Dire ce qu`on ne pense pas dans des langues qu`on ne parle pas à

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Dire ce qu`on ne pense pas dans des langues qu`on ne parle pas à
Mai 2014
Dire ce qu’on ne pense pas dans des langues qu’on ne parle pas
à la Bourse de Bruxelles
Hôpital, prison, bateau sur le fleuve, c’est loin des lieux consacrés et institutionnalisés par le théâtre qu’Antonio Araùjo
a pris l’habitude de mettre en scène ses pièces. Refusant la convention du quatrième mur héritée du naturalisme, privilégiant les espaces de la vie courante, c’est à la Bourse de Bruxelles que le directeur artistique du Teatro da Vertigem (le
Théâtre du Vertige) nous propose cette fois-ci de découvrir sa nouvelle création.
Poursuivant dans la lignée d’un théâtre « ancré dans la vie », c’est sans transition que la pièce débute sur les marches
de ce bâtiment emblématique bruxellois où, patientant avant le début du spectacle, le spectateur ne peut que percevoir
la charge de théâtralité dont recèle notre quotidien urbain. Un ouvrier qui martèle le sol de son marteau piqueur, des
étudiants qui se saluent après une longue absence, la conversation d’un homme au téléphone… sont autant de courtes
scénettes derrière lesquelles on devine ces drames individuels tels qu’on pourra les retrouver, cernés et interprétés avec
justesse, dans la pièce elle-même. La ville comme un théâtre dans un théâtre évoquant la ville, voilà qui déjà donne le
vertige…
Mais Antonio Araujo et sa troupe de comédiens ne s’arrêtent pas là dans la confusion entre la réalité et le théâtre. Le
public lui-même est pris dans l’engrenage. Passagers lambdas perdus dans la foule d’un aéroport, pêcheurs repentant
aux mains d’un prédicateur ou manifestants enragés, les spectateurs deviennent à part entière personnages de ce spectacle qui, parce qu’il ne se définit pas qu’en tant que tel, ne peut que nous secouer profondément.
De même, les réflexions sur une ville peuplées de sans-abris, d’âmes perdues vivant la crise économique et identitaire de
manière personnelle, rendue à peine vivable par le vacarme incessant des sirènes de police et des vols d’avions (rappelons que Dire ce qu’on ne pense pas… s’inscrit dans le projet Villes en scène destiné à provoquer des discussions sur
le cadre urbain) ne vous laisseront pas indifférents. On s’étonne d’ailleurs d’une description si négative des métropoles
européennes qui visait tout d’abord Paris, où cette pièce devait originairement être jouée. A la faveur de quelques modifications ainsi que, selon Bernardo Carvalho, de quelques faits d’actualité récents et fortuits, certains détails et situations
correspondent étrangement à notre capitale belge…
Au fil des errances du personnage féminin central, économiste en voyage à Bruxelles pour une conférence sur la crise et
accompagnée de son père aphasique, les spectateurs, sans cesse en mouvement, découvrent les facettes d’une ville multiple dont on n’oublierait presque que l’écrin en est la Bourse. C’est que chaque recoin de ce bâtiment on ne peut mieux
choisi pour cette pièce puisque lié à l’argent et, partant, à la crise est ingénieusement investi. Les lieux défilent, surgissent
d’un recoin précédemment plongé dans l’obscurité, emportant le public dans leur mouvement…
Au-delà d’une réflexion sur la ville et comme l’indique le titre scandé tout au long de la pièce, Dire ce qu’on ne pense
pas… propose également de s’interroger sur la communication, l’incompréhension et la manipulation par les mots dont
la politique et la religion ne sont pas les moins coutumiers des usagers. Les dialogues schizophréniques s’enchaînent, les
relations entre la langue, la culture, l’identité, le sol et la nation se déclinent sur un fond de crise communautaire que l’on
connait bien tandis que le rapport à la langue devient quasiment physique…
Avec cette réalisation multiculturelle impliquant dès la création un dialogue entre l’auteur, le réalisateur, des comédiens
brésiliens et des acteurs européens (cinq Belges et un Français), cette pièce riche de complexité, soutenue par des
interventions multimédias s’intégrant parfaitement au spectacle, dresse un tableau de nos villes et de nos vies criant de
vérité, loin de tout jugement de valeurs. Plus qu’un spectacle, une expérience dont il est à parier que vous ne sortirez pas
indemne. A vivre, absolument.