Treize millions d`esclaves : travail et migrations forcés sous
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Treize millions d`esclaves : travail et migrations forcés sous
12 mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 911 - septembre 2016 Treize millions d’esclaves : travail et migrations forcés sous le nazisme En 1944-45, dans le Reich hitlérien, un travailleur sur quatre est un travailleur étranger ou prisonnier de guerre, sans compter les détenus des « KZ » et les juifs de tous pays. Description d’un système annoncé dans Mein Kampf, parue dans le rapport annuel 2015 de la Fondation pour les Mémoriaux de Basse-Saxe (1). Urgence transitoire ? C’est pourquoi les administrations allemandes n’ont considéré durant les premières années de guerre l’emploi de travailleurs étrangers que comme une mesure d’urgence transitoire, pour r emplir les vides laissés par les mobiliconsidérés comme ennemis mortels et sations de la Wehrmacht. Dès l’automne « sous-hommes » de moindre valeur. 1939 plusieurs centaines de milliers de On ne voyait pas d’inconvénient à leur prisonniers de guerre et de travailleurs cimort en masse. vils polonais traPuisqu’il n’y avait vaillaient dans plus assez de pril’agriculture en sonniers à dispoAllemagne. S’y sition, la politique ajoutaient des de « mise au tramilliers de travail » allemande vailleurs civils se focalisa sur la population civile polonais. Leur présence n’était soviétique. Jusqu’à pas nouvelle : l’été 1944, près de depuis bien des 3 millions de « tradécennies des vailleurs de l’est », saisonniers pocomme les autolonais venaient rités allemandes dans le Reich. les appelaient, Dorénavant c’est furent amenés en pourtant de plus Allemagne. Au en plus par la début, certains, pour échapper à force qu’on les recruta. la mort de faim L’hiver 1941-42 dans les régions a retourné la occupées par les situation. La straAllemands, étaient tégie de guerre encore volontaires, éclair dans la Jan Farion, transplanté de force en mais à partir de l’été 1942, c’était campagne en Allemagne nazie : une opération de mise URSS a échoué. en esclavage systématique à l'œuvre. pour presque tous Au moins lorsque sous la contrainte. la Wehrmacht se trouva bloquée devant Moscou, il apparut que la guerre durePlénipotentiaire général pour la main d’œuvre rait plus longtemps que prévu. La direction nazie se vit obligée de réorganiser Ces transferts étaient organisés à parde fond en comble l’économie de guerre. tir de la Thuringe. Hitler avait nommé De plus en plus d’hommes allemands le Gauleiter de la région, Fritz Sauckel, étant envoyés au front, le manque de « Plénipotentiaire général pour la main main d’œuvre se faisait sentir de plus en d’œuvre », GBA. Ses collaborateurs plus nettement. Dès l’automne 1941, des étaient en général des employés des représentants du Ministère du Travail Offices pour l’emploi. Sauckel et ses gens plaidaient pour l’autorisation d’employer devaient faire en sorte que le plus grand des prisonniers de guerre soviétiques nombre possible de travailleurs soit dans l’industrie d’armement. De même transféré très rapidement en Allemagne. le « Groupement du Reich-Charbon » Donc ils recrutèrent de la manière la – une union des producteurs de charplus brutale, en particulier en Pologne bon – défendait cette idée. Pourtant des et dans les territoires soviétiques ocréticences idéologiques demeuraient au cupés, déportant vers l’Allemagne les sein des cercles dirigeants. habitants de villages entiers. Rien que Jusqu’au printemps 1942, plus de deux du 1er avril au 31 décembre 1942, ils des trois millions de soldats de l’Arrecrutèrent selon les indications de mée Rouge prisonniers des Allemands Sauckel lui-même plus de 1,4 million de « t ravailleurs de l’est » (surtout femmes moururent de soif, de faim ou de froid, et enfants, les hommes étant dans l’Ar– un des pires crimes de la Wehrmacht. Personne n’avait jugé utile de nourrir et mée Rouge). Chaque semaine, 40 000 d’abriter ces hommes, même en tant que personnes étaient transportées vers main d’œuvre potentielle. Conventions l’Allemagne dans des wagons à bestiaux internationales et Droit des Peuples ou à marchandises. Ces chiffres restèrent ne préoccupaient de toute façon pas la à ce niveau jusqu’en 1944, de sorte que Wehrmacht dans cette guerre d’annihilabien des régions des territoires occupés tion. Les prisonniers soviétiques étaient étaient pratiquement vides d’habitants. © Stiftung Polnisch-Deutsche Aussöhnung, Varsovie. L a planchette avec son numéro à la craie cache presque le torse de Jan Farion, 10 ans. Ce gamin polonais a dû effectuer avec ses parents un travail forcé dans l’agriculture aux environs d’Aixla-Chapelle à partir de l’été 1943. Comme tous les travailleurs forcés, il a été enregistré par le Service du Travail et photographié pour sa carte de travail. Il devait avoir ce document constamment sur lui. Jan Farion était l’un des 13 millions de personnes qui ont été transplantés de force en Allemagne durant la Seconde guerre mondiale pour un travail forcé. Jamais auparavant autant de personnes n’avaient été transportées en Allemagne en aussi peu de temps que durant les années de nazisme. Il n’y avait pratiquement aucun secteur de la société allemande où on ne rencontrait pas de travailleurs forcés étrangers. La gamme allait des groupes industriels aux entreprises minières, à la construction en passant par l’agriculture et jusqu’aux petites entreprises artisanales. Même les structures religieuses ou communales profitaient de cet esclavage systématique. Au total, en 1944-1945, en gros un travailleur sur quatre dans le Reich était un prisonnier de guerre ou un « travailleur étranger » (Fremdarbeiter) comme on appelait les employés civils étrangers. Il convient d’y ajouter plusieurs centaines de milliers de détenus des KZ et des juifs, surtout polonais et hongrois. Le travail forcé a joué dès le départ un rôle important dans la politique de mise à l’écart et de persécution des nazis. Dans les premières années du pouvoir nazi, il est vrai que cela touchait presque exclusivement des Allemands : détenus politiques, soi-disant « asociaux » et autres groupes pourchassés. Cela changea dès le début de la Seconde guerre mondiale en 1939. Il est vrai que l’emploi de main d’œuvre étrangère était largement controversé, puisque les nazis favorisaient en fait une « communauté populaire » racialement pure, de « seigneurs » (Herrenmenschen). Un « mélange » avec des porteurs de « sang étranger » (dont ne faisaient pas seulement partie les juifs et les Tsiganes, mais par exemple aussi les Slaves) devait être évité à tout prix. Les nouveaux arrivants étaient enregistrés dans des camps de transit du Reich, désinfectés et répartis par des collaborateurs des Offices de l’emploi vers des entreprises qui avaient demandé des travailleurs forcés et pouvaient démontrer qu’elles disposaient des logements nécessaires (souvent des camps dépendant de la firme). Parfois les entrepreneurs étaient autorisés à choisir leurs travailleurs forcés directement dans le camp de transit. Selon les récits de survivants, les choses se passaient souvent comme sur un marché d’esclaves. Alors que durant les premières a nnées de guerre, les travailleurs forcés étaient en général placés dans l’agriculture, leur nombre augmenta à partir de 1942 surtout dans l’industrie, les mines et la construction. Les rabatteurs de Sauckel, à partir de 1943, transférèrent en Allemagne non seulement des Polonais, Ukrainiens, Russes ou Biélorusses, mais aussi des travailleurs de France, des Pays-Bas, de Belgique, du Protectorat de Bohême-Moravie (la Tchécoslovaquie actuelle), de Serbie et d’autres pays occupés. Éphémère exception Les Italiens constituèrent un cas particulier. Déjà avant-guerre, des dizaines de milliers d’entre eux travaillaient volontairement sur le territoire allemand. Après le début de la guerre, leur nombre monta à près de 200 000. La plupart avaient été envoyés en Allemagne sur la base d’un accord avec le régime de Mussolini. Jusqu’en 1943, en tant que citoyens d’un pays allié, ils furent notablement mieux traités que les travailleurs d’autres pays. Mais après le renvoi de Mussolini à l’été 1943 et le renversement des alliances par le Maréchal Badoglio, le changement fut dramatique. Dorénavant, les Italiens durent subir massivement les préjugés racistes difficilement réfrénés jusque-là. On les considérait comme des traîtres, les appelant avec mépris « cochons de Badoglio ». Cela toucha particulièrement les 600 000 soldats italiens qui, après la déposition de Mussolini, avaient refusé de poursuivre le combat aux côtés des Allemands, et avaient été transférés en Allemagne à l’automne 1943 comme travailleurs forcés (2). En tout, les autorités allemandes transférèrent vers l’Allemagne durant la guerre environ huit millions et demi de civils et quatre millions et demi de prisonniers de guerre en tant qu’esclaves de travail. Selon leur origine, ils avaient des mémoire LE PATRIOTE RÉSISTANT N° 911 - septembre 2016 c onditions de vie très différentes. Les pires frappaient (mis à part les travailleurs forcés juifs, d’ailleurs après 1944 utilisés surtout hors des frontières du Reich), les soviétiques, femmes, hommes et enfants. Leurs conditions de travail étaient des plus dures. Ils recevaient les rations alimentaires et les attributions de vêtements les plus réduites, et étaient logés dans des centres constitués en général de baraquements minables toujours bondés. La main d’œuvre polonaise n’était pas beaucoup mieux traitée, alors que les travailleurs forcés de l’ouest de l’Europe, en général des hommes, avaient des conditions un peu meilleures. Les services de sécurité nazis et les provocateurs idéologiques ont jusqu’au bout considéré les étrangers avec méfiance. D’une part, ils estimaient que la présence d’une aussi nombreuse main d’œuvre étrangère mettait en danger la sécurité intérieure. De l’autre, ils craignaient de mettre en cause la politique qui mettait « le peuple allemand audessus de tout » (Volkstumspolitik), car les Allemands avaient forcément des contacts avec les étrangers. On s’efforçait de séparer clairement les deux populations, dans l’espace et la vie sociale. La législation constituée par le « Décret sur les Polonais » de mars 1940 et les « Décrets sur les travailleurs de l’Est » de février 1942 étaient appliqués sous le contrôle de l’« Office central du Reich pour la Sécurité » (RSHA). Ces régulations racistes exigeaient que les travailleurs soviétiques et polonais soient regroupés dans des camps de baraques entourées d’une enceinte. Ils devaient porter sur leurs vêtements des insignes de reconnaissance : les « travailleurs de l’Est » le sigle « OST », les Polonais un « P ». Les moindres manquements, comme « indolence au travail », « rup ture de contrat » ou le fait de sortir du camp sans autorisation étaient punis de l’envoi en « camp d’éducation au travail » ou en camp de concentration. La surenchère de la « race pure » De nombreuses dispositions concernaient l’« interdiction de relations » entre Allemands et étrangers. Dans le cas de contacts sexuels avec des femmes allemandes (ou un simple soupçon), les hommes soviétiques ou polonais risquaient une exécution capitale publique. La punition pour les femmes allemandes allait de l’humiliation et du déshonneur par la tonte des cheveux, à des peines de prison ou même à l’envoi en KZ. Les hommes allemands ayant eu des contacts avec des étrangères étaient punis de façon nettement moins lourde. La propagande nazie justifiait cette isolation des travailleurs étrangers par le prétexte de protéger la « sécurité publique ». On présentait les étrangers comme constituant un danger, dont il fallait préserver la population allemande. L’« hébergement dans des camps », comme on appelait dans le jargon nazi l’entassement sous bonne garde dans des baraquements, contribuait à confirmer l’image de l’étranger comme dangereux. Quelqu’un qui était parqué dans un camp se voyait automatiquement aff ligé d’une image d’être indiscipliné et « étranger à la commu nauté », que l’on devait contraindre à respecter l’« ordre ». En conséquence, la plupart des Allemands ne prenaient absolument pas conscience de l’injustice dont les travailleurs étrangers étaient victimes. Souvent, comme le prouvent d’innombrables prises de position adressées aux autorités nazies ou à la police, c’étaient de très ordinaires « citoyens du peuple » (Volksgenossen, le terme créé par les nazis) qui réclamaient des mesures encore plus sévères contre les travailleurs forcés. Un point supplémentaire explique l’acceptation des mesures nazies : après 1942, pratiquement aucun travail de bas niveau, salissant, ou mal rétribué ne fut plus accompli par des Allemands. L’échelle sociale dans les entreprises fut artificiellement prolongée de quelques échelons vers le bas. Ainsi le moins qualifié des travailleurs allemands se situait automatiquement au-dessus d’un collègue étranger, qu’il pouvait pousser au travail. Cette évolution dans la structure sociale a contribué à créer parmi les ouvriers une large approbation du nazisme, qui n’évolua que très peu jusqu’à la fin de la guerre. Dans tous les domaines de la société, ségrégation et sélection ont maintenu l’« ordre » dans l’Etat nazi. On le voit de façon particulièrement horrible dans le traitement des nouveau-nés étrangers. Au début, les travailleuses forcées enceintes étaient renvoyées dans leur pays d’origine. Mais ce fut interdit par Fritz Sauckel à la fin de 1942, pour éviter de perdre ces femmes comme main d’œuvre. Polonaises et femmes de l’Est enceintes devaient rester sur place en tant que force de travail indispensable. Les autorités firent dès lors tout leur possible pour éviter les naissances, qui signifiaient la perte de plusieurs semaines de travail, et pour éviter de mettre en danger la « pureté » de la « race supérieure » allemande. Dans l’hiver 1942-43, l’Etat nazi étendit les possibilités d’avortements pour les travailleuses de l’Est et les Polonaises. Ce qui était interdit aux « précieux » Allemands devint la règle pour les travailleuses forcées considérées comme « racialement inférieures ». Sur ordre des autorités allemandes, des dizaines de milliers d’avortements furent réalisés, souvent contre la volonté de la future mère. Si malgré tout, des enfants naissaient dans les camps de travailleurs forcés, les mères devaient retourner au travail quelques jours après l’accouchement, et ne parlons pas des soins médicaux insuffisants et de la mauvaise situation alimentaire, en plus des conditions hygiéniques misérables dans les baraquements surpeuplés. Hommes 13 Femmes Répartition par sexes et nationalités (en pourcentage) de la maind'œuvre étrangère en Allemagne nazie en 1943. Le fait que les femmes, dans les quelques semaines entourant la naissance, devaient de toute façon manquer pour le travail entraînait régulièrement des protestations de la part des entreprises et des autorités locales. Il n’existait pourtant pas de réglementation à l’échelle du Reich concernant le traitement des nouveau-nés. Les instances régionales avaient donc en la matière une large marge de manœuvre. Camps pour enfants La façon dont elles en tirèrent parti, et dans quelle mesure elles recoururent à des solutions meurtrières, est éclairé par l’exemple de la circonscription (Landkreis) de Sangerhausen, dans la Saxe-Anhalt actuelle. En janvier 1943, le conseiller de Land Hans Müllenbrock (qui dirigea après-guerre la « centrale d’arbitrage pour les questions d’apport de population » du sénat de Berlin-ouest) exigea de pouvoir renvoyer dans leur pays d’origine les étrangères enceintes, bien que le plénipotentiaire pour les questions de main d’œuvre Fritz Sauckel l’ait interdit. Ne parvenant pas à ses fins, Müllenbrock proposa de transférer les nouveau-nés « dans les pays de l’Est » : « Ainsi le problème se trouverait totalement résolu et les enfants étrangers ne seraient plus à la charge du peuple allemand ». Il renouvela sa proposition en janvier 1944, et réclama en plus « la création dans le Gouvernement général (la Pologne occupée) de camps pour enfants dirigés par des Ukrainiens ». Effectivement de tels camps pour enfants furent créés, dès le début de 1943, non pas en Pologne occupée, mais un peu partout dans le Reich. Ces installations reçurent le nom flatteur de « Centres de soins pour enfants étrangers ». On y envoyait les bébés séparés de leurs mères rapidement après la naissance. Ils mouraient fréquemment dès les premières semaines. Ainsi, à Rühen en Basse-Saxe, entre juin 1944 et avril 1945, moururent au moins 350 enfants de travailleuses forcées de Volkswagen. Le nombre total d'enfants décédés dans ces centres est inconnu, mais se situe sans doute au moins autour de 50 000. C’est avec la même brutalité que les autorités allemandes procédèrent envers ceux des travailleurs forcés de l’Est qui n’étaient plus considérés comme capables de travailler. Les services du travail en envoyèrent des milliers, sous prétexte de maladies psychiques, dans les centres d’« euthanasie », par exemple à Hadamar en Hesse, où ils furent gazés. Selon l’estimation de l’historien Mark Spoerer, entre 1933 et 1945 un total de 2,7 millions de travailleurs forcés perdirent la vie, par surexploitation au t ravail, par assassinat direct, par famine, par exposition au froid, par maladies entraînées par des conditions d’existence c atastrophiques. Jan Farion a eu de la chance. Ce jeune Polonais embarqué pour Aix-la-Chapellle en 1943, a survécu et a pu retourner dans sa patrie avec ses parents après la guerre. La photo d’identité de sa carte de travail lui a servi plus tard de justificatif lorsqu’il a déposé une demande de dédommagement, ce qui lui permit de toucher en 2004, dix ans avant sa mort, une somme relativement symbolique. La plupart de ses compagnons de malheur n’ont pas eu cette chance, ils étaient morts depuis longtemps lorsque l’Allemagne, près de 60 ans après la guerre, finit enfin par décider de dédommager les travailleurs forcés. Jens-Christian Wagner Administrateur de la Fondation pour les Mémoriaux de Basse-Saxe (traduction Jean-Luc Bellanger) (1) L'article de Jens-Christian Wagner a d'abord été publié dans Die Zeit Geschichte, H.4 / 2015, pp. 78-84. (2) Un article a été consacré dans le PR de décembre 2006 au sort des Internés militaires italiens (IMI).