Le plus beau jour de ma vie

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Le plus beau jour de ma vie
Le plus beau jour de ma vie
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C’était un des premiers jours du printemps. La douceur exceptionnelle laissait présager des grandes chaleurs à venir. Le soleil brillait
à travers les frondaisons des feuillus bordant les allées du parc. Une
légère brise brassait par moment les branches déjà bourgeonnantes.
Partout dans le parc s’étaient installées des familles venues dîner
sur l’herbe. Des paniers de pique-nique et des fruits, gâteaux ou morceaux de pain éparpillés ça et là sur les nappes laissaient deviner le
festin qui venait d’y prendre place. D’autres familles étaient simplement venues profiter du soleil ou laisser leurs enfants consommer leur
énergie, qu’ils semblaient avoir économisée, accumulée et retenue en
eux tout l’hiver. Les cris et les rires des enfants, couvrant largement la
conversation paisible de leurs aînés, emplissait l’air, ne laissant guère
de chance au chant des oiseaux.
Pourtant, sur un banc délaissé car déjà à l’ombre, un vieil homme
s’était assis, il semblait hors du temps, étranger à l’allégresse environnante. Il laissait flotter son regard loin vers l’horizon, semblant observer un être ou un objet visible de lui seul. Sa chevelure grise encore
bien fournie couronnait un visage fatigué percé de deux yeux bleus ne
clignant jamais, d’où rayonnaient de nombreuses rides.
Soudain, un ballon de cuir roula dans sa direction pour aller butter
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contre un pied du banc, aussitôt suivi d’un garçon se précipitant pour
le rattraper. Le petit attrapa le ballon et l’enlaça pour le serrer contre
lui, comme craignant qu’il ne s’échappât à nouveau. Il regarda le vieil
homme et dit d’une voix timide :
– Pardon, monsieur.
Il allait repartir sans même attendre la réponse quand il croisa le
regard du vieil homme. Semblant frappé par la mélancolie qui les habitait, il se figea dans sa position. L’homme sourit simplement et répondit :
– Ce n’est rien.
Le garçon, devenant plus hardi, demanda :
– Pourquoi tu es triste ? Tout le monde ici est content, c’est les
vacances et bientôt il fera assez chaud pour nous baigner dans le lac !
Le vieil homme paru surpris par cette franche question. Il hésita
un instant puis :
– Si tu veux je te raconte une histoire.
À ces mots le visage de l’enfant s’éclaira. Il se retourna pour vérifier où se trouvaient ses amis puis leur projeta vigoureusement le
ballon. Il s’assit sur l’herbe au pied de l’homme, prêt à boire les paroles du récit ainsi promis.
?
C’était le jour de mon mariage, commença l’homme d’une voix
basse et tranquille, puis hésita : Non, peut-être faut-il que je commence
plus tôt.
Il reprit : J’avais rencontré la fille la plus belle, la plus vive d’esprit,
la plus gentille qui soit. Nous nous aimions passionnément et bien vite
s’était imposée l’évidence que nous étions faits l’un pour l’autre.
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Elle était d’une famille fort riche, bien plus que la mienne, et c’était
non sans appréhension que j’approchai son père pour lui demander
l’autorisation de marier sa fille. Il m’accorda une audience dans la
bibliothèque de leur maison. J’étais très timide mais m’efforçai de paraître déterminé. Je lui parlai de notre amour mais m’abstins d’évoquer
nos rencontres clandestines, car de mon temps il n’était guère bien vu
ou même acceptable pour des jeunes gens de se fréquenter ainsi. Je fis
de mon mieux pour le convaincre que je saurais être digne de Joséphine – c’était son nom – et la rendre heureuse.
Il émit les protestations et objections d’usage mais je sentais bien
qu’il était secrètement soulagé, content, même, que sa fille eût ainsi
rencontré un jeune homme convenable, à défaut d’être fortuné.
Je me souviendrai jusqu’à mon dernier jour des paroles qu’il prononça alors :
– Va mon garçon, va et prends grand soin de ma fille.
Sur ces mots le vieil homme interrompit son récit. Il contempla
distraitement un oiseau luttant pour conserver son équilibre sur les
frêles branches malmenées par la brise tout en poussant de grands cris
rauques. Le garçon souriait jusqu’aux oreilles : cette histoire valait
bien les contes de fées que lui racontait sa mère le soir pour lui donner
matière à rêver la nuit venue ! Il fronça les sourcils :
– Pourquoi tu t’arrêtes ? Continue !
Le vieil homme sourit et s’arracha à sa contemplation.
À peine avait-il prononcé ses mots que des cris hystériques furent
poussés de derrière la porte du salon. C’était Joséphine. Elle nous avait
épiés par l’embrasure de la porte du salon. En entendant la réponse elle
fut soudain incapable de retenir son bonheur et se mit à sautiller sur
place ! Elle s’enfuit aussitôt dans sa chambre, tandis que moi je m’efforçais de garder ma contenance. Je m’inclinai et, la main sur le cœur,
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remerciai chaleureusement l’homme qui venait en quelques instants
de rendre nos rêves possibles.
Nous n’eûmes que deux semaines pour préparer la cérémonie, et
ces quelques jours semblèrent ne durer qu’un instant ! Chacune de nos
familles s’activait avec une frénésie croissante à l’approche du grand
jour. Nous avions invité des parents et amis venant parfois de l’autre
bout du pays. Certains allaient devoir voyager durant plusieurs jours
pour rejoindre notre ville.
L’homme qui devait devenir mon beau-père tenait à ce que la cérémonie fût grandiose, Joséphine étant sa fille unique. Les plus grands
cuisiniers de la régions furent invités à préparer le banquet qui devait
suivre la cérémonie. Nous serions tous deux vêtus de robes et vestes
taillées dans les tissus les plus riches et les plus beaux !
La coutume en ce temps exigeait que nous fussions tenus à l’écart
l’un de l’autre jusqu’au grand jour, mais comme tous les jeunes gens de
l’époque nous nous voyions presque tous les jours en cachette. Je crois
même qu’un soir nous nous assîmes précisément sur ce banc ! Nous
parlions de notre vie future telle que nous l’imaginions, de la maison
que nous achèterions, avant de vite nous enfuir chacun de son côté
lorsque nos absences prolongées risquaient d’éveiller des soupçons.
Le matin du grand jour arriva enfin ! Pour ce que je croyais être la
dernière fois avant longtemps, je m’éveillai à l’aube seul dans le lit de
ma chambre dans notre pauvre maison. Je procédai à mes ablutions
avant de prendre une simple collation à base de pain et de lait histoire
de me donner quelques forces pour la longue journée qui m’attendait.
Mon père et ma mère étaient tous deux déjà levés, animés de cette
tension bien particulière qui précède les occasions importantes.
La journée s’annonçait magnifique ! Comme aujourd’hui, le soleil
brillait, et pas un nuage ne maculait le ciel bleu d’un horizon à l’autre.
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Je passai les heures suivantes à défaire et refaire mon bagage, indécis
sur ce que je voulais emporter pour les prochains jours. Il avait été
décidé que nous passerions les premiers temps dans la maison de famille de Joséphine en attendant de nous trouver un logis bien à nous,
la mienne ayant été jugée bien trop petite pour accueillir une personne
supplémentaire. Les parents de Joséphine avaient-ils également trouvé
notre chaumière trop pauvre pour leur fille ? Ils n’en dirent jamais rien.
Nous prîmes un dernier repas ensemble, mes parents et moi. Mon
père me donna force conseils tout au long du repas sur la manière de
me comporter durant la cérémonie, les formules à employer lorsque je
m’adresserais à telle ou telle personne, énuméra des gestes à effectuer
et d’autres à éviter. Ma mère me regardait souvent d’un regard chargé
d’une émotion indéfinissable mais ne prononça pas un seul mot tout
au long du repas.
La cérémonie avait été fixée pour le début de l’après-midi. Je vérifiai mon apparence une dernière fois dans le miroir puis tous les trois
nous allâmes en voiture à l’église. Il y avait déjà foule qui circulait sur
le parvis lorsque nous arrivâmes et aussitôt tous se pressèrent pour
nous féliciter. Je souris et les remerciai tous poliment. Un cousin vivant plus loin à la campagne me complimenta sur le veston noir que
je portais pour l’occasion. Une tante m’annonça que j’avais très bien
choisi mon épouse. Un ami d’enfance m’embrassa tout en faisant mine
d’être contrarié que j’eusse trouvé ma compagne avant lui.
Enfin, Joséphine arriva avec sa famille. Elle était ravissante ! Sa
longue robe blanche brillait de tous feux, son visage rayonnait de bonheur. Nous échangions des sourires complices à la dérobée. Toute la
journée je m’efforçais de me convaincre que toute l’affaire se passait
réellement et que tout cela n’était pas un rêve dont j’allais me réveiller,
mais tout paraissait si vivant, si palpable, que je dus bien me rendre à
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l’évidence !
La cérémonie se passa à peu de choses près comme on me l’avait
décrite. Un chœur et un petit orchestre avaient été invités pour ponctuer les différentes étapes de la célébration. Le prêtre nous convoqua
près de l’autel. Il me demanda si je voulais prendre Joséphine pour
épouse. Je lui dis oui. Il se tourna vers ma fiancée et demanda si elle
voulait me prendre pour époux. Il se passa un battement de cœur avant
qu’elle ne réponde, un battement qui me sembla durer une éternité. Je
vis un sourire naître sur son visage d’ange et elle me dit oui elle aussi.
Le restant de la journée et de la soirée passa comme un rêve, je me
sentais comme porté par une main géante qui me soutenait à quelques
centimètres au-dessus du sol. Le banquet fut grandiose et je goûtai des
mets dont je ne connaissais même pas l’existence.
Des larmes perlaient au coin de l’œil du vieil homme alors qu’il
se remémorait ces instants glorieux. Il fixait un point plus loin dans
le parc comme s’il pouvait revoir les scènes qu’il décrivait. Il s’interrompait parfois brièvement, peut-être pour mieux entendre une parole
prononcée par un invité et lorsqu’il reconnaissait les senteurs fleuries
du moment présent se mêlant et se confondant à celles du souvenir.
Le jour commençait déjà à baisser et la brise se faisait plus soutenue, le forçant à serrer sa veste contre lui. Les ombres s’allongeaient
avec une lenteur déterminée, poussant les familles à se décaler toujours plus loin d’eux. La plupart des enfants avaient cessé de courir.
Certains s’étaient assis pour se raconter leurs aventures et les plus
petits s’étaient même endormis. Les parents du garçon venu écouter
l’histoire du vieil homme lui firent signe qu’il est bientôt temps de
rentrer, en tapotant d’une main une montre imaginaire sur le poignet
de l’autre.
Je pris congé de mes parents qui tous deux me serrèrent très fort
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dans leurs bras. Je leur promis de leur rendre visite bien vite, et retournai avec Joséphine, ma femme, dans la voiture qu’elle avait empruntée
pour venir. Nous nous retirâmes dans notre chambre et, épuisés par la
longue journée, nous endormîmes dans les bras l’un de l’autre.
Ce fut assurément le plus beau jour de ma vie.
?
Je dormis bien et longtemps, jusqu’à ce que mon rêve confus et vivement coloré fût brutalement interrompu par quelqu’un qui me touchait l’épaule en prononçant mon nom puis, comme je rechignais à me
lever, me secouait avec plus d’énergie. La lumière du soleil brillait dans
la chambre et je clignai des yeux pour regarder qui me secouait ainsi.
C’était un homme d’un certain âge et il me fallu plusieurs secondes
pour reconnaître mon père.
– Allons, lève-toi, marmotte ! C’est le grand jour aujourd’hui, qu’il
me dit, tu ne vas pas dormir toute la journée tout de même ?
Je le regardai sans comprendre. Je lui demandai ce qu’il faisait là
mais, sans prendre acte de mes protestations, il me dit d’aller me laver,
manger et me préparer, sur quoi il quitta la chambre.
Je secouai la tête et regarda autour de moi. Je reconnus alors avec
stupeur la chambre que j’avais quitté la veille ! Je n’étais plus chez
la famille de Joséphine ! Je me souvenais avec clarté des derniers instants de la veille. J’étais certes fatigué mais m’étais sans l’ombre d’un
doute endormi chez Joséphine à plusieurs kilomètres de là. Quelqu’un
m’avait donc transporté ici pendant la nuit, mais pourquoi ?
Histoire de m’éclaircir les idées je passai à la salle de bain où m’attendait un grand baquet d’eau glacée pour me laver. C’est alors, tandis
que je me déshabillais, que je remarquai que mon alliance avait dis-
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paru ! Je touchai mon annulaire gauche qui ne portait aucune trace de
la bague ! Un mélange d’inquiétude et de colère croissait en moi tandis que je me hâtai de me laver pour rejoindre mes parents qui avaient
déjà terminé leur déjeuner. Je leur demandai ce qui s’était passé et
pourquoi on m’avait ainsi ramené. Ils semblèrent ne pas comprendre
la question, mais ce fut leur réponse qui me choqua.
– Ramené d’où ? Des bras de Morphée ? Tu te souviens que tu te
maries aujourd’hui ? Ou aurais-tu changé d’avis ?
Je regardai tour à tour mon père et ma mère, cherchant dans leurs
yeux l’indice d’une conspiration. Mon père fronçait les sourcils et ma
mère me regardait l’air inquiet.
– Père, je me suis marié hier à Joséphine, je vous ai dit au revoir et
suis allé chez ses parents ! Je n’ai tout de même pas rêvé ?
Je ne leur laissai pas le temps de répondre et ajoutai :
– Si ceci est une plaisanterie je dois vous dire qu’elle n’est guère à
mon goût !
Les deux me fixaient dans les yeux l’air maintenant résolument
inquiet. Ma mère prit la parole comme on s’adresse à un enfant un
peu bête.
– Arthur, – c’est mon nom – hier après dîner tu es allé au parc pour
te détendre, puis tu es revenu ici tout seul. Tu as soupé avec nous, et
tu t’es endormi dans ta chambre. Aurais-tu perdu la raison ? Ou est-ce
l’émotion qui altère ton jugement ? Remets-toi, bon sang !
Toujours convaincu que tout ceci n’était qu’une étrange plaisanterie je décidai de jouer le jeu et leur concédai qu’il s’agissait sans doute
d’un rêve qui m’avait paru trop réel. Ils ne semblèrent guère convaincus mais nous n’abordâmes plus le sujet.
Toutes mes affaires avaient été remises en place dans mes placards.
La chemise que j’avais portée la veille avait été lavée, ou peut-être
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remplacée par une autre identique. Refusant toujours de croire qu’il
eût pu s’agit d’un rêve je ne pus qu’être impressionné par l’attention au détail qui avait été portée pour reconstituer ma chambre telle
qu’elle était la veille au matin. Le livre que j’avais négligemment posé
sur la table avant de l’emporter avec moi avait été replacé précisément au même endroit. Mes habits avaient été repliés et empilés dans
le bon ordre. Je ressortis mes affaires et les replaçai dans mon bagage.
Ma mère avait préparé le même repas que la veille, avec de la viande
pour marquer l’occasion. Cette fois encore l’heure arriva pour le mariage. Pris d’un malaise grandissant je ne prononçai pas un mot de tout
le trajet. La plupart des échoppes le long de la route étaient fermées
comme un dimanche et je songeai que l’ampleur de la supercherie était
exagérée.
Lorsque nous parvînmes à l’église tout le monde sauf Joséphine et
ses parents était déjà là. Je tentai de me souvenir à quelle heure précisément ils étaient arrivés la veille mais n’y parvins pas. Mes amis, mes
oncles et tantes, et ceux de ma femme étaient revenus et tous avec le
même sourire honnête et franc que la veille m’adressèrent leur compliments et leurs félicitations. Cet ami qui avait plaisanté la veille paru
simplement inquiet de mon air soucieux et de celui de mes parents qui
s’efforçaient de paraître content et d’oublier l’étrange comportement
que j’avais eu le matin. Il me demanda s’il y avait un problème ou si je
n’étais pas heureux. Je forçai un sourire et lui répondis que tout allait
bien sinon que j’étais impressionné par la grandeur de l’événement qui
m’attendait.
Enfin Joséphine apparu avec ses parents, tout aussi radieuse que
la veille, sa robe plus resplendissante que jamais ! Un instant j’oubliai
l’étrangeté de la situation et, comme la veille, je me sentis envahi de
bonheur et d’émerveillement à sa vue. Pourtant je ne pouvais conce-
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voir qu’elle fût complice de cette étrange mise en scène. Je soupçonnais
donc qu’elle aussi s’était réveillée seule dans son lit et avait passé la
journée à s’interroger sur ce qui se passait tout en feignant que tout
était normal. Je la cherchai du regard mais le protocole de la cérémonie nous privait de toute possibilité de converser en privé. Je ne
trouvais pas de signe de confusion en elle. Elle m’adressait les mêmes
sourires et clins d’œil complices que la veille et je me demandai un
instant s’ils avaient changé de signification. Il nous fallu donc jouer
la comédie pendant les presque deux heures que dura la cérémonie.
Lorsque enfin nous fûmes placés face à face je tentai de lui demander
ce qu’il se passait mais le prêtre m’intima bien vite de faire silence. Il
prononça les phrases en latin que j’avais déjà entendues, puis me demanda si je voulais Joséphine pour épouse. Sans hésitation je répondis
par l’affirmative. Il lui demanda si elle me voulait pour époux et cette
fois encore un sourire illumina son visage alors qu’elle me disait oui à
son tour.
Nous allâmes tous ensemble à la salle des fêtes pour savourer le
banquet. Cette fois encore le chef cuisinier nous décrivait les plats qu’il
avait préparés, déclenchant des cris d’admiration et d’enthousiasme
parmi les invités. Là aussi, tous les plats étaient identiques à ceux de
la veille. Je profitai de l’occasion pour goûter certains que je n’avais
pas pu la veille tant la nourriture était variée et abondante. Je pensai
brièvement à la dépense folle qu’exigeait un tel mariage double.
Comme les conversations allaient bon train à notre table je songeai à interroger les autres convives sur ce qu’il se passait réellement
mais, craignant de causer un scandale, préférai me taire. Je cherchais
encore dans le regard des autres le signe d’un complot. Je pensais que
si c’était le cas, sûrement ils m’épieraient discrètement pour observer
ma réaction, riant intérieurement de ma confusion.
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Mais tous semblaient heureux et honnêtes, personne ne semblait
cacher de sombre machination, et personne ne semblait surpris de ce
mariage en écho. Les conversations étaient essentiellement les mêmes
que la veille. Une tante qui avait été invitée à notre table nous régalait
des exacts potins que j’avais déjà entendus concernant le village où
elle habite, et déclenchait les mêmes réactions de stupéfaction, d’approbation ou de dépit chez les personnes attablées.
Comme je connaissais bien toutes ces histoires je décidai de tenter
une expérience. Avant qu’elle ne nous narre l’une ou l’autre anecdote
je la provoquai en disant :
– Tante Huguette, raconte-nous l’histoire de ton cousin qui ne retrouvait plus le chemin de la maison tant il avait bu !
Elle paru modérément surprise que je connusse déjà cette histoire.
Elle demanda sur un ton trahissant sa curiosité qui me l’avait racontée
et je lui répondu qu’elle me l’avait dite la veille ! Je vis aussitôt mes parents froncer les sourcils, se remémorant de toute évidence mon comportement du matin. Elle répondit que ce n’était pas possible car la
veille elle était encore dans son village et que je n’étais certainement
pas allé lui rendre visite ce jour-là. Je haussai les épaules et lui laissai
raconter l’histoire.
Le moment de nous séparer arriva. Ma mère demanda si tout allait
bien et si je ne préférais pas passer encore une nuit chez eux, comme
de toute évidence j’étais encore un peu bizarre. Je lui dis de ne pas
s’inquiéter. Je les embrassai les deux et partis rejoindre ma femme.
Son visage, ses yeux et son sourire étaient toujours illuminés de joie,
ils semblaient presque flamboyer lorsque d’autres pensées heureuses
traversaient son esprit.
Enfin nous nous retrouvâmes seuls dans la chambre. C’était une
petite chambre d’appoint destinée aux invités mais pourtant bien plus
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grande que celle dans laquelle j’avais vécu auparavant. Résistant au
charme de son regard plein d’amour je lui dis que j’avais quelque
chose d’important à lui demander et son visage acquit aussitôt un
masque sérieux. Elle me regarda d’un air interrogateur :
– Oui ?
– Tu n’as pas remarqué quelque chose de très bizarre aujourd’hui ?
Elle réfléchit un instant et répondit :
– Non, je ne vois rien. Que veux-tu dire ?
Je lui expliquai la situation, que j’avais la certitude que nous nous
étions mariés deux fois de suite. Sa réaction ne fut rien d’autre que
de l’incompréhension. Elle me rappela que la veille nous nous étions
assis ensemble dans le parc. Elle me raconta d’un air rêveur que c’était
la dernière fois que nous nous voyions ainsi en cachette, et que maintenant nous allions pouvoir vivre ensemble au vu et au su de tous, et
passer ensemble au parc tous le temps que nous voudrions !
– Je me souviens très bien de cet après-midi, que je lui répondis,
mais cela s’est passé il y a deux jours !
Elle me regarda en plissant les yeux, ne sachant visiblement que
penser, puis me dit qu’on pourrait en parler le lendemain car sur le
moment nous étions tous deux fort fatigués. Je cédai, je me couchai
contre elle. La peur au ventre je laissai le sommeil m’emporter.
?
Quelqu’un me toucha l’épaule :
– Arthur, réveille-toi, voici que le grand jour est arrivé !
J’ouvris aussitôt les yeux et c’est rempli de désespoir que je reconnus mon père et ma chambre. Luttant contre les larmes je marmonnai
une chaîne de non, non, non !
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– Qu’y a-t-il ? Tu te réjouissais tant et nous en parlais tant que
nous même n’en pouvions plus d’attendre, et maintenant tu sembles
malheureux !
Pensant qu’il était inutile d’argumenter ou de lui expliquer je dis
simplement que j’avais fait un mauvais rêve et que bien sûr, à l’aube
de ce qui devait être le plus beau jour de ma vie je ne pouvais qu’être
heureux.
Je fus bien contraint d’admettre que tout ceci ne pouvait ni être
un rêve ni une supercherie et gardai mes réflexions pour moi-même.
Ce jour encore, ne sachant que faire je me laissai porter par les événements. Pour la troisième fois je lui promis de rester fidèle toute ma
vie tout en sachant que notre vie de couple n’allait durer qu’une dizaine d’heures. Des mets somptueux je ne mangeai guère. J’entendis
les histoires drôles de Tante Huguette sans les écouter. J’embrassai mes
parents avec plus de force que d’habitude. Ma mère sembla surprise
par l’intensité de mon étreinte et me dit que je ne partais pas si loin
et que je pouvais venir les voir avec ma femme tant que je le voulais. Joséphine lut la mélancolie dans mes yeux et sur mon visage, et
me demanda où étaient passés la joie et l’enthousiasme dont j’avais
fait montre ce qui pour elle était la veille. Je lui adressai un sourire
triste, je lui mentis que toutes ces cérémonies et toute cette animation
m’avaient épuisées, mais que j’étais heureux.
Plusieurs jours passèrent ainsi, sensiblement identiques les uns aux
autres. J’étais toujours le seul à me souvenir des jours précédents. Je
commençai à m’organiser. Je ne prenais avec moi que les affaires nécessaires pour le jour même, m’étant fait à l’idée que la nuit venue je
reviendrais au matin de notre mariage. J’avais préparé les réponses à
toutes les questions que les gens me posaient systématiquement et au
fil des jours j’en vins à apprécier la situation, tout étrange fût-elle. Je
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recevais chaque matin de riches habits neufs, chaque midi était servi le
rôti réservé aux occasions exceptionnelles. Tous les après-midis la fille
la plus merveilleuse que je n’avais jamais rencontrée me passait une
bague au doigt en me promettant fidélité éternelle et tous les soirs je
m’asseyais à une table goûtant chaque plat d’un banquet grandiose,
avant, enfin, de m’endormir dans les bras de ma bien aimée. Mon
unique regret était d’être le seul dans cette aventure, ayant établi le
fait que Joséphine n’avait aucun souvenir des fois précédentes.
Je prenais grand plaisir à surprendre les gens en répondant à leurs
questions avant qu’ils n’eussent le temps de les poser. Je connus rapidement par cœur les paroles des chants et incantations prononcés
durant la cérémonie et interrogeai le prêtre sur leur signification. Il
m’avait semblé être un personnage froid, très attaché aux coutumes
et étranger à l’allégresse, aux émotions qui l’entouraient, mais je me
rendis alors compte que derrière son attitude rigide et protocolaire se
cachait un tout autre homme. Je fis ample connaissance de la plupart
des invités, profitant d’un temps apparemment illimité pour bavarder
avec chacun d’entre eux.
Je connaissais les pensées de chacun, je savais quels plats il prendraient au buffet, quelles histoires ils choisiraient de raconter. Certains
se confiaient à moi après que j’eus passé une après-midi entière avec
eux et je découvris ainsi des amours réciproques qui s’ignoraient, des
intrigues qui se préparaient. Un sentiment de puissance et de vanité
grandissait graduellement en moi, je me sentais supérieur à tous les
autres.
?
Le soleil avait complètement disparu derrière les arbres et les pa-
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rents et amis de l’enfant assis sur l’herbe s’approchaient.
– C’est l’heure, il faut rentrer ! Bonjour, monsieur.
Le garçon secoua vigoureusement la tête :
– Il me raconte une histoire ! Je veux entendre la fin de l’histoire !
La jeune dame qui avait parlé expliqua au vieil homme d’un ton
d’excuse :
– Pardonnez-le, il a une passion surprenante pour les histoires, on
dirait que vous ne saviez pas dans quel pétrin vous alliez vous fourrer
en lui en promettant une !
Le vieil homme sourit en disant que ce n’était pas souvent qu’il
avait un auditoire si passionné et que ça lui faisait plaisir. La dame
insista auprès de l’enfant, en disant qu’il finira l’histoire une autre fois
mais le garçon fronce les sourcils et dit que l’histoire était presque
finie. La mère céda et leur accorda encore cinq minutes.
?
C’était un matin comme tous les autres. J’allai prestement me laver
et déjeuner. Je me sentais d’humeur guillerette et espiègle ce jour-là. Je
plaçai comme chaque matin une seule série d’habits de rechange dans
mon sac. Lorsque, comme chaque matin, mon père me fit remarquer
que ce serait certainement insuffisant je lui répondis que d’autres habits m’attendaient chez Joséphine et que je viendrais prendre le reste
lorsque nous déménagerions. Il n’insista pas. J’occupai le reste du matin à lire mon livre. J’avais entassé plusieurs livres sur ma table avant
mon mariage mais ne les avais pas lu faute de temps. Ainsi, depuis le
mariage j’avais pris l’habitude d’en lire une partie chaque matin. Je
n’avais pas encore décidé ce que je ferais une fois épuisée toute ma
collection. Je complimentai ma mère sur le délicieux rôti qu’elle avait
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préparé ce jour-là. Nous allâmes à l’église et je saluai plusieurs personnes par leur nom, ce que j’avais remarqué les surprenait agréablement, comme ils ne soupçonnaient pas que je connaissais leurs noms.
Je fredonnais doucement les chants sacrés que je connaissais par cœur.
Le prêtre nous appela, Joséphine et moi, à l’autel pour que nous prononcions nos vœux. Il me demanda si je voulais prendre Joséphine
pour épouse, et je répondis par la négative.
Je ne pouvais retenir le sourire de quelqu’un qui fait une plaisanterie, mais toute allégresse tomba instantanément du visage de ma fiancée. Le prêtre me demanda de répéter. Je lui dis que non, je ne voulais
pas la prendre pour épouse. Il y eu un silence stupéfait dans l’église. Je
sentis mon cœur battre plus vite.
La première à rompre le silence fut Joséphine. Elle me dit qu’elle
ne comprenait pas. Elle me dit que si c’était de l’humour, elle ne l’appréciait pas. Je décidai cependant de faire durer la plaisanterie jusqu’à
la fin de la journée, sachant que le lendemain tout serait oublié, que
nous allions nous marier et être heureux à nouveau. Je restai silencieux, observant les réactions de la foule.
Tous se rendirent graduellement compte que je ne semblais pas
plaisanter et ce fut rapidement un outrage général. Plusieurs personnes
se levèrent et quittèrent l’église à grand bruit en disant qu’on s’était
moqué d’eux. Le prêtre vociférait plus fort que les autres, proclamant
que le mariage n’est pas une institution dont on peut se moquer ainsi.
Mes parents, parmi les derniers encore assis, me regardaient bouche
bée, interloqués par mon geste absurde. Des membres de la famille
de Joséphine disaient à qui voulait les entendre qu’ils avaient dit et
répété que cet Arthur ne leur paraissaient pas digne de confiance. Joséphine paraissait véritablement blessée et j’avoue que, de savoir en
être la cause, je ressentais un certain malaise. Son visage ne mon-
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trait aucun signe de colère, elle me regardait simplement, cherchant
à comprendre. Elle me regardait, elle demandait, pourquoi ? Arthur,
pourquoi tu ne veux plus de moi ?
Ce fut le chaos général pendant quelques minutes, tout le monde
criait de plus en plus fort. Toutes ces personnes qui avaient été polies et souriantes jusqu’à présent me traitaient des pires insultes, elles
maudissaient ma mère pour avoir porté un vaurien pareil. Le prêtre
tentait d’enjoindre la foule à ne pas utiliser certains mots dans la Maison de Dieu, incitant les gens à quitter les lieux avant d’en venir aux
mains.
Un cousin de Joséphine le prit au mot et se dirigea vers moi. Il
m’attrapa par l’épaule et me tira hors de l’église. J’avais longuement
conversé avec lui un autre jour. Il avait entamé puis échoué des études
d’architecture et s’était décidé pour une carrière de maçon afin, avaitil dit, de conserver son rêve de construire des maisons. Alors qu’il me
traînait dehors avec ses bras doués d’une force surhumaine je tentai de
le raisonner. Je l’appelai par son nom, mais cette fois le truc n’eut aucun effet. D’autres hommes forts que je n’eus pas le temps d’identifier
se joignirent à lui pour me donner, selon leurs termes, une correction.
Un coup mieux ajusté que les autres fit sonner mon crâne comme une
cloche et je perdis connaissance.
?
Ce fut la douleur qui me réveilla. Un de mes yeux avait tant enflé
que je ne parvenais pas à l’ouvrir complètement, mais de l’autre je
pouvais distinguer un mur de ma chambre. J’espérai qu’il fût déjà le
lendemain matin, mais, las ! la soirée avait à peine commencé. J’étais
sur mon lit, couché de côté en chien de fusil. Tous mes membres me
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faisaient souffrir et une douleur lancinante carillonnait sans relâche
dans ma tête.
Je me levai avec difficulté pour boiter en direction de la cuisine.
Ma mère était assise sur une chaise, les coudes sur la table et la tête
entre les mains. Mon père faisait les cent pas. Me voyant arriver il
m’apostropha :
– Ah te voilà, toi ! Nous expliqueras-tu enfin ?
Je m’assis à la table avec peine. Jamais je n’aurais pensé qu’un seul
mot eût pu changer pareillement le cours d’une journée. Je tentai faiblement d’expliquer que bien sûr je voulais toujours marier Joséphine.
Je lui dis que j’avais simplement voulu voir la réaction des gens à une
réponse négative. Mon père se mit à rire.
– Tu crois donc que tout ceci est un jeu ? Sais-tu que les parents
de la fille ont exigé, avec raison, que nous payions la totalité des dépenses ? Sais-tu que nous allons devoir vendre la moitié de nos bijoux
pour nous acquitter de cette dette ? Tout le monde dans la ville connaît
le père de Joséphine. Comprends-tu que dès demain toute la ville saura
que je suis le père de celui qui a refusé la main de sa fille ? Je ne puis accepter le regard que nos concitoyens nous porterons. Nous allons être
contraints de quitter la ville avant que les gens ne nous en chassent
eux-mêmes !
L’air penaud je l’écoutai, puis tentai de lui dire que le lendemain
je dirais oui, et tout rentrerait dans l’ordre. Il resta interdit un instant
au milieu d’une phrase, puis secoua la tête :
– Mon fils, mais tu es complètement fou !
Je haussai la voix pour lui expliquer la situation. Je lui dis que ça
faisait une vingtaine de jours que chaque dimanche soir je m’endormais pour me réveiller le dimanche matin et que mes actions n’avaient
pas tant d’importance. Dans quelques heures le jour allait s’achever et
LE PLUS BEAU JOUR DE MA VIE
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tous, moi excepté, oublieraient ce jour funeste. Je lui dis avoir compris
la leçon et que jamais plus je ne dirais non au mariage.
Au lieu de le rassurer, mon explication le conforta dans l’idée que
j’avais perdu la raison. Ma mère se leva soudain et, sans prononcer
un mot se retira dans la chambre dont elle ferma la porte. Il commenta à mi-voix que de toute évidence les coups que j’avais reçus sur
la tête avaient altéré mon entendement. Il réfléchit pendant quelques
secondes et me dit d’une voix ferme que je pouvais rester chez eux
quelques jours le temps de me remettre, après quoi je devais déguerpir. Il dit qu’il ne pouvait plus considérer comme son fils un homme
qui avait commis un tel acte. Bien que surpris par la gravité de la sentence je ne tentai pas de me défendre, tant j’étais accroché à l’idée que
l’épreuve était sur le point de s’achever.
Je réchauffai pour mon souper une partie de ce qu’il restait du
dîner et retournai à ma chambre en clopinant, après avoir souhaité
bonne nuit à mon père et ma mère. Je m’allongeai péniblement sur
mon lit et repensai à la journée passée. Pour la première fois depuis bien longtemps je me recouchais seul ! Je me demandai la nature
des discussions qui avaient certainement lieu chez ma belle-famille.
Sans doute Joséphine se trouvait au centre de la conversation, sans
doute tous lui demandaient d’expliquer mon comportement. Et certainement la malheureuse était la plus désemparée de tous, cherchant
sans chance de succès à comprendre.
Mes pensées retournèrent à l’immense variété de comportements
et de personnalités exprimées par les invités du mariage face à différents événements. Je regrettai de ne pas pouvoir transporter de carnet
où noter mes observations. J’avais tenté plusieurs fois d’emporter l’un
ou l’autre objet avec moi à travers la nuit mais tout avait toujours
disparu. Je tentai même d’inscrire quelque chose sur la peau de mes
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mains mais elles étaient mystérieusement propres et vierges à mon réveil. Un jour je me blessai accidentellement le genou, et toutes croûtes
et cicatrices avaient disparu au réveil.
Je mis longtemps à m’endormir cette nuit-là. Les événements de
la journée repassaient en permanence dans mon esprit, et je repensais
aux mots durs que ces gens d’ordinaire si aimables avaient prononcés
à notre égard. Je compris soudain qu’il me serait difficile de les voir
sous le même jour maintenant que je les avais vu montrer tant de
violence.
Enfin l’épuisement me vainquit et je m’endormis.
?
L’aube pointa enfin et je me sentis envahi de bonheur à l’idée que
cette épouvantable journée s’était enfin achevée. Je bondis hors du lit
et aussitôt une puissante douleur dans mes jambes me fit m’effondrer
sur le sol. Je mis plusieurs interminables et affreuses secondes à comprendre. Tout était différent. Je regardai autour de moi et la chambre
était en désordre. Toutes les affaires étaient dans l’état où je les avais
laissées la veille. Pour la première fois depuis tant de jours le ciel était
nuageux. Je n’avais certes pas de bague à mon doigt mais je ne l’avais
pas mise la veille. Mon habit de marié était sale et en chiffons dans
un coin de la chambre. Je me levai et remarquai que mon père fuyait
mon regard. Je sentis la panique croître en moi. Je lui demandai tout
de même quel jour nous étions. Il secoua la tête et dit simplement :
– Lundi.
Il se tut un instant puis ajouta :
– Et que fais-tu là ? Je croyais que tu allais retourner à dimanche
matin pour te marier ?
LE PLUS BEAU JOUR DE MA VIE
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J’étais tout à fait atterré. Je réfléchissais à toute vitesse. Était-ce un
sinistre hasard qui faisait qu’après que le jour se fût répété vingt fois
le temps reprenait son écoulement normal ? Y avait-il quelque chose
de spécial sur le lieux où je m’endormais ? Ou était-ce la cérémonie
du mariage elle-même, les vœux que nous prononcions ? Allais-je devoir convaincre Joséphine de passer une nuit avec elle, ou ses parents
d’organiser le mariage à nouveau, pour pouvoir rectifier la situation ?
Luttant contre la sensation d’affolement qui se conjuguait à la douleur sourde vibrant dans tous mes membres je me lavai dans la salle de
bain et pris un déjeuner frugal. Je décidai ensuite d’aller voir Joséphine
pour lui expliquer les raisons de mon comportement. Ne voulant point
importuner mon père je demandai à un ami vivant à proximité et possédant une voiture de me conduire chez elle. Il hésitait à me rendre ce
service mais, bien que visiblement sceptique, finit par accepter lorsque
je lui dis que j’allais tout réparer. Nous suivîmes la route que j’avais
déjà parcourue tant de fois avec ma bien-aimée et arrivâmes en moins
d’une heure.
Le majestueux portail marquant l’entrée de leur propriété était
fermé. Quelques mètres au delà se dressait, imposante et inaccessible,
une maison de maître à deux étages. La plupart des volets étaient fermés, en vertu sans doute de l’heure matinale. Je sonnai la cloche et attendis. Plusieurs minutes passèrent, au cours desquelles je dus sonner
à plusieurs reprises avant de voir un volet s’entrouvrir. Nous attendîmes encore, et enfin le père de Joséphine parut. S’il avait passé une
nuit agitée ou venait de se lever, il n’en laissait rien paraître. Sa tenue
était impeccable – un veston et des pantalons gris clair, – son regard
vif et acéré. Il s’approcha du portail et nous demanda sèchement, sans
faire mine de vouloir nous ouvrir :
– Que voulez-vous ?
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– Bonjour monsieur, dis-je, je souhaiterais m’entretenir avec votre
fille au sujet des événements d’hier.
Il secoua la tête :
– Vous ne pensez pas avoir fait suffisamment de dégâts ainsi ?
Après avoir humilié ma fille devant toute notre famille, vous venez
encore nous narguer ? Allez-vous en.
– Attendez ! Je peux expliquer. Donnez-moi une chance de m’expliquer.
Il s’apprêtait à nous congédier définitivement quand la voix de
Joséphine l’interrompit depuis derrière la porte.
– Père, laissez-le donc parler, je suis curieuse d’entendre son explication.
Je plissai les yeux pour tenter de la distinguer dans la pénombre
derrière les battants de la porte entrouverte mais ne vis rien. Me redressant, serrant un poing sur un barreau du portail, je l’appelai :
– Joséphine ! Ma douce ! Pardonne-moi, j’ai été odieux ! Approchetoi que je puisse te voir !
Elle sortit enfin pour me dévisager depuis le perron. Ce fut un
choc pour moi de la voir. Toute vie semblait avoir déserté son visage,
ses cheveux emmêlés étaient ternes, ses yeux étaient vides et secs. Elle
se tenait d’une main contre la porte et l’autre pendait sans but le long
de son corps. Elle semblait avoir vieilli de vingt ans en une nuit !
J’oubliai toutes les explications, tout l’argumentaire que j’avais
préparé et ne pu qu’émettre, tête baissée :
– Joséphine, je suis désolé.
Je ne dis plus rien, et le père s’impatienta :
– Vous parliez d’une explication ? Pourquoi avez-vous dit non à
ma fille, après tous ces grands discours que vous m’aviez tenus ?
LE PLUS BEAU JOUR DE MA VIE
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Sans réfléchir je criai que j’aimais Joséphine et que je voulais toujours la marier ! La veille avait simplement été une fort stupide expérience. Je lui dis que j’avais simplement voulu voir la réaction des
gens. J’ajoutai, sans réaliser sur le moment que mon explication ne
voulait rien dire pour eux, que la fois suivante je comptais dire oui.
Dans la rue derrière moi, plusieurs passants ralentissaient le pas
ou s’arrêtaient tout à fait pour suivre la conversation. Le père de Joséphine eut une réaction similaire au mien. Il me répondit sur un ton
triste et condescendant :
– Mais mon pauvre homme, il n’y aura pas de fois suivante ! C’était
une occasion unique, et certainement pas le moment de faire des expériences. Où trouvez-vous l’audace et l’impertinence de venir vous
en vanter ainsi maintenant ?
M’efforçant de ne pas tourner la tête ou prêter attention au discussions faites à mi-voix par les passants derrière moi je narrai à Joséphine et à son père les derniers jours de ma vie tels que je les avais
vécus. Le père montrait son incrédulité avec ostentation. Il levait les
yeux au ciel, soupirait lourdement ou secouait la tête à chaque phrase.
Lorsque j’eus fini, je demandai timidement s’il y avait moyen que nous
jouassions à nouveau la cérémonie du mariage.
L’homme se figea, visiblement stupéfait par mon impudence. Il
mesurait plusieurs centimètres de plus que moi et cette impression de
domination était amplifiée car il se trouvait sur la marche franchissant
le portail. Sa réaction fut inattendue : un sourire se dessina sur son
visage, s’agrandissant jusqu’à devenir un éclat de rire tonitruant. Toujours hilare, il se retourna comme pour prendre Joséphine à témoin,
avant de ramener son regard sur moi. Il me remercia chaleureusement
pour, selon ses termes, avoir ainsi apporté un heureux divertissement
à cette triste journée.
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Son rire se calma enfin et, toujours souriant, il ajouta :
– Bon, assez ri. Allez-vous en et ne revenez plus jamais.
Sans attendre de réponse il retourna dans sa maison. Posant une
main sur l’épaule de sa fille il lui dit de s’habiller, que sa tenue n’était
guère convenable pour se montrer ainsi en public.
J’avais reconnu le rire qu’il avait laissé éclater si souvent au cours
des banquets des jours précédents et n’avais pu m’empêcher moimême de sourire, me remémorant les anecdotes et histoires drôles que
nous nous racontions en ces occasions.
Sans égards à la recommandation de son père, Joséphine descendit
le perron et s’approcha du portail. Tout en maintenant une distance de
sécurité entre nous elle demanda doucement :
– Arthur, raconte-moi. Raconte-moi comment c’était, quand nous
étions mariés. Dis-moi ce que je ressentais quand nous vivions ensemble et étions heureux.
Je lui racontai tout.
?
Je ne la revis plus jamais depuis. Mes parents furent contraints de
quitter la ville comme ils le craignaient. Je vécus chichement et acceptai tous les travaux si pénibles fussent-ils pour pouvoir rembourser la
dette causée par ma bêtise, ce qui me prit de nombreuses années. Un
jour j’appris que Joséphine s’était mariée avec un riche banquier, et
n’en entendis plus jamais parler.
Le vieil homme se tut, laissant place au silence régulièrement ponctué par le bref cri d’un oiseau perché haut dans un arbre. Le ciel avait
commencé à s’assombrir et la température baissait rapidement.
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Un jeune homme, peut-être un grand frère du garçon toujours assis sur l’herbe, commenta qu’il n’avait pas bien compris si le mariage
avait eu lieu ou non. Tout en se levant, le garçon lui dit qu’il lui expliquerait. La mère remercia le vieil homme et lui souhaita une bonne
soirée. Elle respira un grand coup et se dirigea vers la sortie du parc.
Toute la petite assistance se prépara ainsi à rentrer, laissant le vieil
homme assis seul sur son banc. Alors que tous avaient commencé à
s’éloigner et que l’homme songeait à se lever à son tour et rentrer chez
lui il remarqua l’enfant revenir en courant.
– Tu ne t’es donc jamais remarié ? Il n’est peut-être pas trop tard,
je crois que tu devrais réessayer.
Le vieil homme sourit et secoua la tête. Les deux restèrent un instant silencieux et l’enfant reprit :
– Tu sais pourquoi j’aime tant les histoires ? Car chaque fois que
je m’endors sans avoir entendu une histoire, chaque fois que ma mère
me dit que je suis maintenant assez grand et n’ai pas besoin qu’on
me raconte une histoire pour m’endormir, le lendemain je me réveille
bébé. C’est déjà la troisième fois que je grandis !
23 mai 2012