Système d`acteurs en action dans l`aménagement

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Système d`acteurs en action dans l`aménagement
Chapitre II.
LES CONSTRUCTIONS TERRITORIALES DES PÉRIPHÉRIES
Système d’acteurs en action
dans l’aménagement de Mrazga (Nabeul) :
le cas des propriétaires de terrains et de logements
NASSIM DRIDI
Enseignant agrégé, FLSH, Université de Sousse
[email protected]
INTRODUCTION
L’opération de Mrazga constitue un exemple d’urbanisme de projet mené par l’Agence
foncière d’habitation (l’AFH) dans la zone de Mrazga, située entre les deux villes touristiques
de Nabeul et de Hammamet, à environ 60 kilomètres de Tunis [l’Agence foncière d’habitation
est un opérateur public tunisien qui a été créé par la loi 73-21 du 14 avril 1973, pour
« acquérir, aménager et céder les terrains situés dans les zones destinées à la construction à
usage d’habitation » (article 1)].
L’intervention se base sur deux outils opérationnels, à savoir l’instauration d’un Périmètre
d’intervention foncière (PIF)1 et l’élaboration d’un Plan d’aménagement de détail (PAD) 2.
Cette opération est particulière à cause de l’ampleur de l’emprise spatiale (190 ha), de
l’importance des équipements d’infrastructure et de superstructure prévus par le programme
d’aménagement et du contenu démographique programmé qui s’élève à 40 000 habitants.
Cette singularité tient également à la lenteur qui a caractérisé sa mise en œuvre. En effet,
initié par la municipalité de Nabeul en 1978, le projet n’a été officiellement retenu par le
conseil municipal de la ville qu’en décembre 1985, alors que l’instauration par décret du PIF,
qui constitue l’acte juridique fondateur du projet, n’est advenue qu’au début de l’année 1988.
Soumise à la loi de protection des terres agricoles, la zone n’a été déclassée que vers la fin de
1991 et le PAD n’a été approuvé qu’en 2002. C’est au cours de l’année 2005 que des travaux
de viabilisation, concernant une première tranche de 100 ha, ont été largement réalisés, mais,
à ce jour, aucun permis de construire n’a encore été délivré pour les 700 lots individuels déjà
adjugés. Ces retards se traduisent par une élévation des coûts de l’opération financés par des
prêts bancaires.
Cette communication est le résultat d’un travail d’investigation qui a consisté en la
réalisation d’une série d’enquêtes semi-directives et en la collecte de sources techniques
1
L’article 30 du Code de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme (CATU) définit le PIF comme suit :
« On entend par PIF les zones à l’intérieur desquelles sont appelés à intervenir l’État, les collectivités publiques
locales, les agences foncières […] pour réaliser des programmes d’aménagement et d’équipement […] en
conformité avec le PAU et le SDA s’ils existent. ».
2
Le PAD fixe les vocations principales des zones, les conditions d’occupation du sol, ainsi que l’emprise des
voies primaires et secondaires dans l’ensemble du périmètre d’intervention.
diverses. Nous essaierons de comprendre les raisons qui sous-tendent l’accumulation des
retards et qui tiennent principalement à l’enjeu de récupération de la plus-value foncière
d’urbanisation, c’est-à-dire de l’augmentation des valeurs du sol en rapport avec l’annonce et
la réalisation du projet, et ce dans un contexte local de pression foncière dans lequel le sol est
devenu un enjeu majeur d’accumulation du capital. Ces retards sont dus, essentiellement, aux
difficultés de la mobilisation du sol et à la régulation du problème des logements existant à
l’intérieur du périmètre d’intervention. Dans chacun des deux cas, nous essaierons de
comprendre les ressources et les stratégies d’action des différents acteurs sur scène, de saisir
les régulations effectuées et de relever les problèmes en suspens.
I. L’ACQUISITION DU FONCIER : L’AFH ET LES PROPRIÉTAIRES FACE-À-FACE
L’acquisition des terrains par l’AFH, condition sine qua non de la réalisation du projet, a
été marquée par une lenteur exceptionnelle, du fait qu’elle a connu des hauts et des bas
rythmés par des moments de tension. En effet, commencée en 1982, elle n’est pas, à ce jour,
encore achevée : sept hectares échappent encore au maître d’ouvrage. Nous commencerons
dans un premier temps par présenter les deux principaux protagonistes, à savoir l’AFH d’une
part et les propriétaires de terrains de l’autre, puis nous mettrons l’accent sur les
caractéristiques de l’assiette foncière dans la zone d’intervention, et, enfin, nous aborderons
les stratégies d’action des uns et des autres et les sorties auxquelles elles ont abouti.
1. Les protagonistes
a. L’Agence foncière d’habitation (AFH)
Selon l’article 2 de la loi de 1973, l’AFH peut acquérir les terrains et immeubles
nécessaires à l’exécution de ses missions, soit à l’amiable, soit par l’exercice d’un droit de
préemption pour une durée de 4 ans à compter de la publication de l’acte instituant le
périmètre de préemption (ce droit peut être prorogé d’une période de 2 ans). L’AFH bénéficie
également du droit d’expropriation, conformément à la loi 76-85 du 11 août 1976, portant
refonte de la législation relative à l’expropriation pour cause d’utilité publique. Cette boîte à
outils, dont dispose l’opérateur public, a été complétée par le nouveau Code de
l’aménagement du territoire et de l’urbanisme (CATU) de 1994, qui a introduit dans son
article 36 la formule du partenariat entre les propriétaires de terrains et les agences foncières.
Ce partenariat s’établit sur la base d’un cahier des charges approuvé par décret du ministre
chargé de l’urbanisme. Il est à noter qu’officieusement on laisse entendre que les difficultés
inhérentes à l’acquisition des terrains appartenant au projet de Mrazga ont été à l’origine de
cette innovation juridique.
b. Les propriétaires de terrains
Les propriétaires de terrains sont estimés à près de 3 500 personnes. Ils peuvent être classés
en deux catégories distinctes à savoir :
• Les propriétaires originels : cette première catégorie englobe les propriétaires en place
avant l’annonce du projet. Ils ont, dans leur grande majorité, accédé à la propriété par voie
d’héritage. Ils sont à 75 % environ des Nabeuliens, telles les familles Kharrez, Bahroun,
Merzouki, Youness, Ksontini, Boughzela, Dimassi, Ezzine, Souabni, Chelbi, Bettaieb, El
Benna, El Jazi… le reste étant principalement des Hammametois, des Chaabani et des Khiari.
• Les nouveaux propriétaires : il s’agit de personnes qui ont accédé à la propriété foncière
dans la zone d’intervention après l’instauration du PIF. Nous pouvons les classer en trois
sous-catégories à savoir :
— Les « calculateurs » : cette catégorie comprend des personnes qui ont profité de
l’expiration de l’exercice du droit de préemption exercé par l’AFH jusqu à 1994. Nous avons
relevé une vingtaine de cas de ce type : il s’agit principalement de personnes d’origine
sfaxienne et djerbienne, résidant majoritairement à Tunis.
— Les occupants sans titre devenus propriétaires : il s’agit de 26 personnes appartenant
à 5 familles élargies qui ont commencé par squatter les terrains sur lesquels ils sont
actuellement établis et ont fini, eux aussi, par devenir propriétaires après l’expiration de
l’exercice du droit de préemption au profit de l’AFH.
— Les « rescapés » d’une expropriation antérieure : il s’agit de la famille R., constituée
de deux frères et d’une sœur. Les membres de cette famille possèdent près de 7 ha (répartis en
plusieurs parcelles localisées dans le secteur nord-ouest du périmètre d’intervention) qu’ils
ont reçus à titre d’échange après avoir été expropriés, pour cause d’utilité publique, de leurs
terrains d’origine situés dans la zone touristique de Mrazga.
2. Les caractéristiques de l’assiette foncière dans le périmètre d’intervention
Ce sont celles d’un vieux terroir agricole : généralisation de la propriété privée,
émiettement et importance de l’indivis. Ces aspects prennent une dimension accentuée du fait
que le secteur en question était constitué à l’origine d’une ghaba (forêt) d’oliviers.
a. Des propriétés immatriculées
Dans la région de Nabeul, l’originalité foncière réside dans la généralisation de la propriété
privée immatriculée. Cette situation procède de l’histoire même de la région, qui constitue un
vieux terroir agricole régi, dès l’origine et en vertu du droit musulman, par le régime de
propriété privée de type « melk ». Cette appropriation a été par la suite confirmée par
l’immatriculation des terres, procédure introduite en Tunisie sous le protectorat en 1885. En
effet, et s’agissant de notre secteur d’enquête, nous n’avons relevé qu’un seul cas d’une
propriété non-immatriculée et qui a, d’ailleurs, fait l’objet d’une demande d’immatriculation
de la part de onze frères et sœurs de la famille S. originaire de la région de Nfidha, le reste des
propriétés étant immatriculé de longue date à la Conservation foncière de Tunis.
b. La prévalence de la micro-propriété
La zone d’intervention est divisée en 565 parcelles, ce qui témoigne d’une parcellisation
extrême de la propriété foncière. L’enquête exhaustive effectuée sur le plan cadastral nous
permet de dresser le tableau suivant :
Superficie (m2 ou ha)
2
Nb. de parcelles
Superficie (m2 ou ha)
Nb. de parcelles
2
10
13
moins de 1 000 m
149
7 000 à 8 000 m
1 000 à 2 000 m2
126
8 000 à 9 000 m2
2
101
9 000 à 10 000 m
2
57
1 à 2 ha
25
2
4 000 à 5 000 m
39
2 à 3 ha
3
5 000 à 6 000 m2
32
3 à 4 ha
1
5
4 à 5 ha
2
2 000 à 3 000 m
3 000 à 4 000 m
2
6 000 à 7 000 m
Nombre total de parcelles = 565
2
2
Il en ressort une prépondérance des parcelles de petite taille, de moins de 3 000 m2, qui
représentent 66,54 % du total des parcelles. Les grandes parcelles, dont la superficie dépasse
un hectare, sont limitées à 31 parcelles dont 25 entre 1 et 2 ha, elles forment le plus souvent
des titres de propriété spécifiques. Ces parcelles, bien que ne correspondant pas exactement
aux limites des propriétés, nous donnent une idée assez claire sur la structure de la propriété
caractéristique de la zone d’étude et plus généralement de la région, marquée par un
morcellement prononcé. Ce morcellement se révèle à travers l’utilisation d’une unité de
mesure restreinte de la surface agricole dans la région, à savoir le marjaâ qui correspond à
1 000 m2.
Par ailleurs, nous signalons que l’émiettement affectait, historiquement, les propriétés
d’oliviers beaucoup plus que celles des agrumes : c’est que les premiers étaient « fort
répandus parmi les couches les plus humbles de la société dans le cadre de l’ancienne
économie de subsistance »3.
c. La prépondérance de la propriété à l’indivis
En partant d’un échantillon de 187 parcelles — celles qui ont fait l’objet du décret
d’expropriation qui désigne nominativement les propriétaires de ces parcelles —, nous
pouvons dégager les caractéristiques suivantes :
— seulement 70 parcelles sur 187 constituent des propriétés d’un seul tenant
appartenant à 42 personnes, car nombre de ces personnes possèdent plusieurs parcelles à la
fois mais ne constituant pas le plus souvent des unités foncières intégrées, mais plutôt des
parcelles dispersées.
— ces 42 personnes disposent de propriétés allant de 73 m2 à 21 760 m2. Ces
propriétaires peuvent être classés comme suit :
Superficie (en m2)
Nb. de propriétaires
moins de 1 000
2
1 000 à 2 000
17
2 000 à 3 000
7
3 000 à 4 000
2
4 000 à 5 000
4
plus de 5 000
10
Il en ressort que la grande majorité de ces propriétaires (40 sur 42) possèdent plus de
1 000 m2, les plus importants possédant respectivement 7 162 m2 et 8 804 m2 en une seule
parcelle chacun et 21 760 m2 répartis sur 6 parcelles.
— 117 parcelles sont dans la situation de propriété à l’indivis, elles impliquent 656
personnes. Ces situations de copropriété varient entre 2 et 32 propriétaires par parcelle, nous
présentons dans ce qui suit quelques cas extrêmes.
3
Id. parcelle
Sup. (m2)
Nb. de prop.
Id. parcelle
Sup. (m2)
Nb. de prop.
C 485
C 816
C 445
C 387
254
409
128
116
23
19
17
32
C 475
C 353
C 790
C 856
170
158
399
95
27
21
15
20
Coque R., Nabeul et ses environs. Étude d’une population tunisienne, Publications de l’Université de Tunis,
PUF, 1964, p. 58.
L’importance de l’indivision dans le secteur étudié a une double origine. Elle est, d’une
part, le résultat d’héritages non partagés à cause de la médiocrité des propriétés en question et
ce principalement dans le cas des plantations prépondérantes d’oliviers ; d’autre part, elle est
la conséquence de la nécessité de maintenir l’exploitation en commun des puits de surface et
de leurs servitudes, s’agissant des petits vergers d’agrumes.
L’examen des caractéristiques de la propriété foncière auquel nous avons procédé, nous
amène à dire, a priori, que la marge de manœuvre de ces propriétaires de terrains dépendra
largement de la surface possédée et du nombre de co-propriétaires.
3. Les stratégies d’action des différents protagonistes
L’acquisition du foncier par le maître d’ouvrage est un processus qui met en interaction
l’AFH et les propriétaires de terrains. Sur ce plan, nous notons d’emblée que l’action menée
par l’Agence foncière a été conditionnée par le cadre juridique, qui met à sa disposition
plusieurs formules pour l’acquisition des terrains et immeubles nécessaires à son action. La
panoplie des moyens de l’acteur public comprend la formule de l’achat à l’amiable, la
préemption, c’est-à-dire « le droit pour une personne publique de se substituer à l’acquéreur
lorsqu’un propriétaire foncier déclare son intention d’aliéner un terrain »4, la formule de la
contribution susmentionnée et l’expropriation. À ce propos, nous notons que les deux
formules de la préemption et de la contribution constituent deux techniques intermédiaires
entre l’acquisition amiable et l’expropriation, dans la mesure où elles n’obligent pas le
propriétaire à se dessaisir de sa propriété, mais elles limitent son droit d’aliéner son bien à qui
il souhaite et à un prix librement débattu. Quant à l’exercice du droit d’expropriation, il est
présenté comme un recours ultime, conditionné par l’acquisition, au préalable, d’au moins
70 % de la surface totale du périmètre d’intervention et avec un délai d’expiration égal à cinq
ans à partir de la publication du décret l’instaurant. Par ailleurs, la mise en œuvre de ce
processus dépend largement de l’attitude des propriétaires terriens concernés. S’agissant du
cas de Mrazga, le règlement de la question foncière a connu quatre phases, que nous
présenterons comme suit :
a. 1982 à 1988
L’AFH adopte une stratégie d’anticipation
Cette première phase débute en 1982, date à laquelle l’AFH a commencé à acquérir des
terrains dans la zone de Mrazga et ce en reprenant l’idée formulée par la municipalité de
Nabeul depuis 1978 qui consiste à créer un quartier résidentiel dans la zone de Mrazga. Cette
phase a pris fin en 1988 avec la promulgation du décret 88-11 du 11 janvier 1988 instaurant le
PIF de Mrazga. Cette action a été menée dans le but de se constituer une réserve foncière et
dans l’esprit d’anticipation sur l’effet d’annonce du projet. Situés en dehors du périmètre
communal, ces terrains étaient constitués principalement de plantations d’oliviers
vieillissantes et de quelques vergers d’agrumes irrigués à partir des puits de surface. Ces
derniers manquaient d’eau à cause de l’épuisement de la nappe phréatique et du caractère
perméable des sols sablonneux. L’AFH proposait alors un prix de 2 dt5 le m 2, en espérant
profiter du caractère agricole de ces terrains et de l’état de ces plantations. Selon les
responsables de l’AFH, cette stratégie a permis d’acquérir 30 ha environ, constitués
principalement de très petites parcelles et de parts à l’indivis. Ce résultat autorisait alors à
progresser dans l’idée d’instauration d’un PIF, qui a été finalement promulgué début 1988.
Mais il est à noter qu’au cours de cette première phase, l’AFH a affronté une grande réticence
4
5
Merlin P. et Choay F., Dictionnaire de l’urbanisme et de l’aménagement, Paris, PUF, 2005, p. 703.
1 dinar tunisien (dt) = 0,5517 € en avril 2008.
de la part de la majorité des propriétaires qui espéraient sauver leurs plantations d’agrumes et
reconvertir celles d’oliviers, du fait que le bruit courait qu’on allait amener de l’eau
d’irrigation dans le cadre du Projet directeur des Eaux du Nord.
b. 1988 à 1994
Le périmètre d’intervention, périmètre de préemption
Cette deuxième phase commence avec l’instauration du PIF au profit de l’AFH, ce qui
signifiait l’accord automatique à cette institution de l’exercice du droit de préemption pour
une durée de 4 ans, durée qui a été prorogée pour une période de 2 ans par le décret 92-33 du
7 janvier 1992. Cette deuxième phase a connu un changement radical de la situation à cause
de l’annonce du projet, du déclassement de la zone par le ministère de l’Agriculture fin 1991
et de la fin de l’illusion quant à l’éventualité de l’arrivée des eaux du Nord. Les propriétaires
saisissent alors l’enjeu principal de l’opération — à savoir la récupération de la plus-value
foncière d’urbanisation, dans un contexte local marqué de plus en plus par l’enchérissement
des valeurs foncières —, ce qui les a incité à adopter une attitude de refus de céder leurs
terrains. Leurs premières réactions quasi collectives ont été d’abattre les arbres et de les
vendre aux charbonniers.
L’exercice du droit de préemption au profit de l’AFH, qui a été consigné par écrit sur les
titres fonciers des propriétés en question, a eu un effet dissuasif empêchant les hausses
spéculatives dues à l’effet d’annonce du projet, sans pour autant convaincre les propriétaires
de céder leurs propriétés et ce à cause du prix au m2 dérisoire proposé par l’Agence foncière
et qui, aux dires de certains propriétaires interviewés, « ne suffisait même pas pour acheter un
kilogramme de sardines ou une serpillière ». Devant le refus affiché par les propriétaires,
l’AFH a élevé son offre de prix d’achat à 7 dt le m2, ce qui lui a permis d’acquérir 50 ha
environ. L’essentiel de ces achats a concerné de petites parcelles et des parts à l’indivis.
c. 1994 à 1997
Le blocage de l’acquisition foncière
Cette troisième phase commence avec l’expiration de l’exercice du droit de préemption au
profit de l’AFH. Elle a été marquée par une régression très sensible des opérations d’achat par
l’AFH et par l’entrée sur scène d’une vingtaine de nouveaux acquéreurs d’origines sfaxienne
ou djerbienne, qui ont pu acheter des terrains variant entre 1000 et 2000 m2, en jouant le rôle
du « plus-disant », c’est-à-dire en offrant des prix un peu plus élevés que celui proposé par
l’AFH et qui était resté à 7 dt le m2. Il s’agit apparemment de personnes bien renseignées,
parmi lesquelles nous avons relevé quelques avocats, qui savaient que l’AFH allait adopter la
formule de la contribution.
d. 1997 à 2002
La phase décisive
L’année 1997 a constitué un tournant décisif dans le processus d’acquisition des terrains
par l’AFH. En effet, le projet de Mrazga était devenu un fardeau trop lourd pour l’opérateur
public qui, pour financer les opérations d’achat, a contracté des prêts bancaires onéreux.
L’AFH — n’ayant acquis à cette date que près de 100 ha —, ne pouvait jouir du droit
d’expropriation, qui était conditionné par la maîtrise d’au moins 70 % de la surface totale du
périmètre d’intervention.
Pour débloquer cette situation, l’AFH a adopté une stratégie de diversification des offres
destinées à ces propriétaires. En plus de l’élévation des prix d’achat à 18 dt le m2, l’AFH a
attribué à ces propriétaires le droit de préférence dans l’acquisition d’un ou de plusieurs lots
en fonction de la surface totale cédée. De plus, le comité foncier réuni le 20 octobre 1997 a
admis, en se référant à l’article 36 du CATU, le principe de la contribution qui stipule que le
propriétaire cède son terrain à l’AFH et reçoit en contre-partie 40 % de la surface nette
apportée, après soustraction du pourcentage réservé à la voirie et aux équipements, sous forme
de lots viabilisés. Cette offre ne pouvait intéresser qu’une partie des propriétaires possédant
des terrains généralement supérieurs à 1000 m2. L’adoption de cette formule a néanmoins
permis, dans un premier temps (c’est-à-dire jusqu’au début de l’année 2000), d’acquérir une
surface totale égale à un peu plus de 10 ha. Par ailleurs, l’AFH a mobilisé à cette période les
autorités régionales pour organiser des réunions plénières avec les propriétaires pour les
persuader de l’opportunité de céder leurs terrains ; le personnel de l’antenne régionale de
l’Agence foncière a également joué un rôle très important dans ce cadre, en usant de ses
réseaux des connaissances personnelles.
En somme, cette nouvelle stratégie a fini par être payante, dans la mesure où elle s’est
soldée par l’acquisition de près de 40 ha supplémentaires entre 1997 et l’année 2000, ce qui a
permis à l’AFH de jouir enfin du droit d’expropriation, promulgué par le décret 1529 du
20 juin 2000, et qui a touché près de 34 ha.
Mis devant le fait accompli, la plupart des propriétaires ont accepté de céder leurs terrains,
soit dans le cadre de la contribution, qui a intéressé la moitié des surfaces ayant fait l’objet du
décret d’expropriation et apporté 16,85 ha, soit dans le cadre de la vente au prix de 18 dt le
m2. Certains cas ont été soumis au tribunal compétent, qui a prononcé des jugements en
faveur de l’opérateur public, lequel a procédé à la consignation des montants des transactions,
pour le compte des propriétaires expropriés, à la trésorerie générale.
Au bout de ce long processus, l’AFH a pu régler la situation de 183 ha et ce, en tenant
compte également des 4 ha qui constituent les terrains d’implantation des villas de haut
standing qu’on a décidé de reprendre dans la trame d’aménagement de la zone (et sur lesquels
nous reviendrons par la suite), et des pistes agricoles faisant partie du domaine public de
l’État, bien qu’elles ne soient pas encore officiellement cédées par le ministère du Domaine
public, à cause de la lenteur des procédures administratives. Les 7 ha échappant encore à
l’acteur public constituent une affaire en suspens. Ainsi, la mobilisation de la plus grande
partie des terrains inclus dans le périmètre d’intervention a permis l’approbation du PAD fin
2002 et la réalisation des travaux de viabilisation d’une première tranche de 100 ha.
4. L’affaire en suspens des R.
Il s’agit de 3 personnes, 2 frères et 1 sœur, qui possédaient à l’origine des terrains dans la
zone touristique de Mrazga. Ces derniers ont reçu près de 7 ha, sous forme de plusieurs
parcelles, dans le secteur nord-ouest du périmètre d’intervention et ce à titre d’échange.
Sachant qu’ils ne pourront pas être expropriés une deuxième fois, les R. ont refusé toutes les
propositions du maître d’ouvrage pour céder à l’amiable leurs terrains, ou pour les apporter
dans le cadre du partenariat. Pour essayer de débloquer cette situation, l’AFH a formulé une
nouvelle proposition qui consiste à regrouper ces parcelles de manière à ce qu’elles
constituent une unité foncière indépendante du projet, afin qu’elle puisse entamer les travaux
de viabilisation de la deuxième tranche du projet.
II. LE PROBLÈME DES LOGEMENTS
EXISTANTS À L’INTÉRIEUR DU PÉRIMÈTRE D’INTERVENTION
Parallèlement à la régulation du problème foncier, l’AFH a dû affronter un deuxième
problème, à savoir l’existence de constructions à l’intérieur du périmètre d’intervention. Ces
constructions appartiennent à deux catégories différentes que sont « les villas de standing »
d’une part et « les constructions rudimentaires » de l’autre. Pour régler cette question l’AFH a
adopté deux stratégies différentes :
1. À propos des villas de haut standing
Il s’agit de 7 villas, 6 d’entre elles sont situées dans le secteur sud-ouest du périmètre
d’intervention, la septième étant située à l’entrée de la zone, directement sur la RR 28. Il
s’agit de villas construites dans des vergers totalisant 4 ha. Vu l’état de ces vergers et
probablement le statut social de leurs propriétaires, l’AFH a choisi dès le début de les
préserver, en les intégrant dans le périmètre du parc aménagé. En effet, la décision a été de
conserver ces constructions dans le caractère général de la zone, c’est-à-dire du parc, en les
maintenant en état et en interdisant toute forme de morcellement éventuel de leurs terrains
d’implantation.
2. À propos des constructions rudimentaires
Il s’agit de 26 habitations appartenant à 5 familles élargies originaires d’un gouvernorat du
Centre. Profitant de la pluralité des propriétaires et de la proximité de la zone touristique de
Mrazga (les membres de ces familles travaillent comme chameliers sur la plage de la zone
touristique), la première famille s’est installée à la fin des années 1970 et ce, en squattant une
petite parcelle ; elle a été rejointe par la suite par les autres familles qui se sont installées dans
les mêmes conditions. Au fil des années et avec le mariage des enfants de ces cinq familles,
elles constituent désormais 26 familles nucléaires.
Ces familles sont restées dans une situation illégale ; cependant, les propriétaires ne
pouvant les déloger, ils ont fini par tolérer leur présence à condition qu’ils s’occupent de la
surveillance des plantations, mais la situation a changé avec l’instauration du PIF. Craignant
l’expulsion pour occupation sans titre, les membres de ces familles ont réussi à acquérir au
milieu des années 1990 les parcelles sur lesquelles ils s’étaient installés et qui totalisaient près
de 6 000 m2. Apprenant que l’AFH avait pris la décision de préserver les constructions
existantes, ils ont fait construire à la hâte un ensemble de 26 habitations avec dalle, créant
ainsi un état de fait. Parallèlement, ils ont multiplié, ensemble, les démarches auprès de la
municipalité et des autorités locales et régionales pour faire connaître leur situation. Les
autorités ont alors envoyé sur le terrain, fin 1997, un comité composé du délégué de la ville de
Nabeul, d’un représentant du conseil municipal et du responsable de l’antenne régionale de
l’AFH. Le rapport effectué par ce comité avait conclu qu’il était préférable de préserver ces
habitations tout en les améliorant. Cependant, cette conclusion ne pouvait satisfaire le maître
d’ouvrage dans la mesure où ces constructions occupaient une position de choix à l’intérieur
du périmètre d’intervention, dans les secteurs où l’on prévoyait la construction d’immeubles
d’habitat collectif et surtout dans le secteur composé des plus grands lots individuels destinés
à l’habitat de standing.
Pour contourner ce problème, l’AFH a organisé, en collaboration avec les autorités
régionales, plusieurs réunions avec ces propriétaires pour les encourager à céder leurs terrains
dans les termes suivants :
— la vente de leur terrain à l’AFH au prix de 18 dt le m2 ;
— le remboursement de la valeur des constructions existantes sur expertise judiciaire ;
— la priorité d’acquisition de lots à un prix préférentiel de l’ordre de 60 dt le m2 ;
— le relogement de ces familles dans des habitations en location et la prise en charge
par l’AFH des loyers pendant 6 mois, en attendant la construction de leurs lots.
Face à cette offre, les familles ont été unanimes à refuser car elles ne pouvaient réunir
l’argent nécessaire au paiement de la différence entre le prix de vente et le prix d’achat des
terrains. Entre temps, l’AFH, se basant sur l’article 2 de la loi 73-21 du 14 avril 1973 qui lui
accordait le droit d’exproprier tout terrain ou immeuble nécessaire à l’exécution de ses
missions, a intégré ces habitations et les terrains sur lesquels elles sont construites, à sa
demande d’expropriation, qui a été promulguée par le décret de juin 2000. N’aboutissant pas à
une solution à l’amiable, l’affaire a été juridicisée et l’AFH a fini par obtenir un jugement qui
oblige ces propriétaires à céder leurs terrains et maisons. Cependant, ce jugement n’a pas été
exécuté, vu les conditions sociales de ces occupants qui ont multiplié les démarches auprès
des autorités régionales et se disent prêts à soumettre leurs problèmes à la Présidence.
Pour débloquer de nouveau cette situation, l’AFH a demandé une révision partielle du plan
de lotissement approuvé en 2002, dans le but de créer deux petits lotissements de 16 et 12 lots
de type groupé dense (120 m2) sur des terrains initialement réservés à des équipements (salle
de prière, poste de sécurité, square…), de les fournir aux familles concernées et de les aider à
construire des logements par le biais du Fonds de solidarité nationale 26-26. Cette demande a
été soumise à la Commission technique régionale des lotissements composée du représentant
de la direction régionale du MEHAT6, du conseil municipal et des représentants des différents
intervenants sectoriels (l’ONAS, la STEG et la SONEDE7). Le comité s’est réuni en mars
2007 et n’a pas pu s’accorder sur cette question. La municipalité a donné son accord, quant à
la direction régionale du MEHAT, elle a refusé en disant que les emplacements proposés par
l’AFH sont mal choisis, le premier étant au cœur du secteur des villas de haut standing, le
deuxième donnant directement sur la route de ceinture, ce qui « va défigurer l’aspect général
de la zone » ; elle a donc proposé de les regrouper dans un secteur « bien camouflé ».
Toutefois, cette proposition ne pouvait satisfaire l’AFH qui se dit prête à retirer sa demande
de révision partielle du plan de lotissement et à demander, le cas échéant, l’application de la
décision judiciaire, en sa faveur, relative à l’indemnisation de ces familles en application du
décret d’expropriation.
CONCLUSION
L’AFH a réussi après 25 ans à acquérir la quasi totalité des terrains inclus dans le PIF, ce
qui a permis au projet d’atteindre le point de non retour et de dissiper par la même occasion le
doute qui planait, des années durant, quant à l’aboutissement de l’opération. Pour ce faire, elle
a adopté des stratégies diversifiées pour vaincre la réticence des propriétaires à céder leurs
terrains, allant de l’achat à l’amiable à la juridicisation. Ces propriétaires ont manqué
d’homogénéité du fait de leur grand nombre et de la généralisation de la propriété à l’indivis,
leurs capacités d’action et/ou de résistance ont été proportionnelles aux surfaces, parcelles
entières ou parts, qu’ils détenaient, beaucoup d’entre eux gardent le sentiment d’être spoliés
de leurs biens au nom de l’intérêt général.
Par ailleurs, l’accumulation des retards a permis l’entrée sur scène de quelques
spéculateurs disposant de capitaux à la recherche de placements rémunérateurs et de réseaux
de connaissances, et surtout entraîné la surélévation des coûts de l’opération. Pour le maître
d’ouvrage, outre l’enjeu financier qu’ils induisent, ces retards expriment un enjeu juridique
6
Ministère de l’Équipement, de l’habitat et de l’aménagement du territoire.
Il s’agit respectivement de l’Office national de l’assainissement, de la Société tunisienne de l’électricité et du
gaz et de la Société nationale de distribution des eaux.
7
qui risque de compromettre l’avenir du projet. Ce risque est en rapport avec l’article 9 de la
Loi 76-85, portant refonte de la législation relative à l’expropriation pour cause d’utilité
publique, et qui stipule que, si dans un délai de cinq ans à partir de la publication du décret
d’expropriation, les immeubles expropriés n’ont pas été utilisés pour la réalisation des travaux
d’intérêt public mentionnés dans le décret d’expropriation, les anciens propriétaires ou leurs
ayants droit peuvent, sauf accord contraire, en obtenir la rétrocession, à condition que
demande en soit faite par écrit à l’expropriant pendant les deux années qui suivront
l’expiration du délai de cinq ans. Ce sont ces dispositions juridiques qui ont amené l’AFH, à
entreprendre assez rapidement les travaux de viabilisation de la première tranche et qui sont
derrière la proposition faite à la famille R. de regrouper les parcelles qui leur reviennent et de
les soustraire au PIF, afin que l’AFH puisse entamer les travaux de viabilisation de la seconde
tranche du projet.
D’autre part, le non accomplissement de la mobilisation foncière, dû à la non récupération
des pistes agricoles, des terrains d’implantation des logements rudimentaires et des parcelles
détenues par la famille R., empêche le maître d’ouvrage de constituer un titre-mère pour
l’ensemble de la zone d’intervention, condition préalable à la mise à disposition des
bénéficiaires des lots adjugés. Pour la résolution de ces derniers problèmes, l’AFH a fait appel
aux autorités régionales et en l’occurrence au gouverneur de Nabeul dans le but de trouver des
solutions le plus rapidement possible.
BIBLIOGRAPHIE
Choay F. et Merlin P. (dir.), 2005, Dictionnaire de l’aménagement et de l’urbanisme, Paris, PUF,
963 p.
Coque R., 1964, Nabeul et ses environs. Étude d’une population tunisienne, Tunis, PUF, Université de
Tunis, 156 p.
Décret 88-11 du 8 janvier 1988 portant création d’un périmètre d’intervention foncière au profit de
l’AFH à Nabeul.
Décret 92-33 du 7 janvier 1992 relatif à la prorogation de l’exercice du droit de préemption dans le
PIF de Mrazga.
Décret 2000-1529 du 20 juin 2000 relatif à l’expropriation pour utilité publique au profit de l’AFH de
terrains dans la zone de Mrazga.
Loi 94-122 du 28 novembre 1994 portant création du Code de l’aménagement du territoire et de
l’urbanisme (CATU).
Loi 76-85 du 11 août 1976 portant refonte de la législation relative à l’expropriation pour cause
d’utilité publique.
Loi 73-21 du 14 avril 1973 relative à l’aménagement des zones touristiques, industrielles et
d’habitation.
Loi 74-33 du 21 janvier 1974 portant organisation et fonctionnement de l’Agence foncière
d’habitation.
Loi 72-39 du 27 avril 1972 relative à la vente des terrains acquis par l’État en vue soit de la
construction d’immeubles, soit de l’aménagement et de l’extension des villes.
Loi 65-5 du 12 février 1965 portant promulgation du code des droits réels.
Loi 68-1997 du 27 octobre 1997 modifiant le code des droits réels.
Loi 78-2005 du 4 août 2005 modifiant le code des droits réels.
Office de la topographie et de la cartographie, Plan cadastre, Cheikhat de Nabeul Banlieue, Secteur C,
Feuilles 14, 15 et 16 au 1 : 2000.