Affirmation verbale et affirmation de la pensée dans la théorie

Transcription

Affirmation verbale et affirmation de la pensée dans la théorie
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
[Architectures de la Raison -Mélanges offerts à Alexandre Matheron, (Textes réunis par Pierre-François MOREAU).
Fontenay-aux-Roses : ENS Editions, 1996, pp. 247-258. Repris dans Spinoza et la Pensée Moderne -Constitutions de
l’Objectivité. Préface de Pierre-François Moreau. Paris/Montréal : L’Harmattan (collection « La philosophie en
commun »), 1998, pp. 319-335.]
Affirmation verbale et affirmation de la pensée
dans la théorie spinoziste de la connaissance
par Charles Ramond
Université Michel de Montaigne Bordeaux 3
1
En demandant : Quid est equum alatum percipere, quam alas de equo affirmare ?2,
soit :
(1) « Qu’est-ce donc que percevoir un cheval ailé, sinon affirmer d’un cheval
des ailes ? »,
Spinoza entend ruiner, comme on sait3, l’explication cartésienne de l’erreur en soulignant
1
Article publié in Architectures de la Raison -Mélanges offerts à Alexandre Matheron (Textes
réunis par Pierre-François Moreau). Fontenay-aux-Roses : ENS Editions, 1996, pp. 247-258.
2
E (= Éthique ) II 49 sc. A (= Appuhn GF) 130 6-8 ; G (= Gebhardt) II 134 30-31
3
Voir par exemple Gueroult II (= Spinoza, 2) 504 et suiv, notamment 509-510. Alexandre Matheron fait jaillir notre problème, dans un tout autre contexte, de l’étude du TTP (= Traité ThéologicoPolitique). Voir Le Christ et le salut des ignorants chez Spinoza, 90-93, et notamment 92 : « Dieu s’est manifesté aux Apôtres à travers la pensée du Christ <per mentem Christi> [TTP I, G III 21] et non pas seulement
à travers les paroles du Christ. Il nous faut donc admettre que Jésus a d’abord perçu, pour son propre compte,
ce qu’il a ensuite dévoilé aux hommes. Mais sous quelle forme l’a-t-il perçu ? Pas sous la forme d’images ni
de mots, nous venons de le voir. Or, en dehors des images et des mots, il n’est point de médiation possible
d’un interlocuteur à un autre [...]. Une seule solution, par conséquent : les desseins de Dieu ont été révélés au
Christ ‘immédiatement’. Alors que Moïse parlait à Dieu face à face, comme deux hommes dialoguent ensemble par le canal de leurs deux corps, le Christ, lui, a communiqué avec Dieu d’esprit à esprit <de mente ad
mentem> ». C’est bien le problème de la communication, et de la nature même, verbale ou non verbale, d’une
vérité rationnelle. On notera l’emploi par Matheron, ici, du verbe « percevoir » comme équivalent de
« penser » (« Jésus a d’abord perçu... Mais sous quelle forme l’a-t-il perçu ?), conformément à la pratique de
Spinoza en Éthique II 49 sc (nous y insistons dans le corps de cet article). Voir également Franck Tinland,
« Spinoza ou la force d’affirmer », in Droit Naturel, Loi Civile et Souveraineté à l’Epoque Classique, Paris,
1
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
le caractère illusoire de la séparation entre volonté et entendement. « La volonté » au
contraire « et l’entendement sont une seule et même chose » <voluntas, et intellectus unum,
et idem sunt>4 ; et il n’y a pas à admettre la volonté, simple abstraction, au rang des
réalités, parce qu’« il n’y a dans l’âme aucune volition, c’est-à-dire aucune affirmation et
aucune négation, en dehors de celle qu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est idée » <in mente
nulla datur volitio, sive affirmatio, et negatio praeter illam, quam idea, quatenus idea est,
involvit>5. Le « cheval ailé » ainsi enrôlé dans une argumentation plus générale, et toute
« idée » enveloppant une « affirmation », « percevoir un cheval ailé » ne serait donc rien
d’autre, comme le soutient Spinoza, qu’« affirmer d’un cheval des ailes ».
Mais que signifie exactement « affirmer d’un cheval des ailes », décalque du latin
alas de equo affirmare ? Considérant l’expression en elle-même, on aura sans doute
tendance à interpréter « affirmer » en « attribuer », et on lira, ou on écrira donc :
(2) « Qu’est-ce donc que percevoir un cheval ailé, sinon attribuer des ailes à un
cheval ? »
Cette assertion à son tour ne s’éclaire complètement que si « attribuer » y est
entendu au sens de « constituer une phrase en liant par la copule ‘est’ un prédicat et un
sujet » -à moins que l’on ne veuille entendre, par « attribuer des ailes à un cheval »,
quelque obscure opération de collage ou d’accolage mental, qui pourrait par exemple être
exprimée sous la forme :
(3) « Qu’est-ce donc que percevoir un cheval ailé, sinon dessiner
intérieurement des ailes à un cheval ? »
(hypothèse d’ailleurs non absurde dans le contexte de II 49 scolie, puisqu’une telle
« attribution » onirique, créatrice et visuelle ne serait autre chose qu’un acte d’imagination,
fort proche ici de la perception, comme nous allons le voir bientôt).
Dans la première hypothèse cependant, Spinoza identifierait la « perception » à une
« attribution », c’est-à-dire à un jugement, ou à la production d’un discours ; et sa
déclaration pourrait être explicitée sous la forme :
(4) « Qu’est-ce donc que percevoir un cheval ailé, sinon prononcer la phrase :
‘un cheval est ailé’ ? ».
Le modèle de la perception ne serait donc plus des sens (la vue, le tact), ni même les
opérations du rêve ou d’une imagination pittoresque, mais bien le langage -thèse renforcée
paradoxalement lorsque « percevoir » est pris par Spinoza, dans ce scolie, au sens strict de
« sentir » ; « tout comme », y déclare-t-il en effet, « par la même faculté de vouloir, nous
pouvons affirmer une infinité de choses (l’une après l’autre toutefois, car nous n’en
pouvons affirmer à la fois une infinité), nous pouvons aussi, par la même faculté de sentir,
sentir ou percevoir une infinité de corps (l’un après l’autre bien entendu) » <[...] sic etiam
infinita corpora (unum nempe post aliud) eadem sentiendi facultate possumus sentire, sive
percipere>6. L’aspect « sensible » de la perception est manifesté, ici, non seulement par
l’équivalence explicite sentire, sive percipere, mais aussi par la référence à des « corps »
comme objets de cette « perception ». Or, cet aspect « sensible » de la perception
PUF, 1988, 43-71.
4
E II 49 cor.
5
E II 49.
6
Ibid, G II 133 28-32.
2
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
accompagne précisément l’aspect « discursif » de l’« affirmation » . Spinoza ne donne pas,
en effet, la raison pour laquelle il estime que nous « ne pouvons affirmer à la fois une
infinité de choses » : sans doute la juge-t-il évidente. Or, nous pouvons fort bien
« affirmer » plusieurs choses à la fois : par exemple, notre puissance et notre bonté, comme
Auguste clément -à condition d’entendre « affirmer » de façon non discursive, non verbale,
non linguistique : au sens, donc, de « poser », « montrer », « faire preuve de »,
« manifester », donc « rendre présent », acceptions qui permettraient des formules comme :
(5) « Qu’est-ce donc que percevoir un cheval ailé, sinon rendre simultanément
présents un cheval et des ailes ? »,
ou encore :
(6) « Qu’est-ce donc que percevoir un cheval ailé, sinon poser ensemble un
cheval et des ailes ? »
-formules peu claires au fond (car les opérateurs et les modalités de ces « présences
simultanées » ne pourraient que demeurer d’abord mystérieux), mais possibles, et même
sans doute inévitables ; tandis qu’il reste absolument impossible, en vertu de la nature
même du langage, d’« affirmer » plusieurs choses à la fois, au sens d’« énoncer »
simultanément plusieurs phrases. La nécessaire successivité des perceptions semble donc
bien répondre, en Éthique II 49 scolie, à la nécessaire linéarité des affirmations énoncées7.
L’équivocité de « percevoir » interdit cependant de conclure au sujet d’ « affirmer ».
Spinoza donne en effet, en Éthique II 49 scolie, la plus large extension au terme
« percevoir », qui peut désigner la perception sensible, mais aussi, et indifféremment
semble-t-il, l’imagination. Répondant à une « objection » qu’il soulève lui-même, Spinoza
superpose ainsi les registres de la perception et de l’imagination : « quand nous disons que
quelqu’un suspend son jugement, nous ne disons rien d’autre sinon qu’il voit qu’il ne
perçoit pas la chose adéquatement <se rem non adaequate percipere>. La suspension du
jugement est donc en réalité une perception <est igitur judicii suspensio revera perceptio>,
et non une libre volonté. Pour le faire mieux connaître, concevons un enfant qui imagine un
cheval ailé et ne perçoit rien d’autre <quod ut clare intelligatur, concipiamus puerum,
equum alatum imaginantem, nec aliud quicquam percipientem> », etc8. Le va et vient entre
imaginare et percipere est particulièrement frappant à la fin de ce passage comme si les
deux verbes étaient interchangeables, en ce qui concerne le problème traité ici par
Spinoza9. On aurait donc, en tenant compte de l’équivalence entre « percevoir » et
« imaginer » :
(7) « Qu’est-ce donc qu’imaginer un cheval ailé, sinon affirmer d’un cheval des
ailes ? »
7
La « linéarité » est la dimension temporelle, donc successive et monophonique, de tout énoncé.
Nous reprenons l’idée et le terme à Saussure : voir Cours de linguistique générale (Payot) I, ch I, § 3, 103 sq
(« caractère linéaire du signifiant »).
8
E II 49 sc. G II 11-16 ; nous modifions la traduction d’Appuhn (129), qui rend parle même
verbe « imaginer » les deux termes imaginantem et percipientem de la fin du passage
9
La même interchangeabilité se remarque un peu plus loin : « j’accorde maintenant que nul ne
se trompe en tant qu’il perçoit, c’est-à-dire que les imaginations de l’âme considérées en elles-mêmes
n’enveloppent aucune sorte d’erreur » <porro concedo neminem decipi, quatenus percipit, hoc est mentis
imaginationes, in se consideratas, nihil erroris involvere concedo> (E II 49 sc. A 130 1-4 ; G II 134 27-29).
On notera l’explicite explicitation de percipere par mentis imaginationes.
3
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
Les remarques déjà faites au sujet du verbe « affirmer » demeurent valables ici :
quel que soit par ailleurs le côté visuel et fictif de l’imagination, qui permettrait en effet de
lire :
(8) « Qu’est-ce donc qu’imaginer un cheval ailé, sinon accoler mentalement
des ailes à un cheval ? »
(et en dépit de l’obscurité déjà signalée10 d’une telle « fiction », d’une telle « feinte »
imaginative) ; quel que soit, donc, cet aspect spontanément créatif que nous associons -et
que Spinoza reconnaît volontiers- à l’imagination, l’interprétation discursive
d’« affirmer » :
(9) « Qu’est-ce donc qu’imaginer un cheval ailé, sinon attribuer des ailes à un
cheval ? »
(qui revient à demander, comme nous l’avons montré :
(10) « Qu’est-ce donc qu’imaginer un cheval ailé, sinon prononcer la phrase :
‘un cheval est ailé’ ? »)
reste ici plausible, et se voit même confirmée par l’analyse que propose Spinoza,
immédiatement après, de l’exemple du rêve. Nous laisserons de côté le but principal de la
référence au rêve : que Spinoza y fait du rêve un exemple d’imagination hallucinatoire par
impossibilité d’une suspension du jugement ; qu’il veut montrer par là qu’une « image » a
la force de s’imposer par elle-même, et qu’elle ne requiert aucun acte supplémentaire
d’affirmation qu’elle-même ; qu’on aurait donc tendance à voir, conformément à
l’habitude, dans l’« imagination », des « images » que l’on « voit », et, conformément à la
doctrine spinoziste exprimée ici, dans ces « images », une certaine puissance
d’« affirmation », c’est-à-dire d’irruption et de maintien dans la présence et l’existence.
Car, pour notre analyse, importe surtout le fait très remarquable que Spinoza, décrivant le
rêve, jette précisément un soupçon sur la nature « imagée » des rêves, au sens de quelque
chose de visible par les yeux. Il écrit en effet : « je ne pense pas qu’il ait quelqu’un qui
croie, durant qu’il rêve, avoir le libre pouvoir de suspendre son jugement sur ce qu’il rêve
et de faire qu’il ne rêve pas ce qu’il rêve qu’il voit <nec credo aliquem esse, qui putet, se,
dum somniat, liberam habere potestatem suspendendi de iis, quae somniat, judicium,
efficiendique, ut ea, quae se videre somniat, non somniet>11. Une lecture rapide peut faire
croire que Spinoza reprend ici l’idée du rêve comme spectacle visible ; et, de fait, il ne
s’oppose pas explicitement à une telle conception. Pourtant, il ne dit pas qu’on « voit en
rêve » (leçon attendue et convenue), mais bien que, lorsqu’on rêve, on « rêve qu’on voit »
<ea, quae se videre somniat>. Mais, si le rêve est d’essence illusoire, « rêver qu’on voit »,
c’est peut-être croire à tort que l’on voit. Le rêve, comme l’imagination, pourraient donc
fort bien, de ce point de vue, n’être pas « visuels », mais d’une autre nature, celle
précisément indiquée peut-être par le verbe « affirmer », à savoir discursive et
linguistique12. Tenant compte du caractère exemplaire, aux yeux de Spinoza, du rêve pour
l’imagination, on aurait alors, non pas :
(11) « Qu’est-ce donc que rêver d’un cheval ailé, sinon voir l’image mentale
10
Voir ci-dessus les remarques faites à propos de la formule (5).
E II 49 sc. G II 134 22-25.
12
Voir Alain, Système des beaux-arts, introduction, et Sartre, L’Imaginaire, où l’existence
même d’images mentales, fût-ce dans le rêve, est (à juste titre selon nous) remise en cause : voir par exemple
Sartre 86 et 212, entre autres nombreux passages.
11
4
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
d’un cheval ailé ? »,
mais bien plutôt :
(12) « Qu’est-ce donc que rêver d’un cheval ailé, sinon prononcer la phrase :
‘un cheval est ailé’ ? »
Le verbe « percevoir », en Éthique II 49 scolie, désigne cependant, en plus de la
perception et de l’imagination, l’entendement lui-même. Le contexte général l’indique
suffisamment : Spinoza traite avant tout du problème de la connaissance, c’est-à-dire des
« idées », comme l’indique le texte de la Proposition 49 (« il n’y a dans l’âme aucune
volition, c’est-à-dire aucune affirmation et aucune négation, en dehors de celle
qu’enveloppe l’idée en tant qu’elle est idée » <idea, quatenus idea est>), ou de
« l’entendement », comme l’indique le texte du Corollaire (« la volonté et l’entendement
sont une seule et même chose » <voluntas, et intellectus unum, et idem sunt>) dont II 49
scolie est le commentaire direct. De fait, dès la première des réponses fournies aux quatre
« objections » qu’il soulève lui-même, Spinoza identifie explicitement conception et
perception : « je nie que la volonté s’étende plus loin que les perceptions, autrement dit la
faculté de concevoir <nego voluntatem latius se extendere, quam perceptiones, sive
concipiendi facultatem>, et en vérité je ne vois pas pourquoi la faculté de vouloir devrait
être infinie, plutôt que celle de sentir » <nec sane video, cur facultas volendi potius dicenda
est infinita, quam sentiendi facultas>13. On aurait donc, en respectant l’équivalence
perception-entendement :
(13) « Qu’est-ce donc que concevoir un cheval ailé, sinon affirmer d’un cheval
des ailes ? »
ce qui donnerait, en vertu des raisonnements précédents, d’abord :
(14) « Qu’est-ce donc que concevoir un cheval ailé, sinon attribuer des ailes à
un cheval ? »,
c’est-à-dire :
(15) « Qu’est-ce donc que concevoir un cheval ailé, sinon prononcer la phrase
‘un cheval est ailé’ ? »
On croira sans doute, d’abord, cette interprétation évidemment fausse : Spinoza n’at-il pas très souvent averti de distinguer discours et conceptions, énoncés et pensées14 ? Il
sépare ainsi, dans le Traité de la Réforme de l’Entendement, l’« affirmation de
l’entendement » de l’« affirmation verbale » : « Toute définition doit être affirmative. Je
parle d’une affirmation de l’entendement, m’inquiétant peu de la verbale, laquelle, à cause
du manque de mots, pourra bien à l’occasion s’exprimer sous une forme négative, bien
13
E II 49 sc. G II 135 25-28. On remarque la même équivalence penser-percevoir dans le TRE
(= Traité de la Réforme de l’Entendement), dans le passage où Spinoza propose de « former le concept d’une
sphère » <conceptum globi>. Après l’avoir formé, il écrit : « certes cette idée est vraie <haec sane idea vera
est> et, bien que nous sachions que nulle sphère n’a jamais été engendrée de la sorte dans la nature, c’est là
cependant une perception vraie <est tamen vera perceptio> », etc (A § 41 204-205 ; K (= Koyré [= Bruder])
§ 72 58-59 ; G II 27 15-19 ). La suite du texte confirme cette équivalence.
14
Voir par exemple, en E II 48 sc, fin, la réf à II déf 3 (« j’entends par idée un concept de l’âme
que l’âme forme pour ce qu’elle est chose pensante »), et expl (« je dis ‘concept’ de préférence à ‘perception’
parce que le mot de ‘perception’ semble indiquer une action de l’âme » <dico potius conceptum, quam perceptionem, quia perceptionis nomen indicare videtur, mentem ab objecto pati. At conceptus actionem mentis
exprimere videtur>). On notera toutefois, ici, la prudence de Spinoza au moment même où il pose sa distinction (« semble indiquer », « semble exprimer »).
5
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
qu’elle soit entendue affirmativement » <omnem definitionem debere esse affirmativam.
Loquor de affirmatione intellectiva, parum curando verbalem, quae propter verborum
penuriam poterit fortasse aliquando negative exprimi, quamvis affirmative intelligatur>15.
La détermination exacte de ce que Spinoza appelle ici affirmatio intellectiva, et ses
rapports avec l’affirmatio verbalis, sont le cœur même de notre propos. Mais remarquons,
pour l’instant, que Spinoza, dans ce passage du Traité de la Réforme de l’Entendement,
n’est pas tant préoccupé de la distinction entre une « affirmation de l’intellect » et une
« affirmation verbale » que de la distinction entre une affirmation qui se présente sous
forme affirmative et une affirmation qui se présente sous forme négative. Spinoza dit en
somme : peu importe la tournure, affirmative ou négative, de la phrase considérée,
l’essentiel est qu’elle puisse se ramener à une affirmation de l’intellect, c’est-à-dire à une
proposition fondamentalement affirmative. Autrement dit, ce passage du Traité de la
Réforme de l’Entendement n’oppose pas, mais identifie au contraire, « affirmation de la
pensée » et « affirmation verbale » : toute affirmation verbale n’est pas une affirmation de
la pensée, et il y a des négations verbales qui sont des affirmations de la pensée ; mais toute
affirmation de la pensée doit être conçue comme une affirmation au sens le plus courant,
c’est-à-dire au sens d’une affirmation verbale.
Ce résultat trouverait une confirmation inattendue, en Éthique II 49 scolie, dans la
réponse que donne Spinoza à la « troisième objection » qu’il prend en compte, objection
selon laquelle, puisqu’il y a des « degrés de réalité » et donc « de perfection » entre les
idées, et puisque d’autre part l’acte d’affirmer est toujours le même, on doit distinguer
idées et affirmations. Spinoza répond (immédiatement après l’exemple du cheval ailé) :
« Et je pense, par là, avoir également répondu à la troisième objection, à savoir, que la
volonté est un universel, que l’on prédique de toutes les idées, et qui désigne seulement ce
que les idées ont toutes en commun, à savoir l’affirmation » <atque his puto me ad tertiam
etiam objectionem respondisse, nempe, quod voluntas universale sit, quod de omnibus
ideis praedicatur ; quodque id tandum significat, quod omnibus ideis commune est, nempe
affirmationem>16. En quel sens entendre cette « affirmation commune à toutes les idées » ?
On pourrait bien sûr songer à un assentiment intérieur, à une position des idées considérées
dans la présence et dans l’existence -hypothèse naturelle, et déjà évoquée. Mais Spinoza
emploie bien le verbe « prédiquer » <voluntas universale sit, quod de omnibus ideis
praedicatur>, situant immédiatement cette « affirmation » sur le plan du discours, tout
comme il l’avait fait explicitement en II 49 dém, où il écrivait en effet : « concevons donc
quelque volition singulière, soit un mode de penser par lequel l’âme affirme que les trois
angles d’un triangle égalent deux droits » <concipiamus itaque singularem aliquam
volitionem, nempe modum cogitandi, quo mens affirmat, tres angulos trianguli aequales
esse duobus rectis> -l’« affirmation » de l’âme étant ici, incontestablement, une assertion,
un énoncé, une phrase, une déclaration, que l’on peut mettre entre guillemets (à savoir :
« les trois angles d’un triangle égalent deux droits »). Or, d’une part, cette « affirmation »
verbale incontestablement est dite vraie, concerner une idée, et n’être même rien d’autre
que l’essence de l’idée du triangle17 ; et d’autre part, elle est déclarée « quelconque », prise
« ad libitum », et en cela exemplaire, universelle, propre à fonder une démonstration. Si
l’on prête attention, enfin, à l’avertissement du début de II 4 scolie, où Spinoza nous met en
15
TRE, A § 53, K § 96, G II 35 24-27.
E II 49 sc. G II 135 1-4.
17
E II 49 dém : haec affirmatio ad essentiam ideae trianguli pertinet, nec aliud praeter ipsam
est (G II 130 32-33).
16
6
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
garde de ne pas prendre, comme d’autres, « les idées » pour « des peintures muettes sur un
panneau » <ideas [...] veluti picturas in tabula mutas, aspiciunt>18, on se voit obligé, nous
semble-t-il, de considérer les idées comme « non muettes », c’est-à-dire comme
essentiellement parlantes ; et c’est bien en ce sens strictement discursif qu’il faudrait alors
entendre la suite de la phrase : ceux qui ont « l’esprit occupé par ce préjugé [à savoir, ceux
qui considèrent les idées comme « muettes »] ne voient pas qu’une idée, en tant qu’elle est
idée, enveloppe une affirmation ou une négation » <et, hoc praejudicio praeoccupati, non
vident, ideam, quatenus idea est, affirmationem, aut negationem involvere>19.
L’« affirmation » enveloppée dans toute idée, « en tant qu’elle est idée », serait donc au
fond, par opposition au mutisme, une affirmation verbale, une énonciation, et il n’y aurait
donc pas, dans la philosophie de Spinoza, d’affirmation propre à la pensée, mais
irréductible à un discours.
Le problème est que, dans les lignes immédiatement suivantes, Spinoza affirme le
contraire. Dès le début de II 49 scolie, il avait annoncé son intention de « distinguer entre
les idées et les mots par lesquels nous désignons les choses » <dinstingu[ere] inter ideas,
et verba, quibus res significamus>20. Quelques lignes plus loin, la distinction est poussée
aussi loin que possible, puisque Spinoza va jusqu’à dissocier les idées et les mots autant
que les attributs Pensée et Etendue : « la Pensée n’enveloppe en aucune façon le concept de
l’Etendue, et [l’on connaît] ainsi clairement que l’idée (puisqu’elle est un mode du penser)
ne consiste ni dans l’image de quelque chose, ni dans les mots. L’essence des mots, en
effet, et des images, est constituée par les seuls mouvements corporels qui n’enveloppent
en aucune façon le concept de la pensée »21. Situer idées et mots dans des attributs distincts
revient à soutenir, d’une part la totale hétérogénéité de la pensée avec tout ce qui peut se
rapprocher d’elle en ayant cependant rapport aux corps (comme par exemple l’imagination,
et, à plus forte raison, la perception) ; et à soutenir, d’autre part, qu’aux affirmations
verbales de l’attribut Etendue correspondent (en vertu du « parallélisme »), dans l’attribut
Pensée, des affirmations non verbales (contrairement à ce que nous venons d’établir à
partir de II 4 dém). Mais alors, pourquoi Spinoza, en Éthique II 49 sc, ne cesse-t-il de tenir
pour négligeable, ainsi que nous l’avons montré plus haut, la différence entre
« perception », « imagination », « rêve », et « conception », au moment même où il aurait
fallu ne jamais les confondre ? Et pouvons-nous, dans les textes écrits par Spinoza, trouver
de quoi donner consistance et clarté à cette notion d’une affirmation non verbale ?
18
E II 49 sc. G II 132 9-10. L’image apparaissait déjà en E II 43 sc : « avoir une idée vraie, en
effet, ne signifie rien, sinon connaître une chose parfaitement ou le mieux possible ; et certes personne ne peut
douter, à moins de croire que l’idée est quelque chose de muet comme une peinture sur un panneau <nec sane
aliquis de hac re dubitare potest, nisi putet, ideam quid mutum instar picturae in tabula [...] esse -G II 124
9-10>, et non un mode de penser, savoir l’acte même de connaître ». Toute la question est de savoir ce qu’il
faut entendre par cet « acte même de connaître » <ipsum intelligere>, et notamment s’il peut être totalement
délié -puisque les idées ne sauraient être « muettes »- d’une affirmation verbale.
19
E II 49 sc. G II 132 10-12.
20
Ibid, G II 131 32-33. Nous reprenons ici (pour significare) la traduction de Appuhn et Caillois, proche du latin, de préférence à celle de Pautrat et Misrahi, simplement décalquée : en français en effet,
des mots « désignent » des « choses », et, à la rigueur, « signifient quelque chose », mais ne « signifient »
jamais, distributivement, « des choses ».
21
E II 49 sc : haec autem praejudicia exuere facile is poterit, qui ad naturam cogitationis attendit, quae extensionis conceptum minime involvit ; atque adeo clare intelliget, ideam (quandoquidem modus cogitandi est) neque in rei alicujus imagine, neque in verbis consistere. (G II 132 15-19).
7
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
Pour une raison encore mystérieuse, Spinoza semble bien avoir hésité, en effet,
entre deux attitudes à l’égard des affirmations verbales (rappelons que nous entendons par
« affirmation verbale » toute « assertion », qu’elle soit formulée de façon positive ou
négative, pourvu qu’elle se présente sous forme d’une phrase). Dans le Traité de la
Réforme de l’Entendement, par exemple, les affirmations verbales sont parfois tenues à
l’écart de la pensée : la souplesse du langage autorise en effet des associations auxquelles
ne répond aucune idée : « quand nous connaissons la nature du corps, nous ne pouvons
forger l’idée d’une mouche infinie, ou encore, quand nous connaissons la nature de l’âme,
nous ne pouvons forger l’idée d’une âme carrée, bien que nous puissions exprimer en
paroles n’importe quoi <postquam novimus naturam animae, non possumus fingere eam
esse quadratam, quamvis omnia verbis possimus effari>22. Les mots sont donc « une partie
de l’imagination » <verba s[u]nt pars imaginationis>, et, en cela, sont « des signes des
choses, telles qu’elles sont dans l’imagination et non telles qu’elles sont dans
l’entendement » <non s[u]nt nisi signa rerum, prout sunt in imaginatione, non autem prout
sunt in intellectu>23 . Mais toute la question est justement de savoir comment sont « les
choses » « dans l’entendement ».
Si la fausseté de l’imagination est étroitement liée au langage, on peut supposer que
les « choses » seront présentes « dans l’entendement », c’est-à-dire en vérité, de façon non
verbale, non affirmative, non discursive : les idées seront muettes. L’« affirmation » propre
à l’entendement sera alors la position, dans l’attribut Pensée, d’une idée correspondant à
une chose singulière donnée dans l’attribut Etendue : sans être la représentation ou l’image
de la chose, toute idée sera néanmoins idée « de » la chose considérée. Il y aura donc une
idée « de » notre corps24 comme il y a une idée « d’un » cercle25. L’affirmation propre à
l’idée sera alors cette affirmation muette, si l’on ose dire, évoquée par Spinoza en Éthique
III 10 dém. : « ce qui est premier et principal dans notre âme est un effort pour affirmer
l’existence de notre corps <primum et praecipuum nostrae mentis conatus est, corporis
nostri existentiam affirmare>26, et reprise en III 11 scolie27. Mais qu’est-ce que cette
« affirmation » par l’âme, c’est-à-dire par l’idée du corps, de l’existence de ce corps ? Ce
ne peut être une phrase, qu’il faudrait sans cesse répéter, comme « il est, il existe, il est, il
existe... », etc -car, si rapide que fût la répétition, elle n’atteindrait pas à la continuité de
l’affirmation considérée. La notion d’une affirmation continue, non verbale, non réflexive,
par conséquent, et non consciente de soi (car toute réflexivité suppose une interruption de
l’affirmation réfléchie, pendant le temps au moins de la réflexion), sans doute comparable
au « je pense » kantien, ou à la « conscience non-thétique (de) soi » sartrienne28, est donc le
22
TRE, A § 37 199 ; K § 58 46-49 ; G II 22 19-21.
TRE, A § 47 211 ; K § 88 74-75 ; G II 33 resp 8 et 13-15.
24
Voir E II 11-13.
25
TRE A § 27 190 ; K §33 26-27 ; G II 14 13-14 : idea vera (habemus enim ideam veram) est
diversum quid a suo ideato : nam aliud est circulus, aliud idea circuli (« l’idée vraie -car nous avons une idée
vraie- est quelque chose de distinct de ce dont elle est l’idée : autre est le cercle, autre l’idée du cercle »).
26
E III 10 dém. G II 148 19-20.
27
E III 11 sc : « d’où suit que l’existence présente de l’âme et sa puissance d’imaginer sont
ôtées, sitôt que l’âme cesse d’affirmer l’existence présente du corps » <ex quibus sequitur, mentis praesentem
existentiam, ejusque imaginandi potentiam tolli, simulatque mens praesentem corporis existentiam affirmare
desinit> (G II 149 23-26).
28
Voir Kant, Critique de la Raison Pure (Déduction des concepts purs de l’entendement, § 16 :
« de l’unité originairement synthétique de l’aperception » ; et Sartre, L’Etre et le Néant, Introduction, III : « le
23
8
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
corrélat d’une conception de l’idée comme idée « d’un » idéat. Le terme « affirmation » est
d’ailleurs, dans ce cas, à la limite de l’impropriété, et nous ne nous étonnons donc pas de
voir Spinoza le redoubler, l’expliciter, chaque fois qu’il intervient. Par exemple, en Éthique
III 4 dém, la déclaration initiale selon laquelle « la définition d’une chose quelconque
affirme, mais ne nie pas l’essence de cette chose » <definitio enim cujuscunque rei ipsius
rei essentiam affirmat, sed non negat>, est immédiatement explicitée en : « autrement dit,
[la définition] pose, mais n’ôte pas l’essence de la chose » <sive rei essentiam ponit, sed
non tollit> . L’équivalence entre « affirmer » et « poser » est fréquente dans l’Éthique 29.
Dans de nombreux cas cependant, l’« affirmation » non verbale d’une présence ou d’une
existence cesse d’être position pour se révéler simple affect : par exemple, dans le
souvenir, l’« affirmation » de la présence de la chose ou de la scène dont on se souvient
résulte, non à proprement parler d’une position, mais de l’absence d’un affect qui exclue le
souvenir. Cette « affirmation » est donc en réalité le résultat d’une inertie, comme
l’explique très clairement Spinoza en Éthique III 18 scolie : « j’appelle ici une chose passée
ou future, en tant que nous l’avons vue ou la verrons, qu’elle a servi à notre réfection ou y
servira, nous a causé du dommage ou nous en causera, etc. En tant que nous l’imaginons
ainsi, nous en affirmons l’existence » <quatenus enim eamdem sic imaginamur, eatenus
ejus existentiam affirmamus>.
L’« affirmation » non verbale est donc une « position d’existence », qui peut aussi
bien caractériser la pensée (dans le cas des définitions) que l’imagination et le souvenir, ou,
plus généralement, l’erreur dans laquelle persévère malgré elle une âme qui manque des
affects qui pourraient la détromper. De là les difficultés que nous avons déjà rencontrées
pour isoler cette « affirmation » non verbale dans sa pureté. Pour reprendre l’exemple
célèbre du Traité de la Réforme de l’Entendement, qu’est-ce donc que l’« idée d’un
cercle » ? Ou encore, qu’est-ce donc que l’idée dont le cercle est « l’idéat », -pour
reprendre le terme exact adopté par Spinoza30 ? Nous invitons le lecteur à se demander s’il
lui est possible de concevoir une telle « idée » sans en faire, plus ou moins, une « image »
du cercle. Tant qu’on s’interdira la moindre formulation verbale, nous semble-t-il, il ne
pourra en être autrement. Il faut donc choisir, entre former une idée claire du cercle, c’est-
cogito préréflexif et l’être du percipere », notamment 20-21.
29
Voir par exemple E III 25 dém : « mais l’âme s’efforce (Prop 12), autant qu’elle peut,
d’imaginer ce qui nous affecte de joie, c’est-à-dire (II 17 et cor) de le considérer comme présent <[...] imaginari, hoc est ut praesentia contemplari> ; et aussi E III 54 dém : « et ainsi l’âme s’efforce d’imaginer cela
seulement qui affirme ou pose sa propre puissance d’agir » <quod ipsius agendi potentiam affirmat sive ponit> ; l’affirmation est souvent une « affirmation d’existence », autre façon de désigner ce que nous avons
appelé jusqu’ici « position » : par exemple E I 8 sc 1 : « ‘être infini’ est l’affirmation absolue de l’existence
d’une nature quelconque » <infinitum [esse] absoluta affirmatio existentiae alicujus naturae [sit]> ; et aussi
E III déf gale Aff, et expl : « l’essence de l’âme consiste (II, 11 et 13) en ce qu’elle affirme l’existence actuelle de mon corps » <essentia mentis in hoc consistit, quod sui corporis actualem existentiam affirmat> ;
voir aussi Lettre 36 à Hudde : « il y a contradiction à ce qu’une chose dont la définition enveloppe
l’existence, ou (ce qui revient au même) qui affirme son existence, soit connue comme n’existant pas » <aliquid, cujus definitio existentiam includit, aut (quod idem est) existentiam affirmat, etc -G IV 184 10-12) ;
voir aussi E IV 11 dém, qui offre un exemple intéressant de distorsion entre le texte proprement dit, dans
lequel affirmare est pris au sens d’une affirmation non verbale, au sens d’une position d’existence, tandis que
la référence (E I 33 sc 1) prend le verbe « affirmer » au sens d’une affirmation verbale. Dans Nietzsche et la
Philosophie, Deleuze conclut sur la notion d’« affirmation » (201-217) : jamais cette « affirmation » n’est
affirmation « de » quoi que ce soit, jamais elle n’est verbale à proprement parler -son seul mot étant le « oui »
de l’âne. L’« affirmation » nietzschéenne est muette.
30
TRE, A § 27 190 ; K § 33 26-27 ; G II 14 13-14 : idea vera [...] est diversum quid a suo
ideato.
9
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
à-dire en donner une définition formulée verbalement, ou en former une image confuse,
lorsqu’on s’interdit une telle verbalisation. En un mot, il y aurait donc là un chemin tout
différent du premier, et une véritable alternative : ou bien penser consisterait à former des
« idées des choses », et l’affirmation de la pensée serait une sorte de position mentale non
verbale, confuse et proche de l’image ; ou bien penser consisterait à former des « discours à
propos des choses », et l’affirmation de la pensée consisterait uniquement un définitions et
en discours. L’idée du cercle serait la définition du cercle, ou ne serait rien.
Spinoza s’est engagé dans cette seconde voie comme il s’était engagé dans la
première. Il y a en effet, dans le spinozisme, à côté d’une conception de l’idée comme
image confuse et muette, une conception de l’idée comme « discours sur », par laquelle
l’affirmation verbale se voit pleinement réhabilitée. On ne peut manquer d’être frappé en
effet, à la lecture du Traité de la Réforme de l’Entendement, par le fait que « l’idée du
cercle » est simplement évoquée, mais jamais décrite, ou même simplement caractérisée -et
comment pourrait-elle l’être, puisque par définition elle est produite par une « affirmation »
non verbale ?- ; tandis que Spinoza propose plusieurs « définitions du cercle ». Notre but
n’est pas ici d’examiner la légitimité de la préférence de Spinoza pour une définition
dynamique du cercle (« figure décrite par une ligne quelconque dont une extrémité est fixe
et l’autre mobile31 »), plutôt que pour une définition statique (« figure où les lignes menées
du centre à la circonférence sont égales32 ») ; car l’essentiel est dans le contraste entre le
flou de « l’idée du cercle » et la grande précision des « définitions du cercle », quelles
qu’elles soient : la pensée s’arrêtant comme embarrassée dans le premier cas, et prenant
immédiatement son élan dans le second : comme s’il n’y avait d’« idées » (mais surtout pas
d’« idées de ») qu’à la condition qu’il y ait définition, c’est-à-dire affirmation verbale,
énoncé d’une phrase :
(16) « Qu’est-ce donc que définir un cheval ailé, sinon affirmer d’un cheval des
ailes ? »
c’est-à-dire :
(17) « Qu’est-ce donc que définir un cheval ailé, sinon énoncer qu’un certain
cheval porte des ailes ? ».
Mais, considérant l’aspect fictif du « cheval ailé », on écrira plutôt :
(18) « Qu’est-ce donc que décrire un cheval ailé, sinon déclarer qu’un cheval
porte des ailes ? »
La chaîne des termes est alors complète : car la « description » fait le lien entre,
d’une part, la « perception » et l’« imagination », le « rêve », le « souvenir » : autant de
relations dans lesquelles prédomine le modèle de la vue, de l’image, de l’affection d’un
sujet par un spectacle ; et, d’autre part, la « narration de fiction », la « littérature », mais
aussi la « définition », base de la pensée démonstrative : autant de productions de l’esprit
essentiellement discursives, linguistiques, ou plutôt langagières. D’un côté le modèle
spatial de la vue, qui entraîne des « affirmations » non verbales, qui sont des positions
d’existence ; de l’autre, le modèle temporel de l’ouïe, de l’entendement, qui entraîne des
31
TRE, A § 52 213 ; K § 96 78-79 ; G II 35 13-15 : circulus secundum hanc legem sic esset definiendum : eum esse figuram, quae describitur a linea quacunque, cujus alia extremitas est fixa, alia mobilis.
32
TRE, A § 51 213 ; K § 95 78-79 ; G II 35 1-2 : figuram aliquam, cujus lineae, a centro ad
circumferentiam ductae, sunt aequales.
10
Affirmation verbale et affirmation de la pensée chez Spinoza
« affirmations » verbales. Nous trouvons chez Spinoza une lutte entre ces deux modèles :
tantôt la pensée est conçue comme affirmation non verbale, sur le modèle de la perception,
de « l’idée de » ; tantôt au contraire la perception elle-même subit l’attrait du modèle
discursif, et s’infuse de parole :
(1) « Qu’est-ce donc que percevoir un cheval ailé, sinon affirmer d’un cheval
des ailes ? »
Nous avons voulu ici dégager chez Spinoza, à côté (et peut-être même en dessous)
de l’envahissement classique de la pensée par le modèle muet de la vision, une autre piste,
inattendue, mais extrêmement originale, qui conduirait à retourner au contraire sur la
perception, sur l’imagination et même peut-être sur les rêves, le modèle discursif de la
pensée33.
_________________
33
Freud montre une remarquable intuition de ce problème dans un texte de 1908, « La création
littéraire et le rêve éveillé », recueilli in Essais de psychanalyse appliquée, Gallimard (« idées »), 69-81.
11

Documents pareils