Traders et maitres echiquier

Transcription

Traders et maitres echiquier
Traders
et
l'échiquier
maîtres
de
Enquête – Ils sont rationnels,
pragmatiques,
ils
sont
surtout de fins stratèges.
Autant de qualités qui font
des joueurs d'échecs des
cibles de choix pour exceller
dans
la
finance.
Deux
mondes qui sont d'ailleurs de moins en moins étanches. Par Louise Couvelaire /
Photos Ola Rindal / Illustrations Andrew B. Myers
Lentement, ils posent les coudes sur la table ; calmement, ils se prennent la tête dans les
mains ; tranquillement, ils baissent un bras et se massent le menton du bout des doigts ;
puis ils se figent ; un long moment, ils gardent la pose, immobiles. Ils inspirent
profondément, relèvent les épaules et finissent par bouger un pion. Comme s'ils
exécutaient une chorégraphie au ralenti. Concentrés, les yeux rivés sur l'échiquier, ils
restent muets. On n'entend guère que les tic-tac des pendules veillant aux minutes qui
passent : un certain nombre de coups doivent être joués dans un laps de temps défini. Le
silence est assourdissant, les rideaux sont fermés, la lumière est tamisée, la moquette
épaisse. Ce dimanche matin-là, dans les salons feutrés de l'Automobile Club de France,
place de la Concorde, à Paris, vingt-deux joueurs, répartis par deux sur onze tables,
s'affrontent au cours d'un tournoi qui oppose l'équipe d'échecs du Royal Automobile Club
de Londres (RAC) à la GF Team française, du nom de son fondateur, Guy Fouchet, un
financier à la retraite.
Au même moment, à seulement cinq cents mètres de là, rue du Faubourg-Saint-Honoré,
d'autres Anglais du RAC se mesurent aux Américains du Cosmos Club de Washington et
aux Français du cercle de l'Union interalliée au cours d'une série de trois duels de vingt
minutes chacun. On appelle ça du speed chess, ou partie rapide, la discipline favorite des
décideurs. " Parce que cela reflète l'époque actuelle : aujourd'hui, il faut prendre des
décisions rapidement ", explique Bachar Kouatly, 63 ans, à la tête d'une société
d'investissement et premier grand maître français depuis la Révolution (le plus haut titre
qu'un joueur d'échecs puisse obtenir, à part celui de champion du monde), sacré en 1989.
A l'Automobile Club comme à l'Interalliée, ils sont légion. Un conseiller d'Etat, un
diplomate, quelques avocats d'affaires, des businessmen, et surtout des banquiers et des
dirigeants de fonds d'investissement. Un hasard ? Sûrement pas. Ici, ça n'existe pas. Les
deux mondes se connaissent bien et se fréquentent beaucoup ; et pour cause, ils ne font
souvent qu'un.
" Dans l'un comme dans l'autre, les mauvais spéculent, les bons calculent, affirme Henry
Mutkin, le capitaine de l'équipe d'échecs du Royal Automobile Club, un ancien banquier
spécialiste des fusions et acquisitions. Les meilleurs financiers sont tous d'excellents
joueurs d'échecs. " Henry Mutkin y va peut-être un peu fort, mais il n'a pas complètement
tort. Dans le monde de la finance, les grands joueurs d'échecs sont rois. Ils vont même
jusqu'à être recrutés. Qu'importe s'ils ignorent tout de la Bourse, à partir du moment où ils
dominent l'échiquier, ils sauront triompher des marchés. C'est le présupposé, qui s'appuie
sur un constat : la machine intellectuelle est identique. Un esprit cartésien et
mathématique, qui ne laisse rien au hasard. Joueurs d'échecs et financiers n'avancent
jamais leurs pions au petit bonheur la chance : ils analysent, évaluent, raisonnent,
échafaudent et mémorisent avant d'agir.
" Beaucoup pensent que les joueurs d'échecs peuvent être de bons traders car ils savent
anticiper des dizaines de coups à l'avance, mais c'est une erreur : les possibilités sont
infinies et il est impossible de toutes les calculer ", insiste Bob Rice, auteur de Three
Moves Ahead. What chess can teach you about business (Trois coups à l'avance. Ce que
les échecs peuvent vous apprendre sur les affaires) et associé chez Tangent Capital, une
banque d'affaires de New York. " Deux qualités, en réalité, prévalent, poursuit-il. La faculté
à repérer les comportements récurrents et la réactivité. Un grand maître ne va jamais tout
miser sur une seule ligne d'attaque et la maintenir coûte que coûte, il a un grand respect
pour la part d'inconnu et se montre très réaliste. Il va donc réagir rapidement en fonction
de l'environnement et des prises de position de son adversaire, et ajuster, voire changer,
sa stratégie au fur et à mesure. "
Et c'est ce qui plaît aux banquiers. Dans les années 1990, alors qu'il était avocat dans un
prestigieux cabinet, Bob Rice a créé le Wall Street Chess Club. "C'était une décision
purement intéressée, confie-t-il. J'ai assisté aux championnats du monde et j'ai remarqué
que la plupart des spectateurs étaient des financiers. J'ai donc pensé que ce serait un bon
moyen de rencontrer de potentiels nouveaux clients. " Il a vu juste. A l'époque, son club
attire non seulement les plus grands noms de Wall Street mais aussi les grands maîtres
du monde entier, et les Russes en particulier. Le coup de foudre est immédiat. Si bien que
la banque américaine Bankers Trust (rachetée en 1998 par la Deutsche Bank) décide de
lancer un programme de recrutement auprès des meilleurs joueurs. " Ils leur ont dit :
"Vous avez un cerveau qui fonctionne comme il faut, nous vous formerons", raconte Bob
Rice. Imaginez la tête de certains joueurs ! " La stratégie ressemble plus à un coup de
poker qu'à un coup de maître et n'a pas toujours été couronnée de succès. Mais les
affinités demeurent et la filière fonctionne encore.
Boaz Weinstein en sait quelque chose. C'est grâce aux échecs qu'il a décroché son
premier boulot chez Goldman Sachs, à New York, et grâce à son jeu qu'il s'est hissé au
sommet de Wall Street. Passionné depuis l'âge de 5 ans, il a participé à son premier
tournoi à 13 ans et remporté le titre de maître à 16 ans. Son bac en poche, et alors qu'il
s'apprêtait à partir étudier la philosophie à l'université du Michigan, il a postulé pour un
stage d'été dans le célèbre établissement financier. Il n'y croyait pas vraiment - il était trop
jeune et n'avait aucune expérience - mais il a décidé de tenter sa chance malgré tout et a
réussi à obtenir un entretien. Ses craintes étaient fondées : sa candidature n'a pas été
retenue. Au moment de quitter les lieux, un peu déçu, il fait une halte aux toilettes et croise
un homme, un associé haut placé, qu'il avait déjà rencontré et affronté aux échecs dans
un club de Manhattan. Coup de chance, c'est un admirateur. Ni une ni deux, il organise un
autre rendez-vous dans le département qu'il dirige. Boaz est engagé.
Dès lors, il se pique de finance. A peine ses études terminées, il se lance chez Merrill
Lynch. Et à tout juste 27 ans, alors qu'il est trader à la Deutsche Bank, il est propulsé
directeur général. Du jamais-vu. Il entre dans la légende de Wall Street. Certains parlent
de lui comme d'un génie, d'autres comme d'un prodige. Ses bonus atteignent les 40
millions de dollars par an. Et à son tour, il recrute des joueurs. " Aux échecs comme sur
les marchés, ni la chance ni le bluff n'existent, insiste-t-il. Vous devez être constamment
hyperrationnel dans la façon dont vous évaluez votre position : il faut avoir une vision
claire de l'ensemble et composer avec les paramètres inconnus. " Le jeu peut coûter cher.
En 2008, Boaz a manifestement mal évalué sa position : lui et son équipe ont perdu 1,8
milliard de dollars. " Perdre est une expérience importante pour un trader, commente-t-il.
Si vous ne jouez que lorsque vous êtes sûr de gagner à 100 %, alors vous n'avancez
jamais votre pion. Il n'y a pas de coup parfait. Il faut savoir être pragmatique et prendre
des décisions. Avoir raison six fois sur dix, c'est déjà excellent. " L'année suivante, après
avoir quitté la Deutsche Bank, il a monté son propre fonds spéculatif, Saba Capital. Un
succès : en août 2009, il démarrait avec 150 millions de dollars, il en gère aujourd'hui près
de 5 milliards et offre un retour sur investissement de plus de 9 %, bien au-delà de la
moyenne générale.
Boaz Weinstein n'est pas le seul bon joueur à faire flamber Wall Street. D'autres
s'apprêtent à lui emboîter le pas. A l'instar de Robert Hess. Coaché par un Russe durant
toute son enfance, grand maître à 17 ans seulement, aujourd'hui étudiant à Yale, il a lui
aussi décroché son premier stage dans la finance grâce aux échecs. On est même venu
le chercher ! C'était en 2008, le père de l'un de ses amis travaillait dans un fonds
d'investissement new-yorkais : " Il m'a dit : "Tu es un très bon joueur, tu devrais être un
bon analyste financier. Viens", se souvient Robert. J'ai hésité mais j'y suis allé. J'étais le
plus jeune, d'au moins dix ans. " Pendant quelques semaines, il compile, analyse et fait
des prévisions : " J'ai adoré, dit-il. Aux échecs, vous êtes seul contre votre adversaire. En
finance, vous êtes seul contre les marchés. C'est à vous de calculer les risques et vous
êtes le seul responsable en cas d'échec comme en cas de victoire. " Il ne compte pas en
rester là. " Les liens entre les deux sont évidents, dit-il. Il y a beaucoup d'exemples,
regardez Patrick Wolff. "Patrick Wolff, 43 ans, est un as aux échecs - il est grand maître
(aujourd'hui, ils sont un peu plus de mille dans le monde, dont quarante en France) et a
été deux fois champion des Etats-Unis. Et un as de la finance, alors qu'il a étudié la
philosophie. " Les échecs vous apportent une rigueur analytique et vous -apprennent à
être objectif ", assure-t-il. La meilleure des formations. Jusqu'à l'an dernier, il travaillait
chez Clarium Capital Management, un hedge fund basé à San Francisco et dirigé par
Peter Thiel, 44 ans, une autre star de la finance : c'est lui qui a parié le premier sur Mark
Zuckerberg en 2004 en investissant 500 000 dollars dans Facebook. Un grand joueur lui
aussi, " c'est ce qui m'a permis d'attirer son attention ", raconte Patrick, qui est parti juste à
temps - Clarium a perdu plusieurs milliards de dollars l'an passé - pour créer son propre
fonds, qu'il a baptisé... Grand Master.
Fervent admirateur du magnat de la finance Warren
Buffett, il est invité chaque année à se " produire " à
l'assemblée des actionnaires de Berkshire Hathaway,
un grand show au cours duquel il joue des parties à
l'aveugle (il ne voit pas l'échiquier et annonce ses
coups oralement). A chaque fois, il en met plein la vue.
Boaz Weinstein, lui aussi, y a participé. " Il est certain
qu'être un bon joueur vous aide à développer votre
réseau ", admettent-ils tous les deux. " Etre un bon
joueur ne veut pas nécessairement dire que l'on est
plus intelligent que les autres, tempère Bob Rice. Le
raccourci est fréquent parce que c'est un sport très
sérieux, qui se joue assis, sans bouger, parfois pendant plusieurs heures, et que ça donne
des airs intelligents, mais beaucoup d'entre eux ne sont pas particulièrement brillants en
dehors du jeu. Il s'agit simplement d'une certaine forme d'intelligence qui peut être
adaptée aux métiers de la banque et de la finance. " BNP Paribas ne s'y est pas trompée.
Depuis 2006, elle est partenaire de la Fédération française des échecs. " Un partenariat
naturel, souligne Alain Terno, responsable des partenariats sportifs France chez BNP.
Nous véhiculons les mêmes valeurs : créativité, réactivité, engagement et ambition. "
Un peu bateau, le package ne paraît pas être réservé aux échecs et à la banque. " Cela
colle parfaitement en tout cas, s'enthousiasme Henri Derhy, 52 ans. Tout est une question
de tactique : il faut définir des objectifs, établir un plan d'action, organiser ses pièces,
contrôler les cases faibles de l'adversaire et prendre des décisions. Sans les échecs, je ne
serais jamais arrivé là où j'en suis aujourd'hui. Cela m'a appris dès le plus jeune âge la
discipline, la concentration et la structuration de ma pensée. "
Fils d'un employé d'assurances et d'une fonctionnaire de La Poste, Henri Derhy a grandi à
Garges-lès-Gonesse (Val-d'Oise), dans la cité de la Dame Blanche, et commencé à jouer
aux échecs à l'âge de 7 ans. Pour son anniversaire, ses grands-parents lui avaient offert
une boîte de 24 jeux (petits chevaux, dames...), il n'a aimé que les échecs. Au lycée, il a
remporté le titre de vice-champion de France. " Il faut imaginer des combinaisons, réfléchir
et, surtout, il n'y a aucun hasard : pas de cartes, pas de dés, tout dépend de vous et de
vous seul ", dit-il. ça lui ressemble.
Henri a été embauché chez BNP-Paribas juste après son service militaire, à l'âge de 23
ans, en tant que coursier dans un groupe d'agences de Sarcelles. Il n'a pas fait d'études, il
a grimpé les échelons un à un : il a été caissier, puis conseiller clientèle, inspecteur,
responsable de la gestion et des ressources humaines de plusieurs agences à Paris,
directeur commercial... Aujourd'hui, il est directeur du groupe des agences BNP-Paribas
Nice et Corse, il dirige 39 agences et 330 collaborateurs. " C'est le même principe aux
échecs : tout le monde est à égalité, quels que soient sa corpulence, son éducation, ses
ressources, son âge ou son genre. Tout est une question de persévérance ", martèle
Henri, qui se bat pour développer les échecs dans les écoles.
BNP subventionne des programmes dans les écoles, les ZEP en particulier, et organise
chaque année les " blitz BNP-Paribas ", une compétition qui s'étale sur neuf mois et
rassemble près de 10 000 participants autour de duels de cinq minutes chacun.
Aujourd'hui, il existe 58 000 licenciés en France - un record, en progression de 3 % par an
-, dont les deux tiers ont moins de 20 ans et 23 % sont des femmes. " La Fédération des
échecs est une fédération jeune, contrairement au bridge, plutôt un "sport de vieux", avec
une moyenne d'âge de 63 ans, se félicite Jean-Claude Moingt, ancien président de la
Fédération, professeur d'échecs et maire adjoint de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine).
C'est la troisième fédération, après le football et le handball, par le nombre d'interventions
en milieu scolaire. " En janvier 2012, il organise le Grand Prix de la Fédération aux
Pyramides de Port-Marly, en présence de politiques adeptes de l'échiquier. Seront conviés
Rama Yade, Manuel Valls ou encore François Baroin. Mais le plus assidu d'entre eux,
celui dont tout le monde dit qu'il est " l'un des meilleurs et le plus passionné ", l'ancien
patron du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn, lui, n'est plus sur la
liste des invités. Fin de partie.
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