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larevuenouvelle, n° 4 / avril 2005
Mehmet Köksal
Mehmet Köksal est journaliste au Courrier international.
Dans un café turc bruxellois
ni métro ni light…
Ambiance fumée blanche et lumière tamisée pour les habitués de ce café turc en
plein cœur du Türbeekistan, le quartier
turc de Bruxelles. Pourtant rien ne devrait
expliquer tant de fumée, car seule une
table dans l’arrière-boutique affiche complet pour une partie de « cinquante-etun ». Fumer comme un Turc? L’association Foyer antitabac (F.A.T.), fondée
par des citoyens turcs de Bruxelles en
1999, avait pour objectif de s’attaquer à
cette maxime en luttant contre le tabagisme, mais, visiblement, cette bonne intention est partie en fumée après une seule
année au profit d’une nouvelle structure
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albanophone (Burimi) préférant le combat multiculturel (avec cigarettes?).
Rien ne perturbe la table du soir : quatre
joueurs, quatre spectateurs et deux cendriers. « C’est sûrement un jeu inventé
pour des créatures d’une autre planète à
plusieurs mains. Regardez seulement le
nombre de cartes qu’on est obligé de tenir
sans perdre l’équilibre », ricane l’un des
habitués des lieux en montrant les quatorze cartes à tenir en permanence à l’abri
des regards indiscrets tout en mastiquant
son mégot entre les lèvres. Le « cinquante-et-un », que l’on appelle aussi parfois
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« Kon Kin » se joue à l’aide de deux
paquets complets de cartes et de deux
jokers (cent-quatre au total) qu’il ne faut
surtout pas confondre avec le « quatrevingt-un », qui en est une version plus
difficile. Chaque carte représente des
points préétablis et, à l’aide d’une combinaison logique, on doit pouvoir liquider
son jeu avant ses adversaires.
Il est de coutume dans ce genre d’atmosphère d’offrir des boissons aux spectateurs. Ainsi, autour des quatre joueurs
classiques, se forme généralement une
tribune de chaises intercalées qui sirotent
les dosages tout en participant à la rigolade. L’aspect moins rigolo est que l’addition est généralement à charge du ou des
perdants. On assiste donc généralement à
une tournée en début de partie et ensuite
les autres commandes suivent l’humeur
de l’équipe gagnante. Plus on gagne, plus
on veut boire et inversement. À chaque
commande, les regards meurtris et vengeurs des perdants s’abattent sur la
pomme d’Adam du buveur profiteur, tandis que le greffier de la partie note scrupuleusement la note et les points de partie. On ne rigole pas avec la note (même
dérisoire) où la moindre tricherie est
sévèrement punie manu militari.
Très souvent des exclamations sonores
rythment le jeu, des chansons populaires
en dessous de la ceinture, des parodies
publicitaires sur les télévisions turques
ou des débats de société. On arrive en
plein milieu d’un son classique lancé à
haute voix : « Zert ! » L’équivalent d’un
« Voilà ! » jouissif qui s’accompagne du
bruit résonnant de la bague en or qui
cogne fortement la table. Quand j’étais
petit (très petit), on pouvait admirer l’orchestre complet des bagues en or accompagné du bruit de la cuillère dans le verre
de thé traditionnel, mais depuis que les
cafetiers ont instauré la couverture
moquette sur les tables, le son est amorti.
Contrairement à l’objectif poursuivi
d’amortir la chute des doigts, cette réforme a souvent été dépassée par la surenchère des joueurs masochistes pour qui
montrer sa force en frappant plus fort
constituait une plus grande manifestation
de leur virilité. Et un jour arriva ce qu’on
pouvait craindre, le summum pour la
table, un joueur parvint à fendre le
meuble en bois. Gloire et victoire pour
finir dans le dépotoir à la recherche d’une
nouvelle table noire.
Zert ! Le joueur abat sa dernière carte en
parodiant une publicité turque pour un
briquet : « Ziiit, Tokaï ! ». On se croirait
dans la partie de cartes de Pagnol, mais
dans une version plus trash encore. « Je
n’attendais qu’un foutu sept et là je te
l’aurais enfoncé jusqu’au fond », râle de
manière habituelle le concurrent. L’autre
répond par la phrase type, un genre de
« putain », qui revient à toutes les sauces,
même lors des discours hors café. En
mélangeant les cartes pour relancer la
partie, le débat de société du moment
tourne autour des « métroerkek », l’« homme métro(politain) », qui est l’insulte raffinée en vogue de la haute société stambouliote. Ce discours transite via les
satellites pour atterrir, entre deux mitemps d’un match entre clubs de football,
sur les lèvres d’un brave ouvrier tentant
de profiter de sa pause dominicale.
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« L’homme métro ? C’est un type du genre
Tarkan (n.d.l.r. chanteur pop turc et homosexuel), un homme faible qui rend
beaucoup de services aux femmes sans
jamais pouvoir gagner leur respect »,
explique-t-il. Certaines séries télévisées
avaient par ailleurs déjà popularisé un
terme équivalent en parlant de « light erkek » (l’« homme léger ») reprenant le
langage publicitaire d’une boisson gazeuse. Un autre terme, qui a perdu quelques
lettres de noblesse, est l’« enfant chocolat » (cikolata cogugu) que l’on pourrait
interpréter par le « fils à papa » ; malgré la
présence de café et la spécialité du pays
de résidence, le chocolat n’est malheureusement pas un produit courant dans ces
rayons de rangement.
L’humour de ces joueurs aux mains
rugueuses est souvent très lourd et parsemé des classiques C.B.N. (culs, bites,
nichons). Plus la blague est originale,
plus l’auditoire applaudit mentalement
ses orateurs du dimanche. Par exemple, le
lieu commun : « Comment ça va, bouteille ? » (n.d.l.r. : sous-entendu, tu
devrais t’asseoir sur une bouteille) fait
souvent rire à flots.
À part la réforme moquette, d’autres
révolutions ont particulièrement touché
la vie des cafés turcs au cours des années.
À la fin des années quatre-vingt, ces cafés
— essentiellement fréquentés par un
public masculin — accueillent la « révolution féminine polonaise ». Arrivées en
Belgique dans l’espoir de mieux gagner
leurs vies, des Lolitas polonaises débarquent dans l’univers macho des cafés
turcs où la serveuse polonaise devient
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très tendance. La grande classe devient
alors pour ces clients de balbutier
quelques mots en polonais (souvent herbata, « thé ») et d’espérer décrocher ainsi
une peau blanche. La tactique de la théière a eu son succès pendant un certain
temps pour une génération de patrons de
cafés désireux de décharger leur stress sur
leur maitresse. Elle a aussi réussi à ruiner
une vie de ménage classique pour des
couples où l’amour ne représentait qu’un
scénario hollywoodien qu’on découvre à
travers la toile blanche. Mais cette incursion féminine dans le quotidien des cafés
permettra de décoincer les mâles y compris sur des enjeux politiques. En accordant des faveurs supplémentaires à ses
conquêtes, les esprits se heurtent au
dilemme de l’écart tolérable par rapport à
la tradition : pourquoi imposer le silence
à ma femme si j’accorde volontiers la
parole à la serveuse ? Petit à petit, le
« ministre de l’Intérieur » (surnom de la
femme au foyer) acquiert un droit de
regard sur les sorties pas très catholiques
de son homme. À la fin des années
nonante, les femmes bulgares remplaceront les blondes grâce à deux atouts
majeurs : elles parlent le turc et demandent un salaire quotidien moins élevé.
Le bon thé turc reposé à la manière anatolienne a presque disparu des étals au
profit du sachet à l’esprit « drink and go »
de Lipton. « Un vrai gout de chaussettes,
je ne prends du thé qu’à la maison à présent, c’est vraiment dommage qu’ils aient
arrêté cette tradition », déplore un buveur
de café. L’esprit de plus en plus commercial des patrons les oblige naturellement
à éliminer un produit difficile à préparer,
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peu lucratif et clouant les clients sur les
chaises.
Rien ne vaut une séance d’immersion lors
d’un bon match entre deux clubs stambouliotes. Tout devient sujet d’observations : les mains moites, les fumées de
cigarettes aveuglantes, les insultes en tout
genre, les petites blagues en trois
secondes. L’univers s’arrête devant le
bocal où chaque action se transforme en
tension et développe encore plus la passion. Goal ! Oui, non ? Ralenti, s’il vous
plait ! Oui, mais l’angle de vue est biaisé
et les lois de la physique empêchent une
telle trajectoire ! L’arbitre est cocu ! Tel
joueur fait son cinéma sous les yeux
admiratifs des supporters qui le haïront
très rapidement dès qu’il revêtira le
maillot de l’ennemi juré pour de basses
considérations financières. La rivalité
entre les clubs est tellement forte que lors
des matchs internationaux, les bookma-
kers bruxellois enregistrent les paris des
anti-fans en attisant la concurrence des
couleurs. Avant l’arrivée des bookmakers
professionnels, les paris les plus fous prenaient place dans les lieux. « Si on perd,
je promets de peindre ma voiture avec vos
couleurs », « si on vous bat, tu m’offres
une chemise à l’avenue Louise (n.d.l.r. :
quartier huppé de la capitale) », pour
finalement aboutir un jour au pari le plus
fou chez les Turcs : « Si on perd, je te jure
que je rase ma moustache ! » Silence dans
la salle, personne ne trouve plus fort tandis que certains malins déjà rasés décident de se joindre à l’équipe : « Je te jure
que moi aussi ! », le public se retourne et
éclate de rire. Zert ! C’est la fin de partie,
on bloque sa chaise pour zapper sur le
satellite et fixer l’écran devenu aujourd’hui géant… ■
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