15-René Magritte - Petites histoires d`artistes
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15-René Magritte - Petites histoires d`artistes
1 RENÉ MAGRITTE (1898-1967) Le monde à l’envers Bruxelles, 1926. Un jeune dessinateur rêve à d’autres univers possibles… René Magritte ouvrit les yeux. Il ne savait plus depuis combien de temps il s’était assoupi. Devant lui, le problème d’échecs qu’il essayait de résoudre était toujours là, à le narguer sur son échiquier. Son rêve lui revint en mémoire : au milieu d’une forêt de pions blancs, un cavalier noir s’élançait dans une course éperdue. Il saisit un crayon et dessina l’image avant qu’elle ne lui échappe… René Magritte : Le jockey perdu, 1926, La trahison des images, 1928, Dans sa fabrique de papiers peints, René Magritte s’ennuyait ferme. Cela faisait une semaine déjà qu’il était sur ce travail. Un nouveau papier peint avec des parapluies, des pipes et des chapeaux pour tapisser les bureaux de la préfecture. Bien sûr, ça le changeait des fleurs et des oiseaux mais ça ne suffisait pas à combler cet horrible sentiment de vide qui commençait à l’envahir. Depuis qu’il était entré dans cette fabrique comme dessinateur, il n’avait jamais eu à faire un seul vrai travail artistique. Il avait passé toute la matinée à s’efforcer de dessiner une pipe qui ressemble vraiment à une pipe, avec les ombres et les lumières bien en place, mais il savait qu’il ne pourrait jamais prendre la pipe, la bourrer d’une bonne pincée de tabac et se carrer dans un vieux fauteuil pour en savourer l’odeur. D’un geste décidé, il griffonna sous son dessin : « Ceci n’est pas une pipe ». « C’est absurde, se dit-il, toutes ces images bien conventionnelles que les gens alignent sans réfléchir sur les papiers peints, les livres d’images ou les magazines, comme si tout était déjà écrit d’avance ! Les gens confondent les images avec la réalité. Un tableau, ce n’est qu’une image. C’est même souvent juste une image d’une image qu’on se fait de la réalité. Juste une idée. Est-ce que les gens croient vraiment qu’une image représente la réalité ?... Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012 2 Et puis, ce serait idiot d’écrire « ceci est une pipe » sous le dessin d’une pipe. Il ne faut pas prendre les gens pour des imbéciles. Pourquoi ne pas dessiner une chose et écrire au dessous le nom d’une autre chose ? Trouver des titres qui créent des associations d’idées inattendues, qui surprennent… René Magritte : La clef des songes, 1928. Le modèle rouge, 1935. La condition humaine, 1934. Qui nous oblige à mettre toutes les choses bien en ordre pour que, surtout, personne ne se pose jamais de questions ? On pourrait, pour changer un peu, dessiner une sirène avec une tête de poisson et des jambes de femmes, par exemple. Ou bien, en rapprochant deux choses qui sont presque de la même famille, on pourrait créer un sentiment d’étrangeté, comme un œuf tout seul dans une cage, un verre d’eau sur un parapluie, ou une chaussure avec des doigts de pieds au bout. C’est incroyable, aussi, tous ces tableaux qu’on voit dans les musées et les galeries. Tous ces paysages bien alignés côte à côte. Les gens achètent des paysages pour les accrocher sur leur mur, alors qu’ils ne sont même plus capables d’apprécier le paysage qu’ils voient de leur fenêtre. Il faudrait peut-être peindre des paysages qui représenteraient exactement ce qu’on voit de la fenêtre. Comme cela, les gens apprendraient à regarder les images de la réalité autrement ! C’est comme les effets de matière… J’ai passé deux ans aux Beaux-arts à apprendre à donner l’illusion de la matière, pour qu’une pierre ressemble vraiment à une pierre. A quoi ça sert ? Ce qui serait intéressant, ce serait de faire une pierre qui ressemblerait à une pierre, mais qui flotterait comme un nuage… Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012 3 …Ou bien un nuage léger comme un nuage, mais qui aurait la forme d’un trombone à coulisse. Ou encore un ciel qui aurait la forme d’un oiseau. Comme si le ciel tout entier allait s’envoler ! » René Magritte : La grande famille, 1963. Les valeurs personnelles, 1952. Le fils de l’homme, 1964. - Monsieur Magritte ! Avez-vous terminé votre commande pour la préfecture ? René Magritte leva les yeux. Au-dessus de lui, le chef de la fabrication le regardait à travers ses binocles, les sourcils froncés, comme légèrement inquiet. Il commençait à se demander par moments si ce jeune dessinateur qu’il avait engagé était assez sérieux pour remplir ses fonctions. - Dépêchez-vous, mon vieux ! On a une autre commande pour la fin du mois. Un papier avec des objets de toilette pour décorer les salles de bain. Vous vous y mettez demain. Le chef de la fabrication tourna les talons sans un sourire, sans un regard. Sans la moindre pitié pour le pauvre employé qui était en train de gâcher sa belle jeunesse et son immense talent sur les papiers peints de la préfecture. René Magritte rangea ses crayons et ses pinceaux, prit son manteau et quitta le bureau. On disait qu’à Paris, il y avait un groupe de Surréalistes qui étaient en train d’inventer un monde nouveau. Il irait à Paris. Bientôt… Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012