1 Dr. Eric Levéel Section de français Département de langues

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1 Dr. Eric Levéel Section de français Département de langues
Dr. Eric Levéel
Section de français
Département de langues vivantes étrangères
Université de Stellenbosch
----------------------------------------LES AMANTS DU FLORE
LE MAL AMOUR ENTRE LA RÉALITÉ ET LA FICTION
Séminaire public
Section de français
Université de l’État Libre – Bloemfontein
30 juillet 2009
Nous célébrons – très discrètement – cette année le soixantième anniversaire de la publication du Deuxième Sexe de
Simone de Beauvoir, et l’année 2008 a vu la reconnaissance publique de la philosophe cent ans après sa naissance.
Le Deuxième Sexe, l’œuvre maîtresse de Simone de Beauvoir – le point d’ancrage inévitable et omniprésent
lorsqu’on aborde sa production écrite – conclut la tentative cinématographique d’Ilan Duran Cohen de faire revivre sur
l’écran l’existence singulière de Simone de Beauvoir et de son compagnon Jean-Paul Sartre entre 1929 et 1949.
Ce « biopique » - pour utiliser un anglicisme devenu courant de nos jours – se veut une première car il s’agit de la
seule adaptation cinématographique – plus exactement télévisuelle – de l’existence du couple mythique
d’intellectuels. Alors que la France aime à remuer son passé et à glorifier ses « héros » de la Nation, le binôme
Beauvoir-Sartre n’avait jamais été étudié à l’écran, et encore moins au petit écran, médium de masse par excellence.
Toutes les gloires françaises avaient été couchées sur la pellicule et jeter en pâture aux spectateurs et aux
téléspectateurs : Marie Curie, Napoléon, Beaumarchais, Jean Moulin, George Sand, et tant d’autres. Beauvoir et
Sartre, quant à eux, n’avait jamais fait l’objet de ce traitement audiovisuel. On pourrait aimer à penser que la stature
même de ces deux monstres sacrées aient pu effrayer bon nombre de réalisateurs. On pourrait avancer que leur
existence commune si riche et si féconde ait pu décourager le plus hardi des metteurs-en-scène ; selon nous, il n’en
est rien. Alors que le monde anglo-saxon, et le monde tout entier, se penche avec enthousiasme sur la vie et les
écrits des deux philosophes écrivains, diaristes et dramaturges, la France les boude encore plus ou moins
ouvertement et bien peu d’universités ajoutent leurs œuvres aux programmes. C’est que Beauvoir et Sartre sont des
personnages sulfureux, de mauvaise fréquentation tant leurs actions furent, de leur temps, à contre-courant,
scandaleuses et s’ingéniant à détruire inlassablement l’ordre bourgeois établi. Plus grave encore, leurs choix
politiques – le marxisme et un soutien actif pendant de nombreuses années aux régimes socialiste ; l’URSS, la Chine,
Cuba etc. – ne leur sont pas encore pardonnés dans un monde postmarxiste et postcommuniste, bien que de nos
jours l’exemple capitaliste – qui a même infiltré si pernicieusement nos universités sud-africaines – semble avoir fait
long feu et agonise dans les soubresauts de la crise économique actuelle. Et puis, le structuralisme et le poststructuralisme sont « passés » par là – sans compter le post-modernisme – des phénomènes universitaires et
intellectuels qui ont fini par détrôner l’Existentialisme beauvoiro-sartrien qui avait tenu le haut du pavé de la fin de la
Deuxième guerre mondiale à la moitié des années soixante. L’Existentialisme n’était plus à la mode, la pensée
sartrienne avait été assassinée, et Le Deuxième sexe aurait, paraît-il, vieilli, serait dépassé par la nouvelle pensée
féministe. Les fameux amants du Flore ne faisaient plus recette, n’ameutait plus les foules et ne remportaient plus les
succès intellectuels de leur âge d’or.
L’année 2005 arriva, et avec elle les célébrations nationales du centenaire de la naissance de Jean-Paul Sartre ; d’un
coup, la France redécouvrait l’un des philosophes marquants du XXème siècle lors d’une superbe exposition à la
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Bibliothèque nationale de France à Paris (http://expositions.bnf.fr/sartre/) , et lors de nombreux colloques et articles
dans la presse. Le mauvais garçon, le trublion revenait sur le devant de la scène et les critiques acerbes du passé se
transformaient en un hommage quasi unanime à la contribution du « petit homme » à la vie intellectuelle française et
internationale, et cela malgré ses erreurs et certains choix malencontreux. En 2008, ce fut le tour de Simone de
Beauvoir ; là où les célébrations sartriennes furent somptueuses, celles à sa compagne de près de 60 ans furent
moins grandioses : une fois le mois de janvier passé – le mois de sa naissance – et le battement médiatique à bout
du souffle, tout revint rapidement « à la normale » en France – à l’étranger les évènements se multiplièrent. Il semblait
qu’une fois encore, Simone de Beauvoir avait fait les frais de la notoriété envahissante de son compagnon, et, on le
soufflait, du machisme latin des Français – une femme ne serait que l’ombre d’un homme, l’œuvre sartrienne
dépassant de loin celle de son « Castor ».
L’année 2006 quant à elle, loin de commémorer des naissances, va au contraire marquer le 20ème anniversaire de la
mort de Simone de Beauvoir, le 14 avril plus précisément, et c’est en avril que le film Les Amants du Flore voit le jour.
Diffusé en France à une heure de grande écoute – 20h50 – ce téléfilm de 105 minutes a pour but de retracer les
événements importants qui ont ponctués la vie du couple Beauvoir-Sartre à partir de leur rencontre à la Sorbonne en
1929 jusqu’à la publication du Deuxième sexe en 1949 et ainsi la consécration de Simone de Beauvoir et le véritable
début de la notoriété. Succès publique et populaire, le film fut vivement attaqué par les puristes par son manque de
rigueur biographique et par la vision faite de Simone de Beauvoir.
Avant de revenir sur ces critiques, penchons-nous un instant sur les points positifs de cette réalisation qu’Ilan Duran
Cohen a voulu « hollywoodienne » afin de plaire à un public pas nécessairement au fait de l’histoire du couple.
Esthétiquement parlant, il s’agit d’une réussite, le réalisateur ayant réussi le pari de faire revivre par l’image une
époque révolue: la photographie, les costumes, les décors relaient parfaitement le Paris des années 30 et 40, que ce
soit l’ambiance enfumée des cafés de Saint-Germain-des-Prés ou les chambres d’hôtel plus ou moins miteuses de la
Rive gauche. On pourra déjà regretter certains choix de scènes en extérieur dans une cour de la Sorbonne aux airs
de musée et dans des petites rues bien propres alors que le Paris de cette époque était bien plus sombre et gris. La
partie américaine, faite entièrement en studio, ne transmet rien du New York et du Chicago de 1947 – la scène
d’arrivée de Simone de Beauvoir, roulant sur Broadway pour la première fois touche au ridicule tant le défilant fictif à
l’arrière d’une auto de studio semble surfait et en faux Technicolor ; on peut aisément imaginer que le budget de
production ne permettait pas un voyage Outre-Atlantique, ou bien qu’il aurait été difficile de retranscrire les États-Unis
des années 40 en 2005/2006 ; ou alors, et cela peut se défendre, que le réalisateur ait voulu faire un clin d’œil cliché
aux productions hollywoodiennes de la grande époque en faisant usage de l’auto de studio chère à tous les grands
réalisateurs avant les progrès des caméras de cinéma.
Dans l’ensemble, le film « se laisse voir » sans difficulté et avec un certain plaisir dû à cette esthétique lissée que
nous venons de décrire fort brièvement. Pour le « non-initié », Les Amants du Flore présentent ouvertement et sans
tabous les amours souvent tempétueuses de Beauvoir et Sartre entre eux, et avec leurs différents amants et
amantes. De nombreuses scènes d’amour et de sensualité « vendent » le produit à merveille grâce à leur goût de
souffre – surtout lors des scènes saphiques. Nous oserions dire vulgairement, que le spectateur en a « pour son
argent » et que durant un peu moins de deux heures, il en a aussi « plein les yeux ». À ce niveau, c’est une parfaite
réussite de programmation pour une grande chaîne de télévision : tous les ingrédients d’une grande production sont
présents pour satisfaire le spectateur-consommateur et les annonceurs en début et en fin de téléfilm.
Pour le spectateur beauvoirien, le film se révèle être un irritant, un petit calvaire audiovisuel – nous ne nous
prononcerons pas pour les Sartriens mais nous osons imaginer que la simplification de Sartre n’a pas dû les
enchanter outre mesure. Après avoir visionné le film à plusieurs reprises, on en ressort avec le sentiment latent d’une
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Simone de Beauvoir est bien entendu mentionnée et apparaît au cours de cette exposition virtuelle.
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petite trahison, non pas à la vérité uniquement mais à la réalité et à la complexité de ce couple extraordinaire. Même
le Beauvoirien critique de son sujet d’étude ne peut s’empêcher de se sentir floué par les partis-pris des scénaristes.
Certaines entorses à la biographie, certains choix quant aux langues de jeu des acteurs laissent le chercheur et
l’enseignant pour ainsi dire sans voix.
Où commencer la liste, non exhaustive, des maladresses du scénario et des dialogues ? Nous ne voulons
aucunement vous ennuyer en les énumérant toutes mais il nous semble important de revenir, tout du moins, sur les
plus flagrantes. Avant cela, arrêtons-nous un instant sur le titre même du film. Que suggère-t-il immédiatement ? Une
relation amoureuse entre deux personnes habituées du Café de Flore à Paris. Si le titre sous-entend l’histoire de ces
deux personnes, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, dans le film lui-même tout semble passer par le prisme
beauvoirien, c’est l’histoire de Simone de Beauvoir – ses mésaventures avec Sartre – qui nous est dévoilée. Sans
être un personnage secondaire, Sartre n’en est pas pour autant le cristallisateur narratif : c’est le cheminement de
Simone de Beauvoir que nous suivons, accompagnée de son amant nécessaire, puis de son compagnon officiel de
travail. S’il s’agit du récit de deux amants, il s’agit avant tout de la relation de Simone de Beauvoir avec Sartre, et ainsi
on aurait pu favoriser un titre mettant plus l’accent sur cet aspect de la narration filmique – on peut supposer que le
titre s’inspire de la biographie, également inégale et partisane, de ce couple par Claudine Monteil intitulée Les Amants
de la liberté (1999).
Puisque nous nous penchons sur un film, intéressons-nous brièvement aux deux acteurs principaux, Lorant Deutsch
et Anna Mouglalis, qui portent littéralement le récit sur leurs épaules. On appréciera un certain air de ressemblance
entre Mouglalis et Beauvoir, ainsi que la qualité unique d’une voix un tant soit peu enrouée. Lorant Deutsch semble
bien trop « propret » pour jouer le « terrible Sartre », afin de compenser son physique de jeune premier, il a tendance
à exagérer l’agressivité intellectuelle de Sartre et la verdeur de son langage ; ainsi, on perd entièrement un aspect
primordial de Sartre : son charme, sa gentillesse et sa courtoisie – mainte fois soulignés par Beauvoir et ses proches
– pour ne retenir que sa combativité, son langage parfois ordurier et surtout sa goujaterie. Beauvoir-Mouglalis paraît
se débattre dans le labyrinthe sartrien, avec un sérieux implacable dénué de tout humour. On retrouve ainsi l’image
éculée de Simone de Beauvoir : l’enseignante stricte et sans humour alors que l’on sait à la lecture de sa
correspondance et d’une partie de son autobiographie combien cette image simpliste ne pouvait la définir entièrement
même si sa rigueur intellectuelle et professionnelle passaient souvent pour de la dureté, voire de l’arrogance. Les
deux acteurs, suivant bien entendu les directions de leur metteur-en-scène et respectant le texte rédigé pour eux,
nous présentent deux images attendues de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre. On y décèlera même un
certain anachronisme dans le manque de développement des personnalités de ces deux personnes : on a
l’impression d’observer deux personnalités qui n’évoluent guère alors que leurs pensées progressent – de même, sur
une période de 20 ans, Sartre et Beauvoir ne vieillissent absolument pas ; n’oublions-pas que lorsque le film débute
Beauvoir a 21 ans et Sartre 24, et lorsqu’il s’achève 41 ans et 44 ans respectivement. La seule évolution serait la
réalisation par Simone de Beauvoir que sa relation avec Sartre n’est qu’une vaste machination égoïste, ce qui est
bien plus complexe que cela comme vous l’aurez déjà compris.
C’est là où le bât blesse véritablement, la vision de la relation de Beauvoir avec Sartre. Dès le début du film on nous
donne à penser que Sartre serait le sauveur intellectuel du Castor, que sans lui rien ne serait jamais arrivé à cette
dernière, qu’elle serait demeurée bloquée dans une vie bourgeoise. C’est tant méconnaître Beauvoir que de la croire
si faible qu’elle n’aurait jamais surmonté son milieu social d’origine. C’est une vision purement machiste et sexiste que
de penser que seule la présence d’un homme puisse offrir à la femme sa rédemption, et dans ce cas précis sa liberté.
Certes, Jean-Paul Sartre a offert à Simone de Beauvoir une porte de sortie expresse, mais la libération s’était produite
au moment-même où Simone de Beauvoir s’était inscrite à la Sorbonne afin d’étudier dans le but d’avoir une carrière :
une chose rarissime pour une jeune femme bourgeoise des années 20. C’est la ruine relative de son père qui va
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précipiter cette libération, immariable elle n’a aucun autre choix que de travailler. Lorsque Simone de Beauvoir
rencontre Sartre en 1929, même s’il existe encore chez elle quelques relents de catholicisme – de spiritualisme – elle
n’est déjà plus une jeune fille rangée de la meilleure bourgeoisie française. La publication récente de ses cahiers de
jeunesse nous a même appris qu’elle n’a choisi Sartre qu’après de longs atermoiements entre son attachement à son
cousin Jacques et son amour – plus ou moins chaste – avec un condisciple de Sartre, René Maheu. Le mythe de la
jeune fille de bonne famille dévoyée par Sartre ne tient plus la route. Il est vrai que lors de la rédaction de ses
mémoires dans les années 50 et 60, Simone de Beauvoir a beaucoup gommé certains faits afin d’offrir au lecteur une
version officielle de sa relation avec Jean-Paul Sartre.
La véritable libération de Simone de Beauvoir – ou bien appelons-la sa prise de conscience – se produit à la mort de
son ami Zaza (Lola dans le film) provoquée par une encéphalite probablement due à la pression familiale, ce qu’elle
considérera toujours comme le « meurtre bourgeois » par excellence. Cet épisode primordial dans son existence est
tout à fait sous exploité et fort peu explicité alors qu’il contient dans son horreur la clé de l’émancipation de la jeune
Mademoiselle Simone Bertrand de Beauvoir.
Néanmoins, le film aborde rapidement, une fois encore, l’influence capitale de Simone de Beauvoir sur Jean-Paul
Sartre lorsque celle-ci, aux prises avec une jalousie tenace à l’égard de la maîtresse de Sartre restée à New York –
Carmen (Dolorès) – et blessée de la dédicace sur le premier numéro de la revue Les Temps modernes, lui lance :
« C’est moi qui vous ai fait » ; ce qui est à la fois juste et exagéré ; on découvre ainsi une femme indépendante qui
connaît sa valeur et qui est persuadée de sa force intellectuelle. Ce qui est regrettable, c’est le peu de mention de
cette dynamique, ou bien mentionnée faussement comme dans la scène où Sartre refuse les critiques de Castor sur
son roman (La Nausée) alors qu’il attend d’être injecté avec une drogue hallucinatoire : la mescaline. On sait que
Sartre considérait l’avis de sa compagne avec le plus grand sérieux mais cette scène demeure ambigüe car Sartre,
loin d’accepter les critiques constructives, se sent soulagé par l’appel de l’infirmière. Une fois encore, une lecture
attentive de la correspondance entre les deux jeunes intellectuels auraient renseigné les scénaristes et dialoguistes
sur leur influence réciproque quant à leur travail de philosophes et d’écrivains. On nous décrit un Sartre arrogant alors
que Castor fut certainement l’unique personne qu’il écoutât et dont il apprécia toujours les critiques, aussi dures soient
elles. Cette dynamique apparaît peut-être plus fortement vers la fin des Amants du Flore lorsque Simone de Beauvoir
pense sérieusement à épouser Algren et que Sartre l’en dissuade arguant du fait qu’elle lui est indispensable, mais
ajoutant égoïstement qu’il se demande ce qu’il deviendrait sans elle.
Un autre aspect du film est le choix de pseudonymes pour la plupart des personnages secondaires, ceux qui
compose « La Famille » sartrienne. On pourra réellement se demander pourquoi un tel choix a-t-il été pris alors que
leurs noms sont de notoriété publique de nos jours et que, d’une certaine manière, ils sont tous entrés dans la
légende. Dans ses mémoires Simone de Beauvoir avait « protégé » certaines personnes mais la publication
posthume de ses lettres –de celles de Sartre également – de son journal de guerre et de sa correspondance
amoureuse avec Jacques-Laurent Bost (Tyssen) a tout balayé en dehors de la sphère privée. Le premier roman
publié de la philosophe, L’Invitée (1943), raconte l’histoire romancé du trio Sartre – Olga (Lumi) – Beauvoir décrit dans
le film, avant qu’Olga-Lumi ne tombe amoureuse de Tyssen-Bost, qui est aussi l’amant de Beauvoir. De même, c’est
sous les traits latins de Marina que l’on retrouve la très slave, et blonde, Nathalie Sorokine par qui le scandale arriva
lorsque sa mère dénonça Beauvoir au Ministère de l’Éducation nationale pour détournement de mineure en pleine
Occupation allemande de Paris. On retrouve également, la sœur d’Olga, Wanda, sous les traits peu déformés de
Tania, la jeune maîtresse de Sartre qui hait le Castor avec tant de force, voulant se réserver les faveurs uniques du
« petit homme ». Pourquoi donc avoir décidé de faire usage de pseudonymes ? Certainement pas pour protéger la
mémoire des morts. On pourrait avancer que cela souligne l’aspect fictionnel du film, en rebaptisant ainsi des
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personnes réelles on en fait des personnages annexes virevoltant autour du couple Beauvoir-Sartre alors que certains
d’entre-eux restèrent dans la vie pendant de très nombreuses années. Dans le cas de Marina, le spécialiste s’il
reconnaît le double fictionnel de Nathalie Sorokine, y voit aussi un condensé de cette dernière et d’une autre élèveamante de Simone de Beauvoir – et maîtresse de Sartre par extension - : Bianca Lamblin-Bienenfeld.
La grande exception à la règle du pseudonyme se retrouve chez Nelson Algren, le grand amour américain du Castor.
Le fait de ne pas cacher son identité derrière un nom d’emprunt ne fait que rejeter les personnages de « La Famille »
au second plan, ce qui est une erreur en soi-même tant leur présence fut intimement liée à celle de leurs Pygmalions.
Algren en plein jour certes mais devenu francophone et francophile. Le choix d’éviter un trop grand nombre de soustitres, s’il facilite la fluidité du film, trahit la réalité de cette relation intense qui se déroula en anglais car Algren ne
parlait aucunement français. Algren oscille donc entre le français et l’anglais avec facilité et on y perd ce qui subjugua
Simone de Beauvoir : l’exotisme de cet Américain macho et bagarreur avec qui elle correspondait, parlait, se disputait
et aimait en anglais, au contraire de la langue française qui fut le ciment de sa relation imparfaite avec Sartre. Ce qui
est fort bien retranscrit ne passe pas par la parole mais par la sensualité et la sexualité : Nelson Algren offrit à Simone
de Beauvoir le plaisir féminin dont elle parlera abondamment dans Le Deuxième sexe – souvenez-nous que la
presque entière rédaction de cet ouvrage se déroula lors de la période la plus intense de sa relation avec Algren.
C’est ce même désir qui faillit bien briser l’équilibre entre Beauvoir et Sartre, Algren voulant donner au Castor ce que
Sartre n’avait jamais voulu lui offrir. Là encore, le côté simpliste de l’interprétation prête à sourire la Beauvoirienne et
le Beauvoirien. Beauvoir réalisa rapidement que sa carrière était à Paris et que le fait de déménager à Chicago si elle
épousait Algren mettrait tout en péril. Son pacte avec Sartre – celui de 1929 – l’attachait à lui, non plus par les liens
amoureux classiques, mais par des liens intellectuels bien plus forts. Même si elle avait payé un prix élevé pour cette
relation unique avec Sartre, elle lui avait permis de devenir ce qu’elle avait toujours rêvé d’être : un écrivain. Algren ne
fut pas qu’une simple parenthèse car leur relation se poursuivit jusqu’en 1964 et que, comme le film le mentionne
dans le texte de la dernière image, elle fut enterrée avec l’anneau d’argent qu’il lui avait remis en gage de son amour.
La chronique de leurs amours sur l’écran – bien que tombant un peu dans le racoleur en ce qui concerne les scènes
d’amour à proprement dites, – parvient tout du moins à retranscrire la profondeur de leur attachement et la très
grande frustration de Nelson Algren devant le barrage que représentait Sartre. Avec Algren, Simone de Beauvoir fut
véritablement une femme entière, et même la fiction d’Ilan Duran Cohen transmet cette image d’une femme
émotionnellement comblée pendant une courte période de sa vie.
Avant de conclure, nous aimerions parler de la représentation de la relation de Simone de Beauvoir avec sa mère,
mais aussi de la grande absente : sa sœur Hélène.
Françoise de Beauvoir fut la Némésis mais aussi l’une des personnes les plus importantes dans l’existence du Castor.
Ce que le film montre c’est une fois encore une version très expurgée de leur lien, et parfois fausse. Madame de
Beauvoir était l’exemple type de la bourgeoise catholique bien-pensante comme la scène du pré nous le démontre.
Mais la scène lorsque la jeune Simone annonce à son père qu’elle est autorisée à passer deux diplômes à la fois si
elle est exacte quant à la réaction de Georges de Beauvoir, elle est fausse en ce qui concerne Françoise de Beauvoir
qui voyait d’un très mauvais œil les études de sa famille à la Sorbonne car elle avait peur qu’elle y fasse de
mauvaises rencontres, ce qui fut le cas…
Après le décès de George de Beauvoir, ce grand bourgeois ruiné et oisif, le film semble approcher de la vérité lorsque
Françoise, complètement sans ressources, vend ses meubles, liquide son appartement pour louer un studio d’artiste
– bien trop somptueux dans le film car digne d’un magazine de décoration des années 40. Le courage et la
détermination de cette femme impressionneront énormément sa fille qui n’avait jamais cru possible que sa mère
puisse s’émanciper ainsi et, dans son deuil, mener une vie qui lui corresponde. Mais cette liberté toute neuve ne
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signifie pas que Françoise soit pour autant plus libérale et c’est une erreur majeure du film que de le laisser penser
comme dans la scène où Simone lui annonce qu’elle a été renvoyée de l’Éducation nationale. Certes, dans la réalité,
sa mère refusa sa mensualité, mais ce que Simone de Beauvoir décrit fort bien dans ses mémoires c’est la déception
et la honte chez sa mère de savoir sa fille perdre son travail pour des affaires de mœurs ; la tirade anti-allemande et
anti-vichyste de la mère dans le film – même si sa mère était une patriote opposée à l’Occupation de son pays et à la
collaboration – ne peut cacher la vérité quant à la réaction d’une femme qui ne comprit jamais entièrement la vie de
sa fille ainsi que ses positions personnelles. De plus, il est bien triste de constater que la période de l’Occupation –
pourtant littérairement féconde pour Sartre et Beauvoir (L’Invitée, Les Mouches et Huis-Clos et la rédaction du Sang
des Autres) – se limite au scandale lié à Marina », et plus tragiquement à la mort du jeune amant juif de cette
dernière. Il faut se rappeler que la notoriété de Sartre s’est véritablement formée lors de son retour de captivité – lui
aussi mal explicité dans le film – début 1941.
L’aspect le plus intéressant du personnage de Françoise de Beauvoir – et le plus fictionnel car « imaginé » – se
trouve être l’évolution de ses sentiments vis-à-vis de la relation de sa fille avec Sartre, lorsqu’elle lui avoue qu’elle ne
pensait pas que cette dite relation survivrait au temps. Aucun document ou aucune référence n’existent sur l’attitude
de Madame de Beauvoir. Si le Castor voyait la mère de Sartre, on est peu certain de l’inverse ; on sait simplement par
le livre Une mort très douce, que Françoise de Beauvoir devint plus « libérale » vers la fin de sa vie et qu’elle comprit
un peu mieux sa fille et que sa fille découvrit peu à peu une femme bien différente de la mère possessive et rigide de
son enfance et de ses années d’études.
Il manque malheureusement à l’image de la vie familiale de Beauvoir, la présence de sa sœur Hélène qui n’est même
jamais mentionné dans Les Amants du Flore alors qu’elle fut une partie intégrante de l’existence de son aînée dans
les années 30. Il serait bien sûr impossible en 105 minutes de pouvoir faire apparaître toutes les personnes qui ont
orbité autour du Castor, mais il est fort dommage d’avoir évincé ainsi la sœur aimée, mais aussi méprisée, qui elle
aussi lutta pour son indépendance et devint une artiste peintre reconnue et admirée par Picasso. Ce trio de femmes
face au père tyrannique et sexiste aurait certainement permis un développement plus poussé de l’environnement
familial de Simone de Beauvoir. De même, une lecture attentive des écrits beauvoiriens – ce qui, on le constate
devant tant d’exemples, ne fut pas le cas – aurait révélé qu’Hélène de Beauvoir – Poupette – fut un lien important
entre Sartre et sa sœur, et qu’elle s’inséra, plus ou moins aisément, dans « la petite Famille ». Elle participa à la
publication des premiers écrits du « petit homme » et du Castor en étant leur secrétaire attitrée, tapant des centaines
de pages avant qu’elles ne soient soumises aux éditeurs. Cet aspect « professionnel » aurait certainement dû être
mentionné dans une représentation cinématographique des premiers pas d’écrivains du célèbre couple, plutôt que de
s’appesantir sur des éléments plus accrocheurs.
Sans tomber dans l’amateurisme complet et le fiasco intégral – les qualités esthétiques et la valeur de spectacle à
grand public sont évidentes – cette œuvre filmique ne comble pas le spectateur un tant soit peu au fait de la grande
Histoire sartrienne et beauvoirienne. Sans être un personnage secondaire, c’est Beauvoir qui l’emporte quant à la
focalisation du film – d’où le titre déséquilibré que nous avons déjà mentionné. La représentation de Beauvoir laisse
beaucoup à désirer tant l’accent sur l’amante souvent frustrée l’emporte sur les succès réels de ce couple
extraordinaire et hors du commun pour son époque. L’ingérence parfois mal à propos de techniques fictionnelles dans
une histoire bien réelle gêne car elle n’est pas justifiée et n’apporte strictement rien – imaginons un instant des
novices désirant, après la projection, se renseigner plus avant sur Beauvoir et Sartre, ils y perdraient vite leur latin ; si
les personnes sont nommées explicitement dans les écrits beauvoiriens, et sartriens, pourquoi les alourdir
pseudonymes aussi inutiles qu’étranges.
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En conclusion, pourquoi ne pas avoir mieux respecté la réalité – quitte à condenser sans excès – et avoir été parfois
attiré à mauvais escient par les sirènes de la fiction « filmique », ou du romanesque, dans ce qui n’est aucunement un
roman mais une biographie, qui de plus manque souvent cruellement de profondeur et de développement. La
représentation de deux vies uniques, de « deux bizarres objets » ne méritaient certes pas une hagiographie servile
souvent réductrice, ni les critiques virulentes que les protagonistes avaient connues de leur vivant, mais encore moins
d’une production qui ne sait plus à quoi s’attacher : la fiction ou la réalité, et qui ne fait que souligner le mal amour
entre ces deux extrêmes qui se côtoient souvent sans jamais vraiment se rejoindre sur le lit de la biographie. Même si
la forme et le contenu devraient être indissociables, on aurait aimé que la première ne l’emporte pas sur le deuxième
et que Les Amants du Flore ne se limitent pas à la version partiale d’une relation qui si elle fut imparfaite ne pouvait
être ainsi réduite à l’inessentiel.
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