Textes gagnants 2014 Publié le 7 Juin 2015 52,89 kb
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Textes gagnants 2014 Publié le 7 Juin 2015 52,89 kb
- 3e prix catégorie adulte Kévin Lambert CE QU’IL Y A EN HAUT, CE QU’IL Y A EN BAS (DE TALBOT) DES OISEAUX Cratères artériels du quartier résidentiel tracé en montagnes de neiges devant les maisons, infortifiées, plus personne pour aller s'étouffer pogné endessous, aux nouvelles du souper, la télé ouverte dans la salle à manger. Le père qui a eu une journée de cul, la mère qui a eu une journée de cul, la sœur qui a eu une journée de cul, le petit qui n'aime pas la sauce sur le spaghetti et qui cache son deuxième biscuit sous son chandail, l'entrepose au fond du bac à jouets, en vue d'une éventuelle pénurie. Comment a été ta journée bien toi bien. On avale sa journée de cul avec une grosse bouchée, espérant l'étouffer, comme le petit qui prend des grosses bouchées de sauce dans ses joues pour aller les cracher en secret dans la toilette. Ça l'amuse de cracher rouge sang, se mettant en scène la porte fermée pour simuler l'hémorragie médicale, se préparant au cas où, un jour, ça lui arriverait pour vrai. Pour bien vomir théâtral de l'estomac et tout, impressionner les médecins et faire pleurer Maman, aussi. Cratères artériels tracés, pas trop loin, dans le foyer où on brûle les vieux quand ils sont trop vieux. Mamie est là, on soupe avec aux deux semaines, la laisse parler pour ne pas qu'elle appelle trop souvent. Le petit déteste la sauce rouge sang de la cafétéria, la garde dans les cratères de ses joues pour aller la cracher discrètement dans les toilettes du foyer. Le petit ne le sait pas, mais il inquiète inutilement l'infirmier, hébété devant cette sauce sanglante qu'il pense être les selles de tel vieux, qui serait peut-être en train de mourir en cachette, de par endedans. Cratères artériels esquissant les soirs d'hiver. Il fait noir à quatre heures, les bottes d'hiver du petit qui écrasent les lumières de Noël du voisin. Le voisin l'a payé deux-cent-vingt-sept-et-quatre-vingt-quinze son kit de lumières, il n'apprécie pas, il téléphone sans cesse et crie deux-cent-vingt-sept-et-quatre-vingt-quinze! deux- cent-vingt-sept-et-quatre-vingt-quinze! aux oreilles de la mère. Le petit ne comprend pas : il la trouve belle, lui, cette maison éclairée seulement aux petits globes bleus. Et il continue d'éclater tous les autres. Dans la chambre, le petit! Une claque entre les dents, les dents dans les blocs Lego jusqu'à ce qu'il aille se les brosser avant aller dormir. DOMAINE DU ROI Cratère artériel de la balle dans le bac à fleurs, sous la fenêtre à double isolation, garder le froid dehors l'hiver, le froid dedans l'été, fendue par l'impact, traces de la peur extrême et de l'excitation de fuir des poursuivants imaginaires, à l'abri dans la remise de Jérémie. Dans ce quartier, on a un nom : on est Jérémie, on est Sophie, on est Marc-Antoine, on est Richard et on est Hélène. Les soirs de printemps, rencontres de Jérémie au parc, planifier la mission. Jérémie commence à compter, on ne dépasse pas la maison de Jérémie ni celle de Jérémie. Après une heure, on a trouvé tout ce qu'on avait à trouver. On cherche autre chose à faire : Jérémie s'élance, lance la balle, fracas, se sauve dans la remise. Au parc, les Sophie imaginent des châteaux à glissades et à balançoires, des licornes, des poissons-chats. On voudrait bien d'un prince Jérémie, mais Jérémie a d'autres vitres à casser, alors on imagine les princes, aussi. MarcAntoine voit Jérémie courir, se cache pour faire peur et des jambettes, ça rit. MarcAntoine à vélo, ça sort du quartier, ça ne le dit pas aux parents, ça s'en va dans la cour d'école fumer un joint, ça tousse et quand ça revient, ça roule un peu croche, mais ça rit et c'est beau à voir. Cratères artériels, certains soirs qu'on reçoit une balle dans la fenêtre, la tête en téléromans pour se vider des chiffres du jour en fend presque. Cratère artériel dans l'Hélène qui crie Marc-Antoine pour la noirceur, mais il n'arrive pas. Puis quand il arrive, là, ça crie Marc-Antoine-les-yeux-rouges, ça rit de l'autre bord, mais ça dort le cratère bien rempli. Dans le lit : couvertures Star Wars de chambre qu'on n'a pas encore refait, photo de famille au chevet, les oreilles de Mickey sur la tête de Richard, tous devant le château, le boîtier pour mettre l'appareil dentaire coûteux. Dans le lit: les doigts en iPod sur la sœur de la Sophie d'à côté. Les doigts en iPod avec deux Marc-Antoine à la fois pour la sœur de la Sophie d'à côté. Un jour, cratère artériel dans le cœur de Richard qui puise les feuilles tombées dans la piscine, tombe dans la piscine. Surprise de Jérémie sortant de la remise, il crie. Traces de petites vagues en écho dans les feuilles mortes. La famille se cratérise autour de l'artère brisée, les malheurs arrivent même en haut de Talbot. DU BASSIN Cratères artériels dans les rues, les maisons, les parcs. Cratère artériel tracé dans le Bassin, le quartier inondé qui n'a jamais été aussi fabuleux. La beauté des artères de déluge qui glissent autour des maisons, elles coulent dorées dans la rivière, sous les deux ponts. La beauté de voir sa ville cratère emportée par l'eau qui tombe du ciel, les grands blocs-appartements partir, tannés d'habiter des Yolande la jalouse, des Paul le travelo, des Le-gars-qui-vit-avec-un-cochon-dans-le-sous-soldu-dépanneur. Une frénésie de turbine hydro-électrique en haut de Talbot. On voit les images, aux nouvelles, de ces endroits communs, emboués, rouillés, inondés. On entend les morts emportés, baignant le Saguenay. En bas c'est tout qui glisse : les voitures, le coffre-fort d'une caisse, un camion de fromage, les milliers de livres poussiéreux de la bibliothèque municipale. Les saveurs de la ville se mélangent en dévalant la côte, rasent tout à la terre, se concentrent dans le quartier du Bassin. Les habitants qui regardent le cratère qui fend la rue. Un hélicoptère survole pour prendre des photos. D'en haut, on dirait le quelconque chef-d'œuvre d'un quelconque peintre, les couleurs se mélangent et c'est beau à voir. On surchauffe les kodaks et on envoie les images partout dans le monde. On parle de nous même si c'est un fait divers entre un accident sur la 4-40 et la cérémonie d'ouverture des Jeux. On est spectaculaires, on est théâtraux, on sait bien le montrer : on s'est souvent pratiqués, se mettant en scène la porte fermée pour simuler toutes sortes de conneries imaginaires, se préparant au jour où ça arriverait pour vrai, pour être bien théâtral de l'estomac et tout. À voir ces petits vieux en couverture qui logent dans le gymnase d'une école sans électricité, ces femmes ayant perdu leur enfant dans les flots, ces hommes ayant perdu leur maison, ces cadavres flottant nerveusement dans la boue, ces ruines de sous-ville, on se dit qu'on ne le fait pas trop mal, après tout. Cratères artériels tracés dans l'air, le lieu, en haut, en bas de Talbot, partout, chacun, tout, rien. On sait que les villes ont besoin d'être détruites, puis reconstruites, pour donner l'impression que le temps passe.