LES CONFIDENCES DE MERLIN L`ENCHANTEUR Longtemps je

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LES CONFIDENCES DE MERLIN L`ENCHANTEUR Longtemps je
LES CONFIDENCES DE MERLIN L’ENCHANTEUR
Longtemps je me suis couché de bonne heure. C’est seulement lorsque retentissait le chant
insolent du coq que je démêlais soigneusement ma légendaire barbe blanche puis partais
derechef m’attabler au pupitre poussiéreux où j’avais marqué d’une feuille de lierre la page
consacrée aux recettes de potions magiques. Magicien de mon état, jardinier-herboriste,
apothicaire réputé, j’ai toujours aimé concocter des préparations inédites.
Arthur est mort, il y a juste un an aujourd’hui, le 5 mai, en présence de ses vassaux. Tout
jeune encore, sorti à peine de l’enfance, il était entré dans ma vie un dimanche de
novembre, éblouissant de vitalité, cheveux blonds en bataille, regard incisif servi par des
yeux d’un bleu-acier unique au monde, sourire ravageur qui m’avait aussitôt conquis. Il
devint mon écuyer et mon disciple et comment consulter le manuscrit dédié aux recettes de
potions magiques sans évoquer nos allers et venues d’une cornue à l’autre, d’un alambic à
l’autre, d’une fiole à l’autre, pendant que nos interminables conciliabules se prolongeaient
tard dans la nuit.
Ce qui plaît le plus au Seigneur c’est la pureté. L’âme d’Arthur était belle, intacte comme au
jour de son baptême. Sous ma conduite ce jeune homme surdoué s’exerça aux arts martiaux
et aux disciplines équestres, devint même oiseleur mais aussi maître-herboriste, excella dans
le maniement de la harpe celtique, apprit à siffler et à chanter comme un rossignol, à danser
comme un elfe, à taquiner les Muses. Il composa des lais amoureux très recherchés et
d’entraînantes chansons de geste.
Je déteste le vingt et unième siècle. Vous allez vite comprendre pourquoi.
Dans la petite auberge où je me trouvais hier avait éclaté à la table voisine une violente
discussion qui, brusquement, menaça de tourner en altercation furieuse et fut même
accompagnée de paroles haineuses et injurieuses. Un musulman barbu, la tête enturbannée,
défendait âprement le droit de porter la burqa et se félicitait de l’invasion des plages
occidentales par des femmes engoncées dans d’inconfortables burkini. Son interlocuteur,
imberbe et tête nue, agitait les bras en vociférant que ces habitudes vestimentaires
inconnues des pays évolués étaient une insoutenable provocation et ne trouveraient jamais
droit de cité sur nos terres civilisées. Un court instant, moi qui commande aux animaux, j’eus
la tentation satanique de dépêcher un troupeau de porcelets dans les eaux azuréennes de
l’Île de Beauté pour faire fuir à toutes jambes les « burkinistes » enragées, mais j’eus
finalement la sagesse de m’abstenir, par crainte de figurer à la hune de Corse-Matin.
L’avenir me remplit d’effroi. A Londres ou à Paris, un jour prochain, il sera impossible
d’emprunter le métro sans craindre un attentat commandité par les Fous de Dieu.
2Malgré tous mes efforts pour continuer à commander aux éléments, à la flore, à la faune,
me voici dépassé par la folie des hommes. Ils n’hésitent pas à décimer des troupeaux
d’éléphants pour revendre à prix d’or l’ivoire de leurs cornes. Brocéliande n’est pas un zoo,
impossible donc de rapatrier ces malheureux pachydermes avant que ne sévissent des
hordes d’aventuriers sans scrupule.
Ma chère forêt verra sous peu la mort de chênes millénaires à causes des méfaits d’une
pollution galopante, et le pommier où j’aime tant me réfugier pour méditer, invisible, loin
des regards indiscrets, risque hélas d’être victime du réchauffement climatique.
Moi qui savais prédire le cours des batailles et pouvais même en infléchir l’issue, je suis
tragiquement incapable de prévoir les attaques surprises des Islamistes Radicaux, les
attentats-suicides et autres pièges diaboliques inventés par des groupuscules de fous. Moi
qui conseillais le Roi Arthur et ses Chevaliers de la Table Ronde, me voici réduit à la triste
condition de vieillard inutile et impuissant. Moi, l’instigateur de la Quête du Graal, je
constate avec amertume qu’on déserte les Eglises, qu’on boude la Sainte Communion, qu’on
profane les tombes, qu’on tourne en dérision Notre Saint Père le Pape, qu’on ridiculise ceux
qui ne professent pas un athéisme militant. D’Enchanteur je n’ai plus que le nom, foi de
Merlin quelle calamité d’être immortel ! Ni mort, ni vivant, flottant entre le Royaume des
Hommes et l’Empire d’Hadès, je me cache au cœur de mon inaccessible prison forestière.
Guetteur incorrigible, posté aux soixante-dix fenêtres de mon antique demeure bretonne, je
scrute les astres et m’amuse encore parfois à rire de l’inconscience des hommes.
Quant à ceux qui s’ingénient à soutenir mordicus que Viviane me tient enfermé pour
l’éternité dans mon esplumoir, sachez qu’ils divaguent dans le vide !
Immortel et libre, je reste un grand magicien.
Orlinda Battesti