Heather Dohollau : Les yeux du ciel

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Heather Dohollau : Les yeux du ciel
Heather Dohollau : Les yeux du ciel
J’ai eu le bonheur de travailler une année entière avec Heather Dohollau au sein de l’atelier de
pratique artistique (heureux temps !) que j’animais dans mon collège à Vannes et de pouvoir nouer
avec elle des liens d’une grande richesse. C’est ici un témoignage de ces différents échanges et
rencontres avec elle que je veux livrer, souvenir vivace et sensible d’une poète qui, outre la beauté de
son écriture, nous a tous profondément marqués par son humanité et sa culture.
Les yeux du ciel, les siens, d’un bleu intense, très pur, présence au monde et à sa lumière. Un visage,
qui irradiait la paix intérieure, où tout était regard, appel et saisie de l’ange. Autour d’elle, une aura
particulière, comme une empreinte, mêlée de mélancolie, de douleur secrète. Une voix à nulle autre
pareille, une hésitation « entre une intensité et une sérénité, une passion caressante ou un simple
accueil, un amour presque anonyme.1 »
De cette « grande aventure de la poésie » vécue plus de trois décennies avec les jeunes de mes
ateliers-poésie, l’année 1994-1995, où elle fut notre invitée, a été la plus belle et la plus dense de
toutes. Sur « l’échelle des anges » nous avions monté d’un coup grâce à elle quelques barreaux.
Facilement. Naturellement. Et l’on put croire aux miracles qui suivirent : la venue d’Yves Prié, son
éditeur, le livre qu’il réalisa pour nous, les lettres de ses fidèles amis Yves Bonnefoy, Lorand Gaspar2,
Ronald Klapka, et en ricochet celle de György Somlyó depuis Budapest. Tant de magie, tant d’ouverture
dans ce partage avec elle ! La poésie se vivait en naissance continue, simplement, comme on respire, le
poème se donnait de lui-même sur une même longueur d’onde. Aucun écran, une écoute intime, un vrai
partage en communion de cœur et d’esprit.
Il est des personnes que l’on connaît bien avant de les rencontrer. Ce fut le cas pour Heather
Dohollau, dont j’avais remarqué les poèmes en février 1982 dans Poésie 1 Vagabondages Poètes de
Bretagne, et que je retrouvai quelques années plus tard dans Matière de lumière (Folle Avoine 1985)3. Sa
poésie entra en moi pour n’en jamais ressortir, je la relis souvent avec le même bonheur, possédant
toute son œuvre.
Nos routes devaient se recroiser au moment voulu. A Rennes, précisément, en septembre 1989, lors
des Rencontres Poétiques Internationales de Bretagne au cours de l’hommage rendu à Georges
Schehadé. Une photo nous la montre durant ces journées inoubliables, fidèle à elle-même, attentive, la
tête légèrement relevée comme si elle regardait au loin, présente, étonnamment présente mais
discrète, comme toujours. D’une intense et douce quiétude. Nous sympathisâmes d’emblée, je lui lus
quelques poèmes de Schéhadé, je me souviens, dans le grand escalier de la mairie de Rennes, une voix
que j’aime infiniment. Elle s’intéressa aux poèmes des enfants, à notre démarche d’écriture, elle nous
encouragea à continuer notre chemin en termes sensibles et chaleureux.
Les yeux du ciel, cette image empruntée à un poème d’enfant écrit pour elle cette année-là, Heather
Dohollau la reprend à son tour en novembre 1996 lorsqu’elle baptise l’exposition qui lui est consacrée
au musée de Saint-Brieuc Les yeux des mots3 : elle a choisi en effet d’associer en double regard
quelques-uns de ses poèmes à des œuvres de peintres contemporains qui nourrissent son écriture. « J’ai
fréquenté moi-même l’école des Beaux Arts mais, mariée et mère de sept enfants, je me suis rendu
compte que je n’avais ni le temps ni la force physique pour la peinture, j’ai dû y renoncer car je ne voulais
pas la vivre en dilettante. Soit on fait les choses de manière sérieuse, soit on ne les fait pas. Par contre, je
visite beaucoup d’expositions, en France comme à l’étranger. »
Nous marchons dans ses pas, l’écoutant avec ravissement commenter chaque œuvre : des mots si
sensibles, si profonds, d’une telle justesse que nous les saisissons avidement, ponctuant parfois ses
propos d’une remarque qu’elle commente à son tour. Échange continu, complicité, ferveur, le tout
pimenté de la pointe d’humour pudique et distancié qui lui est propre, signe d’une profonde humilité et
d’une sérénité à toute épreuve. La parole des anges vole au-dessus de nous. Nous buvons du petit lait.
« J’aime le bleu, c’est une couleur en dehors de soi, difficile à atteindre, à la fois hauteur et
profondeur. »
Nous nous arrêtons à bonne distance devant celui si particulier de Geneviève Asse dont elle admire
l’œuvre, un monochrome incisé en son centre par une fine ligne blanche verticale. La couleur comme un
langage. Elle s’y reconnaît totalement : intériorité, méditation, solitude, espace, infini, plénitude,
lumière, souffle, ouverture, dedans/dehors, traversée...
Devant une peinture de Vieira da Silva, une bibliothèque labyrinthique d’une grande force, Heather
évoque les milliers d’ouvrages qui, tels une gigantesque plante grimpante, colonisent les étages de sa
maison. Elle rêverait de les inventorier et de les classer. « Une bibliothèque, c’est une géographie
mentale », nous révèle le tableau, elle acquiesce en souriant. Son fils emballera quelques 250 cartons
après son décès en 2013 dans sa maison de Saint-Brieuc.4
En face, un Morandi, qu’elle aime infiniment, rappelle cette attention extrême qu’elle porte aux
objets les plus simples et ce don qu’elle a d’en restituer avec légèreté la vibration profonde. Le monde
sensible pour elle n’a pas de frontières, elle l’habite de tout son être, par tous ses sens, dans toute son
épaisseur et sa transparence. Ses maîtres-mots : lumière et amour. Pas de poésie sans eux.
Tout à côté éclate la joie colorée, si expressive, de Joan Mitchell, puis suivent Music, Moore, autant
d’œuvres fortes qui entretiennent entre elle et nous un dialogue vivant d’une fertile allégresse. Heather
est chez elle, de plain-pied, dans la sincérité de l’échange.
Elle nous mène enfin dans la partie biographique de l’exposition. Et là, encore, c’est un
enchantement : L’amandier en fleurs de Pierre Bonnard rejoint son poème dans L’adret du jour, avec ses
deux couleurs préférées. Je lui confie, que, dans mon adolescence, j’ai admiré et recopié cet « arbre
bleu » à la gouache sur une feuille de Canson, tant, comme elle, j’aime « cette vie qui monte aux yeux »,
cette « venue de blanc dans le bleu de l’air ». Les « noces ultimes » du peintre. Au jeu du portrait chinois,
si elle était un artiste, elle nous avait confié son choix de Pierre Bonnard car c’était « un peintre
modeste, qui a peint le bonheur simple, les jardins, la mer et qui a su être heureux dans sa vie. »
Juste à côté, un portrait d’elle, petite fille. Saisissant. A faire monter les larmes aux yeux. Je lui dis :
« C’est vous, entièrement vous, telle que vous êtes là, devant nous. Au bord de vos paupières. On dirait
que vous allez sortir de vos yeux. » Elle répond cette phrase de sagesse : « J’avais quatre ans, je crois, le
temps est une illusion. »
A ce moment, je repense à ce dialogue incroyable entre elle et l’une de mes élèves, de douze ans, qui
lui ressemblait, même yeux habités, même énergie intérieure : « Quand vous rêvez ou quand vous
écrivez, avez-vous envie de vous envoler ? »
Surprise et sourire. « Oui ! Toi aussi, n’est-ce pas ? »
Et, à écouter son récit, nous l’imaginons oiseau blotti sur le rebord de sa fenêtre, à l’étage, prêt à
s’élancer en plein ciel. Nous comprenons cet irrépressible désir qui bat en elle de rejoindre l’air, son
élément vital avec l’eau. Nous l’écoutons, captivés et tremblants tout à la fois, jusqu’à ce que, nous
raconte-t-elle, la main de son père la retienne par la manche. Ouf ! Tout le monde sourit, soulagé, à la
fin de son petit film.
« A la fenêtre de sa chambre / Se tenait un visiteur / Qui n’aurait pas dû être là ; / Il fut le seuil
transparent / Qu’importe si le vol a eu lieu. »
Ses ailes, les mots les lui ont données, blanches et bleues sur les ciels traversés. Ce matin, en
revoyant son visage, je me prends à rêver que c’est elle, cette plume, sur le seuil de ma maison. « Le
temps est une illusion. » Vraiment. Elle est là, dehors, dedans. Ouvrons la fenêtre.
moi je peux mourir
mais les autres en moi
le cri qui devient chant
et passe la nuit
Heather Dohollau, Une suite de matins – Folle Avoine 2005.
Marilyse Leroux
***
NOTES
1- Citation reprise de la Dalhousie University.
2- C’est Lorand Gaspar qui remit la Légion d’Honneur à Heather
Dohollau en 2005 à la Mairie de Saint-Brieuc.
A Heather Dohollau
3- Toute l’œuvre d’Heather Dohollau a été publiée par Yves Prié
aux éditions Folle Avoine. On peut consulter sa biographie
complète sur internet. A noter : « La promesse des mots » un très
beau film réalisé sur elle en 2005 à l’occasion d’un retour sur ses
terres d’enfance au Pays de Galles.
4- Poète reconnue et commentée à l’étranger et en France par
les plus grands (Bonnefoy, Jaccottet, Grenier, Stétié…), c'est grâce
à la ferveur de ses amis, dont Ronald Klapka, décédé lui aussi
récemment, que se tint en 1996 le colloque "Lignes de vie",
biennale littéraire de la ville de Saint-Brieuc, suivi en 2005 par
celui de Cerisy.
5- Dix-huit ans plus tard, en 2013, Tanguy Dohollau, son fils,
artiste lui-même, retrouva dans la bibliothèque bien rangé à côté
de nos recueils le livret que nous écrivîmes sur elle, il me transmit
alors son émotion (sa mère à un moment parlait de lui !). Je reçus
avec son courrier une peinture originale ainsi qu’un portrait qu’il
réalisa pour le frontispice de La Réponse. Ce geste, Heather
l’aurait aimé. Même cœur généreux, même vérité des choses.
Un arbre bleu
dans l'avant-jour
elle lui donne ses yeux
Une parole de long désir
pour la pierre du seuil
Et le ciel glisse en elle
jusqu'à l'autre transparence
cette blancheur impossible
au centre de l'air
Elle nous le dit
dans le tremblé des feuilles :
l'ombre pour elle
est un don de la lumière.
Marilyse Leroux, Le fil des jours,
Éditions Donner à voir 2007

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