Menace et bâillement chez Macaca Fascicularis : intérêt de l

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Menace et bâillement chez Macaca Fascicularis : intérêt de l
Biology of Behaviour, 1980, 5, 47-54
Menace et bâillement
chez Macaca Fascicularis : intérêt de l'étude
électromyographique comparée
Bertrand
DEPUTTE
et Alain
FONTENELLE
Station Biologique de Paimpont, 35380 Plélan le Grand
Faculté de Chirurgie dentaire, Université Paris V, 75005 Paris
Mots clés: Primates; Macaques; E1ectromyographie; Mimiques faciales.
SUMMARY
Threat and yawn in Macaca fascicularis: interest of compared electromyographic
technique
Electromyographic techniques are used in a preliminary study of facial
expression in macaque. The subject, a young adult male, is sitting in a primate
chair. The muscular activity of the anterior belly of the digastricus, of the
orbicularis oris, and of the muscles of the nape are recorded during yawns,
threats and lip-smacking. The electromyograms are synchronized with photographies. The orbicularis oris is not active during threat, even if the teeth are fully
exposed, but is active, although constant when the teeth are gradually completely
exposed, during the last phase of mouth opening in the yawn. The exposure of
the teeth, and especially the large canine of adult males, during the yawn, appeared
to be merely linked to the widest opening of the mouth. This suggests, with
other significative differences, a distinct communicative function between threats
and yawns.
Key-words: Primates; Macaques; Electromyography; Facial expressions.
RESUME
Une étude préliminaire des mImIques faciales par électromyographie a été
menée .sur un. jeune mâle macaque adulte en contention. L'activité électrique du
ventre antérieur du digastrique, de l'orbiculaire des ~l~y~s ~ e~des· muscles de la
nuque a été enregistrée au cours de bâillements, de menaces et de séquences de
claquement de lèvres. Les électromyogrammes sont synchronisés avec des photographies. L'orbiculaire des lèvres est inactif dans la menace intense, au cours de
Reçu le: 23 mars 1978. Accepté le: l'or octobre 1978.
Tirés à part: B. DEPUTTE, Station biologique de Paimpont, F 35380 Plélan le Grand.
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laquelle les dents sont découvertes, mais il est actif au cours du bâillement, lors
du découvrement des dents. Ce dernier apparaît donc, dans ce cas, simplement
lié à l'ouverture maximale de la bouche. Cela suggère, en prenant en considération
d'autres différences fondamentales, des fonctions communicatives distinctes entre
bâillements et menaces.
INTRODUCTION
Au cours des interactions sociales au sein des groupes de cercopithécidés, les signaux visuels échangés incluent de nombreuses
mimiques faciales, parmi lesquelles le bâillement semble revêtir une
valeur particulière. S'il est souvent mentionné dans les monographies,
il est toutefois omis dans les études exhaustives de van Hooff (1967)
et de Chevalier-Skolnikoff (1973). La plupart des auteurs lui accordent
une valeur de menace (Deputte, 1974).
Qualitativement cependant le bâillement se différencie des autres
formes de menaces, en particulier de la menace «bouche ouverte"
(" Staring open mouth face", van Hooff, 1967, .. Open mouth threat",
Shirek-Ellefson, 1972, «Stummes Drohen", Angst, 1974) (fig. 1). Au
cours de cette dernière, la bouche prend généralement une forme en
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Fig. 1: Bâillements et menaces « bouche ouverte» chez Macaca fascicularis. A et B:
bâillements: 1. Phase 1 ,. 2. Phase 2. C et D: menaces « bouche ouverte».
Fig. 1: Yawns and open mouth threat in Macaca fascicularis. A et B : yawn: 1. First phase.
2. Second phase. C et D: open mouth threat.
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« 0 », les lèvres recouvrent plus ou moins totalement les dents et le
regard est fixé sur le congénère. Au cours du bâillement, par contre,
la bouche s'ouvre lentement, les dents sont couvertes dans un premier
temps (phase 1) puis se découvrent progressivement lorsque la bouche
atteint son maximum d'ouverture (phase 2), avant une fermeture rapide
(phase 3). Tout au long du bâillement la tête se relève, le regard n'est
orienté dans aucune direction privilégiée, les yeux sont de plus généralement clos au maximum d'ouverture de la bouche (Deputte, 1978).
Il peut sembler paradoxal de constater qu'au cours d'une mimique agressive, les dents et en particulier les puissantes canines des
mâles adultes ne soient pas exposées alors qu'elles le sont totalement
dans le bâillement, qui n'implique pas a priori, chez Macaca fascicularis notamment, des relations dyadiques. L'apparition des canines,
dans ce cas, ne semble donc être qu'un épiphénomène de l'ouverture de
la bouche. Il nous a paru intéressant d'utiliser l'électromyographie
pour tester cette hypothèse.
MATERIEL ET METHODES
Pour cette étude préliminaire, nous avons utilisé un jeune mâle adulte
macaque de Java (Macaca fascicularis). L'animal est maintenu dans une chaise de
contention, (modèle de Klein et Milhaud, 1973) placée dans une cage de Faraday.
Trois électrodes du type de celles décrites par Basmajian et Stecko, (1962) sont
implantées:
- la première dans la couche superficielle de l'orbiculaire des lèvres
(m. orbicularis oris) de la lèvre supérieure, légèrement à gauche du plan sagittal;
- la seconde dans le ventre antérieur du digastrique (v.a.d.);
- la troisième dans la masse musculaire axiale de la nuque.
Le ventre antérieur du digastrique est un des muscles qui assure l'ouverture
de la bouche, la contraction des lèvres entraînant leur tension. Les muscles de la
nuque assurent le relèvement et la rotation de la tête.
Les électrodes sont reliées au préamplificateur d'un physiographe Alvar
Biophase IV à 4 canaux. L'électromyogramme de chaque groupe musculaire est
observé sur 3 des 4 tracés de l'oscillographe de contrôle. Une cellule photorésistante,
insérée dans un pont de Wheastone, relié au 4e canal, est placée dans la cage de
Faraday. Elle permet de faire apparaître un signal correspondant à l'éclair du
flash à chaque prise de photographie. L'ensemble des signaux des 4 canaux est
stocké dans un enregistreur magnétique Ampex à 7 pistes. Une piste est réservée
à un commentaire. Au dépouillement, les séquences sélectionnées sont filmées et
tirées sur papier. Les photographies du sujet sont mises en rapport avec l'activité
musculaire grâce au signal de synchroIJ.isatitm.
Les mouvements de la tête et la nuque ne sont ·p~s· entra,vés :par la
contention. Le sujet supporte sans problème le dis'positif ·après une courte
habituation. Pendant deux séances de 6 heures d'enregistrement, tous les bâillements spontanés [n = 7] et les menaces [n = 6] ont été enregistrés. Ils ont
ensuite été analysés, et comparés entre eux et à six séquences de claquements de
lèvres (lip-smacking). L'intervention de l'expérimentateur conduit à des menaces
très intenses, au cours desquelles les dents sont plus ou moins totalement découvertes. Les bâillements, quant à eux, conservent leur caractère spécifique.
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RESULTATS
Analyse des bâillements
La contraction du v.a.d. est lente, de faible intensité au cours
d'une phase qui correspond à la phase 1 [dents couvertes] définie
plus haut. Puis la contraction devient progressivement très intense
(phase 2; maximum d'ouverture de la bouche) pour cesser rapidement
(phase 3; fermeture de la bouche; fig. 2). On observe une activité de
l'orbiculaire des lèvres, au moment de la contraction maximum du
v.a.d. Cette contraction correspond à la phase de découvrement des
dents (phase 2; fig. 2 B). On observe, après le bâillement proprement
dit, une faible activité du v.a.d. et une activité de l'orbiculaire des lèvres.
Ces deux activités musculaires, légèrement désynchronisées, correspondent à la protrusion de la langue qui intervient généralement après un
bâillement (Deputte, 1978). Le décours temporel de la contraction des
muscles de la nuque est identique à celui de la contraction du v.a.d.
Durant la phase l, l'intensité de la contraction du v.a.d. est de
l'ordre de 120 I-tV; au cours de la phase 2, elle atteint 400 I-tV. L'intensité de la contraction de l'orbiculaire des lèvres ne dépasse pas 90 I-tV.
Analyse des menaces
La contraction du v.a.d. s'établit rapidement, présente un plateau, puis cesse. L'intensité varie selon le degré d'ouverture de la
bouche et peut atteindre 200 I-tV pour les menaces les plus intenses.
L'orbiculaire des lèvres ne présente, quant à lui, aucune activité, quel
que soit le degré de découvrement des dents (fig. 2).
Analyse des séquences de claquements de lèvres
Elle nous a permis de voir quelle pouvait être l'activité de
l'orbiculaire des lèvres. Au cours de cette mimique, les tracés des
électromyogrammes révèlent une faible activité rythmique du v.a.d.
qui ne dépasse pas 160 I-tV, en opposition de phase avec une forte
contraction de l'orbiculaire des lèvres qui dépasse 200 I-tV.
Fig. 2: Electromyography of yawns (A, B), open mouth threat (C,D,E,) and of Upsmacking (F).
F.lectromyograms of anterior belly of the digastricus (a), of the orbicularis oris (b),
of the muscles of the neck (c); d: Time axis (in seconds). On the axis, the tops of
synchronisation are shown. Under each top, the corresponding photography is placed.
For A and B, l, 2, 3: phases of the yawn. In B, the yawn is composed of one incomplete
yawn, followed without transition by a complete yawn.
Fig. 2: Electromyographie des bâillements (A et B), des menaces (C, D, E) et d'une
séquence de claquement de lèvres (F).
Electromyogramme du ventre antérieur du digastrique (a), de l'orbiculaire des
lèvres (b), des muscles de la nuque (c); d: Axe des temps (en secondes), sur lequel
figurent les tops de synchronisation. Sous chaque top est placée la photographie
correspondante. Pour A et B, 1, 2, 3 : phases du bâillement. En B, le biîillement s'effectue
en deux temps.
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DISCUSSION ET CONCLUSION
La comparaison de l'activité de l'orbiculaire des lèvres au cours
du bâillement et de la menace montre que le découvrement des dents
ne semble pas, dans les deux cas, être dû aux mêmes phénomènes. Dans
la menace de forte intensité, du fait de l'absence de contraction de
l'orbiculaire des lèvres, le découvrement des dents est essentiellement
dû à l'activité des muscles zygomatiques (m. zygomaticus minor et
major). La forme en « 0» que prend habituellement la bouche lors
des menaces observées dans un contexte social est due à la contraction
de l'orbiculaire des lèvres (Redican, 1975), l'ouverture de la bouche
n'étant pas très accentuée. Au cours du bâillement, la contraction de
l'orbiculaire se produisant alors que l'ouverture de la bouche atteint
son maximum, elle entraînerait un glissement des lèvres, découvrant
ainsi les dents. L'augmentation de ce découvrement n'est pas liée à
l'augmentation de l'activité de l'orbiculaire mais à l'augmentation de
l'activité du v.a.d. On peut alors penser que c'est l'ouverture maximale
de la bouche qui est le phénomène essentiel dans le découvrement des
dents au cours du bâillement. Il faut toutefois mentionner qu'étant
donné les étroites relations qui existent entre la plupart des muscles
faciaux, on ne peut rejeter l'intervention complémentaire d'autres
groupements musculaires.
De plus, menace et bâillement se distinguent par le décours temporel de la contraction du v.a.d (fig. 3). La présence d'une phase stati-
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Fig. 3: Activités électriques du ventre antérieur du, digastrique et de l'orbiculaire des
lèvres, au cours des btlillements (A), des menaces (B), du claquement de lèvres (C). En
traits pleins, activité du ventre antérieur du digastrique, en traits pointillés, activité de
l'orbiculaire des lèvres.
Fig. 3: Electric activities of the anterior belly of the digastricus (continuous line), and
of the orbicularis oris (broken line), during yawns (A), open mouth threat (B) and lipsmacking (C).
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que de l'ouverture de la bouche dans l'évolution de la menace (ou le
nombre de répétitions du claquement de lèvres) est en rapport avec les
réactions du récepteur. 11 existe pour cette mimique un feed-back
émetteur-récepteur par le canal visuel. La menace cessera lorsque le
récepteur aura manifesté sa réponse, fuite, menace en retour, etc. Le
bâillement se distingue de cette mimique par son déroulement continu,
asymétrique, indépendant de l'environnement extérieur.
On peut ainsi montrer que le bâillement n'appartient pas à la
même classe de signaux visuels que la menace ou le lip-smacking. Ces
signaux sont des éléments de la «communication active» alors que le
bâillement appartiendrait, à la «communication passive» (J.-P. et A.
Gautier, 1977 ; Deputte, 1978).
Cette étude préliminaire souligne l'intérêt de l'électromyographie,
associée à la photographie ou à la cinématographie (Fontenelle et al.,
1975), dans l'interprétation des mimiques faciales des primates. Cette
technique permet d'objectiver, par la valeur des intensités des contractions musculaires, l'importance relative de diverses parties de la face
impliquées dans les mimiques. Elle permet en outre d'étudier avec
précision l'enchaînement et l'évolution temporelle des éléments des
expressions faciales, les activités des différents muscles étant des parties d'une" complicated cooperation [of all muscles] which are mostly
not visible to the human observer of a primate face" (Seiler, 1973).
Associée à la télémétrie, l'électromyographie devrait permettre
une étude simultanée des expressions faciales d'un «émetteur» et
d'un «récepteur» au cours d'une interaction sociale.
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