C. Debussy - La Mer (Arrangements C. Mao-Takacs)

Transcription

C. Debussy - La Mer (Arrangements C. Mao-Takacs)
Claude Debussy
(1862-1918)
La Mer, trois esquisses symphoniques, arrangement de Clément Mao-Takacs
En 1903, Debussy fait la connaissance d’Emma Bardac avec laquelle il décide de vivre l’année
suivante. Il quitte sa femme, qui tente de se suicider. Le scandale qui s’en suit, contraint
Debussy à se réfugier d’abord à Jersey puis à Dieppe où il achève la composition de La Mer,
dont il avait entrepris les premières esquisses dès 1902, en Bourgogne.
Le 15 octobre 1905, Camille Chevillard dirige la création des Trois esquisses symphoniques à la
tête des Concerts Lamoureux. Cet orchestre comme les deux autres associations parisiennes –
les orchestres de Jules Pasdeloup et d’Edouard Colonne – se répartissaient alors un
impressionnant catalogue de créations. Pour leur part, les Concerts Lamoureux avaient déjà
donné, en 1901, les Trois Nocturnes de Debussy. Nul, dans la salle – y compris la critique
moins avisée encore que d’habitude – ne comprit que la partition de La Mer annonçait une
véritable révolution musicale.
A la grande déception du public, la description, l’illustration des flots n’eut pas lieu. La pièce
est en réalité une symphonie en trois mouvements – le second fait office de scherzo - dont les
titres ont largement contribué à une certaine confusion dans les esprits : De l’aube à midi sur
la mer, puis Jeux de vagues et enfin Dialogue du vent et de la mer. Pourtant, malgré ces
indications, les éléments de la Nature sont absents de cette évocation. Le terme “esquisses”
est en effet peut-être plus important que celui de “La Mer” proprement dite !
En achevant la partition, Debussy prit conscience qu’il avait franchi une étape dans ses
recherches sonores après la création de son opéra Pelléas et Mélisande (1902). Plusieurs
sources et influences combinées éclairent, en effet, l’évolution de son langage musical. On
peut évoquer, pêle-mêle, les musiques extra-européennes découvertes essentiellement lors
de l’Exposition universelle de 1889, mais aussi une volonté de rompre avec le romantisme et
l’impressionnisme. Le plan de l’œuvre qu’il imagina durant son exil anglo-normand est
étonnant : ce sont les éléments thématiques, le rythme de la Nature qui déterminent la
construction de la partition. Debussy y désagrège la mélodie classique, traduisant en musique
ce que son ami Stéphane Mallarmé avait déjà accompli en poésie.
Le découpage de la partition ressemble aux plans successifs d’un film qui alterne les
évocations lyriques avec le silence, les ruptures et les “flash-back”. Par conséquent, il est
compréhensible que le public ait été dérouté par une approche aussi novatrice. Dès le début
du premier mouvement - De l’aube à midi sur la mer - les sonorités en imitation du gamelan,
l’écriture aux couleurs pentatoniques suggèrent une progression inexorable vers la lumière.
Le thème énoncé à la trompette en sourdine subit de multiples transformations qui nous
paraissent “naturelles” à l’oreille un siècle plus tard. Pourtant, si l’on observe de plus près
l’ordonnancement des enchaînements harmoniques et rythmiques, la suggestion des timbres,
chaque phrase nous émerveille.
Jeux de vagues accroît le caprice des flots qui imposent dans leur chorégraphie en apparence
brouillonne et bouillonnante, une sorte d’érotisme paresseux puis divers éléments de danses
espiègles. La lumière scintillante disparaît progressivement dans la caresse des harpes. Dans
les blocs sonores de cette page, Debussy indique sur la partition chaque intensité, chaque
nuance. Le timbre devient alors la valeur primordiale. L’unique thème du finale (Dialogue du
vent et de la mer) constitue l’architecture de base du mouvement autour de laquelle
s’ordonne le chaos des éléments déchaînés. La houle portée par le chant de la petite
harmonie subit de multiples métamorphoses. Les vagues semblent alors dominées par la
force du vent qui demeure sans rival et le maître des éléments dans un dialogue… Illusoire.
Fondateur et directeur du Secession Orchestra, le chef d’orchestre, pianiste et
compositeur Clément Mao-Takacs a réalisé de nombreuses orchestrations et
arrangements. Il évoque son travail consacré à La Mer de Debussy.
D’où vient votre passion pour l’arrangement et la transcription ?
J’ai fait davantage d’orchestrations que d’arrangements. Deux de mes professeurs, Janos
Komives et Alain Louvier m’ont appris cette exigence qui permet d’entrer au cœur de l’œuvre
et de comprendre le processus d’écriture du compositeur.
Arranger de grandes partitions pour des formations plus réduites répond aussi à une réalité
économique. Tous les orchestres ne peuvent jouer des partitions à gros effectifs. Cela rejoint
la préoccupation de Schoenberg, Berg et Webern qui, au début du XXe siècle, réalisèrent de
nombreux arrangements afin de mieux diffuser les grandes pièces du répertoire.
Pour ce qui concerne La Mer de Debussy, vous ne parlez pas de transcription ou de réduction,
mais d’un arrangement…
S’il s’agit certes d’une réduction dans les effectifs, mais c’est le terme arrangement qui
correspond le mieux. L’orchestration de Debussy est très personnelle et quand on arrange ses
partitions, il faut restituer un équilibre souvent précaire. On ne peut, en effet, simplement
réduire les pupitres si l’on veut préserver les couleurs de l’original. La transcription est, quant
à elle, un exercice de l’ordre compositionnel. Les travaux de Liszt, lorsqu’il transcrit Wagner au
piano en sont le parfait exemple. Dans l’arrangement, j’essaie « d’interpréter » au minimum.
C’est le chef d’orchestre qui propose, a postériori, une interprétation.
Quelles sont les modifications que vous apportez à la partition ?
Je réduis notamment les pupitres des bois par trois, qui passent à deux. Je garde les deux
harpes ainsi que deux cors. J’ai beaucoup appris en dirigeant à plusieurs reprises La Mer dans
la version originale. On entend ce qu’il serait alors possible de modifier sur le papier. La
dimension empirique s’impose ! Certaines pages sont complexes comme la fin du premier
mouvement. Il faut repérer les instruments « essentiels » et ceux qui sont, ce que l’on nomme
les « doublures». S’agit-il de doublures de précautions comme on le faisait à l’époque car les
instrumentistes étaient techniquement moins bons que ceux d’aujourd’hui ? Ou bien s’agit-il
de « doublures » nécessaires à une couleur instrumentale ?
Cela étant, des passages de l’œuvre ne posent pas de problèmes particuliers. C’est le cas à la
fin du second mouvement dont l’écriture apparaît déjà si chambriste.
Avez-vous modifié votre manière de diriger en fonction des versions de La Mer ?
J’ai remarqué que l’on dirige « plus » avec un nombre réduit de musiciens comme si on
s’adressait à chacun d’eux. Face à un grand orchestre, la gestique est dans sorte
« d’essentialité ». On épure le geste. D’une version à l’autre, ma manière de diriger ne change
guère. Le souci du détail est toujours permanent. Enfin, beaucoup de choses dépendent du
nombre de répétitions dont on dispose.
Avez-vous d’autres projets d’arrangements en cours ?
Avec Ravel, assurément, dont une partie de l’œuvre est passée dans le domaine public. Mais
aussi avec Richard Strauss et Gustav Mahler. Et puis, 2018, sera l’année Debussy. Et il reste
encore bien des œuvres à aborder.
A Lire
Claude Debussy par Edward Lockspeiser et Harry Halbreich (coll. Les Indispensables de la
musique, ed. Fayard).