Etude sur l`inceste, IPJ vdef

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Etude sur l`inceste, IPJ vdef
ÉTUDES ET ANALYSES DE L’INSTITUT POUR LA JUSTICE
LE CRIME D’INCESTE
Une spécificité à identifier et à reconnaître
Xavier Bébin
Jean-Pierre Bouchard
Xavier Bébin est expert en criminologie et en philosophie pénale. Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé
Pourquoi punir, publié en 2006 aux éditions L’Harmattan.
Jean-Pierre Bouchard est psychologue, spécialiste des agresseurs, des victimes et des problèmes de
dangerosité, docteur en psychopathologie, docteur en droit, diplômé en criminologie appliquée à
l’expertise mentale, diplômé en victimologie (Universités de Paris V et de Washington).
Mai 2009
INSTITUT POUR LA JUSTICE : Association loi de 1901 • 140 bis, rue de Rennes - 75006 Paris • Tél: 01 70 38 24 07
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INSTITUT POUR LA JUSTICE
LE CRIME D’INCESTE
SOMMAIRE
Introduction ................................................................................................................................. 3
Première partie : Les raisons d’un évitement universel .................................................................. 4
1.
Westermarck versus Freud ......................................................................................................... 4
2.
Les manifestations de l’évitement de l’inceste ........................................................................... 5
Deuxième partie : La singularité méconnue du crime d’inceste ...................................................... 6
1.
Ce qu’est le crime d’inceste ........................................................................................................ 6
2.
Les spécificités du crime incestueux ........................................................................................... 6
Troisième partie : La réforme nécessaire d’une législation inadaptée ............................................. 9
1.
Sanctionner pour réparer, neutraliser et réintégrer ................................................................... 9
2.
Sanctionner pour dissuader ...................................................................................................... 10
Conclusion.................................................................................................................................. 12
2
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LE CRIME D’INCESTE
Introduction
« Pour une femme ou une adolescente, il y a plus de risques d’être victime de viol à son
domicile qu’en sortant dans la rue. Il en est de même pour l’enfant »1. Bien que la majorité
des viols soient commis au domicile familial, on entend beaucoup plus parler des crimes
sexuels commis à l’extérieur de la famille par des inconnus. Ce paradoxe montre à quel point
il est nécessaire de mieux connaître les crimes incestueux et leur spécificité par rapport aux
autres crimes sexuels commis sur mineurs.
On estime en général que dans les pays développés, environ 17 % des femmes et 8 % des
hommes ont subi une atteinte sexuelle non désirée avant l’âge de 18 ans. Un quart de ces abus
seulement est réalisé par des étrangers et plus d’un tiers sont le fait d’une connaissance
extérieure à la famille. Les membres de la famille constituent ainsi la catégorie la plus
nombreuse d’auteurs de ces abus.
Quelle est la singularité de ces abus dits incestueux, et comment faut-il les réprimer
pénalement ? Pour répondre à ces questions, il convient tout d’abord de revenir sur les
origines de l’évitement universel de l’inceste – inceste que l’on distinguera du crime
incestueux. Il convient ensuite d’examiner avec précision l’ensemble des éléments qui
distinguent objectivement l’inceste des autres abus sexuels commis sur mineurs, et d’en
examiner les implications pour la réponse pénale. Ces éléments permettront d’évaluer la
législation actuelle ainsi que la proposition de loi votée récemment par l’Assemblée nationale.
1
Guery, Christian, L'inceste : étude de droit pénal comparé, Recueil Dalloz, 1998, pp. 47-52.
3
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Première partie : Les raisons d’un évitement universel
1. Westermarck versus Freud
Pour réfléchir sereinement à l’inceste du point de vue anthropologique, il convient de
distinguer l’inceste du crime incestueux2. Alors que les crimes incestueux sont des actes
destructeurs commis sur des enfants vulnérables, l’inceste englobe l’ensemble des relations
sexuelles entretenues entre apparentés proches, adultes consentants compris.
L’enseignement fondamental de l’anthropologie moderne est que l’évitement de
l’inceste3 est universel. Lorsqu’on restreint la notion à la famille nucléaire, on observe que
l’inceste est quasiment inexistant dans toutes les sociétés humaines qui ont été étudiées avec
soin. Il n’existe pas de société humaine dans laquelle il serait courant de se marier avec son
frère ou sa sœur, ou d’avoir des relations sexuelles avec ses parents ou ses enfants.
Pour expliquer cet évitement universel, deux explications principales se sont
confrontées au XXème siècle.
La première a été élaborée dès 1891 par l’anthropologue finlandais Edward Westermarck.
Selon lui, la prohibition de l’inceste résulterait d’une aversion sexuelle instinctive pour
les individus que l’on a côtoyés durant l’enfance. C’est la cohabitation au sein d’un même
foyer des enfants d’une même famille et des enfants avec leurs parents qui empêcherait la
formation d’une attraction sexuelle entre eux. L’évitement de l’inceste, que l’on retrouve
d’ailleurs dans l’ensemble du règne animal4, serait ainsi un instinct naturel ayant pour
fonction d’éviter les relations consanguines, dont on connaît les effets délétères5.
Par contraste, Freud, le fondateur de la psychanalyse, explique le tabou de l’inceste par
le complexe d’Œdipe : tout enfant développerait pour le parent du sexe opposé un désir sexuel
– ainsi qu’une hostilité envers le parent du même sexe. C’est ce désir et la culpabilité qu’il
entraîne qui expliquerait que la société en fasse un interdit et que l’inceste devienne tabou.
L’anthropologie moderne, l’éthologie et la psychologie de l’enfant tendent
aujourd’hui à donner raison à Westermarck. Les comportements qui s’apparentent au
complexe d’Œdipe font aujourd’hui l’objet d’explications plus simples. Si dans toutes les
cultures, on observe que les jeunes enfants sont souvent possessifs envers leur mère et distants
envers son conjoint, c’est vraisemblablement pour bénéficier d’une attention plus soutenue de
la part de leur mère. Et surtout, les mécanismes de l’évitement de l’inceste, aujourd’hui bien
documentés, vont dans le sens de l’hypothèse de Westermarck.
2
Le terme de « crime incestueux » a vocation, dans cet article, à désigner les deux types d’infractions incestueuses, à savoir
l’agression sexuelle (délit) et le viol (crime) – voir infra.
3
Si l'évitement et l'interdiction des relations avec les germains et parents sont invariants, le périmètre des apparentés évités et
interdits au-delà des parents et germains, en revanche, peut varier : cousins, oncles, neveux, etc., ainsi que chacun de divers
types (matri- ou patri- latéraux, etc.).
4
Pinker, Steven, Comment fonctionne l'esprit, Paris : O. Jacob, 2000.
5
Ces effets proviennent de l’accroissement de la probabilité d’appariement d’allèles récessifs dysfonctionnels rares mais
possédés par les membres d’une même famille.
4
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2. Les manifestations de l’évitement de l’inceste
De nombreux travaux tendent à confirmer l’intuition de Westermarck selon laquelle
l’être humain est prédisposé à éprouver une aversion sexuelle à l’égard de ceux qui ont
partagé l’intimité de sa petite enfance.
Ce phénomène est valable pour les personnes apparentées comme pour ceux qui ne
le sont pas, comme l’ont montré deux études significatives6. Une étude sur les kibboutz, ces
habitations collectives dans lesquelles des garçons et filles non apparentés étaient élevés
ensemble jusqu’à l’adolescence, a montré que ces derniers se mariaient rarement et avaient
peu de rapports sexuels entre eux, confirmant l’inhibition sexuelle produite par la proximité.
Une étude sur une coutume chinoise a confirmé cette observation : lorsque les familles
adoptaient une petite fille pour qu’elle devienne la femme de leur fils, les futurs couples
tendaient à divorcer davantage et à avoir moins d’enfants. Et l’effet était particulièrement
prononcé lorsque la cohabitation des deux futurs époux avait lieu à l’âge de 0-3 ans.
Autrement dit, les enfants entre eux et vis-à-vis de leurs parents ne se trouveraient pas
sexuellement attirants parce qu’ils ont cohabité dans leur jeune âge.7. A contrario, l’hypothèse
de Westermarck est étayée par le fait que les personnes qui n’ont pas cohabité pendant
l’enfance sont davantage susceptibles d’avoir une relation incestueuse. Une étude sur des
personnes ayant commis un inceste entre frère et sœur à Chicago a montré que seuls ceux qui
avaient été élevés séparément ont envisagé de se marier8. Le récit des enfants adoptés qui ont
rencontré leur frère et sœur biologique après de nombreuses années de séparation vont dans le
même sens : non seulement l’inhibition de l’inceste est absente, mais la moitié d’entre eux
environ font part d’une attraction sexuelle significative lors de leurs retrouvailles9.
Et c’est encore l’effet Westermarck qui rend le mieux compte de deux phénomènes
relatifs au crime incestueux. Premièrement, les pères qui abusent sexuellement de leur fille
tendent à avoir passé moins de temps avec elles lorsqu’elles étaient petites. Et deuxièmement,
une majorité des crimes d’inceste sont commis par des beaux-pères sur leur belle-fille10.
Parmi les cinq cas de crimes incestueux mentionnés par le magistrat Marie-Pierre Porchy dans
son livre Les Silences de la loi : Un juge face à l'inceste11, le premier est commis par le
concubin de la mère, le deuxième par un père séparé de sa fille jusqu’à l’âge de 10 ans, et le
troisième par un grand-père.
Cette caractéristique fondamentale de l’inceste est relativement méconnue. D’autres
singularités de ce crime méritent d’être explorées.
6
Voir Vincent, Lucy, Petits arrangements avec l'amour, Paris : O. Jacob, 2005.
De façon parfaitement cohérente avec cette observation, on constate que les personnes qui ont des frères et sœurs avec
lesquels ils ont passé les premières années de leur vie condamnent plus durement les relations incestueuses entre adultes
consentants que les autres. Lieberman Debra, Tooby John, Cosmides Leda, « Does morality have a biological basis? An
empirical test of the factors governing moral sentiments relating to incest ». Proceedings. Biological sciences / The Royal
Society, 270 (1517), 2003. C’est parce que nous développons une répugnance vis-à-vis de l’inceste que nous en faisons aussi
un interdit culturel. Et moins nous avons eu l’occasion de développer cette répugnance (en n’ayant pas de frères et sœurs, par
exemple), moins nous jugeons la pratique condamnable.
8
Weinberg, Kirson S, Incest Behavior, New York : Citadel Press, 1963.
9
Cette attraction particulière pourrait s’expliquer par le fait, relativement bien documenté par les psychologues, selon lequel
nous sommes attirés par ceux qui nous ressemblent (physiquement et psychologiquement). Voir Vincent, Lucy, Petits
arrangements avec l'amour, Paris : O. Jacob, 2005.
10
Parker, Hilda et Parker, Seymour, « Father-Daughter sexual abuse : an emerging perspective», American Journal of
Orthospychiatry, vol 56, n°4, 1986.
11
Porchy, Marie-Pierre, Les Silences de la loi : Un juge face à l'inceste, Paris : Hachette littératures, 2003.
7
5
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Deuxième partie : La singularité méconnue du crime d’inceste
1. Ce qu’est le crime d’inceste
On peut utiliser le terme non juridique de « crime d’inceste » lorsque le comportement
incestueux a vocation à être poursuivi et sanctionné pénalement. Il s’agit de viols (définis
par la commission d’une pénétration) et d’agressions sexuelles commis sur des mineurs par
un membre de la famille12.
D’un point de vue criminologique, le crime d’inceste présente de nombreuses
différences avec les autres infractions sexuelles visant les mineurs13. Les victimes
d’inceste sont majoritairement des filles alors que les pédophiles récidivistes agressent plus
souvent des garçons. Les auteurs d’inceste ont nettement moins tendance à récidiver que les
pédophiles14, et certains vont même jusqu’à se livrer d’eux-mêmes à la police. Enfin, le crime
d’inceste se caractérise généralement par des atteintes répétées et durables, qui commencent
en général à l’âge de 8 ans pour se poursuivre à l’adolescence.
Mais les spécificités du crime incestueux les plus importantes à signaler sont celles qui
touchent à ses conséquences pour l’enfant.
2. Les spécificités du crime incestueux
Un crime incestueux n’est pas un crime sexuel comme un autre. Outre la réprobation
morale particulière qu’il inspire, plusieurs éléments objectifs montrent que le crime
incestueux est d’une gravité spécifique.
Des conséquences psychologiques particulièrement graves
Les infractions sexuelles sur mineurs – quelles que soient leur origine – provoquent une
série de troubles psychologiques préjudiciables à la santé et au bien-être de la victime à plus
ou moins long terme : état de stress post-traumatique, dépression, alcoolisme, etc.
12
Il convient ainsi d’exclure de la définition deux types de comportements: les relations incestueuses entre adultes
consentants et les comportements ayant seulement l’apparence de l’inceste. Des migrants aux Etats-Unis ont été condamnés
pour des pratiques propres à leur culture et dénuées de toute connotation sexuelle – comme de dormir dans le même lit que
son enfant adolescent.
13
Coutanceau, Roland, Vivre après l'inceste : haïr ou pardonner ?, Paris : Desclée de Brouwer, 2004. Voir aussi Bouchard
Jean-Pierre, « L’inceste », Conférence organisée par l’association « La mouette », Bordeaux, faculté de médecine, (33), 31
mai 2001. Bouchard Jean-Pierre, « Les maltraitances faîtes aux enfants : les auteurs et leurs victimes », Conférences
organisées par « L’association des élus locaux contre l’enfance maltraitée », Bordeaux (33) mai 2006, Périgueux (24) octobre
2006 et 26 juin 2008. Bouchard Jean-Pierre, « Les conséquences psychologiques des agressions », Revue de la gendarmerie
nationale, 1er trimestre 2000, n° 194.
14
Andrew J. R. Harris et R. Karl Hanson,. La récidive sexuelle : d’une simplicité trompeuse 2004-03, Sécurité publique et
Protection civile Canada.
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Or on sait aujourd’hui que ces troubles psychologiques sont plus importants lorsque
l’auteur est un membre de la famille proche15. Autrement dit, il est en général plus grave
(en plus d’être plus courant) pour l’enfant de subir une infraction incestueuse qu’une
agression de la part d’un étranger.
Un crime qui peut être commis sans violence physique
Une autre spécificité fondamentale de l’infraction incestueuse est qu’elle est souvent
commise sans violence physique. S’il existe des viols incestueux auxquels l’enfant est forcé
physiquement à participer, la spécificité de l’infraction incestueuse est que son auteur peut
parvenir à ses fins sans violence, tout particulièrement lorsqu’il possède l’autorité parentale.
La première méthode est la manipulation sans violence ni agressivité. Le père ou le
beau-père (qui sont les personnes les plus à risque statistiquement16) profite de la confiance
que l’enfant porte naturellement à la figure paternelle pour lui faire croire que son
comportement est parfaitement normal (« tous les parents le font ») ou positif (« c’est pour
ton bien »). L’enfant, manquant de recul sur le caractère « anormal » du comportement, n’a
pas de raison de suspecter son propre père de traitements abusifs. Et le conditionnement
psychologique du père est d’autant plus efficace qu’il connaît bien son enfant et sait comment
réduire à néant sa vigilance.
La seconde méthode est l’agressivité sans violence physique. Le père ou le beau-père
profite ici de son autorité et de l’état de dépendance dans lequel se trouve son enfant pour
parvenir à ses fins. Il dispose en effet de la possibilité de punir son enfant en cas de refus
(privation de dîner, interdiction de sortir). L’enfant réticent est alors fortement incité à obéir à
l’autorité paternelle.
Notons que ces ressorts psychologiques sont inexistants lorsque l’infraction est commise
par un étranger et sont moins puissants lorsqu’elle l’est par un oncle ou un frère, puisque
l’autorité dont ils disposent est nettement moins forte que celle du père ou du beau-père.
Des obstacles puissants à la dénonciation de l’agresseur
La troisième spécificité de l’infraction incestueuse est qu’elle est rarement détectée.
Une fois l’enfant pris dans l’engrenage du premier acte de nature sexuelle (un baiser, une
caresse), il lui est extrêmement difficile d’en sortir et de dénoncer son agresseur, pour des
raisons spécifiques à la nature de cette infraction.
Le premier obstacle majeur à la dénonciation vient de la honte et de la culpabilité que
peut ressentir l’enfant. Bien qu’il ait été trompé et manipulé par son père, l’enfant peut avoir
honte de n’avoir pas su le repousser, de ne pas avoir dit « non ». Il peut même ressentir une
forme de culpabilité, surtout lorsqu’elle est entretenue par l’auteur (« mais c’est toi qui m’a
15
Freyd, Jennifer J. , Putnam, Frank W., et alii, « The science of child sexual abuse », Science, 308, 501, 2005.
Cela ne signifie pas que d’autres membres de la famille ne sont pas susceptibles de passer à l’acte (frères, oncles, etc.). Des
victimes révèlent parfois même qu’elles ont été sexuellement abusées dans l’enfance avec la complicité de femmes ou par des
femmes de la famille : mères, sœurs, etc. Cet inceste au féminin, tout aussi grave que celui commis par les hommes, est
d’ailleurs encore très rarement révélé et très rarement condamné par la justice. Voir sur ce point Bouchard Jean-Pierre,
« L’inceste », Conférence-débat illustrée par le film « L’ombre du doute », en partenariat avec l’Ecole Nationale de la
Magistrature (E.N.M.), rencontres « Crimes et criminels », Bordeaux, 19 mars 2004.
16
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provoqué »). Et s’il n’a pas honte de son propre comportement, il peut avoir honte de ce qui
lui est arrivé, notamment vis-à-vis de ses camarades, lorsqu’il se rend compte de l’anormalité
de la situation.
Le second obstacle à la dénonciation de l’infraction incestueuse provient des
conséquences extrêmement graves qui peuvent en découler. C’est tout d’abord le risque
de ne pas être cru : l’enfant sait qu’il lui est difficile d’apporter la preuve de ce qu’il avance
et peut pressentir que l’auteur de l’infraction niera vigoureusement. Or qui a-t-on tendance à
croire de façon générale : un enfant ou un adulte ? En outre, que son récit soit cru ou pas, il
risque de surcroît de subir des représailles : être puni, battu, etc. Le père peut user de menaces
pour éviter que son acte ne soit divulgué.
L’autre conséquence de sa révélation est la souffrance qu’elle risque de causer à ceux
qu’il aime. L’enfant peut vouloir que les actes cessent sans nécessairement souhaiter que son
auteur soit puni (« Je ne veux pas que papa aille en prison »). Plus difficile encore à supporter,
le risque de l’éclatement de la cellule familiale. L’enfant peut se sentir responsable du devenir
de sa famille et souhaiter préserver sa mère, affectivement et économiquement.
Tous ces éléments font qu’il est nettement plus difficile de dénoncer une infraction
incestueuse, tout particulièrement lorsqu’elle est commise par celui qui détient l’autorité
paternelle, plutôt qu’une agression sexuelle réalisée par un étranger.
Des preuves difficiles à apporter
Non seulement le crime d’inceste est rarement détecté, mais même lorsqu’il l’est, il n’est
pas toujours condamné par la Justice, faute de preuves suffisantes.
La difficulté à prouver un crime d’inceste est liée à deux facteurs. Parce qu’il est souvent
commis sans violence physique, il peut ne pas laisser de traces observables. En outre, les
victimes de crimes incestueux peuvent occulter les faits et ne se les remémorer que
plusieurs années plus tard. Or plus les faits sont anciens, plus il est difficile d’apporter la
preuve qu’ils ont bien été commis.
Lorsque les preuves matérielles sont peu nombreuses ou inexistantes, les témoignages
des uns et des autres prennent une importance prépondérante. Dans ce cas, deux écueils
doivent être évités. Le premier consiste à accorder une considération insuffisante à la parole
de l’enfant (contre celle de l’adulte), car cela revient à laisser impuni de nombreux crimes. A
l’inverse, si la parole de l’enfant n’est pas recueillie avec discernement, des personnes
innocentes peuvent être lourdement condamnées17.
En tout état de cause, l’ensemble de ces éléments montrent que l’inceste n’est pas une
infraction sexuelle comme une autre. C’est pourquoi il doit faire l’objet de dispositions
pénales spécifiques.
17
Des dénonciations sans fondement peuvent avoir lieu dans trois cas principaux : 1) La mère dénonce délibérément son
conjoint pour une infraction qu’il n’a pas commis, par exemple parce que, en instance de divorce, elle souhaite éloigner le
père de son enfant. Dans ce cas, si l’enfant est en âge de parler, elle peut le conditionner à révéler un fait qui n’a pas eu lieu.
2) L’enfant, sous la pression des questions insistantes de sa mère, qui soupçonne son mari en toute bonne foi, finit par
« avouer » et à admettre les faits que sa mère redoute. 3) L’enfant peut de lui-même commettre une dénonciation
calomnieuse pour se venger.
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Troisième partie : La réforme nécessaire d’une législation
inadaptée
Pour déterminer si le code pénal doit être réformé en matière de crime incestueux, il paraît
pertinent d’évaluer le droit existant à l’aune des principales fonctions de la sanction pénale.
1. Sanctionner pour réparer, neutraliser et réintégrer
Nommer le crime pour faciliter la reconstruction de la victime
La reconnaissance de la spécificité du crime incestueux est l’un des principaux enjeux de
la « réparation » que peut apporter à la victime le procès pénal. Si tant de victimes
revendiquent l’inscription du mot « inceste » dans le Code pénal, c’est parce que l’infraction
n’est pas comparable, psychologiquement, à un viol ou à une agression sexuelle commise par
une personne extérieure à la famille.
Dans la mesure où elle peut contribuer à faciliter la reconstruction des victimes, la
spécificité du crime d’inceste doit être prise en compte dans les textes – ce que prévoit la
proposition de loi récemment votée par l’Assemblée nationale18 par l’insertion dans le code
Pénal d’un article 222-31-1 qui précise que :
« Les viols et les agressions sexuelles définis aux paragraphes 1 et 2 de la présente
section constituent des incestes lorsqu'ils sont commis sur un mineur par :
1° Son ascendant ;
2° Son oncle ou sa tante ;
3° Son frère ou sa soeur ;
4° Sa nièce ou son neveu ;
5° Le conjoint ou le concubin d'une des personnes mentionnées aux 1° à 4° ou le
partenaire lié par un pacte civil de solidarité avec l'une de ces personnes »
Neutraliser pour prévenir la réitération et sanctionner pour rendre possible la
réintégration du coupable
La neutralisation de l’agresseur est une autre fonction traditionnelle de la peine. Les
mesures civiles comme le retrait de l’autorité parentale ou les sanctions pénales comme
l’emprisonnement ont vocation à mettre un terme aux agissements du coupable et de prévenir
leur réitération, y compris sur les frères ou sœurs de la victime.
A ce titre, on se bornera à signaler que la question du retrait de l’autorité parentale n’est
pas examinée de façon systématique par les juridictions pénales. Bien que la proposition de
18
Proposition de loi visant à identifier, prévenir, détecter et lutter contre l'inceste sur les mineurs et à améliorer
l'accompagnement médical et social des victimes, adoptée par l'Assemblée nationale le 28 avril 2009.
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loi récemment votée n’en fasse pas mention, on peut rappeler qu’un rapport parlementaire de
2005 avait proposé :
« Que la juridiction de jugement se prononce systématiquement sur le retrait total
ou partiel de l’autorité parentale lorsque son détenteur a été condamné pour une
infraction de nature sexuelle commise à l’encontre d’un mineur sur lequel il
possédait ladite autorité »19.
Une autre fonction de la peine est de permettre – lorsque cela est possible – de réconcilier
le criminel avec la communauté. Inciter le coupable à exprimer sa repentance et diffuser le
sentiment qu’il a « payé sa dette » en purgeant sa peine peut faciliter sa réintégration dans la
société. Cette fonction est d’autant plus pertinente dans le cas du crime incestueux que
certaines victimes désirent pardonner à leur agresseur. Le procès et la sanction peuvent rendre
ce pardon possible.
2. Sanctionner pour dissuader
Bien que cela puisse paraître paradoxal, la sanction pénale peut être nécessaire même si
l’agresseur s’est parfaitement réinséré et que la victime s’est reconstruite. Car la peine a aussi
une fonction de prévention des infractions par le biais de son effet dissuasif. Quel que soit
le type d’infraction considéré, si un agresseur potentiel pense « qu’il ne risque rien », il
présente un risque plus grand de passer à l’acte que s’il craint d’être arrêté et lourdement
condamné.
L’effet dissuasif de la sanction est d’abord lié à sa « certitude », c'est-à-dire à la
probabilité d’être arrêté. Dans le cas du crime incestueux, deux modifications législatives
peuvent permettre d’accroître cette probabilité : la première, comprise dans la proposition de
loi Lefort, consiste à modifier les dispositions relatives au « consentement » de la victime,
tandis que la seconde consiste à relever les seuils de prescription.
La question du consentement est au cœur des incohérences de la législation actuelle.
Alors que le consentement du mineur est manifestement vicié dans le cas du crime incestueux,
le Code pénal ne qualifie de viols ou d’agressions que les actes commis par contrainte,
violence, menace ou surprise. Ces dispositions contrastent avec celles prévues dans la plupart
des pays européens, dans lesquels l’absence de consentement du mineur victime d’actes
sexuels est le plus souvent présumée (c’est notamment le cas en Allemagne, Belgique,
Autriche, Angleterre, Suisse et Danemark…).
Si les juges surmontent souvent cette difficulté par une interprétation extensive de la loi20,
il n’en demeure pas moins indispensable de modifier la législation. On ne peut par conséquent
qu’approuver l’évolution introduite par la proposition de loi Lefort qui créé un nouvel article
222-22-1 du Code pénal :
19
Estrosi, Christian, Mission parlementaire : faut-il ériger l'inceste en infraction spécifique ?, Paris ; Ministère de la justice,
2005.
20
Lescure, Nathalie Glandier, L'inceste en droit français contemporain, Aix-en-Provence : Presses universitaires d'AixMarseille, 2006.
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« La contrainte prévue par le premier alinéa de l'article 222-22 peut être physique
ou morale. La contrainte morale résulte en particulier de la différence d'âge
existant entre une victime mineure et l'auteur des faits et de l'autorité de droit ou
de fait que celui-ci exerce sur cette victime, notamment en cas d'inceste. »
Toutefois, l’Assemblée nationale n’a pas relevé les seuils de la prescription des crimes
incestueux, alors qu’une telle mesure contribuerait à réduire le niveau d’impunité dont
bénéficient les auteurs de tels actes – sans parler ici de son effet bénéfique pour la
reconstruction de la victime.
On pourrait ainsi envisager de faire passer le seuil de déclenchement de la prescription de
20 à 30 ans pour les crimes incestueux, ainsi d’ailleurs que pour les autres crimes les plus
graves commis sur des mineurs et/ou avec actes de torture et barbarie (art 7 al 2, 706-47 CPP,
art 222-10 Code Pénal), ce délai ne commençant à courir qu’à la majorité de l’enfant.
Si la certitude de la sanction est prioritaire, on peut noter que dans une optique de
dissuasion, la sévérité de la sanction n’est pas sans importance. Lorsque le crime, comme
celui d’inceste, est relativement rarement détecté et condamné, la sanction, pour être
exemplaire et avoir un effet préventif, doit être sévère.
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Conclusion
Le crime incestueux tire sa spécificité de sa gravité et de la difficulté de le détecter et d’en
condamner les auteurs. Parce qu’il ne peut être assimilé aux viols et agressions sexuelles
commises en dehors du cadre familial, plusieurs évolutions législatives paraissent
nécessaires :
-
Introduire le terme « d’inceste » dans le Code pénal pour caractériser les viols et
agressions sexuelles incestueuses.
-
Elargir la notion de « contrainte » à la contrainte morale exercée sur le mineurs par
l’auteur de l’acte incestueux, afin de mieux prendre en compte la manipulation exercée
par les auteurs d’inceste.
-
Relever les seuils de prescription de 20 à 30 ans (ce délai commençant à courir à partir
de la majorité), pour lutter contre l’impunité des crimes incestueux.
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