Sonia Chamkhi : « Le mezoued est un art

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Sonia Chamkhi : « Le mezoued est un art
Sonia Chamkhi : « Le mezoued est un art »
Lundi, 23 Août 2010 00:00
Sonia Chamkhi est cinéaste, écrivain, poète, enseignante…C’est avant tout une passionnée qui
fait partie des rares artistes qui , quand ils aiment, ne comptent pas. Sa rencontre avec le «
Mezoued » tunisien est fatidique.
Elle y plonge sans se ménager pendant de nombreuses années pour saisir les injustices
commises envers cet art jugé mineur et tenter de reconstituer sa mémoire. Faut-il seulement
s’en tenir à éclairer « le mépris social et plus encore l’exclusion commise par l’establishment
musical et l’intelligentsia tunisiens des années 70 et 80 » ?. Peut-elle aller plus loin ? Son film
documentaire lève le secret sur un art oublié mais oh combien adulé !
« L’art du mezoued » est un devoir de mémoire. Avec des mots tranchants ou une caméra
alerte, la jeune femme a tenté d’aller aussi loin que possible. Sans chercher à confisquer la
parole à des artistes souvent en grande souffrance, elle a percé un univers marginalisé. En
attendant d’autres travaux sur cet art, Mille et une Tunisie rencontre la cinéaste. Entretien avec
Sonia Chamkhi à l’occasion de la projection de « l’art du mezoued ». Par Amel Djait
Mille et une Tunisie : Le « mezoued » est un univers masculin et assez marginalisé.
Comment et pourquoi sont nés cet intérêt pour cet univers?
Sonia Chamkhi : Le « mezwed » est exclusivement un domaine artistique masculin: Les
chanteurs et les instrumentistes sont exclusivement des hommes. Certains pensent qu'il y a
des chanteuses « mzewedia », citant Fatma Bousaha ou Zina Al Gasrinia, mais c'est parce
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qu'ils confondent entre le chant « Zokra » (basé sur la bombarde) et le chant « Mezoued «
(basé sur la cornemuse). Or, la « Zokra » et le « Mezoued » sont deux domaines totalement
distincts au sein de l'art populaire musical tunisien.
Ils sont d'autant plus distincts que la « Zokra » est un registre musical populaire de tout temps
admis par la culture officielle alors que le « Mezoued » a été banni jusqu'aux années 90.Il
continue de souffrir d'une réputation sulfureuse et pâtit du mépris d'une certaine élite
responsable justement de sa marginalisation et de son exclusion de l'enseignement musical en
Tunisie , y compris au sein du Conservatoire des Arts populaire, depuis l'indépendance de
notre pays à aujourd'hui.
Le « Mezoued » est aussi un univers exclusivement masculin. C’est un art banni, privé de
mémoire et de reconnaissance en dépit de son succès populaire phénoménal. Il n'en fallait pas
plus à la femme cinéaste et chercheur que je suis pour me pencher sérieusement et avec
passion sur le sujet. J'ajoute à cela ma grande admiration pour les artistes « mzewdia » ; des
talents époustouflants qui ont su triompher de la misère, de l'exclusion et de la bêtise des
détenteurs du pouvoir culturel.
L'art, l'histoire et la pensée nous enseignent que les vérités fondamentales ne sont pas
saisissables dans les discours officiels, lisses et consensuels, mais bel est bien dans les
marges, les lieux d'ombre, dans les espaces de la parole confisquée et des non-dits. L'interdit,
le tabou sont les plus grands révélateurs des vérités existentielles de l’ Homme.
Quelles ont été les principales difficultés que vous avez rencontrées lors de la réalisation
de ce film?
J'ai entamé mes recherches en 2004. Je savais le « mezoued » méprisé et rejeté mais je ne
m'attendais pas à un tel bannissement ; aucun document publié, aucune étude musicale et
technique, aucun répertoire des musiciens, aujourd'hui décédés…Il m'a fallu rencontrer les
quelques personnes qui ont toujours cherché à faire reconnaître la place qui revient de droit au
« mezoued » au sein de la musique populaire tunisienne mais qui ont été elles aussi
marginalisées! Zouheir Gouja, musicologue, et Ali Saîdane, spécialiste des expressions
populaires, m'ont été d'un grand secours. J'ai également épluché les archives de la presse
nationale et j'ai trouvé quelques articles de journalistes de la presse écrite arabe tunisienne.
La première grande difficulté a donc été la documentation ! Il m'a fallu plus de deux ans pour
écrire un long texte d'une centaine de pages ( que je compléterai pour une publication future
qui englobera un répertoire et des photos) qui puisse rendre compte des modes musicaux, de
l'histoire sociale et anthropologique et du parcours des artistes « mzewedia » du passé et du
présent.
La deuxième grande difficulté était le financement: j'ai proposé mon projet à Lotfi Layouni, le
producteur de mon dernier court métrage de fiction « Wara Al Blayek » qui était emballé par le
sujet mais qui n'était pas disposé à dépenser de l'argent et qui souhaitait d'abord solliciter une
subvention auprès de la commission d'aide à la production du Ministère de la Culture et de la
Sauvegarde du Patrimoine.
Or, j'étais très sceptique quant à l'enthousiasme de la dite commission à soutenir mon projet.
Ministère du Patrimoine ou pas, le « Mezoued » n'est pas le bienvenu et la décision de cette
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même commission a confirmé mes doutes. Le directeur du service Cinéma, au sein du dit
ministère, m'a expliqué au téléphone que la commission a trouvé le projet de mon
documentaire très bien construit, très original et très bien documenté mais que la commission a
craint que son exploitation en salles ne marche pas! Il a précisé néanmoins que la commission d'achat des films vidéo achètera à coups sûr mon
film et il m'a vivement encouragé à contracter un prêt bancaire et à tourner mon documentaire.
Comment expliquez vous que ce genre soit si proche du cœur et des habitudes de
consommation des gens et à ce point en dehors des circuits culturels ?
En autres, par la réponse de Monsieur le directeur du Service Cinéma au sein du Ministère de
La Culture et de la Sauvegarde du Patrimoine qui m'a bien signifié que la commission ne voyait
pas quelle place occuperait un documentaire sur l'art musical le plus populaire et le plus
consommé en Tunisie dans le circuit culturel tunisien!
Faire ce film pour vous répond t-il a un besoin de réhabiliter le « mezoued « et ses
hommes ? Sort-on indemne d'une pareille incursion?
Bien sûr que oui! Raison pour laquelle le film donne à voir et à entendre exclusivement les «
mzewdia », leur parole, leur chant et la communion quasi-magique qui s'opère entre eux et leur
large auditoire. Ces milliers de Tunisiens qui connaissent leur répertoire par cœur, qui dansent
sur leurs rythmes authentiquement tunisiens!
J'ai filmé des entretiens avec des musicologues et des anthropologues et j'ai renoncé à les
inclure dans le film pour ne pas courir le risque, encore une fois, de leur confisquer la parole.
Ces entretiens ne manquent pas d'éclairer un aspect -en l'occurrence plus savant- du «
mezwed » , raison pour laquelle je les publierai dans leur intégralité sur Internet (sur ma page
Viméo) mais ce tout premier film qui parle enfin du mezoued, je l'offre aux premiers concernés:
ceux qui ont consacré leur vie à cet art, ceux qui ont sombré dans l'oubli, ceux qui se
maintiennent au diapason et ceux qui rêvent de faire du « mezwed » le soleil de leur vie. J'ai
l'intime conviction que leur parole vraie vaut la force de ce documentaire ? C’est sa première
raison d'être.
Est-ce que je sors indemne de cette aventure? J'en sors grandie! Riche d'une expérience
singulière, de la confiance que ces artistes « aux allures de bad boys » ont placée en moi. J’'ai
tout fait pour la mériter et ne pas la trahir.
Pensez vous qu'il y a lieu de contribuer à donner davantage de visibilité au « mezoued «
? Il faut rappeler qu'après" Nouba", ce dernier a pù renaitre de ses cendres.
"Nouba" a été un précurseur salvateur. Mais depuis que s'est-il passé? La relative réhabilitation
médiatique est la bienvenue mais elle est insuffisante : il est toujours question de la Mémoire de
cet art et de son Devenir: sa place dans le patrimoine, son enseignement au sein des Instituts
et des conservatoires, la préservation de ses savoirs (mode, rythme, chant, répertoire des
textes...) et son évolution future.
Les artistes « mzewedia » sont talentueux mais aucun art ne prospère dans la marginalisation
et le dédain de la transmission. Le mezwed,, à l'instar de tout art, n'est pas à l'abri du déclin s'il
est dans l'abandon et la négligence.
3/4
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Le documentaire évidemment ne prend pas en charge toutes ces questions (à moins de faire
toute une série avec de nombreux épisodes) Il contribue évidemment à donner au « mezoued
» plus de visibilité. Il sème quelques graines de mémoire, célèbre quelques talents et la joie
populaire. Mais que peut un film devant un tel « chantier » ? Presque rien. Mais pour moi, il
s'agit d'abord de ne pas se taire. Mon film est certes un document mais surtout un acte de foi.
4/4