions réciproques de façon troublante, tel Magritte qui, dans L'éloge de la dialectique, peint l'extérieur d'une maison dont une fenêtre ouvre vers un intérieur dont le décor est fait d'une autre maison vue de l'extérieur... Le rapport avec cet environnement qu'on a peine à encore appeler externe est de ce fait pris dans des relations d'incertitude. L'artiste, selon Barthes [2], est à la même enseigne, il « ne sait jamais si ce qu'il veut dire est un témoignage véridique sur le monde tel qu'il a changé, ou le simple reflet égotiste de sa nostalgie ou de son désir : voyageur einsteinien, il ne sait jamais si c'est le train ou l'espace-temps qui bouge, s'il est témoin ou homme de désir ». Ne dirait-on pas qu'il est les deux, à la fois témoin et homme de désir, à la fois dedans et dehors, dans sa totalité et dans ses diverses composantes ? Relevons que Jankélévitch (cité par Caïn [4]) parle du temps dans des termes comparables : « La définition du temps ne peut se faire qu'en terme temporel (...) on ne peut pas vraiment parler du temps puisqu'on met du temps à parler. Le temps est à la fois dedans et dehors, donc il n'est pas objet. » Nous voilà donc loin d'une conception purement linéaire du temps, si on considère une temporalité faite d'une multitude de temps liés à une multitude d'espaces à la fois intrapsychiques et interrelationnels en rapport d'intersubjectivité... Dans cette conception, l'après-coup n'est qu'une des modalités temporelles effectives, de même que le temps transitionnel, tel que A. Green [8] le Processus civilisateur, signifiance et temporalité 1159 décrit : des transactions entre mère et enfant, contraignantes car forçant chacun des deux partenaires à sortir de sa temporalité, « peut sortir; pour la relation commune et discontinue, un temps nouveau, moins originaire qu'original : le temps transitionnel (...) temps potentiel s'instaurant, comme le dit Winnicott, à l'instant inaugural de la séparation d'avec l'objet, transformant la séparation en réunion ». Un des aspects de cette pluritemporalité est la continuité dans la discontinuité qui, à un niveau fondamental, renvoie à la vie et à la mort dont le sacré, la spiritualité en général et l'art en particulier sont imprégnés, bien que sur des plans distincts. Picasso disait, peu de temps avant sa mort, sa conviction qu'il n'allait pas mourir. Quel que soit le degré d'authenticité, d'ironie, de défi ou de défense dans cette affirmation, lorsqu'on voit un grand ensemble de ses oeuvres au Musée Picasso à Paris, on sait et on sent que sa déclaration est vraie à un certain niveau, peut-être celui de l'ambiguïté temporelle d'un maintenant-avantaprès du signe en tant que vivance d'un processus de vie et de mort, de mortalité et d'immortalité. On pourrait d'ailleurs concevoir la création dans son acception profonde, qu'elle soit artistique, scientifique ou mythologique, comme une tentative, jamais aboutie puisque toujours recommencée et à recommencer, de donner un sens à la vie et à la mort, les deux étant inextricablement liées. Qu'en est-il de cette quête pour l'homme du XXesiècle ? Le Guernica de Picasso, homme de ce siècle mais sans doute de tous les siècles, n'est pas l'urinoir, ready made de Marcel Duchamp dont on s'étonne qu'il soit qualifié d'oeuvre d'art et pourtant présenté comme tel dans des milieux artistiques consacrés. Que l'art ait une fonction subversive (Dada est le mieux placé pour nous le rappeler), cela fait partie des déliaisons indispensables qui permettent des reliaisons nouvelles, mais pour qu'il y ait oeuvre d'art, à la fois témoin et agent d'un processus civilisateur, ne faut-il pas qu'elle soit habitée d'un espace-temps de transformation ? Si la fonction symbolique et la secondarisation sont écrasées au point qu'un objet concret et utilitaire est présenté comme création artistique, il y a de quoi être déstabilisé. Bien plus que le fait qu'il soit présenté comme telle, c'est le fait qu'il soit accepté, voire porté au pinacle qui pose question. Qu'on considère Duchamp comme un fantaisiste facétieux ou un iconoclaste, ou qu'on s'interroge sur sa santé mentale, c'est une chose. C'en est une autre d'accueillir comme oeuvre d'art sa Joconde, reproduction de celle de Léonard à laquelle il a ajouté moustache et bouc et qu'il a intitulée LHOOQ qu'il faut lire à haute voix pour en saisir la violence. Qu'on la considère comme phénomène sociologique ne nous étonnerait pas, au contraire, mais de là à l'inclure au sein du patrimoine culturel de l'humanité, n'y a-t-il pas confusion des plans ? La trajectoire de Duchamp est sans doute symptomatique plus encore qu'exemplative car avant 1160 Nicole Carels sa période des ready made, il a créé des oeuvres, inspirées de l'Impressionnisme, du Cubisme et du Fauvisme, témoignant d'un réel travail d'élaboration et de transformation sur le plan psychique et pictural. On peut dès lors penser qu'il s'inscrit dans un mouvement évolutif, ou plutôt rétrograde, dont les frontières dépassent largement celles de sa propre individualité. Par ailleurs, l' « art » minimaliste, le plus souvent aux confins de l'indigence et de la vacuité, pourrait se comprendre, non pas comme une contribution au mouvement civilisateur, mais comme une réaction aux facteurs de complexification et d'insécurité dans la société contemporaine et dont il a été question plus haut. L'éclatement et la fragmentation, peut-être préfigurés dans le Cubisme, manifestes dans le travail d'un Jackson Pollock par exemple, me semblent être l'expression, plus que la transformation, du désarroi d'une humanité qui a perdu trop vite de trop nombreux référants et craint ou ressent déjà la déstabilisation foncière du chaos. Mais le XXesiècle est aussi celui d'un Henry Moore, créateur exemplatif de formes nouvelles et pourtant primordiales, en continuité avec un monde ancestral. Il reste aussi que certains chefs-d'oeuvre du passé de tous temps ont été et sont préservés et aimés, et continueront probablement à l'être. A travers la discontinuité des civilisations, la continuité de la quête du sens et du beau fait que l'homme est homme jusqu'au moment où il cessera de l'être. S'il continue à s'émouvoir devant la peinture préhistorique, à explorer les espaces interstellaires, à rechercher et à élaborer le primordial dans la création, il est dans un affect et dans une temporalité au service de la vie. D'un certain point de vue, il n'y aurait pas grand-chose à répondre à quelqu'un qui dirait : « A quoi bon vivre s'il faut quand même mourir ? » L'investissement de la vie, la sienne, celles des autres et de l'environnement vivant, passé, présent et à venir, repose, à mon sens, sur un formidable déni de la mort. Ce déni, indispensable si on a à vivre sa vie, est toutefois à nuancer selon que la pensée est principalement axée sur le monde de la matérialité, du factuel, ou bien sur le champ de la sublimation et de la spiritualité. Plus le déni est massif, plus grande risque d'être la place laissée à l'opératoire, au concret et au tangible. La pensée esthétique et spirituelle s'élabore dans une temporalité scandée par l'absence, la perte et la mort. La question est de savoir dans quelle mesure l'homme de ce XXesiècle finissant est préparé, encouragé par le monde dans lequel il vit, à faire face et à penser les multiples défis auxquels il est confronté. La tentation des leurres du narcissique, de la jouissance de surface, immédiate et éphémère, de la répétition et de la passivité est sans doute en train de gagner du terrain. Elle alimente le déni de la mort, le refuge dans les défenses maniaques de l'hyperactivité à laquelle, d'ailleurs, les psychanalystes n'échappent pas nécessairement. Du même coup est contrinves- Processus civilisateur, signifiance et temporalité 1161 tie l'élaboration de la perte et le travail du deuil qui, comme on le sait, demande un temps parfois considérable. Alors, optimisme ou pessimisme ? En contrepoint de l'inclination particulière de tout un chacun pour l'un ou l'autre de ces deux pôles, s'ouvre un champ épistémologique fécond et nouveau, celui d'une pensée de la complexité qui est loin d'être l'apanage de la psychanalyse seule : Prigogine et Stengers [12] nous le rappellent : « La découverte de la complexité est avant tout un défi (...) au-delà des fausses classifications, des interdits, des contraintes culturelles, politiques et économiques, les sciences n'ont, en droit, pas d'autre limite que celle de la créativité humaine. Elles ne sont pas contrainte fatale à laquelle il faudrait nous soumettre, mais contraintes productrices d'un sens que nous ne cessons de créer, et que nous pouvons créer, de telle sorte que ce ne soit pas contre elles mais avec elles que se construisent les voies nouvelles du dialogue entre les hommes et avec le monde qu'ils habitent. » Mais ceci implique une modification de nos cadres de pensée. L'augmentation de complexité d'un système s'accompagne d'une augmentation de la place de l'aléatoire, donc de la possibilité du nouveau et de l'imprévisible avec ce que cela peut comporter comme incertitude anxiogène. La notion newtonienne d'un temps comme cadre immuable n'est plus tenable. Elle se voit remplacée par celle d'un temps inversé dans lequel ce qui advient « apparaît déterminé par ce qui arrivera (et qui n'est pas connu aujourd'hui) plus que par ce qui est déjà arrivé — par le futur plus que par le passé » (Atlan [1]). Ce futur « aurait donc la mystérieuse capacité de diriger une évolution, alors même qu'il ne serait pas encore advenu... l'histoire des hommes, ou celle de tel individu particulier, ne trouve sa signification qu'une fois connu le point d'aboutissement, comme si, au travers des hasards et des vicissitudes, elle ne pouvait pas ne pas mener à ce qui paraît son achèvement » (Dupuy, cité par S. et G. Pragier). Ce temps « finaliste » ne se retrouve-t-il pas dans notre champ clinique dans la mesure où c'est au cours, sinon à la fin de l'analyse que peut pleinement se figurer le diagnostic de départ ? Devant ce vivant nouveau, marqué par l'aléatoire, le « bruit » peut potentiellement ouvrir la voie à des structures dissipatives (Prigogine) porteuses de sens. C'est dans l'après-coup que nous pouvons comprendre le processus. Dans « l'avant-coup », nous sommes dans des logiques et des relations d'incertitude. On peut aussi penser que l'aléatoire est un concept émanant de l'état actuel des sciences, et donc, comme tout concept, provisoire. Personne ne peut prédire ce que sera l'aléatoire dans l'avenir. Cela aussi fait partie des relations d'incertitude... Penser l'incertitude et l'inquiétude de l'homme dans un environnement en mouvance accélérée, inscrit dans une pluritemporalité et une complexité croissante, est nécessaire ; mais est-ce suffisant ? On est en droit de se demander si les 1162 Nicole Carels savoirs cognitifs, même conçus dans une synergie pluridisciplinaire, permettent sinon d'éliminer, du moins de réduire les menaces du monde contemporain. En parallèle aux efforts pour comprendre, les esprits ne devraient-ils pas se rassembler à la recherche d'une nouvelle Ethique ? Ethique qui repenserait les limites et les liaisons entre systèmes,. au-delà des catégories traditionnelles et occidentales du savoir mais selon les nécessités d'une temporalité et d'une économie psychiques optimales. Mais ceci n'est, en guise de conclusion, que l'introduction à un autre chapitre... NicoleCarels 18,rueGénéral-Lotz 1180Bruxelles RÉFÉRENCES [1] Atlan H. (1979),Entre le cristal et la fumée, Paris, Ed. du Seuil. [2] Barthes R. (1991), Cher Antonioni...(Ciné Journal), Ed. Cinédit, 22, 16-17. [3] BotellaC. et S. (1990),La problématique de la régressionformellede la pensée et de l'hallucinatoire, in La psychanalyse : questionspour demain,Paris, PUF,coll. des « Monographies de la RFP». [4] Caïn J. (1982),Tempset psychanalyse,Paris, Privat. [5] Carels N. (1982), Le silenceen psychanalyse : quelquesaspects théoriques et cliniques, Rev. belge de psychanal, 1, 26-38. [6] Carels N. (1988),Propos sur la sèvede la pensée et du langage, Rev.franç. psychanal, 2, 401-407. [7] Diatkine R. (1982),L'après-coup du traumatisme, in Quinzeétudespsychanalytiques sur le temps, Paris, Privat. [8] Green A. (1975),Le temps mort, NouvelleRev.psychanal., 11, 103-109. [9] Guillaumin J. (1982),Avant-propos, in Quinzeétudespsychanalytiquessur le temps, Paris, Privat. [10] Jacquard A. (1991),Inventer l'homme,Bruxelles,Ed. Complexe. [11] Pragier G. et Faure-Pragier S. (1990), Un siècle après l'esquisse : Nouvelles métaphores ? Métaphores du Nouveau, Rev.franç. psychanal, 6. [12] Prigogine I. et Stengers I. (1986), La nouvellealliance. Métaphore de la science, Paris, Gallimard. [13] Shakespeare W. (1599), Henri V, in Les drames historiqueset les poèmes lyriques, trad. de P. Messiaen, Bruges(1943). II Sur le vif Clivages Michèle de l'action PERRON-BORELLI Tout ce que nous dénonçons comme malaise, voire comme maladies de la civilisation va dans le sens d'une régression à des formes archaïques d'actions, échappant aux régulations qui relèvent de valeurs éthiques, à nos yeux essentielles. Ces valeurs découlent évidemment d'une instance surmoïque. Au-delà du surmoi individuel que nous connaissons, on est alors conduit à évoquer la notion plus incertaine d'un surmoi collectif. L'affaiblissement de cette instance surmoïque, voire la régression du surmoi lui-même à ses formes les plus primitives, favoriserait une désintrication pulsionnelle laissant le champ fibre aux pulsions de destruction. En fin de compte, c'est bien aux actes accomplis que s'éprouve et que se mesure l'horreur, quelles que soient les idéologies ou les rationalisations avancées pour les justifier. Actes fondés alors sur des relations de pouvoir où prévaut la pulsion d'emprise, et où la loi du plus fort s'impose dans sa brutalité la moins négociable. Il existe pourtant, nous dit-on, une loi de la guerre soumise à un droit international. Et c'est seulement lorsque celui-ci est transgressé qu'on parle de « crimes de guerre »... Au-delà, l'histoire récente a ouvert le procès des « crimes contre l'humanité ». Certes, il y a des degrés dans l'abomination, dans la violation de tout ce que l'humanité a élaboré au cours des siècles pour fonder une définition des droits de l'homme. Mais la légitimation de la guerre n'est-elle pas en elle-même un échec de la civilisation ? C'est bien déjà ce que pensait Freud, solidaire en cela des idées pacifistes développées en Europe après la première guerre mondiale. Comment pourrions-nous penser autrement aujourd'hui ? Lorsqu'un Etat civilisé en vient à accepter la guerre, passant d'une « logique de paix » à une « logique de guerre », c'est pour autant que les tentatives de négociations préalables ont échoué. On dit alors que « les armes vont parler »... L'action régressive, massivement destructrice, Rev.franç.Psychanal, 4/1993 1166 Michèle Perron-Borelli se substitue, fût-ce de manière légalisée, au respect de la vie et à l'élaboration des compromis que celui-ci requiert habituellement. Cependant, si nous pensons aujourd'hui que le monde va mal, ce n'est pas seulement à constater qu'on y fait encore la guerre, voire qu'on y commet des actes de barbarie. La barbarie a toujours existé, et probablement sous des formes pires que celles que nous connaissons aujourd'hui. Les moyens modernes d'information ont permis à un plus grand nombre d'en prendre conscience ; et si chacun est ainsi plus directement concerné, parce que mieux informé, ceci ne peut être qu'au crédit d'un progrès de la civilisation. La spécificité du malaise actuel tient surtout à ce que nous découvrons, au travers et au-delà des constats ainsi permis, un décalage de plus en plus flagrant entre nos idéaux collectifs et ce qui se passe réellement dans le monde. Nous constatons que les valeurs de la démocratie, fondées sur le respect des droits de tous, ne peuvent s'imposer que dans des conditions de vie privilégiées. Aussi voit-on s'accentuer les clivages entre les pays riches et les pays pauvres, ainsi qu'entre les pays politiquement évolués et les autres. Et, dans les pays les plus favorisés eux-mêmes, ces valeurs sont bien loin d'emporter l'adhésion de tous, ni surtout de s'imposer suffisamment dans les faits. L'idéal affirmé et apparemment dominant n'empêche pas la survivance ou parfois le regain de pouvoirs occultes dangereux. Le désarroi créé chez beaucoup d'entre nous par l'effondrement récent des régimes communistes tient à la perte de l'illusion, longtemps reconduite, que la postérité du marxisme pouvait encore, au-delà de ses errements totalitaires, offrir une solution de rechange à un capitalisme dominé par le pouvoir de l'argent. Là aussi, c'est un véritable clivage qui s'est révélé entre une idéologie à visée humanitaire et les actes politiques de ceux-là mêmes qui avaient le pouvoir de la mettre en oeuvre. Ne peut-on craindre qu'un clivage du même ordre ne se reconduise entre un idéal démocratique proclamé et l'impuissance de ceux qui le soutiennent à le faire triompher dans les faits, c'est-à-dire dans les actions et les réalisations qui devraient en découler ? Le risque serait alors qu'un discours de façade, propre à conforter les espérances et la bonne conscience de chacun, ne laisse en fait le champ libre à des forces destructrices incontrôlables. Quelle peut être notre position, et plus précisément notre action de psychanalystes en présence de tels problèmes ? Bien limitée assurément. Encore faut-il distinguer ce que nous pouvons apporter individuellement à chacun de nos patients et le rôle que la psychanalyse et les valeurs dont elle est porteuse peuvent jouer dans l'histoire des idées. C'est évidemment la première question qui doit nous retenir en priorité, car nous savons bien que notre compétence spécifique nous assigne de nous occuper des personnes, au plus près de l'individualité de chacune. Clivages de l'action 1167 Les motivations de la démarche individuelle conduisant à s'engager dans une psychanalyse n'ont sans doute guère varié depuis Freud. Il s'agit toujours d'une recherche de bonheur individuel, ou pour le moins de l'espoir d'une atténuation de souffrance pour soi-même ou pour quelques proches ; il s'agit d'une aspiration à plus de conscience, à plus de liberté personnelle. Pouvons-nous alors méconnaître que la psychanalyse, en tant que cure individuelle, est une pratique hautement élitiste, réservée à quelques privilégiés dont le niveau économique et culturel est suffisant pour leur permettre une telle démarche ? Ne pouvons-nous alors que nous inscrire dans les clivages sociaux et politiques que nous dénonçons ? Quoi qu'en pense chacun, en fonction de ses propres positions politiques ou philosophiques, je crois que nous partageons tous la conviction que ce surcroît de conscience et de liberté que nous sommes en mesure d'apporter à quelques-uns est en soi-même un germe de progrès pour tous. Un autre clivage, beaucoup plus radical, assigne à la psychanalyse la nécessité de se tenir en marge de l'action. La règle implicite du « non-agir », complémentaire de celle du « tout-dire », fonde la spécificité du cadre analytique. Le paradoxe est qu'il s'agit là tout à la fois d'un a priori constitutif de la démarche psychanalytique elle-même, et d'un risque qui la menace de se trouver par là même déconnectée des problèmes et des enjeux de la vie « réelle », personnelle et collective. Disons d'abord que l'exclusion de l'action du cadre analytique n'implique pas pour autant que les actions du patient, celles qui concernent sa vie et ses relations hors de la cure, ne soient pas prises en compte dans le travail de l'analyse. Celles-ci y sont introduites par le patient lui-même, et tout ce qu'il nous en dit pendant les séances vient prendre place dans la trame associative sur laquelle porte le travail de l'interprétation. Lorsqu'un analysant exclut, trop radicalement ou trop continûment, de son discours en séances les références à sa vie extérieure (familiale, amoureuse, professionnelle, etc.), cette exclusion a presque toujours une fonction de résistance. Il appartient alors à l'analyste d'interpréter cette résistance, qui a souvent le sens d'un évitement du transfert négatif, et de débloquer ainsi un processus en train de s'enliser. Les réactions des patients à ce genre d'interventions sont souvent très éclairantes. Tel pourra y voir une intrusion de l'analyste dans sa vie privée. Tel autre récusera la banalisation que cela lui semble impliquer en regard d'un « idéal » analytique qu'il voulait situer dans un registre moins trivial. Il est vrai qu'une part d'idéalisation de l'analyse et du transfert peut favoriser l'alliance de travail et donner au patient l'étayage narcissique dont il a besoin. Mais, à défaut d'interprétation, l'excès ou la persistance d'une telle idéalisation ne peut aller que vers un clivage, bloquant toute poursuite de processus. A laisser trop longtemps le patient s'enfermer avec l'analyste dans cette sorte de 1168 Michèle Perron-Borelli bulle narcissique, on tend à recréer et à pérenniser le clivage primitif du Moi et celui de l'objet. Le « bon » est ici, en moi et en l'analyste, tandis que le « mauvais » est rejeté au-dehors. L'idéal narcissique, retrouvé et protégé, tend à expulser, comme d'un Moi-plaisir purifié, tout ce qui, de la pulsion, peut menacer la trompeuse sécurité de l'illusion. Le clivage du « dedans » et du « dehors » vient alors recouper et renforcer celui du « bon » et du « mauvais », celui du non-agir idéalisé de l'analyse et de l'action, cette dernière se trouvant par là même mise hors champ de l'élaboration. Et un tel clivage risque fort de porter tout particulièrement sur les composantes agressives de la pulsion. Car, c'est électivement à l'action — ou à ses représentations—que s'attache la négativité de la conflictualité pulsionnelle. La névrose obsessionnelle en est le paradigme. D'une manière plus générale, ce sont souvent les contraintes et les dangers fantasmatiques de l'action, celle-ci étant anticipée comme représentation-but, qui activent ou réactivent les conflits. On le constate clairement dans les phobies aussi bien que dans certains états dépressifs. A ne pas prendre en compte dans l'élaboration psychanalytique les conflits de tous ordres liés à l'action, ceux-ci ont donc toutes chances de se cliver du processus et de faire retour au-dehors, particulièrement sous la forme que nous connaissons bien de l'acting-out. On voit bien ici l'analogie avec les problèmes évoqués plus haut. Il s'agit encore d'un clivage entre un « idéal », ici fondé sur l'idéalisation par l'analyste lui-même d'un processus qui se voudrait parfaitement épuré de toutes les scories liées à l'action, et des actions effectives qui se situeraient radicalement « ailleurs » et lui deviendraient dès lors antagonistes. Le risque encouru peut être aussi celui d'une analyse interminable, dont le processus, enlisé dans l'illusion narcissique ou l'intellectualisation, ne pourrait jamais déboucher sur une reprise en charge, suffisamment autonomisée par des remaniements intrapsychiques, des conflits vitaux et de leurs solutions évolutives. Idéalement, c'est évidemment dans et par le transfert que peuvent se transposer et s'élaborer au mieux les conflits. Mais, lorsqu'il s'agit de conflits spécifiquement liés à l'action, cette transposition n'est-elle pas sévèrement limitée par la règle du non-agir ? Le paradoxe serait radical et sans issue si les investissements et contre-investissements fiés à l'action ne trouvaient un moyen de s'exprimer et de s'élaborer dans le processus lui-même. Ainsi, le fait que l'action soit exclue du cadre analytique ne nous dispense pas d'une réflexion théorique qui puisse éclairer les articulations entre les conflits intrapsychiques et les actions dont ils découlent ou par lesquelles ils s'expriment. Il est vrai que la théorisation de l'action a été peu intégrée par Freud dans les concepts majeurs de sa métapsychologie. La référence à l'action n'en est cependant pas absente : on la trouve notamment dans la notion d' « action spécifique », ou encore étroitement liée au « principe de réalité », ou bien, plus Clivages de l'action 1169 proche de la clinique, dans la notion de « régression de l'acte à la pensée » propre à la névrose obsessionnelle, etc. On peut cependant s'accorder à constater que cette théorisation reste épisodique et insuffisante. J'ai proposé l'hypothèse que la transposition de l'action dans le fonctionnement intrapsychique — et donc dans le processus analytique qui en découle — s'opère par l'intermédiaire des fantasmes, eux-mêmes redéfinis comme des « représentations d'actions ». Si cette conception a pu parfois susciter certaines réticences, celles-ci m'ont paru le plus souvent fondées sur des malentendus. On peut certes tout à fait comprendre que les psychanalystes se méfient des modèles théoriques qui voudraient substituer des paramètres fondés sur Faction à ceux qui définissent le point de vue métapsychologique comme modèle de fonctionnement intrapsychique. Tel n'est assurément pas mon propos. A. Green, dans son introduction à ce Colloque, s'est fait avec vigueur le porte-parole de cette méfiance. J'adhère pleinement à la plupart des présupposés épistémologiques qu'il nous a rappelés, et qu'il a d'ailleurs bien souvent contribué lui-même à préciser ou à éclaircir. Il est un point cependant sur lequel je ne le suivrai pas : je ne pense pas qu'on puisse opposer, comme il le fait, ce qu'il nomme le référent-pulsion au référent-action, en les tenant pour incompatibles. En regard de la dynamique intrapsychique qui définit le champ propre de la psychanalyse, ne serait-il pas plus juste de considérer l'action, au même titre que la pulsion, comme étant l'un et l'autre des « concepts-limites » ? L'un et l'autre auront à subir, pour entrer dans cette dynamique intrapsychique, des transformations par lesquelles ils pourront trouver des « représentants » psychiques. Or, le fantasme est justement, selon moi, le représentant psychique par lequel se transforment, et se lient entre elles en s'élaborant, la pulsion et l'action. Bien plus que de les opposer, je crois donc nécessaire de les considérer comme complémentaires. L'action est bien évidemment l'un des buts de la pulsion, et sans doute son but premier. La pulsion, qui s'étaye sur le corps (source) trouve sa décharge naturelle dans l'action (but). On peut dire, complémentairement, que la pulsion est le moteur de toute action. La question est de savoir quelle est la nature et la qualité de l'élaboration intrapsychique qui peut « allonger » et complexifier la voie qui va de la pulsion à l'action. C'est justement cette élaboration qui permet d'intégrer au mieux, et au plus près de leur enracinement biologique, les composantes libidinales et destructrices de la pulsion, de les intégrer d'abord dans le Moi, avant qu'elles puissent se lier à nouveau, en toute circonstance qui l'exige, sous le contrôle du Surmoi. L'action-but est suspendue dans le temps même de cette élaboration et s'en trouve transformée. Corrélativement, l'insuffisance d'une telle élaboration tend à autonomiser les pulsions destructrices qui s'attachent à ces représentations-buts, leur 1170 Michèle Perron-Borelli permettant d'échapper à l'intégration par le Moi, et plus encore au contrôle d'un Surmoi évolué. Les pulsions destructrices, ainsi rendues à un destin anarchique, retrouvent les voies les plus courtes de la décharge primitive, et s'expriment alors directement dans des actions régressives. Dans l'hypothèse que je soutiens, la pulsion se représente dans l'inconscient, et donc advient dans l'ordre du psychisme, principalement sous la forme des représentations d'actions qu'inclut le fantasme : avaler, expulser, pénétrer, détruire (de différentes manières), etc. Ces représentations d'actions ne suffisent pas à constituer le fantasme, mais en sont le noyau attracteur : je pense qu'elles tendent à se lier d'emblée, dans ce que j'ai appelé la « matrice originelle du fantasme », à des représentations d'objet partiel. On peut admettre que ce sont ces représentations d'actions élémentaires qui expriment le plus directement dans l'inconscient la motion pulsionnelle et qui, par leur valeur de représentationsbuts, orientent la pulsion vers l'objet et font lien avec l'objet. Ces représentations d'action constitutives du fantasme sont d'emblée métaphorisées, ou pour le moins porteuses de potentialités métaphoriques et symbolisantes. C'est ce qui leur confère un rôle privilégié dans les processus de mentalisation de la pulsion. Au niveau le plus archaïque du fantasme, dans sa matrice originelle d'où émergent les représentations de l'objet, les actions représentées dans l'inconscient sont chargées de toute la force d'une agressivité primaire non liée. D'où la violence de ces fantasmes archaïques, tels que ceux décrits par M. Klein ou par S. Isaac, que nous retrouvons dans l'analyse sous l'effet de la régression formelle, ainsi que dans les rêves. C'est l'élaboration des multiples avatars de leur liaison avec les représentations de l'objet qui permettra leur transformation. Je ne prendrai ici qu'un exemple, rapide et schématique mais essentiel, d'un tel processus de transformation. Suivant les cas ou suivant les moments d'une cure analytique, l'action métaphorique d'avaler pourra garder ou retrouver sa signification la plus ambivalente, évoquant le risque d'une destruction radicale de l'objet. Ou bien, si elle est suffisamment liée aux pulsions libidinales qui tendent à l'amour et à la conservation de l'objet, elle pourra acquérir de nouvelles significations. C'est ainsi qu'un fantasme d'incorporation destructeur de l'objet pourra laisser place à un processus d'internalisation compatible avec la permanence intrapsychique de l'objet, et par là fonder une identification structurante. On peut ainsi comprendre comment, au terme d'une longue série de transformations de ce type, les représentations d'actions archaïques pourront devenir des représentations-buts plus évoluées, compatibles avec les exigences du Moi et du Surmoi. Cette approche théorique peut contribuer à éclairer certains remaniements qui sont rendus possibles par la cure analytique. La régression propre à la cure permet l'accès aux fantasmes inconscients archaïques et la reprise de leur élabo- Clivages de l'action 1171 ration dans les conditions nouvelles offertes par le cadre analytique. On comprend mieux alors comment les conflits fiés à l'action, pour autant qu'ils sont directement représentés dans la trame même de l'élaboration, peuvent y trouver de nouvelles issues et une meilleure intégration dans le Moi. Certains clivages entre les couches archaïques de ces représentations et les formations psychiques plus évoluées qui les recouvrent peuvent ainsi être réduits. Nous connaissons bien cependant les limites d'efficacité de la cure analytique. Il nous faut sans doute accepter l'idée que certains clivages, trop précocement ou massivement inscrits dans l'organisation psychique, lui restent inaccessibles. Les plus optimistes d'entre nous peuvent cependant fonder leurs espoirs dans la croyance en une potentialité de liaison propre à la vie, en la supposant assez forte pour mener toujours plus loin le combat contre les forces de destruction qui lui font échec et tendent à s'en libérer de manière anarchique. C'est le même espoir qui peut nous faire penser que la civilisation saura peut-être triompher des forces destructrices qui la menacent. Il nous devient alors permis de croire aussi que, dans notre rôle et à notre place de psychanalystes, nous y pouvons peut-être quelque chose... MichèlePerron-Borelli 6, rueDamesme 75013Paris La civilisation par mise les civilisés à mal mêmes Pérel WILGOWICZ « Il est souventquestionde la ragedestructricede la masse,c'estla premièrechosepar laquelleellefrappele regard,et ilestindéniable qu'ellese trouvepartout,dansles payset les civilisations les plus divers.Sansdouteon la condamneet la désapprouve, maissansl'expli» querréellement. EliasCanetti,Masseetpuissance, 19601. S'interrogeant sur les exigences idéales de la société civilisée, Freud s'arrête, dans Malaise dans la civilisation2, sur la célèbre maxime reprise par le christianisme : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », pour évoquer la tendance à l'agression envers le prochain qui se trouve au coeurde chacun, cette « hostilité primaire » qui menace de ruiner la civilisation et débouche sur « le narcissisme des petites différences ». A cet impératif correspond le commandement : « Tu ne tueras point », interdit issu de la conscience morale, imposé comme « réaction contre la satisfaction de la haine en présence du mort bien-aimé, satisfaction cachée derrière le deuil (qui) s'étendit progressivement à l'étranger non aimé et finalement à l'ennemi »3.Le paradoxe réside dans le fait que le tyran, le dictateur, « ayant monopolisé tous les moyens de coercition », devrait souhaiter « que les autres observassent du moins ce commandement culturel »4. On sait que, loin d'être freiné par la crainte d'une rétorsion, le despote ne fait qu'être renforcé, dans son irrésistible ascension vers le pouvoir et sa soif de puissance illimitée, par ses instincts meur1. E. Canetti,Masseetpuissance, Gallimard,1966. 2. S. Freud,Malaisedansla civilisation, Paris,PUF,1971. 3. S. Freud,Considérations actuellessurla guerreet surla mort(1915),in Essaisdepsychanalyse, Paris,PBP,1981,p. 34. 4. S. Freud,L'avenird'uneillusion, PUF,1971,p. 21. Rev.franç.Psychanal, 4/1993 1174 Pérel Wilgowicz triers. Il lui faut, pour cela, soumettre la masse à sa personne en vue de mettre à exécution ses desseins personnels. Freud, quant à lui, a fondé les commandements du fonctionnement psychique sur les articulations et les résolutions du conflit oedipien, inceste/parricide, qui le conduisent à construire un mythe fondateur : le meurtre du père de la horde primitive par les fils. Les traces mnésiques de ce crime et la culpabilité des fils, transmise, habiteraient depuis lors la psyché de leurs descendants. Ainsi en aurait-il été également pour Moïse, selon Freud, qui veut reconnaître dans le prophète juif un fils d'Egyptien, devenu le père du monothéisme, lequel aurait été assassiné par son peuple. Ce faisant, Freud méconnaît l'Alliance, qui remonte à Abraham. Mais, au sein des communautés anciennes, n'y avait-il pas, depuis des ères et aires très archaïques, d'autres meurtres, dont les traces mnésiques, demeurées tabous, refoulées, continueraient à opérer dans notre réalité, dont les échos atteignent le XXesiècle, à savoir l'infanticide et le matricide, ou plutôt le parenticide ? Ceux-ci ne mettent pas tant en question une relation triangulaire, dans le but de trouver une satisfaction érotique avec le parent de l'autre sexe, et de faire disparaître celui du même sexe, mais un conflit à la vie / à la mort entre deux êtres indissociablement liés, qui concerne la naissance et la mortalité, prises dans une perspective généalogique : un meurtre généalogique, en quelque sorte. Le monothéisme, avec le non-sacrifice d'Isaac, illustre cette tentation filicide, qui aboutit, pour Abraham, au sacrifice de sa toute-puissance paternelle. Les guerres, nous le savons, ont longtemps été livrées par des hommes envoyés sur les champs de bataille : des adultes jeunes doivent défendre le drapeau national et la mère patrie. C'étaient, et ce sont bien évidemment encore, des fils que l'on sacrifie au combat. Les guerres contemporaines, qui ne font plus ces distinctions, n'épargnent pas plus les soldats que les civils, enfants, jeunes, adultes et vieux, hommes et femmes. Elles exigent un sacrifice qui atteint une grande partie de la communauté, nationale ou ethnique. Avec l'extermination, les chambres à gaz, le génocide, l'enjeu est devenu celui de l'élimination ethnique radicale. L'idéologie nazie exerçait un pouvoir absolu tant sur la vie que sur la mort, tant sur la naissance que sur la mortalité des persécutés. Mise en application d'une destructivité absolue qui exigeait jusqu'à l'effacement des crimes perpétrés contre l'humanité. Ce n'est pas le moindre paradoxe que ce soit au sein de l'Europe et de l'Occident que la barbarie ait connu cette expansion extrême, et que nous assistions impuissants aux horreurs de l'épuration ethnique qui se déroule, depuis 1992, à nos portes, en Yougoslavie. « Il se peut que l'univers d'Auschwitz (car c'est ce qu'il a été) désigne ce royaume d'une bestialité humaine potentielle (désormais réalisé), ou plutôt d'abandon de l'humain et de régression à la bestialité, qui à la fois précède le La civilisation mise à mal par les civilisés mêmes 1175 langage, comme c'est le cas chez l'animal, et vient après le langage, comme cela a lieu dans la mort. Auschwitz signifierait à l'échelle collective, historique, la mort de l'homme en tant qu'organisme parlant, rationnel, "rêveur d'avenir" (le zoon phonanta de la philosophie grecque). Les langages que nous parlons désormais sur cette planète corrompue et suicidaire sont posthumains » (G. Steiner) 1. Quel est le destin des figures individuelles et collectives du Surmoi, dans leur rapport à la violence et à la mort, nous sommes-nous demandé dans un groupe de recherche constitué depuis deux ans2 ? Si, me semble-t-il, nous souhaitons avec Freud que, dans l'évolution de la cure, « là où était le ça, le moi advienne », n'aurions-nous pas à déplorer que, dans le malaise de nos civilisations, cette proposition redoutable : « Là où était le Surmoi, le Moi Idéal apparaît », occupe toute la place ? Car l'adhésion à une idéologie, la soumission sans résistance et sans frein à un leader, la massification, ne dissolvent-ils pas ce Surmoi, protecteur de la loi et de la symbolisation, dans l'ivresse et la libération des instincts de destructivité et de domination ? « Tu tueras », commande le chef tout-puissant à ses adeptes. Cette inversion en dit long sur la levée du refoulement de l'interdit. La masse obéit comme un seul homme au Führer, l'individu s'évanouit au sein des exécutants (comme il disparaît en tant que tel parmi les victimes), soumis au même sort collectif, au même désir de meurtre qu'un seul être se prenant pour le dieu de ses désirs et de son destin éprouve, en même temps qu'il impose son désordre au monde, à ceux qu'il ne reconnaît plus comme ses semblables. Il s'appuie sur la fascination hypnotique qu'il exerce sur des humains transformés en « automates » que leur « volonté est devenue impuissante à guider »3.La rage et l'expression des pulsions de mort de ses disciples transformés en automates de la destructivité sont amplifiées par la prise en masse de leurs forces au service de l'anéantissement d'une partie de l'humanité décidée par un démiurge insensé. A l'autre pôle, nos contemporains ont vu les applications technologiques de l'informatisation modifier la vie quotidienne, nos savants acquérir des pouvoirs immenses sur l'homme lui-même dans le cadre de la procréation assistée, des greffes d'organes, des manipulations génétiques, ce qui leur confère un statut de Frankenstein en puissance, dans leur aptitude à influencer, voire à créer des êtres qui demain seront plus réels que les créatures des fantasmes les plus audacieux de la science-fiction. Dans le même temps où se sont déployés des pouvoirs démesurés de destructivité, grevant lourdement les filiations à venir, des capaci1. G. Steiner,La longueviedela métaphore. Uneapprochedela Shoah,inL'écritdutemps,Minuit, « 14/15», 1987. 2. A.Anargyros, G. Goldzal,P. Wilgowicz, et collaborateurs. 3. S. Freud,Psychologie collective et analysedu Moi,in Essaisdepsychanalyse, Paris,PBP,1971. Citationde LeBon,p. 131. 1176 Pérel Wilgowicz tés incommensurables de maîtrise dans le domaine médical, biologique, ont vu le jour, portant sur la naissance et sur la mort. Elles obligent à une réflexion éthique approfondie, qui engage l'homme à venir. Notre modernité nous place dans une situation qui, à bien des égards, rappelle le mythe du Golem, cet être des légendes de Prague inspirées par la Kabale, crée par des hommes à l'aide des lettres de l'alphabet, qui portait sur le front le mot : émet, signifiant vérité. Si la première lettre lui était retirée, il restait alors : met, qui veut dire : mort. Le Golem 1,qui possédait en lui les virtualités tant de la vie que de la mort, illustre la double valence naissance/destruction inhérente à la condition humaine. Freud, dans ses textes sur la culture et la civilisation, réaffirme ses conceptions sur la dualité pulsionnelle, celle des pulsions de vie et de mort. Elaborées à partir de la métapsychologie individuelle, il les étend à la vie collective. Cette vision ne cesse de se confirmer de nos jours. Le malaise de la civilisation en 1993 n'est-il pas lié à ce pouvoir vertigineux que l'homme a su s'attribuer, tant sur la mort que sur la naissance de ses semblables, modifiant ainsi le destin d'un être humain limité par la nature et la culture de son temps de vie ? PérelWilgowicz 7, ruedesBlancs-Manteaux 75004Paris 1. Ce mytheet ce thèmeont été développésdansLe vampirisme. De la Dameblancheau Golem, Césura,1991. Du temps à l'épreuve de l'épreuve du temps Jacques ASCHER Le développement de l'atrocité de la guerre civile yougoslave remet en circulation des faits langagiers supposés bannis à jamais, tels que « purification, nettoyage ethnique » ou « camps de concentration ». Le nationalisme s'exaspère sur les décombres du communisme à la faveur de l'effondrement des contenants étatiques dits socialistes. Pointerait à l'horizon du IIIe millénaire « la fin de l'Histoire » ou tout au moins « le dimanche de l'Histoire » évoqué par Hermann Broch. L'Histoire ainsi mise en congé est celle du XXesiècle, grosse de religions païennes de fer, de sang, de crime. Il est à observer cependant que les hypertrophies aiguës des « identités » ethniques, linguistico-religieuses font retour avec violence, comme s'il fallait colmater dans l'urgence de la vacance inquiétante « une panique identitaire » par « une fuite en avant dans l'imaginaire de la communauté absolue »'. Cette ambiance socio-historique sur fond de crise économique chronicisée offre maintes analogies aux syndromes collectifs ayant favorisé l'émergence des populismes d'inclination fasciste au lendemain des bouleversements européens issus de la première guerre mondiale. Le malaise dans la civilisation est bien là à l'oeuvre, l'homme est toujours un loup pour l'homme et le spectre du populisme proposant le crime contre l'humanité comme système politique hante l'Europe occidentale si volontiers amnésique et « neutre ». Tel est le contexte historico-politique et social dans lequel deux documents furent proposés à mon attention : 1 / L'article de Raya Cohen intitulé : Les quarante jours du Musa Dagh par Franz Werfel : une littérature d'investigation 2. L'auteur, universitaire israé1. E. Balibar,L'Europeaprèsle communisme, LesTemps n°547(février1992),p. 56-89. modernes, 2. Temps n°547(février1992), dePierreVidal-Naquet. modernes, p. 117à 138avecuneintroduction Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1178 Jacques Ascher lienne, explicite de manière plutôt nouvelle le caractère exemplaire et prémonitoire du génocide arménien au regard de l'écrivain juif pragois de langue allemande Franz Werfel, auteur du roman Les quarante jours du Musa Dagh, rédigé, puis publié à des dates lourdes de sens, 1932 et 1933. 2 / L'émission de Radio Shalom du 9 octobre 19901, au cours de laquelle Alain de Mijolla, psychanalyste, commenta deux livres parus dans la collection qu'il dirige « Confluents psychanalytiques » aux Editions Les Belles Lettres : — Docteur 117 641, une mémoire de l'holocauste de Louis J. Micheels ; - Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arménie de Janine Altounian. Quels points de passage existent, quelles liaisons se manifestent entre le commentaire du roman de Franz Werfel proposé par Raya Cohen, et l'émission radiophonique au cours de laquelle Alain de Mijolla souligne l'importance et la complémentarité à ses yeux des livres de Louis Micheels et de Janine Altounian ? Ces deux documents opèrent un rapprochement entre le savoir avant coup de Werfel sur la Shoah, se développant sur son désir de dénoncer la méconnaissance du passé tragique récent des Arméniens, et l'émission au cours de laquelle Alain de Mijolla souligne le destin du secret, du non-dit et ses effets délétères, à l'épreuve du temps, au fil des générations. Franz Werfel, Louis Micheels, Janine Altounian nous parlent évidemment tous trois de génocide, le plus grave des crimes contre l'humanité. Un pouvoir d'Etat national, souvent nationaliste, exploitant la fascination exercée par le mythe de l'Un et de l'Indivision, refuse à des groupes humains entiers, en fonction de critères nationaux, religieux, radicaux, ethniques ou ethnico-linguistiques, le droit à l'existence à la surface du globe terrestre. A noter, en passant, l'équivocité de l'expression : « Crime contre l'humanité. » Désigne-t-elle une violence meurtrière appliquée à l'espèce humaine — comme l'entendait peut-être Karl Kraus dans son ouvrage publié lors de la première guerre mondiale, Les derniers jours de l'humanité — et/ou s'agit-il d'un attentat à l'humanité en chacun de nous ? Franz Werfel, lu par Raya Cohen, et Janine Altounian nous disent tous deux la tentative d'extermination de la minorité arménienne de la Turquie ottomane en 1915 dans des registres et à partir de points de vue cependant bien différents. Le premier, écrivain juif austro-allemand, bouleversé par les témoignages recueillis auprès de réfugiés arméniens à Damas en 1929, rédige et publie entre 1932 et 1933 un roman partant d'un fait historique : la résistance héroïque d'un groupe d'Arméniens de Cilicie, déterminés à refuser d'obéir aux ordres d'expulsion exterminatrice des autorités turques ottomanes. 1. « Lalettreet l'esprit» proposéeet animéeparAlainSuied. Du temps de l'épreuve à l'épreuve du temps 1179 La seconde, née en France de parents arméniens, fille française d'un père arménien déporté en 1915, alors qu'il était préadolescent, rassemble dans un livre, beau et difficile parfois à supporter, un recueil d'articles sur « la question arménienne », qui est, bien sûr, sa question, ou la question la constituant comme sujet, pour paraphraser J. Lacan. Au milieu de ce recueil d'articles, tous publiés dans Les Temps modernes, vingt-huit pages intitulées par Janine Altounian « terrorisme d'un génocide » se trouvent être le récit de son père narrant « tout ce qu'il a enduré de 1915 à 1919 », l'expulsion, l'errance, la survie toujours précaire, l'expérience de la misère, de la faim, de la soif, la mort de son propre père, quelquefois aussi de rares gestes ou paroles apportant néanmoins chaleur et vie. Les articles précédant et suivant le récit du père témoignent de l'élaboration réflexive et interrogative de Janine Altounian, des effets en elle de l'horreur sans nom endurée et tue éloquemment par son père 1. Dans et par son roman, Franz Werfel procède à une enquête littéraire sur la catastrophe arménienne encore proche dans le temps, ses conditions de survenue, sa réception par les victimes, les bourreaux et les témoins. Par la fiction de son héros Bagardian, arménien de Paris francisé, tiraillé entre deux mondes, deux cultures, deux langues, Franz Werfel raconte aussi son enquête littéraire destinée à briser le silence, « le crime de silence » maintenant l'ignorance ou plutôt la méconnaissance du génocide arménien redoublant l'énorme passage à l'acte réellement criminel. Janine Altounian, quant à elle, nous dit l'expérience de ses trois divans, le terrifiant de la Sublime Porte et l'accueillant de sa grand-mère, la menant à celui du psychanalyste favorisant l'émergence de la parole entendue et partagée, permettant l'amenuisement progressif des zones mortifères de non-être et de non-dit violemment affolants. Le psychanalyste est alors « passeur de mots et d'événements » (René Kaës) 2. Franz Werfel, par l'écriture de son roman Les quarante jours du Musa Dagh dit la nécessité de reconnaître la réalité historique du génocide arménien, de comprendre ses mécanismes et ses fonctions, un autre génocide obéissant aux mêmes enchaînements de causes et d'effets pouvant se passer ailleurs à une autre époque. Janine Altounian, de sa place d'héritière directe, élevée dans un autre pays, une autre langue, une autre culture, dit « les couches sédimentaires de la mort et du silence »3 transmises du parent ayant vécu l'horreur inconcevable à l'enfant 1. Cf. N. Fresco, La diasporades Cendres,NouvelleRevuede psychanalyse, automne1981,24, p. 205-220. 2. R Kaës,préfacede J. Altounian,Ouvrez-moi seulement lescheminsd'Arménie. 3. N. Lapierre,Le silencedelamémoire. Ala recherche desjuifsde Plock,Paris,Plon, 1989. 1180 Jacques Ascher en elle. Elle souligne, à sa manière, la pertinence de la proposition suivant laquelle : « Ce ne sont pas les trépassés qui viennent nous hanter, mais les lacunes laissées en nous par le secret des autres. »1 Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arménie, au fil des articles rassemblés, donne à lire et à entendre l'élaboration longue et douloureuse à laquelle fut contrainte l'auteur, héritière de l'horreur absolue et secrète transmise à son insu toujours su par son père, victime survivante d'un meurtre de masse. Le sous-titre de son ouvragé, Un génocide aux déserts de l'Inconscient, et quelques titres d'articles constituant du texte : « Comment peut-on être arménien ? », « A la recherche d'une relation au père 60 ans après un génocide », « Un nondit bien entendu », « Faute de parler ma langue », « Viol et silence », soulignent bien le fil directeur de son propos. Le secret du désespoir cerne de silence le passé des victimes survivantes. Ce silence est nécessaire aux bourreaux et aux observateurs apeurés à l'idée d'occuper la place du tiers permettant que le crime (contre l'humanité) soit dit, connu, puis reconnu en tant que tel. Faute d'un témoin acceptant d'investir la place du tiers médian et même médiateur, « la mémoire se réduit à celle du bourreau », comme le montre Janine Altounian. Ce dernier met alors en place l'emprise du déni assurant par un silence violent le développement pervers du redoublement de l'anéantissement premier. L'article de Raya Cohen consacré à une étude finement attentive du roman : Les quarante jours du Musa Dagh, permet de repérer une certaine parenté de démarche entre Franz Werfel, Janine Altounian et à un moindre degré Louis Micheels. Chacun de ces trois auteurs, de sa place subjective singulière, annonce et énonce la même conviction inquiète les taraudant : éliminer, radier, expulser de la pensée contemporaine des catastrophes de civilisation, telles que les génocides arménien et juif, détermine une sorte de nouvel évanouissement insupportable des victimes et de toute parole à leur suite. L'extermination muette de l'extermination renforce l'emprise centrale du trou noir et de l'absence, figeant dans un entre-deux indécidable bon nombre de survivants et de leurs descendants. Raya Cohen insiste sur le désir de Franz Werfel d'occuper la place de témoin. Par ce que Raya Cohen qualifie de « littérature d'investigation », Werfel tente non seulement d'amener la reconnaissance de l'événement historique de l'extermination de masse des Arméniens par les Turcs ottomans, mais encore de favoriser la compréhension des déterminismes de ces phénomènes dits inconcevables et leur éventuelle prévention. 1. N. Abraham,M. Torok,L'écorceetlenoyau,Paris,Flammarion,1987. Du temps de l'épreuve à l'épreuve du temps 1181 Raya Cohen montre la possibilité de distinguer trois niveaux de lecture des Quarante jours du Musa Dagh, le niveau historique, le récit littéraire, le message moral : — La description historique, quasi journalistique : Franz Werfel relate l'agencement bureaucratique étatique de la décision politique du triumvirat gouvernemental jeune-turc Enver, Talaat, Djemal, arrêtée au printemps 1915. Il narre aussi l'épopée des résistants de Musa Dagh. Ce récit s'ordonne autour de la perception des événements annonçant la catastrophe et la catastrophe elle-même par le héros littéraire, Gabriel Bagardian, Arménien occidentalisé, mal à l'aise dans son flou identitaire (comme son créateur, le juif allemand assimilé Franz Werfel ?). — Le récit littéraire : les étapes majeures du processus visant à l'extermination des Arméniens sont repérées : isolement et regroupement de la minorité, expropriation, expulsion, déportation débouchant sur l'anéantissement physique de masse. Le romancier, le créateur littéraire Franz Werfel n'aurait-il pas, à son total insu, proposé une sorte de préface au grand ouvrage de référence de Raul Hilberg concernant La destruction des juifs d'Europe paru aux Etats-Unis en 1985 et en France en 1988. L'artiste jouissant de droits refusés au chercheur en sciences politiques, Franz Werfel s'autorise à traiter — de manière un peu périphérique certes — la dimension éthique du génocide arménien, de sa reconnaissance ou de sa méconnaissance. Raya Cohen insiste sur le statut spécial du chapitre V dans l'économie de l'ouvrage, « point culminant du récit cognitif » posant « le problème du mal, du cynisme politique confronté à la religion de la morale ». Loin d'être inconcevable, la décision d'extermination d'une partie de son propre peuple par le gouvernement d'un Etat-nation relève d'un projet politique réfléchi, non d'une explosion passagère de furie sanguinaire. Cette décision politique peut être arrêtée, puis mise en application grâce à l'indifférence générale de la population locale et du concert des nations. — Le message moral transmis par le témoin Franz Werfel est le suivant : le nationalisme moderne, étatique, tend à rejeter les minorités et à promouvoir leur anéantissement. Il s'appuie alors sur un réalisme politique cynique, exploitant volontiers la haine religieuse. L'application pratique de ce programme destructeur se réalise grâce au concours d'un appareil bureaucratique moderne, routinier mais efficace, aux tâches parcellisées. Pensons à nouveau au moment historique de la rédaction de ce roman : 1932-1933, et à l'air du temps de l'époque : montée irrésistible du nazisme en Allemagne, exaspération systématique de la haine antisémite, enfin prise du pouvoir par Hitler. Rappelons avec Raya Cohen que le brillant romancier juif allemand de Prague, puis de Vienne, l'époux « assimilé » d'Alma Mahler, « fait la lecture inté- 1182 Jacques Ascher grale au cours des conférences publiques qu'il donne en Allemagne lors de son dernier voyage » en 1932 « du chapitre V, où il apparaît clairement qu'il s'agit d'un plan d'extermination » afin « de mettre en garde contre ce qui se prépare en Allemagne ». Le dialogue imaginé entre Enver Pacha et le pasteur Lepsius, comparant la Turquie et l'Allemagne, est explicite à ce sujet. Ainsi, touché par « l'inconcevable destinée du peuple arménien », Franz Werfel parle à sa manière du premier génocide du XXesiècle, dont l'histoire a été quasi occultée jusqu'à cette dernière décennie. Il accomplit ainsi un double « exploit » : — annoncer avant coup, mû par une sorte de savoir anticipateur étonnant, l'énorme passage à l'acte meurtrier usiné par les nazis allemands et leurs vassaux à l'encontre des juifs d'Europe : la Shoah ; — établir une sorte de complémentarité, tout au moins en ce XXesiècle affolé/affolant, entre l'histoire du génocide arménien et celle de la Shoah. A ce propos Raya Cohen nous relate à la fin de son article un point d'Histoire troublant : en février 1942, les juifs du ghetto de Bialystock en Pologne connaissaient si bien le roman de F. Werfel que Les quarante jours du Musa Dagh devint le livre de référence de leurs débats internes : devaient-ils résister héroïquement, évitant ainsi par une mort honorable une déchéance pire que la mort, ou mettre à profit leurs activités de combattant afin de fuir et survivre ? Quel hommage tragiquement cruel rendu à la profondeur de l'intuition et de la sensibilité de l'artiste Franz Werfel ! 1942, ghetto de Bialystock, Pologne occupée, « centres de mise à mort »1 des juifs d'Europe édifiés par les nazis : dates, expressions, lieux qui nous ramènent au premier livre évoqué dans l'émission de Radio Shalom : Docteur 117641, une mémoire de l'holocauste ou « un psychanalyste raconte ce qu'il a vécu à Auschwitz ». Comme il a déjà été remarqué, le terme d'holocauste, remplacé progressivement par celui de Shoah 2 depuis la sortie du film de Claude Lanzmann3, est contestable. Il évoque en effet l'idée difficile à soutenir d'un sacrifice religieux au cours duquel le sacrifié — le peuple juif d'Europe — est immolé par le sacrificateur — les nazis et leurs vassaux — agent de l'insondable volonté divine. A cette observation près, le livre de Louis Micheels est touchant, bouleversant dans sa sobriété même, soulignée par Alain de Mijolla. Un récit au quoti1. R Hilberg,La destruction desjuifsd'Europe,Fayard,1988. 2. Shoah,Lefilm.Despsychanalystes écrivent,Ed.JacquesGrancher,1990. 3. C. Lanzmann, Shoah,Paris,Ed.Fayard,Livrede poche,1985. Du temps de l'épreuve à l'épreuve du temps 1183 dien, une chronique plus ou moins événementielle et factuelle de l'approche progressive de l'horreur absolue d'Auschwitz, par un jeune étudiant en médecine juif hollandais, goûtant le sport, le camping, la lecture, l'ébauche d'un lien amoureux, lorsque la paisible Hollande se retrouve sous la botte germanique et nazie au printemps 1940. Louis J. Micheels relate avec beaucoup de clarté l'isolement progressif des familles défîmes comme juives, la privation sans cesse croissante de ressources, de travail, d'habitat, la faim tenaillante, le sentiment d'être pris au piège. Ce dernier sentiment amène le désir de fuir vers la France via la Belgique. Suite à une dénonciation, le tout jeune Dr Micheels se voit emprisonné près de Bruxelles, puis transporté à Auschwitz. En ce lieu « d'une terreur sans nom », pour « laquelle la langue n'a pas de mots »1, Louis Micheels « bricole » sa survie par de petits moyens précaires. Un apprentissage rapide des codes groupaux régissant le fonctionnement du camp favorisé par ses « fonctions médicales » lui est sans doute d'un grand secours. L'aide majeure éprouvée par Louis J. Micheels lors de cette épreuve terrifiante, en ce lieu de « la rose de personne »2, vient de la persistance en lui d'un amour partagé pour une femme. Ainsi la représentation en lui de l'autre aimé et parfois haï demeure possible, maintenant une des assises de son humanité, voire même de son humanisation. Le récit de Louis Micheels fut écrit quelque quarante ans après son expérience du camp d'extermination. Ce délai témoigne peut-être aussi du long blocage de toute possibilité d'élaboration du noyau traumatique en soi induite par « les situations extrêmes »3 impossibles à penser et peut-être aussi à panser. Selon Louis Micheels, cette défaillance de l'appareil à penser, à signifier, à interpréter, à opérer des liaisons, est à relier à l'existence d'un secret absolu à taire impérativement sur ce qui s'est passé. Chaque survivant devient ainsi un Geheimnisträger (un porteur de secret) menaçant potentiellement le déni mis au point par les bourreaux et l'apparente neutralité des observateurs tiers. Le survivant juif du camp nazi rejoint dans le rapprochement proposé par Alain de Mijolla le propos de la fille du. survivant du génocide arménien. L'horreur secrète en soi, peu élaborée, est transmise à la génération suivante, qui l'incorpore, l'encrypte, véritable membre fantôme, écueil de la transmission structurant l'humanité d'un groupe, d'une famille, et y inscrivant ses membres. Ainsi les exterminateurs ottomans d'abord, puis nazis, ont nié, dénié leur agir exterminateur. Tout s'est passé comme s'il avait fallu rayer de la surface terrestre non seu- 1. L. Bleger,in Violence d'Etat et psychanalyse, ouvragecollectif(coll.D. Anzieuet R Kaës), Dunod,1989. 2. P. Celan,Larosedepersonne, Ed.LeNouveauCommerce, 1979. 3. B. Bettelheim, Lecoeur conscient, Paris,R Laffont,1972. 1184 Jacques Ascher lement des hommes et des femmes réels, mais encore des cultures, des langues, des manières d'assumer la condition humaine, comme s'il avait fallu attaquer les liens de parenté et d'alliance sous-tendus par le principe de filiation. La mémoire, l'aptitude relative au souvenir et à l'oubli sont comme frappées d'interdits. Les morts réduits en cendres et fumée dans la nuit et le brouillard pèsent alors de tout leur poids sur le cerveau des survivants figés dans un entre-deux douloureux, délimité par l'évocation impossible d'un côté et l'oubli insupportable de l'autre. L'emprise des morts non honorés 1, sans sépulture, sans nom, fait passer les survivants et leurs enfants à côté de leur vie. Des hommes et des femmes vivent et souffrent plutôt de l'horreur de la mémoire sidérée de façon transgénérationnelle que de la mémoire de l'horreur. Il leur est difficile d'admettre que des vivants mortels succèdent à d'autres vivants mortels dans la chaîne des générations. Il leur faut accepter que le mythe d'Antigone 2 est le plus actuel de tous les mythes, nécessaire au maintien en vie du corps pensant de l'Occident. L'horreur pouvant être définie comme ce qui fait trou dans la communauté des hommes donnant hors sens, hors histoire, le crime contre l'humanité s'attaque bien aussi à l'humanité en chacun de nous. L'aptitude à penser des pensées, à maintenir la distance de l'intime, à relier identité singulière et sens universel, est attaquée à mort par ces « situations extrêmes ». Hier ist kein Warum (« Ici il n'y a pas de pourquoi ») : n'était-ce pas la règle durement énoncée par un garde SS d'Auschwitz à Primo Levi ?3. Le terme de Dolmetscher, interprète, désignait bien en ce lieu, en ce temps, la matraque, comme le rapporte toujours Primo Levi4. La question du Mal se profile alors... sans oublier le dire du poète Paul Celan : « Ceux qui disent la vérité disent les ombres. » JacquesAscher 105,avenuedu Parc-Monceau 59000Lille 1. Cf.H. Piralian,Génocideet transmission : sauverla mort,inLePère,L'espacepsychanalytique, Ed. Denoël,1989,p. 133-145. 2. G. Steiner,Lesantigones, Gallimard, NRF,1986. 3. P. Levi,Sic'estunhomme, Julliard,1987. 4. P. Levi,Lesnaufragés etlesrescapés. QuaranteansaprèsAuschwitz, Gallimard, Arcades,1989. Pierre-Sosthène Jean-Louis FORTABAT Ce charmant bambin voulant faire pipi demande à sa maman de l'aider à dégrafer ses bretelles. Celle-ci répond par une interprétation de son affirmation phallique. Le caractère pressant du besoin l'amène à réitérer la demande, et induit une escalade interprétative laissant l'enfant face à l'inévitable issue. Ce billet humoristique, paru dans un hebdomadaire titrant « Faut-il brûler Dolto ? », pointe à sa manière, menaçante, un malaise lié aux retombées dans le champ social de notions prélevées dans l'espace analytique. Des emprunts sont transformés en savoir positif et généralisant, des réifications proposent des recettes passe-partout. La mère de Pierre-Sosthène se soustrait à son rôle d'accompagnement et d'étayage ; d'autres parents s'inscrivent différemment dans le détournement de la psychanalyse. Collant à la critique d'un autoritarisme ombrageux, ils s'interdisent d'interdire, préférant manipuler une dialectique spécieuse pour amener à résipiscence un enfant « encouragé à raisonner » ; parfois ils formulent des interprétations à visée réductrice qui font intrusion dans l'univers mental et attaquent l'enfant pour ce qu'il est, faute d'avoir proscrit ce qu'il faisait. Après s'être réjoui de leur influence dans la culture et d'une heureuse sensibilisation de divers intervenants sociaux, les psychanalystes peuvent éprouver déception et inquiétude devant certaines confusions de rôles et d'identité. C'est ainsi que des magistrats chargés des affaires matrimoniales, soucieux du désir de l'enfant, peuvent être amenés à lui demander de choisir entre le père et la mère. Exceptionnellement, mais cela s'est vu, des pénalistes demandent au prévenu s'il préfère l'hôpital ou la prison ; plus fréquemment des juges d'enfant, saisis pour une demande de protection sont tentés, devant une situation à risque, de répondre par une interprétation de l'inconscient des parents. Cette attitude qui semble heureusement se raréfier depuis quelque temps confronte le Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1186 Jean-Louis Fortabat pédopsychiatre à des devoirs d'assistance à enfant en danger, au risque de perdre sa place spécifique et d'apparaître aux yeux des parents maltraitants comme un adversaire, s'il est obligé d'insister auprès des administrations en charge de sauvegarde. Dans le domaine scolaire, peuvent être relevées des attitudes d'enseignants pour qui l'éveil devient une fin suffisante, et l'évaluation d'un travail une violence discriminatoire contre l'élève. Parents et responsables sociaux se retrouvent parfois dans l'évitement des interventions d'arbitrage, au motif que les protagonistes sont en interaction et que, « quelque part », chacun y trouverait son compte. Dans tous les cas, une position visant à ouvrir une réflexion, pondérer des attitudes, nuancer, motiver et personnaliser des décisions, est transformée en une nouvelle norme instituant les moyens comme fin, et confondant les rôles. L'amalgame des « métiers impossibles » sonne le glas d'une éducation éclairée par les apports freudiens. Cette résistance moderne à l'analyse relaie et parfois côtoie les résistances classiques : incrédulité, refus, dérision. Plus subtile, elle ne se situe plus dans un extérieur adverse, mais à partir de l'intérieur même de notre corpus théorico-pratique. Elle met en question nos capacités à communiquer, et, donnant de nous une caricature, nous blesse narcissiquement. A certains égards, cette blessure est de nature comparable à celles qui nourrissent nos conflits confraternels, suscitant la tentation de projeter vers l'extérieur celui qui fait honte au groupe. Les divergences et conflits dans la communauté analytique nous sont d'ailleurs opposés pour invalider nos interventions lorsque nous tentons une discussion. Le plagiat psychanalytique des « mères de Pierre-Sosthène » ne saurait évidemment prendre en compte des mécanismes tels que condensation, déplacement, surdétermination ; il est particulièrement marqué par la méconnaissance de l'effet d'après-coup. L'histoire est restituée, figée et explicative, sans aucun mouvement liant dans les deux sens passé et présent. Le discours est réduit à un texte indépendant des rapports entre les personnes, et leur place symbolique. Ne noircissons pas le tableau, et ne soyons pas à notre tour réducteurs dans la critique. En outre, ces malaises dans la civilisation contemporaine ne peuvent être systématiquement imputés à la seule influence de la psychanalyse. Cependant, manifeste dans certains cas, elle semble ailleurs constituer une référence latente ; quand, par exemple, les mouvements d'idéalisation de la pulsion et de contre-investissement des positions de responsabilité aboutissent à une permutation entre les instances et non plus à leur intégration, leur assouplissement. Pierre-Sosthène 1187 L'attitude des psychanalystes ne saurait être le repli, mais la participation au débat avec prudence, en privilégiant l'approche dynamique des problèmes. Eviter d'alimenter les simplifications ne doit pas pour autant faire renier nos connaissances sur le poids des traces du passé et des conflits infantiles, car une autre résistance guette, qui dit que tout est dans tout (et réciproquement) ! Jean-LouisFortabat 36,avenueDaumesnil 75012Paris Expérience culturelle Dé-signification et perte du sens et malaise d'in-différence Jeanne DEFONTAINE La première thèse de Malaise dans la civilisation rapporte le malaise au renoncement sexuel que l'homme échange contre la sécurité offerte par la civilisation. Les travaux de Wilhem Reich, puis plus clairement encore d'Herbert Marcuse dérivent d'une telle perspective ; mais ce qu'ils ajoutent c'est que si ces inhibitions et ces restrictions sexuelles imposées par la culture provoquent un malaise, il y a bien vite une récupération du côté du Moi donnant lieu à des réinvestissements sous forme de sublimation. Les renoncements sexuels sont des moments négatifs, à la fois conservés et dépassés dans la production d'oeuvres. Cette dialectique (car il s'agit là d'une véritable aufhebung) entre le désir et la loi exprime une vision réconcifiatrice d'inspiration chrétienne qui procède directement de la philosophie hégélienne. C'est que ces deux auteurs n'ont pas été seulement influencés par Freud, mais également par Marx dont tout un volet de l'oeuvre porte l'empreinte de cette dialectique. En effet, chez Marx le malaise est appréhendé — dans la continuité d'une longue tradition qui remonte à Platon et à laquelle seul Freud mettra un terme — comme un dysfonctionnement à l'intérieur du système, dysfonctionnement qui procède d'un conflit entre ceux qui décident et détiennent les instruments de production et ceux qui exécutent et vendent leur force de travail. L'aufhebung est présente dans le fait que ce clivage générateur de malaise aboutira par l'intermédiaire de la lutte des classes à sa résolution dans la société sans classe, moment de la réconciliation finale. Ainsi, le temps de la barbarie 1 ne prendra fin, avec le malaise qui l'accompagne, que dans l'avènement du socialisme. 1. Soulignons quelorsqueFreudparledemalaise,Marxparledebarbarie.L'histoirecontemporaine montrequelesdeuxtermessontà retenir,l'unetl'autre. Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1190 Jeanne Defontaine Chez Freud, l'hypothèse — ou plutôt la thèse — de la pulsion de mort met un terme à l'idéologie réconciliatrice et à la religiosité. C'est que le malaise n'est pas quelque chose de contingent par rapport à la civilisation, mais qu'il ressort de l'acte même de civiliser. Ainsi, plus de civilisation n'est pas susceptible de permettre de régler une crise supposée passagère, car plus il y a de civilisation plus il y a de destructivité. Celle-ci n'est pas seulement inscrite dans le monde biologique, mais aussi au sein même des systèmes culturels, elle atteint son point d'acmé dans le monde occidental. Déjà Au-delà du principe de plaisir mettait en oeuvre l'existence d'une « différence » au sens fort, d'une « différence » non récupérable dans une dialectique. Eros a pour fonction d'unir et de rassembler en constituant des ensembles de plus en plus complexes. La pulsion de mort travaille en silence à défaire le travail d'Eros, à abolir les différences, à réduire la complexité, pour aboutir au zéro d'excitation, pour ramener l'organique à l'inorganique. L'essentiel de Malaise dans la civilisation est justement l'application de cette hypothèse à la culture. Si, dans un premier temps, Freud situe le malaise dans l'obligatoire renoncement sexuel imposé par l'acte civilisateur, dans un second temps il reconnaît l'existence d'une agressivité non érotisée, d'une destruction à l'état pur. Ce qui permet à Freud d'avoir ce point de vue non dialectique c'est l'influence du judaïsme dont il est issu. Le judaïsme est l'expression d'un divorce entre l'homme et le monde, d'un fossé qui s'est creusé entre l'homme et la divinité — et que le christianisme essaiera par la suite de combler. Pour comprendre cela, il est nécessaire de décrire ce qu'est une société qui ne présente pas cette cassure. La relation au sens dans les sociétés « sauvages » En un certain sens, les sociétés « sauvages »1 constituent l'exemple d'une extériorité propre à décrire l'univers d'avant la cassure. Ces sociétés en effet semblent satisfaire au mieux les conditions de réalisation d'un contrat narcissique propre à permettre aux hommes une relation plus étroite et moins conflictuelle entre eux et avec leur environnement. Tous les actes de la vie quotidienne dans la société « primitive » ou « sauvage » prennent une dimension cosmique dans la mesure où ces actes réfèrent à des mythes d'origines susceptibles d'offrir aux hommes un ancrage dans le monde. Ces mythes d'origine ont une valeur sacrée, ils donnent signification aux événements de la vie, telles la naissance, la vie, la mort, l'adolescence, etc. Leur valeur symbolique permet aux individus qui comc'est-à-dire nonpas à l'étatsauvage,maisà l'état non domestiqué 1. AusensdeCl. Lévi-Strauss, (cf.Lapenséesauvage). Expérience culturelle et perte du sens 1191 posent ces sociétés, même au sein d'un certain dénuement, de vivre dans le plein du sens. C'est ainsi que le temps humain est perçu comme cyclique, il permet à chacun d'assurer une continuité, d'être en contact avec l'origine. Le monde ancestral sert en quelque sorte de modèle ou d'archétype permettant ainsi à chacun, à chaque geste de la vie de chacun, d'inaugurer un sens tout en répétant l'origine. Mais donnons un exemple de cette relation au sens dans une société « sauvage ». L'exemple que nous rapportons est celui d'une naissance dans une société primitive, celle décrite par P. Clastres dans sa Chronique des Indiens Guayaki, et qui va nous permettre d'illustrer ce que Piera Aulagnier a décrit comme contrat narcissique. Il nous permet de réaliser la signification que prend la naissance d'un individu dans ces cultures. Chez les Guayaki, quand un bébé vient au monde, la société entière met en place tout un dispositif propre à l'accueillir — paroles, rituels, mythes. La naissance, chez les Guayaki, est un événement à l'échelon cosmique et tout se met en branle pour accueillir l'enfant, mais aussi pour conjurer les forces menaçantes venues de l'au-delà. Une naissance, en effet, est suspecte, car elle est une menace qui pèse sur le groupe des vivants, une menace venue du monde des morts. Aussi l'accouchement de la mère se déroule-t-il dans le silence, comme s'il ne fallait en aucun cas éveiller l'âme des disparus. Naissance et mort ébranlent l'ordre établi ; ils sont le signe de l'état d'équilibre précaire momentané du socius, signe que la limite entre dehors et dedans, entre le monde de l'au-delà et le monde d'ici-bas perd son étanchéité. Aussi faut-il, par des rituels ancestraux, se protéger, reconstituer la limite, l'enveloppe susceptible de sauvegarder l'intégrité du groupe. C'est alors toute une cosmogonie qui est évoquée, cosmogonie propre à rendre compte de l'origine ; par les mythes et les rites qui en sont l'expression gestuelle, le groupe tout entier recouvre sa mémoire des temps immémoriaux et rétablit ainsi ses assises. C'est ainsi qu'en célébrant la naissance d'un des siens, il se souvient de ses origines, répétant dans un discours qui donne sens la parole fondatrice, la parole des ancêtres. Les Guayaki se nomment eux-mêmes les « achés », c'est-à-dire : « les bons », « les humains », déniant ce caractère aux étrangers qualifiés de « poux de la terre », de fantômes ou d'apparitions. C'est un fait assez général dans ces sociétés de déterminer une limite dont la fonction est de préserver un équilibre social. Ainsi préserve-t-elle leurs structures (langage, parenté, échanges économiques), en se fermant à tout ce qui, venant de l'extérieur, pourrait mettre ces dernières en péril. Nous comprenons combien alors, c'est cet effort même de préservation d'un ordre perçu comme quasi immuable, même s'il ne l'est pas complètement dans la réalité, qui est à l'origine d'une réalité vécue comme pleinement signifiante. « Les sauvages » vivent dans le plein du sens, ils n'ont pas 1192 Jeanne Defontaine d'histoire, ni de philosophie : ils n'ont guère besoin en effet de s'interroger sur la signification de leur vie ni sur le pourquoi de l'existence, car les mythes à haute valeur symbolique et à dimension sacrée sont autant de réponses à ces questions. Judaïsme et perte de sens Avec le judaïsme, la valeur sacrée du mythe se perd, une cassure affecte la relation de l'homme à l'univers qui l'entoure. Le judaïsme est l'expression de cette cassure, la mise en scène et la mise en mots d'une conflictualité existentielle, celle du tiraillement entre la promesse d'un accomplissement et l'accomplissement d'une promesse. Pour l'homme juif, la perte de sens s'accompagne du sentiment d'avoir été abandonné, livré à lui-même, sans réponse aux questions les plus fondamentales de l'existence. Avec cette perte de sens qui affecte l'expérience culturelle, nous avons les premières manifestations de l'entrée dans l'historicité, car le sens n'apparaîtra, ne se révélera que le jour de l'accomplissement de la promesse quand le messie viendra, ou le jour du jugement dernier. Le judaïsme en effet a pris naissance avec la parole d'un dieu devenu unique, donnant aux hommes non seulement son alliance, sa promesse, mais aussi sa loi, les dix commandements : Yavhé a parlé aux hommes d'Israël une fois, sur le mont Sinaï, faisant de ces derniers le peuple élu, puis il a fait silence, il s'est tu. De sa position d'appelé, le peuple d'Israël a dû se rendre à l'évidence d'un dieu qui se retire et abandonne son peuple. Nous savons combien l'expérience talmudique a été le produit d'un énorme travail psychique dont le but était de colmater la cassure afin de comprendre la parole d'un Dieu qui s'est retiré et n'envoie plus de message. Selon Freud, c'est ainsi qu'il faut comprendre l'énorme progrès dans l'intellectualité qu'a représentée le judaïsme. Il représente l'effort inouï de l'intellect pour tenter de récupérer à travers le texte la parole divine devenue muette, mais rien ne vient combler ce manque, rien ne vient, comme dans le christianisme, apporter de réconciliation entre l'homme perdu dans ses questions et un Dieu qui se veut muet, caché, et irreprésentable. Il y a une différence fondamentale entre judaïsme et christianisme, avec la Bonne Nouvelle du Nouveau Testament, celle du sacrifice du fils, de l'agneau de Dieu, qui vient ôter le péché du monde, le meurtre du père est indirectement avoué. Dans le judaïsme, il n'y a pas cette reconnaissance indirecte du meurtre du père ; il n'y a aucun désaccord reconnu entre le peuple juif et Dieu, car l'alliance est scellée par l'élection. Cette préconciliation, en quelque sorte, rend inutile et dépourvue de sens la réconciliation, cependant en l'absence de signes tangibles venant renouveler l'alliance, le christianisme est apparu comme réplique au silence de Dieu. Expérience culturelle et perte du sens 1193 Malaise et historicité L'anthropologie qualifie les sociétés « primitives » ou « sauvages » de stationnaires pour indiquer leur non-accès à l'historicité. Certes, ces sociétés sont dans l'histoire, car elles sont marquées par des événements qui peuvent donc être qualifiés d'historiques et qu'étant bien évidemment situées dans le temps, elles changent. Cependant, ce qui les caractérise et les différencie des nôtres c'est qu'elles se défendent contre le changement, elles ne changent, pourrait-on dire, que contraintes et forcées ; « elles baignent dans un fluide historique auquel elles tentent de demeurer imperméables, ce qui n'est pas le cas de nos sociétés qui utilisent l'histoire pour en faire le moteur de leur développement »1. Les sociétés « sauvages » ont tendance à se préserver de tout apport extérieur alors que les nôtres sont avides d'une nouveauté qu'elles suscitent et dont elles sont perpétuellement en quête ; notre société intègre toujours davantage d'éléments étrangers qu'elle tente d'absorber, tout en les vidant de leur signification originelle. Ce besoin d'une extériorité qui recule sans arrêt ses limites est lié à l'essor du capitalisme qui, depuis le XVIesiècle, n'a cessé de s'accroître. Comme le souligne Lévi-Strauss, la condition du fabuleux pouvoir de la société occidentale a été son développement économique et technologique basé sur un unique projet, celui de l'accroissement de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant. Ce choix est loin d'avoir la même importance dans d'autres cultures qui prônent d'autres valeurs, considérées comme non significatives par nous. La comparaison utilisée par Claude Lévi-Strauss dans ses Entretiens avec Georges Charbonnier pour caractériser les différences entre une société historique et une société « sauvage » est celle de l'opposition entre une machine mécanique et une machine thermodynamique, entre une horloge et une machine à vapeur. L'horloge (la société « sauvage ») fonctionne sur le modèle mécanique, elle utilise l'énergie qu'on lui fournit au départ, s'il n'y avait pas de frottement elle pourrait continuer à fonctionner de façon théoriquement indéfinie. Les machines thermodynamiques au contraire fonctionnent sur une différence de température entre une source chaude et une source froide, elles produisent énormément de travail, mais en consommant beaucoup d'énergie qu'elles détruisent progressivement. La société « sauvage », elle, utilise peu d'énergie et produit peu d'ordre, sa tendance étant de maintenir son état d'origine, et c'est pourquoi, elle apparaît comme stationnaire, sans histoire. Nos sociétés, qualifiées de sociétés « chaudes », utilisent leur déséquilibre pour produire beaucoup d'ordre (progrès technologique, scientifique) et en même temps beaucoup de désordre, particuliè- Entretiens avecGeorgesCharbonnier, 1. ClaudeLévi-Strauss, p. 45. 1194 Jeanne Defontaine rement sur le plan des relations humaines et des relations entre l'homme et son environnement (lutte des classes, sous-développement, déséquilibre entre pays développés et pays sous-développés, pollution, etc.). Ainsi, les sociétés « sauvages » peuvent-elles être considérées comme des systèmes sans entropie ou à entropie très faible. Si la société « primitive » tend à devenir imperméable au monde extérieur et à l'histoire, c'est qu'elle refuse l'événement, à savoir tout ce qui vient de l'extérieur (outil, technique, savoir) qui donc étant étranger est susceptible de faire sauter les structures en place, de bouleverser les croyances, de rendre caducs mythes et rituels, elle n'accepte en effet que ce qui a pour elle valeur de signe, c'est-à-dire ce qu'elle peut mettre en circulation réglée à l'intérieur de son système. Pour illustrer notre propos, prenons un exemple, celui de l'oeuvre d'art 1 qui, dans ces sociétés « sauvages », est réalisée selon des canons extrêmement stricts, si bien qu'il n'y a pas de différence entre, par exemple, deux oeuvres distantes de cinquante ans. C'est ce respect de la tradition qui assure la fonction de signification de l'oeuvre, permettant ainsi une communication au niveau du groupe tout entier et qui donc permet son assimilation à un langage. Claude Lévi-Strauss abordant le problème de la signification de l'oeuvre d'art dans ces sociétés parle d' « objet lourd » ou d' « excès d'objet ». A la différence de notre activité artistique qui multiplie les emprunts aux autres cultures dans une prolifération des manières de peindre (ou de sculpter, etc.), les artistes d'une société primitive, à la fois sorciers et guérisseurs, peuvent connaître ce qui se fait dans l'art d'une population voisine, art qui peut être aussi différent que peut l'être l'art égyptien de l'art gothique ; mais leur attitude n'est pas d'incorporation, c'est une attitude de refus guidée par le souci de défendre leur propre « langue » picturale. En effet, si ces arts incorporaient trop libéralement des éléments étrangers, la fonction sémantique de l'oeuvre et son rôle à l'intérieur de la société s'effondreraient. Dans nos sociétés, la multiplicité des styles et des manières fait décroître la fonction signifiante de l'activité artistique au point de la réduire à une espèce de jeu gratuit avec des codes et des systèmes de signes2. L'art n'est plus destiné à la société tout entière, mais à des groupes d'initiés, il devient une affaire de chapelles. Dans les sociétés « sauvages », l'objet est investi de significations multiples qu'il a fini par perdre chez nous avec le développement de la science :3 « Tout ce que nous 1. Dansla mesureoù l'on peut s'exprimerainsi,car danslessociétés« sauvages» il n'y a pas d'oeuvre limitéeà la seulefonctionesthétique,l'oeuvre ne constituepas uneréalitéisolée,ellea diverses et religieuses. notammentdesfonctionsmagiques fonctions, nousmontrentcommentilspeindraient 2. « Lespeintresabstraits,écritCl.Lévi-Strauss, si,d'avenavecG.Charture,ilssemettaientà peindre.» End'autrestermes,ilsnepeignentquelecode(Entretiens bonnier,p.94). 3. Et, commenousle verrons,avecle développement du capitalet delaloidela valeur. Expérience culturelle et perte du sens 1195 pouvons appréhender des objets par la connaissance scientifique c'est autant qui est déjà retiré, enlevé à l'appréhension esthétique »1 ; c'est aussi pourquoi dans notre société l'objet est moins dense, car elle s'alimente sans arrêt d'éléments étrangers qu'elle tente de digérer, de transformer en signes échangeables dans son système. Comme on peut l'imaginer, cette intégration ne va pas sans une perte considérable, car l'objet une fois intégré par la loi de la valeur est vidé de sa signification. Désordre et dissolution du contrat narcissique Il faut se demander maintenant quelles sont les incidences de ce type de fonctionnement social sur les individus, et notamment ce qu'il advient du contrat narcissique — dont il a été précédemment question, en particulier à propos des Guayaki. Dans Malaise... la notion d'un contrat est présente dans l'idée du renoncement échangé contre la sécurité offerte par la civilisation et c'est vraisemblablement une part de son narcissisme que l'individu abandonne dans ce contrat. Mais il faut aller plus loin dans cette direction, dans sa notion de contrat narcissique. Piera Aulagnier avance l'idée selon laquelle l'investissement narcissique implique l'idée qu'il y a une place pour soi dans le groupe et dans l'ordre des générations. Une des conditions de l'identité et de l'investissement de soi est la reconnaissance, par le groupe, du sujet comme porteur d'une continuité ; la condition de l'investissement narcissique et du sentiment d'identité est de pouvoir se situer dans la dimension transgénérationnelle. Comme on l'a vu chez les Guayaki, le nouveau-né est l'objet d'une reconnaissance symbolique, et c'est cette reconnaissance qui donne à cet enfant son identité, c'est-à-dire sa place dans les relations familiales et sociales, l'inscrivant à la fois dans la continuité générationnelle et dans l'ordre cosmique. Dans nos sociétés, il n'en est pas de même, la place qu'occupe un individu n'est plus définie par une position dans les structures sociales, dans la continuité générationnelle et l'ordre cosmique, mais elle est référée à ce que l'on fait, c'est-à-dire à la place qu'on occupe dans la production. Cette place n'est pas véritablement une place, car n'importe qui d'autre est susceptible de l'occuper. Ne pas avoir de place signifie ne pas avoir de sens et c'est pourquoi nos sociétés sont en quête perpétuelle d'un sens à venir. Nous avons vu que c'est cela même qui les constituait comme historiques, le malaise de nos sociétés est fié à l'historicité, et à la crise des valeurs et du sens qui la définit et qui vient ébranler les assises narcissiques des individus qui voient tous leurs repères 1. Entretiens avecGeorges Charbonnier, p. 89. 1196 Jeanne Defontaine identificatoires faire défaut, modifiés ou emportés par l'incessante transformation. Nous touchons ici à l'univers de l'indifférence généralisée qui est celui de la loi de la valeur. In-différence généralisée et loi de la valeur Il est important de souligner que si la philosophie de l'histoire marxiste a été réfutée, comme on sait, par le cours de l'histoire, Marx ne s'est pas trompé quand, repérant les effets de l'entropie dans le capitalisme, il a décrit ce qu'il a appelé l' « indifférence généralisée ». Cette « indifférence » est selon nous le ressort essentiel du malaise dans la civilisation et la figure la plus exemplaire de l'effet de la pulsion de mort. Nos sociétés, soumises à la seule loi de la valeur, ont complètement pulvérisé la relation d'individu à individu, dorénavant littéralement subordonnée au seul facteur économique. La loi de la valeur joue un rôle essentiel dans le processus de désignification, car elle rend tous les objets équivalents ; en effet, cette loi consiste à négliger la valeur d'usage des produits, leur capacité de satisfaire un besoin, pour ne retenir qu'une abstraction, qu'une pure quantité, le temps de travail social moyen nécessaire à leur production. Cette loi est opérante, elle transforme l'objet, lui faisant ainsi acquérir un statut d'équivalence qui le rend échangeable, en quantité déterminée, contre n'importe quel autre produit pourtant qualitativement différent. Une telle opération d'abstraction et de quantification annule ainsi toutes les différences, pour rendre tous les objets équivalents, en faire des marchandises. Ainsi, écrit Marx : « Toutes les valeurs deviennent échangeables en tant qu'équivalentes, et elles ne sont des équivalents que comme quantités égales d'un temps de travail matérialisé, ce qui efface toute considération de leurs qualités naturelles en tant que valeurs d'usage. »1 D'autre part, ce système d'équivalence généralisé implique la notion de travail comme pure abstraction, c'est-à-dire qu'elle pose l'égalité des travaux différents d'individus différents. Ainsi, « on peut comparer leurs travaux les uns aux autres, comme s'il s'agissait d'un travail identique et cela en réduisant tous les travaux à un travail de la même espèce »2. La conséquence en est qu'il est indifférent de savoir de quel individu c'est le temps de travail. Ce dernier « se réalise dans un produit général, un équivalent général, un quantum déterminé de temps de travail matérialisé »3. Ainsi, cette loi de la valeur n'étend pas seulement son règne sur les choses, mais aussi sur les personnes. Non seulement derrière le temps de travail s'efface l'individualité du travailleur, mais encore, par ce proces1. Karl Marx,Introduction à la critiquedel'économie politique,p. 121. 2. Ibid.,p. 12. 3. Ibid.,p. 12. Expérience culturelle et perte du sens 1197 sus de désignification, il prend lui-même statut de marchandise ; c'est ainsi que le prolétaire se définit comme étant celui qui n'ayant rien à vendre a encore quelque chose à vendre : sa force de travail. Une des conséquences, la plus grave, en est la désignification des relations humaines, qui ne sont plus que le fait du hasard, la loi du marché étant, en effet, celle du hasard, celle de la rencontre hasardeuse entre un vendeur et un acheteur de marchandise (de force de travail). « L'indifférence à l'égard de tel travail déterminé correspond à une forme de société dans laquelle les individus passent avec facilité d'un travail à l'autre et dans laquelle le genre précis de travail est pour eux fortuit, donc indifférent. »1 Soulignons aussi que de cette façon c'est l'argent qui devient le médiateur, le seul médiateur, de toutes les relations sociales. L'essentiel de Malaise... réside, sans doute, dans l'application à la culture de l'hypothèse de la pulsion de mort. La loi de la valeur dont l'effet essentiel consiste dans l'arasement des différences pourrait être imputée à la pulsion de mort dont l'effet est bien la dé-différenciation, la désignification. Comme on sait, Freud a abordé le social en terme, de pathologie individuelle pour faire un diagnostic de névrose. Mais dans la machine du capital décrite par Marx, nous avons affaire à un fonctionnement social fait de crises continuelles qui ébranlent foncièrement nos assises narcissiques. Ces descriptions de l'énorme machinerie du capital et de sa relation avec l'individu font penser à une économie relationnelle de type narcissique, à mi-chemin entre psychose et perversion. Paul-Claude Racamier dans son livre Le déni des origines repère différents degrés du déni. Nous avons reconnu dans notre lecture de Marx ce qui correspond à l' « objet inanitaire », produit d'un déni portant sur les significations 2. Quoi de plus parlant à ce sujet que cette invasion par l'économique et par la loi de la valeur ? Celle-ci, en effet, pure quantité, vide les objets de leur substance et de leur signifiance et instaure l'équivalence généralisée. L'indifférence, elle aussi généralisée, la subordination au monde des choses est également constitutive d'un univers fait d' « objets inanitaires ». On retrouve également dans la société capitaliste ce « déni paradoxal » que constitue pour Racamier le refus de la capacité d'avoir des origines. Avec la domination du capital, il est effectivement inutile de recourir à l'origine pour rendre compte du présent. Le fonctionnement synchronique du système exclut le recours à l'histoire ou à la diachronie, c'est-à-dire exclut la nécessité de devoir avoir recours aux origines pour rendre compte de l'état actuel de ce système. Le capitalisme est à la fois le résultat d'une accumulation (il s'est édifié sur les ruines des sociétés passées) et en même temps il est en rupture avec son passé. Son but 1. Ibid.,p. 168. 2. P.-C.Racamier, Legéniedesorigines, p. 221. 1198 Jeanne Defontaine n'est autre que la reproduction de soi, et en tant que système il peut rendre compte de lui-même indépendamment de tout recours aux origines. Un troisième type de déni est repérable comme « déni de désir propre ». Dans le processus de production, l'homme perd son caractère humain pour devenir un travailleur, un attribut de la machine ; il est réduit à l'ustensilité en tant qu'il constitue une force de travail, une marchandise soumise comme n'importe quelle marchandise à la loi de la valeur. Il est essentiel de pouvoir appréhender le malaise de notre société à l'aide des concepts et des outils intellectuels laissés par nos prédécesseurs, mais sans tomber pour autant dans les pièges de l'idéologie et de ses lendemains qui chantent ; en cela nous sommes fidèles au « pessimisme » de Freud qui écrit avec humour : « Aussi n'ai-je pas le courage de m'ériger en prophète devant mes frères et je m'incline devant leur reproche de n'être à même de leur apporter aucune consolation car c'est bien cela qu'ils désirent, tous les révolutionnaires les plus sauvages, non moins passionnément que les braves piétistes. »1 JeanneDefontaine 199,boulevardMalesherbes 75017Paris BIBLIOGRAPHIE Pierre Clastres, Chroniquedes Indiens Guayaki,Plon, 1972. Piera Castoriadis-Aulagnier,La violencede l'interprétation,PUF,1975. Claude Lévi-Strauss, Race et histoire,La pensée sauvage,PUF,Entretiens avec G. Charbonnier. Jean-François Lyotard, Dériveà partir de Marx et de Freud, Payot ; Des dispositifspulsionnels, Payot, 1973. Karl Marx, Introductionà la critique de l'économiepolitique, Ed. Sociales, 1857; Manifeste du Parti communiste,Ed. Sociales. Mircea Eliade, Le mythe de l'étemel retour, Gallimard. Sigmund Freud, Moïse et le monothéisme,Gallimard; Par-delà le principe de plaisir, Payot. Paul-Claude Racamier, Le génie des origines,Payot, 1992. 1. S. Freud,Malaisedansla civilisation, p. 107. Au-delà du malaise Steven WAINRIB Concluant Malaise dans la civilisation, S. Freud pose la question suivante : « La plupart des civilisations ou des époques culturelles — même l'humanité entière peut-être — ne sont-elles pas devenues "névrosées" sous l'influence des efforts de la civilisation même ? »1 Sa question concerne directement l'instauration du Surmoi. Au conflit psychique, à ce qu'il véhicule comme antagonisme entre les forces pulsionnelles et les exigences issues de la culture, correspond un certain degré de malaise dans la civilisation. Comme le remarque Freud, le sentiment de culpabilité engendré par la civilisation n'est pas reconnu comme tel, mais, restant en grande partie inconscient, se manifeste comme « un malaise, un mécontentement auquel on cherche à attribuer d'autres motifs ». Au-delà du malaise, incontournable 2, surgissent à certains moments de l'histoire des « maladies collectives ». La crise s'ouvre lorsque le malaise n'est plus contenu, lorsque l'équilibre entre l'ordre et le désordre se rompt sur le versant de la décomposition. Ce qu'elle laisse entrevoir c'est la destruction des liens, le désinvestissement du contrat socioculturel auquel se réfère l'ensemble. Le culte dela haine de « l'étranger », le rejet de la différence assimilée à la source du mal, l'idéalisation de l'omnipotence du meneur ou la réification d'une croyance, sont quelques-unes des figures régressives que peut se forger un groupe humain, échouant à cette tâche, toujours inachevée, d'instituer une culture collective, dans laquelle puissent se forger les termes d'une reconnaissance possible de l'un et de l'autre. 1. S. Freud,Malaisedansla civilisation, 1929,trad. Rev.franç.Psychanal., janv. 1970,t. XXXIV, p. 78. de l'endiguer. 2. Toutordrecontientdu désordre,en sonsein,touten s'efforçant Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1200 Steven Wainrib Il est des moments de l'histoire, assez bien répertoriés par d'autres discours que le nôtre, qui entraînent un déséquilibre croissant dans l'organisation collective. Les crises1, le chômage, les scandales d'un pouvoir qui ne respecte pas le droit et le disqualifie, sont des exemples de ce qui conduit à une décomposition du contrat social. Il en résulte un risque d'effondrement des médiations symbolisantes, des repères identificatoires. Les règles du jeu social semblent tendre à ne plus recouvrir que des rapports de force, perdant leur sens de pacte organisateur, pour ne sembler tendre que vers une lutte à mort. L'angoisse joue son rôle de signal d'alarme, d'anticipation de la panique, due à la désagrégation de la cohérence du groupe par perte des liaisons réciproques. Le risque anticipé est alors celui d'un chaos, d'une violence dans la déliaison, provoquée par le fait que chacun se préoccuperait de lui-même, sans égard pour les autres. Tout se passe comme si l'effondrement de la trame culturelle laissait entrevoir l'émergence d'un potentiel de haine narcissico-pulsionnelle, antérieurement contenu par un système de médiations qui se délite. A la différence comme facteur d'individuation se substitue son envers, de confronter l'un à l'autre comme persécuteur. C'est le temps de l'angoisse massive de l'étranger, issue de l'inconscient, le situant comme lieu du mal, cause du manque à être. Lorsque dans l'histoire surgit un trouble des identifications, le vacillement des appartenances symboliques, un discours totalitaire trouve à se diffuser. Il n'est plus alors une extériorité signifiante, que ceux qui s'organisent sur le mode d'une connaissance paranoïaque pourraient tenter d'imposer par la seule force. Il persuade et fascine, rencontrant le mouvement régressif de l'ensemble. Il promet une solution simple, l'affirmation d'une « Identité » à partager, au moment où chacun entrevoit d'être seul avec ses projections inquiétantes, issues de la violence pulsionnelle. L'identité est alors niée comme résultante complexe, associant une pluralité d'appartenances et d'identifications. Un trait identificatoire 2, unaire, vient à se présenter comme le seul, apte à assurer une refonte des liens. A l'angoisse du « chacun pour soi » répond un « tous pareils », la haine se dirigeant vers ceux qui incarnent la différence, en étant hors de ce découpage parfaitement contingent. On pourrait s'étonner, sur le plan économique, du lourd prix à payer lors de l'entrée en totalitarisme, en termes de perte d'individuation. La défense contre l'angoisse ne suffit pas à rendre compte de tels mouvements d'adhésion à un 1. Ausenstrèslarge,intriquantlesdimensions lafaillitedesidéauxcollectifs, économico-politiques, l'excèsd'imprévisibilité liéà l'effondrement desrégulationsdu désordre... 2. « Race», ethnie,nationalité,religion,rapportde classe... Au-delà du malaise 1201 mode identificatoire paradoxal tant il désidentifie en même temps qu'il tend à faire croire en l'Etre. Un tel mode identificatoire laisse entrevoir à ceux qui s'y lancent à corps perdu le retour de la complétude, que chacun s'imagine inconsciemment avoir égarée, pour ne pas penser qu'elle est impossible. Fonder le lien social sur un trait unaire d'identification, c'est construire l'illusion d'une fin du manque puisque l'autre pourrait n'être qu'un double. A ce point, l'illusion est sans cesse menacée de démentis. L'identification par ce trait unaire, apparemment si fascinante, risque de dévoiler son envers négatif. Pour se parfaire elle appelle à tuer en l'autre tout ce qui rappelle qu'il n'est pas assimilable à un autre soi ou à son miroir, et pousse à annihiler tout ce qui dans l'existence de sa propre vie psychique rappelle que l'identification narcissique ne serait qu'un leurre. La destruction des « Autres », préservant la préférence des « Semblables », s'offre à défléchir ce mortifère. La haine ne doit jamais cesser, ultime garde-fou qui situe une frontière, tout en combattant ce qui vit au-delà. C'est un jeu tragique avec le déni de la différence qui s'instaure : viva la muerte y tenant lieu d'orgasme. Les « Autres » sont chargés du monde pulsionnel : sales, avides, « envahisseurs » voulant prendre toute la place, jouir des femmes, des mères, à moins qu'ils ne soient des homosexuels... Dans ce mouvement il s'agit d'opérer une « purification »1. S'il est incompatible avec sa vie de se débarrasser parfaitement de ses pulsions, comme signe de son incomplétude et de son indépassable différence d'avec tout autre, il reste possible de croire s'en défaire, si l'on venait à éliminer ceux qui en sont projectivement dépositaires. Un mouvement voisin s'opère sur le plan de la pensée dans l'envie de tuer ceux qui ne pensent pas « pareil », alors que chacun pressent que c'est dans l'existence de sa propre vie psychique, liée au corps, qu'est le plus fort des signes d'une différenciation. A la limite de cette logique, l'Autre n'est plus perçu comme un être humain, le seul être humain se trouvant dans le même. Cet édifice cherche son achèvement dans la figure du meneur, le « génie » de l'identification idéalisante. Un des ressorts de son pouvoir magique est de sembler pouvoir lever une contradiction fondamentale entre l'auto-suffisance que vise le narcissisme absolu et le lien nécessaire à d'autres pour continuer son existence, hors autisme. Il incarne l'auto-référence absolue comme visée inouïe de la masse. Ecrasant jusqu'à l'idée d'une interrogation sur ce qui fonde son pouvoir, ne se rapproche-t-il «Dela pureté»insistaitsurlesliensentrela puretéet 1. Cf.B. Grunberger,quidanssaconférence venanten oppositionau narcissisme et Anubis,Paris, la fuitecontrel'intégrationpulsionnelle (Narcisse Ed.DesFemmes,1989). 1202 Steven Wainrib pas de la figure de Dieu, qui dit à Moïse, au buisson ardent, « Je suis Celui qui Est », c'est-à-dire le Tout-Puissant ? Par là, il devrait être parfaitement antisocial, mais c'est justement ce qui fait sa force d'attraction : réussir à faire croire qu'il se situe comme le plus sûr facteur de lien social 1. S'engouffrant dans la brèche des difficultés du collectif, à se forger de nouveaux équilibres entre l'ordre et le désordre, se présente le discours de l'ordre « nouveau », reprenant les plus vieilles promesses du salut, d'un Ordre sans désordre. Aux incertitudes du sens, pendant la crise, à ce qui pourrait advenir comme issue vers de nouvelles complexifications, vient se substituer l'excès de sens, produit des idéologies ou croyances, hypersimplifîcateur. Rocs inusables qu'on tendrait à croire disqualifiés par le passé, par la mémoire collective2, alors qu'ils se représentent habillés de neuf pour ne rien perdre de leur pouvoir de fascination. L'excès de sens se présente comme une grille serrée, une totalité achevée, clôturant la signification, écartant la question à laquelle elle renvoie, l'inconnu qu'il promet d'éliminer. La pensée advient d'un manque, du mouvement lié à la mise en tension d'un écart entre ce que devrait être l'objet pour soi et ce qui tient à son existence. La « pensée » totalitaire tente de jouer, hors jeu. Elle dit le sens de l'histoire, serre le présent, prédit l'avenir, lève l'écart de l'incertain. Tout ce qui advient confirme la grille : un degré de plus et ses « prophéties » se réalisent, comme si c'était l'effet de leur « vérité ». La seule figure de l'autre, que conçoit un tel Tout, c'est celle de celui qui adhère, venant alors réfléchir sa tendance à être une pensée qui en finirait avec ses limites constitutives. Un point est alors crucial pour l'instauration de cette clôture, tentant de faire le vide autour d'elle. C'est de pouvoir se présenter comme une production qui n'a plus rien d'un point de vue subjectif. Il s'agit de faire force de Loi dans l'énonciation, en occupant le site de la Vérité, l'Evidence, la Science, ou la Nature des choses, d'incarner le Souverain Bien. 1. Cf. S. Freud: « Unetellemasseprimaireestun certainnombred'individusqui ontmisun seul et mêmeobjet à la placede leur idéaldu moiet se sont, en conséquence,identifiéslesuns avecles autresdans leurmoi(Psychologie desmasseset analysedumoi,p. 54,1921,trad. franç.,OEuvres complètes, XVI,PUF.) 2. Le « négationnisme du déni, », proposantune identification, omnipotente,par la communauté viseà disqualifier la mémoire,à fairedelavictimeun persécuteur,à diredela réalitéqu'ellen'estqu'une pureinvention,qui envautuneautre. Au-delà du malaise 1203 Rèifier un trait unaire d'identification, c'est lui faire perdre de son sens symbolique. A la différence renvoyant à d'autres différences se substitue la croyance en un trait qui puisse venir à réfléchir un Tout, le reste n'étant que déchet à éliminer. Le découpage identificatoire réducteur doit s'imposer comme une évidence et non comme une construction, qui en tant que telle renvoie indéfiniment à d'autres points de vue possibles, effondrant toute la chimère. Ainsi, par exemple, Charles Maurras affirme que, « la démocratie n'est pas un fait. La démocratie est une idée... L'idée démocratique est fausse, en ce qu'elle est en désaccord avec la nature »1. Son propos situe dans ses prémisses l'idée démocratique comme symbolisation, ce qui ne semble pas la disqualifier. Mais Maurras va aussitôt en tirer parti, pour affirmer son caractère de fausseté parce qu'elle est en désaccord avec la « nature ». Il anticipe ainsi sur le développement de sa pensée, « Vraie », puisqu'elle n'est pas un point de vue, mais le reflet du réel. Cette pensée se fonde sur son désaveu de ce qui la constitue.comme pensée symbolisante. Elle se présente, lorsqu'elle se pose en plein accord à la 2 nature, sans faille, autant que sans terme tiers la contextualisant. L'excès de sens tire donc sa force d'illusion de sa prétention à résoudre un manque, constitutif de l'activité de pensée, en niant la construction de la signification, le découpage qu'elle opère. Au bord du délire, poussé par la passion d'un rapport paradoxal aux différences, ce discours projectif doit, pour se représenter comme pensée, convaincre de son hyperréalité. Pensée incestueuse d'un rapport « naturel » à la mère, elle va retrouver les solutions de la perversion narcissique3. Elle se veut alors défense des valeurs, pure émanation du Bien, effaçant ainsi par avance toute culpabilité à porter le meurtre et le sadisme au rang de doctrine. La parfaite adéquation à la nature des choses, à la réalité en soi est ici fétichisée, disqualifiant toute mise en question, falsifiant tout désaccord à son emprise. L'art devient alors lui aussi un enjeu. Il est avant tout investi comme une arme. Il devient un des terrains où se joue la crédibilité du « réalisme » du monde totalitaire. On peut ainsi se demander pourquoi les nazis ont si spectaculairement pris comme cible ce qu'ils exposaient comme « art dégénéré », tandis que les staliniens ne pouvaient tolérer que le « réalisme socialiste ». 24août 1902.Citépar J.-L.Mai1. CharlesMaurras,Questionsde fait,in Revueencyclopédique, L'extrêmedroitesurledivan,Imago,1992. sonneuve, ne s'opère,dansle rapportà l'objetauquelellese 2. Ne serait-cequeparcequ'unesignification réfère,quepar lerenvoià d'autressignifications. 3. PourreprendreuntermedeP.-C.Racamier. 1204 Steven Wainrib Où était le danger de l'art contemporain, expressionnisme ou abstraction, pour avoir déclenché une telle haine, même contre les créateurs membres du parti au pouvoir ? L'image d'une création, présentifiant une manière de voir le monde, non dans le leurre de prétendre dire ce qu'il est, mais en reconnaissant ce qu'est la nécessité intérieure, la pulsion, qui pousse à le recréer, révélait que tout le discours totalitaire pouvait n'être qu'un rêve qui tournait au cauchemar. Ce que vient à dévoiler l'art, changeant au fil de l'histoire, c'est que la psyché ne produit pas un pur reflet, même enjolivé, du réel. C'est ce que tente de cacher, dans le totalitarisme, le culte de l'académisme, ou le retour à de soidisant intemporelles vérités de l'art à l'époque gréco-romaine, comme célébration du narcissisme phallique. Dans l'art contemporain, un coin du voile continue d'être levé sur les enjeux pulsionnels de la figuration, et les mouvements d'affects, qui président à l'édification d'une culture. Il tend à l'idéologie, par ses déformations de plus en plus affichées, le miroir cru de sa propre visée : créer un monde avec les pulsions. C'est ce qu'elle fait, mais en niant chercher à réaliser un fantasme, quand bien même ce serait celui de ne plus en avoir, dans l'évidence de la doctrine. Elle vise à décrire le monde comme il est, voulant à tout prix faire oublier ce qu'elle a fait pour le trouver ainsi. Délire collectif ou reflet de la réalité, tel est le dilemme dans lequel s'enferme elle-même l'idéologie totalitaire, qui ne peut que refuser d'être subjective, réfutable. La réponse des nazis fut logique dans sa visée défensive : les artistes modernes sont des fous, des dégénérés, puisqu'ils ont renoncé à refléter le réel. De l'autre côté, aussi préoccupés de faire disparaître l'art moderne, nous avons assisté à la description de la dissidence comme forme « torpide » de la schizophrénie. « Folie, saletés, cochonneries, bordel », telle fut la litanie des nazis, se plai1comme combat culturel. Les « du avaient monté gnant spectacle qu'ils purificateurs » reprochaient aux artistes de traîner dans la boue le combattant allemand, de transformer en « putain lascive » la « mère allemande ». Prêts à gazer des millions d'êtres humains, ils s'offusquent en esthètes des « éclaboussures criardes » présentes dans les tableaux, représentation insoutenable de l'analité, à expulser dans un agir mortifère. Les psychanalystes s'avèrent eux aussi rigoureusement insupportables pour les régimes totalitaires. Le fait qu'ils invitent leurs patients à dire ce qui leur vient à l'esprit est déjà considéré comme une subversion. Qu'ils tiennent un dis1. Cf.L'art dégénéré.Uneexposition sousle IIIeReich,Ed. JacquesBertoin,1992. Au-delà du malaise 1205 cours sur la pulsion et le fantasme et laissent entrevoir qu'on peut, au cours d'une analyse, en considérer les effets, sans écraser le développement de la symbolisation avec l'agir, les met en opposition radicale à ceux qui s'autorisent le plus extrême sadisme au nom du Bien. La psychanalyse est ressentie comme une menace par tout ordre qui s'institue par clivage se soutenant dans sa visée idéalisante et omnipotente de la projection en d'autres, désignés comme objets de haine. Elle s'oppose, de fait, à tout mode idéologique qui veut résoudre le manque humain, se posant comme pur reflet du réel, alors qu'il tend à fonctionner sur un déni collectif. Potentiellement, sa recherche représente ce qui peut rendre manifestes certains enjeux masqués du discours, repérant la part de l'inconscient dans l'invention de visions du monde qui prétendent le décrire tel qu'il est. Elle réintroduit la question du processus de subjectivation, liant la dimension pulsionnelle et le mode identificatoire, là où tout devrait sembler se résoudre dans la solution de l'idéalisation du pouvoir d'une idéologie, d'un meneur. Une des caractéristiques des abus de pouvoir, des excès de sens de l'idéologie ou de la croyance, est justement de tenter de montrer que l'ordre qu'ils instaurent est tellement naturel, scientifique, évident ou transcendant, qu'il n'y a plus de place pour une question, sur ce qui vient à les produire en tant que tels. L'actualité de Malaise dans la civilisation, dans ces temps de crise, est peutêtre de nous montrer qu'après Freud nous n'avons pas à nous dérober à une recherche sur la manière dont l'inconscient participe des mises en sens que peut se donner le collectif. L'effet de fascination, plus efficace que la coercition, qu'engendrent les idéologies à potentiel mortifère, reste à interroger. Psychanalystes, ne sommes-nous pas porteurs de questions sur l'avenir des illusions ? Freud a eu raison de montrer, dans Malaise dans la civilisation, l'illusion à l'oeuvre dans les voies promettant le salut, et la méconnaissance de la psyché que suppose l'attribution de tout le mal à une extériorité que serait la propriété privée. Aujourd'hui, la démystification marxiste s'étant trouvée à son tour démystifiée, c'est l'idéologisation de la psychanalyse qui consisterait à lui attribuer la fonction d'un pouvoir mythique de mise en transparence absolue des formes d'organisations collectives, réduites à l' « interprétation » de l'ensemble des significations d'une culture en fonction des logiques de l'inconscient, parfaitement « retrouvées » au niveau des formes constituantes de l'ensemble. Une différence de niveaux marque la différence entre psyché individuelle et collectif, hiérarchie dont il convient de reconnaître l'enchevêtrement. Ne plus considérer de nos jours que les médiations sociales ont une origine sacrée, intangible, conduit à les penser comme émergence intersubjective, produite au fil 1206 Steven Wainrib d'une histoire. Une fois constituées au fil de l'histoire, elles font retour, mais en extériorité signifiante, interférant avec les données du désir de l'un et de l'autre. Prendre en compte cet enchevêtrement de niveaux différenciés, entre psyché et civilisation, nous conduit à la limite des essais de psychanalyse appliquée à ces questions, ce qui peut leur laisser leur part de sens, leur valeur métaphorique. La civilisation n'est ni totalement transparente à ce que nous pourrions en dire de ce point de vue, ni d'une opacité telle que rien des logiques de l'autre scène n'y serait repérable. Une civilisation n'est-elle pas susceptible de bouger, en inscrivant dans son champ un certain nombre de questionnements permanents — dont fait partie la psychanalyse appliquée — sur ce qui vient à la former comme telle. Ces diverses approches des processus de morphogenèse d'une culture sont amenées à faire partie de la civilisation, dont ils décrivent les formes mouvantes, les liens et les déliaisons. Un ensemble humain n'est plus tout à fait le même s'il en vient à s'autoriser un retour 1 sur ce qui le pousse à produire, au cours de son histoire, ce qui vient donner sa marque au devenir de ceux qui s'y inscrivent, pour vivre. StevenWainrib 17,avenueduDrArnoldNetter 75012Paris 1. La penséetotalitairene peuts'accommoder de cequ'ellerepèrecommemenacededestructionde sesfondements. Où projeter dans un monde fédéré par le haï, l'Eros ? Denys RIBAS « Il n'est manifestementpas facile aux cetteagressivité humainsderenoncerà satisfaire qui est leur; ils n'en retirentalorsaucunbienciviliséplusréduit,c'estlà être.Un groupement son avantage,ouvreuneissueà cettepulsion instinctiveen tant qu'il autoriseà traiteren ennemistousceuxqui restenten dehorsdelui. Etcet avantagen'estpasmaigre.Il esttoujours possibled'unirlesunsauxautresparlesliensde l'amourune plus grandemassed'hommes,à conditionqu'ilenrested'autresau-dehors pour recevoirdescoups.» S. Freud,Malaisedansla civilisation, p. 68 (trad.,PUF,1971). L'actualité de Malaise dans la civilisation ne fait pas de doute au regard des événements du monde. Les questions que Freud soulève méritent cependant d'être réévaluées en fonction des convulsions et évolutions planétaires survenues depuis 1929. La thèse de Freud repose sur le parallélisme entre la constitution individuelle du surmoi et l'avènement d'un surmoi collectif (Kultur-Überich). C'est l'occasion pour lui de reprendre l'évolution de sa théorie des pulsions, et de montrer la pertinence du dualisme pulsionnel élaboré après. 1920 : « Désormais la signification de l'évolution de la civilisation cesse à mon avis d'être obscure : elle doit nous montrer la lutte entre l'Eros et la mort, entre l'instinct de vie et l'instinct de destruction, telle qu'elle se déroule dans l'espèce humaine. Cette lutte est, somme toute, le contenu essentiel de la vie » (p. 78). Freud est alors conscient que ce but tend vers l'unité des populations du monde en une civilisation : « Nous ajoutons maintenant que ce processus serait au service de l'Eros et voudrait, à ce titre, réunir des individus isolés, plus tard des Rev.françPsychanal, 4/1993 1208 Denys Ribas familles, puis des tribus, des peuples ou des nations, en une vaste unité : l'humanité même. Pourquoi est-ce une nécessité ? Nous n'en savons rien ; ce serait justement l'oeuvre de l'Eros. » Mais l'hypothèse que l'humanité parvienne à ce but rapidement n'a pas sa faveur et il va insister sur la difficulté intrinsèque à la bipulsionnalité humaine, présente tout au long du processus, plus que sur les problèmes nouveaux créés par son aboutissement. On voit là son pessimisme, que les années qui suivirent devaient largement confirmer ! Il ne faut cependant pas se méprendre, la réflexion de Freud est moins l'anticipation du nazisme, l'échec du processus civilisateur, que le dévoilement du prix à payer sa réussite, sa contradiction interne avec l'individualisme, et l'hypothèque interne que représente le devenir de l'instinct de mort. Comment constituer un surmoi planétaire ? Cette question garde toute son acuité, et nous y reviendrons. En revanche, la citation que j'ai placée en exergue de cet article est la seule à envisager le problème économique posé par la disparition d'un extérieur sur lequel projeter la destruction. Mon propos est que ce problème est récemment devenu d'actualité. Où projeter le haï dans un monde unifié ? La mondialisation de l'économie réalisée à la suite de la seconde guerre mondiale a été relativisée par la guerre froide. Les deux blocs se sont mutuellement offert l'ennemi nécessaire à l'économie projective (ceci répondant à la question de Freud sur ce qu'allaient « entreprendre les Soviets une fois tous leurs bourgeois exterminés »). La chose n'était pas acquise, mais ceci a permis de garder la maîtrise des capacités formidables de destruction forgées par la technique des hommes. C'est cette situation qui vient de prendre fin. Il n'y a plus de civilisation concurrente, radicalement étrangère, pour incarner le mal. Bien sûr le fanatisme religieux est là, et peut-être que, dans quelques mois, l'humanité aura fait la preuve de sa capacité au clivage, oeuvre de Thanatos ; nous connaissons la puissance du fanatisme et de la religion sur les hommes. Mais on m'accordera qu'il s'agira alors d'une régression. Nous connaissons, nous l'avons pratiqué il y a peu de siècles. Bien sûr les îlots de barbarie abondent sur notre terre, mais ils nous apparaissent comme la lèpre de notre planète, pas comme radicalement étrangers. Plus proche de nous encore, le sort de l'ex-Yougoslavie nous fait avant tout honte, comme un cancer de notre Europe. Même les lointains Chinois tirent sur leur jeunesse de manière lamentablement familière. Notre monde est malade, mais il est un et nôtre. Le rôle ambigu et exhibitionniste des reportages sur les exactions de tous les peuples a au moins pour conséquence une unification de la conscience planétaire. Où projeter le haï, dans un monde fédéré par l'Eros ? 1209 La conséquence de ceci est que nous perdons un extérieur, avant d'avoir dominé la destruction, et ceci inverse le rapport interne des considérations de Freud. Un certain enthousiasme de l'époque de la conquête de l'espace était peut-être dû à cette dérivation possible de la destructivité sur un ailleurs à conquérir. Mais cette ouverture topique et dynamique s'est heurtée aux limites de notre emprise, et nul martien n'a consenti à être le support de la haine de l'humanité. L'espace, indifférent et inaccessible, se dérobe à être investi, à tous les sens du terme. Le problème économique est donc effrayant, si l'on suit Freud dans son parallèle entre individu et civilisation : plus rien de la pulsion de mort ne peut plus être dérivé au-dehors. A défaut d'un masochisme érogène — ou mortifère... — planétaire, quelle issue s'offre alors à l'humanité comme alternative à la régression dans le clivage ? Les difficultés de l'avènement d'un surmoi planétaire Nous avons relevé certains éléments favorables : c'est de honte dont j'ai parlé, et il n'est pas exclu qu'une culpabilité puisse s'y originer, devant les crimes et les guerres que les médias nous montrent, réalisant un véritable système d'auto-observation. Les satisfactions sadiques-voyeuristes prises secrètement en ces occasions prennent même une heureuse familiarité avec les satisfactions que le surmoi donne au ça... Le pessimisme freudien et les propos sur le surmoi des Nouvelles conférences pourraient même nous faire souhaiter dans cette ligne que l'Organisation des Nations Unies gagne de la crédibilité dans ses actions de police contre les hommes en formant des unités de « casques noirs » recrutant parmi les plus sanguinaires des combattants et terroristes ! Je vous laisse en imaginer la composition à la guise de vos haines. Nous pourrions ensuite défiler le coeur léger pour stigmatiser leurs brutalités... Ma fiction scandaleuse ne fait qu'imager le fait que, pour la première fois depuis sa création, l'ONU a voté au début de l'année 1993 à l'unanimité une opération de police mondiale en Somalie. Le passage de la guerre au maintien de l'ordre par une police n'est donc plus une fiction. Mais le problème de sa crédibilité dans des cas plus graves se pose avec acuité dans la réalité, et la question, sous l'angle analytique, de la mise au service de la paix de la destructivité ne s'évacue pas aisément. Freud nous propose le mythe du meurtre du père, et propose qu'à la suite du Christ quelques volontaires s'offrent à être trahis et tués pour réunir l'humanité dans la culpabilité, et permettre l'introjection surmoïque. L'exemple d'un Gandhi montre la vérité de cette position théorique. Il y a-t-il un volontaire ? 1210 Denys Ribas Il faut que j'abandonne le ton de l'humour, qui s'imposait devant de tels enjeux, pour remarquer que la dernière guerre mondiale a atteint avec la Shoah, avec l'utilisation de l'arme atomique, des niveaux de destruction d'une nature et d'une intensité jamais connues. On peut penser qu'une véritable culpabilité collective en est née, issue de la réalité d'un acte de mort, comme le pensait Freud, sans en imaginer l'ampleur. Si ce n'était l'ambiguïté de son attachement archaïque à une mère nature, la conscience écologique pourrait en être un signe. Elle naît elle aussi d'actes irréversibles, endommageant une planète. Elle est aussi confrontée au problème du rejet vers un impossible extérieur des déchets, cette fois-ci réels et non plus psychiques. Malgré ces espoirs, et sur le plan politique international, l'ONU n'est pas la SDN,la menace la plus grande pour le surmoi collectif potentiel est qu'il nous manque le parent, ou plutôt « les parents articulés de quelques façons » dont l'amour permette d'introjecter la sévérité. Là aussi un objet externe nous manque. Les difficultés des organisations narcissiques ne donnent pas ici un tour heureux à la comparaison du destin collectif au destin individuel. Je parlais des « maladies » de notre civilisation. L'issue sera-t-elle psychosomatique devant la difficulté de l'organisation psychique de la civilisation : désorganisations localisées, ou maladies mortelles ? A moins que, sans nous en rendre compte, nous connaissions aujourd'hui les vicissitudes de l'introjection par la civilisation de la mort des dieux, la constitution d'un surmoi de la civilisation n'a donc rien d'acquis. La question posée par Freud de son caractère supportable ou non par l'individu ressort donc encore, si je puis dire, de l'optimisme freudien. Quelle issue pour la destructivité ? A mon tour d'être un peu optimiste. Même si tout est balayé pour des siècles comme c'est possible, voire probable, par un retour en arrière, on peut envisager qu'en maîtrisant lui-même sa procréation, en diminuant le nombre de ses enfants, l'homme civilisé illustre cette destructivité maîtrisée retournée contre lui-même et dérobe ainsi aux guerres et à la mort leurs oeuvres horriblement régulatrices, comme l'hypothèse en a été avancée. De même la férocité des guerres économiques dans un cadre mondial peut apparaître comme un heureux dérivatif, au sens métapsychologique, de l'agressivité des hommes et des peuples, donc de la pulsion de mort. Mais surtout, l'évolution de la civilisation passe par la destruction de tant de structurations anciennes, pour que du nouveau advienne, que l'on peut penser le processus, non comme ayant une fin, un aboutissement mortifère, mais comme un mouvement, une croissance dirait un klei- Où projeter le haï, dans un monde fédéré par l'Eros ? 1211 nien, non plus dans l'espace, mais dans le temps. Si l'espace nous est (provisoirement ?) fermé, le temps nous est ouvert. Il ne s'agit pas ici de l'illusion des lendemains qui chantent, mais de la lucidité sur la somme de combats à mener pour l'évolution psychique collective des hommes, et sur le fait que l'unification ne sera économiquement tenable que dans une évolution qui comportera la destruction d'éléments et de structures du passé dont il faudra savoir faire le deuil, au profit d'une complexification de l'organisation nouvelle, de l'établissement de nouvelles liaisons. Eros aura donc besoin de beaucoup de pulsion de mort pour que de véritables changements se produisent, que l'humanité évolue. Et elle n'aura pas d'autres choix. DenysRibas 33,rue Traversière 75012Paris Si c'est alors un homme, des Bernard traces... PENOT Tout au long de nos échanges autour du Malaise dans la civilisation, m'est revenu sans cesse en tête le souvenir d'un auteur que presque tous ici probablement connaissent : Primo Levi. J'aimerais évoquer succinctement la trajectoire de son oeuvre, avant d'expliciter l'idée que je me fais de l'évolution finale de sa pensée. L'essentiel de l'oeuvre écrite de Primo Levi a sa source, comme on sait, dans l'expérience qui fut la sienne au début des années quarante, à partir de sa déportation à Auschwitz. Son premier ouvrage, Si c'est un homme, parut en Italie dès 1948 et passa alors presque inaperçu. C'est le récit, à la fois animé et serein, d'une expérience de vie, ou plutôt du comment d'une survie. Pas de méchants ni de bons dans son affaire ; la quotidienneté des échanges vitaux y est rapportée avec humour, parfois avec tendresse. Il en ressort en fin de compte quelque chose de presque roboratif, avec notamment la capacité des personnages à demeurer humains, malgré tout. La même inspiration va continuer de soutenir l'auteur dans cette voie, ses ouvrages suivants étant nourris des avatars de l'après-Auschwitz. C'est d'abord La trêve qui relate une année d'errances rocambolesques en Union soviétique. Les compagnons continuent d'y mourir comme des mouches ; mais chacun semble faire ce qu'il peut, et même l'incurie des Russes revêt un aspect plutôt sympathique. Il y a aussi Maintenant ou jamais où l'on voit une poignée de partisans juifs russes tenir plusieurs années en prenant soin de se maintenir dans le no man's land de l'entre-deux lignes de front, persuadés que la mort les attend d'un côté comme de l'autre. Primo Levi est entre-temps devenu célèbre ; on l'a traduit dans de multiples langues. Sa formation d'ingénieur lui inspire le titre d'autres ouvrages : Le système périodique, La clé à molettes, Le fabricant de miroirs... Rev.franç.Psychanal, 4/1993 1214 Bernard Penot Il va enfin, entre 1975et 1980, faire paraître dans La Stampa de Turin une dernière série de nouvelles, dont l'ensemble sera publié après coup sous le titre de l'une d'elles : Lilith. C'est là qu'il me semble percevoir une sorte de mutation ; la vision de l'auteur a manifestement changé concernant le monde qu'il décrit, et cela n'est sans doute pas étranger à son suicide, survenu au terme de cette publication, même si les motivations immédiates en sont mal connues (Primo Levi, âgé d'un peu plus de soixante ans, s'est précipité dans la cage d'escalier de son immeuble). Il y a d'abord évidemment le titre qu'il a choisi : Lilith. On sait qu'il s'agit d'un être mythique, produit d'une certaine tradition juive. C'est une sorte d'antiEve, toute à l'opposé de la compagne fidèle sortie de la côte d'Adam. La Kabbale notamment lui fait personnifier un principe maléfique ; rebelle au dessein divin, elle ne cesse de détourner la semence de l'homme à ses fins destructrices. « D'un côté, rapporte Primo Levi, elle est la cause du mal qui existe sur Terre ; de l'autre, elle en est l'effet. » Le ton de ces nouvelles tend à devenir nettement grinçant. On remarque qu'elles abandonnent peu à peu la veine inspiratrice des années quarante, comme si celle-ci s'épuisait. Les derniers récits qui s'y rattachent encore sont sinistres, regroupés sous l'intitulé Passé proche. « J'étais fatigué, déclare Primo Levi, d'une fatigue déjà ancienne, incarnée, que je croyais irrémédiable. Ce n'était pas la fatigue que nous connaissons tous, qui se dépose sur le bien-être et l'étreint comme une paralysie temporaire, c'était un manque définitif, une amputation. Je me sentais vidé, comme un fusil déchargé. » Mais voici qu'il révèle, plus de trente années après coup, le récit du Retour de Lorenzo. C'est un maçon italien, salarié à Auschwitz au titre du travail obligatoire, et Turinois comme Primo Levi. Nous apprenons alors que celui-ci lui doit la vie, car cet homme qui construisait des fours réussit à mettre chaque jour de côté un peu de soupe pour l'ingénieur chimiste déporté ; il fit simultanément de même pour plusieurs autres Juifs italiens moribonds, en s'exposant bien sûr aux plus grands risques. Revenu à pied au pays en 1945, Lorenzo sombra dans l'alcoolisme et mourut bientôt comme une épave. Primo Levi qui l'avait rejoint, après son année d'errance (La trêve), ne put rien pour son sauveur. L'implosion mortifère de cet homme héroïque n'est pas sans évoquer quelque chose de l'ordre de ce qu'on a pu désigner, à la suite de l'oeuvre de Claude Lanzman, comme un effet de la Shoah 1. Un second groupe de nouvelles, Lilith, paraît ensuite, regroupées sous l'exergue Futur antérieur. Cela commence par un essai aux allures de science-fiction : Une étoile bien tranquille. Cette dernière s'était contentée, au long de quel1. Plusieurscollègues m'ontsensibilisé à cettedonnéequ'ilimportedene pasméconnaître chezcertainsdenospatients—J. J. Moscovite d'abord,puisG. Haddad; et aussi,P. Wilgowicz. Si c'est un homme, alors des traces... 1215 ques milliards d'années, de brûler son hydrogène sans histoire ; mais voici qu'elle entre dans une phase de turbulences. « Peut-être, suggère le narrateur, était-elle trop grande ? Au lointain moment de l'acte originel (...) avait-elle dû recevoir en partage une hérédité trop lourde ? Ou peut-être contenait-elle en son coeur un déséquilibre ou une maladie, comme il arrive à certains d'entre nous. » Déjà certains astronomes anciens avaient eu la perspicacité de noter ses variations d'intensité lumineuse, et un Arabe médiéval l'avait pour cela dénommée Al Ludra, la capricieuse. Et survient l'Apocalypse de ce système solaire, avec les effets étrangement inquiétants d'un décalage de plusieurs milliers d'années-lumières... « L'observateur qui aurait eu la malchance, précise Primo Levi, de se trouver le dix-neuf de cette année là [sic] à dix heures de nos montres, sur une des silencieuses planètes d'Al Ludra aurait pu voir, "à vue d'oeil " comme on dit, son doux soleil grossir... » Mais ledit observateur n'aurait pu assister longtemps au spectacle : « En moins d'une demi-heure, son témoignage et celui de tous ses congénères auraient pris fin. Aussi, pour conclure ce compte rendu [re-sic], devons-nous nous fonder sur d'autres témoignages, ceux de nos instruments terrestres auxquels l'événement n'est parvenu que " très atténué" dans son horreur première. » L'observation terrestre sera le fait d'un honnête astronome européen qui surgit dans l'histoire, au seuil d'un week-end qu'il avait promis de consacrer à sa petite famille. Le caractère décalé et « atténué » de son observation n'est pas sans faire penser à celle des braves gens d'Iéna qui se promenaient en famille le dimanche, dans la campagne autour du camp de Büchenwald, et remarquaient les fumées un peu incommodantes... Toujours est-il que le volume de cette étoile va englober en quelques heures l'orbite de ses planètes. Aussi « dix heures plus tard, la planète tout entière n'était plus que vapeur ; vapeur toutes les oeuvres délicates et subtiles que, peutêtre, les efforts conjugués du hasard et de la nécessité [sic] y avaient créées à travers un nombre infini d'essais et d'erreurs ; vapeur tous les poètes et les savants qui, peut-être, avaient scruté ce ciel et s'étaient demandé ce que signifiaient " tous ces petits flambeaux" [Leopardi, poésies lyriques] et n'avaient pas trouvé de réponse. C'était cela, la réponse ». Nous voici donc brutalement ramenés à la case départ de cette oeuvre : le four et la chambre à gaz. Claude Lanzman a eu le grand mérite de faire saisir le caractère assez spécifique et novateur du génocide nazi : une entreprise scientifique de grande envergure, machinerie difficilement imputable à un auteur — presque sans sujet, pourrait-on dire — et comportant comme visée d'abolir jusqu'aux traces. Or notre Société psychanalytique compte beaucoup d'amoureux de la Préhistoire ; et Marie-Lise Roux nous rappelait encore tout à l'heure combien la 1216 Bernard Penot démarche psychanalytique a partie liée avec celle des préhistoriens, au travers précisément d'un travail électif sur la trace. On trouve aussi chez Jacques Lacan l'écho enthousiaste, dans son séminaire de 1961 sur lIdentification, de sa découverte, au musée de Saint-Germain, de la série de petites encoches gravées sur un os de renne... Si c'est un homme, pourrait-on dire, alors il va en laisser des traces : traces signifiantes de son industrie, de ses calculs, de ses croyances — sépultures notamment. Or le fantasme qui me semble organiser les dernières productions de Primo Levi pourrait être formulé ainsi : les nazis, dans leur entreprise exterminatrice et d'effacement des traces, n'ont en définitive rien fait d'autre que de se constituer follement, compulsivement, les agents de cela même qui ne peut manquer, d'une manière ou d'une autre, naturelle ou pas, d'advenir à notre Terre. C'est ce que Primo Levi appelle la réponse : qu'il en sera un jour de notre humanité comme si elle n'avait jamais existé — vapeur, fumée, en tout cas pas de trace... Je me demande anxieusement quelle existence on peut mener, à partir du moment où l'on se représente effectivement une telle perspective ; et plus précisément, quelle culture on est alors à même de produire. Si Freud a choisi, en effet, de s'attaquer au Malaise dans la culture, c'est plutôt vers un « malaise dans la Nature » que la Lilith de Primo Levi nous précipite : une destructivité foncière que la culture se montre seulement impuissante à surmonter, à corriger, et bien sûr à résoudre. On a beaucoup glosé sur l'insistance de Freud à maintenir au registre biologique ses descriptions de la pulsion de mort — pulsion radicale de dissociation qu'il entrevoyait à l'oeuvre dans le psychisme humain. Aurait-il eu, lui aussi, Lilith en tête ? Peut-être. Mais il n'a jamais cessé de compter sur les traces. BernardPenot 36,ruede l'Arbalète 75005Paris Actualité de « Malaise dans la civilisation Colette » CHILAND Quelque soixante ans plus tard Quelque soixante ans plus tard, il ne semble pas que ce que Freud a écrit dans Malaise dans la civilisation soit remis en question. Les apports scientifiques et épistémologiques récents pourraient concerner le « scientisme déterministe » de Freud, les nouvelles métaphores pourraient inspirer à Freud d'autres « graphes » de l' « appareil psychique ». Mais ce n'est pas ce qui est au coeur de Malaise dans la civilisation. Quant à l'univers concentrationnaire, le Goulag, l'Indochine, l'Algérie, la Yougoslavie, la bombe atomique, ils ne font que focaliser l'attention avec un grossissement considérable sur ce que Freud a écrit dans ce texte. Culture ou civilisation Faut-il traduire die Kultur par la culture ou par la civilisation ? Nous utiliserons indifféremment l'un ou l'autre terme et ferons seulement remarquer que, quel que soit le terme français choisi, il y a une tension à l'intérieur de chacun des deux termes. Culture peut désigner l'activité noble d'une élite, ou bien, au sens de l'anthropologie moderne, l'ensemble des pratiques et des théories d'une société, d'un groupe social. Civilisation pourrait avoir le même sens que culture, du point de vue de l'anthropologie moderne. Mais le terme a une connotation sinon « élitiste » comme culture, du moins « progressiste » ; celui qui parle oppose sa civilisation à ce qui caractérise les autres et ne mérite pas le nom de civilisation, à savoir les moeurs et les idées des barbares, des sauvages, des primitifs, à la limite des non-humains. C'est l'Occident qui pense avoir apporté un progrès décisif dans l'histoire de Rev.franç.Psychanal, 4/1993 1218 Colette Chiland l'humanité avec les « Lumières », la « rationalité », les sciences et techniques des temps modernes. Freud participe encore de ce que Lévi-Strauss a décrit sous le nom d'illusion archaïque, alors qu'aujourd'hui, imprégnés de ce que l'anthropologie sociale et culturelle nous a enseigné, nous sommes conscients de nos illusions ethnocentriques. Ce que notre culture nous apporte Dans Malaise dans la civilisation, Freud écrit que l'agression est introjectée, intériorisée, retournée contre le moi (GW, 14, 482 ; trad. franç. par Ch. et J. Odier, 80), que « toute fraction d'agressivité que nous nous abstenons de satisfaire est reprise par le surmoi et accentue sa propre agressivité (contre le moi) » (GW, 14, 488 ; trad. franç., 86). Il souligne l'aspect répressif de la culture et parle de KulturÜber-Ich, surmoi de la culture (GW, 14, 502 ; trad. franç., 103). Francis Pasche disait que le surmoi aime le moi. Ce n'est pas le cas dans ce texte. Freud ne parle pas de ce que notre culture nous apporte. Il n'est point de développement mental en dehors d'une culture. Nous ne pouvons commencer à penser et mettre en mots notre pensée qu'à partir de ce que nous recevons de notre groupe culturel par la médiation de nos parents d'abord, d'autres mentors ensuite. A la fois ils façonnent notre esprit et l'alimentent, ils sont à l'origine de la forme et du contenu, de la formation et de l'information. Nous ne pouvons mettre en question notre culture —et nos parents —, nous rebeller, les critiquer qu'à partir de ce qu'ils nous ont donné et que nous avons fait nôtre (ce n'est pas seulement l'agression qui a été introjectée). Et ce processus de décentration, où nos parents ne sont plus des idoles, notre culture un absolu, est douloureux. Freud avait d'abord songé à intituler son texte Das Unglück in der Kultur, Le malheur dans la civilisation et non Le malaise dans la civilisation. Ce travail implique que nous prenions en considération d'autres cultures que la nôtre, d'autres sous-cultures à l'intérieur de notre culture. Devenus conscients du malaise dans notre civilisation, pouvons-nous, en tant que psychanalystes, faire quelque chose de plus que ce que nous faisons pour ceux qui viennent nous trouver, s'ils peuvent faire une analyse ? Finalité de l'analyse On connaît les deux formulations successives que Freud a données de la finalité de la cure : 1 / rendre conscient l'inconscient ; 2 / Wo Es war, soll Ich werden (là où était le Ça, le Moi doit advenir). Actualité de « Malaise dans la civilisation » 1219 Ce qu'il écrit à la fin de Malaise dans la civilisation constitue en fait une troisième formulation de la finalité de l'analyse, bien que Freud ne le présente pas comme tel, mais comme la tâche qui incombe à tous les hommes d'aujourd'hui : « Il y a lieu d'attendre que l'autre des deux " puissances célestes", l'Eros éternel, tente un effort afin de s'affirmer dans la lutte qu'il mène contre son adversaire non moins immortel. » Il est question d'un Eros et d'un Thanatos, l'un et l'autre immortels. Il n'est pas question de la victoire, du triomphe d'Eros sur Thanatos, seulement de l'effort d'Eros de s'affirmer contre Thanatos. En tant que tâche qui nous incomberait au niveau du groupe social, nous avons un formidable sentiment d'impuissance. Tout au long du texte de Malaise dans la civilisation court une critique du communisme. A plus forte raison aujourd'hui, pouvons-nous croire aux lendemains qui chantent ? Mais dans notre travail d'analyste, la proposition de Freud m'est un guide constant. Il faut d'abord restaurer, autant que faire se peut, le narcissisme du patient, son estime de soi, sa capacité de s'aimer, pour qu'il puisse supporter de reconnaître sa propre agressivité, et comment la projection de son agressivité compromet, voire détruit, ses relations aux autres. Nous ne pourrons pour autant pas faire reculer les frontières de la mort, si « mentalisés », si « érotiques » soyons-nous. Il nous faut accepter que la mort est incluse dans le processus de la vie. Bichat a défini la vie comme l'ensemble des forces qui résistent à la mort. La mort est l'ensemble des forces qui au-dedans même de la vie menacent la vie, la conduisent à son terme. Au moment même où il commence de se développer, l'organisme vivant commence de perdre une à une ses potentialités. La question n'est donc pas de ne pas mourir, la question est de ne pas se suicider, d'accepter de vivre et de s'efforcer de bien vivre. La question est de ne pas se laisser emporter par l'agressivité et le désarroi que suscite le non-accomplissement de nos désirs, l'impossibilité de la maîtrise sur l'autre. La question est de ne pas promouvoir la mort psychique et la haine. Cette tâche concerne la conduite de la vie et relève de la sagesse, non de la science, ce pourquoi les « progrès » de la science et l'épistémologie nouvelle n'ont rien changé à Malaise dans la civilisation. Eros, Thanatos et les systèmes idéologiques Cette tâche concerne l'ignorant comme le savant, le « sauvage » comme le « civilisé ». Les divers systèmes idéologiques, de la science à la religion, peuvent 1220 Colette Chiland y contribuer, ou non. Le plus souvent ils n'y contribuent pas et restent comme des idées clivées par rapport aux pulsions, comme un séquestre mort. Marie-Lise Roux a dit que nous ne nous occupions que du corps, d'une pensée qui sort du corps. Je pense que nous nous occupons de l'âme, que la psychanalyse est une cure d'âme — même si nous croyons que l'âme ne peut être et s'exprimer que tant qu'il y a un corps. Cette position idéologique non religieuse était, je crois, celle de Freud. La religion, me semble-t-il, ne saurait être définie comme l'a fait Marie-Lise Roux par marquer des traces, établir des liens ; elle établit des liens avec une transcendance dont elle pose l'existence pour résoudre les problèmes liés à notre destin et à notre inévitable impossibilité de connaître les réponses aux questions métaphysiques. Accepter notre radical non-savoir, c'est-à-dire être agnostique, est une position difficile à tenir et l'on ne saurait blâmer ceux qui cherchent refuge dans une croyance. La position agnostique dit l'impossibilité de savoir ce qu'est Dieu s'il existe, elle dénonce les discours sur Dieu comme des discours tenus par les hommes qui construisent Dieu à leur image. Elle seule est tolérante parce qu'elle accepte la pluralité des discours sur Dieu comme autant de tentatives des hommes de se donner un système idéologique, une matrice symbolique, qui les aide à vivre et à mourir. Force nous est de reconnaître que, très souvent, au lieu d'être aidés à accéder à la sérénité personnelle et à la bienveillance à l'égard d'autrui, les hommes utilisent les religions et les idéologies pour fortifier leurs défenses narcissiques et persécuter, détruire autrui. Les religions ou les idéologies se donnant chacune comme la vérité sont par là même inévitablement intolérantes, et du même coup intolérables, et ce d'autant plus que la lettre l'emporte contre l'esprit, que la lettre tue l'esprit. Au cours du Colloque de Deauville, plusieurs d'entre nous avons fait référence au texte biblique où l'on interdirait de « manger l'agneau cuit dans le lait de sa mère ». De manière étonnante, aucun d'entre nous n'a cité ce texte correctement. Le texte, dans toutes les traductions, parle d'un chevreau. Nous avons tous été contaminés par des associations étrangères au texte, peut-être par l'histoire d'Abraham et d'Isaac (Genèse, 22, « Où est l' agneau pour l'holocauste ? », demande Isaac à son père, et à l'ultime moment un bélier est pris par les cornes dans un fourré et sera sacrifié par Abraham à la place d'Isaac — ou d'Ismaël dans la tradition islamique), peut-être par l'agneau pascal, etc. Toute une tradition rituelle contraignante repose sur une lecture de ce texte, qui se reflète dans de nombreuses traductions. Il s'agit d'un verset de l'Exode, 23/191, qu'on traduit généralement ainsi : « Tu apporteras les tout premiers fruits de ton sol à la Maison du Seigneur, ton Dieu. Tu ne feras pas cuire un chevreau dans le lait de sa mère » (trad. oecuménique, 1989). Ce verset est à rappro1. Reprisdans Exode,34/26et dansle Deutéronome, 14/21. Actualité de « Malaise dans la civilisation » 1221 cher des versets 22/26-28 du Lévitique : « Le Seigneur adressa la parole à Moïse : " Après leur naissance, un veau, un agneau ou un chevreau resteront sept jours avec leur mère ; à partir du huitième jour, ils seront agréés si on les présente comme mets consumé pour le Seigneur. Mais n'égorgez pas le même jour une bête, vache, brebis ou chèvre, et son petit " » (trad. oecuménique, 1989). Bien des hébraïsants ont fait remarquer que le texte hébreu ne dit pas « chevreau cuit dans le lait de sa mère », mais « chevreau au lait de sa mère », c'est-à-dire chevreau non encore sevré, sens cohérent avec le texte du Lévitique. André Chouraqui, dont on connaît le respect scrupuleux du texte, traduit : « Tu ne cuiras pas le chevreau au lait de sa mère », et son commentaire dans L'Univers de la Bible indique clairement qu'il s'agit d'un « chevreau encore allaité par sa mère ». Que des discussions sur des lectures et interprétations multiples des textes et des problèmes de traduction entraînent des réactions immédiates intenses et des conséquences à longue portée est une preuve éloquente, bien qu'involontaire, de la vérité de Malaise dans la civilisation : Eros a beaucoup à faire pour tenter de s'affirmer contre Thanatos. On en vient à pouvoir concevoir l'inconcevable, comment les hommes violent, tuent, détruisent pour des différences de religion, de culture. La cure psychanalytique demeure un espace protégé où l'on parvient encore à se mettre au service d'Eros. ColetteChiland 31,rueCensier 75005Paris Une fourmi noire Marie-Lise Roux « Dieuvoitmêmelafourminoirequichemine dansla nuitnoiresurunepierrenoire.» (Proverbe arabe.) Contrairement à l'animal, l'être humain est « libéré » de certaines contraintes instinctuelles : par exemple, l'être humain, à l'inverse des grands singes, n'est pas pourvu d'un dispositif instinctuel qui lui interdit de copuler avec celle qui l'a enfanté; L'être humain n'est pas non plus pourvu de ce mécanisme inhibiteur de l'agressivité qui interdit aux animaux (dans certaines conditions) de détruire ceux de leur espèce, même rivaux. Aussi la réalisation incestueuse et la destruction de ses semblables font partie des activités auxquelles l'être humain se livre couramment, alors même qu'il n'a cessé de s'en proposer l'interdiction. C'est pourquoi on le dit « être de culture et non de nature », et pourquoi aussi la « morale » doit lui être enseignée — ainsi que beaucoup d'autres choses. Je me rallie tout à fait, comme nous tous, je pense, à la définition qu'André Green nous a donnée de la civilisation, en la distinguant des cultures et des civilisations : la civilisation serait la victoire d'Eros sur la destructivité (alors qu'on peut parler d'une culture de la destruction). Mais, il me semble qu'il nous faut ici aller plus loin et spécifier plus particulièrement en quoi et comment la psychanalyse nous permet de donner une telle définition de la civilisation. Qu'on le lie ou non à ce que je disais plus haut de la liberté de l'homme à l'égard des instincts, il est un fait encore qui différencie l'homme de l'animal et qui en fait justement un créateur de civilisation : c'est que l'homme a — depuis plus de cinquante mille ans — éprouvé le besoin de laisser des traces. Ces traces sont volontaires, sans utilité immédiate pour la survie (ce qui en fait, selon les préhistoriens, le signe de la capacité de symboliser). Elles sont, en tout cas, la preuve d'un besoin d'abord de distinguer (ou différencier) deux objets d'appaRev.franç.Psychanal, 4/1993 1224 Marie-Lise Roux rence semblable. De plus, les traces ont la valeur d'un message laissé là pour ceux qui n'étaient pas là, pour l'avenir. Ceci implique à la fois une conception du temps, la notion de l'absence, et le désir de créer des liens entre les individus ou plutôt de créer un signe qui représente ce lien. Lien entre passé et présent, présent et futur, les traces que depuis tant d'années les humains ont laissées, que nous ne cessons nous-mêmes de transcrire, représentent le lien qui nous permet de nous reconnaître entre nous comme « race humaine », comme le disait Freud, et de transmettre (ou de témoigner) l'expérience humaine. On le sait, la psyché humaine se constitue justement à partir des traces laissées en elle par la sensorialité d'abord, les émotions ensuite, les sentiments enfin. Donc, toute trace, qu'elle soit seulement interne ou qu'elle se traduise à l'extérieur par des signes, implique l'idée que la trace est liée à la vie relationnelle de cet être néotène que nous sommes. Peu importe au fond, de ce point de vue, qu'une trace soit strictement individuelle ou soit le résultat d'une action collective. On peut dire que toute trace, en ce qu'elle signifie travail psychique, est à la fois pulsionnelle et civilisatrice. Or, en clinique, nous connaissons bien maintenant les effets de certains événements — appelons-les traumatiques — dont la particularité est de déborder l'appareil psychique, de telle sorte qu'ils provoquent un « blanc » : blanc de la pensée, blanc des émotions, blanc des souvenirs 1. J'ai eu souvent l'occasion d'entendre parler les déportés des camps d'extermination : ce qui les frappait le plus, dans l'après-coup de leur récit, était d'avoir pu être si familiers avec l'horreur et la mort que celles-ci leur étaient en quelque sorte devenues indifférentes. Beaucoup se plaignent à la fois d'être poursuivis par des « images » insoutenables et en même temps de ne plus pouvoir se souvenir, par exemple, de certains compagnons de cellule, ou de la chronologie des événements. Les mots qui reviennent le plus souvent : « Je ne sentais plus rien, je n'avais plus de pensées, plus d'émotions. » C'est sans doute cela que René Diatkine avait à l'esprit lorsqu'il nous interrogeait (reprenant Adorno) : « Peut-on faire de la poésie après Auschwitz ? » Et pour moi, c'est cela — cette absence et ce blanc — qui est le signe patent de l'effet de la barbarie. D'ailleurs, si le processus civilisateur, en ce qui concerne les cures, consiste justement à patiemment aider un patient à retrouver ses propres traces, à reconstruire sa propre histoire, il en est de même dans l'Histoire : le projet du barbare a toujours été de supprimer, d'effacer, de réduire les différences (on appelle ça « purifier » n'est-ce pas ?) et le projet de la civilisation est de souligner la particularité. S'il y a un processus dans la civilisation, il est d'aller toujours dans le sens de fier le plus particulier au plus général, de rassembler l'individuel et le collectif en gardant la différence entre les deux. 1. JerenvoielelecteurautravaildePerelWilgowicz, Le vampirisme (Césure,1992),quiena trèsbien décritcertainsaspects. Une fourmi noire 1225 En clinique psychiatrique, n'appelle-t-on pas « socialisation » ce processus qui permet peu à peu à un patient de renouer des liens avec ses semblables au fur et à mesure seulement qu'il peut parvenir à se retrouver lui-même. On sait combien le projet nazi à l'égard des juifs (et des autres déportés aussi d'ailleurs) était de les rendre incapables d'anticiper ni d'interpréter aucun signe, de les plonger dans un monde de chaos et d'incohérence où plus rien n'avait de sens. A cela, la réponse qui indiquait la victoire de la barbarie était bien cette indifférence, cette apathie, si bien décrites par Primo Levi ou Bruno Bettelheim. Et non pas, comme je l'ai entendu dire, la réaction désespérée de ceux qui se battirent dans les chambres à gaz pour tenter de respirer jusqu'au bout. Cette réaction-là était du côté de la vie, avait un sens et a laissé des marques sur les murs des chambres à gaz, nous contraignant ainsi à nous interroger, à nous représenter, à nous identifier à ceux qui furent victimes. Par là se créent des traces, une transmission se fait possible, une histoire peut se forger, des souvenirs peuvent se dresser comme liens entre les survivants et les héritiers, des victimes comme des bourreaux. En ce sens, il est impossible d'employer le terme d'holocauste, en ce qui concerne ce qui fut une extermination : un holocauste (même s'il fait des victimes innocentes) a toujours un sens et a un projet de faire des liens. Il me semble qu'il faudrait relire ce texte si controversé qu'est Totem et tabou en le comprenant comme une métaphore (ou même une parabole). Freud nous y montre à l'oeuvre la destructivité — du père d'abord et des fils ensuite. Mais il y souligne surtout l'importance à ses yeux de l'ambivalence des sentiments qui est cause du travail civilisateur (ou culturel, comme on pourrait aussi le dire), travail qui succède à la mort du père et donne lieu à un processus de civilisation sous la forme de la religion dans la célébration du souvenir du père mort. Trace, ici encore, et lien (qui, on le sait, est le sens originel du mot religion). Certes, les civilisations sont mortelles, mais la métaphore de la horde primitive nous montre que la civilisation, elle, est inébranlable. Dans L'avenir d'une illusion (p. 77), Freud nous dit : « La voix de l'intellect est basse, mais elle ne s'arrête point qu'on ne l'ait entendue. » Ce qui soutient « la voix de l'intellect », ne serait-ce pas justement la poussée de l'amour pour le père qu'on a pourtant haï, au point de le faire disparaître ? Il me semble que c'est seulement dans la perspective de l'ambivalence que peut se représenter le travail psychique qui permet de former une trace et de donner un sens et une histoire à toutes nos histoires humaines. Narcissisme et antinarcissisme, nous disait déjà Francis Pasche. Et Benno Rosenberg (à Deauville), rappelait combien il était nécessaire qu'Eros et pulsion de mort soient également présents pour que la psyché puisse vivre dans une intrication point trop serrée. C'est dans l'inévitable tiraillement, le conflit permanent, l'imperfection et 1226 Marie-Lise Roux la déception que se construit la civilisation. En cela, elle ressemble fort à une religion sans croyance, sans idéal, sans perfection — impure pour tout dire. D'ailleurs, si on laisse des traces, n'est-ce pas parce qu'on a les mains sales ? Il me semble que l'on confond trop souvent « processus » et « progrès ». Je ne crois pas, en dépit des apparences, que l'homme soit plus « malade » dans la civilisation de nos jours qu'il ne l'a été dans le passé. Comme Freud, je pense qu'il a à être lucide à propos de sa réalité qui est d'avoir cette « liberté » à l'égard de ses instincts tant érotiques que meurtriers. Et que c'est cette liberté qui le contraint à trouver toujours des solutions boiteuses, imparfaites, pour contenter en lui et la vie et la mort. Michel Fain (je cite de mémoire) disait à Deauville que la psychanalyse devait rester une zone érogène dans le monde scientifique. Or, c'est au travers des zones érogènes que s'inscrivent en nous les traces nécessaires à la constitution de notre Psyché. C'est pourquoi j'ai mis en exergue ce proverbe arabe, car nous sommes tous ces fourmis noires, cheminant dans l'obscurité, mais qui, malgré tout, laissent une trace, même si aucun dieu ne les voit. « Trace au fer rouge incrustée dans la chair du temps, un temps qui sans fin relit la trace de l'ineffaçable, dans l'illisible livre des traces » (Céline Zins) 1. Marie-Lise Roux 137,boulevardSaint-Michel 75005Paris BIBLIOGRAPHIE Levi Primo, Les naufragéset les rescapés,Gallimard, 1900 (coll. « Arcades »). BettelheimBruno, Le coeurconscient,Editions Robert Laffont, 1972(coll. « Réponses»). Freud Sigmund(1912), Totem et Tabou, Payot, 1973. 1. Poèmecitépar RachelErteldansLa languedepersonne, Seuil,1993. III Malaise et procréation L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique Sylvie FAURE-PRAGIER Lorsque, par le hasard d'une proposition amicale — celle d'Eva Weil qui participe aussi à ce numéro —, je me suis trouvée confrontée à des patientes consultant pour stérilité, j'ai cru pouvoir conserver une neutralité psychanalytique quant à l'éthique médicale. Certes, les nouvelles techniques de procréation sont l'objet de controverses vives dont témoignent différentes prises de position dans la littérature et les médias. Mais, dans ma fonction d'analyste rencontrant des patientes stériles, je pensais que le cadre de ma pratique était suffisamment bien limité pour que je n'aie pas à prendre position sur la réalité des techniques dont seule la représentation fantasmatique serait de mon ressort. La stérilité confronte l'analyste à des patientes soignées par les différentes techniques de PMA (procréation médicalement assistée), dont il mesure l'impact sur le psychisme. Doit-il pour autant s'impliquer dans un jugement éthique sur ces derniers ? Peut-il l'éviter, comme j'ai tenté de le faire en limitant mon activité à l'analyse des fantasmes qui sous-tendent les critiques ? Finalement, l'analyste ne se trouve-t-il pas contraint de participer à ce large débat concernant le caractère licite de certaines pratiques, vaste réflexion engageant un choix de Société qui s'inscrira demain dans une législation nouvelle. C'est à travers mon propre itinéraire que je tenterai d'éclairer ces choix, tels qu'ils se posent quotidiennement à l'analyste travaillant dans ce champ. I / A L'HÔPITAL,UN TRAVAIL PSYCHANALYTIQUE AUSSINÉCESSAIRE QU'IMPOSSIBLE A l'hôpital, mon travail était « nécessaire » pour aider les médecins et « impossible » dans les conditions où je rencontrais les patientes. Celles-ci ne Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1230 Sylvie Faure-Pragier souhaitaient pas ces rencontres ; c'est à leur médecin qu'elles demandaient de réaliser leur désir d'enfant. La véritable demande émanait donc d'eux. Ils désiraient que je prenne en charge les patientes chez lesquelles ils ne trouvaient pas de cause organique et dont la stérilité était alors considérée comme psychogène. Je n'étais donc pas confrontée aux traitements biologiques, puisqu'ils étaient abandonnés à mon profit. En revanche, les médecins m'adressaient une demande supplémentaire. Comment faire face aux problèmes éthiques qui apparaissaient depuis une quinzaine d'années, au fur et à mesure de chaque progrès technique ? De passionnantes réunions de réflexion entre gynécologues et analystes faisaient ressortir une importante angoisse, bien compréhensible devant la décision, le geste reproductif qu'avaient à accomplir ces praticiens. Etait-il légitime d'inséminer des paraplégiques dont le désir d'enfant pouvait receler celui de disposer d'un futur soignant dévoué ? Ou d'aider à concevoir un couple incapable de relations sexuelles, une femme vierge, une homosexuelle ? Une anorexique sans règles avait-elle « droit » à l'appoint hormonal qui lui permettrait de devenir mère, et l'enfant éventuel ne devait-il pas être préservé d'une telle pathologie maternelle... Face aux problèmes que leur posait un pouvoir nouveau, et manquant de repères pour en apprécier l'éventuelle nocivité, les médecins souhaitaient que des limites leur soient fixées. Continuer à fonctionner comme analyste nécessitait un effort de théorisation. Face aux problèmes éthiques, je tentais d'interpréter les interrogations par rapport à ceux qui les émettaient. Il me paraissait clair que je n'avais pas à porter de jugement en tant qu'analyste — même si je ne pouvais m'en empêcher en tant que sujet privé. « Celui qui dit ce qui est n'est pas fondé à dire ce qui doit être », disait déjà Poincaré. Bref, je ne pouvais jouer le rôle qu'on attendait de moi. En revanche — pulsion épistémophilique cachant vraisemblablement ma pulsion scopique face à ce déballage de scènes primitives —, je voulais comprendre davantage. Pour cela, faisait défaut le discours associatif des intéressées, qui s'en défendaient. Je pris alors l'initiative d'une recherche avec des collègues qui s'étaient trouvées face à un problème de stérilité au cours d'une cure classique et avaient pu entendre et élaborer les aléas de la réponse psychosomatique au désir d'enfant. J'échappais — croyais-je —, grâce à ce tournant de ma réflexion, aux interrogations éthiques portant sur les pratiques thérapeutiques. Je me limiterai à mon rôle habituel : l'analyse de quelques patientes dont la stérilité sans cause organique ne nécessitait pas de traitement physique. L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique 1231 II / LA BIO-ÉTHIQUE ÉVACUÉEREVIENTDANSL'ANALYSE: CONSÉQUENCESINATTENDUESD'UNE OPTION THÉORIQUE De cette recherche débutante, comme de mes premières rencontres hospitalières, toutes parcellaires et insatisfaisantes qu'elles aient pu me paraître, se dégagea une première hypothèse théorique : il fallait remettre en cause le concept de stérilité psychogène. Ce « concept nomade » nous vient de la médecine, et, comme tel, implique une définition linéaire. Sera psychogène : — une stérilité qui n'a pas de cause organique ; — et dont la levée de la cause — psychique — permet (comme l'élimination d'un microbe, par exemple) la levée du symptôme et la survenue d'une guérison sous la forme d'un enfant. Si, dans certains cas, il correspond à la réalité — en particulier dans les stérilités secondaires, après deuils, mort d'un enfant, naissance d'enfants anormaux —, il aboutit le plus souvent à détourner des phénomènes psychiques l'attention des médecins, dès lors qu'existe une cause organique. Or la psychogenèse ne peut se définir par l'absence d'organicité. Bien au contraire, les lésions dû corps, salpingites, troubles ovulatoires, etc., relèvent souvent elles-mêmes de perturbations de l'équilibre narcissique. A l'inverse, la suspicion de stérilité et le sentiment d'incapacité qu'elle entraîne peuvent à leur tour provoquer des réponses d'inhibition du fonctionnement reproductif du corps. Aussi ai-je proposé d'en « finir avec la stérilité psychogène » au profit d'une conception récursive du fonctionnement de l'infécondité. Ainsi la stérilité serait causée par l'effet qu'elle produit ; corps et psychisme auto-engendreraient leurs anomalies. Il ne s'agit pas là d'une réponse psychosomatique habituelle où corps et psychisme produisent deux aspects d'une même réaction, mais d'une circularité où la cause, psychique ou organique, devient l'effet des conséquences qu'elle entraîne. Le simple soupçon de stérilité provoque des dysovulations dont le traitement hormonal confirme pour l'intéressée un sentiment d'incapacité qui engendrera de nouvelles lésions... L'abord psychothérapique s'adresse alors aux femmes souffrant de stérilité, quelle que soit la situation organique ; nos recherches confirment la similitude des problèmes psychiques que l'on observe chez les femmes infécondes et nous les avons réunis sous le terme d'inconception. Cette nouvelle théorisation nous conduisit à prendre en thérapie des patientes qui souvent recevaient en même 1232 Sylvie Faure-Pragier temps un traitement médical ou chirurgical. Si bien que nous nous sommes trouvées confrontées à des interrogations éthiques dans notre pratique directe, et non plus à travers les interrogations des médecins. Ce que nous voulions éviter s'imposait à nouveau. Voilà qu'il nous faut maintenant confronter, à travers le discours ou désigné par lui, les nouvelles pratiques procréatiques, et tenter de démêler le fantasme de la réalité, sans pouvoir toujours éviter un vacillement, une interrogation, voire un parti pris éthique. Comment s'empêcher de penser, fût-ce après la séance : « Vraiment, c'est fou de faire de telles manipulations », et de juger sadiques, perverses ou démiurgiques certaines pratiques ! III / AUTO-ENGENDREMENT DESCONFLITSÉTHIQUES J'aimerais privilégier une caractéristique des PMAqui exerce sur moi un effet tragique très particulier. Les nouvelles techniques obéissent à des contraintes spécifiques qui occasionnent la mise en oeuvre de nouvelles opérations — la congélation en est un exemple. Celles-ci engendrent de nouveaux conflits psychiques, parfois plus dramatiques que la souffrance originelle à laquelle la technique initiale tentait de répondre. Sans se donner le temps ni les moyens de comprendre la terreur d'enfanter que met en oeuvre le corps, les réponses techniques reflètent chez les médecins, à côté de la volonté d'agir, le « désir de ne pas savoir » que nous retrouverons aussi chez nos patientes. Nora, 40 ans, entreprend une thérapie dont nous comprendrons que le sens inconscient est de se disculper de l'accusation de stérilité psychogène (cet enfant que vous dites vouloir, en réalité, vous le refusez). Elle veut un enfant, depuis quinze ans, et envisage maintenant des FIV (fécondations in vitro). Il s'agit d'une technique qui utilise les gamètes des deux parents et, contrairement à l'IAD (insémination artificielle avec donneur), ne rompt donc pas la filiation naturelle et peut véritablement « guérir » la stérilité. Nora demande un enfant ou plutôt, comme le disait clairement une autre patiente stérile, « ça n'est pas tant que je veuille un enfant, mais je veux avoir tout fait pour l'avoir ». Elle fera deux FIV, la première sans succès, la deuxième plus productive puisque ses ovocytes fécondés permirent d'obtenir quatre embryons. On lui proposa de les replacer tous les quatre et elle m'expliqua pourquoi elle avait refusé. Certes, replacer quatre embryons multiplie (par 4) les chances de grossesse, mais aussi le risque de grossesse multiple. Celles-ci aboutissent souvent à la naissance de prématurés non viables. Aussi les médecins, dans ces cas-là, proposent-ils la destruction, in utero, de quelques foetus, pour permettre aux autres un plein L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique 1233 développement. On en garde souvent deux. Cette destruction, sans avortement, laisse subsister les foetusmorts à côté des vivants. C'est la réduction embryonnaire dont la perspective paraît intolérable à Nora. Les médecins demandent à la mère — qui observe sous coelioscopie — de choisir les foetusà respecter. On a parlé de « choix de Sophie ». Je m'identifie à Nora, qui se limite à deux embryons, et a ainsi résolu ce problème éthique. Quinze jours plus tard, on lui annonce le succès. Mais, après une semaine, elle perd ses embryons. Avortement précocissime, c'est bien fréquent, mais, habituellement, on l'ignore. Ici, les nécessités des statistiques (c'était un succès comptabilisé) l'emportent sur les considérations psychologiques. Nora n'est cependant pas trop déçue. Son exigence d'enfant est satisfaite par cette « réussite » qui démontre sa fécondité et la délivre de son sentiment de castration. Plus tard, elle dira : « Mes enfants ont préféré ne pas naître. Finalement, ils ont bien fait. » Mais l'histoire bio-éthique de Nora ne se termine pas là. Quelques mois après ce renoncement, deuil qu'elle avait élaboré avec moi, elle reçoit une lettre lui rappelant les deux embryons congelés qui lui appartiennent. Elle doit maintenant décider de leur sort, et se trouve très bouleversée. Quatre solutions s'offrent à elle : a) Refaire une tentative serait tentant, mais ce serait, dit-elle, pour une mauvaise raison. b) Les détruire, alors qu'ils ont été porteurs de tant d'espoir, lui paraît meurtrier. Comme elle, le comité d'éthique considère ces embryons comme « personne potentielle ». L'avortement étant autorisé, rien ne permet cependant, juridiquement, de s'opposer à cette suppression qui impressionne Nora « plus qu'un avortement, parce que si on le fait, c'est qu'on le veut », dit-elle. c) Elle peut aussi les donner à un couple stérile. Elle ne peut s'y résoudre. Elle reconnaît que c'est sans doute égoïste de sa part, mais ne peut opter pour un tel don. L'enfant qu'elle n'a pas eu, quelqu'une d'autre en profiterait alors à sa place ? Voilà qu'une violente envie vient balayer sa générosité habituelle. d) Reste, bien entendu, une quatrième solution : donner ses embryons à la recherche scientifique, qui pourra progresser grâce à eux. On sait que c'est grâce à ces embryons congelés que l'on peut faire aujourd'hui d'importantes découvertes. Or ils n'existent qu'à cause de l'impossibilité de congeler les ovocytes isolés, que les hormones injectées aux femmes stériles font fabriquer en nombre excessif et qu'on ne se décide pas à laisser se perdre. Il a fallu les transformer en embryons pour les conserver. C'est donc grâce à l'abondance de ces embryons disponibles que peuvent se pratiquer les recherches et que pourraient avoir lieu des manipulations génétiques. On voit ainsi l'auto-engendrement des conflits éthiques à partir du seul projet de traiter la stérilité en prélevant des ovocytes pour réaliser des FIV. 1234 Sylvie Faure-Pragier Face à cette double impossible alternative, Nora n'a pas répondu à la lettre de l'hôpital. Pour elle, inconsciemment, le seul statut possible de ses embryons eût été la conservation éternelle ; quelque chose d'immortel, intangible, la représenterait pour toujours, symbole affirmant la réalité de cette possibilité d'enfant, sa fécondité, c'est-à-dire son mode de défense contre la mort. Remarquons la solution identique que prescrit le tribunal confronté à une veuve réclamant les paillettes de son mari défunt. Il refusa que lui soit donné le sperme, mais interdit de le détruire ! On rejoint ainsi les fantasmes d'omnipotence — l'idéal du Moi narcissique venu remplacer le Surmoi — qui apparaissent si souvent dans le cadre de la bioéthique, comme s'ils étaient à la fois à l'origine des progrès fabuleux en ce domaine, mais aussi la rançon de ces mêmes progrès, limitant leur utilisation. IV / L'ANONYMAT EST-ILREPRÉSENTÉ ? DANSL'INCONSCIENT Un des premiers « traitements » de la stérilité, cette fois masculine, offre l'IAD (insémination artificielle avec donneur) qui permet au couple d'avoir un enfant. Si la paternité, pour moi, ne réside pas dans la biologie, néanmoins je me suis parfois interrogée sur les justifications de cette pratique, organisée comme déni induit d'une pathologie irréparable. Reste que les enfants ainsi procréés ne semblent pas en pâtir et que les couples reviennent souvent pour avoir un deuxième enfant sans exhiber de souffrance particulière. Il semble pourtant paradoxal d'opérer ainsi un « adultère » déculpabilisé par l'autorité médicale, prétendre « guérir » la stérilité d'un homme en inséminant sa femme féconde avec le sperme d'un autre homme dont la fertilité ne peut que confirmer l'infertilité du premier. Si cette pratique semble réparatrice, c'est après la venue au monde de l'enfant. Si celle-ci ne se produit pas, ces fantasmes paraissent prendre corps dans celui de la patiente, chez laquelle apparaît ce que l'on peut qualifier de « stérilité expérimentale ». Ghislaine consulte ainsi pour sa « stérilité », les IAD ayant échoué. Elle cherche passionnément à en trouver la raison, un coupable en somme. Serait-ce sa tante malveillante qui lui aurait jeté un sort ? Elle est devenue superstitieuse, tente d'expliquer son « incapacité » par un hasard de chiffres, une rencontre inopportune. Triste, agitée, elle est heureuse de pouvoir parler à quelqu'un qui ne la rassure pas perpétuellement et accepte d'entendre son chagrin. La voici redevenue une petite fille. Peut-être l'était-elle toujours restée ? L'image de son père paraît dépréciée tant elle est complice des accusations maternelles. Son L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique 1235 envie d'enfant lui rend intolérable la rencontre de femmes enceintes. Comme le père, le mari semble pour elle un personnage enfantin, auquel elle aurait du offrir ce cadeau d'enfant qui aurait fait de lui un père donc un homme. Alors, aurait-il fait d'elle une mère, donc une femme ? Ghislaine reconnaît que sa terrifiante maman, qui contrôle la vie de chacun et particulièrement la sienne, ne lui est jamais apparue comme femme. D'ailleurs celle-ci n'attend d'elle que des preuves de réussite, des signes de capacités intellectuelles qui la valoriseraient aussi. Elle n'investit pas davantage la féminité de sa fille que la sienne. L'interrogation sur la féminité modifie les rêves. D'un envahissement marin, d'un débordement proche du déluge, voici que Ghislaine passe à la représentation d'un vol de couteau scout, puis à celle de son propriétaire. Elle rêve d'un amant séduisant, rencontré par hasard. Souvenir d'une rêverie d'adolescente ? Elle craint d'exprimer ainsi un désir coupable. Ne pourrait-elle avoir une liaison qui la rende enfin enceinte ? Elle pense que son mari pourrait être dupe, elle pourrait prétendre avoir repris les inséminations. Survient un rêve sexuel : elle se voit dans une maison en forme de grotte, tapissée de velours cramoisi. Il y a un lit préparé, revêtu des nouveaux draps qu'elle vient d'acquérir. Il y a trois oreillers, dont deux sont très visibles, d'une couleur éclatante, tandis que celui du milieu ne se voit guère, confondu qu'il est avec les draps. Elle a regretté justement qu'il n'y ait pas dans la réalité d'oreiller assorti aux beaux draps neufs. Or cet oreiller manquant, ici figuré dans le rêve, lui inspire un mouvement de dégoût. Elle l'ôte du fit et le jette vivement dans le couloir. Les associations la ramènent aux inséminations : l'oreiller manquant qui se confond aux draps occupe sans doute la place de sa fécondité manquante, qu'elle va rapprocher du donneur anonyme. Elle peut alors élaborer sa stérilité comme rejet de cet anonymat, comme refus d'exhiber face à son mari stérile la preuve de sa propre fécondité, comme désir de partager le destin de cet homme qu'elle a choisi, et encore comme refus d'obtempérer aux exigences de sa mère qui insiste pour qu'elle soit enceinte « à n'importe quel prix ». Ghislaine pourra alors comprendre que l'enfant désiré était l'emblème de sa soumission à sa mère. Il était en même temps le seul moyen de lui échapper, de cesser de se sentir une petite fille. Il lui aurait fallu être mère pour être femme. Le dégagement de l'emprise maternelle permit un travail de subjectivation où Ghislaine décida d'assumer la stérilité de son conjoint et d'affirmer sa propre identité, en dépit de celle-ci. Elle abandonnera alors ce déni du féminin chez la mère, que nous rencontrons si souvent chez nos patientes et qui provoque une contre-identification phallique où l'envie du pénis n'est, comme celle d'enfant, qu'une défense contre l'homosexualité primaire. 1236 Sylvie Faure-Pragier Face à cette élaboration de l'intolérance à l'anonymat du donneur, je m'interrogeais sur toutes les femmes qui se trouvent confrontées à une telle proposition. Que couvre cet anonymat, non choisi librement mais imposé par les banques de sperme et bientôt par la Loi ? Qui donc faut-il ici innocenter ? Pour ma patiente, il semblait que ce fût d'abord le mari dont il fallait cacher une stérilité vécue comme castratrice, puis elle-même, désignée comme incapable à son tour ; mais n'est-ce pas le donneur et sa représentation intolérable et, plus avant, le groupe médical qui, par souci thérapeutique, s'autorise ces techniques à condition d'avoir tenté ainsi de les purifier ? Le secret, souvent lié à ce mode de procréation, ne fait que confirmer la suspicion de faute. Faut-il alors évoquer un anonymat médical et obligatoire des spermatozoïdes ? On sait que pour les dons d'ovocytes, l'assimilation au coït interdit est moins aisée, et que l'anonymat ne fut pas imposé par tous les services hospitaliers. Les dons faits par des femmes identifiées semblent avoir aussi des avantages. Face à ces progrès médicaux, est-il légitime de refuser aux intéressées le soin d'en décider et d'ôter définitivement à l'enfant le droit de connaître ses origines ? Si le donneur était connu, alors il n'y aurait plus de dons, répondent les CECOS.C'est ce qui se passe effectivement dans les pays où l'anonymat est levé pour l'enfant. L'anonymat serait-il alors le moyen de faire survivre les banques de sperme ? Retomberions-nous dans l'auto-engendrement de la technique déjà évoquée ? Trop de mystère d'un côté, celui des banques, trop de savoir peut-être d'un autre ? C'est le problème soulevé par les diagnostics génétiques dont nous allons maintenant voir un exemple. V / EÛT-ILFALLUEN SAVOIRTROP? Ella nous introduit dramatiquement au coeur d'autres conflits éthiques. Après une longue analyse, elle a pu choisir un époux et se retrouve enceinte vers 40 ans, âge limite à partir duquel on ne traite habituellement plus la stérilité ; cette barrière s'est installée dans la vie procréatrice, aujourd'hui bien plus qu'autrefois. La contraception est responsable d'un retard de la décision de procréer. Bien des femmes attendent d'approcher cet âge pour se décider, avec bien moins de chances d'être enceintes qu'à 20 ans, et plus de risques d'anomalies chromosomiques. Ici, la grossesse tant désirée survient. Ella, prudente, accepte une amniocenthèse. Le foetus n'est pas mongolien, ce qui lui aurait fait décider, sans ambages, d'avorter. Il est néanmoins porteur d'une tare génétique liée au sexe mâle, disons une sorte d'hémophilie, méconnue dans les antécédents : la grand-mère était une enfant adoptée, la mère et Ella sont filles uniques. L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique 1237 L'enfant peut vivre, être psychiquement normal, mais devra suivre un traitement toute sa vie. Ella — dont c'est, sans doute, l'ultime chance de procréer — hésite à décider. Les diagnostics génétiques précoces peuvent ainsi éviter la naissance d'enfants malformés ; dans d'autres cas, ils amorcent de douloureux conflits éthiques. Certains médecins — et pas seulement ceux qui partagent la foi catholique — plaident en faveur de l'acceptation de tares sans trop de gravité ; d'autres se récusent : les parents sont libres de vouloir éviter souffrance et maladie à leur enfant et libres aussi de refuser d'avorter. On voit que la civilisation crée des problèmes neufs. De quelle liberté s'agit-il ? Celle des parents ? Celle de l'enfant à venir ? Aurait-il choisi — librement — de venir au monde avec cette tare et, la connaissant, peut-on la lui imposer ? Beaucoup de ces cas de conscience obligent à prendre en compte des probabilités, des seuils, sans qu'un choix ferme puisse s'établir sur des bases certaines. Néanmoins, Ella est désormais informée. Certes, l'enfant pourrait peut-être faire l'objet de thérapie génétique. Il s'agit de modifications du génome, qui ne se transmettrait pas à sa descendance. Pratiquer ce type d'intervention ne pose guère de problème éthique, car il s'agit manifestement d'un soin. Ce traitement n'est pas encore découvert en ce qui concerne la maladie que transmet Ella. Aussi, après beaucoup d'hésitations, elle décide, malgré son chagrin, et en accord avec son mari, d'avorter plutôt que de mettre au monde un enfant qui devrait recevoir des transfusions sa vie durant. Elle s'interroge sur la valeur de ce diagnostic génétique : « Et si je ne l'avais pas su ? Peut-être aurions-nous été tous les trois très heureux. » Renoncer à la maternité dans ces conditions est un deuil bien difficile. Les fabuleux progrès techniques dont s'enorgueillit l'homme créent autant de cas de conscience. La pratique des manipulations génétiques pourra, sans doute, supprimer les tares héréditaires comme celle-ci et bien d'autres maladies graves. Tout le monde peut s'accorder sur l'opportunité de ces techniques lorsqu'on peut prouver le caractère vraiment pathologique du génome. Mais comment situer ce « vraiment » ? La biologie moléculaire continue d'inquiéter tout en exerçant une fascination sur laquelle nous reviendrons. Cette possibilité de modification héréditaire sera sans doute exclue par la loi française, qui craint qu'elle n'entraîne d'autres modifications moins justifiées. Ici, plane le spectre de la toute-puissance débridée : si l'on pouvait choisir le sexe d'un enfant (on le peut), la couleur de ses yeux, sa taille... mais aussi son intelligence, sa douceur, ses qualités créatrices ! En somme, faire un enfant parfait. Ce n'est guère possible aujourd'hui. Cela peut le devenir rapidement et notre « capacité de rêverie » laisser alors place à l'emprise. Mais s'agit-il là de réalité ou du pur essor de nos fantasmes ? 1238 Sylvie Faure-Pragier VI / DES COMPTESA RENDRE POUR LES ANALYSTES ACCUSÉSD'ÊTRE L'ALIBI DES PRATICIENS Ne pas prendre parti est vécu par certains comme une hypocrisie. Nous cautionnons peut-être certaines pratiques par notre seule présence. Pouvons-nous rester neutres ? Tentons maintenant d'appliquer nos capacités interprétatives aux acteurs du progrès et à leurs détracteurs. Un grand mouvement de contestation vint s'opposer aux triomphes médiatiques et induisit une réflexion opportune. Il paraît utile de préciser les fantasmes sous-jacents à certains cris d'alarme qui, sans doute par leurs excès mêmes, n'ont touché qu'une frange intellectuelle limitée et ne semblent guère avoir influencé les médecins. Chez certains patients, en revanche, la lecture du « Magasin des Enfants »1 a permis une réflexion mieux informée. Le risque d'être utilisé comme cobaye ou instrument d'une recherche de gloire ou d'argent fit hésiter certains. La crainte des futures manipulations génétiques mobilise la dénonciation des risques encourus. Ne voulant pas être responsable, un jour, d'un tel détournement de ses activités de chercheur et rejoindre le destin d'un Oppenheimer, on sait que J. Testard fit beaucoup pour alerter l'opinion et décida de stopper ses propres recherches. L'effroi devant les PMA renvoie à des angoisses assez claires. La menace de chaos ébranle la sécurité d'un ordre connu. Le changement par la science désorganise les repères psychiques et fait craindre une déstructuration du monde extérieur. Alors, l'analité toute-puissante, libérée par la transgression, fécaliserait l'être humain devenu objet d'expérience interchangeable puisque c'est sur lui que s'applique la nouvelle technicité. Le fantasme qui apparaît est celui de la régression à la toute-puissance infantile. Le garant de la loi symbolique aurait été éliminé. Si le père a pu être réduit à des paillettes congelées, et la mère remplacée par une anonyme mère porteuse (et bientôt par une machine à gestation), alors la différence des sexes ne se trouve-t-elle pas abolie ? L'angoisse aussi peut prendre la forme de la représentation de l'apprentisorcier. La toute-puissance à l'oeuvre dans l'exigence scientifique se projette alors sur son objet, le médecin dépassé par la découverte en devenant bientôt l'esclave. Evoquons encore des mythes, le Golem, Frankenstein... Nous fabriquerions, grâce à nos nouvelles techniques, des êtres déshumanisés : ils viendraient à se venger de leur créateur, détruisant l'humanité. 1. JacquesTestard,L'oeuftransparent,Flammarion,coll.« Champs», 1986. L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique 1239 Une troisième crainte apparaît. Nous pourrions être détruits par nos découvertes, non plus parce qu'elles se retourneraient contre nous, mais parce qu'elles tomberaient en de mauvaises mains. Effectivement, qu'aurait fait Hitler, s'il avait possédé nos techniques ? Une race d'esclaves au service d'une race aryenne purifiée ? Au-delà d'un eugénisme négatif, par avortement des foetus anormaux, qui paraît — dans les faits — bien modeste et limité, ne plane-t-il pas le spectre terrifiant des manipulations génétiques, transmissibles héréditairement, dont nos diagnostics génétiques semblent préparer, la mise en oeuvre, un jour, au moyen des gamètes et des embryons que nous accumulons ? Transgénose bien proche de nous, dont nous aurions été les instruments et les complices involontaires et qui triomphe déjà chez l'animal ! Pour guérir d'abord, c'est certain, ces fameuses maladies héréditaires que nous hésitons à transmettre, pour guérir et améliorer bientôt l'espèce humaine. La grande fiction d'une humanité sélectionnée selon des critères qui m'apparaissent « indécidables » reste un fantasme terrifiant. Un « meilleur des mondes » risque-t-il d'advenir, avec notre involontaire participation ? N'aurions-nous pas dû nous arrêter avant de découvrir ces terrifiantes techniques ? Inversement, ce pouvoir si dangereux émanant du savoir, est-il plus facile de ne pas l'utiliser, après qu'il a été découvert (voir la bombe atomique), que de renoncer à l'acquérir ? A tous ces facteurs de crainte face à la destructivité de nos pulsions libérées des impératifs surmoïques comme du principe de réalité dont le poids s'affaiblit progressivement, il faudrait sans doute opposer des éléments de séduction par le progrès. Nous sommes aussi fascinés par la transgression de l'interdit d'un savoir sur la scène primitive. L'orgueil que nous ressentons face au progrès scientifique exprime la force de notre pulsion de savoir. Nous en partageons tout le plaisir, car il s'agit d'une pulsion universelle. Pulsion épistémophilique, dit-on aussi, c'est-à-dire pulsion partielle, telle qu'elle fut décrite par Freud à propos de Léonard de Vinci. Celle-ci a ses sources dans la curiosité infantile, mais par son but qui est de connaître, donc maîtriser, elle se rattache à un vaste courant, celui de la pulsion d'emprise. Elle exprime un besoin de pouvoir, pouvoir médical par exemple, non lié d'emblée au sadisme, mais s'enracinant dans l'autoconservation. C'est le besoin d'emprise, source de tous les mouvements auto-organisateurs créateurs de nouveau 1. Tout progrès comporte un caractère de transgression puisque le chercheur, en découvrant un instrument nouveau, échappe à la loi de ses pères. Aussi va-t-il 1. Voirnotreintervention au rapportdePaulDenis,Empriseetthéoriedespulsions,Rev.franc,psychanal.,1992,numérospécialCongrès. 1240 Sylvie Faure-Pragier être critiqué par eux. Il s'approprie un moyen d'agir, un pouvoir qui, jusqu'alors, n'était pas disponible mais limité à l'imaginaire, projeté dans le « mystère de la nature », propriété d'un quelconque « Dieu ». Le fils en saura ainsi plus que son père. Il ne se contentera pas de ce que celui-ci lui a transmis, mais viendra à le dépasser, suscitant sa colère. Rappelons que la transgression est mythiquement à l'origine même de l'humanité. Adam et Eve excitent déjà la colère de Dieu par le savoir qu'ils s'approprient. C'est aussi le cas du mythe de Prométhée dont je rappellerai l'issue finale qui le rend fibre et immortel. La punition se transforme finalement en victoire. Simplement, et c'est là l'accès à la symbolisation, Prométhée devra porter pour toujours une bague faite avec l'acier de ses chaînes, et sur laquelle persiste un fragment du rocher où il fut attaché... On oublie trop souvent cette fin. Puisse-t-elle signifier que la transgression, pardonnée, fera ensuite partie de la norme et que l'humanité, s'étant approprié le savoir, deviendra plus libre, sous réserve qu'elle accepte de maintenir l'enchaînement symbolique en renonçant au fantasme d'une toute-puissance sans limite. Le désir d'omnipotence pourrait promouvoir des progrès bénéfiques. Il permet d'obtenir une maîtrise croissante de la conception, qui perd une part de mystère et sur laquelle il est aujourd'hui possible d'agir. Mais l'omnipotence engendre une inquiétude liée à la position dépressive kleinienne : avoir irrémédiablement détruit peut-être le corps maternel. Cette inquiétude est-elle justifiée ? De ce pouvoir excessif — dont l'Eglise catholique considère que l'homme ne doit pas l' « ôter à Dieu » — le chercheur fera-t-il forcément bon usage ? Qui peut le garantir ? Mais pouvait-on garantir, de même, le bon usage de nos précédentes découvertes, et chacune n'apporte-t-elle pas son contingent d'inconvénients, limitant le bénéfice qu'en tire l'homme, comme l'évoquait Freud dans Malaise ? Le projet de loi actuel interdira toute manipulation génétique qui, agissant sur la descendance, pourrait « changer l'espèce humaine » et apparaîtrait comme « crime contre l'humanité ». Mais il pourrait y avoir des changements bienfaisants éradiquant d'atroces maladies. En définitive, on retrouve à nouveau, à chaque étape évolutive, l'inquiétude face à un mauvais usage possible du progrès, qui incite à l'interdire. Sans prendre parti, j'aimerais évoquer la charmante fiction de Pourquoi j'ai mangé mon père 1, de l'anthropologue Roy Lewis. Ce livre met en scène, à l'aube de l'espèce humaine, le conflit qui oppose un père inventeur à ses fils déjà conservateurs. 1. R Lewis(1960),Pourquoi j'ai mangémonpère,ActesSud,1990. L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique 1241 Ayant découvert le feu, le héros — le père — souhaite en faire bénéficier les autres hordes. Ses fils tentent de l'en empêcher. Ces peuples primitifs, disent-ils, pourraient mal l'utiliser. « Ils risqueraient d'incendier nos plantations, de brûler même les leurs, voire détruire la terre tout entière. Ils ne sont pas assez responsables pour mériter qu'on leur confie une arme si dangereuse. » Le père, malgré cette opposition, partage le feu au bénéfice de tous. « Cela arrivera de toute façon, dit-il. Occupez-vous plutôt d'inventer autre chose. » Quand le père, encore lui, fabriquera un arc, ses fils se décideront à le tuer, pour éviter qu'il ne le distribue. Version prométhéenne du meurtre du père ? N'y a-t-il pas, avec notre époque, quelques analogies ? Devons-nous imiter les fils de la horde, et refuser un progrès qui supprime de terribles maladies, mais peut modifier l'espèce humaine ? Allons-nous défendre le respect de la nature, ainsi identifiée à une mère qui ne devrait pas être abimée ? Le naturel — de la procréation non assistée médicalement —est-il si satisfaisant ? On a toujours, à leur époque, stigmatisé les progrès techniques. Les voyages en chemin de fer devaient empêcher le fonctionnement de notre coeur, en raison de la vitesse. On a prédit le pire à ceux qui accepteraient les transfusions, prétendant vivre avec le sang d'un autre, alors que celui-ci paraissait « sacré ». Avec les greffes d'organes, c'est l'identité même du receveur qui devait se trouver détruite. L'homme, malgré toutes les imprécations, a réalisé les fantasmes les plus incroyables : connaître le fond de la mer, voler, débarquer sur la Lune. Notre psychisme comme notre organisme y résistent, pour le moment... Il est capital de ne pas confondre la réalité et les fantasmes. Amalgamer l'eugénisme, le nazisme et les PMAd'aujourd'hui, c'est, dans une analogie réductrice, perdre de vue les objectifs réels des soins et les limites dans lesquelles fonctionne cette pratique. C'est utiliser la pensée totalitaire même qu'on souhaite dénoncer. On ne peut revenir au passé, arrêter la connaissance, mais on peut se demander jusqu'où nous mènent nos pratiques. Qu'il faille parfois remettre en cause une technique, à cause des effets pervers qu'elle entraîne indirectement, oblige à reconnaître qu'il n'y a de vérité que locale et provisoire. Nous voici contraints d'admettre une certaine incertitude, puisque, comme l'a démontré Gödel, pris nous-mêmes dans le système éthique, nous ne pouvons y fonder avec certitude des principes vrais dans tous les cas. Il faudrait nous situer à un impossible « métaniveau » (celui d'un Dieu). La responsabilité doit se partager avec les intéressés, qui ont le droit et le devoir de participer en toute connaissance de cause aux choix qui les concernent sans se laisser guider par les exigences issues des institutions. Celles-ci doivent demeurer à notre service, et non nous au leur. Naturellement, elles s'emploient à maintenir leur développement, même s'il s'avère que les inconvénients dépassent les bénéfices attendus. C'est à nous parfois d'interpréter certains auto-engendrements de risque dont les résultats per- 1242 Sylvie Faure-Pragier dent de vue les bénéfices attendus à l'origine. C'est à de tels témoignages, limités à des expériences précises, que doit se fixer l'analyste qui ne peut que tenter de repérer les fantasmes en conflit dans ces changements techniques. VII / OÙ L'ANALYSTE S'ENGAGE: LESDÉCISIONS ÉTHIQUESSONTPROPOSÉES » AUNOMDU « SAVOIRPSYCHANALYTIQUE Conserver la neutralité, tout en tentant, comme je viens de le faire, d'interpréter les fantasmes à l'oeuvre en nous-même comme en chacun des acteurs séduits ou effrayés par le nouveau, devient insoutenable lorsque, publiquement, un jugement éthique est proclamé du haut d'un (impossible) savoir analytique qui autoriserait la prédiction des effets des PMAsur les enfants ainsi conçus. Hommage soit rendu à S. Viderman et à la caricature anticipatrice qu'il nous a proposée du EPSG(Ensemble psychanalytique du savoir généralisé), dont il dessina le schéma oblong d'un enfermement fatalement aliénant et réducteur du nouveau et de l'imprévisible 1. C'est à un discours m'évoquant ce schéma que je me suis trouvée confrontée. Au caractère triomphant et héroïque des premiers débats télévisés, venait s'opposer le mouvement de contestation mené par J. Testard. Dans le groupe, des sociologues et des analystes — philosophes plus que praticiens — développaient brillamment des arguments contestataires, au nom de leur savoir sur l'inconscient. J'en citerai un passage : « La pulsion se trouve comme réalisée à la lettre, l'oeil directement plongé dans le ventre maternel. D'où abolition de la distance métaphorique, disparition de l'altérité, gel de la pensée, assèchement de l'imaginaire. L'autre réifié dans la congélation n'habite plus son temps propre. C'est une entreprise de désubjectivation visant l'apparition d'individus (et non plus de sujets) à l'inconscient vide. » « Que l'homme déplace le lieu de son origine de l'a-maîtrise et de l'altérité pour le placer sous le signe de l'emprise, ce n'est pas à sa capacité de se reproduire qu'il toucherait, c'est à sa capacité de penser. »2 Modifiant le mode de conception, désormais mis en lumière in vitro, la FTV rompt, disent-ils, le « mystère de la vie », et donnerait ainsi une maîtrise intolérable aux médecins. Le pire avenir fut prophétisé. Les enfants ainsi conçus « dans l'éprouvette » ne pourraient plus fantasmer, et sans doute, ne plus penser 1. S.Viderman, Le disséminaire, PUF,1987,p. 191-194. Rev.ducoll.depsychan., numérospécial,Colloque1987,p. 1002. Psychanalyse et technosciences, 132. L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique 1243 non plus. La disparition de la Scène primitive (la relation entre les parents) dans la réalité produirait inéluctablement l'impossibilité de l'imaginer et, par conséquent, la perte du Fantasme originaire qui fonde l'inconscient ! Ici je dus sortir de ma neutralité, car les médias reprenaient ces propos comme l'opinion de tous les psychanalystes. Je dus donc affirmer que ces auteurs ne nous représentaient pas, et que leurs conclusions, même si elles avaient l'avantage de stimuler la réflexion, me semblaient bien excessives. Leurs discours témoignaient de la confusion de deux plans. La réalité de la conception est en effet un peu mieux connue. Mais ce n'est pas son mystère objectif qui fonde l'énigme où s'origine la capacité de penser. C'est le désir qui en est le moteur, interrogation incessante de l'enfant, dès la naissance, sur le désir des parents et le sien. Même si un médecin a pu voir la rencontre des gamètes dont il est issu, que saura-t-il de plus de l'enchevêtrement si complexe qui aboutit à sa naissance ? La Scène primitive est la construction que tente notre psychisme pour se représenter la place que le sujet occupe dans le triangle oedipien et ne peut en rien disparaître parce que les parents avaient eu recours, pour concevoir, à une technique médicalisée. Que cela puisse influer sur le psychisme de chacun d'eux probablement, mais dans une mesure très relative ! Décider que les enfants faits in vitro auraient « l'inconscient vide », c'est dénier le prodigieux échange de désir qui sous-tend ces techniques, rabattre le réel sur le symbolique et confondre le contenu des fantasmes avec le contenant, la capacité de penser ! Il va de soi que de telles inquiétudes sont peu légitimes, et que l'inconscient, justement, ne tient guère compte de la nature de la scène réelle à son origine. Ceux qui devraient entendre les fantasmes s'égarent à les énoncer comme des vérités définitives qu'on ne peut qualifier que de religieuses. ils me paraissent révéler en eux-mêmes les préjugés qu'ils plaquent sur un avenir difficile à imaginer et ne peuvent se dégager de leurs propres implications personnelles. Sans expérience clinique, ils s'indignent à partir d'une position de voyeur, de laquelle ils stigmatisent la pratique des autres, compromettant ainsi le groupe analytique tout entier. Ce n'est pas, dans l'état actuel de nos connaissances, à nous de juger de la légitimité des PMA, mais seulement d'informer, même si le témoignage d'une expérience n'est, bien sûr jamais dénué d'implication. La rencontre des patients conduit à une certaine humilité. Des femmes âgées, dont la stérilité ne pouvait, à l'époque, relever d'aucun palliatif, n'ont pu faire le deuil de leur infécondité. La nature n'est pas si bienveillante qu'il faille l'hypostasier, mais la technique a des conséquences bien ambiguës. Une solution opportune pour quelqu'une sera ailleurs catastrophique. Il est difficile de prédire, trop tôt sans doute pour interdire ou favoriser. Refus alors d'occuper la place du Surmoi ? Sans doute. La Société peut se constituer en instance symbolique, elle peut 1244 Sylvie Faure-Pragier effectuer des choix, se tromper et les modifier. Ce n'est pas la place du psychanalyste et il aurait tort de l'occuper et d'y risquer sa crédibilité1. Position trop facile peut-être ? La neutralité, comme l'abstention électorale, favorise le plus fort. En nous taisant, nous laissons faire. Sommes-nous effectivement des alibis pour les médecins quand nous prenons en thérapie une patiente qui bénéficie de procréation assistée ? Dans une certaine mesure, sans doute, mais nous y apprenons des informations en retour... Cette modeste participation nous convient mieux qu'une prise de position tranchée, du moins tant que nous ignorons la nature du psychisme des enfants ainsi conçus. Si le secret est préservé, il se peut que nous ne le sachions jamais. Heureusement, de tout ce désordre qui nous fait perdre nos repères de filiation et de la désorganisation qui se produit, émane aujourd'hui, quelque chose de neuf et sur lequel j'aimerais rapidement conclure. VIII / ÉMERGENCE DES « COMITÉSD'ÉTHIQUE» : SYMPTÔME OU SOLUTION ? AUTO-ORGANISATRICE Ceux-ci n'ont donc pas été imposés d'en haut par le pouvoir, soucieux d'une Commission supplémentaire. Certes, ils peuvent jouer ce rôle et donner un avis consultatif. Mais ils ont d'abord « émergé » spontanément du Socius. Les comités d'éthique répondent à un véritable besoin, émanant d'abord des médecins, et au départ constitués exclusivement de médecins que leurs collègues souhaitaient voir fonctionner en experts. Certes, la nouveauté, la multiplicité des nouvelles techniques, explique ce besoin. Mais peut-être pas totalement. Autrefois existaient des autorités politiques, religieuses, médicales, qui s'autorisaient à trancher. Je prendrai un rapide exemple, celui de la césarienne. Elle provoquait un cas de conscience : en cas de problème, fallait-il sacrifier l'enfant ou la mère ? Autrefois, l'autorité la plus forte était celle de l'Eglise. L'enfant devait être baptisé à tout prix, donc naître vivant. Priorité lui était donnée sur la mère, c'était « un chrétien de plus ». Plus tard, l'autorité médicale prit le dessus. Le médecin allait privilégier sa véritable patiente, la mère, et imposer le sacrifice de l'enfant. La raison soutenait aussi ce choix. La mère aurait abandonné des orphelins, et elle pouvait avoir un autre enfant. Ces décisions se prirent d'elles-mêmes. Nul besoin alors d'une institution pour en juger. Aujourd'hui, la perte des idéologies explique l'absence de réfé1. J.-P.Thomas,Misèredela bio-éthique, AlbinMichel,1990. L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bio-éthique 1245 rences, face aux nouvelles questions que pose l'extension des techniques. La création de comités d'éthique peut alors apparaître dans une Société angoissée par l'absence de repères ou de limites, soit comme un symptôme, soit comme une solution. On peut la considérer comme un symptôme. La création des comités témoigne en effet du malaise social, et de l'incapacité à trouver des repères permettant de juger du bien-fondé d'une technique. Face à l'affaiblissement du Surmoi oedipien qui caractérise l'évolution de notre Société, face à la prévalence de la raison sur la religion et de la démocratie sur l'autorité de l'Etat, les médecins qui pratiquent les nouvelles techniques ont eu besoin de nommer des experts. Ils exprimaient ainsi leur culpabilité devant leur pouvoir nouvellement acquis d'organiser la conception. La création d'un tel comité d'experts ne peut qu'évoquer les rêves de Freud, « un groupe d'hommes exerçant la dictature de la raison ». Peut-on espérer qu'ils soient alors « libérés de leurs pulsions » ? Face à la multiplicité des choix, la nomination de ces experts est-elle une garantie ou n'est-elle qu'un symptôme du désordre de notre Société qui a perdu ses principes et privilégie un individualisme forcené où la pulsion se trouve idéalisée, dans le « droit à l'enfant », tandis que le concept de devoir — à l'égard de ce même enfant — serait devenu obsolète ? Un comité d'éthique représenterait-il au contraire une amorce de solution, inventée par la Société s'auto-organisant face à la carence des principes ? Autoorganisation d'autant plus féconde que la confrontation y est favorisée. Dans un travail sur un mode « casuistique », se produit peu à peu une véritable inventivité éthique. A partir des principes divergents de ses membres, grâce à la discussion de cas concrets, un minimum de règles sur lequel tous puissent s'entendre est parfois trouvé. Ailleurs, les querelles se poursuivent. Ainsi le pessimisme n'était-il pas totalement fondé, la Société semblant se défendre contre les accidents que créent ses développements. De nouveaux principes de choix éthique apparaissent selon cette nouvelle méthodologie peu à peu découverte et qui promeut le consensus. Dans les CPP (Comités de protection des personnes), les recherches scientifiques imposent quatre principes sur lesquels nous pouvons nous accorder : la transparence, le consentement éclairé, la protection des faibles, la scientificité (ce qui n'est pas scientifique, n'est pas éthique). Plus globalement, au CNE (Comité national d'éthique) la liberté de l'individu, l'autonomie, le respect des intérêts de l'autre et de la collectivité semblent les valeurs essentielles à défendre. Toute la difficulté réside, bien entendu, dans l'appréciation des cas concrets qui fait ensuite progresser cette éthique, encore balbutiante, qui veut se distin- 1246 Sylvie Faure-Pragier guer d'une morale en ce qu'elle ne se fonderait sur aucune idéologie autre que celle des droits de l'homme. Cette manière non dogmatique, souple et adaptée, paraît d'autant plus créatrice qu'elle va devoir se confronter à des options différentes dans d'autres pays. En France, l'indisponibilité du corps humain s'oppose à la fibre disposition des pays anglo-saxons. De même, l'anonymat des donneurs, obligatoire dans notre pays, est maintenant interdit ailleurs, au nom des droits de l'enfant... Alors il faut admettre une certaine relativité de nos jugements et tenir compte, pour la bio-éthique, d'une importante incertitude. Faisons confiance néanmoins à ces mouvements d'interrogation. Certes, ils désorganisent le système de soins à cause du « bruit » des critiques portées. Mais ce bruit désorganisateur, induit par nous-mêmes, pourra, sans nous détruire, entraîner l'émergence de nouvelles solutions, grâce à notre réorganisation à un niveau plus élevé de complexité où vient déjà d'émerger la réflexion éthique. SylvieFaure-Pragier 8, rueBoissonade 75014Paris Que Réflexions sont les « autres sur la réduction » devenus ? embryonnaire et la grossesse Muriel multiple FLIS-TREVES1 Elle est là, défaite... et m'annonce qu'elle attend cinq bébés. Elle me dit : « Ça grouille dans mon ventre. » « Je ne suis plus moi-même. J'ai l'impression d'être un animal, un monstre. » « Je suis trop étroite, jamais je ne pourrai supporter. » « Il faut qu'on m'en enlève. » « Je m'attendais à en voir un, j'en ai vu plein. » Etre enceinte alors que l'on était stérile, c'est la réalisation d'un souhait intense. L'enfant à venir est la victoire sur le malheur pour des femmes qui désespéraient d'accéder à la procréation, au point parfois de s'en interdire même le désir. Les procréations médicalement assistées comme la fécondation in vitro et les traitements hormonaux ont permis de transformer ce qui était une fatalité et une honte. Or, comme si le destin se jouait de tout, nous assistons souvent à une situation compliquée : la grossesse multiple. Ces femmes, qui ont suivi un traitement contre leur stérilité, se retrouvent effectivement enceintes, mais porteuses d'une grossesse multiple dont les risques médicaux graves sont les avortements tardifs, la prématurité dramatique, la mortalité périnatale, les accidents maternels. Le risque était annoncé et les femmes informées. Les médecins proposent un recours : « La réduction embryonnaire ou interruption sélective de grossesse » qui visera à supprimer des embryons in utero serviceduPrFrydman. 1. Psychiatre, attachéeà la maternitéAntoine-Béclère, psychanalyste, Rev.franç.Psychanal, 4/1993 1248 Muriel Flis-Treves après avoir mis en route de nombreux protocoles pour en obtenir le développement. La grossesse pourra ainsi se poursuivre. La réduction embryonnaire 1, réparation secondaire d'un dérapage de la technique, est dans le même temps un acte de mort et de vie : dramatique, inéluctable, elle n'en reste pas moins une des seules issues. Sans doute, est-il paradoxal, après tant de douleurs fiées à la stérilité, de se séparer d'enfants à venir alors même que l'on vient de les obtenir. De même qu'il est insupportable de se résoudre à donner aussi la mort, alors qu'on souhaite donner la vie. Le ventre maternel devra accueillir en même temps la vie et la mort. Comment vivre ces mouvements contradictoires ? Comment gérer la multiplicité alors qu'on désirait simplement être enceinte ? Comment devenir mère et le rester, alors que le début d'une grossesse commence si étrangement ? Comment imaginer de passer brusquement des problèmes émotionnels de la grossesse multiple à ceux de la réduction sélective du nombre des embryons. Le femme qui s'est longtemps sentie stérile devra vivre brutalement l'annonce d'une grossesse multiple et la réduction embryonnaire. Ceci impliquera qu'elle devra faire face à des projets antinomiques dans un bouleversement interne mettant l'imaginaire à mal. MIROIR ETGROSSESSE MULTIPLE ÉCHOGRAPHIQUE L'échographie a bouleversé la perception de la grossesse. Il est devenu obligatoire et banal d'aller passer une échographie lorsqu'on est enceinte. L'irruption de l'image qui montre l'intérieur du corps est toujours une épreuve à laquelle aucune femme n'est vraiment préparée. Lorsque tout est normal, la femme est rassurée. Mais devant « l'anormafité » d'une grossesse multiple la femme affronte sans « bouclier » une réalité par trop excitante, inacceptable, « le trop ». Je me suis demandé si la confrontation avec l'intérieur visible du corps n'était pas vécu par elles comme l'horreur d'une trop forte réalisation de désir brutalement étalée aux yeux de tous. Elles ont désiré un enfant, mais en avoir « beaucoup » dans le ventre, avoir le « ventre plein » leur renvoie d'elles-mêmes une image bestiale. 1. La réductionembryonnaire a pourbutd'éviterlescomplications desgrossesses multiplesdehaut celaconsisteà neufoudixsemaines d'aménorrhées rang.Techniquement (aprèsavoirpasséle capdes faussescouchesspontanées)à injecterdansle foetus2 à 3cede chlorurede potassiumavecun anesthésiquequiprovoqueraun arrêtcardiaque.Cetteinjectionsefaitsouscontrôleéchographique. Lefoetusse détruiraprogressivement sanssaignements, nidouleurs. Que sont les « autres » devenus ? 1249 La représentation de la multiplicité transforme en drame ce qui était une joie. Le décalage est trop rapide et important entre ce que l'on voit et ce que l'on s'attendait à voir, les émotions se succèdent trop rapidement. A cet instant elles disent : « C'est un choc » ; « C'est un traumatisme » ; « Je suis sidérée » ; « Ça m'est tombé sur la tête. » Sidération. Anéantissement. Silence de mort La violence et la force des mots renvoient à la violence de l'image. Trop d'émotions sidèrent le fonctionnement psychique. Il semble qu'avoir trop d'enfants, c'est n'en avoir pas. Le projet est dénaturé, le désir est nié, la multiplicité est une atteinte à l'enfant imaginaire, mais aussi à la mère qu'elles imaginaient être. Celle-ci n'est plus vécue comme humaine, mais animale. L'enfant imaginaire est rêvé habituellement en termes d'un seul enfant. Ici, la représentation est brisée par la vision d'une « portée ». Pour qu'un seul enfant vive, il faut un sacrifice. Alors que, sur l'écran, les femmes cherchent un enfant, brutalement elles se voient « pleines ». L'image que leur renvoie l'échographie, c'est Méduse aux multiples têtes qu'il faut tuer. Miroir intérieur qui reflète de plein fouet et avec effraction une image de soi inacceptable. Il semble que la fantasmatique courante de la grossesse n'ait plus lieu. Toutes ces femmes évoquent des souhaits spontanés de mort, vis-à-vis des embryons qu'elles appellent pourtant déjà et d'emblée des enfants. Elles se sentent coupables de ne pouvoir assumer la situation : être porteuse d'une grossesse multiple, c'est comme devoir être en morceaux, éclatée. Etre une mère multiple paraît dissoudre le sentiment de maternité. Il est très troublant de constater que les femmes disent toutes ne plus se sentir enceintes dès que la réduction embryonnaire, par elles réclamée, est programmée. Le vécu de grossesse est comme arrêté, sidéré. « Je me sens en transit » - « Je me sens suspendue » sont des phrases à ce moment-là banales. On peut comprendre que la mort annoncée de certains de ces embryons provoque le retrait de l'investissement maternel à venir et de l'illusion anticipatrice inhérente à toute grossesse. Refoulement nécessaire, négation, déni provisoire, quels que soient les mécanismes mis en jeu, on assiste à l'inhibition de la pensée. Plus tard elles diront qu'elles ont vécu la réduction embryonnaire comme un sacrifice d'enfant. Certaines femmes vivent cette grossesse comme le fruit de la faute. Faute d'avoir transgressé l'interdit de la stérilité. Leur ventre est devenu un lieu de honte. « Les yeux plus gros que le ventre », me dit un jour l'une d'entre elles. 1250 Muriel Flis- Treves Le désir d'enfant est souvent ressenti par ces femmes comme un désir interdit, or une fois ce désir obtenu, il faut bien en payer le prix. Le prix devient alors la multiplicité qui signerait l'excès, la bestialité du désir. La punition est la mort — du trop — du trop d'envie qui passe donc par l'assassinat programmé d'enfant. Pourtant la réduction embryonnaire s'impose, sinon la femme s'expose aux complications majeures d'une grossesse multiple à haut risque. Le choix de cette technique est toujours un choix de vie. Or, ici, la vie de certains passe par la mort des autres. L'interruption sélective de grossesse, comme son nom l'indique, vise à ce qu'un enfant, parfois deux restent en vie. Il va de soi que la mort des embryons ne doit souffrir aucun choix. La sélection est aveugle. Cependant, si la réduction embryonnaire est une perspective menaçante, elle est souhaitée par les femmes. Elle va se pratiquer à l'aiguille, sous échographie. Les femmes peuvent suivre sur l'écran le déroulement de l'intervention, mais ce n'est pas obligatoire (certaines préfèrent l'anesthésie générale). On peut penser que, quelles que soient les modalités, les femmes vivent là une expérience traumatique faite de perceptions disruptives. Ce qui semblerait confirmer la difficulté pendant la gestation de l'élaboration psychique de cette situation. Ce n'est que bien plus tard qu'elles évoquent l'idée de sacrifice par lequel une mère monstrueuse redevient humaine. Nous avons remarqué qu'après l'acte de la réduction embryonnaire, les femmes disent qu'elles se sentent à nouveau enceintes, comme si elles acceptaient la reprise du vécu de grossesse. APRÈSLARÉDUCTION EMBRYONNAIRE Les femmes commencent à se poser des questions souvent lancinantes : « Que deviennent ces enfants morts pour que vivent les autres ? » « Où sont-ils ?» « Où ont-ils disparu ? » « Où est passé "le reste" ? » « Que font les uns sans les autres ? » Une des particularités de cette technique, même si on peut logiquement la comparer à un avortement, réside dans le fait qu'il n'y a pas d'évacuation des embryons, pas de matérialisation de ce qui est mort. Dans le fantasme, les morts et les vivants continueraient à cohabiter dans le même réceptacle. Les vivants se nourrissent-ils des morts ? « Les survivants ont sûrement entendu quelque chose », m'a dit une seule patiente. Que sont les « autres » devenus ? 1251 Quelle mémoire auront-ils de l'intervention ? De quelle charge affective les survivants seront-ils porteurs ? Le ventre maternel est devenu le lieu d'accueil de la vie et de la mort. Les femmes souvent refusent de parler de leur grossesse car elles craignent, disent-elles, « de perdre ceux qui sont en vie ». « Les bébés morts ont-ils envie de se venger ? » Elles adoptent une attitude d'attente anxieuse et s'empêchent de se réjouir de leur grossesse, tout en ne se permettant pas de faire le deuil de « ceux qui sont restés et qui sont morts ». Ceux qu'elles appellent « le reste », ce sont les enfants morts. Elles disent : « Je ne peux pas me réjouir pour ceux qui sont vivants et je ne peux pas avoir de la peine pour ceux qui sont morts. » Elles vivent aussi dans la peur de perdre les survivants. Tout se passe comme si toute pensée à propos des morts mettait les survivants en péril. On assiste à la mise en place d'un système « conjuratoire », où tout est mis en oeuvre pour arriver au bout de cette grossesse en pensant le moins possible. En effet, le travail de deuil au sujet de ces enfants morts, car elles en parlent comme d'enfants décédés, est inentamable avant la naissance. La mère est écartelée entre la joie d'une grossesse qui se poursuit et le deuil de ceux qui n'existent plus. L'investissement psychique se fait, malgré tout, vers la vie, mais d'une façon particulière. Il est intéressant de noter que ces femmes ne sont préoccupées que de leur corps, de leur ventre. Elles craignent chaque émotion comme pouvant être un risque. Elles cessent, en général, toute activité professionnelle et paraissent se concentrer physiquement sur leur grossesse. Toute leur attention semble portée vers leur santé physique et morale : le sommeil, l'alimentation, la fatigue. Leur discours se fait quasi opératoire. J'ai observé que ces femmes se mettent consciemment entre parenthèses, installant ainsi une « dépression homéostasique » qui vise surtout le calme. LANAISSANCE. DEUILBLOQUÉ Anne a mis au monde un petit garçon qu'elle a nommé Brian (elle prononce et j'entends brillant). Elle a subi une réduction embryonnaire à neuf semaines de grossesse pour des triplés. Son accouchement s'est passé dans un autre hôpital que le nôtre, car elle voulait, dit-elle, « être plus proche de son domicile ». Elle était à terme, mais le travail n'avançait pas, elle a dû, de façon imprévue, subir en urgence une césarienne, sous anesthésie générale. « Très déçue, dit-elle, car elle n'a pas assisté à son accouchement et s'est sentie dépossédée de cette naissance. » Son mari a dû, en raison de l'urgence, sortir de la salle de travail, et s'est lui aussi senti frustré. 1252 Muriel Flis-Treves Anne se demande si, parmi les embryons qu'on a réduits, il n'y aurait pas eu par hasard une fille. J'avais vu Anne plusieurs fois en entretien avant la naissance de son enfant : sa grossesse était difficile. Elle se plaignait de tout, et rien ne la satisfaisait. Elle disait se trouver trop grosse, lourde et avait l'impression d'être aussi grosse que pour trois. Elle avait pris 30 kg. Elle ne parlait pas de sa grossesse mais de sa « grosseur ». Ses jambes étaient remplies d'oedèmes, c'était si douloureux qu'elle dut très vite arrêter toute activité professionnelle. Pourtant, à la maison, elle ne trouvait pas non plus le calme, elle s'activait sans but, sortait sans raison dans les magasins, bougeait à tout propos pour ne pas se retrouver « seule avec elle-même », disait-elle. Elle se plaignait de l'absence de son mari, de sa solitude. Quelques semaines après l'accouchement, je la vois en consultation. Elle est allée voir sa mère à la campagne, elle en est revenue affolée. Elle est habillée négligemment, les cheveux sales et mal coiffés. Elle dit qu'elle est incapable ; que ce n'est vraiment pas « brillant », qu'elle n'est pas « brillante » en ce moment. Elle dit qu'elle a peur de faire mal à Brian, peur de le baigner, peur de lui donner à manger, de le faire tomber. Je souligne la corrélation entre Brian et brillant et lui suggère qu'il ne s'agit sans doute pas seulement de Brian. Ceci nous permettra de reparler enfin de la réduction embryonnaire. Le geste, qui a été accompli et qui était nécessaire, elle s'en est sentie honteuse et n'osait pas en parler : « C'était une situation impossible. Il fallait s'en débarrasser et en même temps j'aurais voulu tout garder... Je ne pouvais pas me permettre de penser à l'enfant. Je ne savais plus si je désirais une fille ou un garçon... C'est vrai que j'aurais bien aimé une fille... » Parler des morts, et de la mort. Parler de l'enfant imaginaire qui aurait pu être fille n'est possible qu'après la naissance. Confrontée à son enfant réel bien vivant, Anne peut évoquer l'enfant imaginaire. Ainsi le travail de deuil peut commencer à s'élaborer. Toute femme, à mon idée, lors de la naissance de son enfant réel, va devoir faire le deuil de l'enfant imaginaire. Ici le travail de deuil sera d'autant plus complexe que l'enfant imaginaire a parfois été confondu avec l'enfant mort de la réduction embryonnaire. L'incapacité momentanée de cette jeune mère à s'occuper de Brian était sans doute en relation avec cette grossesse multiple où elle a fantasmatiquement porté tous les enfants jusqu'au bout. La naissance deviendrait-elle ici le moment de confrontation avec la mort dans la réalité ? Le deuil habituel de l'enfant imaginaire se trouve singulièrement compliqué par la mort réelle de l'enfant détruit, disparu dans la réduction, qui sans figure ni cadavre expulsé a été en collusion, un temps, avec l'enfant imaginaire. Depuis des siècles, la stérilité féminine est vécue comme une honte. Celle-ci est fréquemment énoncée par les femmes comme une « anormalité ». Vient alors Que sont les « autres » devenus ? 1253 très clairement à l'esprit que, pour ces femmes, le désir d'enfant serait un désir de « normalité ». L'arrivée d'une grossesse multiple contredit violemment ce désir. Ces futures mères passent du vécu indigne de stérilité au vécu monstrueux d'une grossesse multiple. C'est comme passer « d'une honte à une autre honte ». Or, l'interruption sélective de grossesse assimilée à un sacrifice va faire passer du registre de la honte au registre de la culpabilité. Culpabilité alors gérable qui pourra être reprise avec les femmes dans l'élaboration de la perte et le travail de deuil, désormais possible. La réduction embryonnaire est un recours provisoire. En fonction de l'évolution des techniques elle deviendra exceptionnelle. Les progrès scientifiques concernant la stérilité féminine et l'obligation de résultats nous confrontent souvent à ces situations complexes nécessitant une attention accrue au mouvement psychique des femmes. MurielFlis-Treves 42 ter,rueNotre-Dame-des-Champs 75006Paris Propos ou « Peut-on quand on s'occupe rester de procréations Geneviève sur le saturnisme psychanalyste artificielles ? » DELAISI DE PARSEVAL L'or de la psychanalyse risque d'être altéré par le plomb des techniques 1. Tentons de filer la métaphore (en entendant par « techniques » les différentes méthodes actuelles de procréations artificielles)2, ce, à partir de notre pratique d'analyste engagée dans ce domaine depuis une quinzaine d'années. Peut-on, à partir du point de vue quelque peu pessimiste de Freud, à la fin de Malaise dans la civilisation3extrapoler vers le champ des procréations artificielles ? D'aucuns parmi les psychanalystes s'y sont essayés, certains avec talent 4, mais non sans des accents apocalyptiques ! D'autres psychanalystes, et non des moindres (P. Aulagnier, G. Rosolato, S. Leclaire et P. Guyomard), interrogés sur ce sujet en 1988 par le Haut Conseil de la population et de la famille, ont émis des opinions plus nuancées5. Notre malaise personnel sur ce point est lié à l'aspect réductionniste à l'oeuvre dans les conceptions scientifiques qui sous-ten- 1. Variationlibreà partirdutitrede l'articlede B. Brusset,L'oret le cuivre,in Revue françaisede 1991,3, 571-577. psychanalyse, 2. Les techniquesque nousévoquerons à certainscas cliniquesévoqués: il s'agit correspondent d'IACou d'IAD(insémination artificielle avecspermedu conjointouavecspermede donneur),de FIVet FIV-D in vitroavecspermedu conjointou spermede donneur),dedon d'ovocyte,et dela (fécondation toutedernière,la FTV-SUZI demicrofécondation. (sub-zonal insémination), technique 3. P. 107,dernierparagraphe, PUF,1971,trad.Ch.etJ. Odier. 4. Cf.lesnombreuxouvragesdeP. Legendre, dela parexemple:Filiation.Fondement généalogique Filiationet artifice.Noupsychanalyse (1990),Fayard,ainsiquelestravauxdeM. Vacquin,parexemple vellestechniques etvieuxfantasmes. Pointdevuepsychanalytique, LeSupplément (1991),177,131-149. 5. P. Aulagnier(1991)insistaitcependantsurson« sentiment d'inquiétante étrangeté» devantcertainessituationsque le développement des techniquesde procréationartificielle a renduespossibles, « Quelsdroitspourla psyché? »,p. 202. Topique, Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1256 Geneviève Delaisi de Parseval dent les procréations artificielles1. Ces différentes techniques qui ont pour but avoué de pallier les stérilités, non d'en guérir la cause, consistent en un bricolage plus ou moins sophistiqué à partir de gamètes d'un couple, ou de ceux d'un couple, plus de ceux d'un autre individu — appelé, par convention, « donneur ». Les métaphores à l'oeuvre signent une réduction au biologique qui brouille les cartes, tant dans les représentations (statut de la paternité et de la maternité par exemple) que dans la compréhension de la fantasmatique des acteurs. On assiste à une réification des questions sur la vie et sur la mort ; en lieu et place des interrogations « qui suis-je ? », on trouve des « comment faire ? ». Dans un tel contexte de « malaise dans la civilisation », on comprend que la psychanalyse — mais aussi la religion — soient sollicitées pour donner des repères. La question que nous allons aborder est évidemment d'essayer de voir comment, au nom de quoi, on peut donner des repères et si malaise il y a. Quelle philosophie sous-tend les PA ? Le risque de fétichisation du biologique se perçoit clairement lorsqu'on observe le parcours de procréation artificielle — qu'on appelle souvent, et ce n'est pas pour rien, reproduction — de certains couples, en FTVnotamment, hantés par la question du « même » (avoir un enfant « de soi »). Hantise qui est, faut-il le souligner, fortement induite par le système biomédical lui-même. Un couple nous a été adressé récemment — la stérilité était supposée d'origine masculine — en raison d'une difficulté de choix entre deux « parcours médicaux » ; après l'échec de plusieurs tentatives de FTV(dont plusieurs échecs au niveau de la fécondation in vitro elle-même, avant, donc, toute réimplantation), il a été proposé à ce couple de tenter une microfécondation avec un spermatozoïde du mari 2 ; ce programme étant très nouveau, le couple a donc dû attendre plusieurs mois et a été, au demeurant, prévenu que les chances de succès étaient extrêmement faibles ; dans l'intervalle, et, par prudence..., on leur a donc conseillé de 3 sur la liste d'attente en vue d'une s'inscrire au CECOS IAD(insémination avec un sperme de donneur). Comment s'étonner de l'angoisse de ce couple suscitée par ce message paradoxal ? La paternité biologique du mari est, d'un côté, recher1. C'està desseinque nous n'employons médicalement pas le siglebanaliséde PMA(procréations assistées)quireprésentedéjàunemanièrede voirleschoses,commes'il étaitévidentquela procréation humaineétaitassistéepar la médecine. Certainsauteursont suggéréquec'étaitdavantagelamédecine qui était assistéepar la procréation...Voirsurce point L. Vandelac,L'embryo-économie duvivant...ou du numéraireaux embryonssurnuméraires, inLe magasindesenfants,1990,coll.dirigépar J. Testart,EditionsF. Bourin.Nousparlonsdoncde procréationsartificielles, la PA,ce qui est d'ailleursl'expression plusutiliséedanslespaysoccidentaux. 2. Une FIV-SUZI, voirn. 2,p. 1255. 3. Centred'étudeet de conservation desoeufset du spermehumains(CECOS). Propos sur le saturnisme 1257 chée à tout prix et, dans le même temps, on lui (leur) propose une paternité « avec donneur », sorte d'ersatz, de deuxième choix, mais qui constitue néanmoins la plus grande chance de réussite. Comment s'étonner que la fantasmatique de ce couple tourne principalement autour de la médecine vétérinaire ? Et qu'ils aient du mal à faire un choix, tout inscrits qu'ils soient actuellement sur les deux « listes d'attente » ? Même si tous les cas ne sont pas si compliqués, et même si de nombreux couples peuvent tirer un grand bénéfice de la mise en oeuvre de ces techniques (nous pensons ici à tous ces couples qui, sans ces techniques, seraient, comme dans le passé, restés sans enfants), on ne peut pas ne pas constater dans ces avancées techniques la signature d'un progressisme digne des Lumières, formulable selon la règle de Gabor : « Tout ce qui est techniquement réalisable doit être réalisé, quoi 1 qu'il en coûte moralement. » Et, comme analyste, on ne peut pas ne pas s'interroger sur la toute puissance du désir qui est ici affichée. Et sur la question des suites pour l'enfant s'il était l'expression de la réalisation de cette toute-puissance ; s'il n'était rien d'autre qu'un projet réussi. Les dangers des procréations miraculeuses ou héroïques dans le cadre des PAont déjà été évoqués par des analystes 2. Procréation sans sexualité ou sexualité sans procréation Mais revenons à Malaise dans la civilisation pour remarquer que le contexte actuel sur les liens procréation/sexualité est passablement différent de celui de 1929. La révolution contraceptive (contraception médicale et dépénalisation de l'avortement) a, depuis une trentaine d'années, infiltré les représentations sur la dissociation possible entre vie sexuelle et venue d'un enfant. Quant au contexte spécifique des PA, il souligne, lui, la phase suivante de cette évolution des mentalités, à savoir la conjonction non obligatoire, parfois déconseillée, voire même interdite, entre vie sexuelle génitale et procréation 3. Au point que certains couples désinvestissent totalement ce mode de relation, avant ou après avoir eu un enfant par PA, l'intrusion du médical n'allant évidemment pas sans dommage pour l'intimité et la vie sexuelle du couple. Mais, dans d'autres cas, c'est l'absence de vie sexuelle qui peut être la cause même de l'infertilité du 1. Pource qui concernecedébat,onpeutsereporteraunumérorécentdeRaisonprésente,Lamaîtrisedu vivant,1993,n° 105. 2. R. Diatkine,Génétique, et droit,1985,p. 281-284 ; J. Carroy,Immaculées concepprocréation Revuedepsychanalyse, humaines tions,Nouvelle 1992,175-190 ; et G.Delaiside Parseval,Procréations et sociététechno-scientifique, LeSupplément, 174,47-56. danscedomaine: avantuneIAC,parexemple, les 3. Il existenombrede prescriptions paradoxales concentration du sperme.Il en rapportssexuelssontinterdits,afind'obteniraujour « J » unemeilleure va demêmeenFIV. 1258 Geneviève Delaisi de Parseval couple 1. Cette possibilité de dissociation (qui n'est heureusement pas, précisonsle, la règle, mais qui n'est pas exceptionnelle non plus), ne va pas sans poser quelques questions aux analystes qui suivent ces couples au long cours. Nous avons plusieurs patients dans ce cas : l'un d'eux a eu un enfant né par FIVet en a adopté deux autres par la suite ; ce couple n'a jamais eu, semble-t-il, de vie sexuelle génitale : c'est le médecin qui avait fait la FIVqui nous les avait adressés il y a quelques années. Mme C... a une histoire lourde du côté de sa filiation « paternelle », son père ne l'ayant rencontrée et reconnue qu'à sa majorité. La première phrase de cette patiente, lors du premier entretien, avait été, de manière significative : « Mon problème, c'est que je n'ai jamais eu de relations complètes avec mon père... » Elle n'avait, à l'époque en tout cas, jamais eu de relations complètes avec son mari ! Elle a été enceinte, à mon grand dam, par FIV,à la première « tentative »2. Je l'ai suivie en thérapie pendant sa grossesse, puis en analyse pendant sept ans 3. Il me semble qu'elle a fait le deuil de sa fertilité biologique via, d'ailleurs, une ménopause précoce (à trente-six ans) après la FIV, ce qu'a montré sa capacité à adopter des enfants (de couleur, remarquons-le), et a assez bien élaboré son histoire personnelle, même si le symptôme sexuel perdure, mais de façon moins massive qu'autrefois. Nous suivons d'autres patient(e)s dont le devenir, après des années de stérilité traitée médicalement, n'est pas toujours aussi bon 4. Faible efficacité des PA, gage de leur réussite... Il existe, en tout cas pour un analyste, un point très positif dans les PA, passablement rassurant, c'est leur faible, même très faible efficacité ! Expli5 « marchent mal » un taux de succès d'à : tant les IAD les FIV ; quons-nous que 1. Voirl'articlede M. Bydlowski et coll., Souffrirde stérilité,Psychanalyse à l'Université, 1983, 459-476. 2. Bienque« tentative» soitl'expressionofficielle, de mettredesguillemets je ne peuxm'empêcher à cemot ; je suis,en effet,deloinen loin,maisdepuissixans,unepatientequifait,elle,desTSentreses tentativesde FIV.Elleen està 14FIVet 4 tentativesde suicides.Autantdire quemesattitudescontretransférentielles sontmisesà mal...Lasituationestd'autantplusdifficileà gérerqu'ellehabitel'étranger et vientà Parisprincipalement pour sestentativesde FIV.J'ai vusonmariet ai, à cetteoccasion,appris de la viesexuellede ce qu'il était bisexuel,ce quesa femmepressentaitd'ailleurs.Maislesparticularités couplen'intéressentguèrel'équipemédicale:lesdeuxconjointssont,en apparence, hyperfertiles ; luia un excellentsperme,etellea déjàfaituneIVGdansle passéet uneFC(à la suited'uneFIV). 3. Ilsontévidemment vu tousles« psy » habituelslorsdeleurparcoursd'adoption... 4. On peut se reporterau bilanquenousfaitde nosproprescas,pourun ColloqueINSERM, Propos — — cliniquessur parents potentielset réels à l'issuede différentstraitementsde la stérilitédu couple, in Enfancemenacée,coll.sousla directionde G. Raimbaultet M. Manciaux,LaDocumentation française,1991,p. 167-174. 5. Dans leursdiversesdéclinaisons: dons d'ovocytes,réimplantations d'embryonscongelés,FIVetc. SUZI, Propos sur le saturnisme 1259 peine 10 % par cycle en IAD,en FIVun taux qui varie entre 0 et 20 % par tentative (en fonction de la variation de différents paramètres allant de l'âge de la femme à la fiabilité du Centre...), 3 % de réussite pour les grossesses après réimplantations d'embryons surnuméraires congelés (17 grossesses en France en 1992), quelques dizaines d'enfants seulement nés après dons d'ovocytes 1. Notons que cette relative inefficacité contraste avec le battage médiatique qui est fait autour de ces techniques... Elle contraste aussi avec l'ampleur des projets de loi qui tentent de réglementer ce domaine et qui sont, de ce fait, en contradiction avec un des principes fondamentaux du droit qui est de ne pas légiférer sur l'exception. Mais c'est là un autre sujet... Pour un analyste, ce taux d'échec permet, en tout cas, de tenir à distance le spectre un peu effrayant de la médecine vétérinaire qui vient à l'esprit de tout un chacun, à commencer par les patients ! Car dans le monde animal, chez les vaches par exemple, l'insémination est efficace à 100 %... Peu de ressemblances avec ces femmes que nous suivons depuis des années et qui font parfois 10, 20 inséminations sans succès...2. Les analystes auraient-ils besoin d'une preuve de l'existence de l'inconscient ? En principe, non... On se demande alors pourquoi tant de prophéties alarmistes sur ce sujet viennent d'écrits de psychanalystes ; ces cris d'alarme proviennent aussi d'autres spécialistes, bien sûr, mais c'est la position analytique que nous interrogeons ici3. Mais peut-être est-ce l'absence ou la rareté de leur expérience clinique dans ce champ spécifique qui leur fait voir les choses de manière si noire. Pour notre part, c'est davantage en tant que citoyenne qu'analyste que nous avons de sérieuses critiques à formuler à l'égard du traitement médico-social de l'infertilité, et plus précisément dans les PA4. Mais, maintenant comme il y a dix ans, on ne peut, à notre sens, que souscrire aux 5: et droit au : tenus R. Diatkine Colloque Génétique, procréation propos par « L'étonnante plasticité du psychisme humain — dans certaines conditions — oblige à la plus grande prudence et interdit qu'on ne connaît qu'après coup toute attitude catégorique pour prévoir ce qui sera nuisible ou ce qui sera favorable... » « L'introduction de nouvelles techniques de fécondation et de 1. Lesamateursde statistiques peuventconsulterlesnumérosdesannées1992et 1993de la revue Contraception, fertilité,sexualité. autantsitantlesinséminations 2. Cescouplesenferaient-ils quelespermedudonneur(leprixactuel adlibitumparla Sécuritésociale? Nousavonstendela pailletteestde 370F) n'étaientpasremboursés danceà penserquenon. 3. Nouspensonsiciau numérospécial« Vivantsetmortels», Psychanalystes, op.cit.,1988.La plupasavoird'expérience cliniquedecesujet. part desanalystesquiontécritdanscenuméronesemblent et 4. Cf.L'enfantà toutprix,op.cit.,1983,et notrearticle« Ledésird'enfantsaisipar la médecine parla loi », Esprit,op.cit.,1989. 5. Génétique, et droit,op.cit.,1985,p. 279et 284. procréation 1260 Geneviève Delaisi de Parseval procréation multiplie indiscutablement les incertitudes sur l'avenir psychique des enfants ainsi engendrés, sans que l'impossibilité de prévoir ne constitue en soi une raison d'interdire. "1 La cinquième humiliation de l'homme Revenons à Freud qui, dans Trois essais sur la théorie de la sexualité, décrivait le psychisme de l'enfant affronté à la grande énigme : « D'où viennent les enfants ? »2, et avançons une hypothèse : la biologie, « science de l'enfance », s'affronte actuellement — en une sorte de « bras de fer » — à cette question à laquelle elle voudrait croire (ou faire croire ?) qu'elle a trouvé une réponse. Les diverses disciplines scientifiques qui sous-tendent la FIV (mais aussi la génétique) ont en effet quasiment inventorié, répertorié, compris tous les paramètres responsables de la procréation et — ô miracle — ont sous les yeux, sous leurs yeux, la rencontre des gamètes dans l'éprouvette. On maîtrise en effet assez bien maintenant les mécanismes de la procréation ; assez bien, en tout cas, pour provoquer des hyperstimulations ovariennes chez une femme afin d'obtenir quelques dizaines de follicules, puis assez d'ovocytes afin d'augmenter les chances de fécondation à un cycle donné ; assez bien pour arriver à sélectionner les plus « beaux » et à les mettre en présence in vitro d'un éjaculat masculin — celui du père ou d'un donneur —, préalablement centrifugé, lavé, préparé en laboratoire si nécessaire ; assez bien pour observer au microscope la création des embryons, ainsi obtenus en quarante-huit heures ; assez bien pour pouvoir ensuite congeler et stocker pour une durée infinie — au sens propre — les embryons dits surnuméraires, c'est-à-dire ceux qui ne serviront pas tout de suite ; assez bien enfin pour pouvoir replacer dans l'utérus de la femme les embryons nécessaires (de un à quatre actuellement)3. Et pourtant, on l'a dit, ça ne marche vraiment pas très bien ! Risquons-nous ici à émettre l'hypothèse de la cinquième humiliation de 1. Un exempledecetteplasticité: nousavonseul'occasion de faireuneobservation à domicilede John —cinqansà l'époque—, petit Australien,premierenfantau mondeà êtrené aprèsavoirété congeléà l'étatd'embryon—pendantun an environ.Mefaisantvisitersa chambre,il memontraitles dessinsdeluià l'étatd'embryon,représentédansun cubede glace,quesesgrandessoeursavaientfait, pendantqu'onl'attendait...Depuiscetteépoque,toutesafamille(mêmesamaîtresse d'école)l'appelle,en toutdemêmedelechangerd'écoleplustard,pour plaisantant, frosty(petitcongelé);samèreenvisageait qu'ilretrouvesonvraiprénom!Maispersonnenesemblaitdutoutaffectéparcesurnom,exemplemême dela souplesse dupsychisme humain. d'aménagement 2. Troisessaissurla théoriedelasexualité(1923),Gallimard, «Idées», 1962,p. 91. 3. Nousrenvoyons lelecteurnonspécialiste à untrèsbonarticledePh.Granet(1991),spécialiste de la FIV,« Biologie dela reproduction DUvertigeà la responsabilité, LeSupplément, n° 178, », inLa FIVETE. 77-95. Propos sur le saturnisme 1261 l'homme1 : la procréation reste toujours une énigme ; les conceptions demeurent mystérieuses. Comme en témoignent d'ailleurs nombre d'expressions employées par les « fivistes » : « les pochettes-surprises de la FIV», « l'enfant de la liste d'attente », etc. (pour désigner des conceptions hors programmes, avant, après ou entre les FIV).La blessure narcissique est peut-être d'autant plus vive que le problème semble simple, cette alchimie procréative se passant — pour la première fois dans l'histoire — sous les yeux du « préparateur », comme pour la préparation d'une banale recette de cuisine. Contre cet échec, la science se défend bien sûr : on dit que « ça » marche bien en éprouvette — ce qui est en général le cas — et que c'est seulement une insuffisante préparation de l'utérus dans lequel les embryons n'arrivent pas à s'implanter qui est responsable de cet échec (provisoire)... D'où des médications hormonales sophistiquées pour préparer ces utérus qui, décidément, ne veulent pas devenir maternels 2. Mais, pour un psychanalyste, quel extraordinaire clin d'oeil vers les théories sexuelles infantiles que ces « cuisines » scientifiques ! Et quel soulagement de voir que l'inconscient résiste bien... Ce n'est décidément pas de cette manière que se fabriquent les bébés ! Le danger virtuel — qui n'est pas à exclure a priori — serait que les femmes soient, de manière statistiquement significative, enceintes de cette manière, que la biomédecine leur « fabrique » ainsi un enfant « de toutes pièces », à partir des pièces détachées, pourrait-on dire... Dans ce cas, et dans ce cas seulement, on pourrait souscrire à la réflexion de P. Aulagnier, exprimée dans un texte où, sollicitée sur cette question, elle mettait en garde contre le danger que pourrait courir le sujet procréateur, comme le sujet procréé, dans les PA: Toute situation agie sur la scènede la réalitéqui se rapprochetrop d'une représentation fantasmatiquerefouléeexercera,à l'égard de cette dernière,un pouvoir d'aimantation. La remobilisationde ce fantasmepeut rendrebien difficileà la mère de ne pas projeter l'enfant en la place d'un objet auto-engendrépar la toute-puissancedu propre désir,ou en celled'un enfantqui viendraitréaliserun désirincestueux3. Les PA, dans cette façon de voir les choses, tendraient à actualiser la seconde forme de roman familial : un enfant conçu hors toute activité sexuelle 4. et sciences. Nou1. Nousrenvoyons ici, biensûr, au rapportde G. et S. Pragier,« Psychanalyse vellesmétaphores », Revue 1990,6,p. 1468. françaisedepsychanalyse, 2. Et d'oùlerêvedel'ectogenèse résoudraittout... qui,pourcertainsscientifiques, 3. Queldésir,pourquelenfant,in Topique, 1989,p. 204. 4. Voirsurcepointle trèsrichearticledeG. Rosolato: Lesfantasmesoriginaireset leursmythes « La scèneprimitiveet quelquesautres», 1992,223in Nouvelle Revuedepsychanalyse, correspondants, 245. 1262 Geneviève Delaisi de Parseval La question du déni Il est un point dans le propos de Piera Aulagnier qui, en revanche, nous semble capital à prendre en compte dans l'évaluation des PA, en particulier pour l'évolution actuelle et future de ces techniques ; citons ces quelques lignes : Resteà espérerque cet élargissementdu champ des possiblesqui sous-tendle projet de la sciencen'aboutissepas à rendre impossibleun fonctionnementpsychiquequi ne pourrait se préserverqu'en faisant appel à des défensesque nous sommesencorecapablesde qualifierde psychopathologiqueset qui deviendraient,pour ceux qui nous suivront, la preuve de la bonne adaptation du sujet à sa réalitéfuture. C'est là le risquemajeurqui menacetout champ socialet ses occupants1. En l'absence d'indications plus explicites de l'auteur, ces lignes évoquent pour nous le risque lié au mécanisme du déni qu'il nous semble voir à l'oeuvre dans certain cas. Quelques exemples. Le premier concerne le cas de PAle plus ancien, celui qu'on connaît le mieux, celui de l'IAD; le déni existe déjà dans la lettre omise du sigle « IAD» : on devrait dire « IAD-A», comme le faisait remarquer Pierre Bourdier 2. Jean Laplanche, il y a dix ans déjà, soulignait avec humour les vicissitudes d'Hihadé 3, dénonçant les dangers d'un certain type de non-langage ; depuis FIAD,bien d'autres sigles ont fleuri, on le sait, signe manifeste de la résistance à l'inconscient à l'oeuvre dans ces « programmes ». Un exemple de cette sémantique avec abus de langage : les institutions qui stockent et gèrent les embryons congelés, dits « surnuméraires », c'est-à-dire ceux qui ne sont pas réimplantés pendant le cycle de FIV,parlent d'embryons abandonnés quand tel couple renonce à une tentative ultérieure de réimplantation (ou ne répond plus aux lettres). Etrange glissement de sens qui consiste à assimiler l'embryon à l'enfant, puis à interpréter comme abandon une non-réponse à un aléa technique interne au fonctionnement du système — la production d'embryons en trop grand nombre — ; qui consiste enfin à projeter sur le couple des sentiments négatifs de rejet (ce qui est inexact pour le couple qui n'a nullement voulu ces embryons) qui sont, en fait, les leurs propres (ceux des institutions) 4. Les promoteurs de l'IAD tirent, eux, un argument positif du fait que nombre de femmes — et d'hommes — », et non « J'ai eu ayant eu une IADdisent volontiers : « J'ai eu recours au CECOS recours à un donneur », phrase que nous entendons nous aussi depuis longtemps, mais que nous sommes loin de juger aussi positive que les « pères » du système... Il y a bel et bien, parfois, « gommage » du donneur ; le sperme apparaissant 1. Ibid.,p. 205.Letextesetermineaveccettephrase. Desenfantspapousauxenfants 2. « Lesdestinsde la fonctionpaternelleet de la symbolisation. 1989,6, 1719-1726. IAD-A », Revue françaisedepsychanalyse, 3. « Post-scriptum : Hihadé», Psychanalysée 1982,p. 645. àl'Université, de leurscongélateurs : « J'ai l'encombrement 4. L'undesproblèmesdesbanquesest précisément unedes« banquières ». 490embryons abandonnéssurlesbras», nousdisaitrécemment Propos sur le saturnisme 1263 uniquement sous la représentation « paillette », à l'instar d'un médicament qui est d'ailleurs le modèle médical en vigueur 1. Indépendamment de la dynamique du couple créée par ce fonctionnement, on peut, on doit, s'interroger sur la manière dont l'enfant pourra constituer son identité à partir d'une alliance institutionnelle entre le mensonge et le déni. Comment faire un travail de deuil à partir d'une paillette anonyme et congelée conservée dans une banque du sperme ? C'est-à-dire à partir de « rien »? Où est l'énigme quand il n'y a rien à com2 ? Un prendre sphinx serait ici bienvenu pour prédire l'avenir psychique de l'enfant ainsi conçu ! Mais l'effet pervers du dogme de l'anonymat du donneur de 3 sperme — car c'est bien d'un dogme qu'il s'agit — se repère ailleurs que dans l'IAD: on le retrouve dans les cas de dons d'ovocytes. Bien que ce type de don ne soit évidemment pas symétrique du don de sperme4, il reste qu'il existe « quelque chose » à élaborer par la future mère, le capital génétique n'étant pas négligeable dans l'imaginaire scientifique contemporain. Or, ce qui nous semble difficile à suivre, comme analyste, c'est l'aval qui est en général donné à ce type de don par les psychanalystes qui s'occupent de ces cas : en lisant les travaux sur ce sujet 5, on a un peu l'impression que la réussite de ces histoires se fonde précisément sur le déni de la mère — déni du fait qu'elle a reçu un ovocyte ; comme si ces femmes pouvaient « oublier » ce don puisqu'elles sont des mères comme les autres ! Il nous semble difficile de fonder une réussite quelconque sur un mécanisme aussi pathologique que le déni. Nous n'avons nous-même suivi que deux femmes dans ce cas, qui ont eu toutes les deux un don d'ovocyte de leur soeur ; le travail fait avec elles (en thérapie brève) a précisément consisté à analyser la dynamique, ambivalente s'il en est, du don et du contre-don, à essayer de comprendre ce qui circulait entre les soeurs, la problématique de la dette, etc. Nos hypothèses ne sont que provisoires, l'une de ces patientes étant actuellement en début de grossesse, et l'autre ayant abandonné après un échec. Un point cependant nous semble, ici, à décharge : peut-on, tout psychanalyste que l'on soit, ne pas, peu ou prou, faire appel à ce type de défenses (dont le déni), ces défenses constituant le principe, le fondement même de cette médecine réparatrice ? Un exemple clinique ici illustre notre propre malaise : nous avons 1. Lapailletteest,onl'a dit,cotéeauCodedela santépublique,etremboursée à 100%, commeun médicament de premièrenécessité, commeun médicament vital! Siencoreellen'étaitremboursée qu'à 70 %, commeunmédicament deconfort...Maisla stérilitéestconsidérée commeunegravemaladiedans enFrance. biomédical l'imaginaire 2. Outreà l'articledeP. Bourdiercité,nousrenvoyons à notreouvrageL'enfantà toutprix(encollaborationavecA.Janaud),Seuil,1983,quitraiteplusspécifiquement desquestions fiéesà I'IAD. 3. Dogme= « pointde doctrineétablicommeunevéritéfondamentale », d'aprèsle Dictionnaire Robert. 4. Puisqu'iln'y a donquedela « partiegénétique dela maternité», sil'onpeutdire... 5. Cf.A.Raoul-Duval et coll.,Lesenfantsdudond'ovocyteanonymepersonnalisé, J. gynécol. obst. Mol.reproduction, 1991,20,317-320. 1264 Geneviève Delaisi de Parseval en analyse une patiente qui fait des IAD depuis quelques cycles, son mari étant séropositif (non stérile, évidemment, mais « en mort annoncée », selon l'expression consacrée) ; la logique de l'institution médicale est, en l'occurrence, relativement simple à comprendre : pourquoi refuser à ce couple la possibilité d'avoir un enfant sain, alors que, selon toutes probabilités, un enfant conçu avec le sperme du mari risquerait d'être porteur du virus HIV? Ce n'est d'ailleurs pas en raison de ce problème d'IADque nous avons commencé, il y a un an, un travail avec cette femme, mais en raison de son histoire personnelle, lourde (un passé incestueux avec son père). Il est d'ailleurs significatif que cette patiente n'ait pratiquement pas abordé la question des IAD pendant les premiers entretiens, et presque pas en analyse. Tout le monde est-il piégé au jeu du déni ? Il nous semble au fond, tout paradoxal qu'ait l'air ce propos, de participer avec cette patiente à un projet finalement plus sain que dans bien des IAD: l'enfant possiblement procréé dans ce couple aura sans doute un père qui ne vivra que peu de temps avec lui (en raison du très mauvais pronostic vital de la séropositivité) ; mais il aura un père désirant et non stérile. Cette patiente a élaboré un scénario prenant en compte la future identité de son enfant, eu égard, notamment, à la question du secret : elle dira à son enfant, dit-elle, que son père avait une maladie contagieuse grave dont il est mort ; et que, pour ne pas risquer de le contaminer, lui, futur enfant, ses parents ont décidé d'avoir recours à l'insémination avec la participation d'un donneur. Pour juger de la qualité élaborative de ce scénario, il est intéressant de le comparer avec un scénario « classique » d'IAD pour stérilité du mari : la plupart des couples disent qu'ils pensent ne rien dire à l'enfant des circonstances de sa conception — tant le système biomédical induit fortement le déni qui est, pour ainsi dire, « offert sur un plateau ». Trois secrets se verrouillent ainsi les uns les autres : le secret sur la stérilité du père social, le secret sur le fait d'avoir eu recours à des IAD,le secret enfin sur l'identité et l'histoire du donneur de sperme1. La question de la demande Ces pratiques — ces alliages — ressemblent parfois davantage au plomb qu'à l'or, nous en sommes bien conscients. Mais un élément nous sert personnellement de fil d'Ariane : le fait que tous les patients que nous voyons, dans le cadre de ces PA, viennent nous trouver avec une demande. Le processus analy1. Ceshommesne sontévidemment pas desétalons,et cen'estpaspar hasardqu'ilsdonnentdu spermeà une« banque».VoirsurcepointG. Delaiside Parseval,Lapart dupère,Seuil,1981.RemarToutsepassecomme jamaisévoquédansla littérature. quonsquecetaspectdeschosesn'estquasiment sile spermevenaitd'unebanque.Oud'undistributeurde paillettes... Propos sur le saturnisme 1265 tique naît, ici comme dans des circonstances plus classiques, de la rencontre avec la souffrance d'un patient. Le point « névralgique » restant, nous l'avons suggéré à plusieurs reprises, la question du contre-transfert ou, à tout le moins, des contre-attitudes du thérapeute. Nous avons souvent ressenti une certaine stérilité de pensée dans le suivi de patients stériles, comme une pensée « gelée » dans la conduite de certaines thérapies 1. Mais, si l'on nous permet une note personnelle, nous estimons avoir plus appris et plus compris de ce champ depuis que nous travaillons hors institution, voici dix ans environ. Reprenons ici l'exemple de l'IAD: les patients qui demandent des IADdoivent aller obligatoirement voir un « psy » habilité ; après avoir été l'une de ces « psy » pendant des années, nous avons — comme d'autres d'ailleurs — éprouvé un certain ennui devant l'aspect banalement défensif de ces entretiens. Ces patients n'ont, manifestement, qu'une demande, à ce stade-là, c'est d'être trouvés « normaux », « bons pour l'IAD». C'est d'ailleurs à ces moments-là qu'on peut entendre ces propos que nous avons rapportés plus haut, sur la faible importance du donneur de sperme, du genre : » ou, plus rarement : « C'est comme une piqûre. » « Je fais confiance au CECOS L'intérêt majeur de ces entretiens est, évidemment, que ces patients puissent revenir nous trouver des années après, souvent à l'occasion d'une demande pour un deuxième ou troisième enfant. L'enfant « mal accueilli »... Quelques années avant sa mort, en 1966, Winnicott écrivait : On devrait probablementqualifierde normalel'idée que l'enfant est un (petit) accident. Mettre trop fortementl'accent sur l'idée que la conceptionde l'enfantest le résultatd'un désir conscientserait faire preuve de sentimentalité.Il y aurait beaucoup à dire sur la théoriede la conceptioncomme« petit accident». Cet événemententraînedesbouleversementsconsidérablesdans la vie des parents qui sont d'abord surpris, voire agacés. Mais cette catastrophe se transforme en son contraire lorsque les circonstancessont favorableset que les parents réalisentplus ou moins rapidementqu'ils avaient précisément besoinde cette catastrophe-là2. Ce texte — écrit, notons-le, à une époque où la contraception était déjà une pratique habituelle — souligne un point essentiel dans l'évaluation qu'un psychanalyste peut faire de l'incidence des PA sur le psychisme humain (celui des parents et celui de l'enfant procréé) : il dénonce la naïveté, voire la bêtise (« sen1. Nousnoussommestoutà faitretrouvée danscetteremarquedeP. Lombard,à proposd'undébut de cureavecunefemmequi souffrede stérilité: « Ledébutde la curel'estaussipourelle— (douloureux)— et pourl'analystequisesenttotalementimpuissante, ligotéedanssa pensée», « Stérilitéet narcissisme », Revue 1991,1,p. 160. françaisedepsychanalyse, 2. Winnicott(1966),Ledébutdel'individu, inLebébéetsa mère,Payot,1992,trad.M. Michelin et L. Rosaz. 1266 Geneviève Delaisi de Parseval timentalité ! ») de l'extraordinaire inflation du conscient à laquelle on assiste dans ce champ, et de tous côtés : tant du côté des médecins et des biologistes que de celui des utilisateurs, et que du côté de la société1. Soulignons ici la dangerosité possible des représentations du type : « désir d'enfant », « projet parental », galvaudées actuellement, y compris parfois chez les analystes... Comme si ce n'était pas dans l'après-coup seulement qu'on pouvait avoir conscience de son propre désir ! Tout un chacun semble désormais piégé par ce fantasme, devenu collectif : « On fait un enfant », « on se re-produit » (hantise de la question du « même »), on a un « désir d'enfant » (estampillé par la Sécurité sociale si le couple veut se faire rembourser de ses frais procréatifs, y compris du sperme du donneur), un « projet parental » qu'on gère comme un portefeuille d'actions ! Evidemment, on le sait, on ne piège pas l'inconscient... Il n'empêche qu'on assiste à un phénomène que les PA font apparaître à travers une loupe grossissante : le fait que l'infertilité soit actuellement un symptôme qui n'est plus supporté, ni individuellement, ni socialement ; l'enfant qui ne vient pas devient la hantise de ces couples, nombreux, qui n'arrivent pas à procréer au moment où ils le veulent. Cette même médecine qui avait jadis empêché l'enfant surprise (avec la possibilité d'avorter médicalement) s'emploie maintenant à fournir l'enfant « qui ne veut pas venir » ou « qui ne peut pas venir ». On voit ainsi apparaître des infertilités induites, fruits de cette gestion rationnelle du désir d'enfant. Tandis qu'il s'est créé une sorte d'équation perverse, qui semble régie par l'évidence, entre réussite d'un parcours de PA et naissance d'un enfant (l'équation inverse existe également). Or la naissance d'un bébé n'est une réussite, on le sait, que s'il a pu, ne serait-ce qu'un peu, désirer lui-même de naître. Le rôle du psychanalyste est sans doute de tenter de comprendre ce qui se joue dans les différentes prothèses procréatives (de l'IVGà la FIVen passant par l'IAD,l'IACet les autres). Si ces prothèses ne sont que des béquilles, si elles ne remplissent qu'une fonction opératoire, elles ne donneront lieu, en bonne logique prothétique, qu'à des enfants-prothèses, à des enfants réparateurs du narcissisme blessé des parents, contre-investissements de leur stérilité donnant lieu à de classiques formations réactionnelles. Si, en revanche, le couple a pu faire le deuil de sa fertilité, le deuil de la blessure dans le registre de la maîtrise, l'enfant né ainsi pourra être le fruit d'un travail de sublimation, pourra être un enfant « bien conçu, c'est-à-dire bien pensé »2. médicalement assistées» 1. Un exempletrès significatif : le projet de « Loisur lesprocréations derniercomportesixfois danslaprenationaleennovembre adoptéen premièrelecturepar l'Assemblée mièrepagel'expression estdonnéeuncontenuet un : « projetparental» (d'uncouple),notionà laquelle délaid'expression trèsprécis(parexempledanslesréutilisations d'embryons). et leursmythes 2. Nousrenvoyons iciencoreà l'articledeG. Rosolato,« Lesfantasmes originaires Revuedepsychanalyse, », Nouvelle correspondants op.cit.,1992. Propos sur le saturnisme 1267 Nous souhaitons, en terminant, citer ces quelques lignes de Ferenczi qui fournissent un outil intéressant pour continuer à démêler l'écheveau embrouillé des questions liées aux PA.Dans son article : « L'enfant mal accueilli et sa pulsion de mort »1, il écrivait : L'enfant doit être amené,par une prodigieusedépensed'amour, de tendresseet de soins, à pardonner aux parents de l'avoirmis au mondesanslui demanderson intention,sinon les pulsionsde destructionse meuventaussitôt. DelaisideParseval Geneviève 122,ruedeVaugirard, Paris6e t. IV,p. 79.Lestra1. Cetextequidatede 1929,commeMalaise...,setrouveinOEuvres complètes, » — dasunwillkommene ducteurs,à proposde « malaccueilli Kind—,précisent que: « c'estl'enfant» pas bienvenu,« le "nonbienvenu",malvenu.On parlesouventd'enfant"nondésiré",maiscen'estpasce queFerencziveutdireici» (n.p. 76). Les enfants, les psychanalystes les embryons, et la civilisation Eva WEIL Un débat s'est engagé dans notre société quant aux effets psychodynamiques des solutions techniques apportées au désir d'enfant des femmes et des hommes biologiquement stériles, par les procréations médicalement assistées ou PMA. Les psychanalystes, considérés comme les spécialistes de la constitution du psychisme, sont interrogés par les médecins, la communauté scientifique, les parlementaires, les comités d'éthique et autres instances. Ceci introduit deux problématiques complémentaires, l'une concernant la place de la psychanalyse, et l'autre le contenu de ce que l'on peut supposer de ce savoir psychanalytique. Dans toutes les civilisations, les palliatifs à la stérilité ont existé, généralement sous des formes non techniciennes, mais actuellement les modes d'accession à la paternité et à la maternité prennent des formes nouvelles. Ce changement contemporain met en scène, sous les feux des médias, la participation scientifique revendiquée et valorisée du corps médical, entraînant une médiation institutionnelle approbatrice ou désapprobatrice qui joue le rôle de parents toutpuissants, bienveillants ou réticents. Cette aventure scientifico-culturelle fait miroiter un nouvel humanisme selon certains, une déshumanisation selon d'autres. Le réel des actes médicaux techniques de la procréation vient imploser dans le champ du fantasme. L'effet en serait-il nécessairement le court-circuitage de la barrière entre ce fantasme et le possible de la réalisation biologique ? La place de la psychanalyse Les médecins, les biologistes, traitant de la reproduction humaine par transfert de gamètes, nous demandent ce que nous pensons des conséquences de ces Rev.franç.Psychanal, 4/1993 1270 Eva Weil traitements sur l'identité psychique des enfants ainsi procréés et sur la mise en place éventuelle de liens spécifiques entre ces parents et ces enfants. De ce fait, et implicitement, ils reconnaissent à la psychanalyse une fonction de protection de l'enfant dans sa constitution. La psychanalyse serait alors considérée comme garante de la norme psychique et nous serions crédités d'une position d'expertise « avant coup » de l'enfant à naître, avant même la conception de celui-ci. Pouvons-nous accepter une telle reconnaissance et dialoguer avec les autres experts des sciences humaines et fondamentales, au titre d'experts en psychisme, alors que psychanalystes, nous nous situons habituellement dans l'après-coup et au travers du discours d'un sujet ? Ou bien nous reste-t-il encore à élaborer une forme de discours qui transmette, comme le dit A. Green 1, que, « l'objet de la connaissance psychanalytique est le psychisme lui-même, c'est-àdire ce qui permet de connaître, et non ce à quoi s'applique la connaissance, et qui serait situé en dehors d'elle. Elle ne transmet pas un savoir aussi neutre et objectif que lorsque l'objet est le monde physique par exemple ». Le contenu du savoir que l'on nous suppose Les questions posées à la psychanalyse par les PMAconcernent souvent la possibilité de prédictibilité de changements psychiques induits par des actes techniques. Mais la psychanalyse peut-elle être pensée en termes de prédictibilité ? Si cette discipline est une science du détail, du particulier, de l'intersubjectivité et de la déliaison, il nous semblerait difficile qu'elle ait quelque chose à dire a priori ou en général. Serait-elle fondée, par exemple à exprimer un savoir préalable sur les conséquences des techniques médicales ou biologiques ? Ma pratique hospitalière dans un service de Médecine de la Reproduction m'a amenée à rencontrer des patients soignés pour leur stérilité au moyen des PMA.Il m'a paru intéressant de comparer deux situations faisant toutes deux appel à l'utilisation de gamètes extérieurs aux patients. Dans le cas de la stérilité masculine, il s'agit du traitement par don de sperme anonyme. Dans le cas de certaines stérilités féminines il s'agit du traitement par don d'ovocytes, anonyme ou non. Le don de sperme L'insémination artificielle avec donneur est pratiquée depuis 1973 dans les CECOS(centres d'études et de conservation du sperme) situés dans des hôpitaux publics. Un couple, dont le mari a été diagnostiqué comme stérile, vient deman1. A. Green,Rev.franç.psychanal., 1992,2, p. 511. Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation 1271 der un enfant à une institution médicale fonctionnant avec des critères éthiques. Celle-ci fournit alors du sperme congelé, provenant d'un donneur qui restera anonyme pour le couple. Dans 60 % des cas, après un nombre variable de tentatives, il y aura survenue d'une grossesse. 25 000 enfants sont ainsi nés en France depuis 1973. Le don d'ovocytes Cette technique est extrêmement récente, puisqu'elle date de 1984, année où le premier enfant ainsi conçu est né en Australie ; 132 enfants étaient ainsi nés au 31 décembre 1991, en France. Un couple, dont la femme a été reconnue stérile par absence de fonction ovarienne, vient demander un enfant à une institution médicale fonctionnant avec des.critères éthiques. Celle-ci leur fournira des ovocytes qui, fécondés in vitro par le sperme du compagnon, donneront un ou plusieurs embryons. Ces embryons seront implantés dans l'utérus de la femme qui aura préalablement reçu un traitement hormonal substitutif préparant et maintenant son utérus apte à la nidation, la gestation et l'accouchement. Selon les équipes et les contraintes médicales et éthiques qu'elles se donnent, trois possibilités existent alors : — l'institution fournit des ovocytes anonymes ; — le couple amène une femme, en général la soeur de la demandeuse, quelquefois une parente plus éloignée ou une amie qui lui donne ses ovocytes. C'est alors un don direct ; — le couple amène une femme qui fera don de ses ovocytes au pool commun de l'institution. En échange, il recevra des ovocytes anonymes compatibles. Dans ce cas la donneuse est connue, c'est généralement une parente ou une amie, mais les ovocytes sont inconnus des demandeurs. C'est un don relationnel. Dans toutes ces modalités, la femme donneuse doit déjà avoir eu au moins un enfant. L'apport de gamètes tiers dans un couple suscite de multiples questions, tant dans l'imaginaire des intéressés demandeurs, de l'équipe médicale, que dans les médias et pour nous tous. Enfant de qui ? Don de quoi ? Statut de la paternité, statut de la maternité ? Pourquoi l'anonymat ou le non-anonymat des gamètes, etc. ? A cela s'ajoute la question du temps de la reproduction, désormais maîtrisé par la congélation du sperme et de l'embryon. Toutes ces opérations peuvent en effet être pratiquées selon des séquences temporelles discontinues. Comme dans 1272 Eva Weil la contraception hormonale qui nous a habitués à ce mécanisme, le temps de la conception est maintenant reconstruit selon un autre ordre, médical ou de « désir » personnel. Un seul temps est conservé et incompressible, en tout cas pour le moment, celui des neuf mois de la grossesse. On peut se demander ce que toutes ces techniques changent, et si elles changent quelque chose, notamment sur le plan symbolique et sur celui des fantasmes originaires. Le mystère de la conception en deviendrait-il moins mystérieux ? Comme l'écrit J.-B. Pontalis : « Le fantasme des origines, qui sous-tend électivement la recherche de l'analyste comme, notons-le, il anime celle de l'enfant, conduit de proche en proche, par une pente régressive quasi irrésistible, à rabattre l'originaire sur l'origine pour incarner finalement celle-ci dans une réalité. Que cette réalité soit conçue comme matérielle — "l'environnement précoce" — ou comme psychique — les "fantasmes archaïques" — ne change rien à l'affaire. »1 Par un glissement tentant, nous pourrions y ajouter la réalité des PMA,leurre paradigmatique le plus récent d'une scène primitive. Personnellement, je n'apporterai ma contribution que dans un champ limité : le don de gamètes. La littérature psychologique à propos des enfants nés par insémination avec donneur est riche mais surtout statistique, alors qu'elle est rare sur la technique du don d'ovocytes, puisque le début des tentatives ne date que de 1986, et que les publications ont porté sur la validité éthique de l'emploi de ces techniques. Sur le plan méthodologique, précisons que les patients rencontrés ne se situent pas dans une demande de l'ordre d'une compréhension psychanalytique. Le matériel apporté est donc très différent de celui qui est recueilli au long d'une analyse avec les dévoilements de la dynamique du transfert. Nous tenterons néanmoins, à travers ce matériel, très partiel, d'explorer les fantasmes concernant la stérilité dans l'image de l'identité féminine et de la filiation future éventuelle, tels qu'ils ont été exprimés dans ces demandes d'insémination et dans les entretiens préliminaires au don d'ovocytes. Dans les CECOS,un entretien préliminaire est imposé au couple dans une visée d'exploration psychologique de ses motivations et de prévention de troubles graves. Pour le don d'ovocytes, l'entretien souvent unique conditionne l'inclusion dans le protocole. Il impose de rencontrer tous les participants à ce don : la femme stérile, son compagnon, la donneuse d'ovocytes et son compagnon. Là encore, le cadre est très éloigné du cadre analytique puisque tous les protagonistes sont présents de fait. Il va également de soi que notre objectif, dans cet entretien, est de mettre en place un espace de liberté où les patients pourront dire leur histoire et leurs questionnements. 1. J.-B.Pontalis,Nouvelle Revuedepsychanalyse, n° 19,1979,p. 9. Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation 1273 Je présenterai deux patientes, ou plutôt deux couples venus pour stérilité dans le cadre d'une consultation médicale hospitalière, pour un entretien, obligatoire, avec une psychanalyste. Insémination artificielle avec donneur (IAD) Mme P..., 31 ans, est en traitement IADdepuis vingt-trois cycles, sans succès. Elle est venue, à la demande de l'équipe qui la suit, avec l'indication suivante : « Il faut que vous alliez voir le psychanalyste puisque vous n'arrivez pas à concevoir au bout d'un certain nombre de cycles et que vous n'êtes pas stérile. » J'aurai avec elle trois entretiens, dont un en présence du mari. M. et Mme P... vivent ensemble depuis huit ans et sont mariés depuis six. A la fin de la première année de mariage le mari tombe malade, et on diagnostique un cancer pour lequel il sera traité avec succès pendant un an et demi par radio et chimiothérapie. Le CECOS lui a proposé la congélation et le stockage de son sperme avant le début de ses traitements. Cette proposition est régulièrement faite aux hommes jeunes n'ayant pas encore eu d'enfants et devant subir un traitement à effets stérilisateurs. M. P... a accepté et a donc fait congeler et stocker son sperme pour « plus tard ». Les deux années suivantes, le couple est entièrement absorbé par la maladie dont le traitement est très contraignant. Lorsque le mari est déclaré guéri par les médecins, le couple décide d'avoir un enfant. Mme P... y pensait depuis le début de leur mariage. Commencent alors les inséminations avec le sperme stocké mais elles ne donnent aucun résultat et Mme P... impute ces échecs à la faiblesse du sperme provenant d'un organisme déjà malade, sperme qui, dans son imaginaire, serait virtuellement conducteur de la maladie et de la mort. « Je ne supporterai pas d'avoir un enfant malade ou anormal », déclare Mme P... Une fois épuisé le sperme congelé du mari, au terme d'une quinzaine de cycles d'inséminations, celles-ci continuent avec un donneur anonyme. Pour Mme P..., ce sperme sain devrait être plus efficace, mais l'échec persiste. Elle est venue à reculons à son entretien avec moi, ne croyant absolument pas à un changement possible de situation et hostile à toute interprétation psychologique. Son mari, lui, pense « qu'elle a des blocages et qu'elle prend ces échecs trop au tragique, mais de toute façon, on ne peut rien changer à ce que l'on sent ». Il est, lui, parfaitement déterminé à avoir un enfant et manifestement confiant dans les chances d'y parvenir. Mme P... est la neuvième ou dixième enfant, selon qu'on compte ou non l'enfant mort, d'une fratrie de douze. Sa mère est morte d'épilepsie à 42 ans, quelques mois après la naissance du dernier enfant. Mme P... avait alors 7 ans. 1274 Eva Weil Elle n'a jamais cru vraiment à la mort de sa mère, affirme que personne ne le lui avais dit, et elle a attendu son retour. Tous les enfants ont été élevés par le père et la grand-mère paternelle, une femme très dure et autoritaire. Le père et la grand-mère sont morts la même année, alors que la patiente avait 14 ans. La soeur aînée a recueilli alors les six derniers enfants chez elle. Trois ans avant notre entretien, après la guérison de son mari, Mme P... arrête de travailler, souhaitant consacrer toute son énergie à son projet d'enfant. Elle est la seule des filles de sa fratrie à ne pas en avoir eu, toutes les autres ont été « prises » tout de suite et en ont plusieurs. Mme P... se sent exclue de la grossesse et de l'accouchement, autant d'événements merveilleux réservés à ses soeurs. Elle me rapporte qu'à partir de l'échec des inséminations, un jour, brutalement, lui est revenue à l'esprit une phrase de sa grand-mère : « Sur douze, il y en aura une qui sera stérile. » Quelle portée a pu avoir cette phrase proférée par la grand-mère il y a plus de dix-huit ans ? Nombre de patientes, dans ces entretiens, nous ont rapporté des « commentaires » analogues. Comment les interpréter ? Comme une malédiction, sur le modèle de la surdétermination, ou bien fonctionnent-elles comme une reconstruction après coup d'un message provenant de leur propre inconscient ? Dans le cas de Mme P... apparaît la force dynamique du clivage qui a permis à cette femme de projeter la haine ressentie pour cette grand-mère sur moi. J'en suis restée dépositaire, investie de ce pouvoir maléfique, par un processus de clivage qui l'a aidé, elle, à récupérer un espace de liberté libidinale. La réticence, voire l'hostilité, qu'elle m'a montrées au cours de nos trois entretiens étaient une manière de me faire jouer un contre-pouvoir haineux aussi fort que le pouvoir de la grand-mère qui avait toujours tyrannisé la mère, femme faible et douce, morte peut-être de trop de maternités et de trop d'enfants méchants ? Mme P... redoute énormément la mort ainsi que la maladie d'un de ses proches. On peut imaginer la charge de culpabilité inconsciente qu'elle a ressentie, enfant, à la mort de sa mère, culpabilité vraisemblablement ravivée par la menace de mort ayant pesé sur le mari, et qui a entraîné une crainte terrible pour la santé de l'enfant issu du sperme malade, fantasmé comme mortifère du mari. Mme P... pense également qu'il y a en elle quelque chose « qui ne marche pas » et que rien de bien ne peut lui arriver. Maintenant que les inséminations sont faites avec le sperme d'un donneur sain et non plus celui, malade, du mari, c'est elle qui est en cause et le poids de la formulation grand-maternelle s'en trouve réactualisé. Elle me raconte un rêve : elle a un bébé, et il est couché à côté d'elle dans son lit. Son père et sa mère viennent pour emmener l'enfant avec eux. Elle les supplie de le lui laisser. La grand-mère insiste quand même. Mme P... se réveille sans savoir qui l'emportera. La mort était peut-être le lieu où vont les parents et aussi celui d'où viennent les enfants, lieu sans doute régi par la grand-mère, sorcière malfaisante, à Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation 1275 laquelle ne pouvait s'opposer qu'une autre sorcière, partie clivée, projetée dans la thérapeute, de sa propre haine. Le « une sera stérile » de la grand-mère avait pris des détours bien compliqués pour trouver une voie de réalisation. En effet, cette patiente qui n'arrivait pas à concevoir après vingt-trois cycles sous haute surveillance n'était pas une femme « biologiquement » stérile. Du fait des traitements imposés par la stérilité du mari, elle n'arrivait pas à concevoir et était, elle aussi, devenue stérile. On assiste ainsi, assez fréquemment, à la survenue de stérilités que l'on peut qualifier de quasi expérimentales. Le mauvais en elle, était-ce d'avoir fait ou laissé mourir la mère ? Dans cette sentence lancée à la cantonade, peut-être même reconstruite après coup, la grand-mère avait organisé son destin et l'avait nommée meurtrière sans la désigner précisément. Mais meurtrière de qui ? De la mère ? Du mari ? De l'enfant à venir ? Mme P..., en tout cas, s'était reconnue et avait sans doute perdu sa mère une nouvelle fois, mère morte de trop d'enfants ou de la faute d'une seule — « Une sur douze ». J'ai su par l'équipe médicale que Mme P... avait été enceinte à la suite de l'insémination pratiquée le lendemain de notre troisième et dernier entretien et qu'elle avait accouché d'un petit garçon. On peut voir, dans ce résumé succinct, à quel point devenir stérile peut être fonction de variables discontinues résultant de liaisons compliquées où l'intrication de la vie et de la mort est particulièrement complexe. Car c'est le mari qui était devenu stérile du fait d'une maladie grave. Ainsi se pose la question de celui qui était stérile dans ce couple : le mari bien sûr, dont le sperme avait été détruit par les rayons qui l'ont guéri de son cancer. Mais aussi la femme qui s'est brusquement retrouvée porteuse d'une sentence oubliée jusque-là qui a ramené les morts de son passé dans sa vie présente. Pour elle, l'identification à la mère, aux soeurs, à la lignée féminine féconde dont jusque-là elle s'était sentie exclue, passait par la lutte victorieuse contre la sentence de castration imposée peut-être par la grand-mère, ou plus probablement par les rejetons inconscients de ses désirs infantiles. On peut finalement se demander quelle place symbolique la technique a occupé dans ce combat. Don d'ovocytes M. et Mme G... ont 35 et 37 ans et sont mariés depuis quatre ans. Le diagnostic, après plusieurs tentatives infructueuses de fécondation in vitro, est celui de ménopause précoce, survenue à l'âge de 32 ans. Le programme de don d'ovocytes venant d'être mis en route, l'équipe pro- 1276 Eva Weil pose au couple ce traitement nouveau, seul envisageable actuellement contre cette forme de stérilité. Le protocole proposait le choix entre une donneuse anonyme ou une donneuse choisie par eux. Après de multiples hésitations, ils ont choisi la deuxième solution. Une amie, mère de trois enfants, leur avait proposé son aide, mais ils y ont finalement renoncé, ne se sentant pas le droit d'imposer cette épreuve de souffrance physique à leur amie car, paradoxalement, la technique est beaucoup plus contraignante pour la femme donneuse que pour la femme receveuse. Et cette donneuse aurait peut-être pu souhaiter un jour rencontrer « son » enfant. Le couple G... a l'impression d'être engagé dans une aventure qui les implique et les valorise narcissiquement par l'utilisation d'une technologie médicale de pointe. « Nous aurons été jusqu'au bout de ce qui est actuellement possible à la science », me diront-ils. M. G... est fils unique, mais son père est déjà grand-père du fait d'un autre fils, issu d'un premier mariage. Sa mère souhaite beaucoup que ce fils unique ait un enfant, puisqu'il n'est pas stérile, et les rende, son mari et elle, grands-parents ensemble. Mme G... me paraît inhibée, mal à l'aise, mal dans son corps, très dépendante de son mari qui est celui qui pense, qui parle. Dans sa tenue vestimentaire et verbale elle est effacée, tassée, repliée. Je me suis demandé si c'était là un effet de la blessure de la stérilité. Elle affirme que le don d'ovocytes ne lui pose aucun problème : « C'est comme si on me donnait du sang, tandis que le sperme, c'est autre chose, c'est lui qui fait tout. » L'évocation sang-sperme se fait souvent au détriment du premier terme pour toutes les patientes qui abordent cette comparaison spontanément et dont les maris ont un sperme au pouvoir fécondant. Du sang perdu des règles au sperme de la conception... Faisant un très grand effort pour s'exprimer, elle me dira au moment de partir : « Je ne me sentirai femme que si je deviens mère. » Intervient alors le replacement de l'embryon et je revois le couple à ce moment. Mme G... éprouve des sentiments de compassion pour cet embryon congelé, solitaire, qu'elle ressent totalement comme le sien depuis qu'il a été fécondé par le sperme de son mari. Elle a hâte de le voir intégrer la chaleur de son ventre maternel et de déployer ses talents pour qu'il s'y accroche. Elle pourra le faire éclore dans la fusion de la grossesse, puis le retrouver dans la séparation de l'accouchement. Elle rapporte un rêve de la nuit précédente, dans lequel elle voyait son grand-père mort peu de temps auparavant. Il était sur le point de mourir et elle lui demandait d'attendre qu'elle ait cet enfant pour qu'il devienne arrière-grandpère. J'ai pensé que c'était le moyen de replacer cet embryon dans la filiation générationnelle. Replacer l'embryon est un acte très simple sur le plan médical, mais très investi par les patients sur le plan symbolique et qu'on a pu considérer comme un équivalent de scène primitive. Je crois qu'il serait naïf de considérer ce moment comme tel et de rabattre « l'originaire sur l'origine ». Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation 1277 De par notre pratique analytique nous savons quels déguisements peut prendre la représentation de la scène primitive de tout un chacun et quelles transformations s'opèrent dans sa reconstruction. De même nous savons combien composites sont les personnages qui y sont figurés. Meltzer en dénombrait 5, Winnicott davantage, selon qu'on compte une ou deux générations et le double masculin et féminin de chacun des parents. L'arithmétique psychique étant très compliquée, nous ne pouvons que faire l'effort transitoire, nécessaire à toute recherche, de ne pas inférer trop vite du réel à un modèle conceptuel déjà en place. Après le replacement proprement dit, le couple imagine ce qu'il racontera à l'enfant des circonstances de sa naissance. Un fantasme se retrouve chez pratiquement tous les couples rencontrés : « Ce jour-là, dans cinq, dix ans, quand il sera grand, toutes ces méthodes seront tellement banalisées qu'elles feront l'objet de conversations humoristiques dans les cours d'écoles. » Il me semble que c'est nier là l'intérêt porté par chacun d'entre nous à ses origines, quel que soit le mode de procréation dont il est issu. Cette dénégation est peut-être une réparation partielle de la blessure narcissique éprouvée par ces patients stériles. En même temps, c'est reposer encore la question du statut de la scène primitive, fantasme originaire organisateur de notre psychisme et celle du mystère de la conception qui se repose pour chaque humain, indépendamment de la technique. Mme G... m'a donné l'impression d'être engagée dans un combat vital pour son identité : pouvoir devenir mère, alors qu'elle est ménopausée avant l'âge. Cela lui donnera la possibilité de trouver ou de retrouver une identité de femme. Il ne me semble pas qu'on puisse fier cette attitude au diagnostic de ménopause car j'ai vu des patientes atteintes de dysgénésies gonadiques, comme le syndrome de Turner ainsi que des femmes ayant subi une castration chirurgicale, réagir de la même façon. Quelques semaines plus tard, j'apprends que Mme G... est enceinte. Elle accouchera de jumeaux garçons. Je la revois quand ceux-ci ont deux mois. Mme G... est transformée, active, vive, alerte, maquillée, habillée avec recherche, s'activant sans relâche pour s'occuper de ses deux très beaux enfants. C'est elle qui les a faits « avec son ventre, son amour, ses caresses, et le sperme de son mari », me déclarera-t-elle. Etre mère pour être femme ? Devenir mère pour devenir femme... Sans nous laisser prendre au piège du manifeste, du montré, du voulu, nous ne pouvons que constater un changement chez cette femme qui a probablement ainsi rejoint l'identification à sa propre mère. S'agit-il d'un enfant dérobé à la mère sur un mode prégénital, d'un enfant désiré du père sur le mode oedipien ? Seul un travail approfondi, avec un vrai matériel analytique associatif, permettrait de répondre à cette question. Rappelons qu'avant la mise en place du pro- 1278 Eva Weil tocole de don anonyme ce couple avait commencé par chercher autour de lui une donneuse, membre de la famille ou amie proche. Devant les difficultés relationnelles rencontrées, ils ont finalement choisi le don anonyme. On peut alors noter un mouvement de soulagement psychique. Ce soulagement concerne les inquiétudes quant aux liens éventuels de l'enfant avec la donneuse et sa mainmise possible sur lui, ainsi qu'à la complication des relations interpersonnelles transgénérationnelles futures. Il nous a semblé que l'anonymat de la donneuse à ce moment de leur trajectoire a libéré ces patients d'une dépendance trop réelle, permettant par la réduction de la dette contractée l'émergence de leurs fantasmes propres. L'enfant à venir a pu alors être imaginé comme issu magiquement de la technologie, et de leur propre histoire. Par ailleurs, les couples qui choisissent un don d'ovocytes direct expriment avec tout autant de force leur soulagement de connaître la donneuse, et de choisir de partager son patrimoine génétique. Dans le cas où c'est la soeur qui donne ses ovocytes, ce patrimoine est généralement revendiqué comme faisant partie d'un héritage commun, mais ceci est une autre histoire. Le don d'ovocytes réalise une situation inverse par rapport à ce qui est communément admis : le père est biologiquement certain, la mère est incertaine. Réparer un destin biologique mutilant ou castrateur a toujours été un objectif thérapeutique, mais dans ces cas l'équipe médicale devient créatrice de filiations et de générations jusque-là impossibles. La prépondérance de deux éléments constitutifs des fantasmes de nos patients nous est apparue dans tous les entretiens : la grossesse de la mère et le sperme du père. Devenir enceinte, le rester et accoucher est le processus dynamique fondamental où va se tester la capacité des patientes à devenir mère, donc femme. La grossesse bouleverse l'énoncé du destin féminin mutilant dans ce déroulement de traitement de la stérilité. Le deuxième élément fantasmatique répété s'énonce ainsi : sperme du papa dans le ventre de la maman = bébé. Le sperme est alors représenté comme la petite graine des récits faits aux enfants, qui escamotent le mode d'arrivée de cette petite graine dans le ventre. C'est une des théories sexuelles infantiles, déjà largement rapportée dans la fécondation in vitro en général. On a souvent dit que la dissociation de la sexualité et de la reproduction évacuait le fantasme de scène primitive. Il nous semble plutôt que cette scène se transpose autrement et ailleurs, d'une manière qui reste à évaluer. Nous formulons l'hypothèse que seule la puissance de la femme receveuse est représentée comme pouvant donner véritablement la vie. Tout se passe comme si l'ovocyte n'avait pas de poids. La grossesse efface l'ovocyte, transforme l'embryon en enfant et la femme stérile en mère. Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation 1279 Se trouve ainsi privilégiée la capacité de la receveuse à accueillir, nourrir et mener à terme l'embryon, ce qui la fait apparaître aux yeux du couple comme la mère véritable. Il ne semble pas y avoir de symétrie à ce niveau entre les deux sexes et si nous comparons ces dons d'ovocytes au don de sperme, nous pouvons constater que ce dernier ne guérit pas la stérilité de l'homme mais lui permet de réaliser son désir d'enfant et de devenir parent à l'intérieur de la communauté sociale des parents. Pour certains hommes, la blessure narcissique de la stérilité reste néanmoins douloureuse malgré l'existence de l'enfant. En revanche, le don d'ovocytes « guérit » fantasmatiquement la stérilité de la femme, car elle peut devenir enceinte et accoucher d'un enfant porté à l'intérieur de son corps, malgré la persistance de son déficit somatique. C'est un changement de destinée biologique, qui par la grossesse permet de réintégrer la communauté des femmes virtuellement aptes à devenir mères, comme la mère originelle. Lorsque je les rencontre, j'ai le sentiment que ces femmes vivent une réelle réparation de la castration présente dans leur développement. Nous nous trouvons devant une évolution qui met en place un déni de leur stérilité, n'entraînant peut-être pas de conséquences pathologiques et qui pourrait donc être décrit comme déni « sain », réparateur. Nous voyons ici le faible poids du biologique et du génome par rapport à la représentation fantasmatique qui, seule, organise le réel et lui donne son sens. Il est bien évident que je n'ai fait qu'effleurer dans ce travail le champ de questions qui se présentent à nous et qui englobent le statut de la représentation, celui du traumatisme, ainsi que le mode de transmission des fantasmes originaires. Il paraît très difficile d'affirmer que la parentalité génétique est celle qui fait loi et il nous faudra du temps pour tenter de mieux comprendre les mécanismes de transmission psychique de ces situations aux enfants ainsi mis au monde. EvaWeil 37,rueTournefort 75005Paris IV A propos de l'article de Richard A. Isay « Le psychanalyste Cléopâtre homosexuel » ATHANASSIOU Cecommentaire quivientlà pourengagerun débatsurun planthéoriquen'a pu êtresuscité queparceque lesimplications cliniquesqui le et cellessur lesquelles sous-tendent il débouche sontde premièreimportance. Notretravail,en effet,ne passepar le pont de la théorieque parcequ'ilpart dela cliniqueet qu'ily aboutit. L'homosexualité estdonctraitéeicientant que problèmeclinique,commeelle l'a été par Freud1. Ces guillemets pourraient passer aussi inaperçus. que le titre d'un article de l'honorable revue The Psychanalytic Study of the Child, 1991, « Le psychanalyste homosexuel », signé Richard A. Isay. Il n'a que peu frappé mon regard, alors que je parcourais l'ensemble des « contributions cliniques ». Il s'insérait entre un article sur le but de la psychanalyse d'enfant et un autre sur les fantasmes d'autocréation. Peut-être est-ce soudain la fantaisie d'un lien qui m'est passée par l'esprit entre le but, tout simplement, de la psychanalyse et la mise au jour de l'omnipotence infantile ? Peut-être est-ce aussi la rencontre entre le sens implicite que porte toute mise en ordre éditoriale et mon esprit en quête de sens ? Mon regard s'arrêta sur ce titre, puis sur ce texte, et je me suis demandée si l'éditeur voulait nous engager à penser lui aussi le rapport que je venais de faire entre le but de la psychanalyse et le fantasme d'auto-engendrement, plaçant l'homosexualité à la charnière de ces deux éléments. Quel est en effet le destin d'un tel fantasme dans l'inconscient de l'homosexuel ? Je décidai de lire cet article. Voici comment je le compris. 1. L'opportunité dela publication decetarticlea suscitéundébataniméau seindenotrecomitéde rédaction.Nousproposonsà noslecteursde poursuivre et d'ouvrirunetribunesurce cettediscussion thèmedansun prochainnuméro. Rev.franç.Psychanal, 4/1993 1284 Cléopâtre Athanassiou L'auteur commence ainsi : « Je suis un analyste connu depuis fort longtemps pour être homosexuel. Pour cette raison, nombre de patients gay sont venus me voir soit d'eux-mêmes, soit par l'intermédiaire de professionnels de la santé mentale qui sont eux-mêmes gay. Des psychiatres gay m'envoient leurs amis ou leurs amants. Us cherchent une analyse faite par un homme gay parce qu'ils sont soucieux des préjugés existant chez les thérapeutes hétérosexuels, lesquels préjugés pourraient interférer avec l'exercice d'un traitement appliqué en toute neutralité. » Un tel préambule a de quoi nous interroger. Il a l'avantage d'abord de nous apprendre que tout un réseau, une « communauté », s'est constitué à l'intérieur de la psychanalyse elle-même, ou du monde de la santé mentale, comme si notre discipline devait se scinder en sous-groupes dont on peut se demander selon quels critères leurs membres se rassembleraient. L'auteur nous indique le point de cette rencontre : le médecin se spécialise dans le soin d'une maladie qu'il a en commun avec son patient. Cela soulève en soi un certain nombre de réflexions que je vais devoir aborder, mais je songe d'abord que l'auteur nous présente l'homosexualité à la fois comme un aspect de la normalité tout en proposant une catégorie spéciale d'analystes pour s'en occuper. Voici donc qu'à la différence de ce qui m'est familier — l'homosexualité en tant que perturbation de la constitution de la bisexualité psychique —, l'homosexualité est un état de fait dont on peut se demander si l'auteur va nous en indiquer l'origine dans la construction du psychisme humain ou s'il ne va pas simplement nous en proposer une explication s'attachant au domaine de la pure physiologie. Dans cette perspective, lorsque l'auteur parle des « préjugés » qui courent chez les analystes hétérosexuels à l'encontre des homosexuels, nous pouvons nous demander s'il a en tête la question que je viens de soulever : un analyste hétérosexuel aurait-il le « préjugé » de considérer que l'homosexualité a une origine psychique? Dans ces conditions, un analyste exempt de « préjugés » commencerait par mettre à la porte de sa pensée l'idée saugrenue selon laquelle l'identification sexuelle du petit enfant s'appuie sur la double relation qu'il noue avec ses parents. L'identité sexuelle serait un fait de « nature », une donnée physiologique dont il serait présomptueux d'interroger l'origine. Effectivement, nous pouvons comprendre que les questions ne commencent de surgir qu'avec la montée des différences, et si nous tentions de nous interroger sur ce point malgré tout — c'est-à-dire malgré l'interdit qui semble peser sur toute mise en question concernant l'origine de l'identité sexuelle — nous devrions nous demander plutôt : comment se fait-il qu'il puisse y avoir des analystes hétérosexuels ou, ce qui ne s'éloigne pas tant de cette question : comment se fait-il que l'hétérosexualité ait été inventée en ce monde ? « Le psychanalyste homosexuel » 1285 Venant à point nommé, une réflexion de l'auteur balaie le reste de retenue que nous pourrions avoir. Pourquoi, en effet, faire tant de cas du concept de Complexe oedipien ? Ne serait-ce pas encore une invention des analystes à préjugés ? J'entends les analystes hétérosexuels. Us ont de la sorte verrouillé leur clan et, sous le prétexte de n'accéder qu'ainsi à l'état de « neutralité bienveillante », ils ont imposé à tous le passage par les « fourches caudines » de ce fameux Complexe. Non ce n'est pas le fruit de la dure élaboration qui permet à l'homme et à l'enfant de l'homme d'appréhender ce mystère de la bisexualité humaine, cette part d'inconnu qui ouvre l'être à toutes les oblations puisqu'il a commencé de l'ouvrir à ce qui, depuis les origines les plus précoces de sa génitalité, est la différence d'identité même. Il n'en est rien. Ce soi-disant Complexe est une complication produite à dessein de faire un barrage à l'expansion de la seule identité qui ne soit porteuse d'aucun préjugé qui s'attache aux différences. Quelle neutralité plus grande, en effet, que celle qui neutralise la différence des sexes, et qui met en avant comme une donnée naturelle l'identique dans les corps et dans les pensées ? L'être identique, l'être « homo », ne peut être taxé d'être blessé par les différences puisqu'il s'est construit un idéal de similitude. C'est l'autre, l' « hétéro », qui se sent blessé par cet idéal. C'est le semblable qui blesse le différent et non pas l'inverse. Où se trouve l'endroit, où se trouve l'envers ? Où chercher la ligne de démarcation d'une neutralité d'une position par rapport à l'autre ? Oserions-nous encore appeler à la rescousse l'analyse des enfants et l'observation psychanalytique des bébés qui nous montrent à l'évidence que l'acceptation des différences se greffe sur la capacité de fonder une base identificatoire enracinée dans le semblable ? Le bébé, puis l'enfant, recherche au début une peau semblable à la sienne, un regard miroir du sien, et ce n'est que peu à peu que ce narcissisme intègre l'altérité de l'objet et son caractère séparé. Oserions-nous donc continuer de prétendre que notre regard se tient bien à l'endroit lorsque nous croyons comprendre que dans la vie psychique, et plus généralement dans le développement de toute structure vivante, le complexe suit le simple, la lancée vers les différences suit l'épousaille du semblable ? En effet, il faut oser penser cela face à la menace majeure qui pourrait faire reculer ceux qui ne sont pas certains de la base à partir de laquelle ils commencent de regarder l'univers, en l'occurrence l'univers mental de leur développement psychique : cette menace est contenue dans l'accusation selon laquelle le préjugé hétérosexuel restreint la liberté de penser, de sentir et de juger le monde à partir du point de vue homosexuel. Cette menace a un fondement parfaitement justifié, non dans la superficialité des opinions publiques sur la question. Elle émane, selon moi, du fait même du développement psychique humain qui fait passer, comme je le soulignais, du semblable au différent. Or il est vrai que moins on s'engage dans l'ordre des différences, plus le sentiment de liberté s'accroît. L'être qui se tiendrait au point de 1286 Cléopâtre Athanassiou départ de cette position, l'être qui trônerait dans la fixité d'un narcissisme absolu, l'être le plus asservi donc au bon vouloir des autres, se vivrait dans un état d'élation libératrice des contraintes terrestres... tant que les autres s'accorderaient à le maintenir dans cette illusion. Le bébé soutenu par de puissants bras peut avoir le sentiment qu'il voltige au-dessus du monde. Mais qu'on le laisse choir, ou que du moins on ne se fatigue plus à cultiver son illusion, et le voilà réduit d'un côté à ses faibles forces et, de l'autre, à l'omnipotence de sa virulence contre ceux qui l'ont privé d'un sentiment de liberté qu'il considérait de son droit de conserver en lui. Je ne ferai pas de parallèle direct entre cet exemple tiré de mon expérience clinique — que je considère comme issue d'un regard « à l'endroit » — et la thèse d'une homosexualité portant l'étendard de la liberté face aux contraintes hétérosexuelles. Je pense cependant que la réalité n'est pas un préjugé et, déplaçant sinon le débat, du moins la réflexion sur ce plan, je me demande si nous ne pourrions pas songer qu'en parlant de l'intégration ou non du « roc de la réalité » (Freud) — qui est la réalité d'un sexe que l'on ne s'est pas choisi et que l'on doit cependant accepter dans les limites qu'il impose à notre liberté — nous nous déterminons de la sorte dans un jugement de réalité qui, selon qu'on l'accepte ou non, nous fait passer des terres de la norme aux terres du déni psychotique que contourne le louvoiement pervers. Après tout, de même qu'on fait feu de tout bois, poursuivant la lecture de cet article qui ne semblait guère au début m'en promettre tant, je m'aperçois y trouver matière à réflexion. Quoiqu'elle ne soit pas véritablement stimulante, elle m'apparaît cependant s'ouvrir sur des questions en kyrielles. J'ai dans l'esprit la manière dont l'agitation d'un commentateur le fait s'affairer sur les traces laissées derrière lui, malgré lui peut-être, par l'insouciance d'un amateur à peine éclairé qui décrète l'universalité de son opinion et met au ban de l'univers celui qui ne la partage pas. Un léger travail de décentration auquel je tente de m'employer ici permettrait peut-être de considérer l'universel et le particulier sans préjugé narcissique qui ferait prendre l'un pour l'autre. Osons le dire. Comment en effet celui qui a compris que ce qui se fait passer pour une loi universelle se réduit à l'opinion particulière d'un groupe humain ou d'un seul homme, ne serait-il pas affranchi de la terreur totalitaire qui menace toujours ce genre d'affirmation ? La liberté ne se trouve qu'au bout de ce chemin. De ce point de vue, ce texte a de quoi nourrir suffisamment mon propos. Je prie cependant l'auteur de me pardonner la tendance que j'ai à perdre ma « neutralité » devant certaines affirmations qui ne m'ont pas semblé issues d'un jugement neutre sur la question. Aussi vais-je m'efforcer de les examiner en retrouvant cette qualité qui n'est pas l'apanage du fonctionnement du seul psychanalyste mais aussi de tout être humain qui tente de penser. « Le psychanalyste homosexuel » 1287 « Même si l'analyste hétérosexuel est relativement sans conflit en ce qui concerne l'homosexualité de son patient, son adhérence à la théorie selon laquelle le seul chemin conduisant à un développement normal mène au conflit oedipien et à sa résolution hétérosexuelle rend difficile l'existence d'une neutralité thérapeutique » (p. 199). Après une telle affirmation, si nous avions des doutes concernant la place accordée par l'auteur au conflit dans l'économie du développement psychique, ces doutes seraient dissipés, d'autant qu'un tel propos est suivi de son corollaire : l'analyste homosexuel « en sait plus » (p. 200) sur les problèmes de l'homosexuel que l'analyste hétérosexuel. Il sait donc mieux le soigner. Est-ce une absurdité que de parler de la compréhension de l'identique par l'identique ? Chacun de nous ne se sent-il en effet pas mieux compris par qui lui ressemble au plus près ? L'être semblable qui réduit l'écart au zéro se tient en effet au centre de toute question se rapportant à l'homosexualité. Il s'agit de considérer sans légèreté l'importance d'une telle question : réduire l'écart d'une différence au zéro est l'illustration parfaite de ce que Freud a tenté d'approcher dans son concept de pulsion de mort. Et cet article, nous le pressentons, s'achèvera par l'évocation de la mort. L'identique absolu, l'idéal de similitude qui laisse fort peu de place au conflit en tant que source, de créativité et de compréhension humaine, mènerait-il ailleurs qu'à la mort ? Il est donc intéressant de considérer que cette tension vers l'identique n'aurait des effets créateurs qu'à l'intérieur d'un champ qui la maintienne en respect : le champ qui oppose à cette tension celle qui fixe en leur écart les différentes identités du moi et de l'objet ou des objets entre eux. Ainsi, quelle que soit l'illusion dans laquelle nous entraîne la quête des retrouvailles rêvées entre l'autre et nous-même, la condition qui fait de cette illusion un point d'ancrage vers la vie, et non un phare qui conduit en silence à la mort, est la perception conjointe du caractère impossible de telles retrouvailles. Cette reconnaissance n'est pas différente de celle de la réalité externe. Elle est à la source de la constitution même du moi. Lorsqu'on met donc en avant une connaissance du semblable par le semblable, il s'agit d'avoir à l'esprit les quelques éléments de réflexion précédents. Ils nous permettent de penser que la réalisation d'un idéal identitaire, en supprimant l'écart sur lequel il se fonde, s'approche de l'illusion d'une fusion non comme base de départ, mais comme point d'aboutissement de la compréhension d'un être par un autre. En effet, lorsque deux êtres sont reconnus dans leurs différences, l'opération complexe par laquelle l'un commence de comprendre l'autre en s'identifîant à lui ne se réduit pas au statu quo fusionnel dans l'immobilisme d'une identité de départ. Une dynamique permet à l'un de devenir momentanément semblable à l'autre, puis de se retirer de cette fusion et de réin- 1288 Cléopâtre Athanassiou tégrer sa place dans la réalité d'un écart. La différence des identités est ainsi respectée. Elle est le fondement d'un mouvement qui conduit à la connaissance et à la compréhension de l'autre, et non pas vers son entrave. Nous saisissons peut-être mieux à présent ce que dissimule de dangereux une pensée qui place l'identique avant la différence génératrice du conflit psychique. Il ne s'agit pas en effet du seul conflit oedipien. Qui a bien compris la nature de ce dernier a aussi compris qu'il est le point d'aboutissement de tout un travail, en jeu depuis le début des processus identificatoires, faisant de l'être humain ce qu'il est : un être qui ne se construit que par identification à l'autre et dont la première tâche est par conséquent d'accepter son altérité. Tout ce qui s'écarte d'une telle reconnaissance côtoie la voie psychotique ou perverse. Qu'en est-il donc de l'homosexuel ? Il me semble que nous devons distinguer l'homosexuel isolé face à ses propres problèmes identificatoires et la constitution d'un groupe d'homosexuels entretenant une politique commune dans un champ particulier comme celui de la psychanalyse. La formation d'un groupe est une entité en soi, et ses objectifs — comme dans tous les groupes — passent au-dessus des intérêts particuliers de ses membres. Il est donc important de considérer que les problèmes qui se soulèvent dans l'économie psychique individuelle d'un membre d'un groupe d'homosexuels sont soumis aux diktats ou aux lois d'un groupe dont on peut se demander ce qu'il va défendre sous la cause d'une homosexualité commune. Ajoutons à cela : sous la cause d'une homosexualité comme fondement d'une attitude psychanalytique spécifique. R. Isay semble déjà proposer aux membres de « sa » communauté un signe de ralliement prenant la forme du bannissement du Complexe d'OEdipe hors de la structure sur laquelle un psychanalyste appuie la compréhension de son propre psychisme, ainsi que de celui de son patient. Ce signe préventif qui vise à éloigner tout risque de côtoiement hétérosexuel éloigne en même temps de chaque membre de la communauté homosexuelle ainsi formée l'opportunité de sortir de cette dernière. Une communauté qui, sans s'arroger explicitement le droit de retenir ses membres, les retient cependant implicitement en son sein sous la bannière du respect de l'absolument identique. Quelle chance — si du moins il s'agit d'une chance — a l'homosexuel qui se fait analyser par un homosexuel d'approcher la bisexualité psychique qui préside à l'élaboration de sa double identification féminine et masculine à ses deux parents ? Quelle chance at-il d'aborder la complexité, c'est-à-dire la richesse de l'entrecroisement des liens en jeu dans ce que l'on appelle le Complexe d'OEdipe? Si les principes de la communauté homosexuelle commencent de régir la liberté de chacun, pèse alors sur la tête de chacun de ses membres le modèle surmoïque d'un avenir homosexuel inséré dans le cadre de cette communauté. « Le psychanalyste homosexuel » 1289 L'homosexualité en soi appartient non pas à une communauté humaine, mais à une communauté de symptômes psychiques partant des franges de la névrose aux failles qui bordent la psychose. Chaque homosexuel qui se présente dans le bureau de consultation d'un psychanalyste est donc en droit de se trouver en face, comme semble le souhaiter d'ailleurs R. Isay, d'un être humain sans intention particulière concernant son patient. Tel est bien le sens de la « neutralité bienveillante » qui fonde toute pratique analytique. Outre cela, nous savons tous qu'il serait outrageant pour un psychanalyste — tout comme il le serait pour un professeur ou un médecin — de profiter de l'influence qu'il peut avoir sur la personne qui s'en est remise à lui pour tenter d'infléchir son attitude dans un sens qui convient aux positions personnelles de l'analyste, plutôt que de respecter ce qui se développe librement dans le moi du patient. Or, le choix d'une identité sexuelle est fortement influencé par le travail qu'a effectué dans ce sens le parent ou l'analyste qui le représente. Les problèmes, les conflits, les rejets associés à ce choix sont perçus par le patient comme autant de bornes qu'il peut ou non s'autoriser à atteindre ou bien à dépasser selon que son modèle l'a devancé ou non dans cette voie. Le face-à-face avec le conflit oedipien met le patient en présence d'un double deuil — celui du parent du sexe opposé au sien, mais aussi celui du parent du même sexe que lui — et d'une double identification aux deux parents dont il a fait le deuil. Cette identification est donc le fruit d'un travail en rapport avec une frustration. L'homosexualité dénonce un manque dans ce travail et l'on pourrait dire qu'apparaît à la surface ce que la profondeur a mal assimilé. Lorsqu'il adopte la position féminine d'une femme vis-à-vis d'un homme, l'homosexuel s'identifie narcissiquement à une mère dont il n'a pas accepté la perte pour posséder un père dont il n'accepte pas davantage de se séparer. Il en est de même lorsque l'homosexuel adopte une position masculine vis-à-vis d'un autre homme, tout le tableau que je viens de décrire étant projeté sur l'autre. C'est pourquoi le problème de l'homosexualité se rattache plus profondément à l'enjeu de l'élaboration oedipienne qui, loin d'être un préjugé pour analyste hétérosexuel, touche à la capacité humaine d'accepter la finitude de tout attachement infantile et de se rendre ainsi à l'évidence de la réalité externe : celle du temps, de la différence des générations inséparable de celle des sexes. Commencer de refuser l'un de ces trois éléments c'est déjà refuser les deux autres. Un analyste homosexuel peut-il laisser son patient libre d'aborder cette difficile triangulation, alors qu'il n'est pas lui-même passé par l'épreuve du deuil qu'elle impose ? Il est loin d'être certain qu'une apparente hétérosexualité offre au patient l'image d'un analyste capable de naviguer parmi les difficiles écueils identificatoires que j'ai évoqués ici. Mais l'installation dans une pratique homo- 1290 Cléopâtre Athanassiou sexuelle sans remise en cause à ce niveau me semble pousser l'analyste à diriger son patient vers un mode de fonctionnement semblable au sien. Comment répond en effet un analyste homosexuel aux aspirations hétérosexuelles de son patient ? Outre cela, comment répondrait un analyste homosexuel se sentant appartenir à une communauté « psychanalytique homosexuelle » à laquelle il se devrait d'être fidèle, à de semblables aspirations ? La formation d'un tel groupe fait entrer l'ensemble de ses membres dans la défense d'une position qui va à l'encontre du libre jeu des différences dans l'écart hétérosexuel. C'est pourquoi il est important de considérer le pas que franchit l'homosexuel qui veut avoir une pratique analytique lorsqu'il commence de se percevoir comme faisant partie d'une communauté par opposition à une autre. Il commence par là même d'agir au-dehors ce qui ne restait que latent au-dedans de lui-même : il aliène la liberté de son combat intérieur pour la prise de parti d'un combat externe, qui va le définir comme celui qui lutte contre des modes identificatoires auxquels il n'a peut-être pas totalement renoncé en lui-même. L'image que le groupe va lui retourner de lui-même va limiter peu à peu son désir de s'en écarter et, last but not least, d'en écarter ses patients. A patient homosexuel, psychanalyste homosexuel, préconise R. Isay. Et nous pourrions poursuivre dans le même mouvement : à psychanalyste homosexuel, patient homosexuel. Logique avec lui-même, l'auteur propose à son patient homosexuel un modèle homosexuel. Il le dit : son patient n'avait « jamais eu de modèle gay » (p. 200). Voici donc promu à l'état d'idéal du moi la figure homosexuelle de l'analyste, non pas dans la réalité d'un processus où le devenir semblable s'inscrit dans une configuration où le tiers est présent. Où ce devenir semblable implique l'acceptation d'une frustration, puisque le père impose une loi qu'il a commencé par suivre luimême : celle de laisser sa mère à son propre père. L'idéal du moi est ici incarné par celui qui donne l'exemple d'un détournement de la loi, puisqu'il donne l'exemple de la séduction d'un père par son fils : l'analyste homosexuel invite son patient à suivre une voie semblable à la sienne. Point dont R. Isay se fait le défenseur derrière une interrogation qui n'a pris à mon sens que l'apparence d'une véritable question de conscience contre-transférentielle. L'auteur occupe le corps de son article à se poser la question suivante, à laquelle il finit par répondre positivement : l'analyste homosexuel doit-il révéler à son patient qui l'ignore la nature de son identité sexuelle ? Question « intéressante » effectivement, dans la mesure où elle touche à l' « intérêt » de tout patient pour la vie sexuelle de son analyste et où le respect a minima de la neutralité analytique par ce dernier consiste à lui en taire la réalité afin de permettre à ses fantasmes de surgir et de les reconnaître en tant que fantasmes. Mais, là encore, la révélation de la réalité sexuelle de l'analyste supposerait « Le psychanalyste homosexuel » 1291 une mise à l'écart du caractère psychique de l'homosexualité du patient, dans la mesure où elle rejoint celle de son analyste. Trait physiologique, quasiment « trait de race » auquel on ne touche pas, et qui fait traiter de « raciste » ou de réactionnaire celui qui remet la chose en question. J'ose penser que l'auteur entrevoit l'absurdité d'une telle position dans laquelle la remise en cause du problème homosexuel en tant que question pour la pensée, son appartenance aux lois du développement psychique — et donc son lien avec la liberté d'un travail qui, par le respect de ces dernières, permet la transformation de ce qu'elles légifèrent — seraient qualifiées de réactionnaires, alors que la soumission inconditionnelle au « fait homosexuel » comme à une donnée physique dont l'émergence interdit toute tentative de compréhension la rattachant au domaine de la psyché serait l'expression de la liberté. Le phénomène réactionnaire se rattacherait alors au désir de remettre en cause ce qui se présenterait hors de tout questionnement ; au désir de comprendre la part de responsabilité de l'homme dans la détermination de son identité sexuelle. La part de responsabilité de l'adulte dans la compréhension des courants qui ont traversé l'enfant qu'il fut : les courants du dehors, issus des fantasmes des autres, aussi bien que les courants du dedans issus de ses propres fantasmes. Il serait donc absurde de tenir pour réactionnaire une position visant à donner à l'homme la responsabilité de son propre destin psychique, et de donner à la liberté un sens unique : celui de la capacité d'interdire. Interdire de penser que l'on est responsable. Interdire de penser à la vie psychique, c'est-à-dire à la place des fantasmes infantiles dans le gouvernement que l'adulte veut avoir de lui-même. Il n'y aurait, selon moi, qu'une réponse nous permettant de comprendre cette absurdité : un intérêt infantile inconscient est en jeu. Ce que je viens de dire, aussi bien que ma formation analytique dont mes propos émanent m'entraînent à penser qu'il ne peut s'agir que d'une remontée inconsciente de l'infantile en nous-même. Un fantasme infantile, dérangé par la souffrance du travail psychique qui suit toute remise en cause, veut que ce soient les parents, ou la nature, qui font l'homosexuel. Qu'il n'y a rien à faire pour qu'il en soit autrement. C'est le Complexe oedipien, ce sont ses parents qui en sont les piliers qui doivent se rendre à l'évidence de ses théories infantiles et non pas l'inverse : lui qui doit changer sa vision du monde. Cela m'évoque plus largement la dangereuse tendance qu'ont les peuples d'aujourd'hui à considérer que les facilités fournies par la technique sont un prolongement de nous-mêmes. Les lois de la réalité ont alors aussi tendance à se laisser oublier. Or c'est à l'homme de penser, c'est-à-dire de se mouvoir vers le monde et non pas l'inverse. Il ressemblerait sinon à l'enfant qui met à son service l'industrie de ses parents, afin de ne jamais quitter sa position d'enfant, ou au 1292 Cléopâtre Athanassiou malade qui demande à son médecin de lui supprimer sa souffrance, sans lui demander de le guérir si guérir fait souffrir ; à l'élève enfin qui renvoie son professeur lorsque ce dernier le met en face de son ignorance. Ne nous comportons pas de même. Les institutions psychanalytiques — sinon toutes les institutions humaines — sont là pour maintenir la protection de l'adulte au-dessus de l'enfant et non pas l'inverse. La loi qui protège la liberté de chacun et non la liberté de l'omnipotence de quelques-uns. C'est en ce sens qu'il m'apparaît nécessaire de ne pas négliger de considérer ce qui sous-tend le mouvement actuel — dont l'étendue ne se limite pas hélas au seul mouvement analytique — qui vise à ériger au rang de force groupale à bannière homosexuelle une position de l'être humain vis-à-vis de la réalité : la réalité psychique aussi bien que la réalité externe. Et c'est sur ce point de la réalité sexuelle que l'on voit par excellence comment ces deux réalités se rejoignent. Il ne faut pas négliger de considérer que le risque d'une telle formation est la perversion de ce qui se fonde sur la reconnaissance de cette réalité : la pensée et la création humaine. Quant à R. A. Isay, je me demande s'il a conscience à quel point ses affirmations débouchent aisément sur ce que je viens d'évoquer. « Si un analyste gay cache son orientation sexuelle à son patient, dit-il, cela implique qu'il est hétérosexuel et qu'il peut donc endommager l'estime de soi de son patient en véhiculant l'idée qu'on peut avoir honte et s'autodéprécier parce qu'on est homosexuel » (p. 203). Les dangers d'une généralisation simplificatrice ont probablement dépassé les intentions de R. A. Isay, car il semble gratuit de taxer les analystes hétérosexuels de mépris vis-à-vis des homosexuels. Comment la psychanalyse ellemême aurait-elle été inventée si la dépréciation avait pris la place de l'intérêt humain pour celui qui est différent de soi-même et que l'on retrouve pourtant en soi-même ? Je me demande donc si n'apparaîtrait pas au grand jour le malaise de l'auteur concernant ses propres potentialités hétérosexuelles," la projection sur les personnes qui sont analystes comme lui, et cependant hétérosexuelles à la différence de lui, trahissant, dans une dynamique entre le dedans et le dehors de luimême, ce qui ne se contient plus à l'intérieur de sa propre psyché. Nous savons, et R. A. Isay en conviendrait aussi, que ce qui ne parvient pas à se conflictualiser au-dedans de soi, utilise le monde extérieur afin de s'exprimer. Le déni ou la dénégation doublent ce mouvement, et le texte proposé par R. A. Isay contient quelques exemples d'une telle défense. Il en conviendra. Ainsi, selon l'auteur, la révélation par l'analyste de sa propre homosexualité à son patient n'est pas utilisée comme un moyen de séduire ce dernier. Pourtant, l'auteur nous apprend (p. 204) qu'un patient menace de « tout casser » si son analyste ne se laisse pas idéaliser. Dans ces conditions, la révélation de son identité sexuelle au patient « Le psychanalyste homosexuel » 1293 est-elle mise au service du maintien d'une « neutralité bienveillante », comme le prétend l'auteur, ou bien est-elle au contraire un acting mis en avant comme un bouclier défensif à double fonction ? Lorsque l'analyste fait cette révélation à son patient, il le séduit dans le sens où un père séduirait son fils en l'assurant qu'il ne jouera pas pour lui le rôle d'une barrière lui imposant les frustrations associées à la réalité — et donc à la réalité de la différence des sexes —, puisqu'il accepte de se laisser séduire par son fils. Ce faisant, le choc émanant de la rage infantile destructrice, au moment où le patient se sent en face d'une autorité paternelle capable de lui refuser quelque chose, est évité. L'analyste séduit, comme un père séduit, transmet sa peur à son patient ainsi que le sentiment qu'il ne serait pas à la hauteur de la rage qu'il aurait déclenchée. Aussi préfère-t-il l'amadouer. Mais comment peut-on alors en toute conscience se mettre en avant pour être le modèle d'une telle défaillance ? Ignore-t-on les enjeux psychiques d'une cure psychanalytique ? Ignore-t-on que les conditions de la cure mettent un homme en état de perdre des défenses qui le protégeraient par ailleurs, et qu'en se confiant à son analyste, le patient ne lui confie pas seulement ses propos, il lui confie une partie de son monde interne. Et c'est à l'analyste d'en avoir la garde. Il doit s'effacer devant ce qui l'habite, parce qu'on n'utilise pas à son profit le coeur des êtres humains. J'ai des craintes cependant pour les patients de R. A. Isay, lorsque celui-ci nous fait part de la manière dont il traite leurs capacités d'idéaliser leur objet. Il s'agit encore de la révélation de l'identité sexuelle de l'analyste au patient qui s'en montre curieux. R. Isay pense que : « La plupart du temps, cette révélation permet au patient de se confronter au déni et au besoin d'idéaliser le thérapeute quand l'interprétation seule n'est pas suffisante. » Le processus de désidéalisation d'un parent est une opération fort complexe de laquelle l'enfant sort avec le bénéfice de l'installation d'un idéal en lui-même. L'idéal du moi est le reliquat de la perte de l'idéalisation d'un parent externe. Mais pour que s'instaure dans le self cet idéal si précieux, ce guide dans toutes les entreprises créatrices, ce modèle identificatoire qui se tient en avant de toute tentative qui vise à l'atteindre, il faut que celui qui en a été le support externe ne brise pas d'un coup l'idéalisation dont il fut l'objet. Une faille trop brutale à ce niveau empêche l'enfant de faire le deuil d'un objet idéalisé. Il se raccroche à lui dans ce cas, afin de ne pas tomber dans la persécution qui l'attend. L'objet idéalisé a en effet pour fonction de protéger l'enfant contre l'objet persécuteur qui le double toujours. Lorsque le père ou l'analyste comprend la fonction de l'idéalisation dont il a été l'objet, il procède par étapes afin que l'enfant, puis le patient, accepte d'intégrer en lui-même le reliquat de l'idéalisation : l'idéal si précieux dans les liens 1294 Cléopâtre Athanassiou qu'il entretient avec la capacité d'espérer de l'être humain. Il est au fondement de toutes les entreprises qui conduisent vers un travail créateur, puisqu'il brille dans la psyché comme un état de bonheur à venir qui procède cependant d'un bonheur passé. Tenter de casser l'idéalisation du thérapeute comme par un coup de force, ainsi que le suggère le propos de R. A. Isay, me semble relever d'une certaine cruauté — que je m'explique comme venant d'un être qui a dû subir un semblable sort puisqu'il songe à l'imposer aux autres — mais que je ne puis admettre chez celui qui fait profession d'analyste, homosexuel ou non. Il brise ce faisant l'élaboration d'un appui sur un idéal intérieur auquel tout être humain a droit. Il provoque une déception brutale en ne tenant pas compte des aspirations du patient. Si tout patient en effet a des potentialités homosexuelles, il est aussi doté de potentialités hétérosexuelles. Ce qui veut dire que tout patient attend d'un analyste qu'il ne le déçoive pas à ce niveau et qu'il le pousse sur le difficile chemin du combat oedipien, à l'issue duquel émerge l'idéal du moi en question. Procéder par le bas, décevoir pour supprimer l'idéalisation et saper du même coup les bases de la construction d'un idéal, blesser narcissiquement à ce degré son patient me semblent aussi insupportable à concevoir qu'un acte de torture. Un « meurtre d'âme ». Un oubli de la dignité humaine qui me rappelle certains excès totalitaires... Mais je m'emporte et outrepasse évidemment dans mes commentaires les intentions conscientes, ou inconscientes, de R. A. Isay. Cependant, si R. A. Isay décide de démultiplier sa personne afin de donner à ses conceptions une organisation groupale... qu'en sera-t-il alors de la liberté de se forger des idéaux privés, à partir d'une élaboration oedipienne, laquelle est essentiellement une affaire privée ? La mort psychique est ce qui se tient au bout d'une telle entreprise, comme à l'issue de toute entreprise perverse. Aussi ne suis-je pas étonnée de trouver la mort présente à la fin d'un tel article. La mort véhiculée par le sida qui ne contamine pas seulement les patients de M. Isay, mais la mort qui circule dans le processus analytique lui-même, ce que nous révèlent les réactions contre-transférentielles de l'analyste. M. Isay nous met d'abord en présence de son rapport avec un patient hétérosexuel, ainsi que de la haine que ce dernier manifeste vis-à-vis des homosexuels. L'analyste pressent que le patient le soupçonne d'être homosexuel et que cela nourrit cette haine. Mais nous n'entendons rien concernant l'analyse de la persécution associée au transfert paternel ou maternel. L'analyste ne place les problèmes du patient qu'au niveau de ses phobies : phobie de la féminité, homophobie. Il pense, comme il le dit lui-même, que la rage montante du patient contre son analyste aurait été résolue par la révélation de l'homosexualité de ce dernier. M. Isay croit donc lui-même à l'efficacité de l'acting contre-transféren- « Le psychanalyste homosexuel » 1295 tiel et à l'aplatissement de la question du patient : cela aurait « clarifié » les choses, dit-il, que de révéler au patient à qui il a affaire dans la réalité. Autrement dit, l'analyste conserve l'illusion que c'est dans la réalité externe que se trouve la résolution des problèmes internes ; que c'est dans le physique que s'originent les sources de l'homosexualité et qu'il suffit de « clarifier » la question du patient en lui montrant qu'elle est justifiée pour résorber l'immense haine persécutrice qui s'attache aux relations d'objets internes de ce patient. Cette attitude n'a rien d'analytique et je ne suis pas étonnée de la naïveté de la réflexion de M. Isay, lorsqu'il conclut ainsi son histoire : « Ma colère inconsciente contre cet homme avec lequel j'avais travaillé si dur pendant des années était si grande que je n'ai pas pu parler. » Et le traitement s'est terminé par le départ du patient en raison de cette difficulté contre-transférentielle. Où se trouve la difficulté à analyser les enjeux psychiques de l'homosexualité ? Chez ce patient, soupçonné de se réfugier derrière un bastion hétérosexuel face à ce qui serait une libération homosexuelle ? Ou chez cet analyste, qui ne se sentant pas aimé, non seulement pour ce qu'il représente mais aussi pour ce qu'il est — homosexuel —, ne peut aider son patient à surmonter ses propres conflits ? Ma réaction bien partiale, à la lecture de telles défaillances analytiques, m'entraîne à considérer que le patient précédent a eu au moins le ressort de quitter celui qui ne pouvait peut-être pas le penser différent de lui-même. La colère et la persécution sont, dans ce monde renversé, le fait d'un analyste « incompris » par un patient incompréhensible. Beaucoup plus graves sont les conséquences de ce visible évitement de la position analytique lorsque les patients utilisent la réalité externe, à l'image de ce que prône cet analyste, ainsi que nous venons de le voir, pour supprimer le déferlement persécuteur qui se cache sous l'idéalisation du rapport au même. La fin de l'article nous fait assister avec horreur à ce que j'appellerai une « nonassistance à patient en danger » : l'analyste ne nous fait pas la moindre part de son analyse d'un transfert de haine maternelle qui monte chez le patient contre son analyste. L'angoisse d'y faire face, la haine projetée sont-elles en jeu ici, chez l'analyste, lequel constate que le patient s'y est pris trop tard pour demander une aide ? Il a été contaminé par le sida et nous assistons à l'agonie non seulement du patient, mais de toute la pensée psychanalytique, sous le couvert de la compassion que l'analyste nous conseille d'avoir pour ce type de patient. Dernier conseil, digne de l'ensemble de cette efflorescence d'un mal groupai, du mal de l'identique dirai-je : l'analyste nous demande de nous méfier de la tendance spontanée que nous aurions à accorder plus de sympathie aux patients les plus malades, à ceux qui sont marqués du sceau de la séropositivité et dont la mort est prochaine. Il nous faut, dit-il, conserver nos forces pour ceux qui en ont encore besoin et qui sont moins en danger. 1296 Cléopâtre Athanassiou Comment l'entendre ? L'auteur craint-il que nous n'ayons pas perçu que, dans le courant psychanalytique lui-même, il est des valeurs à protéger et pour lesquelles il est nécessaire de conserver ses forces ? Il est des causes perdues qui nous mènent au néant et d'autres qui méritent qu'on y consacre tout ce que la psychanalyse a commencé de nous faire entrevoir sur la gravité du conflit psychique, afin d'apprendre à les protéger. Athanassiou Cléopâtre 9, rueDelouvain 75019Paris Résumés André GREEN.— Culture (s) et civilisation(s), malaise ou maladie? Résumé — Cetessais'efforcede resituerMalaisedansla civilisationparrapportaux originesde l'idéede civilisationau XVIIIe siècle,à laréflexiondes penseurseuropéensaprèslapremièreguerre où diversmoumondiale,au développementdes conceptsdans les disciplinesanthropologiques vementsde pensée s'affrontent.L'oppositionnature-culture,anciennedans le débat, refaitsurfacesousdes aspectsnouveaux,à partirde laconceptiondu symboliqueet de« l'écologiede l'esprit». Toutefois,du côté de la nature,lerôlede lasexualitéesttrèssouventminimisé.Pourtantla Malaiseest l'undes écritsde Freudoù la placede la préhistoireluifait une placenon négligeable. pulsionde mortest la plus marquée.Qu'en penseraujourd'hui,face à la situationactuelledes nationsdites civilisées? Commentarticulercultureet civilisation,au singulieret au pluriel? Mots clés — Civilisation.Culture.Anthropologie.Structuralisme.Symbolique.Préhistoire. Pulsionde mort. Summary — Thisarticleundertakesto resituateCivilisationand its Discontentsin relationto the originsof the idea of civilisationin the eighteenthcentury,to the thoughtsof the european thinkersof the post WorldWarOne period,and to the developmentof conceptsin the anthroan pologicaldisciplineswhere diversecurrentsof thought meet.The oppositionnature/culture, old one in this debate, reemergesin new coloursin the notionof the symbolicand the « ecology of the mind». However,on the sideof nature,the rôleof sexualityisoftenminimised.Yet prehistoryassigns a placeto it which is hardlynegligeable.Civilisationis one of Freud'stexts where the place of the death driveis stronglystressed.Whatshouldwe makeof this today, confrontedwith the currentsituationof the so-calledcivilisednations? Howshouldwe fink civilisationand culture,in the singularand the plural? Key-words — Civilisation.Culture.Anthropology.Structuralism.Symbolic.Prehistory.Death Drive. Übersicht — Dieser Essayversucht,Das Unbehagenin der Kulturneu einzuordnen,im VerhältnisZum UrsprungderIdeederZivilisationim18. Jahrhundert,zu den Überlegungender europaïschenDenkernach dem erstenWeltkrieg,zur Entwicklungder Konzeptein den anthropologischenDisziplinen,wo sich verschiedeneDenkweisengegenüberstehen.Diealte Debatte der OppositionNatur/Kulturtaucht unter neuen Aspektenwiederauf, von der Konzeptionder Rev.franç.Psychanal., 4/1993 1298 Revue française de Psychanalyse Symbolikund der « Ökologiedes Geistes» ausgehend. Was die Natur anbetrifft,wird jedoch die Rolle der Sexualitätsehr oft verharmlost,obwohl die Urgeschichte ihr einen nicht unwesentlichenPlatzeinräumt.Das Unbehagenist einesder Werke Freuds,in welchemder Platzder Todestriebeam ausgeprägtestenist. Was soll man heute davon halten, in Anbetrachtder aktuellen Situation der sogenannten zivilisiertenNationen? Wie kann man Kulturund Zivilisation miteinanderverbinden,sowohl in der Einzahlwie auch in der Mehrzahl? Schlüsselwort e — Zivilisation.Kultur.Anthropologie.Strukturalismus.Symbolik.Urgeschichte. Todestrieb. Resumen — Este ensayo se esfuerzaen resituarMalestaren la civilizacionen relacioncon los con la reflexionde los pensadoreseuropeos ortgenes de la idea de civilizacionen el sigloXVIII, luego de la primeraguerra mundial,con el desarrolloconceptual de las disciplinasantropologicas donde se enfrentandiversosmovimientosde pensamiento.La oposicion naturaleza-cultura, antigua en el debate, retomaactualidadbajoaspectosnuevos,a partir de la concepcionde losimbolico y de la« ecologtadel espiritu». No obstante,en lo que se refierea la naturaleza,el papelde la sexualidades constantementeminimizado, salvola prehistoriaque le acuerda un lugar no desestimable.Malestares uno de los escritosde Freuden donde el lugar de la pulsionde muettees el màs ostensible, Qué pensarhoyen dia,trentea lasituacionactual de lasnacionesllamadascivilizadas ? Cômoarticularculturaycivilizacion,singularypluralmente ? Palabras claves — Civilizacion.Cultura.Antropologia.Estructuralismo.Simbôlico.Prehistoria. Pulsiônde muette. Riassunto — Questosaggiosi sforzadi ricollocare// Disagiodella Civiltàrispettoalleorigininel XVIII° secolodell'ideadi civiltà,alleriflessionidei pensatorieuropeidopo la primaguerramondiale, allo sviluppo dei concetti delle disciplineantropologichein cui s'affrontanovari movimentidi pensiero.Il vecchiodibattitosull'opposizionefra naturae culturatorna a galla con aspetti nuovi, partendodallaconcezionedelsimbolicoe dell« ecologiadella mente ». Comunque,moltospesso il ruolodella sessualitàviene minimizzato dal lato della natura, anche se la preistoriagli accorda un posto non trascurabile.// Disagioè uno degliscrittidi Freudin cui è fortementesottolineatoil posto della pulsionedi morte.Chese ne puo pensareoggi, di fronte alla situazionedellenazioni dette civili? Cornesi puo articolareculturae civiltà,al singolaree al plurale ? Parole chiavi — Civiltà.Cultura.Antropologia.Strutturalismo.Simbolico.Preistoria.Pulsione di morte. — La cravate croate : narcissisme des petites différences et Gilbert DIATKINE. processus de civilisation Résumé — Le narcissismedes petites différencesfait d'un proche voisin un non-humain.Il terrasse les commandementsmorauxélémentaires.Pour l'expliquer,on suppose que les petites différencesmettent en question le Moi Idéaldu groupe, que ce Moi Idéaldérive pour chacun Résumés 1299 de ses membresde son identification narcissiqueà la Mère,et qu'au seinde cette identification narcissique,l'identification, par la Mère,de l'enfantau Pèreest à l'originepour l'enfantdu sentiment d'appartenanceau genre humain.Enfinon envisagequelquesconséquencespour la psychanalysede la fin de la croyanceau caractèreinéluctabledu processuscivilisateur, auquel Freud croyaitfermementcommepresquetous ses contemporains. Mots clés — Narcissismedes petites différences.Civilisation/Culture. Moi Idéal/ Idéaldu Moi. Identificationnarcissique.Ex-Yougoslavie. Summary — The narcissismof small differencesmakes our fellow man somethingnonhuman.He ignoresthe mostbasicmoralimperatives. To explainthis, one mayarguethat small differencesput in questionthe IdealEgoof the groupand that this IdealEgostemsforeach of its membersfrom his narcissisticidentification with his motherand that at the heartof this narcissisticidentification, the identification, by the mother,of the childwiththe fatheris at the origin of the child's feeling of belongingto the human race. Finally,we discusssome of the of the end of beliefin the ineluctablenatureof the civilising consequencesfor psychoanalysis process,which Freudfirmlybelievedin as did almostall of his contemporaries. Key-words — Narcissismof SmallDifferences.Civilisation.Culture.Ego Ideal- Ideal Ego. NarcissisticIdentification.Ex-Yugoslavia. Uberaient — Der Narzissmusder kleinenUnterschiedelassteinen Nachbarnzum Nicht-Menschen werden. Er wirftdie elementarenmoralischenGebotezu Boden. Um eine Erklärungzu finden, wird angenommen,dass die kleinenUnterschiededas Idealichder Gruppe in Frage stellen,dass dieses Idealichfür jedes Mitgliedder Gruppeaus seinernarzisstischenIdentifizierung mit der Mutter hervorgeht,und dass, innerhalbdieser narzisstischenIdentifizierung, die durch die Mutter,des Kindesmit dem Vaterfur das Kindden Ursprungseines Identifizierung, zum menschlichenGeschlechtdarstellt.Zuletzt einige Überlegungen Zugehörigkeitsgefühls über die Konsequenzenfür die Psychoanalysedes Untergangs des Glaubens an den unabwendbarenCharakterdes Zivilisationsprozesses, an welchen Freud wie fast alle seine Zeitgenossenfest glaubten. Schlüsselworte — Narzissmusder kleinen Unterschiede.Zivilisation/Kultur. Idealich/lchideal. NarzisstischeIdentifizierung.Ex-Jugoslawien. Resumen — El narcisismode las pequeas diferenciashace de un prôjimoun no-humano. Fulminalos mandamientosmoraleselementales.Para explicarlo,se supone que las pequenas diferenciascuestionanel Yo Idealdel grupo,que dichoYo Idealderivapara cada uno de los miembrosde su identificaciônnarcisistacon la madrey que en el seno de esta identificaciôn narcisista,la identificaciôn, por la madre,del nino con el padreestà en el origendel sentimiento en el nino de pertenenciaal género humano.Finalmentese analizanalgunas consecuencias para el psicoanàlisisdel fin de la creenciaen el caràcterineluctabledel procesocivilizador,en el cual Freudcreía profundamentecomo casi todos sus contemporaneos. Palabras claves — Narcisismode las pequenas diferencias. Civilizaciôn/cultura. Yo Ideal / Idealdel Yo.Identificaciônnarcisista.Ex-Yugoslavia. 1300 Revue française de Psychanalyse Riassunto -— Il narcisismodelle piccoledifferenze,abbatendo gli elementaricomandamenti, fa d'un vicino prossimoun essere non umano.Per spiegarlosi suppone che le piccoledifferenze mettono in questione l'Io idealedel gruppo che, in ciascuno, derivadall'identificazione narcisisticacon la madre.AIcentrodi questa identificazionenarcisistica,quella che il bambino, tramite la madre, opera col padre, è all'originedel suo sentimento d'appartenereal genere umano. Vengono infineaffrontatealcune delle conseguenzeche lo psicoanalistatrae rispetto alla credenzadel carattereineluttabiledel processodi civilizzazionea cui Freud,corne quasi tutti i suoi contemporanei,credevanofermamente. Parole chiavi — Narcisismodelle piccole differrerenze.Civiltà/cultura.lo ideale/ Ideale dell'lo. Identificazionenarcistica. Ex-Yugoslavia. Georges PRAGIER.— Aber wer kann den Erfolg und Ausgang voraussehen Qui peut prévoir ? Résumé — DansMalaisedans la civilisation(1929), Freudtente d'appliquerà la Sociétéles principes de la psychanalyse.Ses prédictionsse sont révélées parfois erronées, notamment pour ce qui concernel'accentuationprogressivede la sévéritédu Surmoi. L'auteur s'interrogesur l'impact,chez Freud,du postulat déterministede son époque. La psychanalysen'aurait-ellepas intérêt maintenantà intégrer,dans la cure commedans la psychanalyseappliquée, les nouvellesconceptionsd'un déterminismenon linéaireoù les notions d'aléatoireet de chaos viennentcomplexifierla compréhensionde la causalité. Mots clés — Déterminisme.Principed'incertitudepsychanalytique.Idéalisationde la raison. Récursivitédu surmoi.Nouvellesmétaphoresnon linéaires.Quatrièmehumiliation.Complexité. Summary — In Civilisationand its discontents(1929), Freudtried to apply the psychoanalytic method to the study of society. His predictionshave sometimeproven mistaken,especially those concerningthe progressiveincreasein the severityof the superego. The author examinesthe impact,in Freud,of the deterministicsuppositionswhich caracterised his epoch. Shouldn't psychoanalysistoday try to draw from the new conceptionsof a non lineardeterminismor the concepts of the aleatoryand of chaos which have corneto complexify our understandingof causality? This would be relevant for both clinicaland applied psychoanalysis. Key-words — Determinism.PsychoanalyticUncertaintyPrinciple. Idealisationof Reason. Recursivenessof the superego. New non-linearMetaphors.Fourth Humiliation.Complexity. Übersicht — In Das Unbehagenin der Kultur(1929) versucht Freud, die Prinzipiender Psychoanalyse auf die Gesellschaftanzuwenden.Seine Vorhersagungenhaben sich manchmal nicht bestätigt,vor allemwas die progressiveVerstärkungder Strenge des Überichsanbelangt. DerAutor untersuchtdie Wirkung,bei Freud,des deterministischenPostulatsseinerEpoche. Sollte die Psychoanalyseheutzutagesowohl in der Kurwie auch in der angewandtenPsycho- Résumés 1301 einesnichtlinearenDeterminismus einbeziehen,in welanalysenicht die neuen Konzeptionen chendie BegriffewieZufallund Chaosdas Verständnis der Kausalitätkomplexerwerdenlassen? Schlüsselworte — Determinismus.PsychoanalytischesUnsicherheitsprinzip. Idealisierung der Vernunft.Rekursivitätdes Überichs.Neue nicht lineare Metaphern.Vierte Demütigung. Komplexität. Resumen — En Malestaren la civilizaciôn(1929), Freudintenta aplicara la Sociedadlos principiosdel psicoanâlisis.A veces sus prediccionesse han relevadoerroneas,especialmente en lo que conciernea la acentuaciônprogresivade la severidaddel Superyo. El autorse interrogasobreel impacto,en Freud,del postuladodeterministade su época. No séria, hoy en dîa, interesantepara el psicoanâlisisde integraren la cura como en el psicoanâlisisaplicado,las nuevas concepcionesde un determinismono linealen el cual las nocionesde aleatorioy de caos adicionancomplejidada la comprensiônde la causalidad? Palabras claves — Determinismo. Principiode incertidumbrepsicoanâlitica.Idealizaciônde la razôn.Recursividaddel Superyo.Nuevasmetâforasno lineales.Cuartahumillaciôn.Complejidad. Riassunto — Freudin Disagiodella civiltà(1929),tenta d'applicarei principidella psicoanalisi alla Società.A volte le sue predizionisi sono rivelateerrate, in particolareper quanto riguardala progressivaaccentuazionedel Super-lo. L'autoresi chiede quale sia stato l'impattosu Freuddel postulatodeterministadell'epoca. Lenuoveconcezionid'un deterninismonon lineare,in cui le nozionidi aleatorioe di caos rendono più complessala comprensionedella causalità,avrebberointeressead essere ora integrate sia nella cura che nella psicoanalisiapplicata. Parole chiavi — Determinismo.Principiopsicoanaliticod'incertezza.Idealizzazionedella dell' Super-lo.Nuovemetaforenon lineari.Quartaumiliazione. ragione.Ricorsività Complessità. Michel FAIN.— Maladies de la civilisation Résumé — Un idéalde calmequi mobiliseà son profit la pulsionde mort qui normalement doit s'intégrerau Surmoi,a pour destinles maladiesde la civilisation. Mots clés — Antériorité.Prématurité.Surmoi.Pulsionde mort.Procédésautocalmants. Summary — An idealof calmnessthat the death drive uses for its own benefitand which should normallybe integratedinto the superegois at the originof the discontentsof civilisation. Key-words — Anteriority.Prematurity.Superego.Death Drive.AutocalmingProcesses. 1302 Revue française de Psychanalyse Übersicht — Ein Ruheideal(idéal de calme), das den Todestriebzu seinen Gunsten mobilisiert, welcher sich normalerweiseins Überichintegrierensoll, führt zu den Zivilisationskrankheiten. Schlüsselworte — Frühersein.Verfrühtsein.Überich.Todestrieb. Selbstberuhigungsverfahren (procédés autocalmants). Resumen — Un idealde calmaque movilizaa su provechola pulsiônde muette,que normalmente debe intregrarseal Superyô,tiene por destino las enfermedadesde la civilizaciôn. Palabras claves — Anterioridad.Prematuridad.Superyô. Pulsiônde muette. Procedimientos autocalmantes. Riassunto — Un idealedi calmache mobilitain suo favorela pulsionedi morteche dovrebbe normalmenteintegrarsinel Super-lo, ha corne destino quello delle malattiedella civiltà. Parole chiavi — Anteriorità.Posteriorità.Super-lo. Pulsionedi morte. Procedureautocalmanti. — De L'avenir d'une illusion au Malaise dans Henri et Madeleine VERMOREL. la culture Résumé — Le Malaisedans la cultureconduitde la sensation océanique(avec son envers, la pulsion de mort), à la violenceoriginaire,mouvementnarcissiqueabsolu d'auto-conservation, et au surmoi, héritierdu ça et des interditsparentaux,qui introjectecette violence retournée contre le sujet, équivalenteà la pulsionde mort. L'ouvragedonne à penserque peu d'hommes peuvent élaborer un véritablesurmoi postoedipien,restant soumis à la répressiondu surmoi culturel. Mots clés — Culture.Inceste.Religion.RomainRolland.Spinoza. Surmoi.Violence. Summary — Civilisationand its Discontentsleads from the oceanic feeling (with its other face, the death drive) to originalviolence,the basic narcissisticmovementof self-conservation, and to the superego, the heirto the id and of the parentalprohibitions,which introjectsthis violenceturned against the subject, equivalentto the death drive. Freud's book impliesthat very few people can establisha true post-oedipalsuperego,remainingsubject to the cultural superego's repression. Key-words — Culture.Incest. Religion.RomainRolland.Spinoza.Superego.Violence. Übersicht —Das Unbehagenin der Kulturführt vom « ozeanischen»Gefühl (mit seinerKehrseite, dem Todestrieb) zur Urgewalt, absolute narzisstischeSelbsterhaltungsbewegungund zum Überich,Erbedes Es und der elterlichenVerbote,als Introjektiondieser gegen das Subjekt Résumes 1303 gekehrtenGewalt,dem Todestriebgleichwertig.Das Werk gibt uns zu denken, dass wenige Menschenein wirklichespost-ödipalesÜberichausarbeitenkönnenund somitder Unterdrückung des kulturellenÜberichsunterworfenbleiben. Schlüsselworte — Kultur.Inzest.Religion.RomainRolland.Spinoza.Überich.Gewalt. Resumen — ElMalestaren la culturava de la sensaciônoceànica(con su revesde pulsiônde muerte) a la violenciaoriginaria,movimientonarcisistaabsolutode autoconservaciôn, y al superyo,herederodel elloy de las prohibicionesparentales,que introyectaesta violenciavuelta contra el sujeto,equivalentede pulsionde muerte. La obra inducea pensarque pocos hombrespuedenelaborarun verdaderosuperyôposedipico,que permanezcasumisoa la represiôndel superyôcultural. Palabras claves — Cultura.Incesto.Religiôn.RomainRolland.Espinosa.Superyo.Violencia. Riassunto -—// disagiodellaciviltà,dallasensazioneoceanica(con il suo rovesciodella pulsione di morte)porta allaviolenzaoriginaria,movimentonarcisticoassolutodi auto-conservazioneed al Super-lo,erededell'Ese delleinterdizionigenitoriali,che introiettaquesta violenza diretta contro il soggetto,equivalentealla pulsionedi morte. L'operaporta a far pensareche pochi uominipossonoelaborareun vero Super-lopost-edipico,restandoallorasottomessialla repressionedel Super-lo culturale. Parle chiavi — Cultura.Incesto.Religione.RomainRolland.Spinoza.Super-lo.Violenza. — Culture d'extermination Jean GILLIBERT. Résumé — Notre époque a vu se lever une culture d'exterminationqui extermineet la « culture », et Dieu,et l'homme,et le mondeau nom de puissancesobscureset rationnelles (apparentecontradiction)qui se veulentculture (nazisme,marxismeappliqué)antinomiquesà des cultures antérieures. La contradictionpulsionnellepeut être une force vitale; l'aporie des pulsionsque ne résout pas le narcissismepeut répéterl'exterminable. Si la psychanalyseest une acculturationcomme appropriationde soit-disant« fondements» (fondamentalisme),elledoit se respecter« culturellement» commedéchiffrementde l'existenceet thérapeutique. Mots clés — Extermination. Pulsion.National-socialisme. Solutionfinale. whichexterminates Summary — Ourage has witnessedthe rise of a cultureof extermination not only « culture », but God, man and the world in the name of dark and rationalpowers (apparentcontradiction)whichclaimsto be a cultureitself(nazism,appliedmarxism)in oppositionto previouscultures.Instinctualcontradictioncan be a vitalforce: the aporiaof instincts which narcissismdoes not mastermayrepeatthe exterminable.If psychoanalysisis a civilising 1304 Revue française de Psychanalyse process as well as an appropriationof so-called«foundations» (fundamentalism),it must respect itself« culturally» as a form of makingsense of existence and as a therapy. FinalSolution. Key-words — Extermination.Instinct.National-Socialism. Übersicht — Unsere Epoche hat den Aufstand einer Vernichtungskulturerlebt, welche sowohl die « Kultur», Gott, den Menschenals auch die Welt imNamenvon finsternund rationalen Mächten vernichtet (scheinbarerWiderspruch),welche Kultursein wollen (Nazismus, angewandter Marxismus),den vorigen Kulturenantinomisch. Der Triebwiderspruchkann eine Lebenskraftsein ; die Aporie der Triebe,welche der Narzissmus nicht löst, kann das Vernichtbarewiederholen. Wenn die Psychoanalyse eine Akkulturationals Besitzergreifungvon sogenannten « Grundlagen» (Fundamentalismus)ist, musssie sich « kulturell» als Entzifferungder Existenz und als Therapeutikrespektieren. Schlüsselworte — Vernichtung.Trieb.Nationalsozialismus. Endlösung. Resumen — Nuestra época ha visto erigirseuna cultura de exterminaciônque exterminaa la « cultura » y a Dios, y al hombre,y al mundo, en nombrede fuerzasoscuras y racionales (aparente contradicciôn) que se reclamancultura (nazismo, marxismoaplicado) antinômicade culturas anteriores. La contradicciôn pulsionalpuede ser una fuerzavital ; la aporia de las pulsionesque no resuelveel narcisismopuede repetir lo exterminable. Si el psicoanâlisises una aculturaciônen tanto que apropiaciônde supuestos «fundamentos » (fundamentalismo),el mismodebe respetarse« culturalmente» comodesciframentode la existencia y terapéutica. Soluciônfinal. Palabras claves — Exterminaciôn.Pulsiôn.Nacional-socialismo. Riassunto — La nostra epoca ha visto ergersi una cultura dello sterminioche stermina la « cultura », Dio, l'uomo ed il mondo, in nomedi oscure e razionali(contraddizioneapparente) potenze che pretendono d'essere cultura (nazismo,comunismoaplicato) antinomicaalle precedenti. La contraddizionepulsionalepuo costituireuna forzavitale; l'aporiadellepulsioniche non risolveil narcismo,puo ripeterecio' che è sterminabile.Se la psicoanalisi,corneappropriazione dei cosidetti « fondamenti » (fondamentalismo),è una acculturazione,deve « culturalmente » rispettarsicorne decifraggioterapeuticoe dell'esistenza. Parole chiavi — Sterminio.Pulsione.Nazional-socialismo. Soluzionefinale. Alain GIBEAULT.— Violence et vie psychique : impasses et élaboration Résumé — L'approchemétapsychologiquede la violence est inséparabledes contradictions inhérentesà la constitutionde l'objet psychique.Selon le modèlefreudiende l'expériencede Résumés 1305 satisfaction,le passagedu principede plaisirau principede réalitésupposeen effetuneviolence exercéeau coeurdu narcissisme.C'est ce que Freuda voulusouligneren évoquantla naissance du sujetdans son identité, de l'objetà partird'un mouvementde haine,corrélatifde l'affirmation entre pouvantallerjusqu'à une volontéd'agressionet d'anéantissement.Leconflitd'ambivalence l'amouret la haine est ainsi constitutifde la constitutiondu monde interneet externe.Cette dimensiondu conflitpsychiquea trouvéun fondementthéoriquedans la théoriefreudiennedes pulsions,dont les différentesversionsont viséà soulignerl'originalitéstructuralede lavie objectale. Dece point de vue le travailpsychiquesupposela substitutionde la penséeà la décharge immédiate,correspondantà un processusd'élaborationde laviolence: ils'agittoutaussibiende l'organisationd'un processusde symbolisation qui, sans exclureune certaineviolence,peut en freinerleseffetsdestructeurspar la promotionde la cultureet de la civilisation. Mots clés — Violence.Haine.Agressivité.Pulsionde mort. Civilisation.Symbolisation. Summary — The metapsychological approachto violenceis inseparablefromthe contradictions inherentto the constitutionof the psychicobject. If we adopt the Freudianmodelof the experienceof satisfaction,the passagefromthe pleasureto the realityprinciplesupposesa vioThisis what Freudaimedto stress by evokingthe lenceappliedto the veryheartof narcissism. birthof the objectfroma movementof hate, correlativeto the affirmationby the subjectof his identity.This may lead to the desirefor aggressivityand destruction.The conflictof ambivalencebetweenloveand hate is thus constitutiveof the establishmentof the internaiand external world. This dimensionof psychicconflicthas a theoreticalfoundationin the Freudian theory of drives,the differentversionsof whichaimedto show the structuralpriorityof the worldof objects. Fromthis perspective,psychicwork supposes the substitutionof thought for immediatedischarge,correspondingto a processof elaborationof violence.It also involvesthe organizationof a process of symbolizationwhich, without excludinga certainviolence,can serveto limitthe destructiveeffets by the valorisationof cultureand civilisation. Key-words — Violence.Hate.Aggressivity.DeathDrive.Civilisation.Symbolization. innerhalb Übersicht — Dermetapsychologische Zugangzur Gewaltist mitden Widersprüchen des Aufbausdes psychischenObjektsunzertrennbarverbunden.Nachdem freudschenModell eine des Befriedigungserlebnisses setzt ja der Übergangvom Lustprinzipzum Realitätsprinzip innerhalbdes Narzissmusausgeübte Gewaltvoraus. Dieswollte Freud unterstreichen,wenn er hervorhebt,dass das Objekt durch eine Hassbewegunggeschöpft wird, korrelativzur des Subjekts,welchebis zum Agressions-und Vernichtungswillen gehen Identitätsbestätigung kann.DerAmbivalenzkonflikt zwischenLiebeund Hassist somitfürden Aufbauder innerenund äusserenWelt grundlegend.DieseDimensiondes psychischenKonfliktshat eine theoretische Grundlagein der freudschenTriebtheoriegefunden,deren verschiedeneVersionenzum Ziel hatten,die strukturelleOriginalitätder Objektweltzu unterstreichen.VondiesemGesichtspunkt aus, setztdie psychischeArbeitdie Einsetzungdes Denkensanstelleder unmittelbaren Entladung derGewalt:es handeltsichumdie Organisationeines voraus,miteinemDurcharbeitungsprozess die destruktiven welcher,ohne eine gewisseGewaltauszuschliessen, Symbolisierungsprozesses, Wirkungendurchdie Förderungder Kulturund derZivilisationbremsenkann. Todestrieb.Zivilisation.Symbolisierung. Schlüsselworte — Gewalt.Hass.Agressivität. 1306 Revue française de Psychanalyse de la violenciaes inseparablede las contradicciones Resumen — El enfoquemetasicolôgico inherentesa la constituciôndel objeto psiquico.Segùn el modelofreudianode la experiencia de satisfacciôn,el paso del principiode placer al principiode realidadsupone efectivamente una violenciaejercidaen el centrodel narcisismo.En lo que Freudquisosubrayaral evocarel nacimientodel objetoa partirde un movimientode odio, correlatode la afirmaciôndel sujeto en su identidad,que puedellegarhastauna voluntadde agresiôny de destrucciôn.Elconflicto entreel amory el odioes asi constitutivode la constituciôndel mundointerno de ambivalencia y externo.Estadimensiondel conflictopsiquicoha encontradosu baseteôricaen la teoriafreudiana de las pulsiones,cuyas diferentesversiones han buscado especificarla originalidad estructuralde la vida objetal.Desdeeste punto de vista el trabajopsiquicosupone la substituciôn del pensamientoa la descargainmediata,lo que correspondea un procesode elaboraciôn de la violencia: se trata ademâsde la organizaciônde un procesode simbolizaciôn, que sin excluirciertaviolencia,puedefrenarlos efectosdestructorespor la promociônde la cultura y de la civilizaciôn. SimbolizaPalabras claves — Violencia.Odio.Agresividad.Pulsionde muerte.Civilizaciôn. ciôn. Riassunto — L'approciometapsicologicodella violenza non puo' essere separato dalle contraddizioniinerentialla costituzionedell'oggettopsichico.Secondo il modellofreudiano dell'esperienzadi soddisfazione,il passaggiodal principiodel piacereal principiodi realtàsuppone in effettial centrodel narcisismo,l'eserciziodi una violenza.E' quanto Freudha voluto sottolineareevocandola nascitadell'oggettoa partire da un movimentodi odio, correlativo del soggetto con la sua identità,che puo' arrivarefino alla volontédell'agdell'affermazione Il conflittoambivalentefra amoreed odio è alloracostitutivo gressionee dell'annientamento. della costituzionedel mondo internoed esterno. Il fondamentoteoricodi questa dimensione del conflittosi trovanellateoriafreudianadellepulsioniche, con le diverseversioniha cercato di sottolinearel'originalitàstrutturaledella vita oggettuale.Da questo punto di vista il lavoro ad un processo psichicosupponedi sostituireallascaricaimmediatail pensiero,corrispondente di un processodi simbolizzadi elaborazionedellaviolenza: si tratta anche dell'organizzazione zione che, con la promozionedellaculturae dellaciviltàe senzaescludereuna certa violenza, puo' frenarnegli aspettidistruttivi. Parole chiavi — Violenza.Odio.Agressivité.Pulsionedi morte.Civiltà.Simbolizzazione. — « Malaise dans la civilisation » : perspectives au plus Augustin JEANNEAU. près du texte Résumé —Au seul planmétapsychologique. Malaisedans la civilisationpose la questiondes pressionsexercéessur l'individupar la civilisation.Pour mieuxsituer le gain narcissiquequi évite, dans l'économiepsychique,aux exigencesdu Surmoide se fermersur elles-mêmes,le narcissismeprimairemériteraitd'être réintroduitdans la théorie,en deçà du sentimentocéanique,pour en situerl'absoludans l'invisibledu fantasmematernelet l'inconnuedes origines, Résumés 1307 où l'individuelet le socialse confondentdans une mêmeet indivisibleintuitiondes valeurs, sans garantirpour autant les progrèsde l'avenir. Mots clés — Economiepsychique.Narcissismeprimaire.Processuscivilisateur. level;Civilisationand its Discontentsposes the quesSummary — At the metapsychological tion of the pressuresexertedon the individualby civilisation.In orderto bettersituatethe narcissisticgain which, in the psychiceconomy,avoidsthe demandsof the superegoto close in on themselves,the concept of primarynarcissismshouldbe reintroducedinto analytictheory, nextto the oceanicfeeling,to situateits absolutein the invisiblespace of the maternaiphantasy and the unknownof origins,wherethe individualand the socialare mergedin one and the same indivisibleintuitionof values,withoutfor allthis guaranteeingthe progressof the future. Key-words — PsychicEconomy.PrimaryNarcissism.CivilisingProcess. Hinsichtstellt Das Unbehagenin der Kulturdie Frage, Übersicht — In metapsychologischer welchenDruckdie Zivilisationauf das Individuumausübt.Umden narzisstischenGewinnbesser zu erfassen,welcherin der psychischenÖkonomievermeidet,dass die Forderungender Überichssich in sich selbst einschliessen,ware es nützlich,den primärenNarzissmuswiederin die Théorieeinzuführen,diesseitsdes ozeanischenGefühls,um das Absolutedieses Gefühls dem Unsichtbarender mütterlichenPhantasiezuzuordnen,sowie auch die Unbekanntedes Ursprungs,wo das Individuelleund das Sozialesich in einer einzigenund unzertrennbaren Intuitionder Werteverschmelzen,ohne jedoch die Fortschritteder Zukunftzu garantieren. Schlüsselworte —PsychischeÖkonomie.PrimärerNarzissmus.Zivilisationsprozess. Resumen — Aunquesôlo sea en el piano metasicolôgico, Malestaren la civilizaciônplantea la cuestiônde las presionesejercidassobre el individuopor parte de la civilizaciôn.Para mejor situarla garancianarcisistaque impide,en la economiapsiquica,a las exigenciasdel Superyo de encerrarseen si mismas,el narcisismoprimariomereceriaser reintroducidoen la teoria,màs acâ del sentimientooceànico,para situarloabsolutamenteen lo invisiblede la fantasiamaternai y lo desconocidode los origenes,donde lo individualy lo socialse confundenen una mismae indivisibleintuiciônde los valores,sin garantizarpor lo tanto los progresosdel futuro. Palabras claves — Economiapsiquica.Narcisismoprimario.Procesocivilizador. la questionedelle Riassunto — II Disagiodella civiltàpone, solo sul piano metapsicologico, pressioniche la civiltàesercitasull'individuo.Per collocaremeglio nell'economiapsichicail beneficionarcisisticoche evitaalle esigenzedel super-lodi chiudersisu se stesso, nellateoria sarebbemegliorintrodurreil narcismoprimarioal di quà di un sentimentooceanico,per poterne collocarel'assolutonell'invisibiledel fantasmamaternoe nell'ignotodalle origini in cui si confondonol'individualeed il socialein una stessa ed indivisibileintuizionedei valori,senza comunquegarantirei progressifuturi. Parole chiavi — Economiapsichica.Narcisismoprimario.Processodi civilizzazione. 1308 Revue française de Psychanalyse Nicole CARELS.— Processus civilisateur, signifiance et temporalité Résumé — La prise en compte des espaces multiplesdans lesquelsl'hommedu XXe siècleest inséréentraînela réflexionpsychanalytiqueau-delà de ses frontièresclassiqueset amèneà s'interrogersur les facteursspécifiquesde la Société occidentalecontemporaine.Parmitous ceux qui peuventêtre significatifs,l'accent est mis icisur les diversesfacettesde la temporalité(dépassant de loinla temporalitélinéaire),la dimensionéconomique,la mouvanceet l'intersubjectivité. Faceaux menacespesant sur le psychismede l'hommeactuel,pris dans un réseaude relations d'incertitudes,l'enjeu considéréconsiste à sauvegarderla capacitéde créer et, avant tout, de penser, en particulierpenser la complexité.L'évolutiondu processuscivilisateuren dépend et passe probablementpar l'ouvertureà des champs épistémologiqueset éthiques nouvellement définisdans lesquelsle psychanalysteaura à définirsa place. Mots clés — Temporalité.Facteur économique.Complexité.Vitesse.Pensée.Limites.Processus civilisateur. Summary — An alertnessto the multiplespaces in whichtwentiethcenturyman livesnecessitatesthat analyticinvestigationgoes beyond its classic boundariesand confrontsthe factors particularto contemporaryWestern society. Among those many factorswhich may be significant, the authorstresses the diverse aspects of temporality(going well beyond considerations of lineartemporality),the economicdimension, shiftingfoundationsand intersubjectivity. With the threats to the psychic lifeof contemporaryman, caught up in a networkof uncertainrelations, the stake to be consideredconsists in safeguardingthe capacityto create and, above all, in thinking,especiallyof thinking through complexity.The evolutionof the civilisingprocess depends on this and probablytakes place via the openingup of newlydefinedepistemological and ethicalfieldsin whichthe psychoanalysthas to define his place. Key-words — Temporality.EconomieFactor. Complexity.Speed. Thinking.Limits.Civilising Process. Obersicht — Die Berücksichtigungder vielfältigen Gebiete, mit welchen der Mensch des 20. Jahrhunderts in Verbindung steht, führt die psychoanalytischenÜberlegungenjenseits ihrer klassischenGrenzenund hat zur Folge, dass man sich über die spezifischenFaktorender heutigen westlichenGesellschaftFragen stellt. Unter all den Faktoren,welche bedeutsamsein können,wird hierder Akzentauf die verschiedenenFacettender Zeitlichkeit(welcheweit über die lineareZeitlichkeithinausgehen)gelegt, die ökonomischeDimension,die Unbeständigkeit und die Intersubjektivität. In Anbetrachtder Bedrohungen,welche die Psyche des heutigenMenschenbelasten,da er in ein Netzvon unsicherenBeziehungenverstricktist, geht es darum,die Schöpfungsfähigkeit und vor allem die Denkfähigkeitzu bewahren, speziell die Fähigkeit,die Komplexität durchzudenken.Die Entwicklungdes Zivilisationsprozesses hängt davon ab und führt wahrscheinlich über die Eröffnungvon neu definierten epistemologischenund ethnischen Bereichen, in welchender Psychoanalytikerseinen Platzzu definierenhat. Schlüsselworte — Zeitlichkeit.ÖkonomischerFaktor. Komplexität.Geschwindigkeit.Denken. Grenzen. Zivilisationsprozess. Résumés 1309 Resumen — Elreconocimientode los espacios multiplesen los cuales el hombredel siglo XX està insertoconduce la reflexionpsicoanaliticamàs allà de sus fronterasclâsicasy leva a interrogarse sobre los factores especificosde la Sociedad occidentalcontemporànea.Entre todos aquellosque pueden ser significativos,se privilegianlas diferentesfacetas de la temporalidad (sobrepasandocon creces la temporalidadlineal), la dimensioneconômica,la labilidad,y la intersubjectividad.Frente a las amenazas que pesan sobre el psiquismodel hombre actual, inmersoen una red de incertidumbres,la opciôn escogida consisteen salvaguardarla capacidad de crear y, ante todo, de pensar, en particularpensar la complejidad.Leevoluciôndel proceso civilizadordepende y pasa probablementepor la apertura de campos epistemolôgicosy éticos ûltimamentedefinidosen los cuales el psicoanalistatendrà que definirsu lugar. Palabras claves — Temporalidad.Factor econômico.Complejidad.Velocidad.Pensamiento. Limites.Proceso civilizador. Riassunto — La presa in considerazionedei moltepliciaspetti in cui è inseritol'uomo del XX° secolo, conduce la riflessioneanaliticaaldi là dellesue frontieretradizionalie ad interrogarsi sui fattori specifici della Società occidentale contemporanea.Tra questi fattori significativisi puo' metterel'accento sulle diversesfaccettaturedella temporalité(superandodi gran lunga la temporalitélineare), della dimensione economica,del movimentoe dell'intersoggettività. Di fronte alle minacce che pesano sulla psiche dell'uomocontemporaneo,preso dentro una rete di relazionid'incertezza,la posta in gioco constistenella salvaguardiadella capacité creativae, primadi tutto, quella di pensare,in particolaredi pensare la complessità.Ne dipende l'evoluzionedel processo di civilizzazioneche, probabilmente,passa attraverso l'aperturaad altri campi epistemologicied etici ridefiniti,nei quali la psicoanalisidovrebbedefinireil suo posto. Parole chiavi — Temporalité.Fattore economico.Complessità.Velocità.Pensiero.Limiti.Processo di civilizzazione. — Clivages de l'action Michèle PERRON-BORELLI. Résumé — Les « maladies» de la civilisations'exprimentpar des actions régressivesclivées, dans lesquellesles pulsions destructricesse délient des pulsions libidinaleset se libèrentanarchiquementdu contrôledu Surmoi. Un clivagedu mêmeordre peut soustraireces mêmes pulsionsdestructricesà l'élaboration de la cure et les laissers'exprimerau-dehors, notammentsous la formede l'acting-out. L'éclairagethéoriqueproposé par l'auteur supposeque les actions-butsde la pulsiontrouvent leur représentancepsychique dans les fantasmes.Ellessont, par cette médiationdes fantasmes, soumises à des transformationsintrapsychiques,et peuvent trouver dans la cure de nouvelles intégrations. Mots clés — Fantasme.Action. Représentations-buts.Clivage.Régression.Acting-out. Elaboration. 1310 Revue française de Psychanalyse Summary — The « illnesses» of civilisationexpressthemselvesby split regressiveactions in which destructiveinstinctsseparate themselvesfrom libidinalones and free themselvesanarchicallyfromthe controlof the superego.A similarsplittingcan removethese same instincts fromthe workof analysisand leavethemto find an outletoutsidethe treatment,notablyin the formof acting-out.Thetheoreticalclarificationproposedby the authorsupposesthat the goalactions of the instinctfind their psychicrepresentativein phantasies.Via this mediationof and can find newformsof integraphantasies,they are subjectto intrapsychictransformations tion in the analysis. Key-words — Phantasy.Action. Representations-Goals. Splitting.Regression.Acting-out. Elaboration. Übersicht — Die « Zivilisationskrankheiten » drückensich durch abgespalteneregressive von den libidinalenTriebenabbinden Handlungenaus, in welchensich die Destruktionstriebe und sich auf anarchistischeWeisevon der Kontrolledes Überichsbefreien. Eine ähnliche Spaltung kann diese gleichen Destruktionstriebe der Durcharbeitder Kur entziehen; sie drückensich ausserhalbaus, vor allemunterder Formdes Acting-out. Dievon der AutorinvorgeschlagenetheoretischeBeleuchtungsetzt voraus,dass die Zielhandlungendes Triebsihre psychischeRepräsentanzin den Phantasienfinden.Sie sind durch diese Mediationder PhantasienintrapsychischenVeränderungenunterworfenund können in der Kurneue Integrierungenfinden. Schlüsselworte — Phantasie.Handlung.Zielvorstellungen. Spaltung.Regression.Actingout. Durcharbeit. Resumen — Las« enfermedades» de la civilizaciônse expresanmedianteaccionesregresivas escindidas,en las cualeslas pulsionesdestructorasse desligande las pulsioneslibidinalesy se liberananàrquicamentedel controldel Superyo. Unaescisiôndel mismotipo puede sustraeresas mismaspulsionesdestructorasde la elaboraciônde la cura y dejarlasexpresarsefuera,especialmentebajo la formade acting-out. Elesclarecimiento teôricopropuestopor el autor suponeque las acciones-metasde la pulsion encuentransu representaciônpsiquicaen las fantasias.A travésde la mediaciônde estas fantasias,aquellasestàn sometidasa transformacionesintrasiquicas,y pueden encontraren la cura nuevas transformaciones. Palabras claves — Fantasia.Acciôn. Representaciones-metas. Escisiôn.Regresiôn.Actingout. Elaboraciôn. Riassunto — Le« malattie» dellaciviltàs'esprimonocon azioniregressivescissenellequali le dal controllodel pulsionidistruttivesi slegano da quelle libidinali,liberandosianarchicamente nellacura queste stesse Super-lo.Unascissionedellostesso tipo puo sottrarreall'elaborazione pulsionidistruttive,lasciandoleesprimersial di fuoridi essa, in particolaresotto formadi passaggi all'atto.Il chiarimentoteoricopropostodall'autore,presupponeche le azioni-scopofina- Résumés 1311 lizzate della pulsione trovino nel fantasma la loro rappresentanzapsichica. Tramite questa medizionedei fantasmi, sono sottomesse a trasformazioniintrapsichiche,trovando nella cura nuove possibilité d'integrazione. Parole chiavi — Fantasma. Azione. Rappresentazionifinalizzate.Scissione. Regressione. Acting-out. Elaborazione. — La civilisation mise à mal par les civilisés mêmes Pérel WILGOWICZ. Résumé — Sous-jacentesau mythe du meurtredu père de la horde primitivepar les fils, n'y aurait-ilpas dans la psyché des traces mnésiquesd'infanticide,en tant que meurtre généalogique ? Le monothéisme,avec le non-sacrificed'Isaac, illustreces tendances filicides.Lamassification,mettantle Moi Idéalà la place de l'Idéaldu Moiet du Surmoi,libèreles instinctsde destructivité,d'identificationau leader, et de domination.Avec les progrèsde la scienceet de la technologie,l'hommea acquis un pouvoirde mort (euthanasie)et de vie (procréationassistée) sur son prochain. Meurtregénéalogique.Moi Idéal. Mots clés — Masse. Infanticide/parenticide. Summary — Behindthe myth of the murderof the fatherof the primalhorde by the sons, are there not the memorytraces of infanticide,of genealogicalmurder? Monotheism,with its nonsacrificeIsaac, shows these filicidaltendencies.The formationof groups,putting the Ideal Ego in the place of the Ego Idealand the Superego,freesthe instinctsof destructivity,of identification with the leaderand of domination.With the progressof scienceand technology,man has acquireda power of lifeand death overhis fellowman. Key-words — Infanticide.Parenticide.GenealogicalMurder.Ideal Ego. Übersicht — Wäre es nicht möglich,dass hinterdem Mythosdes Vatermordesder primitiven Hordelatent in der Psyche Erinnerungsspuren an einen Kindesmord,als Genealogiemord,bestehen könnten? Der Monotheismus, mit der Nicht-Opferungvon Isaak, illustriertdiese kindesmörderischenTendenzen. Die Massenbildung,welche das Idealich an die Stelle des die Identifizierungenmit dem Ichidealsund des Überichssetzt, befreitdie Destruktionstriebe, Anführerund die Herrschsuchtstriebe. Mit den Fortschrittender Wissenschattund der Technologie, hat der Menscheine Macht über den Tod (Euthanasie)und über das Leben (künstliche Erzeugung)seines Nachsten erlangt. Schlüsselworte — Masse. Kindesmord/Elternmord. Genealogiemord.Idealich. Resumen — Subyacenteal mito del homicidiodel padre de la horda primitivapor sus hijos, no habrianen la psiquis,huellasmnéicasde infanticidio,en tanto que homicidiogenealôgico? 1312 Revue française de Psychanalyse El monoteismo,con el no-sacrificiode Isaac, ilustraestas tendenciasfilicidas.La masificaciôn, que pone al Yo Idealen el sitiodel Idealdel yo y del Superyô,liberalos instintosde destrucal lidery de dominaciôn.Con los progresosde la cienciay de la tecnociôn,de identificaciôn logia,el hombreadquiriôun poderde muerte(eutanasia)y de vida (procreaciônasistida)sobre su prôjimo. Palabras claves — Masa. Infanticidio/parenticidio. Homicidiogenealôgico.Yo Ideal. Riassunto — Non ci sono forse nella psiche, sottostantial mito dell'uccisionedel padre dell'orda primitivada parte dei figli, tracce mnestichedell'infanticidioin quanto uccisione genealogica.Tramiteil non-sacrificiodi Isacco,il monoteismoillustraqueste tendenzeall'infanticidio.La massificazione, mettendol'Io Idealeal posto dell'ldealedell'lo e del Super-lo, liberagli istintidi distruttività,d'identificazione col leadere di dominazione.L'uomo,con i progressidellascienzae della tecnica,ha aquistatoun poteredi morte (eutanasia)e di vita (procreazioneassistita)sul prossimo. Parole chiavi — Infanticidio/parenticidio. Assassioniogenealogico.lo-Ideale. Jacques ASCHER.— Du temps de l'épreuve à l'épreuve du temps Résumé — Partantd'un commentaireradiophoniquedu livrede Janine Altounian: Ouvrezmoi seulementles cheminsd'Arménie,et du livrede LouisJ. Micheels: Docteur 117641,une mémoirede l'holocauste,s'appuyantégalementsur le bel articlede RayaCohenconsacréà une étudefineet attentivedu romande FranzWerfel: Les quarantejours du Musa Dagh, l'auteur soulignequ'un travailpsychiquelong et complexese déploieafin que le corpsenseveli,enterré, gisant sous une pierretombaleoù sont gravésnomset dates soit pleuré,par les survivantsse sentant plus ou moins coupables. Le corpsdu mortrappellela nécessitéde penserle corps,l'autre,le mondeen termesrelationnelsdans un système de parenté, d'alliance,d'amitié/inimitiés'inscrivantdans un ordre temporalet symbolique.Ainsi,les mortset les vivantsévitentle péril d'être mis hors histoire, grâceà la délimitationd'un avantet d'un après. Lorsquele groupe ou l'Etat crimineldénie son agir exterminateur,l'exterminationest commeredoublée.Eneffetla mémoire— l'aptituderelativeau souveniret ô l'oubli— devient commefrappée d'interdit. L'emprisedes morts,disparusnon honorés,sans sépulture,sans nom, peut fairepasserdes survivantsporteursde secretset leursenfantsà côté de leurvie. A l'inversedu bourreauexterminateur mû par la hainedu nom, la poésierevendique,selon Paul Celan,le pouvoirde nommer. Mots clés — Secret. Génocide.Deuil.Mémoire.Emprise.Déni. Situationextrême.Horreur. Transmission.Filiation. Résumés 1313 Summary — Viaa radio commentaryon Janine Altounian'sbook Open the roads of Armenia to me and LouisJ. Micheels'Doctor 117641,a memoirof the holocaust,together with the fine article by Raya Cohen analysingmeticulouslythe novel The forty days of Musa Dagh by FranzWerfel,the author arguesthat a long and complexpsychicworkis deployed so that the body which is buried,crushedbeneaththe gravestonecoveredwith dates and namescan be allowedto be mournedand thoughtthroughby the survivorswho feel guilty. The body of the dead reevokesthe necessityto think about the body, the other and the world in relationalterms in a Systemof kinship,alliance,friendship,intimacyinscribedin a temporaland symbolicorder. Thus,the livingand the dead avoidthe dangerof being placed outside history,thanks to the delimitingof a beforeand an after.Whenthe group or the criminalstate deny their acts of extermination, the latteris intensified.Memory,indeed,defined as the relative ability to rememberand to forget, becomesmarked by a prohibition.The influenceof the dead, vanishedwithoutbeing honoured,withouta tomb or a name,can dramaticallyeffect the lives of the survivorsand their childrenwho are the bearersof secrets. But contrary to the exterminatingexecutionerdriven by the hatred of the name, poetry, accordingto Paul Celan,can reclaimthe powerto name. Key-words — Secret. Genocide.Mourning.Memory.Influence.Denial.ExtremeSituation. Horror.Transmission.Filiation. Obersicht — DerAutor geht von einer Radiosendungüberdas Buchvon Janine Altounian: Ouvrez-moiseulementles cheminsd'Arménie(Öffnetmit mir nur die WegeArmeniens)und überdas Buchvon LouisJ. Micheels: Docteur117641,unemémoirede l'Holocauste(Doktor 117641, Gedenkenan das Holokaustum)aus ; der Autorbeziehtsich auch auf den schönen und aufmerksamenArtikelvon Raya Cohenüberden Romanvon FranzWerfel: Les quarante jours de Musa Dagh (Die vierzigTage des Musa Dagh). Er hebt hervor,dass sich eine lange und komplexepsychischeArbeitentfaltet,damitder verschüttete,begrabeneKörper,welcher untereinemmit Namenund DatenversehenenGrabsteinliegt,von den mit mehroder weniger SchuldgefühlenbelastetenÜberlebendenbeweintund bedachtwerdenkann. Der Körperdes Toten erinnertan die Notwendigkeit, den Köperzu denken,den Andern, die Welt, in Beziehungsbegriffen innerhalbeines Systemsvon Verwandtschaft, Allianz,Freudschaft/Feindschaft,welche sich in eine zeitlicheund symbolischeOrdnung einschreiben. Somitvermeidendie Totenund die Lebendendie Gefahr,ausserhalbder Geschichtegestelltzu werden,dank der Abgrenzungeinesvorherund naccher. Wenn die Gruppe oder der kriminelleStaat sein Vernichtungshandeln verleugnet,ist die Vernichtungwie verdoppelt; das Gedächtnis— die Fähigkeitder Erinnerungund des Vergessens — wirdwie von einemVerbotgetroffen. Die Machtder Toten, verschwundenohne Ehren,ohne Grabstätte,ohne Namen,kann dit mit GeheimissenbelastetenÜberlebendenund ihreKinderan ihremLebenvorbeigehenlassen. Im Gegensatzzum vernichtendenPeiniger,welchervom Hass des Namensbeseelt ist, erfordertdie Poesie,nach Paul Celan,die Fähigkeitzu nennen. Schlüsselworte — Geheimis.Genozid.Trauer. Erinnerung.Macht. Verleugnung.Extreme Situation.Entsetzen.Übermittlung.Filiation. 1314 Revue française de Psychanalyse Resumen — Partiendode un comentarioradiofônicodel librode Janine Altounian: Ouvrezmoi seulementles cheminsd'Arméniey del librode LuisJ. Micheels: Docteur 117641, une mémoirede l'holocauste,y apoyândosetambiénen el belloarttculode Raya Cohenconsagrado a un estudio fino y atento sobre la novela de FranzWerfel: Les quaranteJours du Musa Dagh, el autor remarcaque un trabajopsiquicolargoy complejose desarollaa fin de que el cuerpo amortajado,enterrado,que yace bajo une làpidasepulcralen la cual estân gravadosnombresy fechas sea llorado,pensado,por los sobrevivientesaunque se sientan màs o menos culpables. El cuerpo del muertorecuerdala necesidadde pensar el cuerpo, el otro, el mundo en términos relacionalesen un sistemade parentesco,de alianza,de amistad/enemistadque se inscribeen un orden temporaly simbôlico.Asievitanmuertosy vivientesel peligrode ser situados fuerade la historia,graciasa la delimitaciônde un antes y un después. Cuando el grupo o Estadocriminalreniega su actuaciôn exterminadora,la exterminaciôn es como doblemente cometida. En efecto, la memoria— la aptitud relativaal recuerdo.o al olvido—, es totalmente puesta en interdicciôn.Lainfluenciade los muertos,desaparecidossin homenaje, sin sepultura, sin nombre, puede hacer pasar a los sobrevivientesportadores de secretosy a sus hijos al costadode sus vidas. Al contrariodel verdugoexterminadoranimadopor el odio al nombre,la poesia reivindica, segûn Paul Celan,el poder de nombrar. Palabras claves — Secreto. Genocidio.Duelo. Memoria.Influencia.Desmentida.Situaciôn extrema. Horror.Transmisiôn.Filiaciôn. Riassunto — L'aurore,basandosisu un commentoradiofonicodel librodi Janine Altounian: Ouvrez-moi seulement les chemins d'Arméniee del libro di Louis J. Micheels : Docteur 117641, une mémoirede l'holocauste ed anche sull'articolodi Raya Cohen dedicato allo studio approfonditodel romanzodi FranzWerfel: Les quarantejours de Musa Dagh, sottolinea il lungo e complesso lavoro psichico che si svolge affinchèil corpo sepolto, sotterrato, che giace sotto una pietra tombale,in cui sono scolpitii nomie le date, possa essere pianto e pensato dai soprawissutiche si sentono più o meno colpevoli. Il corpo del mortorichiamaalla necessitàdi pensareil corpo, l'altroed il mondoin termino che si iscrivonoin un razionali,in un sistema di parentela, d'alleanza, d'amicizia/inamicizia ordine temporalee simbolico.Cosi' i mortied i vivi,graziealla delimitazionedi un primae di un poi, evitano il rischiodi trovarsifuori dalla storia. Lo sterminio,quando il gruppo o lo Stato criminalenega il suo agire sterminatore,è corne se fosse raddoppiato.Ineffettila memoria— attitudinerelativaal ricordoe alladimenticanza— è corne colpita dall'interdizione. L'influenzadei morti, dispersi non onorati, senza sepoltura,senza nome, puo' far passare accanto alla vita i soprawissuti,portatoridi segretied i loro figli. Al contrariodel boia sterminatore,muto a causa dell'odiodel nome, la poesia, secondo Paul Celan,rivendicail poter di nominare. Parole chiavi — Segreto. Genocidio.Lutto. Memoria.Influenza.Diniego.Situazioneestrema. Orrore. Trasmissione.Discendenza. Résumés 1315 — Pierre Sosthène Jean-Louis FORTABAT. Résumé — Certainsempruntsde la culturecontemporaine à la psychanalysepeuvent aboutir à la constructiond'un systèmeinterprétatifsystématique,et à un savoir positiférigé en une nouvellenorme. Les moyenset les fins sont confondusainsi que les rôleset les identités.La dynamique inconscienteest totalementignorée. Mots clés —Réification.Norme.Confusiondes rôleset des identités. Summary — Certainborrowingsmade by contemporaryculturefrom psychoanalysismay resuitinthe constructionof a systematicinterpretive Systemand a positiveknowledgevalorised into a new norm. Means and ends become confusedas weil as roles and identities.The unconsciousdynamicis completelyignored. Key-words — Reification.Norm.Confusionof Rolesand Identities. Übersicht — EinigeAnleihender zeitgenössischenKulturbei der Psychoanalysekönnen zur Konstruktion eines systematischenDeutungssystems und zu einemzur Normerhobenenpositiven Wissenführen. Mittelund Zielewerdenvermischt,sowie auch die Rollenund die Identitäten.Die unbewusste Dynamikwird völligignoriert. Schlüsselworte — Verdinglichung. Norm.Vermischung der Rollenund Identitäten. Resumen — Ciertasimitacionesque toma la culturacontemporàneadel psicoanâlisispueden desembocaren la construcciônde un.sistemainterpretativo sistemâtico,y en un saber positivo erigidoen nuevanorma. Losmediosy losfinesse confundencomo asftambiénlos rolesy las identidades.Ladinâmica inconscientees totalmenteignorada. Palabras claves — Reificaciôn.Norma.Confusionde rolesy de identidades. Riassunto — Alcuni prestiti fatti alla psicoanalisidalla cultura contemporanea,possono condurrealla costruzioned'un sistemainterpretativosistematicoe ad un sapere positivodato cornenuovanorma.I mezzied i finisi confondono,cosi' cornei ruolie le identité.La dinamica inconsciaviene completamenteignorata. Parole chiavi — Reificazione. Norma.Confusionedei ruolie delleidentité. 1316 Revue française de Psychanalyse — Expérience culturelle et perte du sens Jeanne DEFONTAINE. Résumé — Malaisedans la civilisationmarquépar la référenceau judaïsmedont Freudest issu exprimeune cassure qui affecte l'hommeoccidentaldans sa relationau sens et à l'univers qui l'entoure. Cet univers entre en opposition avec un autre mode de relation au sens moins conflictuel,celui des sociétés « sauvages » ou « primitives». La cassure ébauchée par le judaïsmese poursuitet s'affirmedans le passageà l'historicité,ce passageest générateur d'une entropie croissanteet s'exprimedans une crise des valeursqui ébranlent les assises narcissifairedéfaut. ques des individusqui voient leurs repères identificatoires Mots clés — Historicité. Dialectique.Pulsion de mort. Idéologie. Mythe. Réconciliation. Entropie.Contrat narcissique. Désignification. Summary — Civilisationand its Discontents,markedas it is by a referenceto the Judaism from which Freudwas issue, expresses a breakwhich affectsWesternman in his relationto meaningand to the world around him. Thisworld is in oppositionto another less conflictual relationto meaning, that of « savage » or « primitive» societies.The break constituted by Judaism is continued and affirmedin the passageto historicity,a passage which générâtes a growingentropy and which is expressedin a crisis of valueswhich unsettlesthe narcissistic foundationsof individualswho see their identificatoryreferencepoints coming undone. Key-words — Historicity.Dialectic.Death Drive.Ideology.Myth. Reconciliation.Entropy. NarcissisticContract. Designification. Übersicht — Das Unbehagen in der Kultur,geprägtdurch seinen Bezug auf den Judaismus, aus welchemFreud hervorging,drückt einen Bruchaus, der den westlichenMenschen in seiner Beziehungzum Sinn und zur umgebendenWelttrifft. DieseWelt tritt in Widerspruchzu einerandern Beziehungsweisezum Sinn, welche in den « wilden» oder « primitiven» Gesellschaften besteht. Der durch den Judaismus angedeuteteBruchgeht weiter und wird deutlich sichtbar im Obergang zur historischenWahrheit; dieser Übergang bewirkt eine wachsende Entropieund drücktsich in einerWertkriseaus, welchedie narzisstischenGrundlagender Individuen erschüttert,da ihre Identifizierungsmarken fehlen. Schlüsselworte — HistorischeWahrheit.Dialektik.Todestrieb.Ideologie.Mythos. Versöhnung. Entropie.NarzisstischerVertrag.Verlustder Bedeutung(désignification). Resumen — Malestarde la civilizaciônmarcadopor la referenciaal judaismo del cual Freud ha surgido,expresa una rupturaque afecta al hombreoccidentalen su relaciôncon el sentido y con el universoque lo rodea. Esteuniversoentra en oposiciôncon otro modo de relaciônen Résumés 1317 un sentido menos conflictual,aquel de las sociedades« salvajes» o « primitivas». La ruptura este paso es geneiniciadapor el judaîsmose prosiguey se afirmacon el paso a la historicidad, radorde una entropiacrecientey se expresaen una crisisde valoresque sacudenloscimientos faltarles. narcisistasde los individuosque ven sus referenciasde identificaciôn Palabras claves — Historicidad.Dialéctica.Pulsionde muerte.Ideologia.Mito.Reconciliaciôn. Entropia.Contratonarcisista.Designificaciôn. Riassunto — Segnatodal riferimentoal giudaismo,da cui Freudstesso proviene,il Disagio della civiltàesprimeuna rotturache colpiscel'uomooccidentalenellarelazioneche intrattiene con il senso e con l'universocircostante.Quest'ultimos'oppone ad un altramodalitédi relazionemenoconflittualecol senso, quellodell'universodellesocietà« selvagge» o « primitive». La rotturaabbozzatadal giudaismoproseguee s'affermanel passaggioalla storicità,generando una entropiacrescenteche si esprimein una crisidi valoriche scuotonole basi narcisistiche degli individuiche vedonovenirea mancarei lororiferimentid'identificazione. Parole chiavi — Storicità.Dialettica.Pulsionedi morte. Ideologia.Mito. Riconciliazione. Entropia.Contrattonarcisistico.Designificazione. — Au-delà du malaise Steven WAINRIB. Résumé — Au-delàdu malaise,les « maladies» collectives: le temps des purificateurs,de la pensée totalitaire,en excès de sens. Le meneur omnipotents'y déploie,avec ses solutions magiques.Nousne pouvons,pas plus que Freud,croireen une quelconquethérapeutique,qui la métaphorede la maladieà la lettre.Cependant,poursuivre ferait prendreaux psychanalystes, la voie d'une psychanalyseappliquéen'a-t-il pas d'autres effets que de produiredes colloques ? Penséetotalitaire.Psychanalyseappliquée.Identification. Mots clés — Civilisation. Summary — Beyonddiscontents,there are collective« discontents» : the age of purifiers,of totalitarianthought,beyondthe fieldof meaning.The omnipotentleaderopérâtesherewithhis magicsolutions.LikeFreud,we are unableto believein any formof therapywhichwouldmake psychoanalyststake the metaphorof illness literally.But, aside from producingcongresses, ? aren'tthere othereffectsin engagingoneselfin appliedpsychoanalysis Identification. TotalitarianThought.AppliedPsychoanalysis. Key-words — Civilisation. » : dieZeitder PurifikaObersicht — Jenseitsdes Unbehagens,die kollektiven« Krankheiten tion, des totalitärenDenkens,mit Übermassdés Sinns. DeromnipotenteAnführerentfaltetsich 1318 Revue française de Psychanalyse darin, mit seinen magischenLösungen.Nichtmehrals Freudkônnenwir an irgendeineTheradazuführenwürde,die Metapherder Krankheitim peutikglauben,welchedie Psychoanalytiker vörtlichenSinn zu nehmen. Hat jedoch die Abhaltungvon Kolloquien,das Interessean der angewandtenPsychoanalysenicht auch andere Wirkungen? Schlüsselworte — Zivilization.TotalitäresDenken.AngewandtePsychoanalyse.Identifizierung. Resumen -—Màsallàdel malestar,las« enfermedades» colectivas: el tiempode los purificadores, del pensamîentototalitariô,en excesode sentido. El conductoromnipotentese despliega, con sus solucionesmâgicas.No podemos,mâs que Freud,creer en cualquierterapia, que Hevaria,a los psicoanalistasa tomaral pie de la letrala metàforade le enfermead. No conllevasin embargootros efectos,que el hechode producircoloquios,de encontrarun interés que prosigael caminode un psicoanâlisisaplicado? Palabras claves — Civilizaciôn. Pensamientototalitario.Psicoanàlisis aplicado.Identificaciôn. Riassunto — Le« malattiecollettive», al di là del disagio: il tempo dei purificatori,del pensiero totalitarioin eccedenzadi senso. Il manovratoreomnipotentevi si dispiegacon le sue soluzionimagiche.Noinon possiamocredere,più di quantonon lo credevaFreud,ad una terapia che farebbe prendere alla lettera agli psicoanalistila metaforadella malattia.Trovareun interesseper proseguiresullastradad'una psicoanalisiaplicataha, cornesolo effetto,quellodi produrre congressi? Parole chiavi — Civiltà.Pensierototalitario.Psicoanalisiapplicata.Identificazione. Denys RIBAS.— Où projeter le haï dans un monde fédéré par l'Eros ? Résumé — Il apparaît,plusde soixanteans aprèsMalaiseque l'unitéde la civilisationpourraitse réaliseravantl'instaurationbien problématique d'un surmoicollectif.Privéed'extérieuroù projeter la destructivité,quellesissuesrestera-t-ilpourcettedernière? Mots clés — Malaisedans la civilisation.Pulsionde mort. Projection.Surmoicollectif. Summary — It seemsthat sixtyyearsafterthe publicationof Freud'sCivilisationand its Discontents, the unity of civilisationcan be realisedbeforethe difficultenough instaurationof a collectivesuperego.Deprivedof an externalspaceto projectdestructivity, what fate remainsfor this latter? Key-words — Discontentsin Civilisation.DeathDrive.Projection.CollectiveSuperego. Résumés 1319 Obersicht — Mehrals sechzigJahre nach Unbehagenwird offensichtlich, dass die Einheitder Zivilisationsich vor der so problematischenBegründungeines kollektivenÜberichsverwirklichen könnte.Ohne ein Aussen,auf welchesdie Destruktionsneigung projiziertwerden kann, bleibenletztererwelche Auswegezur Verfügung? Schlüsselworte — Unbehagenin der Kultur.Todestrieb.Projektion.Kollektives Überich. Resumen — Parece,luegode màsde sesentaanosde Malestarque la unidadde la civilizaciôn podriarealizarseantesde la instauraciônmuy problemàticade un superyocolectivo.Privadade un exterioren donde proyectarla destructividad, que salidasquedarânpara esta ûltima? Palabras claves — Malestaren la civilizaciôn.Pulsionde muerte.Proyecciôn.Superyocolectivo. Riassunto — Sembrerebbeche, Sessant'annidopo // Disagio,l'unitàdellaciviltàpossa realizzarsi primadell'istaurarsi,molto problematico,d'un Super-lo collettivo; qualisono glisbocchi che gli restano,privatocorned'un esternoin cui proiettarela distruttività? Parole chiavi — Disagionellaciviltà.Pulsionedi morte.Proiezione.Super-locollettivo. Bernard PENOT.— Si c'est un homme, alors des traces... Résumé — L'oeuvreécritede PrimoLevivient occuperune placetrès significative dans notre siècle,concernantle destin possiblede la Civilisation.Cet questionnement,en cette fin de XXe auteur en arriveen fin de compteà exprimerune visiondont le caractèrenégatifoutrepasse nettementce qu'on a appelé le pessimismefreudien.Jamais S. Freud,en effet,n'a été jusqu'è envisagerla disparitionde toute trace de l'aventurehumaine. Mots clés — Malaise(dans la culture).Pulsionde mort.Trace.Shoah. Summary — The writtenworkof PrimoLevihas corneto occupya significantplace in our questioning,as we nearthe end of the twentiethcentury,of the possibledestinyof civilisation. Leviended up by professinga vision whose negativecharacteristicswent weil beyondwhat has been calledthe pessimismof Freud.Indeed, Freud never went so far as to predictthe disappearanceof all tracesof humanity. DeathDrive.Trace.Shoah. Key-words — Discontents(in Civilisation). Übersicht — DasWerkvon PrimoLevinimmteinen sehr bedeutsamenPlatzein in unserem Befragen,am Endedieses20. Jahrhunderts,des möglichenSchicksalsder Zivilisation.Dieser 1320 Revue française de Psychanalyse Autor kommtschliesslichsoweit, ein Zukunftsbildzu malen, dessen negativer Charakterviel weiter geht als das, was man den freudschen Pessimismuszu nennen pflegte.S. Freud hat nie ein Verschwindenvon jeglicherSpur des menschlichenAbenteuersin Betrachtgezogen. Schlüsselworte — Unbehagen(in der Kultur).Todestrieb.Spur. Shoah. Resumen — Laobra escrita por PrimoLeviocupa un lugarmuysigniflcativoen el cuestionamiento,en este fin del siglo XX,concernienteal destino posiblede la Civilizaciôn.Dichoautor viene finalmentea expresar una vision cuyo carâcternegativosobrepasa claramentelo que se ha dado en Hamarel pesimismofreudiano. En efecto,nunca, S. Freud, ha Hegadoa vislumbrar la desapariciônde toda huella de aventurahumana. Palabras claves — Malestar(en la cultura). Pulsionde muerte.Huella.Shoah. Riassunto — Al terminedi questo XXsecolo, l'opera scitta da Primo Levi occupa un posto molto significativo nelle nostre interrogazionirelative al possibile destino della Civiltà. Quest'autorealla fine arrivaad esprimereuna visioneil cui caratterenegativooltrepassachiaramente cio' che viene chiamatoil pessimismodi Freudche, in effetti,non ha mai preso in considerazionela sparizionedi ogni traccia dell'awenturaumana. Parle chiavi — Disagio(della civiltà).Pulsionedi morte.Traccia.Shoah. Colette CHILAND.— Actualité de « Malaise dans la civilisation » Résumé — On connaît les deux formulationssuccessivesque Freuda donnéesde la finalitéde la cure : 1. Rendre conscient l'inconscient ; 2. WoEs war, soll Ich werden, lé où était le Ça, le Moidoit advenir.Ce qu'il écrit à la fin de Malaisedans la civilisationconstitueen fait une troisième formulationde la finalitéde l'analyse : « Il y a lieud'attendre que l'autre des deux "puissances célestes", l'Eroséternel, tente un effortafin de s'affirmerdans la lutte qu'il mènecontre son adversairenon moins immortel.» Mots clés — Finalitéde la cure. Eros.Thanatos. Summary — We are familiarwith two formulationswhich Freud gave us for the aimof treatment : 1) To makethe unconscious conscious ; 2) WoEs warsoll Ich Werden— there where id was, the ego must emerge. But what he wrote at the end of Civilisationand its Discontents offers us a third formulation of the aim of analysis : « We can expect the other of the two "divine powers", the eternal Eros,to try to affirmitselfin the struggle which it is engaged in against its no less immortaladversary.» Key-words —Aimsof treatment. Eros.Thanatos. Résumés 1321 Übersicht — Wirkennen die zwei FormulierungenFreudsder Finalitätder Kur: 1. Das Unbewusste bewusst werden lassen; 2. WoEs war,soll Ich werden.Was Freudam Endevon Unbehagen in der Kulturschreibt, könnteeine dritte Formulierungder Finalitätder Analysedarstellen : « Und nun ist zu erwarten,dass die andere der beiden "himmlischenMächte", der ewige Eros, eine Anstrengungmachen wird, um sich im Kampfmit seinem ebenso unsterblichen Gegnerzu behaupten. » Schlüsselworte — Finalitätder Kur.Eros.Thanatos. Resumen — Conocemoslas dos formulacionessucesivasque Freud haotorgadoa la finalidad de la cura : 1. Hacerconsciente lo inconsciente.WoEs war, soll Ich werden, allidonde estaba el ello, debe advenirel Yo. Lo que escribiôal final de Malestaren la civilizaciônconstituyede hecho una tercera formulaciônsobre la finalidad del anâlisis : « Esde esperar que una de las dos potenciascelestes,el Eroseterno, intenteun esfuerzoa fin de afirmarseen la lucha que el mismoconduce contra su advesariono menos inmortal.» Palabras claves — Finalidadde la cura. Eros.Tânatos. Riassunto — Conosciamole due successiveformulazioniche Freudha dato dello scopo della cura : 1. Renderecosciente l'inconscio,2. Wo Es war, soll Ich werden là dove era l'Es, deve emergerel'lo. Una terza formulazionesi trova in effetti alla fine del Disagio della Civiltà: « Ed ora c'è da aspettarsi che l'altradelle due "potenze celesti", l'Eros eterno, farà uno sforzo per affermarsinella lottacon il suo avversarioparimentiimmortale.» Parole chiavi — Scopo dellacura. Eros.Tanatos. Marie-Lise Roux. — Une fourmi noire Résumé — La civilisationpourraitse définircomme ce qui laisse une trace, non nécessaireà la survieet signe du lien qui unit les individusà leurcollectivité.La barbarie,alors,seraitce qui s'efforced'effacertoute trace au nom de la « pureté », en enlevantsens et cohérenceau vécu. La cliniquedes psychosesnous en fait les témoins. Mots clés — Traces. Civilisation.Barbarie.Cohérence. Summary — Civilisationcan be definedas somethingwhich leavesa trace, not necessaryfor survival,and the sign of the linkwhich unites individualsto their collectivity.Barbarism,then, would be that which attempts to erase all such traces in the name of « purity», removingmeaning and coherencefromwhat is lived.The clinicof the psychoses illustratesthis structure. Key-words — Traces.Civilisation.Barbarism.Coherence. 1322 Revue française de Psychanalyse Übersicht — DieZivilisationkönnte als das, was eine Spur binterlässtdefiniertwerden,fur das Überlebennicht notwendig und Zeichender Bihdung,welche die Individuenmit ihrer Gemeinschaftvereinigt.DieBarbareiwäre dann das, was versucht,in Namender « Reinheit» jeglicheSpur auszuwischen,indem Sinn und Kohärenzdes Erlebtenentferntwird.Die Klinik der Psychosenmachtuns zum Zeugen. Schlüsselworte —Spuren.Zivilisation.Barberei.Kohärenz. Resumen — La civilizaciônpodria definirsecomo el resto de una huella,no necesariopara sobreviviry signo del vinculoque une los individuosa su colectividad.La barbarie,entonces, seriaaquelloque se esfuerzaen borrartoda huellaen nombrede la« pureza»,sustrayendosentido y coherenciaa lo vivido.Laclinicade la psicosisnos aportalos testigos. Palabras claves — Huellas.Civilizaciôn.Barbarie.Coherencia. Riassunto — Si potrebbedefinirecivilizzazione cio' che lasciauna traccia,non necessariaper la soprawivenzaed un segno del lagame che uniscegli individuialla collettività.La barbarie sarebbealloracio che si sforzadi cancellareogni traccianelnomedella« purezza», togliendo al vissutosensoe coerenza.Ne è testimonela clinicadellepsicosi. Parole chiavi — Tracce.Civilizzazione. Barbarie.Coerenza. — L'insoutenable neutralité du psychanalyste face à la bioS. FAURE-PRAGIER. éthique Résumé — Le psychanalystequi travailledans le champde la Procréationmédicalement assistée (PMA)se trouveconfrontéà des problèmesbioéthiques.Une positionde neutralitéparaît nécessairepour le moment,même si des exemplescliniquespermettentde situer quelques enjeux éthiques. L'analystedevrase limiterà interpréterles fantasmesà l'oeuvredans les différentsdiscours sur les progrèstechniques,et à témoignerde son expériencesans pouvoirjuger ni surtoutprédire les effetsdes PMAsur les enfants ainsi conçus. Les comitésd'éthique sont une solution nouvelleaidantla Sociétéà faireses choix. Mots clés — Procréationmédicaleassistée. Psychanalyseet bioéthique.Stérilitéspsychogènes. Anonymat.Embryonssurnuméraires.Diagnosticgénétique.Auto-engendrementdes conflitséthiques.Comitésd'éthique commesolution auto-organisatrice. Summary —The psychoanalystwho Worksin ther field of medicallyassisted procreation (PMA)is confrontedwith bioethicalproblems.A neutralpositionseems necessaryfor the time Résumés 1323 being,evenif clinicalexamplesallowus to situatecertainethicalstakes.The analystwillhave to limithimselfto interpretingphantasiesat play in the differentdiscourseson technological progress,and to speakfrom his experiencewithoutjudgingor, especially,predictingeffectsof PMAon childrenconceivedin this way. Ethicscommitteesare a new solutionwhich allow societyto makeits choices. Key-words — MedicallyAssisted Procreation.Psychoanalysisand Bioethics.Psychogenic Sterlities.Anonymity.Surnumery Embryos.Genetic Diagnosis.Selfperpetuatingof Ethical Conflicts.EthicsCommitteesas SelforganisingSolution. welcher im Feld der künstlichenErzeugungarbeitet, Obersicht — Der Psychoanalytiker, notwird mit bioethischenProblemenkonfrontiert.Vorläufigscheint eine Neutralitätshaltung wendig,wenn auch klinischeBeispielees erlauben,einige ethische Problemehervorzuheben. Der Analytikermusssich darauf beschranken,die Phantasien,welchein den verschiedenen Reden über die technischenFortschritteam Werksind, zu interpretierenund von seiner Erfahrungzu zeugen, ohne jedoch urteilenzu können und vor allem ohne die Fähigkeitzu haben, die Wirkungender künstlichenErzeugungauf die auf diese WeiseerzeugtenKinder sind eine neue Lösung,welcheder Gesellschaft vorauszusehen.Die ethischenKommissionen erlauben,ihreWahlenzu treffen. Schlüsselworte — KünstlicheErzeugung.Psychoanalyseund Bioethik.PsychogeneSterilitäten. Anonymität.ÜberzähligeEmbrios.GenetischeDiagnose.Selbsterzeugender ethischen Konflikte.Die ethischenKommissionen als selbstorganisierende Lösung. Resumen — El psicoanalistaque trabaja en el dominiode la ProcreaciônMedicalmente Asistida (PMA)se encuentraconfrontadocon problemasbioéticos.Una posiciônde neutralidad parece necesariapor el momento,aunque ejemplosclinicospermitensituar algunaspostures éticas. Elanalistadeberà limitarsea interpretarlas fantasiaspresentesen los diferentesdiscursos sobre los progresosténicos,y a testimoniarmediantesu experenciasin poderjuzgarni sobresobre los ninos asi concebidos.Loscomitésde éticason una todo predecirlosefectosde la PMA soluciônnuevaque permitea la sociedadde adoptarsus opciones. Palabras claves — Procreaciônmedicalmenteasistida.Psicoanàlisisy bioética.Esterilidades psicogénicas.Anonimato.Embrionessupernumerarios.Diagnôsticogenético. Autoengendramientode los conflictoséticos. Comitésde ética comosoluciônautoorganizadora. Riassunto — Lo psicoanalistache lavoranel campo della ProcreazioneAssistitamedicalmente (PMA)è confrontatocon problemidi bioetica.Per il momentosembranecessariauna posizionedi neutralità,anche quando gli esempi clinicipermettonodi individuarele poste in gioco di tipo etico. L'analistadovrà limitarsiad interpretarei fantasmiche sono all'operanei diversidiscorsisui progressidella tecnica ed a testimoniaredella propriaesperienza,senza per i bambiniche sono concepoter giudicaree soprattuttosenza prediregli effettidelle PMA 1324 Revue française de Psychanalyse piti in questo modo.I comitatid'eticasono una soluzionenuova che permettealla Sociétàdi fare le sue scelte. Parole chiavi — Procreazioneassistitamedicalmente.Psicoanalisie bioetica.Sterilitàpsicodei conflittietici. Comitati gene. Embrionisopranumerari.Diagnosigenetica.Autogenerazione d'etica corne soluzioneauto-organizzatrice. — Que sont « les autres » devenus ? Muriel FLIS-TREVES. Résumé — Cet article propose une réflexionsur la réduction embryonnaire ; à propos de femmesstériles,en traitementpar les procréationsmédicalementassistées,nous avonsvoulu étudier le retentissementpsychologiqueet la représentationimaginairede l'enfantchez ces futuresmèresqui ont vécu une interruptionsélectivede grossesse. Mots clés — Réductionembryonnaire.Interruptionsélectivede grossesse.Procréationmédicalementassistée. Grossessemultiple. Summary — Thisarticleexaminesproblemslinkedto embryonicreduction.In the caseof stérilewomen,who are undergoingmedicallyassistedprocreation,we aimedto studythe psychoof the childforthese mothersto be, who haveexperimenlogicaleffectand the representations ted a selectiveinterruptionof their pregnancies. Key-words — Embryonicreduction— SelectiveInterruptionof Pregnancy—Medicallyassisted Procreation— MultiplePregnancy. Übersicht — DieserArtikelschlägt eine Überlegungbetreffendder Reduktionder Embryos vor ; anhand der Klinikvon sterilen Frauen,innerhalbder ärztlichenBehandlungkünstlicher Auswirkungenund die Vorstellungdes Kindesbei Zeugung,wolltenwir die psychologischen erlebt diesen zukünftigen Müttern, welche eine selektive Schwangerschaftsunterbrechung haben, untersuchen. KünSchlüsselworte — Reduktionder Embryos.SelektiveSchwangerschaftsunterbrechung. stliche Zeugung. Mehrlingsschwangerschaft. Resumen — Estearticuloproponeuna reflexionsobre la reducciônembrionaria.A partirde mujeresestériles,en trotomientode procreaciônmedicalmenteasistida,hemosqueridoestudiar las consecuenciaspsicolôgicasy la representaciôndel nino en las futuras madresque han experimentadouna interrupciônselectivadel embarazo. — Interrupciônselectivadel embarazo— ProcreaPalabras claves — Reducciônembrionaria ciôn medicalmenteasistida — Embarazomultiple. Résumés 1325 Riassunto — Quest'articoloproponeuna riflessionesulla riduzionedell'embrione.Abbiamo studiatola ripercussionepsicologicae la rappresentazione del bambinodellefuture madriche hanno vissutouna interruzioneselettivadella gravidanza,partendoda donne steriliin trattamento per una procreazioneassistitamedicalmente. Parole chiavi — Riduzionedell'embrione.Interruzioneselettivadella gravidanza.Procreazione assistitamedicalmente.Gravidanzamultipla. — Propos sur le saturnisme ou Peut-on rester Geneviève DELAISI DE PARSEVAL psychanalyste quand on s'occupe de procréations artificielles ? Résumé — L'auteurse proposed'éclairerla positiondu psychanalyste confronté,danssa pratique clinique,aux différentestechniquesde procréationsartificielles(en particulierà l'insémination avec donneuret à la fécondationin vitro). Sont successivementenvisagéesles questions liéesà la procréationsans sexualité,au deuilde la fertilité,à la miseen scènedes théories sexuelles infantilesdans les développementsde la biologieet de la médecinereproductive. L'auteurtrouvede bon pronosticla faibleefficacitéde ces techniquesen termesde naissance d'enfants.L'auteurse demandeenfinsi l'on retrouvedans ce champquelques-unesdes interrogationsposéespar Freuddans Malaisedans la civilisation. Mots clés —Procréationsartificielles. Positiondu psychanalystedans les Institutionsbiomédicales.Procréationsans sexualité.Désird'enfantet projetparental.Devenirpsychiquede l'enfant né après traitementde stérilité. confrontedin his Summary — Theauthorattemptsto clarifythe positionof the psychoanalyst clinicalpracticewith differenttechniquesof artificialinsemination(particularlyinsemination with donor and fertilisationin vitro). Questionslinkedto procreationwithout sexuality,the mourningof fertility,the introductionof infantilesexualtheoriesin the developmentof biology and reproductivemedecineare discussed.Theauthorsees a significantthe low degreeof success of these techniquesin termsof the birthof children.She asks,finally,whetherwe findin this fieldsomeof the questionsposedby Freudin Civilisationand its Discontents. Positionof the Psychoanalystin BiomedicalInstituKey-words — ArtificialInseminations. tions. ProcreationwithoutSexuality.Desirefor a Childand ParentalPlanning.PsychicDevelopmentof the ChildbornafterTreatmentfor Sterility. Obersicht — DieAutorinversucht,die Stellungdes Psychoanalytikers zu klären,welcherin seiner klinischenPraxismit den verschiedenenTechnikender künstlichenZeugungkonfrontiert wird (vor allemmit der Besamungdurch Spenderund der Befruchtungin vitro). Es werden nacheinanderdie Fragender Zeugungohne Sexualität,derTrauerumdie Fruchtbarkeit, der Aufstellungder infantilenSexualtheorienin der Entwicklungder Biologieund der reproduktiven Medizinangegangen.DieAutorinhält die schwacheWirkungskraft dieserTechnikenauf die 1326 Revue française de Psychanalyse Anzahlder Geburtenfur eine gute Prognose; sie untersuchtschliesslich,ob in diesemGebiet einigeder FragenFreudsinDas Unbehagenin derKulturwiedergefundenwerdenkönnen. in den biomedizinisSchlùsselworte — KünstlicheZeugung.Stellungdes Psychoanalytikers chen Institutionen.Zeugungohne Sexualitët.Wunschnach einem Kindund elterlichesProjekt. geborenen Kindes. PsychischesWerdendes nach einer Sterilitätsbehandlung Resumen — Elautorse proponeaclararla posiciôndel psicoanalistaconfrontado,en su prâctica clinica, con las diferentestécnicas de procreacîonesarttficiales(la inseminaciôncon donante y la fecundaciônin vitro,particularmente). Sucesivamenteson consideradoslos interrogantesrelacionadoscon la procreaciônsin sexualidad,con el duelo de la fertilidad,con la puesta en escenade teoriassexualesinfantilesen el desarrollode la biologiay de la medicina reproductiva.El autor ve un buen pronôsticoen la escasa eficacidadde estas técnicas en cuanto al nacimientode ninos. Finalmenteel autor se pregunta si se encuentranen dicho campoalgunosde los interrogantesplanteadospor Freuden Malestaren la civilizaciôn. Palabras claves — Procreacionesartificiales.Posiciôndel psicoanalistaen las Instituciones biomédicales.Procreaciônsin sexualidad.Deseode nino y proyectoparental.Devenirpsiquico del nino nacido luego de un tratamientode esterilidad. Riassunto — L'autoresi proponedi chiarirela posizioneche nella praticaclinica,confrontalo con psicoanalistaaile diversetecnichedi procreazioneartificiale(in particolarel'inseminazione donatoree la fecondazioniin vitro).Vengonoaffrontatepoi le questionilegate alla procreazionesenza sessualita,al lutto per la fertilité,alla messa in scena delleteoriesessualiinfantili nelle evoluzionidella biologiae della medicinadella riproduzione.L'autoreritienecorne un buona prognosila scarsa efficaciadi queste tecnichedi procreazione,chidendosise allafine non si ritrovinoin questocampoalcunedellaquestioniposte da Freudin // disagiodellaciviltà. Parole chiavi — Procreazioniartificiali.Posizionedello psicoanalistanelle Istituzionibiomediche. Procreazionesenza sessualitè.Desidarareun bambinoe progettogenitoriale.Sviluppo psichicodel bambinonato dopo il trattamentodela sterilita. Eva WEIL. — Les enfants, les embryons, les psychanalystes et la civilisation Résumé — A partird'une expériencehospitalièredans un servicede médecine,cet articlepose des interrogationssur la placede l' « experten psychisme» dans les procréationsmédicalement assistéesou PMA, et en particulierdans le cadrede l'apport de gamètesexternes.Peut-onavoir une positionde prédictibilitédes effets psychiquesrésultant d'actes techniquesmédicauxou biologiques? Une asymétriese dégagedansces demandesd'enfant: l'accessionà la grossessepermetà la femmede réparersa blessuresomatiqueet d'avoirun enfant. Pour l'homme,les PMA permettent d'avoirun enfant. Mots clés — Stérilité.Don de gamètes.Prédictibilitépsychique.Scène primitive.Déni réparateur. Résumés 1327 Summary — Viaa discussionof an expériencein hospitalin a medicalward,this articlequestionsthe place of the « expertinthe psyche» in medicallyassistedprocreations(PMA), particularlyin the case of the provisionof externalgametes.Canone foreseethe psychiceffectswhich resuitfromacts of medicalor biologicaltechnology? Thereis an asymmetryin such demands for a child : becoming pregnant allowsthe womanto overcomeher somaticwound and to allowhimto havea child. havea child.Forthe man, PMA'S Key-words — Sterility.Provisionof Gametes.PsychicForecasts.PrimaiScene. Reparative Denial. in einerMedizinstation Obersicht — Von einerSpitalerfahrung ausgehend,befragtdieserArtikeldie Stellungdes « expertender Psyche» bezüglichdes Problemsder künstlichenErzeugung und vor allem im Rahmender Einlagevon Aussengameten.Kannman den Standpunktvertreund biologischentechnischenHandten, dass die psychischenWirkungender medizinischen lungen voraussehbarsind ? Man kann in diesemWunschnach einem Kindeine Asymmetrie hervorheben: die Schwangerschafterlaubtder Frau,ihresomatischeVerletzungzu reparieren und ein Kindzu haben. Furden Mann,erlaubtdie künstlicheErzeugung,ein Kindzu haben. Schlüsselworte — Sterilität.Gametenspende.Voraussagungder psychischenEntwicklung. Urszene. ReparierendeVerleugnung. Resumen — A partirde una experienciahospitalariaen un serviciode medicina,este artîculo planteaalgunos interrogantessobreel papeldel« expertoen psiquismo» en las procreaciones en el marcode la aportaciônde gametasextermedicalmenteasistidaso PMA, y particularmente nas. i Se puede tener una posiciônde predicciônde losefectos psîquicosrésultantesde actos técnicosmédicoso biolôgicos? Unaasimetrîase desprendede los pedidosde nino: la accesiônal embarazopermitea la mujerla visualizaciônde su heridasomâticay tenerun nino. Parael hombre,las PMApermiten tener un nino. Palabras claves — Esterilidad.Donaciônde gametas.Predictibilidad psiquica.Escenaprimitiva. Renegaciônreparadora. Riassunto •—Quest'articolo,basandosisu un'esperienzaospedalierain un serviziodi medicina, pone degli interrogativisul posto dell « espertodella psiche » rispettoaile procreazioni assistitemedicalmenteo PMA, in particolarenel quadrodell'apportodi gametiesterni.Possiamo assumereuna posizionedi predittoridegli effettipsichicirisultantida atti tecnicimedicio biologici? In questi tipi di richiested'avere un bambino,emerge un'assimmetria: l'accesso alla gravidanzapermettealla donna di ripararela feritasomaticae d'avereun figlio.Per l'uomo,la PMApermetted'avereun figlio. Parole chiavi — Sterilità.Dono di genomi.Prevedibilitâpsichica.Scena primitiva.Diniego riparatore. Impriméen France,à Vendôme de France des PressesUniversitaires Imprimerie — Imp.n°39834 ISBN2 130454399 — ISSNn°0035-2942 Dépôtlégal: Décembre1993 de France,1993 © PressesUniversitaires CIVILISATION AND ITS DISCONTENTS Editors: Jean-JoséBARANES and MoniqueGIBEAULT Argument,1013 I — THEORETICAL PERSPECTIVES — Tobe a psychoanalyst RenéDIATKINE in 1993,1017 — Culture(s)and civilisation(s), AndréGREEN discontentsor illness?, 1029 —TheCroatiantie: thenarcissism GilbertDIATKINE ofsmalldifferences andtheprocess of civilisation, 1057 — Aberwerkannden Erfolgund Ausgangvoraussehen : whocanpreGeorgesPRAGIER dict ?, 1073 — Civilisation's MichelFAIN illness,1087 — FromThefutureof an illusionto CivilisaHenriVERMOREL andMadeleineVERMOREL tionanditsdiscontents, 1095 — Thecultureof extermination,1113 JeanGILLIBERT — Violenceand psychiclife: impassesand elaborations,1127 AlainGIBEAULT — Civilisation and itsdiscontents:a closereading,1143 AugustinJEANNEAU — Thecivilisingprocess: meaningand temporality,1151 NicoleCARELS II — FROM LIFE — Splittingsof action,1165 MichèlePERRON-BORELLI — Civilisation PérelWILGOWICZ ruinedby the civilised,1173 — Thetimeof trialandthetrialsof time,1177 JacquesASCHER — Pierre-Sosthène, Jean-LouisFORTABAT 1185 — Culturalexpérienceandlossof meaning,1189 JeanneDEFONTAINE — Beyonddiscontents,1199 StevenWAINRIB — Whereshouldoneprojectthehatedina worldgovernedby Eros ?, 1207 DenysRIBAS — If itsa man,therewillbe traces...,1213 BernardPENOT — Thecurrentrelevanceof Civilisation ColetteCHILAND andits discontents, 1217 Marie-LiseRoux— A blackant, 1223 III — DISCONTENTSANDPROCREATION — The unbearableneutralityof the psychoanalystconfronted SylvieFAURE-PRAGIER withbioethics,1229 — Whathasbecomeof « theothers» ?, 1247 MurielFLIS-TREVES — On saturnismor Can one remaina psychoanalyst GenevièveDELAISI DEPARSEVAL whendealingwithartificialinseminations ?, 1255 EvaWEIL— Children,embryos,psychoanalysts and the civilisation,1269 IV — ON RICHARDA. ISAY'SARTICLE — Thehomosexualpsychanalyst,1283 CléopâtreATHANASSIOU MALAISE DANS LA CIVILISATION et MoniqueGIBEAULT Rédacteurs: Jean-JoséBARANES Argument,1013 I — MALAISEDANSLA CIVILISATION — Etre psychanalyste en 1993,1017 RenéDIATKINE — Culture(s)et civilisation(s), AndréGREEN malaiseou maladie?, 1029 — La cravatecroate:narcissisme et processusde despetitesdifférences GilbertDIATKINE civilisation,1057 — AberwerkanndenErfolgundAusgangvoraussehen:quipeutpréGeorgesPRAGIER voir ?, 1073 MichelFAIN— Maladiesdela civilisation, 1087 — DeL'avenird'uneillusionau Malaisedans HenriVERMOREL et MadeleineVERMOREL la culture,1095 — Cultured'extermination, 1113 JeanGILLIBERT — Violenceet viepsychique:impasseset élaborations,1127 AlainGIBEAULT — Malaisedans la civilisation: perspectivesau plus près du Augustin JEANNEAU texte,1143 — Processuscivilisateur, et temporalité,1151 NicoleCARELS signifiance II — SUR LE VIF — Clivagesde l'action,1165 MichèlePERRON-BORELLI — Lacivilisation PérelWILGOWICZ miseà malpar lescivilisésmêmes,1173 — Du tempsde l'épreuveà l'épreuvedu temps,1177 JacquesASCHER — Pierre-Sosthène, 1185 Jean-LouisFORTABAT — Expérience JeanneDEFONTAINE culturelleet pertedu sens,1189 — Au-delàdu malaise,1199 StevenWAINRIB — Où projeterle haïdansunmondefédérépar l'Eros ?, 1207 DenysRIBAS — Si c'estun homme,alorsdestraces...,1213 BernardPENOT — ActualitédeMalaisedansla civilisation, 1217 ColetteCHILAND Roux — Une fourminoire,1223 Marie-Lise. III — MALAISEET PROCREATION — L'insoutenableneutralitédu psychanalysteface à la bioSylvieFAURE-PRAGIER éthique,1229 — Quesont« lesautres» devenus?, 1247 MurielFLIS-TREVES —PropossurlesaturnismeouPeut-onresterpsychanaGenevièveDELAISI DEPARSEVAL artificielles ?, 1255 lystequand on s'occupede procréations et la civilisation,1269 Eva WEIL— Les enfants,lesembryons,lespsychanalystes IV — A PROPOS DE L'ARTICLEDE RICHARDA. ISAY — Le psychanalyste 1283 homosexuel, CléopâtreATHANASSIOU Imprimerie desPresses Universitaires deFrance Vendôme (France) IMPRIMÉ ENFRANCE 22072379/12/93