La Grande Mosquée de Kairouan L`imam, la ville et le pouvoir

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La Grande Mosquée de Kairouan L`imam, la ville et le pouvoir
Mohammed Kerrou *
La Grande Mosquée de Kairouan
L’imam, la ville et le pouvoir
Résumé. Fondée en même temps que la ville de Kairouan par les conquérants (ghuzât) musulmans,
en l’an 50 de l’Hégire (670 ap. J.-C.), la Grande Mosquée de Kairouan (al-Jama’ al-kabîr) est le
plus ancien lieu de culte de l’Occident musulman. Par sa monumentalité architecturale et par son
prestige religieux et historique, la Grande Mosquée de Kairouan occupe encore aujoud’hui une
place de choix dans l’espace urbain et dans l’imaginaire des musulmans.
L’objectif de notre enquête est de reconstituer l’histoire sociale contemporaine de l’espace religieux
de cette mosquée en relation avec l’itinéraire de son imam prédicateur, Cheikh Abderrahman
Khlif (1917-2006), afin de comprendre les logiques qui président à la reproduction de l’ordre moral
urbain à travers le charisme continuel de ce « Savonarole tunisien ».
Mots clés : Kairouan, mosquée, imam.
Abstract. The Great Mosque of Kairouan. The imam, the city and the power
Founded at the same time as the city of Kairouan (al-Qayrawān) by Muslim conquerors in
50 AH / 670 AD, the Great Mosque (al-Jama ‘al-Kabir) is a high place of worship characterized by
monumental architecture and religious prestige and history.
Today, the Great Mosque of Kairouan continues to occupy a special place both within the urban
area and in the imagination of the Muslim faithful. It is a place for prayer, visits, meetings and
gatherings for readings of the Koran (imlâat).
Our study will reconstruct the contemporary social history of the Great Mosque’s religious space
in relation to the career of its imam, Sheikh Abderrahman Khlif (1917-2006), in order to understand the logic behind the reproduction of urban moral order through the charisma of the “Tunisian
Savonarola” who opposed Bourguiba and his modernizing project.
Keywords: Kairouan, mosque, imam.
*
Université de Tunis el-Manar, Tunisie.
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Fondée en même temps que la ville, en l’an 50 de l’Hégire/670 de l’ère chrétienne,
la Grande Mosquée de Kairouan (al-jama c al-kabîr) dite également « Mosquée
‘Uqba », du nom du célèbre conquérant, est le plus ancien lieu de culte de l’Occident musulman. Par sa monumentalité architecturale et par son prestige religieux,
la Grande Mosquée de Kairouan occupe une place de choix dans l’espace urbain et
dans l’imaginaire des Kairouanais et des Maghrébins. Un tel rang symbolique fut,
pour longtemps, assuré grâce au concours des dirigeants politiques et des dignitaires religieux qui ont façonné l’histoire et la mémoire de la « ville sainte » de
l’Islam nord-africain. Les dynasties aghlabide, fatimide, ziride, hafside, mouradite
et husseïnite qui ont gouverné l’ancienne Ifriqiya musulmane ont toutes contribué au
maintien et à la sauvegarde de ce monument historique connu pour avoir été le foyer
intellectuel où se sont distingués des savants célèbres comme le grand jurisconsulte malikite Sahnoun (777-854), le médecin Ibn al-Jazzar (898‑980), l’astronome
Ibn Abi al-Rijal (m. 1053), le poète Ibn Rachiq (1000-1064) et bien d’autres encore.
Durant le dernier demi-siècle, le Cheikh Abderrahman Khelif (1917‑2006) est
devenu la figure symbolique du lieu et de l’espace religieux et urbain, dans la mesure
où son rang et son image de « héros de la foi » sont indissociables de l’histoire
récente de la Grande Mosquée et de la ville de Kairouan. De formation religieuse
de type classique, l’imam Khelif présidait régulièrement les prières du vendredi et
les cérémonies religieuses, prêchait et professait, tout en rédigeant et publiant des
écrits destinés aux fidèles, assurant par-là la maintenance et la reproduction de l’ordre social et moral. Cette figure charismatique s’était opposée farouchement, au lendemain de l’indépendance nationale (1956), au Zaïm et Président Habib Bourguiba
(1901‑2000), en critiquant ses réformes modernistes qui ont abouti à la liquidation
de l’université islamique de la Zaytouna de Tunis, à l’émancipation de la femme et
au rejet du jeûne de Ramadan, du sacrifice de l’Aïd et du pèlerinage à la Mecque.
Arrêté, jugé et condamné à une lourde peine de prison, le Cheikh Khelif dut
ensuite se reconvertir et rejoindre le Parti socialiste destourien (officiel) pour devenir, après le changement politique de 1987 qui a déposé Bourguiba, membre du
Conseil supérieur musulman et député à l’Assemblée nationale où il se distingua
par ses positions spectaculaires et ultra-conservatrices envers les femmes à qui
il refusait de serrer la main, à propos de la consommation des boissons alcooliques
qui sont toujours interdites de vente dans la « ville sainte de l’islam maghrébin », et
surtout vis-à-vis de la réforme de l’enseignement des programmes religieux décidée
par le ministre moderniste et anti-islamiste, Mohamed Charfi.
C’est pour cela que l’objectif de la présente enquête est de lire l’histoire contemporaine de l’espace religieux de la Grande Mosquée de Kairouan en relation avec
l’itinéraire de l’imam Khelif, afin de comprendre les logiques sociales et politiques
qui ont modelé le charisme de ce personnage religieux dont la rébellion déboucha
sur la répression et la récupération par l’État national.
Quatre hypothèses vont servir ici de toile de fond pour croiser le parcours de
l’imam de la Grande Mosquée de Kairouan avec l’histoire/mémoire de ce monument
de l’Islam maghrébin, afin de pouvoir débattre des rapports, à la fois imbriqués et
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séparés, entre le religieux et le politique à l’époque contemporaine :
1 – L’émergence de la figure politico-religieuse de l’imam Khelif est le produit
de la délégitimation de l’aristocratie et de la mémoire religieuses.
2 – La figure charismatique de l’imam Khelif constitue un modèle de transition
entre le savant (‘alim) qu’il ne pouvait plus être dans les années 1950 et le militant
islamiste qui émerge à partir des années 1970-1980.
3 – La répression et la récupération des manifestations politiques de la religion
renforcent l’autorité de l’État.
4 – Les funérailles de l’imam Khelif expriment une théâtralisation de la résistance
de la société face à la main-mise de l’État sur la religion et sur la sphère publique.
Histoire de la mosquée, mémoire de la ville
L’écriture de l’histoire de la ville de Kairouan est une mise en récit des légendes qui ont auréolé la geste de la conquête musulmane de l’Afrique du Nord. La
fondation d’un camp de garnison (qayrawân) obéit à un choix personnel du chef
conquérant, cUqba Ibn Nafic, « l’homme aux vœux exaucés » (mustajâb al-dacwâ)
qui voulait en faire « un phare éternel pour l’Islam ».
Le mythe de fondation de la ville est façonné par trois légendes tissées autour
du personnage du célèbre conquérant : celle de l’appel lancé aux « bêtes sauvages »
pour quitter au plus vite le lieu choisi, celle de la mystérieuse voix lui indiquant, au
cours d’un rêve nocturne, l’emplacement du mihrâb de la Grande Mosquée et celle
de la chienne découvrant le célèbre puits de Barrouta, au milieu d’une plaine aride
devenue soudain un lieu viable et béni par Allah.
L’édifice monumental de la Grande Mosquée se caractérise par sa majesté ainsi
que par la sévérité de son caractère architectural qui n’est pas sans rappeler la vocation militaire et religieuse de la ville. Véritable synthèse artistique, la Grande mosquée de Kairouan est un « monument exemplaire » qui s’impose à la fois par sa somptuosité, son style austère et son côté spirituel, sublime et lumineux, qui tranchent avec
l’environnement des maisons tassées de la médina et de la steppe s’étendant, jadis, au
loin mais s’urbanisant, depuis quelques années, à un rythme accéléré et désordonné.
Située, à l’origine et durant plus de trois siècles, au cœur de la cité (çorat al-balad),
en un point nommé as-simât al-kabîr ou « La Grande Rue », la Mosquée de cUqba
fut édifiée en premier suivie de la « Maison du gouvernement » (dâr al-imâra ) bâtie
juste en face. Religion et politique étaient ainsi, dès le début, solidaires et séparées.
Depuis la reconstruction de la ville au lendemain de l’invasion hilalienne du
xie siècle, la Grande Mosquée se trouve au Nord-Est de la médina de Kairouan.
Elle est ainsi spatialement décentrée en raison des changements qui ont affecté
le plan de la ville et de son enceinte. Néanmoins, elle a continué d’être le centre
spirituel de Kairouan : lieu de réunions des fidèles, de prières, de prêches hebdomadaires (khuṯba ), de mémorisation du Coran par les dictées orales (vulgo malla ;
arabe litt. imlaât ) mais aussi, depuis quelques décennies, de visites touristiques où
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affluent les musulmans et les non-musulmans, tous attirés par ce véritable « musée
archéologique » et « haut lieu de mémoire ».
La Grande Mosquée de Kairouan est réputée pour avoir été un « phare du
savoir » (manarat ‘ilm) musulman au Maghreb. Elle abritait une bibliothèque contenant des manuscrits, des enluminures du Coran, des traités de fiqh et des ouvrages
historiques et scientifiques. Certes, comme l’indiqua Ibn Khaldûn, le savoir s’est
étiolé dans cette capitale musulmane, après la période de grandeur qui a duré en
tout quatre siècles. Cependant, une tradition de la connaissance a été conservée
grâce à une transmission du savoir assurée par le génie local et stimulée, au MoyenÂge, par la dynastie des Hafsides (xiiie-xive siècles) puis, à l’époque contemporaine,
par les Husséinites (xviiie-xxe siècles).
Des familles d’ulémas – imams, muftis, qadhis, faqihs - présidaient au destin de
la Grande Mosquée jusqu’à la fin du protectorat français en Tunisie. Tel était le cas
des Saddem, Adhoum, Bouhaha, Bouras, Fassi... dont l’autorité découlait du savoir,
de la piété, de la notabilité, de la citadinité et des origines arabes, réelles ou prétendues. Le dernier savant kairouanais est probablement Mohamed ben Mohamed
Salah al-Joudi (1862-1943), auteur d’une histoire des qadhis de la ville, finement
analysée par Jacques Berque, et d’un dictionnaire biographique de ses savants et de
ses saints, encore inédit.
En supprimant l’université zaytounienne et en délégitimant l’aristocratie politique et religieuse – tant orthodoxe que chérifienne – l’État voulait marginaliser
définitivement le rôle des ulémas et leur substituer une nouvelle élite politico-administrative chargée de mettre en œuvre les réformes modernistes de Bourguiba.
La transformation de la Zaytouna en une faculté théologique moderne résulte de
la réforme de l’enseignement conduite par le ministre Mahmoud Messadi, un sadikien moderniste, syndicaliste et partisan de Bourguiba. Elle intervient en 1958 dans
le sillage de la guerre civile qui a opposé le Zaïm Bourguiba au Zaïm Ben Youssef
à propos de l’indépendance nationale. Le premier prônait l’autonomie interne et
une alliance avec la France alors que le second exigeait l’indépendance totale. Ben
Youssef était appuyé, sur le plan extérieur, par Nasser et, sur le plan intérieur, par
les propriétaires et les traditionnalistes zaytouniens qui considéraient que la religion
musulmane était menacée par le projet moderniste bourguibien.
La victoire de Bourguiba, le chef charismatique qui s’est allié à la Centrale syndicale (UGTT), allait sonner le glas des yousséfistes, des conservateurs et des « féodalités ». Dans la ville de Kairouan réputée pour son conservatisme et l’appui de
Ben Youssef même si Bourguiba y avait des partisans forts comme Caïd Ladjimi,
le gouverneur Amor Chéchia n’a pas hésité à s’attaquer aux puissantes familles
aristocratiques telles que les Laouani et les M’rabet.
Les Lawani jouissaient d’un grand prestige découlant de leur ascendance chérifienne et contrôlaient tout un quartier au sein de la Médina de Kairouan, celui des
Chorfa. Ils possédaient également des terres et avaient scellé, pour certains, une
alliance avec la Résidence qui était loin de plaire aux cadres du Néo-Destour et à son
Chef issus de milieux modestes et imbus d’une idéologie égalitariste et nationaliste.
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Les M’rabet avaient, depuis le xviiie siècle, la charge de gouverneur (‘amil/gaïed
ou caïd) de Kairouan. Ali Bey, le fils du fondateur de la dynastie husséinite, leur
concéda de vastes domaines agricoles sur lesquels vivaient au xxe siècle plus de
trois cents familles de bédouins. Un jugement d’expulsion pris au temps du protectorat avait été suspendu par le gouverneur de l’État indépendant. L’abolition des
habous a permis de maintenir les familles bédouines, au dépens des Mrabet lesquels, symboliquement amoindris, étaient mécontents de la nouvelle orientation
politique.
De son côté, l’imamat de la Grande Mosquée de Kairouan appartenait, depuis
des siècles, à la famille Saddem, « une maison de savoir et de piété ». Seulement,
en décembre 1954, le second imam prédicateur (imam khatib), Mahmoud ben Taïeb
Saddem, décède. Son frère, Hammouda Saddem, titulaire du diplôme zaytounien
du tatwï’ et mouderess (instituteur) à la zaouïa sahabite, demande à le remplacer par
une lettre adressée au Premier Ministre Tahar Ben Ammar. Le Caïd de Kairouan
et des Zlass, Mohamed Aziz Sakka, qui transmet la lettre au gouvernement, donne
un avis favorable.
Mais, une autre candidature est proposée à la même période par l’autorité locale :
celle de Abderrahman Khelif, titulaire du plus haut diplôme de la Zaytouna, al‑calamîya (l’équivalent actuel de la licence universitaire), et mouderess de seconde
classe à la section zaytounienne de Kairouan. Khelif était également bénévole au
cours du soir à la Grande Mosquée et assurait, par intérim, l’imamat au cours des
prières de la nuit et de l’aube. C’est cette seconde candidature qui fut retenue et
confirmée par un décret de nomination, en date du 24 janvier 1955.
Pourquoi Khelif et non pas Saddem comme l’exigeait la tradition locale ? La
question mérite d’être posée. En tout cas, la nomination de Khelif, qui déroge à la
règle de « la succession familiale », a été prise du temps du gouvernement Tahar
Ben Ammar. Elle intervient en un moment historique, celui de l’autonomie interne
et de l’indépendance nationale, marqué par le début du processus de délégitimation
de l’aristocratie et de la mémoire islamique. Basée sur la transmission du savoir
traditionnel, la mémoire islamique scripturaire était assurée jusque-là par
l’enseignement zaytounien dont la Grande Mosquée de Kairouan était le relais.
Un tel processus de déligitimation dont l’impulsion fut donnée par la réforme de
l’enseignement (1958) qui suivit la proclamation du Code de statut personnel (1956),
l’abolition de la monarchie et la proclamation de la République (1957) instaurait un
rapport nouveau entre État et religion. En s’attaquant à la Tradition et à ses représentants, le nouvel État ouvrait mutatis mutandis la voie à de nouveaux personnages
religieux et politiques, aux attaches et aux ambitions différentes de celles de leurs
prédécesseurs.
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L’imam Khelif, le « héros de la foi »
La nomination de Khelif au poste de second imam traduit l’accès d’une nouvelle
génération d’hommes religieux au magistère de la Grande Mosquée et à l’autorité
morale au sein de « la ville sainte » de l’Islam maghrébin. C’est également l’expression, au sein de la Zaytouna et de ses différentes sections, d’une nouvelle culture
islamique nostalgique et d’une sensibilité politique fortement solidaire d’un projet
d’hégémonie culturelle qui serait à saisir en rapport d’inversion/réaction avec la
culture et le projet de l’élite sadikienne occidentalisée.
Né à Kairouan le 27 mai 1917 et décédé le 19 février 2006 à l’âge de 89 ans,
Khelif apprit les soixante sourates du Livre saint dans les écoles coraniques (koutteb-s) de sa ville natale. À l’âge de 14 ans, en 1932, il se rendit à Tunis pour suivre
des études à la Grande Mosquée de la Zaytouna couronnées par l’obtention des
diplômes de al‑ahlîya en 1936, al-tahsîl en 1940 et al-calamîya en 1941. La même
année, il réussit le concours d’aptitude à l’enseignement et il est nommé mouderess
des sciences religieuses à Kairouan. À Tunis, il exerce en tant que prédicateur par
intérim à la Mosquée de la Sebkha ; lieu connu pour avoir été le lieu d’enseignement
du Cheikh Abdelaziz Baouandi, le fondateur et le président de l’Association de
sauvegarde du Coran fondée en 1934 et relayée, après sa mort en 1947, par l’Association des Jeunes musulmans afin de propager la méthode orale de l’enseignement
du Coran (imlâat) à Tunis et à l’intérieur du pays.
Abderrahman Khelif s’inscrit idéologiquement au sein de ce mouvement.
Il est ainsi l’adepte et le continuateur de cette méthode littéraliste et de cette
idéologie conservatrice qui rompt avec l’effort d’interprétation du Texte ou ijtihâd.
L’imam Khlif est, en somme, un salafiste qui aspire à un renouvellement de l’Islam
par un retour aux sources ou à la Tradition (al-salaf al-salih’), sur la base d’une
fidélité au Texte – le Coran et la Sunna – et du refus de toute innovation (bidâc) dans
les préceptes ou les pratiques de la religion.
Déjà, à Kairouan, d’autres lettrés et poètes comme Salah Souissi Chérif ou Salah
Najjar avaient appuyé, dès les années 1920, le mouvement rigoriste prôné par l’Association de lutte contre les innovations et les excès (Jami’ât muqawâmat al-bidcâ
wal-isrâf ) fondée en 1922, pour lutter contre les fléaux de la consommation du
chanvre, du vin, du thé, des jeux du hasard et des spectacles. Le grand lot des lettrés citadins qui se sont engagés dans ce mouvement conservateur était constitué
de mouderess formés à la touna qui exerçaient également les fonctions d’imams et
de prédicateurs dans les mosquées. Ils ont ainsi investi le champ religieux et intellectuel en vue de se substituer à la bourgeoisie traditionnelle issue des « grandes
familles » et contrecarrer l’influence de la petite-bourgeoisie occidentalisée dont
l’élite politique était emprisonnée ou exilée par le protectorat.
À Kairouan, Khelif devient le second imam prédicateur de la Grande Mosquée
en janvier 1955. Au niveau de la fonction, il seconde le Cheikh Tahar Saddem mais
il est très actif sur le terrain et multiplie les contacts avec les fidèles grâce à la force
de son caractère, à ses origines populaires et à sa présence continuelle au sein de la
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Grande Mosquée où il dirige les prières et enseigne bénévolement. Khelif doit cette
montée dans la hiérarchie religieuse officielle au déclin de l’aristocratie urbaine et
au processus de délégitimation de ce groupe qui sera mené par l’État indépendant.
Il la doit également à l’influence qu’il exerce sur l’esprit des musulmans pratiquants.
En témoigne la pétition qui accompagne sa demande de candidature au poste brigué
par Hammouda Saddem. Elle est signée par environ un millier de Kairouanais, tous
milieux sociaux confondus, et basée sur un argumentaire en huit points évoquant
ses qualités. Cette pétition est probablement le facteur décisif de sa nomination.
Probablement rédigée par lui-même et présentée au nom des habitants de la ville
(ahâlî al-Qayrawân), elle met l’accent sur sa solide formation zaytounienne, sa
riche expérience scientifique et pratique dans le domaine de la morale et de l’orientation islamique, ses compétences de prédicateur, son travail bénévole de lecteur et
d’enseignement au sein de la Grande Mosquée de Kairouan, sa science religieuse, sa
droiture et, enfin par une formule ampoulée, sa soumission à l’autorité politique.
En 1956, l’imam Khelif est également désigné comme directeur de la branche
zaytounienne de Kairouan. Désormais, il contrôle le champ religieux de la ville et
de la région des Zlass. Mais, c’était compter sans l’autorité du nouveau gouverneur
de la ville, Amor Chéchia, lui-aussi zaytounien mais acquis aux idées de Bourguiba
et serviteur zélé du nouvel État tunisien. L’antipathie entre les deux hommes allait
se transformer en guerre à partir du moment où Khelif critiqua la politique de l’État
relative à l’émancipation féminine et au jeûne de Ramadan.
Dans une lettre datée du 24 octobre 1960 et adressée au secrétaire d’État à l’Intérieur, le Gouverneur signale les activités hostiles de Khelif notamment lors de
son prêche (khutba) du 16 septembre 1960 où il dénonce la sortie des femmes et
demande à leurs parents de les empêcher, en se conformant aux principes de la
religion, d’accéder à l’espace public. Le Gouverneur exigea et obtint alors sa révocation en tant que second imam de la Grande Mosquée. Khelif est officiellement
muté et nommé en tant que mouderess, à Gabès dans le Sud tunisien. Cette révocation/mutation de l’imam Khelif allait bientôt prendre un tournant insoupçonnable.
En effet, dès qu’il reçut la nouvelle, le 16 janvier 1961, Khelif alerta ses adeptes qui
décidèrent, lors d’une réunion nocturne au sein de la Grande Mosquée, de rédiger
une pétition de dénonciation et de contacter les commerçants et les artisans de la
ville en vue de fermer leurs boutiques et d’organiser, le lendemain, une manifestation de protestation contre le gouverneur et de soutien à l’imam sanctionné.
C’est ainsi que le 17 janvier 1961, un groupe de fidèles réunis au sein de la Grande
Mosquée de Kairouan décida de se diriger vers le siège du Gouvernorat. Chemin
faisant, un mouvement de foule de plus en plus vaste s’organisa sur la base du slogan : « Allahou Akbar, mayimchich !» (« Dieu est Grand ; il ne partira pas ! ») qui
témoigne de la popularité de Khelif et du langage politico-religieux emprunté par
le mouvement citadin de protestation. L’évocation d’Allah placé au dessus de tous,
gouvernés et gouvernants, est suivie d’un (pro)nom inexprimé (« Lui ») qui s’inscrit
dans une ellipse référant au symbole collectif : celui de l’imam résistant à un pouvoir
que la masse défie, le temps d’une manifestation plus spontanée qu’organisée.
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L’intention de la manifestation de Kairouan était moins la confrontation avec le
pouvoir que la volonté d’exprimer un refus. Or, comme il est souvent d’usage dans
les expressions de la rue, la manifestation échappe à ses organisateurs et la logique
de la foule déchaînée l’emporte sur celles des individus. Pendant que les services
d’ordre tentaient d’empêcher les manifestants d’accéder au siège du Gouvernorat et
au domicile du Gouverneur de Kairouan ainsi qu’aux bâtiments publics et aux écoles
où ils voulaient inciter à la grève, des échauffourées ont lieu entre les manifestants et
les agents de sécurité (police et garde nationale) et des coups de feu partent.
Outre la destruction de la maison du Parti destourien et d’une ambulance, le
bilan des morts aura été relativement lourd même s’il demeure à ce jour inconnu. Le
communiqué officiel publié par la presse nationale fit état de quatre personnes décédées parmi la population, d’un garde national mortellement atteint et d’un agent de
police grièvement blessé. Par contre, le journal français « Le Monde », très lu en
Tunisie par l’élite occidentalisée, signala huit morts et dix-huit blessés.
À l’instar du Zaïm Bourguiba lors des événements sanglants d’avril 1938, le
Cheikh Khelif ne participa pas à la manifestation mais resta à son domicile situé
tout près de la Grande Mosquée. Reste que depuis cette manifestation dirigée
contre les représentants de l’État, l’imam Khelif est devenu, pour les Kairouanais,
le « héros de la foi » et le symbole de résistance de la ville de Kairouan face au
pouvoir politique perçu comme étant « injuste et impie ». Abderrahman Khelif
apparaît, à l’issue de cette manifestation dont il est l’objet et l’acteur absent/présent,
comme une figure populaire incarnant la volonté collective d’une société locale se
sentant menacée dans sa religion et son identité.
Au fond, sans la rébellion de janvier 1961, l’imam Khelif ne serait que l’ombre
de lui-même ; tout au plus un imam zélateur dont l’activité n’aurait pas dépassé les
limites de la Grande Mosquée de Kairouan. Sa mih’na ou épreuve subie du temps de
Bourguiba en a fait un héros et un symbole de l’islam protestataire tunisien. Celui-ci
est en rupture à la fois avec l’islam de l’État et l’islam des ulémas. Or, le problème provient du fait que la protestation émerge de l’intérieur de l’appareil étatique des imams
et non des marges des institutions. La raison réside dans la double contradiction entre,
d’une part, un étatisme moderniste et une société attachée aux valeurs islamiques et,
d’autre part, entre un islam contestataire naissant et un islam traditionnel agonisant.
Khelif incarne la figure de l’imam qui ne pouvait plus être ni un ‘alim traditionnel, ni un « Savonarole de l’Islam » selon l’expression de Paul Balta utilisée pour
l’imam Khomeiny. L’imam Khelif est plutôt dans un entre-deux : entre le ‘alim
disparu à jamais de la scène publique et le militant islamiste qui émergera une
décennie plus tard. C’est là son drame historique et, en même temps, sa force provenant de son rôle de médiateur entre deux univers politico-religieux : l’univers des
savants et l’univers des militants.
À la différence du Cheikh Mohamed Al-Joudi qui est le dernier savant musulman
de Kairouan, Abderrahman Khelif constitue le prototype de l’intellectuel religieux
dont l’itinéraire et la production intellectuelle ne s’inscrivent pas dans la « chaîne » du
savoir local constitué par les écrits biographiques des savants et des saints de la ville.
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Ceux-ci s’étalent du xe (Abu Al-‘Arab) au xve siècle (Dabbagh) et sont complétés
par le dictionnaire des saints rédigé par Al-Knani au xixe siècle. Entre les deux
périodes, celle de la fin du « Moyen-Âge » et du début de l’époque contemporaine,
l’on trouve la chronique d’Ibn Abi Dinar (xvie siècle), savant kairouanais ayant vécu
à Tunis qui a contribué à renouveler l’écriture de l’histoire.
Khelif ne s’inscrit pas dans cette tradition qu’il connaît formellement mais plutôt
dans une autre sensibilité : celle de l’imam prédicateur et du religieux politique
de type organique au sens gramscien. Certes, il n’appartient pas à une tradition
radicale et révolutionnaire mais à celle d’un islam citadin aspirant à l’autonomie,
tout en subissant le contrôle de l’État sur l’espace urbain et les notabilités locales.
Le modèle historique de l’imamat est, à ses yeux, incontestablement celui de
Sahnoun sans pour autant que Khelif ait la même envergure au niveau du savoir et
de la résistance au Prince. D’ailleurs, au début des années 1990, Khelif a écrit sur
l’imam Sahnoun un article de compilation traitant de son rapport avec la judicature
où il insiste sur la peur-résistance du savant envers la charge de juge, sa droiture et
ses actions exemplaires de bienfaisance et de justice parmi les hommes. Ne brossaitil pas là un auto-portrait souhaité ?
La production intellectuelle de l’imam Khelif semble osciller entre les questions de
dogme liées aux rituels religieux (jeûne de Ramadan, pèlerinage, prière, Mouled) et
les problématiques classiques de transmission du message de l’Islam. Le livre majeur
de Khelif demeure celui consacré au métier d’imam intitulé Comment devenir un
prédicateur ? (kayfa takûnû khaṯiban) , imprimé par la Ligue du monde musulman et
diffusé un peu partout puis réédité à Kairouan par le centre d’études islamiques.
L’identité de la ville sainte sert de référence à l’imam Khelif qui s’intègre de
plus en plus, à partir des années 1970-80, dans « l’islam mondialisé » en animant
des conférences et des cycles de formation des imams un peu partout dans le
monde musulman. L’imam kairouanais devient de plus en plus « citoyen du monde
musulman ». Tel sera le destin du mouvement islamiste tunisien qui émerge dans un
cadre national puis s’expatrie. Les cassettes de Khelif qui n’est pas islamiste mais
salafiste circulent aisément et sont fort prisées par les musulmans des pays du Golfe
où il est connu et réclamé, grâce à nombre de manifestations dont un captivant et
très suivi entretien sur la chaîne satellitaire Iqra diffusée à partir de Riyad.
Pour salafiste qu’il ait été, l’imam Khelif prétendait incarner l’idéologie réformiste de type conservateur appuyé sur la « raison religieuse », militant pour une
« évolution des institutions » et une « réforme de l’enseignement » qui intègrerait
dans les programmes « la psychologie de l’éducation, les dogmes non-musulmans,
les doctrines économiques, l’histoire de la colonisation, l’orientalisme, la christianisation, le sionisme et la franc-maçonnerie ». Un tel éclectisme annoncé en marge
de son introduction au livre sur le khaṯib n’a d’égal que la volonté tumultueuse de
l’imam Khelif de lutter contre toutes sortes d’hérésies et de faire triompher l’Islam
comme « religion de vérité » (dîn al-haqq).
En Tunisie, Khelif exerça une influence à la fois sur l’enseignement de l’éducation religieuse par la co-rédaction de deux livres scolaires dans les années 1970
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et sur les façons de penser des Kairouanais et des Tunisiens en quête de repères
religieux et moraux dans une société aux structures familiales et culturelles totalement bouleversées. Au soir de sa vie, l’œuvre de Khelif est clôturée par trois livres
se rapportant aux « visions de la mort (avant, pendant et après) » où le penchant
orthodoxe est maintenu contre toute dérive mystique ou tentation de superstitions
magiques. En somme, la production intellectuelle de Khelif apparaît comme une
œuvre religieuse conjuguant réformisme conservateur et fidélité à la tradition malikite ashacrite. De son côté, l’imam Khelif incarne un type d’homme religieux intermédiaire ou transitionnel : entre le ‘alim et l’islamiste, entre l’opposant et l’officiel,
entre le local et le mondial.
Le religieux et le politique sont deux dimensions constitutives du personnage
public de l’imam Khelif. Celui-ci a toute l’apparence (vestimentaire) du religieux
alors que ses prêches sont, au-delà de l’aspect rituel et doctrinaire, éminemment
politiques. Ils traitent des affaires de la cité et des problèmes qui interpellent les
musulmans dans le monde d’ici-bas. Ce n’est pas le cas de tous les imams, encore
moins des Saddem qui l’ont précédé, en lignée familiale héritière de la charge de
l’imamat pendant des siècles au sein de la Grande Mosquée de Kairouan. Leur
appartenance aristocratique ancrait l’alliance entre le religieux et le politique, tout
en les séparant. Par contre, l’appartenance populaire de Khelif tend à la confusion entre les deux instances. D’où le risque de confrontation avec le pouvoir et le
recours à la violence pour imposer la domination, de l’un au détriment de l’autre.
Rébellion, répression et récupération
Les évènements de Kairouan du mois de janvier 1961 avaient pour motif la mutation de l’imam Khelif ainsi que la provocation qu’aurait suscitée le tournage, au sein
de la Grande Mosquée, d’un « remake » du « Voleur de Bagdad » par une équipe de
cinéastes occidentaux autorisée par l’administration à opérer dans l’enceinte sacrée.
C’était, en fait, la goutte d’eau qui fit déborder le vase depuis qu’une tension s’était
faite sentir lors du mois de Ramadan de la même année. L’imam Khelif avait, en
ce temps-là, mené une campagne contre la politique de Bourguiba encourageant la
rupture du jeûne pour motif de lutte contre le sous-développement.
Tandis que Bourguiba justifiait sa campagne de sensibilisation par un raisonnement rationnel tout en ne manquant pas de mobiliser le registre religieux dans une
bataille qualifiée de « Grand Jihâd » (al-jihâd al-akbar ) par opposition au « Petit
Jihâd » qu’aurait été la lutte de libération nationale, le Cheikh Khelif diffusa un
« Livre Vert » où il s’attaqua violemment à ceux qui rompent le jeûne de Ramadan
au point que verser leur sang serait, à ses yeux, licite et la prière de mort non autorisée à leur égard. En réalité, il s’agit d’un livret co-rédigé en 1944 avec Lamjed
Qodya et réédité en 1955, sous une forme radicale, en réponse à une série d’articles
dirigés contre le jeûne de Ramadan, publiés dans un quotidien tunisien.
La tension était vive à Kairouan où les gens sont attachés à la religion et réfractaires aux réformes modernistes de Bourguiba. Le Gouverneur avait signalé, dans
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ses rapports, cette ambiance surchauffée tout en exigeant la révocation (i‘fâ’) de
l’imam Khelif.
Une telle décision greffée sur une situation explosive allait déboucher sur
l’émeute populaire. Réunis la veille au sein de la Grande Mosquée puis le lendemain devant le domicile de l’imam Khelif alors que la ville de Kairouan était en
situation d’ébullition, le groupe de fidèles attachés à l’imam s’est dirigé vers le siège
de Gouvernorat pour réclamer le maintien de Khelif à son poste.
Le grand nombre de manifestants mécontents et la peur ressentie par les autorités locales ainsi que l’absence d’un corps intermédiaire de négociation naguère
assuré par les ulémas ont ainsi concouru à l’émeute urbaine. Les actes de violence
ont transformé le visage de la ville de Kairouan devenue, l’espace d’une journée
mémorable, une ville rebelle puis une ville fantôme.
Le mouvement de masse fut suivi d’un grand nombre d’arrestations. Le soir,
une réunion officielle des responsables du Parti néo-destourien et des organisations
nationales (UGTT, UNAT, UNFT, etc.) a rédigé une motion dénonçant « les agissements d’une poignée d’hommes irresponsables, aveuglés par la haine, qui ont incité
des citoyens peu conscients et des adolescents à commettre des actes criminels ».
C’est pour cela que les responsables néo-destouriens réclamèrent, contre les coupables, « des poursuites judiciaires (…) et un châtiment exemplaire ». C’est ainsi que
fut montée la fameuse « affaire de Kairouan » et que le procès eut lieu au sein d’un
tribunal militaire réuni à Tunis en juillet 1961.
Fidèle à son habitude de tribun et de pédagogue, Bourguiba dut discourir à deux
reprises, au début du mois de février 1961, à propos de « l’affaire de Kairouan »
pour expliquer ses mobiles et démontrer que « l’Islam bien conçu n’est pas une
doctrine d’asphyxie intellectuelle ». Pour Bourguiba qui apporta un soutien total
au Gouverneur Amor Chéchia, les mobiles de « l’affaire de Kairouan » seraient à
chercher du côté de la rancune personnelle des Cheikhs qui ont perdu les privilèges
dont ils jouissaient du temps du protectorat français. L’imam Khelif qui avait utilisé
l’enseignement du Coran comme « un alibi » aurait ainsi fomenté la manifestation
parce qu’il serait devenu, au moment de la réorganisation de l’enseignement en
1958, un simple instituteur alors qu’il était le directeur de la section zaytounienne
de Kairouan. Il aurait ainsi gardé « une rancune contre le régime ». La propagande
officielle adoptera cette version des faits pour affirmer, y compris du côté du procureur de la République lors du procès, qu’il ne s’agit aucunement d’une manifestation
religieuse mais d’une « affaire personnelle » (qadhiya shakhsiya).
Le politique et le religieux constituent, en Tunisie contemporaine, des questions
taboues car ils sont le domaine réservé du Prince et de l’État. Les « sujets » que
demeurent les citoyens de l’État indépendant n’ont pas à s’adonner à ces activités
autrement que par la fidelité au dogme officiel de « l’État protecteur de la religion ».
Cette conception dérive du souci d’empêcher les opposants de manipuler le champ
religieux contre l’instance étatique.
Si les principaux acteurs dans « l’affaire de Kairouan » sont les Cheikhs
Abderrahman Khelif, Taïeb Ouertani et Mohamed Chouicha, la liste des accusés
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est longue puisqu’elle comporte 138 individus dont 44 en état de liberté. Le Cheikh
Chouicha qui exerçait en tant que notaire était connu à Kairouan pour avoir créé
une école coranique et également pour ses activités politiques : membre du Parti du
Destour depuis sa fondation par le Cheikh Thâalbi en 1920, ayant connu l’exil dans
le Sud algérien en raison de ses activités anticoloniales, il s’est distingué par un discours réclamant l’autonomie de la Tunisie en présence du Résident général en 1946.
Lors du procès, ses avocats ainsi que ceux de Khelif plaideront non-coupables sur la
base de ce passé nationaliste et de la réputation des deux Cheikhs à Kairouan.
Pour l’imam Khelif, l’argument de taille était qu’il n’avait pas participé à la manifestation. Il est même allé jusqu’à dire, dans ses réponses au président du Tribunal,
que si le Gouverneur de Kairouan avait sollicité son intervention, il n’aurait pas
hésité à apporter son concours en vue de calmer la situation. Par là, on entrevoit
la logique politique implacable animant l’imam Khelif, que le pouvoir finira, plus
tard, par saisir et exploiter. En ce moment-là, l’État devait sévir et châtier « les
fauteurs de trouble ».
Aussi, le procès des 138 Kairouanais ne dura que six audiences – du 19 au
24 juillet 1961 - au terme desquelles le ministère public demanda, sur la base d’un
très sévère réquisitoire, la peine capitale. Les principaux accusés furent condamnés
par le tribunal militaire aux travaux forcés à perpétuité ou à des peines allant de
15 à 20 ans de travaux forcés, les autres accusés à des peines allant de 1 à 5 ans
de prison. Seuls 6 acquittements ont été prononcés dans cette « Affaire de Kairouan »
qui a marqué la mémoire et l’histoire de la ville.
La rébellion de 1961 rappelle d’autres épreuves (mih’an ; sing. mih’na) traversées
par Kairouan comme celles de 1833 et 1864 auxquelles les Kairouanais avaient
participé et avaient appuyé des émeutiers au point d’avoir eu à payer un prix fort,
sans parler des révoltes médiévales qui ont abouti à la destruction renouvelée par le
pouvoir central de la muraille de la ville – plus de sept fois détruite dit la légende
historique – ainsi que la punition des notables et des autres habitants. Il existe ainsi,
à travers l’histoire, une tradition de révoltes urbaines à Kairouan de même qu’il
existe une tradition de la répression et de la récupération qui n’ont fait que renforcer
l’autorité de l’État et marginaliser le statut de la ville sainte.
Khelif, le « héros de la foi » et désormais « martyr de Kairouan », n’allait pas
rester en prison et purger toute la peine. Après 18 mois passés en détention en compagnie des prisonniers de droit commun dont il aurait reconverti certains à l’islam,
les autorités décident de le relâcher. L’ironie de l’histoire a voulu que son rival, le
fameux gouverneur de Kairouan, connu pour son « immoralisme » et son autoritarisme, sera à son tour mis en prison par Bourguiba pour « abus de confiance »,
suite à l’échec de la politique des coopératives en 1969. Mieux, l’ex-Gouverneur
de Kairouan, de Sousse et de Nabeul deviendra, après son expérience carcérale,
directeur de prison, avant de se retrouver imam de la Mosquée de sa ville natale,
Béni Khalled au Cap-Bon.
Quant à Khelif, après avoir enseigné la littérature arabe dans les lycées de
Kairouan, de Gabès et de Sousse, il fut nommé en 1968 inspecteur de l’éducation
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islamique des établissements secondaires. L’itinéraire de cet homme de religion
aspirant à une carrière politique en vue de « promouvoir la vertu et combattre le
vice » (al-amr bi-l-m’aruf wa-l-nahay ‘alâ al-munkar) sera totalement réorienté
avec le changement du 7 novembre 1987 qui déposa Bourguiba.
Après avoir réintégré sa fonction d’imam de la Grande Mosquée de Kairouan,
Khelif fut désigné membre du Conseil supérieur islamique en 1988 et, une année
plus tard, il fut élu membre de la chambre des députés lors d’élections où il fut tête
de liste du parti gouvernemental (RCD) à Kairouan, en compétition avec une liste
« indépendante » conduite par M. Kéfi, professeur de sciences naturelles et militant
de la Nahdha (ex-tendance du mouvement islamique).
À Tunis, un autre cheikh zaytounien, de sensibilité ultra-conservatrice,
Mohamed Lakhoua, s’est présenté en tête de liste des « indépendants » au point que
la presse avait parlé d’un « duel des cheikhs » zaytouniens, en l’occurrence Khelif
et Lakhoua, tous deux ultra-conservateurs et hostiles à Bourguiba durant son règne
de plus de trente ans.
Quels que soient les motifs politiques et personnels invoqués par le cheikh
Khelif pour son ralliement au nouveau régime, le débat sur la place de la religion
est devenu, depuis 1989, central au sein de l’espace public. L’islam d’État se veut,
plus que jamais, une arme contre l’islamisme en ascension fulgurante. La position
de l’État est le refus de la constitution d’un parti politique, sur une base religieuse.
Après une courte période de négociations, la violence est devenue le langage politique des uns et des autres.
Reste que la réforme de l’enseignement lancée par Mohamed Charfi en 1992
pour contrecarrer l’influence des idées islamistes dans les livres et les milieux scolaires poussera le Cheikh Khelif à sortir de sa réserve et à s’exprimer, en tant que
député, contre cette réforme et contre la lecture moderniste de l’islam. L’ultime
bataille de Abderrahman Khelif sera ainsi menée contre Mohamed Charfi qui n’est
plus ministre mais militant des droits de l’homme et « mujtahid » dont le livre
Islam et liberté déchaîna, de nouveau, la passion du Cheikh kairouanais.
En l’an 2003, Khelif consacre deux prêches contre Charfi qui seront enregistrés et diffusés à grande échelle (par qui ?) où l’imam de la Grande Mosquée de
Kairouan dit en substance :
« Nous ne l’insultons pas et nous ne le maudirons pas, nous n’appelons pas à son meurtre
comme avait fait Khomeiny avec Salman Rushdie. Toi, Tu as dit et Ton jugement est véridique : Ô Dieu, Tu es notre tuteur ; nous nous plaignons de lui auprès de Toi. Si tu veux,
tu peux accélérer sa punition en ce monde ; si Tu veux, Tu renvoies sa punition au Jour du
Jugement Dernier ; et si Tu veux, le punir à la fois ici-bas et dans l’au-delà. »
Les doubles funérailles du Cheikh
« Sidi mât…Sidî mât ! » (« Notre Maître est mort…Notre Maître est mort » !).
La nouvelle courait, de bouche en oreille, auprès des habitants de Kairouan, en cet
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après-midi du dimanche 19 février 2006, à la sortie de la prière du ‘Asr effectuée
dans l’enceinte de la Grande Mosquée.
L’échange des messages de condoléances disait la tristesse profonde ressentie à
l’occasion de la perte de l’imam qui présidait régulièrement les prières du vendredi
et les cérémonies religieuses depuis plus d’un demi-siècle. L’homme servait de référence et de conseiller pour les Kairouanais en mal de sainteté depuis le milieu du
xixe siècle. Khelif était ainsi devenu le nouveau « saint » (walî) de Kairouan au
point que tout gouverneur ou responsable désigné se devait de rendre visite à l’imam
dans sa maison. Avec le départ du « Cheikh des Kairouanais » et du symbole de
la ville sainte et de l’islam tunisien, les fidèles se sentirent orphelins et déstabilisés
par cette perte terrible. À sa mort, la famille du défunt a reçu les condoléances du
Chef de l’État qui a rendu « hommage à son rôle dans le renforcement des fondements de l’Islam ». Or, avant sa disparition, l’imam Khelif laissa un testament oral
particulier : le refus d’être inhumé officiellement. De ce fait, la famille se chargea
de la cérémonie funèbre au sein de la maison parentale située à quelques mètres de
la Grande Mosquée, à l’image de celle du Prophète de l’islam à Médine.
Tous les jours, à l’heure de la prière, l’imam Khelif quittait son domicile pour
se retrouver dans l’enclos communautaire et public de la Mosquée de ‘Uqba.
La Maqsoura de l’imam, sorte d’antichambre, servait d’espace de transition entre
le domestique et le public, le profane et le religieux. Le refus de funérailles officielles imposait une cérémonie à la fois familiale et communautaire ou populaire.
C’est le fils aîné de l’imam Khelif qui présida la prière du décès (salât al-janâza)
en direction du Mihrâb de la Grande Mosquée de Kairouan. À ses côtés, il y avait
le second imam de la Grande Mosquée de Kairouan, Mohsen Temimi, député et
homme modéré.
La prière funèbre terminée, le cortège composé d’une foule immense de fidèles,
venus de la ville et accourus des régions voisines, se dirigea, dans un recueillement sans pareil, vers le cimetière de Qoreish dit également al-janâh al-akhdhar
ou l’Aile Verte par référence au Bourâq, cheval ailé qui transporta le Prophète de
Jérusalem vers le Ciel. Le cortège funèbre était composé ce jour-là de plusieurs
milliers de personnes. L’on raconte à Kairouan que le dernier fidèle sortant de la
Grande Mosquée fermait la marche de la file déjà parvenue au cimetière de Qoreish
situé à 3 km. C’était du jamais vu de mémoire des Kairouanais qui, tous milieux
confondus, se sentaient unis et solidaires lors de la disparition de l’imam Khelif.
La dépouille, couverte du drap vert de la sainteté, était transportée, comme
autrefois, sur une civière en bois que les fidèles portaient sur les épaules en se
relayant dans un mouvement de contact et de soutien entre les vivants et le mort.
Toutes les activités urbaines étaient suspendues et la ville entière vivait au rythme
de la cérémonie funèbre, en ce jour mémorable du lundi 20 février 2006. L’arrivée
au cimetière de ce cortège dominé par la logique de la masse et de l’islam communautaire allait bientôt céder la place à l’ultime prière présidée par les officiels, en
l’occurrence le ministre des Affaires religieuses, le président du Conseil islamique,
le gouverneur de la ville et les autorités locales.
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Tout se passait, au niveau de la théâtralisation de la mort, comme s’il y avait
deux cérémonies funèbres, deux cortèges et deux corps : celui de la communauté
des Musulmans ou du peuple investissant la rue dans un élan d’appropriation et
d’identification avec le « héros de la foi » et celui orchestré par les représentants
officiels dans une tentative de récupération ultime de « l’imam officiel de l’État».
L’enterrement dans l’enclos familial des Khelif rejoint la logique du partage lignager et politique de l’espace urbain. Le nœud du synopsis demeure la succession des
cortèges funèbres mus, chacun, par une logique politique spécifique. Le cortège
populaire constituait la revanche de la société locale sur l’État centralisé alors que
le cortège officiel était la domestication par le pouvoir de la société locale. Il en
résultait deux logiques, deux cérémonies et deux corps en une seule mort.
Outre les « deux corps de l’imam » consacrés par la concurrence et la complémentarité entre les deux cérémonies funèbres, l’innovation historique et symbolique
de taille entraînée par la mort de l’imam Khelif est incontestablement la présence
massive des femmes au sein du cortège funèbre. Cette pratique n’était pas d’usage
à Kairouan, ni dans les autres villes musulmanes où la mort était et demeure féminine au niveau domestique mais, hormis Tunis et certains milieux évolués, exclusivement masculine dans l’espace public. L’émergence de l’acteur femmes, en position subalterne et non centrale, tient à la fois de la logique identitaire et de la logique
islamiste d’investissement de l’espace public par le biais du hijâb dont la diffusion
fulgurante, ces dernières années, est combattue par les autorités tunisiennes.
Force-t-on le trait si on prend le risque de lire l’homologie structurale entre le
cortège officiel accaparant le cimetière et le cortège populaire investissant la rue
comme un rapport de domination hommes/femmes ou espace public/espace domestique dans la symbolique de la mort en islam ?
Au-delà de cette lecture, le plus important est la mythification de la mort de
l’imam Khelif par les Kairouanais et les Kairouanaises évoquant une sorte de
nuage (ghayma) qui aurait couvert la dépouille de l’imam le long du cortège funèbre
menant le défunt de la Grande Mosquée au cimetière Qoreish.
L’on renoue là avec l’imaginaire religieux dans lequel les anges, les saints et les
hommes vertueux sont enveloppés d’une lumière divine radieuse. Aussi, la question
de la disparition et du deuil ouvre-t-elle sur celle de la présence et de l’éternité des
« héros de l’histoire » liés aux « hauts lieux de mémoire ».
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