Comment peut-on être bilingue? - CIEBP Centre d`Information sur l
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Education et Sociétés Plurilingues n°5-décembre 1998 Comment peut-on être bilingue? Témoignages d'adolescents Annie JUNJAUD L'ojettivo di questo articolo è da un lato quello di illustrare le tappe dell'elaborazione di un dossier sur bilinguismo da parte di un gruppo di adolescenti bilingui franco-inglese alla Bordeaux International School nei 45 minuti settimanali del corso di francese (anno scolastico 1997-98), dall'altro quello di dare la parola a questi giovani bilingui presentando il più ampiamente possibile estratti dei loro testi. Situata a Bordeaux, quindi in un ambiente fortemente francofono, la Bordeaux International School è l'unica scuola del Sud Ovest della Francia a preparare gli alunni delle scuole secondarie agli esami britannici (GCSE e "A" Level) e ad accogliere alunni anglfoni di origini diverse (americani, australiani, francesi..) nati da famiglie residenti temporaneamente of definitivamente in Frnacia per motivi professionali o per scelta di vita. E' anche l'unica ad accogliere all'asilo nido e alla scuola materna i bambini bilingui franco-inglese di gruppi linguisticamente eterogenei (inglesi, americani, francesi, svedesi, tedeschi...) dall'età di due anni e mezzo. La scuola primaria impartisce l'insegnamento in francese e in inglese, dedicando il 50% del tempo a siascuna lingua. E' quindi possibile diventare bilingui ed effettuare l'intero periodo di studi in questa scuola che organizza peraltro degli stages intensivi. This article is an account of the steps leading to a report on bilingualism by a group of French-English teenage bilinguals in the Bordeaux International School, which they did during their 45-minute French class in 1997-98. Large excerpts from their compositions will allow us to hear what they themselves have to say. Situated in the midst of a massively French-speaking environment, this is the only school in the French SouthWest that prepares secondary school pupils for British examinations (GCSE and A' Levels) and that welcomes English-speaking pupils of various origins (American, Australian, French..) living in families who, for professional or personal reasons, are in France temporarily or for good. It is also the only school with a French-English bilingual nursery school receiving linguistically heterogenous groups of children from age 2½ on (English, Americans, French, Swedish, German..). The elementary curriculum is half in French half in English. It is thus possible to become bilingual and to get one's entire secondary education in this school, which also organizes intensive training periods. Après avoir apporté des précisions quant à la genèse de cette réflexion sur le bilinguisme, je présenterai le canevas de travail ayant servi de base à l’élaboration (non encore achevée) du dossier, puis je laisserai le soin au groupe de se présenter lui-même. Chacun expliquera ensuite dans quelles situations il pratique une langue ou l’autre, fera part de ses choix et de ses éventuelles difficultés, dira dans quelle(s) langue(s) il rêve, pense ou insulte, montrera l’aspect ludique que peut revêtir la pratique courante de deux langues et donnera son opinion sur les point positifs et négatifs qui lui semblent attachés à la condition de bilingue. L’idée d’engager avec mes élèves une réflexion sur leur bilinguisme s’est imposée à moi à la suite de deux constats. Le premier est qu’en tant que francophones, issus de groupes académiques différents mais réunis dans ce cours en raison même de leur bilinguisme, ils n’étaient pas concernés par l’apprentissage du Français Langue Etrangère (FLE), statut qu’a pour eux dans cette école le français comme matière A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? scolaire, puisque l’enseignement se fait en anglais et qu’ils préparent des examens anglais où ce que l’on exige d’eux représente, mutatis mutandis, ce qui est exigé en anglais des jeunes Français en classe de 2nde, c’est à dire des connaissances très endeçà de leur compétence. Le second est que les propositions d’étude que je leur avais soumises, dont le but était d’optimiser leur pratique et qui s’inspiraient du programme de 2nde dans le cursus français (l’énonciation, les différences écrit-oral, l’évolution des langues, la variation stylistique et situationnelle...), semblaient ne susciter qu’un enthousiasme très mesuré (pour employer un euphémisme), alors que les conversations spontanées qui émaillaient à l’envi ces cours de début d’année, où nous cherchions encore nos marques mais où il était toujours question de langage, avaient souvent trait à la condition de bilingue, chacun s’animant dès lors que ce thème était évoqué, relatant des anecdotes ou faisant état de pratiques linguistiques à travers lesquelles transparaissaient la variété et la richesse des expériences individuelles. Mue à la fois par un souci pédagogique (prendre appui sur les centres d’intérêts de mes élèves en valorisant leurs savoirs pour favoriser les acquisitions nouvelles et créer une atmosphère de travail positive) et par une curiosité intellectuelle de même nature que celle m’ayant dicté ma double orientation (et formation) de linguiste et d’enseignante de FLE, je leur proposai donc de mettre à profit le caractère exceptionnel de leur situation scolaire (tous bilingues, pas de préparation d’examen cette année) pour entamer une réflexion sur leur bilinguisme. Cela permettait en fait d’aborder les mêmes notions que celles précédemment proposées, tout en les rendant plus faciles à appréhender, moins abstraites et théoriques, en prenant ancrage à la fois dans l’expérience individuelle et dans l’expérience commune. La proposition remporta l’adhésion du groupe, composé de 4 filles de 13 à 16 ans (Lisette, Muriel, Ruth, Vicky) et d’un garçon de 16 ans (Mathieu). Il apparut rapidement que la finalité de la démarche serait la rédaction d’un dossier: en posant dès le départ que les destinataires seraient de "vrais" lecteurs, extérieurs à la classe et même à l’école, et non le seul professeur-correcteur, la pratique de l’écriture se délestait de ce caractère artificiel qui décourage ou ennuie tant de jeunes scripteurs et retrouvait la véritable fonction de communication, qui est généralement sa motivation première et dont il est permis de croire qu’elle favorise les modalités de la mise en mots, alors que la production écrite envisagée essentiellement comme support d’évaluation (souvent négative d’ailleurs) serait plutôt de nature, me semble-t-il, à inhiber l’expression. Pour susciter la réflexion et lui donner un cadre, j’ai dans un premier temps demandé à chacun de faire l’inventaire des situations d’émission-réception écrite et orale dans les 2 langues: plusieurs cours ont été consacrés à la présentation individuelle des résultats de cette investigation et cela a donné lieu à une fructueuse confrontation d’idées, certains pouvant reconnaître dans l’expérience des autres des pans de la leur, dont ils n’avaient peut-être pas conscience ou qu’ils avaient omis de mentionner. Ces discussions ont par ailleurs permis de créer un sentiment identitaire d’individus bilingues au sein d'un groupe partageant la même caractéristique et d’activer un début de conscience linguistique, dont je souhaitais qu’elle leur permette de mieux connaître leurs possibilités et d’en tirer le meilleur parti tant d’un point de vue personnel que scolaire et, ultérieurement, professionnel. Elles ont aussi été l’occasion de suggérer, de façon personnalisée, l’approfondissement de quelques aspects particuliers, chacun devant tenter de comprendre et d’expliquer certains de ses choix langagiers spécifiques, ce qui constituait l’étape suivante du travail de rédaction. 76 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? Je leur ai demandé ensuite de réfléchir et de répondre à une série de questions non traitées spontanément, concernant: la pensée, le monologue intérieur, les rêves, les insultes, les interférences et les difficultés (linguistiques et/ou psychologiques) à exprimer certaines choses dans l'une ou l’autre langue. Puis ils ont fait part des jeux (linguistiques ou sociaux) auxquels leur bilinguisme leur permet de s’amuser, avant de s’interroger sur les aspects négatifs et positifs qui leur semblent attachés à la condition de bilingue. Canevas de travail: parties constitutives du dossier 1. 2. 3. 4. 5. 6. Se présenter: nom, âge, nationalité des parents et de soi-même, en France depuis..., pays de naissance pour soi-même, ses frères et soeurs, lieu(x) de la scolarité primaire pour soi-même, ses frères et soeurs, parcours scolaire ultérieur... Présentation rédigée des situations d’émission-réception de chacune des 2 langues pratiquées. Quelles sont les situations où je parle, j’écoute, je lis, j’écris, français ou anglais? Reprendre les points sur lesquels chacun doit réfléchir pour les approfondir. Notes complémentaires selon les questions suivantes: En quelle langue pensez-vous? En quelle langue rêvez-vous? En quelle langue est votre monologue intérieur? En quelle langue insultez-vous? Quelles sont les choses que vous n’arrivez pas à exprimer en français/anglais? Quand cherchez-vous vos mots en anglais/français? Quelles sont les situations où des mots et expressions d’une langue vous échappent alors que vous êtes en train de parler l’autre langue? À quels jeux sur les 2 langues (mélanges, autres...) vous amusez-vous? Selon vous, quels sont les aspects positifs et négatifs du bilinguisme? Le groupe À présenter péremptoirement ce groupe comme "groupe de bilingues", il semblerait que je ne prenne pas en compte la notion pourtant fondamentale de "degrés de bilinguisme", tant il est vrai que le bilinguisme au niveau individuel est toujours relatif. Cette simplification abusive possède l’avantage de fournir une dénomination rapide et pratique, mais ne recouvre bien sûr que très imparfaitement la réalité. Muriel (13 ans) semble être la seule dont le français soit la langue maternelle, et il est difficile de donner un statut clair à l’anglais en ce qui la concerne: si l’on tient pour définitoire de langue seconde (L2) sa fonction interne dans le pays de l’élève, l’anglais n’a cette fonction pour elle en France qu’en milieu scolaire, tant en ce qui concerne l’enseignement des diverses matières que les échanges interpersonnels avec ses camarades et la majorité de ses professeurs, et, de façon sporadique, dans la communication avec une de ses soeurs également bilingue, ce qui est peut-être un peu restreint pour en faire une L2 mais un peu trop important dans sa vie quotidienne pour en faire une langue étrangère. Mathieu, lui, a un doute, ce qui est intéressant en soi, et jusqu’à ce jour malgré mes questions, le mystère de définir sa langue maternelle n’a encore pu être totalement élucidé. Pour la majorité, le français est une L2. Les points communs que l’on peut distinguer sont cependant, pour tous: une très bonne compétence de communication dans les 2 langues, et, s’agissant du français, une qualité dans les productions écrites semblant correspondre à celle de Francophones de leur âge et de leur niveau académique: si certaines erreurs sont facilement imputables à leur bilinguisme (calques structurels et/ou lexicaux impropres, traductions approximatives d’expressions idiomatiques ne "faisant pas sens" en français), il est en revanche très difficile de savoir si certaines fautes d’orthographe ou de syntaxe leur sont spécifiques, car elles ne semblent différer en rien de celles que l’on trouve chez des Francophones. Tous ont encore en commun un 77 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? bilinguisme précoce ou une immersion essentiellement scolaire en L2 avant l’âge de 10 ans. Enfin, tous vivent encore chez leurs parents, même si certains sont en famille d’accueil (francophone) ou à l’internat (anglophone) pendant la semaine. La seule façon nuancée d’appréhender leur bilinguisme est donc de les laisser en parler et de prendre connaissance, dans un premier temps, des conditions particulières qui ont fait d’eux des bilingues. Ruth et Vicky (16 ans) ont des parents anglais et ont été plongées brutalement dans un bain linguistique français en milieu scolaire après l’installation en France de la famille. Ruth a fait toute sa scolarité primaire et ses 4 années de collège dans le système français, et Vicky le CM2, deux années de 6ème et la 5ème: Je m’appelle Ruth Lane, je suis née le 10 Février 1982 à Exeter dans le SudOuest de l’Angleterre. C’est une petite ville, très belle, avec beaucoup d’animation et une grande population de jeunes. Mes chers parents sont d’origine 100% anglaise et j’ai donc hérité de leur nationalité. Je suis anglaise et fière de l’être! J’ai un frère, Stephen, né dans la même ville que moi, le 10 Décembre, 3 ans avant que je prenne ma première inspiration d’air pollué! J’ai vécu 7 ans dans les vallons verts de l’Angleterre avant que mon père ne constate que la pluie le pourrissait de l’intérieur et qu’il décide que l’on avait tous besoin d’un peu de soleil! Nous avons donc fourré toutes nos affaires dans la voiture et un camion de déménagement et nous avons pris la route pour la France... Mon arrivée dans la petite école de Beaumont de Lomagne a été traumatisante: je ne parlais pas français (à part 5 mots – oui, non, merci, s’il vous plaît et syndicat d’initiative!) – , mon frère était dans la même situation que moi mais son premier mot a été moissonneuse batteuse! J’étais terrifiée par ces gens qui parlaient cette langue si étrange et rapide. Après 3 mois, je pouvais tenir une conversation correcte avec un Français. Notons que Ruth ajoute à son incontestable compétence en français un très joli accent toulousain. Pour ce qui concerne Vicky, il est intéressant de noter qu’elle a été bilingue précoce hollandais-anglais, longtemps avant d’acquérir cette maîtrise du français qui rend ses origines insoupçonnables: Je m’appelle Victoria Emma Le Seelleur. Je suis née à Den Helder, en Hollande, il y a 16 ans, le 4 Avril... Je suis d’origine anglaise et mes parents aussi.. J’ai vécu en Hollande 4 ans. J’étais bilingue en hollandais et en anglais. Quand j’avais 3 ans, ma mère a eu ma soeur. L’année d’après nous avons déménagé en Angleterre où j’ai perdu tout mon hollandais... Mon père m’a dit qu’à un moment je savais mieux parler le hollandais que l’anglais mais même maintenant j’arrive à comprendre la plupart de ce que disent les Hollandais. Après 3 ans en Angleterre, nous avons encore déménagé, mais cette fois-ci en Belgique. Mes parents m’avaient mise dans une école internationale qui changeait beaucoup par rapport à mon ancienne école stricte et où il fallait porter un uniforme... Trois ans plus tard, nous avons encore changé de pays: la France cette fois-ci, seulement j’ai dû aller dans une école française car il n’y avait que ça dans la région où j’habitais. La 1ère année a été la plus dure parce que je ne parlais pas français, mais comme “un petit nègre”. Mes nouveaux amis m’ont beaucoup appris et aidée pendant cette période difficile. Maintenant je suis dans une école internationale de nouveau, après avoir passé 4 ans dans le système français. 78 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? Lisette et Mathieu (16 ans), eux, sont issus de couples mixtes dont la mère est anglophone, et bilingues précoces, sinon en production au moins en compréhension, pour Mathieu qui n’arrive pas à se rappeler vraiment quelle est sa langue maternelle: il pense que c’est le français car il est né et a vécu ses premières années en France, et pourtant, la langue parlée dans la famille étant l’anglais, il serait étonnant qu’elle ne l’ait pas toujours été... Par un effort de mémoire il admet que peut-être sa mère lui parlait en anglais, mais qu’il répondait probablement en français, car il fait état de problèmes de prononciation dans l’acquisition ultérieure de l’anglais parlé. Il dit par ailleurs assez joliment que l’anglais est "devenu sa première langue", énoncé paradoxal qui reflète assez bien le flou des origines: Je m’appelle Mathieu Marcel Guillet, premier du nom. J’ai 16 ans. Pour vous expliquer mes nationalités, il faut d’abord que je vous explique mes origines. De mon côté paternel, je suis français, avec un arrière grand-père espagnol. De mon côté maternel, c’est un véritable Erreur ! Source du renvoi introuvable.américain: origines norvégiennes, irlandaises et même peut-être anglaises! En tout, je suis 3/8 français, 1/8 espagnol, 1/8 norvégien, 1/8 irlandais, et 1/4 de tout le reste. Cela fait 11 ans et ½ que j’habite en France. J’y suis né, puis, à 8 ans, je suis allé habiter au Canada, où j’ai appris l’anglais, pour revenir en France à l’âge de 12 ans. Un an plus tard, j’ai déménagé en Allemagne un an, puis je suis revenu dans mon pays de naissance, où je suis resté jusqu’à présent... J’ai passé la maternelle, le CP et le CE1 en France. Puis, le reste de ma scolarité primaire au Canada en anglais. Pour ce qui est de mon éducation secondaire, le collège, je l’ai faite en France, avec le Brevet au bout. Puis j’ai fait ma 2nde, et en ce moment ma 1ère, dans le système international... L’an dernier, j’ai eu mes GCSE, l’équivalent du Brevet français. La différence, c’est que l’on choisit ses examens, et j’avais pris maths, anglais (littérature + langue), français, arts, sciences et géographie. À présent, je prépare mes A-Level, l’équivalent du baccalauréat, où je fais maths, anglais (littérature), français et sociologie. Pour Lisette, l’acquisition au sens strict de la 1ère langue s’est faite en anglais, mais les toutes premières années scolaires ont été effectuées à l’école française: Je me nomme Huguenin Lisette; j’ai une fierté particulière pour le prénom que je porte, sûrement parce que je n’ai jamais connu jusqu’à présent quelqu’un qui porte le même, donc, vous comprendrez, je m’estime rare! Je suis de nationalité demi anglaise du côté de ma mère, 1/8ème allemande et 3/8èmes française du côté de mon père. Pourtant jusqu’à maintenant j’ai choisi d’avoir un passeport uniquement britannique puisque je suis née en Angleterre où j’ai vécu pendant les 2 premières années et ½ de ma vie. Puis mon père a eu envie d’un climat plus serein, ce qui nous a amenés à nous installer en France où j’ai été scolarisée jusqu’en CP (cours préparatoire), contrairement à mon frère et ma soeur... Puis, pour des raisons d’emploi, mes parents ont dû nous scolariser ailleurs, donc moi, ma soeur et mon frère avons été inscrits à Bordeaux International School, où actuellement, à 16 ans, je m’apprête à passer des examens (GCSE’s). Comme son nom l’indique, c’est une école qui accueille des enfants de toutes nationalités, à partir de l’âge de 2 ans et ½ jusqu’à 18 ans et dont les parents sont souvent de passage en France, pour des raisons de travail. Tous les cours sont en anglais, sauf les langues étrangères bien sûr! Muriel, enfin, la plus jeune et la “Française du groupe”, a acquis l’anglais par immersion scolaire en ... Turquie: Je m’appelle Muriel Chaudoreille, j’ai 13 ans et je suis bilingue. J’adore mon nom car je le trouve amusant et j’en suis fière car il est rare. 79 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? Je suis française comme mes 2 parents et mes frère et soeurs. Toutes mes soeurs et mon frère sont nés en France, à l’exception de Violaine (la plus jeune), qui est née en Turquie. J’ai vécu en France jusqu’à l’âge de 6 ans et j’ai fait ma maternelle dans une école publique française et mon CP à la maison. Puis nous avons déménagé en Turquie où nous sommes restés 5 ans. Durant cette période, je suis allée dans 2 écoles. La première, une école française dans laquelle j’ai fait mon CE1 et mon CE2, était très stricte et dure... Finalement, mes parents m’ont changée d’école et m’ont envoyée dans une école américaine. Au début, c’était difficile, car personne ne parlait le français. C’est pour cette raison que j’ai très vite appris l’américain. En un an, après avoir suivi des cours d’américain intensifs, je parlais l’anglais couramment. C’est dans cette école, I.I.C.S., que j’ai fait mon CM1, mon CM2 et ma 6ème... Ensuite, nous avons déménagé de nouveau en France, où j’ai été inscrite à B.I.S., qui est une école internationale pour les bilingues anglais et français, et dans laquelle je me plais beaucoup, sauf aux heures du déjeuner... Dans quelles situations? La langue de la famille est l’anglais pour tous, à l’exception de Muriel, et, dans certaines circonstances de réunions familiales (repas, vacances) avec les membres français de leur famille, de Mathieu et de Lisette. La situation de Mathieu est là aussi un peu floue, car il semblerait que ses échanges avec son père soient assez fréquemment en français alors qu’avec sa mère, ils sont en anglais; avec son frère, l’utilisation d’une langue ou de l’autre est déterminée par l’entourage, le souci étant que leur conversation ne soit pas comprise. Muriel: "À la maison, je parle en français, mais parfois je parle en anglais avec mes parents parce qu’ils veulent perfectionner leur anglais ou avec ma tante pour que sa fille, qui a 2 ans, ne comprenne pas". Lisette: "Malgré un père français et une vie fixe en France, ma langue maternelle, c’està-dire l’anglais, a pris le dessus à partir du moment où mes parents se sont rencontrés, puisque ma mère ne maîtrisait pas le français, et depuis l’anglais a pris la première place dans nos échanges. Quand il s’agit de passer des vacances dans les Vosges avec ma famille lointaine, le français pointe le bout du nez et heureusement, sinon on aurait bien du mal à se faire comprendre entre cousins, oncles/tantes et nièces/neveux, mais entre moi et mes parents, l’anglais règne". Mathieu: "Je parle l’anglais à la maison, et plus souvent que le français. Je parle également avec mes amis anglophones, ou encore ma famille américaine. Mais je l’emploie également avec mon frère lorsque je suis avec des Français, afin de ne pas être compris. Je parle le français un peu à la maison, et surtout quand mon grand-père est là. Je le parle, bien sûr, avec ma famille et mes amis français. Là encore, je parle le français avec mon frère lorsque nous sommes entourés d’Anglais". Vicky: "Je parle beaucoup en anglais parce que je suis dans un environnement anglais la majorité du temps: ma famille, l’école, mes amis. Il se peut qu’avec Katharine je parle français parfois mais presque jamais avec Alex. Les seules occasions où je parle français, c’est avec mes amis français en dehors de l’école ou parfois avec les élèves". Ruth présente une situation qui a 2 particularités intéressantes: d’une part la famille, anglophone, a instauré une règle lui faisant obligation d’utiliser le français hors de la maison, et d’autre part la langue de communication usuelle entre Ruth et un seul des 80 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? membres de sa famille, son frère, est le français: Quand nous sommes à l’intérieur de notre maison, nous pouvons parler l’anglais ou le français, mais nous avons l’habitude de parler notre langue maternelle. Mais à l’extérieur nous sommes obligés de parler le français. Autrement nous ne parlons jamais le français, donc nous n’améliorons pas notre langage, ce qui est très dommage. Avec mon frère, c’est une autre situation. Nous avons vécu la plus grande partie de notre enfance en Angleterre où nous ne parlions pas beaucoup. Et c’est quand nous sommes arrivés en France, que mon frère allait rentrer dans l’adolescence, que nous avons commencé à parler plus souvent ensemble... nous avions déjà plus de choses intéressantes à nous dire, et comme nous commencions à apprendre le français, nous nous exercions à parler en français. Et depuis, nous avons l’habitude de parler en français, et parler en anglais nous semblerait très artificiel... Nous nous disputons aussi en français car nous n’avons pas l’habitude de nous disputer en anglais. Depuis que Stephen, mon frère, a passé 2 ans à l’étranger, en Afrique du Sud, un pays anglophone, nous commençons à parler anglais, même si nous revenons souvent au français. Tout de même nous arrivons petit à petit à avoir une conversation normale, qui ne nous semble pas artificielle, et je crois qu’un jour nous arriverons à parler en anglais aussi facilement qu’en français. La langue de l’école, qu’il s’agisse des cours ou des échanges entre condisciples, est massivement l’anglais, le français étant utilisé en cours de français et d’espagnol ainsi qu’avec le personnel de cuisine et administratif et, quelquefois, spontanément, entre les élèves, pour des raisons qui peuvent être très personnelles, comme en témoigne cette analyse de Lisette: Avec quelques uns de mes camarades nous conversons assez fréquemment en français, même si l’anglais est la langue dont nous nous servons habituellement. J’expliquerai cette manie de 2 manières totalement singulières: souvent tout commence à la première rencontre entre futurs camarades de classe. Par exemple, quand j’ai fait la connaissance de Ruth, on me la présenta ainsi: "Lisette, voilà Ruth, elle a 15 ans, elle est née en Angleterre mais a vécu presque toute sa vie en France, pratiquement comme toi!"Erreur ! Source du renvoi introuvable. Et c’est là qu’il y a un déclic, le simple fait de savoir qu’elle a vécu presque toute sa vie en France m’incite plutôt à débuter une conversation en français... Ma 2ème raison est la suivante: la plupart d’entre nous, à l’école, ne considérons pas que le français est notre langue "natale"Erreur ! Source du renvoi introuvable. même si nous sommes totalement bilingues. Donc, quand je le parle, c’est comme porter une nouvelle robe, c’est excitant; et à la fois, c’est mon signe d’amitié, de tendresse envers mes camarades avec qui je parle. La "langue de la rue", langue des échanges sociaux, est forcément le français, mais les témoignages reflètent leur importance encore relative dans de jeunes vies essentiellement partagées entre l’école, les amis et la famille. D’ailleurs, se montrer anglophone dans la rue, étant donné le prestige actuel de l’anglais, semble être une façon prisée de se faire remarquer, comme l’explique Lisette: De temps en temps dans le bus, entre amis, on se parle en anglais, et là c’est pour faire les malins, pour que les voisins nous regardent d’un air envieux, étonné ou bien admiratif. Ce qui me fascine, c’est de voir la réaction des gens quand je passe d’une langue à l’autre. La lecture, elle, rencontre des préférences diverses, liées semble-t-il à la langue de scolarité: Mathieu et Vicky, dont une partie importante du parcours scolaire a été effectuée en anglais, avouent une prédilection pour la littérature anglaise: je préfère la littérature anglaise car c’est la langue dans laquelle j’ai toujours lu. Je comprends plus 81 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? facilement les sentiments des personnages et le concept général du livre. J’ai un vocabulaire plus étendu en anglais et si je lis des livres en français, je suis obligée de chercher des mots que je ne comprends pas dans le dictionnaire, ce qui est assez embêtant, parce qu’il faut s’arrêter toutes les 5-10 minutes, écrit Vicky, et Mathieu précise: L’anglais, je le rappelle, est ma 1ère langue. Ainsi, je lis plus de romans anglais, mais aussi car j’ai choisi l’anglais comme A-Level, où l’on analyse beaucoup de littérature. Ruth, dont toute la scolarité a été effectuée en France, établit un partage en fonction du genre littéraire: Je n’aime pas lire tous les livres dans les 2 langues. Par exemple je n’aime pas lire un livre d’horreur en anglais. Chaque fois que je lis des livres de Stephen King (un anglophone!!!) je le fais toujours en français, car je trouve que les scènes sanglantes et d’épouvante sont mieux dans cette langue, peut-être parce que les mots sont plus expressifs... En français j’aime aussi lire tous les livres du genre historique ou biographique, car ce sont la plupart du temps juste des descriptions et narrations de faits divers. En anglais je lis surtout des romans d’amour et des comédies, et l’explication est simple: comédies et romans expriment surtout des sentiments et comme je l’ai déjà expliqué cela est plus facile à comprendre dans ma langue maternelle.. Pour les comédies il y a une autre raison: l’humour dans les 2 langues n’est évidemment pas pareil et je trouve plus facile de comprendre l’humour anglais car j’ai été élevée avec l’idéologie anglaise. Muriel, de langue et culture françaises mais dont la scolarité a principalement été anglophone, lit indifféremment les 2 langues, au point d’oublier dans quelle langue elle a lu un livre: Je lis des romans en français et en anglais, mais je me rappelle rarement dans quelle langue j’ai lu un livre car je comprends et lis aussi bien l’anglais que le français. Je lis aussi beaucoup de livres, et souvent 2 en même temps, ce qui fait que j’oublie souvent le titre du livre et dans quelle langue je l’ai lu. Lisette, quant à elle, exprime assez bien la situation générale, par rapport à la lecture de la presse notamment, plus accessible en français: Je n’ai certainement aucune préférence qu’elle (la lecture) soit en anglais ou bien en français, mais il m’est évidemment plus facile de me procurer des livres-magazines-journaux français. L’écriture épistolaire s’adapte à la langue du destinataire, mais les témoignages spontanés, ou les écrits "pour soi" semblent confirmer l’idée répandue en sociolinguistique que la langue maternelle est la langue privilégiée de l’expression affective. Les témoignages de Ruth et de Mathieu vont dans ce sens: Je tiens depuis peu de temps un journal personnel, qui décrit au jour le jour ma vie, mes émotions et mes sentiments. Au début, j’ai remarqué que j’écrivais autant en français qu’en anglais, mais pas dans les mêmes situations: tout ce qui était descriptions, remarques ou simples faits quotidiens était en français, mais quand je voulais écrire des émotions et des sentiments je le faisais en anglais, écrit Ruth, et Mathieu, qui tente de justifier son choix par des raisons de facilité, n’a peut-être pas encore compris pourquoi il se sent "plus à l’aise": Pour quelle raison j’écris en anglais plus qu’en français, que ce soit un poème ou une réflexion philosophique? Là, il faut dire que je me sens plus à l’aise avec l’anglais qu’avec le français, surtout à l’écrit (après tout, les verbes sont bien plus faciles à conjuguer!). Il apparaît également qu’à l’écrit comme à l’oral la L2 fait presque toujours office de langue cryptique, langue du secret, qui permet de ce fait un plus grand sentiment de 82 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? liberté cohabitant parfois avec une vraie lucidité quant aux limites effectives de cette liberté. Muriel tient son journal en anglais "car de cette façon, mes amis français qui viennent à la maison ne comprennent pas ce que j’ai écrit", alors que Ruth et Lisette affectionnent particulièrement le français pour "les petits mots dans les marges" des cahiers: En écrivant des petites choses dans les marges, je crois trouver une certaine intimité, donc je crois avoir gardé un secret puisque je me suis servie d’une autre langue, alors que cela est complètement faux parce la majorité de mon entourage sait manier le français, écrit Lisette, et Ruth fait part d’une expérience similaire: En cours il m’arrive souvent d’écrire des petits mots sur mes classeurs et mes cahiers. J’ai tendance à les écrire en français, peut-être que je crois que les autres ne comprennent pas, pour que ce soit plus personnel. Même si je sais qu’ils comprennent le français, je le fais toujours dans cette langue, mais aussi parce que j’ai eu toute ma scolarité en France, j’ai l’habitude de le faire en français. Interférences, alternance, insultes, pensées, rêves, hésitations... Les interférences, c’est à dire l’intrusion intempestive de fragments d’une langue dans l’autre, concernent très souvent les expressions idiomatiques ou les blagues, difficiles à traduire, et se produisent également en relatant du discours direct dans l’autre langue. Il arrive également que le seul mot (ou même morphème!) qui se présente soit celui de l’autre langue, un pommier s’étant ainsi transformé pour Ruth en "pomme tree", ou qu’un tic de langage dans une langue soit transféré à l’identique dans l’autre, comme l’habitude de dire "aussi" en fin de phrase pour Vicky, même en anglais. A l’impossibilité de traduire s’ajoute parfois la paresse de le faire dans des situations où l’on sait être compris dans les 2 langues. Le phénomène, évidemment plus fréquent à l’oral, peut éventuellement se produire à l’écrit en cas de vigilance amoindrie par la fatigue, comme Vicky en a fait l’expérience: Il y a quelques temps, je tenais un carnet secret où je notais toutes les activités que j’avais faites pendant la journée. La plupart était en anglais mais si je parlais de gens français ou d’une histoire française, je l’écrivais dans la même langue. Un soir, j’avais tellement sommeil que j’avais marqué la moitié en français et l’autre en anglais, sauf que je les mélangeais dans la même phrase. En relisant, ça ne donnait aucun sens du tout. Nous voyons qu’ici Vicky fait spontanément la distinction entre ce qui relève de l’alternance, c’est à dire l’emploi alterné des 2 langues motivé dans ce cas précis par la langue des personnes ou situations décrites, et l’interférence, c’est à dire le mélange des 2 systèmes linguistiques. L’alternance, quand elle n’est pas dictée par des exigences d’intercompréhension ou, comme on vient de le voir avec Vicky, par certaines propriétés du thème traité, est souvent liée, nous l’avons vu, à des choix affectifs: la langue maternelle pour l’expression des sentiments et la L2 comme langue cryptique, langue du secret, de la distance et de la liberté. Ainsi, Ruth écrit également son journal en 2 langues: Au début, j’ai remarqué que j’écrivais autant en anglais qu’en français, mais pas dans les mêmes situations. Tout ce qui était descriptions, remarques ou simples faits quotidiens était en français, mais quand je voulais écrire des émotions ou des sentiments, je le faisais en anglais. Cela me semble normal car l’anglais est ma langue maternelle, celle que j’ai au fond de mon coeur, tandis que le français est en surface. 83 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? L’insulte: le choix de la L2 pour l’insulte (Ruth) ou l’expression de la colère (Vicky), qui relèvent toutes deux du domaine émotif, peut sembler paradoxal mais il ne l’est à mon avis qu’en apparence. Cette liberté est très probablement liée au fait que ne pèse pas sur la L2 l’interdit parental et/ou scolaire tacite ou explicite s’exerçant sur la langue maternelle, distance qui dans le cas de Ruth, pour ce qui concerne l’insulte, s’apparente à un phénomène de délexicalisation (perte ou atténuation du sémantisme premier de certains termes), qu’elle impute à juste titre aux locuteurs natifs eux-mêmes mais qui relève sûrement aussi de sa propre relation au français: Pour certaines raisons j’ai l’habitude de jurer en français. Et j’y ai réfléchi. Dans le Sud de la France, et même mieux la campagne profonde, les gens ont l’habitude d’utiliser les insultes comme expressions en fin de phrase, sans les employer avec leurs sens véritables. Ils utilisent ces insultes comme marques d’exclamation, de surprise, de dégoût et comme ponctuation, tandis qu’en Angleterre les gens utilisent aussi des insultes, mais méchamment, avec une connotation vulgaire. Comme j’ai vécu en Angleterre quand j’étais petite je n’utilisais pas de vulgarités, mais j’ai grandi en France et insulter en Français est beaucoup plus naturel pour moi. Elle ajoute cependant: "Il m’arrive d’enchaîner une suite d’insultes dans les 2 langues", rejoignant en cela Lisette pour qui "il n’y a jamais assez de mots pour faire part de sa colère ou de son désarroi" et qui en tire cette conclusion magnifique: "voilà pourquoi, pour insulter, un bilinguisme de grossièreté s’impose!", opinion à laquelle Mathieu, Muriel et Vicky semblent souscrire... La pensée: si Muriel pense "plutôt" et compte "toujours" en français, c’est en général l’anglais qui domine pour Mathieu et Lisette, qui ne pensent en français que lorsqu’ils doivent produire du discours dans cette langue. Ruth admet penser dans les 2 langues, comme Vicky, qui pense en français dans la solitude ou dans la colère: Quand je pense c’est dans les 2 langues. Au début de ma vie en France, je pensais tout le temps en anglais mais, petit à petit, sans m’en rendre compte, j’ai commencé à me dire des choses en français. Je me parle en français quand je suis en colère. Peut-être parce que je trouve que les mots ont plus de force en français. Quand je suis toute seule, aussi, je pense en français sauf quand j’ai été entourée d’anglais toute la journée. La nuit, quand je rêve, c’est dans les 2 langues. Cela dépend si dans mon rêve je parle à un français ou à un anglais et aussi de quelle humeur je suis. Comme quand je pense, la plupart du temps quand je suis en colère je parle en français. Les hésitations et difficultés apparaissent de façons diverses. Lorsqu’il s’agit de "chercher ses mots", Ruth et Muriel ont un fonctionnement parallèle: leur L2 étant celle de la plus grande partie de leur scolarité, elles avouent chercher moins leurs mots à l’écrit dans celle-ci que dans leur langue maternelle, cette dernière leur posant en revanche moins de problèmes à l’oral: Si je fais un devoir en anglais ou en français je vais être obligée de chercher des mots. Mais je cherche plus souvent des mots en anglais qu’en français (Ruth). Que ce soit en anglais ou en français, je cherche mes mots continuellement, bien que j’aie un pressentiment vague que je suis plus souvent à la recherche de mes mots en anglais (Lisette). Si, dans la journée, je parle une langue, j’ai du mal à trouver les mots dans l’autre plus tard (Vicky). Mathieu, lui, est sûr de chercher plus souvent ses mots en français qu’en anglais à l’oral (ce qui confirmerait l’hypothèse de l’anglais langue maternelle?): C’est le plus souvent en français que je cherche mes mots. Le plus souvent, je le dis en anglais, espérant que mon interlocuteur comprenne! Je cherche rarement, voire jamais, mes mots en anglais. 84 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? Les difficultés à s’exprimer dans une langue ou l’autre s’intensifient dans des situations d’insécurité linguistique, pour Lisette et Vicky notamment: Chaque fois que je suis en pleine conversation avec un adulte où je fais mon maximum pour employer un vocabulaire correct et approprié, je sombre dans la nervosité et c’est là où je me prends dans mon propre filet: je n’arrive pas à avoir prise sur les mots que j’aimerais utiliser dans la langue que je suis en train de parler, mais ils me viennent dans l’autre langue! (Lisette). Dans l’école française où j’étais, j’ai appris à parler dans la cour de récréation alors j’ai surtout un vocabulaire courant et je suis un peu coincée quand je dois parler de façon plus sophistiquée. Cela ne m’a jamais vraiment gênée car mes professeurs croyaient que ce n’était pas grave parce que j’étais anglaise. Maintenant j’essaie de m’améliorer mais ce n’est pas toujours évident (Vicky). Ruth dit éprouver de la difficulté à exprimer ses sentiments en français et Lisette affirme ne pas pouvoir verbaliser ses émotions, quelle que soit la langue. Les jeux Les jeux auxquels le bilinguisme donne lieu sont souvent des transferts de prononciation d’une langue sur l’autre, avec si possible modification sensible du sens: "Thank you very much" donnerait ainsi, selon Muriel, "Ton cul vieille mouche". Il peut aussi s’agir de mélanges lexicaux incluant également l’espagnol: "La nourriture at the cantine esta very disgusting", toujours selon Muriel. Vicky s’amuse à faire des traductions littérales de phrases, de textes et surtout de tournures idiomatiques par définition impossible à traduire littéralement. Le jeu prisé de tous, cependant, semble être celui qui consiste à faire semblant de ne pas comprendre le français pour piéger l’interlocuteur, comme nous l’explique Ruth: C’était un lundi matin, 6h30, Jemma et moi étions dans le train. Une bande d’adolescents s’est assise derrière nous, ils parlaient français et nous anglais. Alors a commencé le jeu de séduction. Ils ont essayé de parler anglais et de nous demander ce que l’on écoutait comme musique. Mon plan était déjà établi, je ne prononcerais aucun mot en français. Nous avons fait semblant de ne rien comprendre. Au bout d’un moment, ils ont cru comprendre que nous ne comprenions rien, alors ils ont commencé à se demander quel âge nous avions, si nous avions des petits copains, et des questions de ce genre. Pour mettre fin à ce jeu méchant, quand ils ont posé la question suivante "Ca fait combien de temps que vous êtes en France?, j’ai répondu en français courant, exagérant mon accent toulousain! Points positifs et négatifs Points négatifs: Lisette a bien conscience du caractère incongru que revêt a priori pour bien des gens l’idée qu’être bilingue puisse comporter des aspects négatifs. Pour ce qui la concerne cependant, elle semble incarner la crainte parfois manifestée spontanément face au bilinguisme: y a-t-il un risque de confusion linguistique? Lisette répond "oui": Je ne veux aucunement généraliser, car il y a des bilingues qui jugent que parler 2 langues leur donne un équilibre en ce qui concerne l’orthographe, la syntaxe et le vocabulaire gardé en mémoire, mais en ce qui me concerne je pense plutôt que cela perturbe actuellement mon orthographe, aussi bien en français qu’en anglais... Je n’arrive tout simplement pas à classer les 2 langues séparément, à me dire en français ceci s’écrit comme cela et en anglais ça s’écrit comme ceci – c’est entremêlé. Elle évoque également certaines formes de discrimination: Dans la vie courante, j’ai parfois eu le malheur de dire que j’étais anglaise quand je voulais des renseignements dans un bureau ou m’inscrire à une activité: cela a toujours l’air de poser un problème et, après 85 A. Junjaud, Comment peut-on être bilingue? une longue attente, je me rends compte que j’aurais dû dire que j’étais française et ça aurait pris 5 fois moins de temps (Lisette). Un jour en revenant de la boulangerie un homme est sorti d’une maison, nous a entendu parler anglais et nous a insultés en nous disant de rentrer en Angleterre (Vicky). Pour moi, le seul vrai point négatif est d’être coupée entre 2 pays, cultures, langues différentes... Je suis anglaise, mon pays natal est l’Angleterre et mes racines sont là-bas. La France est plutôt le pays où je suis obligée de vivre. Parfois je me trouve dans de grandes confusions car je ne sais pas si je suis anglaise ou française. Quand je rentre en Angleterre je me sens étrangère, à part des autres, mais quand je suis en France je sens aussi que je ne suis pas dans mon propre pays (Ruth). Pour Muriel le côté négatif est surtout lié à la brutalité de son immersion: Au début, j’ai eu droit aux moqueries des élèves de ma classe, et Mathieu se souvient d’une situation analogue: Lorsque j’appris l’anglais, je n’arrivais pas à prononcer le "th". À l’âge que j’avais (8 ans), ceci était une excuse pour se moquer de moi méchamment.., mais tous deux sont très heureux maintenant! Points positifs: Tous néanmoins s’accordent à penser que le positif domine largement, notamment pour ce qui concerne l’ouverture au monde, les possibilités de rencontres: Je rencontre beaucoup de personnes de cette façon. Un jour, notre professeur de français nous a emmenés au célèbre procès de Maurice Papon et, à la pause, un vieux monsieur est venu vers nous et a commencé à nous parler. Il a été attiré parce que nous parlions anglais. Nous avons ensuite appris que, pendant la guerre, il avait été interné à Auschwitz. Cela nous a beaucoup intéressés qu’il nous ait parlé un peu de sa vie et lui était ravi que des jeunes se rendent compte des horreurs qui se sont passées il y a 50 ans (Vicky). Sont également mentionnées par tous les facultés d’adaptation, la facilitation des voyages, des études (de langues en particulier) et bien sûr, ultérieurement, de la carrière professionnelle: Quant au travail (éventuel, bien sûr), je tiens de mon père que l’on aime employer des personnes qui possèdent des avantages, comme le bilinguisme. Et là encore, la capacité à voyager et pouvoir changer de pays ou de région, qui est à l’origine de ma connaissance des 2 langues, m’aidera énormément à trouver un emploi (Mathieu). Un optimisme face à l’avenir, partagé par l’ensemble du groupe. 86