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066-069 culture Koksal 4p-OK 6/04/06 16:14 Page 66 larevuenouvelle, n° 4 / avril 2005 Mehmet Köksal Mehmet Köksal est journaliste au Courrier international. Dans un café turc bruxellois ni métro ni light… Ambiance fumée blanche et lumière tamisée pour les habitués de ce café turc en plein cœur du Türbeekistan, le quartier turc de Bruxelles. Pourtant rien ne devrait expliquer tant de fumée, car seule une table dans l’arrière-boutique affiche complet pour une partie de « cinquante-etun ». Fumer comme un Turc? L’association Foyer antitabac (F.A.T.), fondée par des citoyens turcs de Bruxelles en 1999, avait pour objectif de s’attaquer à cette maxime en luttant contre le tabagisme, mais, visiblement, cette bonne intention est partie en fumée après une seule année au profit d’une nouvelle structure 66 albanophone (Burimi) préférant le combat multiculturel (avec cigarettes?). Rien ne perturbe la table du soir : quatre joueurs, quatre spectateurs et deux cendriers. « C’est sûrement un jeu inventé pour des créatures d’une autre planète à plusieurs mains. Regardez seulement le nombre de cartes qu’on est obligé de tenir sans perdre l’équilibre », ricane l’un des habitués des lieux en montrant les quatorze cartes à tenir en permanence à l’abri des regards indiscrets tout en mastiquant son mégot entre les lèvres. Le « cinquante-et-un », que l’on appelle aussi parfois 066-069 culture Koksal 4p-OK 6/04/06 16:14 Page 67 article Dans un café turc bruxellois ni métro ni light Mehmet Köksal « Kon Kin » se joue à l’aide de deux paquets complets de cartes et de deux jokers (cent-quatre au total) qu’il ne faut surtout pas confondre avec le « quatrevingt-un », qui en est une version plus difficile. Chaque carte représente des points préétablis et, à l’aide d’une combinaison logique, on doit pouvoir liquider son jeu avant ses adversaires. Il est de coutume dans ce genre d’atmosphère d’offrir des boissons aux spectateurs. Ainsi, autour des quatre joueurs classiques, se forme généralement une tribune de chaises intercalées qui sirotent les dosages tout en participant à la rigolade. L’aspect moins rigolo est que l’addition est généralement à charge du ou des perdants. On assiste donc généralement à une tournée en début de partie et ensuite les autres commandes suivent l’humeur de l’équipe gagnante. Plus on gagne, plus on veut boire et inversement. À chaque commande, les regards meurtris et vengeurs des perdants s’abattent sur la pomme d’Adam du buveur profiteur, tandis que le greffier de la partie note scrupuleusement la note et les points de partie. On ne rigole pas avec la note (même dérisoire) où la moindre tricherie est sévèrement punie manu militari. Très souvent des exclamations sonores rythment le jeu, des chansons populaires en dessous de la ceinture, des parodies publicitaires sur les télévisions turques ou des débats de société. On arrive en plein milieu d’un son classique lancé à haute voix : « Zert ! » L’équivalent d’un « Voilà ! » jouissif qui s’accompagne du bruit résonnant de la bague en or qui cogne fortement la table. Quand j’étais petit (très petit), on pouvait admirer l’orchestre complet des bagues en or accompagné du bruit de la cuillère dans le verre de thé traditionnel, mais depuis que les cafetiers ont instauré la couverture moquette sur les tables, le son est amorti. Contrairement à l’objectif poursuivi d’amortir la chute des doigts, cette réforme a souvent été dépassée par la surenchère des joueurs masochistes pour qui montrer sa force en frappant plus fort constituait une plus grande manifestation de leur virilité. Et un jour arriva ce qu’on pouvait craindre, le summum pour la table, un joueur parvint à fendre le meuble en bois. Gloire et victoire pour finir dans le dépotoir à la recherche d’une nouvelle table noire. Zert ! Le joueur abat sa dernière carte en parodiant une publicité turque pour un briquet : « Ziiit, Tokaï ! ». On se croirait dans la partie de cartes de Pagnol, mais dans une version plus trash encore. « Je n’attendais qu’un foutu sept et là je te l’aurais enfoncé jusqu’au fond », râle de manière habituelle le concurrent. L’autre répond par la phrase type, un genre de « putain », qui revient à toutes les sauces, même lors des discours hors café. En mélangeant les cartes pour relancer la partie, le débat de société du moment tourne autour des « métroerkek », l’« homme métro(politain) », qui est l’insulte raffinée en vogue de la haute société stambouliote. Ce discours transite via les satellites pour atterrir, entre deux mitemps d’un match entre clubs de football, sur les lèvres d’un brave ouvrier tentant de profiter de sa pause dominicale. 67 066-069 culture Koksal 4p-OK 6/04/06 16:14 Page 68 larevuenouvelle, n° 4 / avril 2005 « L’homme métro ? C’est un type du genre Tarkan (n.d.l.r. chanteur pop turc et homosexuel), un homme faible qui rend beaucoup de services aux femmes sans jamais pouvoir gagner leur respect », explique-t-il. Certaines séries télévisées avaient par ailleurs déjà popularisé un terme équivalent en parlant de « light erkek » (l’« homme léger ») reprenant le langage publicitaire d’une boisson gazeuse. Un autre terme, qui a perdu quelques lettres de noblesse, est l’« enfant chocolat » (cikolata cogugu) que l’on pourrait interpréter par le « fils à papa » ; malgré la présence de café et la spécialité du pays de résidence, le chocolat n’est malheureusement pas un produit courant dans ces rayons de rangement. L’humour de ces joueurs aux mains rugueuses est souvent très lourd et parsemé des classiques C.B.N. (culs, bites, nichons). Plus la blague est originale, plus l’auditoire applaudit mentalement ses orateurs du dimanche. Par exemple, le lieu commun : « Comment ça va, bouteille ? » (n.d.l.r. : sous-entendu, tu devrais t’asseoir sur une bouteille) fait souvent rire à flots. À part la réforme moquette, d’autres révolutions ont particulièrement touché la vie des cafés turcs au cours des années. À la fin des années quatre-vingt, ces cafés — essentiellement fréquentés par un public masculin — accueillent la « révolution féminine polonaise ». Arrivées en Belgique dans l’espoir de mieux gagner leurs vies, des Lolitas polonaises débarquent dans l’univers macho des cafés turcs où la serveuse polonaise devient 68 très tendance. La grande classe devient alors pour ces clients de balbutier quelques mots en polonais (souvent herbata, « thé ») et d’espérer décrocher ainsi une peau blanche. La tactique de la théière a eu son succès pendant un certain temps pour une génération de patrons de cafés désireux de décharger leur stress sur leur maitresse. Elle a aussi réussi à ruiner une vie de ménage classique pour des couples où l’amour ne représentait qu’un scénario hollywoodien qu’on découvre à travers la toile blanche. Mais cette incursion féminine dans le quotidien des cafés permettra de décoincer les mâles y compris sur des enjeux politiques. En accordant des faveurs supplémentaires à ses conquêtes, les esprits se heurtent au dilemme de l’écart tolérable par rapport à la tradition : pourquoi imposer le silence à ma femme si j’accorde volontiers la parole à la serveuse ? Petit à petit, le « ministre de l’Intérieur » (surnom de la femme au foyer) acquiert un droit de regard sur les sorties pas très catholiques de son homme. À la fin des années nonante, les femmes bulgares remplaceront les blondes grâce à deux atouts majeurs : elles parlent le turc et demandent un salaire quotidien moins élevé. Le bon thé turc reposé à la manière anatolienne a presque disparu des étals au profit du sachet à l’esprit « drink and go » de Lipton. « Un vrai gout de chaussettes, je ne prends du thé qu’à la maison à présent, c’est vraiment dommage qu’ils aient arrêté cette tradition », déplore un buveur de café. L’esprit de plus en plus commercial des patrons les oblige naturellement à éliminer un produit difficile à préparer, 066-069 culture Koksal 4p-OK 6/04/06 16:14 Page 69 article Dans un café turc bruxellois ni métro ni light Mehmet Köksal peu lucratif et clouant les clients sur les chaises. Rien ne vaut une séance d’immersion lors d’un bon match entre deux clubs stambouliotes. Tout devient sujet d’observations : les mains moites, les fumées de cigarettes aveuglantes, les insultes en tout genre, les petites blagues en trois secondes. L’univers s’arrête devant le bocal où chaque action se transforme en tension et développe encore plus la passion. Goal ! Oui, non ? Ralenti, s’il vous plait ! Oui, mais l’angle de vue est biaisé et les lois de la physique empêchent une telle trajectoire ! L’arbitre est cocu ! Tel joueur fait son cinéma sous les yeux admiratifs des supporters qui le haïront très rapidement dès qu’il revêtira le maillot de l’ennemi juré pour de basses considérations financières. La rivalité entre les clubs est tellement forte que lors des matchs internationaux, les bookma- kers bruxellois enregistrent les paris des anti-fans en attisant la concurrence des couleurs. Avant l’arrivée des bookmakers professionnels, les paris les plus fous prenaient place dans les lieux. « Si on perd, je promets de peindre ma voiture avec vos couleurs », « si on vous bat, tu m’offres une chemise à l’avenue Louise (n.d.l.r. : quartier huppé de la capitale) », pour finalement aboutir un jour au pari le plus fou chez les Turcs : « Si on perd, je te jure que je rase ma moustache ! » Silence dans la salle, personne ne trouve plus fort tandis que certains malins déjà rasés décident de se joindre à l’équipe : « Je te jure que moi aussi ! », le public se retourne et éclate de rire. Zert ! C’est la fin de partie, on bloque sa chaise pour zapper sur le satellite et fixer l’écran devenu aujourd’hui géant… ■ 69