FRANciS COMbES

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FRANciS COMbES
à bâtons rompus avec…
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 885 - avril 2014
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Les éditions du Temps des Cerises et le Printemps des Poètes ont réédité un recueil quasi mythique de la poésie de la Résistance, L’Honneur des
poètes (1). Publié en 1943 en pleine clandestinité, il comportait les œuvres de vingt poètes, parmi lesquels Aragon, Eluard et Desnos. Poète luimême et éditeur, directeur de la Biennale internationale des poètes en Val-de-Marne, Francis Combes a codirigé cette nouvelle édition.
Quelle belle idée que cette réédition de
L’Honneur des poètes ! Qu’est-ce qui
l’a motivée ?
A l’occasion du 70 e anniversaire de la
Libération, il nous a semblé opportun
de rééditer cette petite anthologie qui,
telle quelle, ne l’avait jamais été depuis la
guerre, étrangement. Alors que c’est un
des livres emblématiques, presque mythiques de la poésie de la Résistance et
au-delà de la poésie française. L’Honneur
des poètes a été publié en juillet 1943
par les Editions de Minuit clandestines,
après Le Silence de la mer de Vercors.
L’édition originale précise que l’ouvrage
a été imprimé le 14 juillet, « jour de la
liberté opprimée », tout un symbole. Elle
témoigne de l’engagement des poètes,
parmi lesquels on trouve Aragon, Eluard,
Pierre Emmanuel, Guillevic, Francis
Ponge, Jean Tardieu, Robert Desnos…
Certaines de leurs œuvres deviendront
célèbres tels Ballade de celui qui chantait
dans les supplices, dédié à Gabriel Péri
par Aragon ou le merveilleux poème de
Desnos Ce cœur qui haïssait la guerre,
de même que Courage d’Eluard sur Paris
(« Paris a froid Paris a faim… »). Tous
utilisent des pseudonymes, la liberté
de parole nécessitant de passer dans la
clandestinité. Les poèmes ont été ­réunis
par Eluard qui est le préfacier anonyme
du recueil. Il a été aidé dans ce t­ ravail
d’éditeur par Jean Lescure, l’un des
fonda­teurs avec Vercors des Editions
de Minuit clandestines.
En dépit de la clandestinité, cet ouvrage
a eu un large écho, comment les choses
se sont-elles passées ?
L’édition originale a connu un tirage
­modeste, 200 à 300 exemplaires peut-être,
mais son retentissement a été grand en
effet. Elle a été diffusée d’abord à Paris,
grâce aux poètes eux-mêmes – Georges
Hugnet, Jean Lescure ou Lucien Scheler,
qui avait une librairie de livres anciens.
Pierre Seghers raconte que Lescure et
sa femme partaient en vélo distribuer
des exemplaires dans d’autres librairies
amies. Devant ce succès, l’ouvrage a été
réimprimé en tract et diffusé à travers
la France. Des rééditions successives
en différents endroits ont permis de le
faire connaître à l’étranger, en Suisse,
à Londres, aux Etats-Unis et même en
Amérique latine. Ce recueil a donc eu
une diffusion clandestine avec un effet
immédiat, même s’il fut modeste. La
poésie agit par capillarité en quelque
sorte, elle agit sur les esprits et la sensibilité. C’était comme une p
­ etite flamme
dans le tunnel. A plus long terme, cette
publication a été une façon d’affirmer
la dignité des poètes, leur honneur. Le
titre donné au recueil, qui n’a pas toujours été bien compris, mérite une explication. Tout simplement, l’honneur
des poètes consiste à proclamer qu’ils
sont des hommes comme les autres, incapables de rester indifférents au monde
qui les ­entoure et à des événements qui les
touchent au plus profond d’eux-mêmes.
C’est dire, comme le fait Eluard dans la
préface, que « la poésie ne saurait jamais être diminuée par le contact plus
ou moins rude du monde extérieur  » ?
On a souvent fait un procès à la poésie
dite de circonstance, soupçonnée, parfois
à ­raison, d’être aussi éphémère que les
circons­tances qui lui ont donné le jour. Il
est vrai que certaines œuvres ont pu être
écrites pour complaire aux grands de ce
monde et que le côté artificiel de l’inspi­
ration a provoqué des textes de faible qualité. Ce débat a rejailli sous l’Occupation,
celui qui a le plus critiqué L’Honneur des
poètes étant Benjamin Péret. Ce poète
surréaliste, réfugié, lui, au Mexique, avait
entre les mains une édition du recueil
imprimée à Rio de Janeiro. Péret écrivit un pamphlet intitulé Le Déshonneur
des poètes dans ­lequel il s’élevait contre
cette trahison de la « liberté immacu­
lée » de la poésie, reprochant aux poètes
de la Résistance d’avoir mis celle-ci au
service d’une cause, aussi juste fût-elle.
Les surréalistes s’étaient livrés dans les
années vingt à des expérimentations de
poésie pure, à la découverte de l’inconscient et des ressources merveilleuses que
cela pouvait procurer pour l’imagination
poétique. Mais, confrontés à la montée
du fascisme, à la guerre d’Espagne puis
à une Occupation féroce, certains, euxmêmes issus du surréalisme comme
Eluard, Desnos et Aragon, ont éprouvé le besoin de retrouver les voix d’une
poésie capable de parler à tous.
La Résistance à l’honneur
du Printemps des poètes
Dans le cadre de sa 16e édition (8-23 mars), le Printemps des poètes a présenté
le 11 mars au Théâtre du Vieux-Colombier à Paris une lecture-spectacle de
poèmes de la Résistance, réunis pour la plupart dans L’Honneur des poètes. Quatre
formidables comédiens ont mis tout leur talent dans cet hommage à ceux qui
surent avec leurs mots insuffler espoir, courage et esprit de lutte.
Le spectacle, qui permit aussi d’entendre des chansons de la Résistance et des
messages personnels diffusés par la BBC, a été donné en partenariat avec la
Comédie-Française et le ministère de la Défense à l’occasion du 70e anniversaire
de la Libération et de la victoire sur le nazisme.
Une poésie qui deviendrait une arme,
l’arme des mots ?
Il y a tellement d’exemples dans l­ ’histoire
de grands poèmes qui ont été dictés par des
circonstances collectives historiques et qui
sont d’une grande qualité. Qu’il s’agisse
d’Agrippa d’Aubigné et Les Tragiques,
pour réagir aux guerres de religion, de
Victor Hugo et des Châtiments contre le
coup d’Etat de Louis-Napoléon ou des
poèmes de la Résistance, la démonstration est d
­ epuis longtemps faite qu’un
poème engagé est un vrai poème. Le fait
d’être engagé ne suffit pas à faire un bon
poème… mais ce n’est pas parce qu’il est
engagé qu’il n’est pas un bon poème ! Dans
certaines situations, je l’ai dit, les poètes
se rendent compte qu’être poète ne signifie pas seule­ment parler de soi, mais
parler de tous et pour tous. A travers la
langue du poème s’exprime la réalité de
ceux qui n’ont pas la parole. C’est ce qu’ont
aussi vécu Pablo Neruda au Chili, Nazim
Hikmet en Turquie, Mahmoud Darwich en
Palestine… A un moment donné, le poète
sent qu’il est le porte-­parole de quelque
chose qui le ­dépasse. Le paradoxe, passionnant, de la poésie de la Résistance c’est que
dans ces circonstances où la poésie avait
le moins de moyens de s’exprimer et de
se diffuser, c’est là qu’elle a joué son rôle
le plus impor­tant. Parce qu’elle touche à
des choses ­essentielles pour l’être humain.
Vous écrivez dans la postface que si des
romanciers ont collaboré, ce n’est pas le
cas des poètes…
Oui, la plupart ont été dans l’opposition à la guerre et à l’Occupation.
Que ce soit dans la Résistance armée,
le plus cité est René Char – le capitaine
Alexandre – mais il y en eut d’autres,
comme Armand Monjo, Madeleine Riffaud
ou Jean Marsenac combat­tant dans les
maquis du Lot. D’autres ont participé à
la Résistance intel­lectuelle comme Eluard
et Aragon qui cofonda le Comité national des Ecrivains, Les Lettres françaises,
la Bibliothèque française et d’autres lieux
de rassemblement clandestins des intellectuels. Certains encore ont manifesté leur opposition dans leur œuvre en se
tenant à l’écart. On trouve des positions
diverses mais le rejet a été général. Parce
que la poésie a fondamentalement à voir
avec la liberté et la vie. Eluard disait :
« La ­poésie réside dans tout ce qui refuse
le ­visage ­innommable de la mort. »
Comment fut appréciée cette poésie après
la guerre ?
A la Libération, ceux qui sortaient de la
Résistance ont été auréolés de gloire, c’est
le cas notamment d’Aragon et d’Eluard.
La poésie attirait un grand public et se
vendait bien. Mais le vent a tourné et il
s’est ­produit un rejet de la poésie de la
Résistance dans le monde littéraire dont
ont particulièrement pâti les plus jeunes
qui avaient fait leurs premières armes
poétiques ­pendant la guerre. Je pense à
Fr ancis
Combes
Jean Marsenac, à Jacques Gaucheron, à
Rouben Melik et d’autres qui sont r­ estés
fidèles à l’esprit de la Résistance, à une
poésie qui se voulait fraternelle, qui se
voulait dans la cité, engagée. A ­partir des
années 1950, beaucoup de poètes sont retournés à leurs chères études, c’est ­naturel
et il ne me viendrait pas à ­l ’esprit de leur
en faire grief, et à une conception plus
« ­laborantine » de la poésie, très désen­
gagée, une modernité influencée par la
linguistique. Aujourd’hui le climat est en
train de changer, avec un retour au lyris­
me et à une poésie plus commu­nicative
qui a été amorcé dans les années 1980 et
qui se traduit par exemple dans des mouvements comme le slam. Cette question
du rapport entre poésie et événement
va faire l’objet du premier numéro de
Zone sensible, une revue sur les enjeux
­actuels de la poésie que lance ce mois-ci
la Biennale internationale des poètes en
Val-de-Marne, dont je suis le directeur.
Nous aurons un ensemble sur les poètes
qui ont été entraînés dans le cataclysme
de la guerre de 14-18 et que nous découvrons très proches de nous. A un siècle
de ­d istance ils nous parlent comme à
des frères avec une liberté tout à fait surprenante. Et nous aurons un e­ nsemble
consacré à la poésie de la Résistance et
notamment au « vieux » débat autour de
L’Honneur des poètes, autour de la ­poésie
de circonstance et l’engagement qui reste
d’une grande pertinence dans notre monde
contemporain.
Propos recueillis par Irène Michine
(1) Le Temps des Cerises / Le Printemps des
poètes, 110 pages, 12 euros.