Enclaves urbaines et stratégies territoriales en Éthiopie
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Enclaves urbaines et stratégies territoriales en Éthiopie
ESPACE, POPULATIONS, SOCIETES, 2005-1 Bezunesh TAMRU pp. 71-82 Université Lumière Lyon 2 Faculté de Géographie, Histoire, Histoire de l’Art et Tourisme 5, avenue Pierre Mendès-France – Case 11 69676 Bron-Parilly Cedex détachée à IRD - UR029 Environnement Urbain Centre Français d’Etudes Ethiopiennes Ambassade de France en Ethiopie P.O. Box 5554 Addis-Abeba Éthiopie [email protected] Enclaves urbaines et stratégies territoriales en Éthiopie contemporaine Après un demi-siècle d’une gestion centralisée sur le modèle de l’État-nation, la constitution d’août 1995 marque la naissance officielle de la fédération d’Éthiopie 1. La fédération compte neuf États autonomes en plus de deux cités-régions dépendant directement du gouvernement fédéral. Celles-ci sont la capitale Addis-Abeba avec trois millions d’habitants et Deré-Dawa, la seconde ville, avec deux cent mille habitants. Les neuf États bénéficient de larges transferts de compétences dans tous les domaines ; seules la défense et les affaires étrangères continuent de relever uniquement du niveau fédéral. Les deux cités-régions ne jouissent pas d’une aussi large autonomie et doivent être gérées selon un statut hybride entre région autonome et municipalité. La carte 1 montre le découpage fédéral posé en 1991, finalisé en 1995 mais toujours pas officialisé : les deux cités-régions sont en situation d’enclavement au sein d’États dont elles ne dépendent pas administrativement mais qui constituent leur hinterland. Addis-Abeba est localisée au centre de l’État de l’Oromya ; Deré-Dawa est cernée par l’Oromya et l’État Somalia. L’enclavement administratif de ces deux villes est donc un processus qu’il convient d’interroger afin d’en étudier les influences non seulement sur elles-mêmes, mais aussi sur le territoire éthiopien. Afin de répondre à ce questionnement, l’évolution des visées politiques et territoriales est examinée à travers les projets de désenclavement de l’Éthiopie, en particulier ceux qui s’appuient sur la trame urbaine. L’émergence des États autonomes et leur désenclavement identitaire dans la nouvelle fédération sont aussi étudiés afin de s’interroger sur l’impact réel de la décentralisation en cours. Nous finirons par l’analyse des nouveaux enjeux liés aux deux cités-régions dans le contexte du réseau urbain national. L’évolution de ce réseau semble ainsi tracer les prémices d’un nouveau type de relation à l’enclavement dans l’Éthiopie contemporaine. 1 (Tegrean People Liberation Front) rentrent en vainqueurs à Addis-Abeba, la capitale de l’Éthiopie. Cette date officialise un État de fait qui existe depuis le 28 mai 1991 lorsque les colonnes du T.P.L.F. 72 Carte 1. L'Ethiopie contemporaine: une fédération d'états* autonomes 1. POUVOIR POLITIQUE ET STRATÉGIE DE DÉSENCLAVEMENT TERRITORIAL Le terme d’enclavement a une connotation péjorative car il implique une situation territoriale obérant les échanges. La littérature traite de l’enclavement de pays entiers et de sous-régions continentales [Debrie et al., 2001]. Lorsque le terme est utilisé pour décrire une partie d’un État, il désigne quasi exclusivement des zones rurales ou à dominante rurale. La ville, phénomène par essence extraverti et centré sur les échanges, ne semble pas répondre à cette problématique. Lorsque le terme d’enclave urbaine est utilisé, il désigne le plus souvent des cités-États comme l’était Hong Kong ou comme le demeure Singapour. Dans ce cas, l’enclave prend une connotation d’îlot de richesses plus ou moins volontairement isolé. Dans ce texte, le concept d’enclaves urbaines est mobilisé afin d’analyser la situation des deux métropoles éthiopiennes selon les logiques territoriales en cours. Les entrées pour analyser la situation contemporaine de ces deux villes sont multiples et favoriser l’une d’elles ne saurait épuiser le sujet. Mais un élément clé de compréhension des problèmes actuels demeure la nouvelle stratégie territoriale mise en place à partir de 1991. Addis-Abeba comme Deré-Dawa sont des villes parfaitement insérées dans le réseau urbain national qu’elles dominent assez fortement. Depuis 1954, la capitale est dotée de schémas directeurs successifs qui ont délimité son hinterland. L’enclavement récent de la capitale consiste à lui retirer tout contrôle sur cet hinterland, non pas par la création de communes périphériques pour 73 une cogestion de territoires urbains, mais par l’intégration de cet arrière-pays à l’immense État autonome de l’Oromya (carte 1). Au lendemain de la promulgation de la nouvelle constitution, Addis-Abeba a vu toutes ses sources de ravitaillement, eau, électricité ou produits alimentaires, échapper à son contrôle. À l’échelon national, ce n’est pas la vision aménagiste qui prévaut mais une stratégie politique en deux temps. L’objectif premier est de créer une fédération conçue selon une plus grande autonomie des régions en même temps qu’une reconnaissance des différentes identités. Cette volonté est à l’opposé du concept de l’État-nation fondé sur l’idée du territoire d’une seule nation. La naissance de la fédération impliquerait donc la fin de l’État-nation. Cependant, contenue dans ce même projet de fédération, apparaît une seconde stratégie de déplacement du centre de gravité éthiopien vers le Nord, c’est-àdire vers la zone d’origine ethnique du nouveau pouvoir. Il est donc légitime de questionner ce nouveau découpage pour voir s’il est afférent à un changement de paradigme dans le mode de gouverner le territoire éthiopien ou s’il ne s’agit pas plutôt d’un processus de glissement géographique du noyau de l’État-nation. 1.1. Addis-Abeba : les définitions d’un hinterland En 1954, Sir P. Abercrombie a conçu le premier schéma directeur d’Addis-Abeba prenant clairement en compte la question de l’hinterland 2. Selon ce plan, la ville peut s’appuyer sur des établissements satellites situés aux quatre points cardinaux du territoire national. Un bureau de consultants britanniques, Bolton, Henessy & Partners, a été appelé par la suite pour affiner le plan de Sir P. Abercrombie et pour faire le choix des villes satellites. En 1965, une nouvelle équipe, menée par le Français L. de Marien, est conviée à revoir ce plan. Mais son schéma prend peu en compte la question de l’hinterland. Dans la période du Derg 3, C.K. 2 Sir Peter Abercrombie, urbaniste britannique, était connu pour ses travaux sur le Grand Londres. 3 Ce mot commun signifie junte. Dans l’histoire récente éthiopienne, il désigne uniquement la junte militaire Polony, urbaniste hongrois, préconise la mise en place de la megapolis d’AddisAbeba en la connectant mieux à Nazareth (l’actuelle Adama), située à 100 km au sud de la capitale (carte 1). L’idée principale est de rendre la capitale autosuffisante en produits agricoles. Toutes les villes, entre Addis-Abeba et Nazareth, doivent être considérées comme autant de pôles de développement de la megapolis. De 1984 à 1986, l’avant-dernier schéma directeur est conçu par l’Addis-Ababa Master Plan Project, partenariat entre l’Éthiopie et la coopération italienne. Il se fonde sur l’approche de Polony et prête une attention particulière à la structure métropolitaine et à la hiérarchie des pôles secondaires. Addis-Abeba doit ainsi bénéficier d’un vaste hinterland avec une organisation polycentrique de villesrelais. Ce schéma directeur est promulgué en 1991, c’est-à-dire après la chute du régime qui a présidé à son élaboration. Dans une ambiance politico-économique devenue différente, sa mise en application est délicate. L’une des contraintes d’application vient du nouveau découpage fédéral qui ne prévoit pas d’hinterland pour Addis-Abeba. D’ailleurs, le nouveau pouvoir ne paraît pas avoir de desseins particuliers pour la ville. Il semble « occuper » Addis-Abeba, sans lui porter d’autre intérêt majeur que d’y être en sécurité. La sélection des maires successifs de la capitale s’est surtout faite sur leur capacité à gagner ce pari pour le parti au pouvoir, le T.P.L.F. (Tegrean People Liberation Front). Ce parti considère AddisAbeba comme le noyau du pouvoir amhara4, centralisé et ayant historiquement bénéficié d’avantages exorbitants au détriment des provinces. La capitale revêt donc l’image même de l’État-nation éthiopien, impérial puis révolutionnaire, honni par les maquisards du T.P.L.F. lors de leur lutte armée. 1.2. Deré-Dawa : l’avant port d’Addis-Abeba Lors de la création d’une colonie italienne en Érythrée au 19ème siècle, il est admis que qui a dirigé le pays de 1974 à 1991. 4 Groupe ethnique dominant jusqu’à la chute du Derg, en 1991. 74 l’Éthiopie perd son accès à la mer. Toutefois, et bien avant la chute d’Axoum [Berhanou Abebe, 1998], ce littoral n’est déjà plus sous contrôle éthiopien. Selon les époques et les géopolitiques ambiantes, pour ses débouchés maritimes, le pouvoir éthiopien s’est déterminé pour des routes commerciales en provenance de la mer Rouge et de la Méditerranée. En 1894, un accord est passé entre Ménélik II 5 et les Français pour la construction du chemin de fer entre Djibouti et Addis-Abeba. Le projet de cette voie ferrée s’articule aux stratégies territoriales des deux partenaires. Tant du point de vue commercial que militaire, il permet aux Français de barrer la route aux ambitions britanniques sur le bassin du Haut Nil [Gallais, 1989]. Il convient aussi aux Éthiopiens qui trouvent ainsi moyen de contourner leurs ennemis italiens en Érythrée, ainsi que les Britanniques de la Somaliland dont Ménélik II se méfie. Deré-Dawa est donc née en 1902, à 473 km d’Addis-Abeba et à 309 km de Djibouti, et devient le principal dépôt de la Compagnie de Chemin de Fer Franco-éthiopien et point de rupture de charge entre les deux terminus. La compagnie a édifié une véritable cité industrielle avec un quartier pour les cadres européens, Käzira, demeuré le quartier chic de la ville, et les quartiers ouvriers de Gändä Dibo et de Gändä Qoré. La ville s’est aussi développée de façon plus spontanée avec la naissance du quartier des négociants ou Mägala [Sheferaw Bekele, 1988]. DeréDawa est ainsi devenue une ville cosmopolite où l’arrivée et le départ des trains sont les événements quotidiens. 1.3. Genèse de l’État-nation éthiopien Si l’histoire de l’Éthiopie, du moins pour la partie abyssine 6, est attestée jusqu’à l’Antiquité, il n’y a guère de preuves de l’existence et de la pérennité d’un État centralisé, selon le sens moderne que l’on donne à ce terme. Pour beaucoup d’auteurs [Marcus, 1975], le fondateur de l’Éthiopie moderne et contemporaine est sans conteste Ménélik II. Si ce souverain est parvenu à former le territoire actuel, il n’a pas réussi à imposer une 5 Roi du Shäwa puis empereur (roi des rois), il a régné de 1865 à 1913. 6 D’Abyssinie, ancien nom de l’Éthiopie. Ce territoire gestion centralisée. Ses successeurs immédiats n’ont pas plus introduit d’innovations sensibles dans les modes de gouvernement qui se calquent grosso modo sur une pyramide féodale de reversements fiscaux. De 1936 à 1941, l’Éthiopie est sous occupation italienne. Malgré la brièveté de leur aventure éthiopienne, les Italiens sont venus avec un vaste projet colonial de peuplement. Dès la prise d’Addis-Abeba, l’Éthiopie est incluse dans l’empire colonial de l’Africa Orientale Italiana (A.O.I) [Sbacchi, 1985]. À partir de 1936, le général Rudolfo Graziani, vice-roi de l’A.O.I., s’est appliqué à démanteler systématiquement tout l’encadrement politique local. L’empire colonial est scindé en six gouvernorats, eux-mêmes divisés en districts puis en cercles. Le gouvernorat de Graziani, violemment répressif voire sanglant, a poussé nombre d’Éthiopiens vers la résistance. Son remplaçant, le duc Amédéo d’Aosta, est considéré comme plus pragmatique. Il réussit en effet à pacifier le pays et à mettre en place son administration. Mais les donnes internationales en ont décidé autrement et Hailé-Selassié I, aidé par les Britanniques, parvient à reprendre son empire en 1941. Si l’empire éthiopien est restauré, le système d’administration féodale décentralisée a, quant à lui, été définitivement balayé par l’occupation italienne et c’est plus un monarque absolu qu’un roi des rois qui revient sur le trône. 1.4. La consolidation de l’État-nation À la restauration de son pouvoir, HaïléSelassié I retrouve un pays profondément changé. Si le souverain a offert beaucoup de terres à la noblesse restée fidèle, il n’a pas réanimé l’ancien système féodal. Le territoire est divisé en douze awrajas (terme remplacé en 1946 par celui de täqlay guezat ou gouvernorat général). Depuis, les awrajas continuent d’exister et désignent un niveau territorial intermédiaire entre la province (täqlay guezat) et le wäräda qui est le niveau élémentaire. En 1954, ces täqlay guezat atteignent le nombre de 14 avec l’intégration à l’empire d’Érythrée, ex-colonie correspondait grosso modo aux États de l’Amhara et du Tegray dans le découpage actuel (carte 1). 75 italienne. La révolution de 1974 maintient le découpage en 14 täqlay guezat7, sous la dénomination de kefle hägär (ou région administrative). À partir de 1946, l’Éthiopie devient réellement un État-nation grâce à une administration centralisée et hiérarchisée, servie par un réseau de communication centré sur Addis-Abeba. Dans la première partie du règne de HaïléSelassié I [Ethiopian Mapping Authority, 1988], avant 1936, la construction de routes carrossables commence. L’occupation italienne réalise ensuite un réseau routier praticable en toutes saisons et centré sur AddisAbeba. Ce réseau en étoile est le moteur de l’interconnexion de la plupart des grandes cités à la capitale. À la restauration de son pouvoir, le régime d’Haïlé-Sélassié I poursuit la construction et l’entretien des routes par la création en 1951 de l’« Imperial HighWays Authority ». Le développement d’infrastructures favorisant la capitale et les villes principales va se poursuivre et s’amplifier sous la période du Derg. 1.5. Le paroxysme de l’État-nation À partir de 1977, le colonel Mänguestou domine totalement le Derg et le pays. Sans renier les fondements populaires de la révolution de 1974 qui l’a propulsé au sommet de l’État, il demeure avant tout un nationaliste convaincu. Le slogan phare du « négus rouge » est « Ethiopia teqdäm » : l’Éthiopie d’abord8. Le découpage administratif qui, à l’époque d’Haïlé-Selassié, allait de la province au wäräda est affiné jusqu’au qäbälé9 urbain ou rural. Une plus grande utilisation du port d’Assab, alors éthiopien, est aussi encouragée et la route le reliant à AddisAbeba modernisée. Ce dévouement à la cause nationaliste s’est cependant heurté à plusieurs écueils : la guérilla de l’E.P.L.F. (Erythrean People Liberation Front), l’attitude belliqueuse de la Somalie de Siad Barré et l’irrédentisme afar. De la fin des années 1970 au début des années 1980, ce mélange détonant a transformé en véritable « traversée du Far West » l’utilisation du chemin de fer entre Djibouti et Addis-Abeba comme celle de la route d’Assab. Cette instabilité a plongé le pays entier dans une pénurie de produits manufacturés en tous genres et a favorisé le développement du commerce contrebandier. DeréDawa, avec son grand marché surnommé « Taiwan » à cause de la profusion de tissus venus d’Asie, est devenue la plaque tournante de ce commerce illicite. Malgré la volonté affichée du Derg d’encourager les échanges par le port d’Assab, c’est par le port de Djibouti et le chemin de fer que les produits plus ou moins licites ont continué à se déverser vers Addis-Abeba via DeréDawa. 2. LE DÉSENCLAVEMENT DES ÉTATS AUTONOMES : LA FIN DE L’ÉTAT-NATION ? En 1991, une vision nordiste du territoire se met en place à la faveur du changement du pouvoir d’État. Le projet sudiste [Gallais, op. cit.] avait atteint son apogée avec la constitution de l’État-nation éthiopien, centré sur Addis-Abeba afin de mieux s’appuyer sur la partie méridionale du pays répu- tée plus riche. La marginalisation des provinces historiques de l’Abyssinie, dont le Tegray, était un des résultats du glissement vers le sud du centre de gravité du territoire éthiopien. Mettre ou remettre l’Abyssinie en général, et le Tegray en particulier, au cœur de l’or- 7 Le terme de täqlay guäzat (gouvernorat général), qui a semblé si réactionnaire à l’époque de la révolution de 1974, était pourtant une innovation en 1946. Il remplaçait les charges féodales propres aux awrajas d’antan par celui du titre de gouverneur général. En réalité, beaucoup de ces gouverneurs généraux étaient en même temps des dignitaires membres de l’aristocratie proche d’Haïlé Selassié I. 8 Ce slogan emblématique de l’époque du Derg a été utilisé dans tous les types d’expressions écrites et artistiques du régime et tous les discours ou lettres officiels devaient se clore en l’invoquant. 9 Ce niveau élémentaire correspond à des finages ou paroisses dans le monde rural et à un groupement de 5 000 à 10 000 habitants dans les villes. 76 ganisation spatiale éthiopienne est l’objectif premier du projet nordiste des nationalistes du T.P.L.F. Pour cela, ils ont obtenu l’appui de leur allié d’alors, et frère d’arme, l’E.P.L.F. [Rimbaud, 1992]. Au travers de la nouvelle fédération, les deux mouvements cherchent ainsi à bâtir un grand bastion nordiste. Son premier noyau doit être constitué de l’Érythrée indépendante et du Tegray agrandi. Cet ensemble doit se doter d’une économie forte centrée sur l’industrie et les échanges, le littoral érythréen jouant un rôle pivot. La zone tampon entre le nouveau noyau et le grand Sud agricole devient l’Amhara (carte 1), région ayant toujours fait partie de l’Abyssinie historique. En créant une fédération, le T.P.L.F. a donc repris une technique administrative par procuration, déjà éprouvée dans le passé, qui doit lui permettre un contrôle territorial indirect mais efficace. La consolidation d’une armature urbaine polarisant le territoire autour d’Addis-Abeba ne fait logiquement plus partie de ses objectifs, bien au contraire. Mais le T.P.L.F. réalise aussi l’intérêt stratégique que représente la capitale dans les premières années de son pouvoir, AddisAbeba devant demeurer dans le giron du gouvernement fédéral. Les responsables de l’Oromya réclament pourtant Addis-Abeba comme capitale de leur État autonome, la constitution de 1995 leur ayant reconnu « un intérêt particulier dans la capitale » (F.D.R.E., 1995). La position contradictoire du pouvoir central, refusant de quitter Addis-Abeba au profit des Oromos tout en leur reconnaissant des droits particuliers dans la capitale, milite en faveur de l’hypothèse d’une stratégie territoriale transitoire. Addis-Abeba devient alors une métropole, cernée de toutes parts par l’Oromya qui, la revendiquant, ne lui reconnaît aucune souveraineté autonome pour une gestion concertée de son hinterland. Elle est aussi le siège d’un gouvernement central porteur d’un projet territorial nouveau qui la marginalise. Le choix de garder Deré-Dawa dans le giron fédéral ne se justifie pas par sa prééminence administrative, la ville ne fut que chef-lieu d’awraja. C’est sa fonction stratégique d’avant-port d’Addis-Abeba et sa taille qui ont soustrait la ville aux administrations des États autonomes. Les convoitises conflictuelles des États oromos et somalis donnent au pouvoir central un justificatif de choix pour conserver le contrôle de Deré-Dawa. 2.1. Émergence des États autonomes : un désenclavement identitaire ? Si les deux cités-régions d’Addis-Abeba et de Deré-Dawa sont en situation d’enclavement, il en va autrement des États autonomes. Ils bénéficient de larges transferts de compétences et peuvent choisir leur langue officielle. Les années 1990 voient la concrétisation des revendications identitaires grâce à la création de la fédération d’Éthiopie. Par exemple, la délimitation de l’Oromya prend en compte toutes les populations locutrices de l’oromo, ces dernières étaient réparties dans neuf provinces de l’ancien découpage (carte 2). Pour la première fois, la fédération a donc permis de créer une entité oromo de vingt cinq millions d’individus [C.S.A, 2004], ce qui équivaut à un véritable « désenclavement » identitaire. Les États autonomes ont aussi été invités à identifier leur capitale. Dans de nombreux cas, le choix s’est porté sur la plus grande ville présente dans le périmètre étatique, créant souvent un manque de centralité géographique évident. En fait, ces États ont surtout hérité des morceaux de l’armature urbaine centrée sur Addis-Abeba. Awassa (carte 1), devenue capitale de l’État des S.N.N.P. (Southern Nations Nationalities and People) malgré sa localisation à la frontière nord de cet État, fait partie de ces choix opportunistes. Malgré une meilleure centralité géographique, Bähar Dar, la jeune capitale de l’Amhara, ne polarise pas son État encore partagé entre les aires d’attraction de Gondär, Däbrä-Marcos et Dessié (carte 2). L’Oromya, sorte de fer à cheval dont le sommet est matérialisé par Addis-Abeba, s’est choisi Nazareth (actuelle Adama) comme capitale. Celle-ci est plus une banlieue d’Addis-Abeba qu’une ville autonome et sa capacité à structurer l’immense Oromya pose question. Dans l’ensemble, l’émergence identitaire des nouveaux États est réelle mais leur viabilité en tant qu’entités autonomes semble plutôt aléatoire. 77 Carte 2. Les principales villes d'Ethiopie selon le découpage par provinces d'avant 1991 ré-Daw Addis-Ababa 2.2. Les nouvelles stratégies territoriales à l’épreuve d’une organisation spatiale héritée L’État-nation, même s’il est réellement né dans la seconde moitié du 20ème siècle, est en gestation depuis bien plus longtemps. À l’époque de l’Abyssinie, plusieurs routes commerciales et internationales ont jalonné le pays. L’importance des sites urbains a ainsi connu des situations différentes selon l’apogée de l’une ou l’autre route. Au 20ème siècle, l’Abyssinie a déjà tourné le dos aux routes commerciales occidentales venant d’Égypte, via le Soudan, pour s’arrimer à la route orientale allant de Zeila 10 à Harär. Après Harär, cette route passe bien plus au nord de l’actuelle capitale pour longer les contreforts du rift vers Maqälé et Gondär (carte 2). Ménélik II choisit de conserver 10 Dans la Somalie actuelle. cette option orientale, tout en prolongeant l’axe plus au sud, pour favoriser la centralité de sa province du Shäwa (carte 2). Pour les Shäwans, la naissance du chemin de fer devient un formidable moyen d’ancrer le passage de la route commerciale orientale chez eux. Dès la réalisation de la voie ferrée, Addis-Abeba et Deré-Dawa vont donc être les deux chevilles scellant la poutre maîtresse de la future armature urbaine éthiopienne. Le centre de gravité du territoire est ainsi fixé à Addis-Abeba dès le début du 20ème siècle, créant l’espace économique dynamique du Sud-Est éthiopien. Sur les dix villes de plus de 100 000 habitants d’Éthiopie, quatre sont localisées sur l’axe de chemin de fer : Addis-Abeba, Däbrä-Zaït, Nazareth (actuelle Adama) et Deré-Dawa. Pour être remis en cause, le premier projet 78 territorial de l’État-nation nécessite à la fin du 20ème siècle d’autres moyens qu’un simple volontarisme idéologique de la part du T.P.L.F. Le manque évident de centralité des capitales régionales trouve une explication dans la carence de moyens de la nouvelle fédération et a fortiori des États autonomes nouvellement constitués. Malgré un discours très vigoureux sur la nécessité de mettre en place une politique territoriale décentralisée, les agences d’aide au développement, comme la Banque mondiale, ne fournissent pas les moyens permettant à des pays pauvres comme l’Éthiopie d’y parvenir réellement. Le transfert de compétences dont les capitales étatiques ont bénéficié leur a cependant permis une relative croissance tout en confortant Addis-Abeba11. En effet, dans un rayon de 500 km autour de la capitale fédérale, se trouve la quasi-totalité de l’Éthiopie urbaine [Tamru, 2004]. Ceci correspond à la région programme que l’ancien schéma directeur a définie comme large hinterland pour Addis-Abeba. L’enclave urbaine en déclin que devait être la capitale n’a donc pas cessé d’accroître sa domination sur sa grande région urbaine. La double stratégie de création d’une fédération ethnique et de déplacement du centre de gravité de l’État-nation a donc eu pour effet de renforcer au contraire l’ancien noyau. Ceci n’a pas échappé aux pragmatiques du pouvoir actuel qui cherchent plus à accompagner le mouvement qu’à relancer des utopies trop tardivement amorcées. 2.3. Vers un pragmatisme territorial : la fin de l’utopie nordiste ? À partir de 1997, le T.P.L.F. est traversé par des courants centrifuges. Des débats intenses entre idéologues, nationalistes et pragmatiques secouent le mouvement. Les deux premiers prônent la poursuite du projet nordiste, avec, pour les nationalistes, un attrait plus grand pour le Tegray que pour l’Érythrée qu’ils veulent voir traiter en terre étrangère. Quant aux pragmatiques, euxmêmes très divers, s’ils ont des positions plus ambiguës sur l’ensemble du projet, tous refusent les utopies du passé. Pour eux, la situation d’Addis-Abeba, malgré son délaissement, croît et demeure le seul espace apte à attirer des investissements importants. Il devient donc urgent d’encadrer son développement et de se rapprocher des pouvoirs économiques présents dans la ville. Les pressions de la Banque mondiale pour la mise en œuvre des réformes municipales ont alors joué en faveur des pragmatiques. À Addis-Abeba, les révisions de la charte et du schéma directeur ont débuté en 1997. La rénovation des autres villes, selon la logique des réformes municipales, a également suivi [ET-Municipality, 2001]. Toutefois, ce n’est pas la question urbaine qui a balayé le projet nordiste, du moins dans sa conception initiale, mais la déclaration du conflit frontalier avec l’Érythrée. Avant tout, celui-ci était fondé sur des liens intenses entre l’Éthiopie et l’Érythrée, et plus précisément entre le Tegray et l’Érythrée. Malgré une communauté culturelle et linguistique, l’espace érythro-tegréen n’a jamais été homogène et ne partage pas le même héritage historique récent. Durant soixante années, l’Érythrée a été une colonie de l’Italie où les colons ont développé un secteur agroalimentaire actif. Après son intégration à l’Éthiopie, une raffinerie de pétrole a été créée au port d’Assab. Un réseau urbain, centré sur la capitale Asmara, irrigue le pays et les villes sont pourvues d’un bon niveau de services. Le Tegray, région de campagnes très pauvres, est plus dynamique depuis 1991 grâce aux subventions nationales. Riche du passé glorieux d’Axoum, l’intelligentsia tegréenne a longtemps vécu le malaise d’une identité tiraillée entre sa forte proximité culturelle avec les Érythréens et son statut d’Éthiopien qu’elle considère mal reconnu12. Pour le courant nationaliste du T.P.L.F., la guerre contre l’Érythrée doit redonner au Tegray et à ses ressortissants leur vraie place de leaders de l’Éthiopie. Les pragmatiques n’ont pas caché qu’ils trouvent cette guerre ruineuse en hommes et en moyens. Lorsqu’en 2000, les armées éthiopiennes parviennent à prendre 11 La dernier recensement datant de 1994, il est n’est pas aisé de donner des chiffres précis sur la croissance de la capitale. Mais les observations et l’augmentation vertigineuse du prix dans l’immobilier indiquent que la ville bénéficie toujours du plus fort croît urbain du pays. 12 Les Tegréens se sentent mal reconnus dans leur qualité d’ethnie fondatrice de l’empire éthiopien et considèrent que ce statut leur a été usurpé par les Amharas. 79 toutes les positions érythréennes, les pragmatiques et les nationalistes s’entre-déchirent au sein du T.P.L.F. Les nationalistes veulent que l’armée marche jusqu’à Asmara et porte le fer au cœur du système érythréen. Les pragmatiques s’y opposent fermement en démontrant que ceci relève d’un aventurisme que la communauté internationale n’admettra jamais. Ces derniers l’emportent et la signature du cessez-le-feu a lieu à Alger où il est décidé que le contentieux frontalier sera examiné par une commission internationale. Ce conflit a ainsi entraîné la fermeture de la frontière et, au-delà, la ruine du projet nordiste. Ceci apparaît alors comme une aubaine pour le port de Djibouti et pour le regain de l’ancien projet territorial de l’État-nation. 3. LES CITÉS-RÉGIONS : ENCLAVES OU TÊTES DE RÉSEAU URBAIN ÉTHIOPIEN ? Le ministère de l’Urbanisme éthiopien fait partie du ministère des Affaires Fédérales. Au début de la prise du pouvoir par le T.P.L.F., ce grand ministère a joué à peu près le même rôle dans le pays que la mairie d’Addis-Abeba dans la capitale, à savoir veiller à la sécurité du pouvoir central dans les États autonomes. Dans la nouvelle donne, il est devenu le bras armé de la « reconquista » territoriale qui se profile. En parallèle à l’élaboration du schéma directeur de la capitale, le ministère des Affaires Fédérales a conçu un grand projet de rénovation et d’aménagement urbain des villes secondaires. À l’instigation de la Banque mondiale, des réformes municipales ont été appliquées à Addis-Abeba, Deré-Dawa et dans nombre d’autres villes éthiopiennes [ET-Municipality, op. cit.]. Ces réformes sont fondées sur le principe très libéral de l’autonomie financière des villes, de leur mise en réseau et en compétition. Ceci implique le désengagement des États autonomes du financement des villes et à plus longue échéance de l’ensemble des affaires urbaines. Si, à terme, ces réformes militent en faveur du développement de villes mieux insérées dans le réseau urbain national voire international, elles ne leur fournissent pas les moyens d’atteindre un tel objectif ; actuellement elles ont plutôt tendance à affaiblir des administrations et des services publics locaux déjà très pauvrement dotés. Cependant, l’État a décidé de mener à bien l’ensemble de ces réformes et le National Urban Planning Institute (N.U.P.I.) ou Agence d’Urbanisation Nationale, organe mis en sommeil depuis le Derg, a été réactivé. Tout en mettant énergiquement en oeuvre les chantiers des réformes municipales qui tendent tous à sortir les villes du contrôle strict de l’administration des États autonomes [Meheret Ayanew, 1998] au profit de maires 13, le pouvoir s’interroge aussi sur le devenir de la structure fédérale 14. Si la fédération a réussi à créer peu ou prou de grands ensembles homogènes, elle n’a pas empêché l’existence d’États à forte diversité éthnique. La possibilité d’utiliser les langues régionales ne semble pas non plus un facteur suffisant de cohésion des États qui ont plutôt tendance à marginaliser les éthnies minoritaires en leur sein. Les États les moins peuplés comme le Gambella, le Beni-Shangul ou l’Afar (carte 1) ont un poids quasi négligeable dans les structures fédérales, ce qui pénalise leurs ressortissants. La plus grande difficulté vient surtout d’un déficit de concertation au sein de la fédération, celle-ci est plus une juxtaposition d’États ethniques inféodés au pouvoir central qu’une plateforme de cogestion librement unitaire. Ainsi, la structure fédérale s’apparente de plus en plus au retour de l’État-nation fortement épaulé par un réseau urbain dominé par la capitale. 13 bilan de la structure fédérale et pour partager les expériences étrangères comme celles de l’Allemagne, de l’Inde ou du Nigeria. Ces maires doivent être théoriquement élus. Mais, comme beaucoup de réformes sont récentes, la plupart sont encore nommés. 14 En avril 2004, un colloque s’est tenu pour faire le 80 3.1. La symbolique urbaine : des cités-régions très convoitées En reprenant vigoureusement en main la gestion des métropoles et en y imposant des politiques d’aménagement venues du centre, le pouvoir déploie une tactique de contrôle territorial par les villes déjà éprouvée par le passé. L’aspect novateur se trouve être la symbolique et les formes de représentation et d’appropriation sociétales. La forte symbolique qui s’attache aux villes dans les constructions identitaires des États autonomes est à ce titre intéressante. L’Oromya, par exemple, est peuplé de vingt cinq millions d’habitants qui, certes, partagent une même langue mais montrent une très grande diversité culturelle et religieuse. La ville revêt alors pour l’intelligentsia oromo une symbolique forte pour fédérer un ensemble jeune et en quête d’identités mobilisatrices. Jusqu’en 2004, les bureaux du gouvernement oromo sont demeurés à Addis-Abeba, désignée dans le discours officiel oromo par le nom de Finefiné. Cependant, les Oromos n’ont pas de tradition urbaine si l’on considère la définition classique attachée aux villes. La mythique Finefiné peut être un hameau antérieur à Addis-Abeba ; les Oromos du Shäwa, pourtant géographiquement proches du lieu où naquit la capitale, le désignent par le nom de Shägär. Mais Shägär n’a pas connu le succès de Finefiné dans l’imaginaire oromo moderne, l’intérêt n’étant pas de retrouver des évidences historiques rurales mais de se caler sur la naissance du site urbain. À la lumière de cette hypothèse, Finefiné peut être considérée comme « l’autre moi » de la capitale. Addis-Abeba naîtrait de la légende de l’impératrice Taïtu, épouse de Ménélik II, qui aimait s’y rendre pour prendre des bains dans ses sources naturelles d’eau chaude, Finefiné désignant justement le lieu d’où sourdent ces sources thermales [Inselberg et al., 1968]. La symbolique de Finefiné suit alors fidèlement le mythe d’Addis-Abeba dans l’imaginaire d’une Oromya moderne, avec sa capitale, ses villes, sa religion, bref son historiographie. La recherche identitaire se conçoit ainsi par des ancrages urbains qui servent autant de revendication concrète du partage territorial que de symbole fort de la construction ethnique moderne. En décembre 2003, cette cristallisation sur la symbolique urbaine est à la source d’un véritable traumatisme dans les cercles intellectuels oromos lorsque le pouvoir central décide de déménager brutalement une grande partie de l’administration régionale oromo d’Addis-Abeba vers Nazareth (actuelle Adama). Dans l’Oromya, les étudiants se sont alors mobilisés pour le retour de leur capitale historique. Le premier trimestre de 2004 a donc vu tous les écoles secondaires et établissements supérieurs de l’État autonome de l’Oromya secoués par ces mouvements. Le même processus symbolique peut-être perçu à Deré-Dawa. La population de la ville était surtout composée de cheminots, puis par la suite de beaucoup d’autres habitants venus de tout le pays et attirés par son activité et l’essor de son négoce. Actuellement, les Oromos et les Somalis revendiquent chacun l’appartenance historique du territoire de la ville : les premiers sont cultivateurs et les seconds éleveurs nomades. Aucun de ces groupes ne possède une tradition urbaine selon le sens classique donné à ce terme. Pourtant, nous retrouvons la même revendication résolue des deux groupes à vouloir s’approprier Deré-Dawa. Dans ces construits identitaires, les villes servent de symboles phares et fédérateurs à une identité moderne qui ne peut plus se contenter du folklore rural traditionnel. Cette nouvelle donne que la structure fédérale a créée en peu de temps, l’État-nation, même déguisé, devra savoir la gérer. Malgré une décentralisation superficielle, l’espace éthiopien est donc traversé par des lignes de fractures identitaires qui peuvent servir d’exutoire violent à des exigences socioéconomiques mal gérées en leur temps. Les mouvements étudiants dans les villes oromos du printemps 2004 ou la tuerie dans la capitale du Gambella de décembre 2003 sont ainsi autant de points chauds urbains, révélateurs d’un territoire qui ne semble guère se contenter de cette décentralisation de façade. 3.2. Le réseau des villes éthiopiennes : un archipel d’enclaves urbaines ? Alors que certains États autonomes cherchent à se constituer en entités modernes en s’appuyant sur les villes, le pouvoir central a besoin des villes et de leur mise en réseau, 81 non seulement pour un contrôle territorial efficace, mais aussi pour leur capacité à s’intégrer plus rapidement dans un monde globalisé. Dans ce contexte, les cités-régions ne peuvent plus être des isolats en perte de vitesse mais bien des pôles de domination. Leur maintien dans le giron étatique central fournit au pouvoir le moyen de contrôler et d’organiser le réseau urbain. La stratégie des enclaves de domination devient une arme de contrôle territorial que le pouvoir déploie depuis l’abandon du projet nordiste. Non seulement les cités-régions mais toutes les capitales et villes importantes échappent de facto au contrôle des États autonomes, en étant délimitées comme zones administratives spéciales. Les exemples abondent : Bahr-Dar dans l’Amhara (carte 1), Debre-Zeit en Oromya, Awassa dans le S.N.N.P., ainsi que bien d’autres villes rentrent ou doivent bientôt rentrer dans la définition des zones spéciales. La démultiplication des enclaves urbaines permet de mieux gérer leur mise en réseau, cette dernière dessinant la toile de la domination addissienne du territoire. Dans chaque métropole, les schémas directeurs sont élaborés en autant de copies quasi conformes de l’original addissien. Le découpage administratif intra-urbain se calque aussi sur celui de la capitale. D’enclave délaissée depuis 1991, Addis-Abeba redevient le noyau d’un territoire national de fait recentralisé selon le projet sudiste initial. Deré-Dawa est à la croisée des chemins. Hier avant-port incontournable de la capitale, elle voit péricliter le chemin de fer qui l’a engendrée. Le déclin de la voie ferrée ressort d’une tendance lourde observable dans le monde entier, en particulier en Afrique, alimentée par la concurrence toujours plus vive de la route et des poids lourds. La compagnie de chemin de fer Éthio-Djiboutienne va être privatisée et, dans l’attente d’un hypothétique repreneur, fonctionne au ralenti. Ceci a eu pour corollaire le déclin de nombreuses activités à Deré-Dawa, surtout celui du commerce contrebandier. La crise à Deré-Dawa ne semble pas avoir laissé le pouvoir central indifférent qui a procédé à des consultations pour restructurer l’administration régionale. Les premières conclusions préconisent de transformer DeréDawa en zone franche pour capter les investissements et les activités de négoce. Il est aussi question de mieux l’insérer dans le réseau des villes régionales de l’ancienne province du Härägué (carte 2). Même si le sort de Deré-Dawa reste encore lié au devenir du chemin de fer, sa population de 200 000 habitants, la diversité des services et des activités dont elle est déjà pourvue sont des atouts. En s’y intéressant de plus près, le pouvoir central ne cherche pas à contrôler une voie ferrée en déliquescence mais reconnaît surtout le poids de la ville. Par sa stratégie de mise en réseau pragmatique des villes, il cherche aussi à organiser le territoire éthiopien en bassins économiques. La métropole de Deré-Dawa doit être le pôle central du bassin économique du sud-est éthiopien, le niveau secondaire de l’armature urbaine à l’instar des autres métropoles régionales. La stratégie des bassins économiques indique que le pouvoir central ne peut s’accomoder à l’avenir de revendications identitaires des États autonomes sur leurs métropoles régionales, ces dernières devant fonctionner en réseau intégré. Avant la consolidation des États autonomes, la priorité est redevennue celle du territoire national [Lombard, 2002]. CONCLUSION Depuis sa prise de fonction en 1991 qui a vu le paradigme de la reconnaissance des droits des ethnies et des nationalités considéré comme une panacée contre l’hypercentralisation du Derg, le nouveau pouvoir a revisité ses principes fondateurs. L’un des objectifs de ces revirements est de mieux coller aux réalités que lui imposent les bailleurs de fonds internationaux. Malgré leurs demandes pressantes de décentralisation, ces derniers ne fournissent guère les moyens pour qu’un pays pauvre comme l’Éthiopie puisse y parvenir. Le discours international sur la décentralisation est en outre couplé à celui très libéral de la compétitivité des régions et des villes. Les réformes municipales prônées par 82 la Banque mondiale sont avant tout fondées sur l’autonomie financière des villes et sur leur capacité à attirer l’investissement. Les jeunes États de l’Éthiopie fédérale n’ont pas les moyens économiques et humains pour répondre à de tels défis urbains. La mise en réseau et en compétition des villes, que ce soit au niveau national ou international, est un discours qui pousse à l’intégration des territoires, souvent peu préparés, dans l’espace mondialisé. Cet ensemble discursif et libéral ne peut donc qu’handicaper un processus fédéral si pauvrement doté, quand bien même la volonté initiale de 1995 était de le faire. La réponse aux défis urbains imposés par l’échelon international continue de renforcer le schéma territorial centralisé et hiérarchisé. La cascade de réformes municipales en Éthiopie accentue ainsi le contrôle du pouvoir central dans les États autonomes aux dépens de villes financièrement autosuffisantes. Le discours incantatoire de la bonne gouvernance est aussi un moyen efficace de remplacer autoritairement maints responsables régionaux et municipaux. Les premières restructurations ont été appliquées à AddisAbeba et Deré-Dawa, les deux enclaves urbaines sous contrôle du pouvoir central. Ces premières expériences sont actuellement à la source d’un regain du contrôle territorial par le centre. Le rôle joué par les grandes métropoles éthiopiennes pour la « reconquista » urbaine pourrait à terme engendrer une autre enclave qui serait le monde rural éloigné des villes. En esquissant les contours de l’Éthiopie utile des villes et de l’essor économique, le pouvoir pourrait parvenir à arrimer cet espace au monde globalisé. Il pourrait même réussir à concrétiser son discours de désenclavement du pays par la voie pacifique du développement et non par celle des armes. L’Éthiopie rurale et pauvre, celle du plus grand nombre, serait-t-elle alors la grande oubliée du processus, le vrai territoire éthiopien enclavé ? Ne resterait-il aux négligés de l’espace mondialisé que l’archaïsme identitaire pour rappeler qu’ils forment encore les quelque 80% de la population éthiopienne ? BIBLIOGRAPHIE BERHANOU ABEBE (1998), Histoire de l’Éthiopie d’Axoum à la révolution, C.F.E.E. Addis-Abeba, Maisonneuve et Larose Paris, 238 p. years 1839 – 42 », London, Frank Cars and C°, Travels and narratives n°34, 529 p. [Première édition par les auteurs en 1843]. C.S.A (2004), Ethiopia Statistical Abstract, AddisAbaba, Federal Democratic Republic of Ethiopia Central Statistical Authority, January, 397 p. LOMBARD J. (2002), « Mali : faire une nation avant l’intégration régionale ? », L’Espace Géographique, n°3, pp. 276-279. 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