1 Dr. Eric Levéel Section de français Département de langues
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Dr. Eric Levéel Section de français Département de langues vivantes étrangères Université de Stellenbosch ----------------------------------------LES AMANTS DU FLORE LE MAL AMOUR ENTRE LA RÉALITÉ ET LA FICTION Séminaire public Section de français Université de l’État Libre – Bloemfontein 30 juillet 2009 Nous célébrons – très discrètement – cette année le soixantième anniversaire de la publication du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, et l’année 2008 a vu la reconnaissance publique de la philosophe cent ans après sa naissance. Le Deuxième Sexe, l’œuvre maîtresse de Simone de Beauvoir – le point d’ancrage inévitable et omniprésent lorsqu’on aborde sa production écrite – conclut la tentative cinématographique d’Ilan Duran Cohen de faire revivre sur l’écran l’existence singulière de Simone de Beauvoir et de son compagnon Jean-Paul Sartre entre 1929 et 1949. Ce « biopique » - pour utiliser un anglicisme devenu courant de nos jours – se veut une première car il s’agit de la seule adaptation cinématographique – plus exactement télévisuelle – de l’existence du couple mythique d’intellectuels. Alors que la France aime à remuer son passé et à glorifier ses « héros » de la Nation, le binôme Beauvoir-Sartre n’avait jamais été étudié à l’écran, et encore moins au petit écran, médium de masse par excellence. Toutes les gloires françaises avaient été couchées sur la pellicule et jeter en pâture aux spectateurs et aux téléspectateurs : Marie Curie, Napoléon, Beaumarchais, Jean Moulin, George Sand, et tant d’autres. Beauvoir et Sartre, quant à eux, n’avait jamais fait l’objet de ce traitement audiovisuel. On pourrait aimer à penser que la stature même de ces deux monstres sacrées aient pu effrayer bon nombre de réalisateurs. On pourrait avancer que leur existence commune si riche et si féconde ait pu décourager le plus hardi des metteurs-en-scène ; selon nous, il n’en est rien. Alors que le monde anglo-saxon, et le monde tout entier, se penche avec enthousiasme sur la vie et les écrits des deux philosophes écrivains, diaristes et dramaturges, la France les boude encore plus ou moins ouvertement et bien peu d’universités ajoutent leurs œuvres aux programmes. C’est que Beauvoir et Sartre sont des personnages sulfureux, de mauvaise fréquentation tant leurs actions furent, de leur temps, à contre-courant, scandaleuses et s’ingéniant à détruire inlassablement l’ordre bourgeois établi. Plus grave encore, leurs choix politiques – le marxisme et un soutien actif pendant de nombreuses années aux régimes socialiste ; l’URSS, la Chine, Cuba etc. – ne leur sont pas encore pardonnés dans un monde postmarxiste et postcommuniste, bien que de nos jours l’exemple capitaliste – qui a même infiltré si pernicieusement nos universités sud-africaines – semble avoir fait long feu et agonise dans les soubresauts de la crise économique actuelle. Et puis, le structuralisme et le poststructuralisme sont « passés » par là – sans compter le post-modernisme – des phénomènes universitaires et intellectuels qui ont fini par détrôner l’Existentialisme beauvoiro-sartrien qui avait tenu le haut du pavé de la fin de la Deuxième guerre mondiale à la moitié des années soixante. L’Existentialisme n’était plus à la mode, la pensée sartrienne avait été assassinée, et Le Deuxième sexe aurait, paraît-il, vieilli, serait dépassé par la nouvelle pensée féministe. Les fameux amants du Flore ne faisaient plus recette, n’ameutait plus les foules et ne remportaient plus les succès intellectuels de leur âge d’or. L’année 2005 arriva, et avec elle les célébrations nationales du centenaire de la naissance de Jean-Paul Sartre ; d’un coup, la France redécouvrait l’un des philosophes marquants du XXème siècle lors d’une superbe exposition à la 1 1 Bibliothèque nationale de France à Paris (http://expositions.bnf.fr/sartre/) , et lors de nombreux colloques et articles dans la presse. Le mauvais garçon, le trublion revenait sur le devant de la scène et les critiques acerbes du passé se transformaient en un hommage quasi unanime à la contribution du « petit homme » à la vie intellectuelle française et internationale, et cela malgré ses erreurs et certains choix malencontreux. En 2008, ce fut le tour de Simone de Beauvoir ; là où les célébrations sartriennes furent somptueuses, celles à sa compagne de près de 60 ans furent moins grandioses : une fois le mois de janvier passé – le mois de sa naissance – et le battement médiatique à bout du souffle, tout revint rapidement « à la normale » en France – à l’étranger les évènements se multiplièrent. Il semblait qu’une fois encore, Simone de Beauvoir avait fait les frais de la notoriété envahissante de son compagnon, et, on le soufflait, du machisme latin des Français – une femme ne serait que l’ombre d’un homme, l’œuvre sartrienne dépassant de loin celle de son « Castor ». L’année 2006 quant à elle, loin de commémorer des naissances, va au contraire marquer le 20ème anniversaire de la mort de Simone de Beauvoir, le 14 avril plus précisément, et c’est en avril que le film Les Amants du Flore voit le jour. Diffusé en France à une heure de grande écoute – 20h50 – ce téléfilm de 105 minutes a pour but de retracer les événements importants qui ont ponctués la vie du couple Beauvoir-Sartre à partir de leur rencontre à la Sorbonne en 1929 jusqu’à la publication du Deuxième sexe en 1949 et ainsi la consécration de Simone de Beauvoir et le véritable début de la notoriété. Succès publique et populaire, le film fut vivement attaqué par les puristes par son manque de rigueur biographique et par la vision faite de Simone de Beauvoir. Avant de revenir sur ces critiques, penchons-nous un instant sur les points positifs de cette réalisation qu’Ilan Duran Cohen a voulu « hollywoodienne » afin de plaire à un public pas nécessairement au fait de l’histoire du couple. Esthétiquement parlant, il s’agit d’une réussite, le réalisateur ayant réussi le pari de faire revivre par l’image une époque révolue: la photographie, les costumes, les décors relaient parfaitement le Paris des années 30 et 40, que ce soit l’ambiance enfumée des cafés de Saint-Germain-des-Prés ou les chambres d’hôtel plus ou moins miteuses de la Rive gauche. On pourra déjà regretter certains choix de scènes en extérieur dans une cour de la Sorbonne aux airs de musée et dans des petites rues bien propres alors que le Paris de cette époque était bien plus sombre et gris. La partie américaine, faite entièrement en studio, ne transmet rien du New York et du Chicago de 1947 – la scène d’arrivée de Simone de Beauvoir, roulant sur Broadway pour la première fois touche au ridicule tant le défilant fictif à l’arrière d’une auto de studio semble surfait et en faux Technicolor ; on peut aisément imaginer que le budget de production ne permettait pas un voyage Outre-Atlantique, ou bien qu’il aurait été difficile de retranscrire les États-Unis des années 40 en 2005/2006 ; ou alors, et cela peut se défendre, que le réalisateur ait voulu faire un clin d’œil cliché aux productions hollywoodiennes de la grande époque en faisant usage de l’auto de studio chère à tous les grands réalisateurs avant les progrès des caméras de cinéma. Dans l’ensemble, le film « se laisse voir » sans difficulté et avec un certain plaisir dû à cette esthétique lissée que nous venons de décrire fort brièvement. Pour le « non-initié », Les Amants du Flore présentent ouvertement et sans tabous les amours souvent tempétueuses de Beauvoir et Sartre entre eux, et avec leurs différents amants et amantes. De nombreuses scènes d’amour et de sensualité « vendent » le produit à merveille grâce à leur goût de souffre – surtout lors des scènes saphiques. Nous oserions dire vulgairement, que le spectateur en a « pour son argent » et que durant un peu moins de deux heures, il en a aussi « plein les yeux ». À ce niveau, c’est une parfaite réussite de programmation pour une grande chaîne de télévision : tous les ingrédients d’une grande production sont présents pour satisfaire le spectateur-consommateur et les annonceurs en début et en fin de téléfilm. Pour le spectateur beauvoirien, le film se révèle être un irritant, un petit calvaire audiovisuel – nous ne nous prononcerons pas pour les Sartriens mais nous osons imaginer que la simplification de Sartre n’a pas dû les enchanter outre mesure. Après avoir visionné le film à plusieurs reprises, on en ressort avec le sentiment latent d’une 1 Simone de Beauvoir est bien entendu mentionnée et apparaît au cours de cette exposition virtuelle. 2 petite trahison, non pas à la vérité uniquement mais à la réalité et à la complexité de ce couple extraordinaire. Même le Beauvoirien critique de son sujet d’étude ne peut s’empêcher de se sentir floué par les partis-pris des scénaristes. Certaines entorses à la biographie, certains choix quant aux langues de jeu des acteurs laissent le chercheur et l’enseignant pour ainsi dire sans voix. Où commencer la liste, non exhaustive, des maladresses du scénario et des dialogues ? Nous ne voulons aucunement vous ennuyer en les énumérant toutes mais il nous semble important de revenir, tout du moins, sur les plus flagrantes. Avant cela, arrêtons-nous un instant sur le titre même du film. Que suggère-t-il immédiatement ? Une relation amoureuse entre deux personnes habituées du Café de Flore à Paris. Si le titre sous-entend l’histoire de ces deux personnes, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, dans le film lui-même tout semble passer par le prisme beauvoirien, c’est l’histoire de Simone de Beauvoir – ses mésaventures avec Sartre – qui nous est dévoilée. Sans être un personnage secondaire, Sartre n’en est pas pour autant le cristallisateur narratif : c’est le cheminement de Simone de Beauvoir que nous suivons, accompagnée de son amant nécessaire, puis de son compagnon officiel de travail. S’il s’agit du récit de deux amants, il s’agit avant tout de la relation de Simone de Beauvoir avec Sartre, et ainsi on aurait pu favoriser un titre mettant plus l’accent sur cet aspect de la narration filmique – on peut supposer que le titre s’inspire de la biographie, également inégale et partisane, de ce couple par Claudine Monteil intitulée Les Amants de la liberté (1999). Puisque nous nous penchons sur un film, intéressons-nous brièvement aux deux acteurs principaux, Lorant Deutsch et Anna Mouglalis, qui portent littéralement le récit sur leurs épaules. On appréciera un certain air de ressemblance entre Mouglalis et Beauvoir, ainsi que la qualité unique d’une voix un tant soit peu enrouée. Lorant Deutsch semble bien trop « propret » pour jouer le « terrible Sartre », afin de compenser son physique de jeune premier, il a tendance à exagérer l’agressivité intellectuelle de Sartre et la verdeur de son langage ; ainsi, on perd entièrement un aspect primordial de Sartre : son charme, sa gentillesse et sa courtoisie – mainte fois soulignés par Beauvoir et ses proches – pour ne retenir que sa combativité, son langage parfois ordurier et surtout sa goujaterie. Beauvoir-Mouglalis paraît se débattre dans le labyrinthe sartrien, avec un sérieux implacable dénué de tout humour. On retrouve ainsi l’image éculée de Simone de Beauvoir : l’enseignante stricte et sans humour alors que l’on sait à la lecture de sa correspondance et d’une partie de son autobiographie combien cette image simpliste ne pouvait la définir entièrement même si sa rigueur intellectuelle et professionnelle passaient souvent pour de la dureté, voire de l’arrogance. Les deux acteurs, suivant bien entendu les directions de leur metteur-en-scène et respectant le texte rédigé pour eux, nous présentent deux images attendues de Simone de Beauvoir et de Jean-Paul Sartre. On y décèlera même un certain anachronisme dans le manque de développement des personnalités de ces deux personnes : on a l’impression d’observer deux personnalités qui n’évoluent guère alors que leurs pensées progressent – de même, sur une période de 20 ans, Sartre et Beauvoir ne vieillissent absolument pas ; n’oublions-pas que lorsque le film débute Beauvoir a 21 ans et Sartre 24, et lorsqu’il s’achève 41 ans et 44 ans respectivement. La seule évolution serait la réalisation par Simone de Beauvoir que sa relation avec Sartre n’est qu’une vaste machination égoïste, ce qui est bien plus complexe que cela comme vous l’aurez déjà compris. C’est là où le bât blesse véritablement, la vision de la relation de Beauvoir avec Sartre. Dès le début du film on nous donne à penser que Sartre serait le sauveur intellectuel du Castor, que sans lui rien ne serait jamais arrivé à cette dernière, qu’elle serait demeurée bloquée dans une vie bourgeoise. C’est tant méconnaître Beauvoir que de la croire si faible qu’elle n’aurait jamais surmonté son milieu social d’origine. C’est une vision purement machiste et sexiste que de penser que seule la présence d’un homme puisse offrir à la femme sa rédemption, et dans ce cas précis sa liberté. Certes, Jean-Paul Sartre a offert à Simone de Beauvoir une porte de sortie expresse, mais la libération s’était produite au moment-même où Simone de Beauvoir s’était inscrite à la Sorbonne afin d’étudier dans le but d’avoir une carrière : une chose rarissime pour une jeune femme bourgeoise des années 20. C’est la ruine relative de son père qui va 3 précipiter cette libération, immariable elle n’a aucun autre choix que de travailler. Lorsque Simone de Beauvoir rencontre Sartre en 1929, même s’il existe encore chez elle quelques relents de catholicisme – de spiritualisme – elle n’est déjà plus une jeune fille rangée de la meilleure bourgeoisie française. La publication récente de ses cahiers de jeunesse nous a même appris qu’elle n’a choisi Sartre qu’après de longs atermoiements entre son attachement à son cousin Jacques et son amour – plus ou moins chaste – avec un condisciple de Sartre, René Maheu. Le mythe de la jeune fille de bonne famille dévoyée par Sartre ne tient plus la route. Il est vrai que lors de la rédaction de ses mémoires dans les années 50 et 60, Simone de Beauvoir a beaucoup gommé certains faits afin d’offrir au lecteur une version officielle de sa relation avec Jean-Paul Sartre. La véritable libération de Simone de Beauvoir – ou bien appelons-la sa prise de conscience – se produit à la mort de son ami Zaza (Lola dans le film) provoquée par une encéphalite probablement due à la pression familiale, ce qu’elle considérera toujours comme le « meurtre bourgeois » par excellence. Cet épisode primordial dans son existence est tout à fait sous exploité et fort peu explicité alors qu’il contient dans son horreur la clé de l’émancipation de la jeune Mademoiselle Simone Bertrand de Beauvoir. Néanmoins, le film aborde rapidement, une fois encore, l’influence capitale de Simone de Beauvoir sur Jean-Paul Sartre lorsque celle-ci, aux prises avec une jalousie tenace à l’égard de la maîtresse de Sartre restée à New York – Carmen (Dolorès) – et blessée de la dédicace sur le premier numéro de la revue Les Temps modernes, lui lance : « C’est moi qui vous ai fait » ; ce qui est à la fois juste et exagéré ; on découvre ainsi une femme indépendante qui connaît sa valeur et qui est persuadée de sa force intellectuelle. Ce qui est regrettable, c’est le peu de mention de cette dynamique, ou bien mentionnée faussement comme dans la scène où Sartre refuse les critiques de Castor sur son roman (La Nausée) alors qu’il attend d’être injecté avec une drogue hallucinatoire : la mescaline. On sait que Sartre considérait l’avis de sa compagne avec le plus grand sérieux mais cette scène demeure ambigüe car Sartre, loin d’accepter les critiques constructives, se sent soulagé par l’appel de l’infirmière. Une fois encore, une lecture attentive de la correspondance entre les deux jeunes intellectuels auraient renseigné les scénaristes et dialoguistes sur leur influence réciproque quant à leur travail de philosophes et d’écrivains. On nous décrit un Sartre arrogant alors que Castor fut certainement l’unique personne qu’il écoutât et dont il apprécia toujours les critiques, aussi dures soient elles. Cette dynamique apparaît peut-être plus fortement vers la fin des Amants du Flore lorsque Simone de Beauvoir pense sérieusement à épouser Algren et que Sartre l’en dissuade arguant du fait qu’elle lui est indispensable, mais ajoutant égoïstement qu’il se demande ce qu’il deviendrait sans elle. Un autre aspect du film est le choix de pseudonymes pour la plupart des personnages secondaires, ceux qui compose « La Famille » sartrienne. On pourra réellement se demander pourquoi un tel choix a-t-il été pris alors que leurs noms sont de notoriété publique de nos jours et que, d’une certaine manière, ils sont tous entrés dans la légende. Dans ses mémoires Simone de Beauvoir avait « protégé » certaines personnes mais la publication posthume de ses lettres –de celles de Sartre également – de son journal de guerre et de sa correspondance amoureuse avec Jacques-Laurent Bost (Tyssen) a tout balayé en dehors de la sphère privée. Le premier roman publié de la philosophe, L’Invitée (1943), raconte l’histoire romancé du trio Sartre – Olga (Lumi) – Beauvoir décrit dans le film, avant qu’Olga-Lumi ne tombe amoureuse de Tyssen-Bost, qui est aussi l’amant de Beauvoir. De même, c’est sous les traits latins de Marina que l’on retrouve la très slave, et blonde, Nathalie Sorokine par qui le scandale arriva lorsque sa mère dénonça Beauvoir au Ministère de l’Éducation nationale pour détournement de mineure en pleine Occupation allemande de Paris. On retrouve également, la sœur d’Olga, Wanda, sous les traits peu déformés de Tania, la jeune maîtresse de Sartre qui hait le Castor avec tant de force, voulant se réserver les faveurs uniques du « petit homme ». Pourquoi donc avoir décidé de faire usage de pseudonymes ? Certainement pas pour protéger la mémoire des morts. On pourrait avancer que cela souligne l’aspect fictionnel du film, en rebaptisant ainsi des 4 personnes réelles on en fait des personnages annexes virevoltant autour du couple Beauvoir-Sartre alors que certains d’entre-eux restèrent dans la vie pendant de très nombreuses années. Dans le cas de Marina, le spécialiste s’il reconnaît le double fictionnel de Nathalie Sorokine, y voit aussi un condensé de cette dernière et d’une autre élèveamante de Simone de Beauvoir – et maîtresse de Sartre par extension - : Bianca Lamblin-Bienenfeld. La grande exception à la règle du pseudonyme se retrouve chez Nelson Algren, le grand amour américain du Castor. Le fait de ne pas cacher son identité derrière un nom d’emprunt ne fait que rejeter les personnages de « La Famille » au second plan, ce qui est une erreur en soi-même tant leur présence fut intimement liée à celle de leurs Pygmalions. Algren en plein jour certes mais devenu francophone et francophile. Le choix d’éviter un trop grand nombre de soustitres, s’il facilite la fluidité du film, trahit la réalité de cette relation intense qui se déroula en anglais car Algren ne parlait aucunement français. Algren oscille donc entre le français et l’anglais avec facilité et on y perd ce qui subjugua Simone de Beauvoir : l’exotisme de cet Américain macho et bagarreur avec qui elle correspondait, parlait, se disputait et aimait en anglais, au contraire de la langue française qui fut le ciment de sa relation imparfaite avec Sartre. Ce qui est fort bien retranscrit ne passe pas par la parole mais par la sensualité et la sexualité : Nelson Algren offrit à Simone de Beauvoir le plaisir féminin dont elle parlera abondamment dans Le Deuxième sexe – souvenez-nous que la presque entière rédaction de cet ouvrage se déroula lors de la période la plus intense de sa relation avec Algren. C’est ce même désir qui faillit bien briser l’équilibre entre Beauvoir et Sartre, Algren voulant donner au Castor ce que Sartre n’avait jamais voulu lui offrir. Là encore, le côté simpliste de l’interprétation prête à sourire la Beauvoirienne et le Beauvoirien. Beauvoir réalisa rapidement que sa carrière était à Paris et que le fait de déménager à Chicago si elle épousait Algren mettrait tout en péril. Son pacte avec Sartre – celui de 1929 – l’attachait à lui, non plus par les liens amoureux classiques, mais par des liens intellectuels bien plus forts. Même si elle avait payé un prix élevé pour cette relation unique avec Sartre, elle lui avait permis de devenir ce qu’elle avait toujours rêvé d’être : un écrivain. Algren ne fut pas qu’une simple parenthèse car leur relation se poursuivit jusqu’en 1964 et que, comme le film le mentionne dans le texte de la dernière image, elle fut enterrée avec l’anneau d’argent qu’il lui avait remis en gage de son amour. La chronique de leurs amours sur l’écran – bien que tombant un peu dans le racoleur en ce qui concerne les scènes d’amour à proprement dites, – parvient tout du moins à retranscrire la profondeur de leur attachement et la très grande frustration de Nelson Algren devant le barrage que représentait Sartre. Avec Algren, Simone de Beauvoir fut véritablement une femme entière, et même la fiction d’Ilan Duran Cohen transmet cette image d’une femme émotionnellement comblée pendant une courte période de sa vie. Avant de conclure, nous aimerions parler de la représentation de la relation de Simone de Beauvoir avec sa mère, mais aussi de la grande absente : sa sœur Hélène. Françoise de Beauvoir fut la Némésis mais aussi l’une des personnes les plus importantes dans l’existence du Castor. Ce que le film montre c’est une fois encore une version très expurgée de leur lien, et parfois fausse. Madame de Beauvoir était l’exemple type de la bourgeoise catholique bien-pensante comme la scène du pré nous le démontre. Mais la scène lorsque la jeune Simone annonce à son père qu’elle est autorisée à passer deux diplômes à la fois si elle est exacte quant à la réaction de Georges de Beauvoir, elle est fausse en ce qui concerne Françoise de Beauvoir qui voyait d’un très mauvais œil les études de sa famille à la Sorbonne car elle avait peur qu’elle y fasse de mauvaises rencontres, ce qui fut le cas… Après le décès de George de Beauvoir, ce grand bourgeois ruiné et oisif, le film semble approcher de la vérité lorsque Françoise, complètement sans ressources, vend ses meubles, liquide son appartement pour louer un studio d’artiste – bien trop somptueux dans le film car digne d’un magazine de décoration des années 40. Le courage et la détermination de cette femme impressionneront énormément sa fille qui n’avait jamais cru possible que sa mère puisse s’émanciper ainsi et, dans son deuil, mener une vie qui lui corresponde. Mais cette liberté toute neuve ne 5 signifie pas que Françoise soit pour autant plus libérale et c’est une erreur majeure du film que de le laisser penser comme dans la scène où Simone lui annonce qu’elle a été renvoyée de l’Éducation nationale. Certes, dans la réalité, sa mère refusa sa mensualité, mais ce que Simone de Beauvoir décrit fort bien dans ses mémoires c’est la déception et la honte chez sa mère de savoir sa fille perdre son travail pour des affaires de mœurs ; la tirade anti-allemande et anti-vichyste de la mère dans le film – même si sa mère était une patriote opposée à l’Occupation de son pays et à la collaboration – ne peut cacher la vérité quant à la réaction d’une femme qui ne comprit jamais entièrement la vie de sa fille ainsi que ses positions personnelles. De plus, il est bien triste de constater que la période de l’Occupation – pourtant littérairement féconde pour Sartre et Beauvoir (L’Invitée, Les Mouches et Huis-Clos et la rédaction du Sang des Autres) – se limite au scandale lié à Marina », et plus tragiquement à la mort du jeune amant juif de cette dernière. Il faut se rappeler que la notoriété de Sartre s’est véritablement formée lors de son retour de captivité – lui aussi mal explicité dans le film – début 1941. L’aspect le plus intéressant du personnage de Françoise de Beauvoir – et le plus fictionnel car « imaginé » – se trouve être l’évolution de ses sentiments vis-à-vis de la relation de sa fille avec Sartre, lorsqu’elle lui avoue qu’elle ne pensait pas que cette dite relation survivrait au temps. Aucun document ou aucune référence n’existent sur l’attitude de Madame de Beauvoir. Si le Castor voyait la mère de Sartre, on est peu certain de l’inverse ; on sait simplement par le livre Une mort très douce, que Françoise de Beauvoir devint plus « libérale » vers la fin de sa vie et qu’elle comprit un peu mieux sa fille et que sa fille découvrit peu à peu une femme bien différente de la mère possessive et rigide de son enfance et de ses années d’études. Il manque malheureusement à l’image de la vie familiale de Beauvoir, la présence de sa sœur Hélène qui n’est même jamais mentionné dans Les Amants du Flore alors qu’elle fut une partie intégrante de l’existence de son aînée dans les années 30. Il serait bien sûr impossible en 105 minutes de pouvoir faire apparaître toutes les personnes qui ont orbité autour du Castor, mais il est fort dommage d’avoir évincé ainsi la sœur aimée, mais aussi méprisée, qui elle aussi lutta pour son indépendance et devint une artiste peintre reconnue et admirée par Picasso. Ce trio de femmes face au père tyrannique et sexiste aurait certainement permis un développement plus poussé de l’environnement familial de Simone de Beauvoir. De même, une lecture attentive des écrits beauvoiriens – ce qui, on le constate devant tant d’exemples, ne fut pas le cas – aurait révélé qu’Hélène de Beauvoir – Poupette – fut un lien important entre Sartre et sa sœur, et qu’elle s’inséra, plus ou moins aisément, dans « la petite Famille ». Elle participa à la publication des premiers écrits du « petit homme » et du Castor en étant leur secrétaire attitrée, tapant des centaines de pages avant qu’elles ne soient soumises aux éditeurs. Cet aspect « professionnel » aurait certainement dû être mentionné dans une représentation cinématographique des premiers pas d’écrivains du célèbre couple, plutôt que de s’appesantir sur des éléments plus accrocheurs. Sans tomber dans l’amateurisme complet et le fiasco intégral – les qualités esthétiques et la valeur de spectacle à grand public sont évidentes – cette œuvre filmique ne comble pas le spectateur un tant soit peu au fait de la grande Histoire sartrienne et beauvoirienne. Sans être un personnage secondaire, c’est Beauvoir qui l’emporte quant à la focalisation du film – d’où le titre déséquilibré que nous avons déjà mentionné. La représentation de Beauvoir laisse beaucoup à désirer tant l’accent sur l’amante souvent frustrée l’emporte sur les succès réels de ce couple extraordinaire et hors du commun pour son époque. L’ingérence parfois mal à propos de techniques fictionnelles dans une histoire bien réelle gêne car elle n’est pas justifiée et n’apporte strictement rien – imaginons un instant des novices désirant, après la projection, se renseigner plus avant sur Beauvoir et Sartre, ils y perdraient vite leur latin ; si les personnes sont nommées explicitement dans les écrits beauvoiriens, et sartriens, pourquoi les alourdir pseudonymes aussi inutiles qu’étranges. 6 de En conclusion, pourquoi ne pas avoir mieux respecté la réalité – quitte à condenser sans excès – et avoir été parfois attiré à mauvais escient par les sirènes de la fiction « filmique », ou du romanesque, dans ce qui n’est aucunement un roman mais une biographie, qui de plus manque souvent cruellement de profondeur et de développement. La représentation de deux vies uniques, de « deux bizarres objets » ne méritaient certes pas une hagiographie servile souvent réductrice, ni les critiques virulentes que les protagonistes avaient connues de leur vivant, mais encore moins d’une production qui ne sait plus à quoi s’attacher : la fiction ou la réalité, et qui ne fait que souligner le mal amour entre ces deux extrêmes qui se côtoient souvent sans jamais vraiment se rejoindre sur le lit de la biographie. Même si la forme et le contenu devraient être indissociables, on aurait aimé que la première ne l’emporte pas sur le deuxième et que Les Amants du Flore ne se limitent pas à la version partiale d’une relation qui si elle fut imparfaite ne pouvait être ainsi réduite à l’inessentiel. 7