Vers la minéralisation
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Vers la minéralisation
Vers la minéralisation Fabienne Radi, Lausanne Dans un mois de février aussi gris et froid qu’un pan de molasse, l’espace d’art contemporain Circuit à Lausanne vernit l’exposition de l’artiste genevois Jérémie Gindre. Celle-ci se nomme Menhir Melon, un titre qui sonne autant Bobby Lapointe que Philippe Katherine dans sa juxtaposition sonore et sémantique, mais qui littéralement dit bien ce qu’il veut dire : on va vous parler de cailloux et d’autres trucs proches des cailloux (en l’occurrence des melons, c’est à dire ce que l’on fait de mieux en matière de fruit déguisé en pierre). Et effectivement, du caillou il y en a partout. Incrusté dans le mur, par terre, posé sur des socles, inséré dans une installation, dessiné sur des feuilles de papier et même écrit sur des tableaux. Pas de doute, ce garçon a une passion immodérée pour l’univers minéral qu’il décline sous toutes les formes plastiques et même sonores, puisqu’il a intégré à son exposition une série de lectures et de conférences sur le même thème. On ne doute pas qu’un jour il fera entendre le cri du granite au fond des vallées alpines. La nouveauté, ce sont les tableaux-textes1 et leur place dans l’exposition. Grands formats rectangulaires, toile blanche tendue sur châssis, caractères d’imprimerie peints à la main à l’encre de chine. Des textes assez longs, que l’on peut lire classiquement de haut en bas, ou regarder en bloc jusqu’à ce que certains mots viennent se coller sur la rétine : cérémonies, fouilles, touristes, fumoir à viande, tombeau indien, ours, outils, cavernes, crêtes. Ceux qui connaissent le travail d’écriture de l’artiste reconnaîtront aussi par ci par là son goût pour un certain vocabulaire vernaculaire propre aux randonneurs (break, K-way). Mais le côté blague décalée, caractéristique du travail de l’artiste depuis ses débuts, semble dorénavant mis nettement en veilleuse. Tout comme le propos s’est resserré : Jérémie Gindre a laissé les pic-niqueurs, les paquets de saucisses et les grandes bâches mystérieuses au fond de la cabane, pour concentrer toute son attention sur les pierres et vivre pleinement La grande rencontre avec le Minéral. Cette rencontre passe par l’échange (dans le sens de l’inversion) des formes et du sens. Les tableaux-textes peuvent ainsi à la fois ponctuer l’exposition comme des cartels gigantesques et s’avérer les pièces maîtresses de l’exposition. Leur statut est confus à tous points de vue (textes/tableaux, imprimé/peint à la main, cartels/œuvres) et c’est très bien comme ça, semble dire Jérémie qui a trouvé là une manière habile et efficace de faire fusionner ses différentes pratiques (art plastique et écriture) sans que l’un ou l’une soit à la botte de l’autre. L’inversion se fait aussi dans le choix des matériaux et outils qui mélange les chronologies sans complexe : du béton sculpté pour figurer des pierres ancestrales agencées en pyramide évoquant un ésotérisme californien (Passwords forgotten), ou encore des galets de décoration achetés au Garden Center pour servir d’ardoise à d’hypothétiques hommes du Paléolithique qui y auraient gravé des messages mélancoliques (en français et en caractères d’imprimerie s’il vous plait) : la crête où est notre caverne est couverte de bêtes, on pourrait les apprivoiser si on voulait. Mais là aussi, la glissade vers la simple blague est évitée, les dessins de cartes géologiques juste à côté font leur boulot pour dévier le sens des chemins balisés. Un peu plus loin, des sortes de Ragusa géants en pierre et de différentes tailles sont présentés sur des socles adaptés à leurs dimensions. Les pièces tiennent de la maquette, elles pourraient servir aux apprentis géologues comme les sculptures anatomiques médicales servent aux apprentis médecins : en tant qu’objets pédagogiques simplifiés destinés à expliquer le phénomène du métamorphisme2 par exemple. L’ensemble est intitulé Les Compagnons, du coup s’ajoute une nouvelle couche d’interprétation : à chacun sa pierre domestique, aimer ainsi les cailloux, estce l’invention de l’anthropo(litho)morphisme ? On pourrait dire que Jérémie Gindre est entré dans un processus de décantation. Ses pièces ont pris du poids. Attention, on n’a pas dit de l’embonpoint. Plutôt une densité qui s’est constituée lentement, par couches successives. Quand on se place sur le terrain de la géologie, le temps se compte en milliards d’année, on n’est donc pas trop pressé. C’est d’ailleurs peut-être aussi ça qui fonde l’intérêt de Jérémie Gindre pour les sciences de la terre : cette capacité à inscrire des formes dans la matière qui à la fois disent le temps et sont faites par le temps, une compression du signifié et du signifiant dans le même objet. Gros détour par le biais du cinéma : jusqu’au début des années 90, Clint Eastwood a été enfermé dans l’image du facho rural aux manières brutales. La faute à Dirty Harry. Clint a réussi à renverser ce cliché lentement mais sûrement à partir de son film Impitoyable et cela sans même avoir besoin de tuer l’inspecteur Harry Callahan qui réapparait dans Gran Torino (Walt Kowalski est sans conteste un Callahan qui aurait bien vieilli). Dans la même optique, mais sur un autre terrain et à une échelle différente, Jérémie Gindre a été un peu vite confiné à ses débuts dans le rôle de l’artiste qui fait des trucs décalés et rigolos3. Dirty Harry VS Funny Jérémie. D’une certaine façon Menhir Melon est son Impitoyable à lui : une manière de renverser la vapeur pour montrer d’autres facettes de son travail, resserrer le propos, éliminer les scories du ludique sympathique, aller vers le dépouillement, ne pas se contenter d’être là où on l’attend, tout ceci sans renier évidemment sa première identité (le titre de l’exposition suffit d’ailleurs à en faire la preuve). La comparaison avec l’acteur le plus minéral du cinéma américain peut même être poussée plus loin : il y a chez Jérémie comme chez Clint un même penchant pour un certain classicisme4 des formes qu’ils s’efforcent d’ailleurs tous deux de dynamiter. Le cinéma comme la géologie, c’est de la mémoire mise en forme. ***** Menhir Melon. Une exposition de Jérémie Gindre à l’espace d’art contemporain Circuit. Lausanne, jusqu’au 5 mars 2011. www.circuit.li www.jeremiegindre.ch 1 Certains ont déjà été présentés dans des expositions précédentes, mais pas dans un dispositif aussi systématique. 2 Métamorphisme : ensemble des transformations d’une roche à l’état solide du aux variations de pression et de température. Ainsi sont formés par exemple les poudingues, roches métamorphiques constituées de débris arrondis d’anciens galets qui ressemblent un peu aux noisettes des Ragusa (fameuses branches de chocolat suisses, ndlr) 3 Une situation récurrente et paradoxale dans le monde de l’art contemporain où il faut se définir une identité pour obtenir une visibilité puis s’en libérer pour ne pas être réduit à une étiquette. 4 Non pas au sens de l’autorité d’un modèle, mais dans celui d’une esthétique fondée sur des valeurs et misant sur l’efficacité de la simplicité.