Interview Adrian David op 9 juli 2010
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Interview Adrian David op 9 juli 2010
Vivre avec l’art comme profession de foi Adrian David nous parle de sa collection Patrick Allegaert, Bart Marius & Yoon Hee Lamot Quand Adrian David parle d’art et de collection, c’est avec une bonne dose d’amour et de passion. Sa façon de collectionner s’apparente d’une certaine manière à l’essence du Musée Dr. Guislain. La fascination pour l’autre et l’inconnu est ce qui nous motive, musée ou collectionneur. Cela fait-il longtemps que vous songiez à publier un livre sur votre collection ? Homo arte n’est pas un livre sur ma collection. Il y a déjà tant et tant de collectionneurs qui font cela... Homo arte n’est ni ennuyeux ni futile. L’idée en a germé à l’occasion de rencontres. Lors de celles-ci, des idées fondamentales sont souvent formulées : comment apprend-on à aimer l’art, pourquoi défendez-vous telle œuvre et non telle autre ? Mes « confidences » sont nées d’un dialogue avec une œuvre qui me fascine. Il se fait, par hasard, que l’ouvrage est surtout illustré d’œuvres de ma collection mais le but n’était pas seulement de la parcourir. Homo arte a pour thème les pensées d’un collectionneur. Il porte un message clair : il apprend au collectionneur à se considérer lui-même, ainsi que l’œuvre, de façon critique avant d’acheter quoi que ce soit. J’espère donc qu’Homo arte restera très longtemps un manuel « actuel ». Vous êtes un collectionneur privé mais, en réalisant ce livre, vous cherchez l’ouverture. Cet ouvrage sera largement diffusé et s’adresse à un vaste public. Vous sortez en quelque sorte de l’ombre. Je sors de l’ombre pour diffuser un message. Homo arte est un message à tous les amateurs d’art, en particulier aux collectionneurs. Je m’inquiète à l’idée que certains soient tentés de collectionner sur de mauvaises bases. Ces dernières années, le populisme qui touche le monde de l’art nuit à la démarche même du collectionneur. Beaucoup pensent pourtant bien faire. Vous utilisez le mot « message ». Ce qui laisse penser qu’il existe une ligne précise, une cohérence dans votre démarche. Peut-on opposer cette particularité au chaos qui caractérise bien souvent les collections ? Toute collection a une histoire et offre de ce fait une vérité chaotique. Efforcez-vous de classer toutes les œuvres par ordre chronologique et vous verrez que ce n’est qu’apparence. Les œuvres d’art véritables sont des balises incontournables, qui ont illustré l’histoire de ces dernières décennies. L’art est le reflet parfait d’une culture. Il la couronne. Pour ce qui est de l’art contemporain, on ne peut pas encore vraiment parler d’histoire, c’est en effet la génération à venir qui en décidera. Ce qui explique le chaos qui y règne. Beaucoup instituent leur propre vérité mais peu réussiront à gagner une place dans l’histoire mondiale de l’art. C’est pourquoi une collection qui se concentre sur une seule tendance est trop restreinte à mon goût. Je préfère la tension spirituelle et visuelle que procurent des rencontres nettement plus larges. À la fin des années 1970, le Parisien Bruno Decharme a commencé à collectionner l’art brut, inspiré au départ par Jean Dubuffet. Il a réuni dans ce domaine un ensemble qui fait autorité. Lors du discours prononcé à l’inauguration de son exposition au Musée Dr. Guislain, il a expliqué qu’il éprouvait des sentiments ambivalents face à sa propre collection et que, à certains moments, il devait prendre distance vis-à-vis d’elle. Il était particulièrement heureux ce jour-là, car il la trouvait magnifiquement exposée, au point de s’en sentir à nouveau amoureux. « À certains moments, elle passe mentalement à l’arrière-plan, puis elle revient au premier plan, dans toute sa beauté. » Vous reconnaissez-vous dans cette déclaration ? En tant que collectionneur, il est très important de toujours regarder de façon critique ce que l’on possède. En cela, je me retrouve en partie dans ces propos. Si Decharme a remisé sa collection et qu’il ne vit plus avec elle, le fait de la revoir a effectivement dû être une surprise agréable. Mais moi, je collectionne l’art pour vivre véritablement avec lui. Je dialogue chaque jour avec ma collection, je suis entouré de 300 œuvres et, chez moi, je peux me déplacer de l’une à l’autre à vélo. J’ai fait construire une très grande habitation, et cela, uniquement pour l’art. Mon art est ma passion, ma vie… Je comprends que, pour le collectionneur, ce soit une révélation de voir ses œuvres présentées d’une façon différente. Dans ce cas, on leur attribue une nouvelle valeur et on s’y reconnaît à nouveau. Mais personnellement, j’ai choisi de voir mes œuvres très souvent. Je n’achète pas pour collectionner – ce n’est devenu une collection que par hasard. Pour moi, vivre avec l’art est une profession de foi, un besoin vital. Vous avez commencé à collectionner très tôt… À onze ans. La première œuvre que j’ai achetée était une toile du début du XVIIIe siècle, un anonyme de l’école italienne. Elle contenait un message sous forme de trois femmes opulentes, charmantes, occupées à fouler du raisin. À mes yeux, ce thème iconographique symbolisait la tentation – en tant que jeune adolescent, je n’y étais manifestement pas insensible. Cette peinture fait toujours partie de ma collection. Vous concernant, on peut apparemment utiliser le mot « prédisposition » : vous êtes venu au monde pour collectionner l’art. C’est si joliment dit, j’espère que c’est vrai. Je vis moi-même un peu avec cette pensée ; en tout cas, l’art m’est indispensable. Quand j’étais gamin, j’allais voir des expositions chaque week-end. Je visitais toutes sortes de musées. J’ai commencé par l’art primitif puis j’ai découvert l’art moderne. Plus tard, je me suis passionné pour le contemporain. À l’époque, l’art était la seule chose qui pouvait remplir ma vie Vous arrive-t-il d’acheter une œuvre avec conviction, d’en être amoureux puis, à un certain moment, de constater qu’elle ne vous fait plus rien parce que vous avez évolué entre-temps ? Avez-vous des exemples de ce genre ? C’est le cas pour les premiers modernes que j’ai achetés. Je n’étais encore qu’un enfant et manquais encore de maturité. Si vous achetez de l’art moderne parce que vous y reconnaissez quelque chose des classiques qui vous sont familiers, vous êtes dans l’erreur. J’observe souvent cela dans les premiers achats de collectionneurs débutants. Lorsqu’ils améliorent leur collection plus tard, ce sont généralement ces premières œuvres qu’ils en éliminent. Dans Homo arte, je parle des artistes générationnels, qui se trouvent déjà un degré plus haut. Dans ce domaine, on rencontre le collectionneur moyen, qui croit avoir trouvé la bonne voie parce qu’il s’est rallié à un cortège de semblables. Il achète de l’art provincial promu par des slogans internationaux, préparé par un « club artistique », privé de toute influence novatrice venant de l’extérieur. C’est un exemple de « mauvais achat » sophistiqué. Mais on ne le remarque qu’une génération plus tard. Celui qui s’imprégnera des confidences que je fais dans Homo arte et acceptera d’apprendre à comprendre réellement l’art risquera beaucoup moins de faire de telles erreurs. En ces temps de populisme, acheter de l’art sans réfléchir mène à des drames et finit par faire chanceler la foi dans le monde artistique. Prenez-vous encore des risques quand vous achetez de l’art ? La décision d’acheter une œuvre ne me pose pas problème. Dès que je l’ai choisie, je l’achète. Pour moi, une œuvre contemporaine doit avoir un rayonnement que la prochaine génération percevra également. Quelque chose de contemporain, de neuf ou d’historique, mais surtout pas le travail répétitif d’un nom martelé par le marché. Malheureusement, les grands artistes se retrouvent parfois au bord du gouffre. Il leur arrive en effet d’être involontairement consacrés « numéro gagnant » par un pape de l’art local, puis « bannis » en tant qu’artistes générationnels. L’artiste ne demande pas à être suivi par un cortège de collectionneurs. Ces acquéreurs aveugles achètent avec leurs oreilles et, à court terme, se débarrassent de l’œuvre car ils ne la comprennent pas. Un grand artiste est un chercheur, dont l’œuvre doit être comprise avant d’être acquise. Les « écouteurs d’art » sont des acheteurs grégaires, s’adonnant à la revente rapide. Si vous vous placez au-dessus de cela et refusez cette façon de faire, vous vous lancez dans le marché de l’art comme un orphelin. Ce type de collectionneur est coresponsable du déclin spirituel de plus d’un artiste. Nous sentons beaucoup de « passion » quand vous parlez d’art mais, en même temps, vous devez aussi rester raisonnable. Achetez-vous en suivant votre cœur ou est-il tout de même nécessaire de concilier cœur et raison ? Il n’existe pas d’œuvres à bon marché. Même chez les artistes débutants, elles sont très rares. Il est donc particulièrement nécessaire d’acheter avec le cœur. D’un côté, je suis mon cœur en ce qui concerne l’« art moderne historique ». Dans ce domaine, il faut faire très attention, vu les sommes engagées, à ce que l’aspect muséal soit également pris en compte. De l’autre, la raison ne doit pas être niée. J’essaie toujours d’acheter aussi, dans une œuvre, le motif qui a inscrit l’artiste dans l’histoire. Je l’apprécie notamment parce qu’elle introduit la chronologie dans le chaos d’une collection. Par exemple, le marché de l’art actuel est malade des éditions multiples. Ces dernières décennies, on n’a cessé de diffuser massivement des noms d’artistes grâce à une pluie bactérienne d’éditions désincarnées – que certains osent encore appeler de l’art. Dans ce cas, il vaut bien mieux ne pas sortir son portefeuille. En ce qui concerne les artistes de la jeune génération, vous devez bien avoir à l’esprit que le monde de l’art est peu à peu supplanté par un marché de l’art. Dans Homo arte, j’explique le système des prix élevés, auquel l’amateur d’art, via « le grand prêtre Internet », s’empresse d’adhérer, comme si ce média détenait la science infuse. Là aussi, il faut rester raisonnable. Dans ce domaine, il n’est pas difficile de duper le monde. Aimer l’art, c’est aussi cultiver la patience. Le marketing a ôté cette vertu aux collectionneurs, tout comme à l’artiste. Celui qui, après trente ans de recherche, produit une œuvre qui nous surprend n’est pas un enfant de son temps. Apparemment, un artiste doit désormais être né dans un musée plutôt que dans un atelier. N’est-ce pas un peu facile ? Personnellement, je ne suis même pas intéressé par l’idée de rencontrer l’auteur d’une œuvre. J’attends d’elle de la puissance, qui prouve qu’elle a été réalisée par un artiste. En résumé, je dirais qu’il faut acheter avec le cœur et avec la raison. Abordons la relation entre l’art des collections privées ou publiques : ne va-t-on pas vers un temps où la majeure partie de l’art se trouve en possession du privé, de sorte qu’il devient plus difficilement accessible au grand public ? N’est-ce pas regrettable ? Ce l’est, en effet. Mais une collection n’est intéressante que si elle sort toujours du lot après vingt ou trente ans. C’est la surprise que seul un collectionneur privé peut procurer. Un individu qui a le pouvoir de décider seul de ce qu’il achète peut constituer un ensemble particulièrement instructif. Les collectionneurs particuliers ont pris la main, mais les acheteurs publics peuvent apprendre pas mal d’eux. Lorsque vous achetez de l’art en tant que musée et que vous êtes six à devoir juger de l’achat, vous vous accrochez frileusement à un jugement moyen. Vous procédez de façon défensive, en tenant compte du budget disponible, du public, du politique, de la pression des autorités. Même le jugement médiatique peut entraver un choix intègre. En tant que privé, par contre, vous décidez sans être dérangé et jugez de façon plus franche. Vous considérez-vous, en tant que collectionneur, comme un acteur du monde de l’art ? De nos jours, il est difficile d’adopter un point de vue. Homo arte est un ouvrage qui offre une vision claire. Il donne à réfléchir sur l’art, l’artiste, le monde artistique et le marché de l’art. Mes confidences ne sont que de simples aphorismes, mais elles renferment une vérité. Je considère Homo arte comme une bible qui répand un message. L’art doit dominer, non l’être. Je souhaite donc que mon « petit livre rouge » puisse être un instrument utile dans le monde de l’art. Une bible de l’art, qui a la prétention de vérifier si tout tourne toujours bien.