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Procédure contentieuse COMMENTAIRE
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Le mandat d’arrêt européen à l’épreuve du renvoi préjudiciel
En décidant d’emprunter la voie déjà suivie par plusieurs juridictions constitutionnelles
européennes à propos du renvoi préjudiciel devant la Cour de justice, le Conseil constitutionnel
a incontestablement rendu une décision retentissante le 4 avril 2013. Il avait en effet semblé
écarter tout recours à cette procédure en 2006. S’il prend néanmoins soin de limiter la portée de
ce revirement au cas particulier du mandat d’arrêt européen visé à l’article 88-2 de la Constitution, la logique de situation ainsi créée permet d’augurer que le mécanisme du renvoi préjudiciel
pourrait s’étendre à terme à d’autres cas de figure. D’ores et déjà, le Conseil va en tirer le bénéfice
d’une légitimation par la Cour de justice.
Cons. const., 4 avr. 2013, n° 2013-314P QPC : JO 7 avr. 2013, p. 5799 ; JCP
A 2013, act. 343
(...)
‰ 1. Considérant que la décision-cadre du 13 juin 2002 susvisée a institué le
mandat d’arrêt européen afin de simplifier et d’accélérer l’arrestation et la
remise entre les États de l’Union européenne des personnes recherchées pour
l’exercice de poursuites pénales ou pour l’exécution d’une peine ou d’une
mesure de sûreté privatives de liberté ; que l’article 17 de la loi du 9 mars
2004 susvisée a inséré, dans le Code de procédure pénale, les articles 695-11
à 695-51 relatifs au mandat d’arrêt européen ;
‰ 2. Considérant que l’article 695-46 du Code de procédure pénale fixe les
règles de la procédure concernant les décisions prises par les autorités judiciaires françaises postérieurement à la remise aux autorités d’un autre État
membre de l’Union européenne d’une personne arrêtée en France en vertu
d’un mandat d’arrêt européen émis par ces autorités ; que, dans leur rédaction
résultant de la loi du 12 mai 2009 susvisée, les deux premiers alinéas de
l’article 695-46 confient à la chambre de l’instruction la compétence pour
statuer sur toute demande émanant des autorités compétentes de l’État
membre qui a émis le mandat d’arrêt européen en vue de consentir soit à des
poursuites ou à la mise à exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté
privatives de liberté prononcées pour d’autres infractions que celles ayant
motivé la remise et commises antérieurement à celles-ci, soit à la remise de la
personne recherchée à un autre État membre en vue de l’exercice de poursuite
ou de l’exécution d’une peine ou d’une mesure de sûreté privatives de liberté
pour un fait quelconque antérieur à la remise et différent de l’infraction qui a
motivé cette mesure ; qu’aux termes du quatrième alinéa de l’article 695-46
du Code de procédure pénale : « La chambre de l’instruction statue sans recours après s’être assurée que la demande comporte aussi les renseignements
prévus à l’article 695-13 et avoir, le cas échéant, obtenu des garanties au regard
des dispositions de l’article 695-32, dans le délai de trente jours à compter de la
réception de la demande » ;
‰ 3. Considérant que, selon le requérant, en excluant tout recours contre la
décision de la chambre de l’instruction autorisant, après la remise d’une
personne à un État membre de l’Union européenne en application d’un mandat
d’arrêt européen, l’extension des effets de ce mandat à d’autres infractions,
les dispositions du quatrième alinéa de l’article 695-46 précité portent atteinte au principe d’égalité devant la justice et au droit à un recours juridictionnel effectif ;
‰ 4. Considérant, d’une part, qu’aux termes de l’article 16 de la Déclaration
des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Toute société dans laquelle la
garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée,
n’a point de Constitution » ; qu’il résulte de cette disposition qu’il ne doit pas
être porté d’atteintes substantielles au droit des personnes intéressées
d’exercer un recours effectif devant une juridiction ; qu’aux termes de son
article 6, la loi « doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle
punisse » ; que, si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s’appliquent, c’est à la condition que ces différences ne procèdent pas de
distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties
égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui
implique en particulier l’existence d’une procédure juste et équitable garantissant l’équilibre des droits des parties ;
‰ 5. Considérant d’autre part, qu’aux termes de l’article 88-2 de la
Constitution : « La loi fixe les règles relatives au mandat d’arrêt européen en
application des actes pris par les institutions de l’Union européenne » ; que, par
ces dispositions particulières, le constituant a entendu lever les obstacles
constitutionnels s’opposant à l’adoption des dispositions législatives découlant nécessairement des actes pris par les institutions de l’Union européenne
relatives au mandat d’arrêt européen ; que, par suite, il appartient au Conseil
constitutionnel saisi de dispositions législatives relatives au mandat d’arrêt
européen de contrôler la conformité à la Constitution de celles de ces dispositions législatives qui procèdent de l’exercice, par le législateur, de la marge
d’appréciation que prévoit l’article 34 du Traité sur l’Union européenne, dans
sa rédaction alors applicable ;
‰ 6. Considérant que, selon le paragraphe 3 de son article 1er, la décision
cadre « ne saurait avoir pour effet de modifier l’obligation de respecter les droits
fondamentaux et les principes juridiques fondamentaux tels qu’ils sont consacrés par l’article 6 du traité sur l’Union européenne » ; que son article 27 prévoit
les conditions dans lesquelles l’autorité judiciaire qui a ordonné la remise
d’une personne en application d’un mandat d’arrêt européen statue sur une
demande des autorités à qui la personne a été remise, tendant à ce que cette
personne puisse être poursuivie, condamnée ou privée de liberté pour une
infraction commise avant sa remise autre que celle qui a motivé celle-ci ; que
son article 28 fixe les conditions dans lesquelles cette même autorité judiciaire consent à ce que la personne soit ultérieurement remise à un autre État
membre ; que la dernière phrase du paragraphe 4 de l’article 27 ainsi que le c)
du paragraphe 3 de l’article 28 indiquent que « la décision est prise au plus tard
trente jours après réception de la demande » ;
‰ 7. Considérant que, pour juger de la conformité du quatrième alinéa de
l’article 695-46 du Code de procédure pénale aux droits et libertés que garantit
la Constitution, il appartient au Conseil constitutionnel de déterminer si la
disposition de ce texte qui prévoit que la chambre de l’instruction « statue sans
recours dans le délai de trente jours... À compter de la réception de la demande »
découle nécessairement de l’obligation faite à l’autorité judiciaire de l’État
membre par le paragraphe 4 de l’article 27 et le c) du paragraphe 3 de
l’article 28 de la décision-cadre de prendre sa décision au plus tard trente jours
après la réception de la demande ; qu’au regard des termes précités de la
décision-cadre, une appréciation sur la possibilité de prévoir un recours contre
la décision de la juridiction initialement saisie au-delà du délai de trente jours
et suspendant l’exécution de cette décision exige qu’il soit préalablement
JCP / LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION ADMINISTRATIONS ET COLLECTIVITÉS TERRITORIALES N° 23. 3 JUIN 2013
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statué sur l’interprétation de l’acte en cause ; que, conformément à
l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, la Cour de
justice de l’Union européenne est seule compétente pour se prononcer à titre
préjudiciel sur une telle question ; que, par suite, il y a lieu de la lui renvoyer et
de surseoir à statuer sur la question prioritaire de constitutionnalité posée par
M. F ;
‰ 8. Considérant que, compte tenu du délai de trois mois dans lequel le Conseil
constitutionnel est tenu, en application de l’article 23-10 de l’ordonnance du
7 novembre 1958 susvisée, d’examiner la question prioritaire de constitutionnalité, de l’objet de la question préjudicielle posée relative à l’espace de
liberté, de sécurité et de justice, et de la privation de liberté dont le requérant
fait l’objet dans la procédure à l’origine de la présente question prioritaire de
constitutionnalité, il y a lieu de demander la mise en œuvre de la procédure
d’urgence prévue par l’article 23 bis du protocole n° 3 au traité sur le fonctionnement de l’Union européenne sur le statut de la Cour de justice de l’Union
européenne (...)
été fermement rappelée dans la décision n °2010-605 DC du 12 mai
2010. De surcroît, le Conseil s’est appliqué à maintenir une étroite
étanchéité des deux contrôles dans la décision n° 2011-217 QPC du
3 février 2012 ; sur cette décision, v. Denys Simon, « Directive retour »
et sanctions pénales du séjour irrégulier. – Le Conseil constitutionnel
dans sa décision du 3 février 2012 refuse de censurer la loi française :
Europe 2012, repère 3) suivant laquelle il n’est pas en mesure de se
livrer lui-même à ce second contrôle, ce dernier étant à son sens l’apanage du juge ordinaire.Or,le problème qui était soulevé devant lui à la
suite d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) renvoyée par la Cour de cassation mêlait étroitement constitutionnalité
et conventionnalité (euro-compatibilité ou européennité dans ce
cas), du fait qu’il mettait notamment en cause le droit à un recours
juridictionnel effectif, protégé aussi bien au plan constitutionnel
qu’au plan européen (notamment par l’article 47 de la Charte des
droits fondamentaux). En l’espèce, le juge constitutionnel n’est nullement revenu sur sa jurisprudence fermement établie, mais il a saisi
l’opportunité de faire jouer au préalable le mécanisme du renvoi préjudiciel afin de pratiquer son contrôle de constitutionnalité en
connaissance de cause.
Est-ce à dire que la décision du 4 avril 2013 constitue une véritable
révolution dans la jurisprudence du Conseil ? Assurément pas dès
lors qu’elle s’inscrit dans le cadre particulier de l’article 88-2 de la
Constitution (1) ; il n’en demeure pas moins qu’elle comporte certaines implications qui pourraient couvrir un champ autrement plus
large (2).
NOTE
En ce qu’il soulève de sérieuses difficultés d’ordre constitutionnel,
le mandat d’arrêt européen (MAE) a fourni l’occasion à plusieurs
juridictions constitutionnelles de l’Union européenne de mettre en
œuvre le renvoi préjudiciel prévu à l’article 267 du traité sur lefonctionnement sur l’Union européenne (TFUE). Tel fut le cas pour la
Cour d’arbitrage belge en 2005 et pour le Tribunal constitutionnel
espagnol en 2011 (renvois préjudiciels qui ont conduit à deux arrêts
de grande chambre, respectivement le 3 mai 2007 – aff. C-303/05 – et
le 26 février 2013 – aff. C-399/11..Devenue Cour constitutionnelle de
Belgique à la suite de la révision constitutionnelle du 7 mai 2007, la
Cour a de nouveau utilisé le renvoi préjudiciel en 2009 ; celui-ci a
donné lieu à un arrêt de la Cour de justice le 21 octobre 2010 – aff.
C-306/09), étant précisé que les juridictions constitutionnelles autrichienne, italienne, lituanienne et allemande ont pour leur part fait
usage de l’article 267 sur d’autres sujets (sur ce point, V. Emmanuelle
Saulnier-Cassia, Viva el dialogo social : RTDE 2012, p. 271).
Dans un pareil contexte mettant en l’occurrence en scène le MAE,
le recours pour la première fois à la procédure du renvoi préjudiciel
devant la Cour de justice par le Conseil constitutionnel le 4 avril 2013
fait figure d’événement. Bien que rendue dans le cadre du contrôle a
priori de l’article 61 de la Constitution, la décision n° 2006-540 DC
du 27 juillet 2006 (son considérant 20 énonçait « devant statuer avant
la promulgation de la loi dans le délai prévu par l’article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des
Communautés européennes de la question préjudicielle prévue par
l’article 234 du traité instituant la Communauté européenne ». Il semblait peu probable que le délai de trois mois dont il dispose en vertu de
l’article 23-10 de l’ordonnance de 1958 en matière de question prioritaire de constitutionnalité modifie la situation) avait en effet donné
le sentiment que le Conseil s’était clairement retranché derrière le
délai imposé par la Constitution pour statuer (un mois) afin d’écarter
toute possibilité d’opérer lui-même un jour un renvoi préjudiciel et,
pour le dire peut-être plus nettement, de mettre sa jurisprudence à
l’abri de celle de Luxembourg. On ne peut donc que se réjouir de
constater qu’il n’en est rien, que le Conseil est en vérité décidé à combler une lacune dans le désormais classique « dialogue des juges », et
qu’il s’apprête en conséquence à apporter sa participation au jeu du
pluralisme juridique.
Marquant ainsi un temps fort dans la jurisprudence du Conseil à
l’égard de la sphère européenne,la décision du 4 avril revêt également
un intérêt majeur en ce qui concerne l’articulation des contrôles de
constitutionnalité et de conventionnalité. On sait que sur ce point le
Conseil constitutionnel a réitéré à plusieurs reprises sa position fondatrice de 1975 (il s’agit de la célèbre décision IVG, dont la solution a
2
1. La spécificité de la décision du 4 avril
2013
A – Le commentaire de la décision du 4 avril paru sur le site du
Conseil constitutionnel indique à propos de l’article 88-2 de la
Constitution selon lequel « la loi fixe les règles relatives au mandat
d’arrêt européen en application des actes pris par les institutions de
l’Union européenne » que cette disposition introduite par la loi constitutionnelle du 25 mars 2003 à la suite d’un avis du Conseil d’État (CE,
ass., avis, 26 sept. 2002, n° 368282 : EDCE 2003, p. 192, portant sur la
constitutionnalité de la transposition de la décision-cadre n° 2002/584/
JAI du conseil de l’Union européenne du 13 juin 2002 instituant le
MAE) a « levé les obstacles posés par le droit constitutionnel au mandat
d’arrêt européen » et qu’il « en résulte un état du droit particulier dont le
Conseil constitutionnel n’a jamais eu, jusqu’à présent, à connaître ».
La QPC adressée au Conseil par la Cour de cassation le 27 février
2013 (chambre criminelle, arrêt n° 1087 du 19 février 2013) entre
parfaitement dans ce cas de figure ; détenu au Royaume-Uni à la suite
de l’exécution d’un premier MAE (pour des faits d’enlèvement d’enfant) émis auprès des autorités judiciaires françaises, le requérant
britannique invoquait dans son pourvoi l’inconstitutionnalité de
l’article 695-46 du Code de procédure pénale en tant qu’il exclut tout
recours contre une décision d’extension des effets de ce mandat accordée par la chambre de l’instruction de Bordeaux (pour cette fois
des faits d’activité sexuelle avec enfant), et ceci en méconnaissance du
principe d’égalité et du droit à un recours effectif. La recevabilité du
pourvoi était de la sorte dépendante de la QPC. À partir du moment
où l’article contesté se présente comme la transposition des articles 27
et 28 de la décision-cadre de 2002, alors juridiquement équivalente à
une directive au sein du troisième pilier du traité d’Union européenne, deux options s’ouvrent logiquement. Ou bien la décisioncadre exclut en effet d’emblée la possibilité de former un quelconque
recours, ou bien le législateur français a lui-même interdit tout recours en usant de la marge de manœuvre dont il dispose en vertu du
principe d’autonomie institutionnelle et procédurale.
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Le silence dont fait preuve la décision-cadre sur la question et les
légitimes interrogations qu’elle suscite nécessitent donc que soit clarifié un point essentiel : les articles concernés de la directive doiventils être interprétés comme écartant véritablement toute possibilité de
recours ? Si tel n’est pas le cas, il reviendra alors au Conseil constitutionnel d’examiner la question posée au regard de la Constitution
elle-même. À l’inverse, l’article 88-2 de la Constitution habilitant
spécifiquement le législateur à mettre en œuvre le droit de l’Union
européenne, il ne pourra que s’aligner sur l’interprétation délivrée
par la Cour de justice et renoncer dès lors au contrôle de constitutionnalité. En d’autres termes, une fois l’hypothèque constitutionnelle
levée, le renvoi préjudiciel conditionne le sort qu’il convient de réserver à la disposition législative querellée. La situation ainsi créée est
donc bien originale, et ne peut guère être rapprochée mutatis mutandis que de celle résultant de l’article 88-3 de la Constitution en vertu
duquel le Conseil constitutionnel est habilité à opérer exceptionnellement un contrôle de conventionnalité en matière d’élections européennes.
B –Aussi cohérente qu’elle soit,la démarche adoptée par le Conseil
constitutionnel n’interdit pas de se demander s’il aurait pu se placer
sur le terrain de l’appréciation de validité de la décision-cadre, en
s’appuyant là encore sur l’article 267 TFUE. Le moyen soulevé par le
requérant – l’impossibilité d’exercer un recours juridictionnel effectif
– s’y prête a priori parfaitement puisqu’il aurait permis à la Cour de
justice de confronter les articles litigieux de la décision-cadre à
l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux. Procéder de la sorte
aboutit cependant à opérer une translation complète du contrôle du
plan constitutionnel interne au plan du droit de l’Union en postulant
l’équivalence des protections de part et d’autre. Il est patent que le
Conseil constitutionnel se serait alors trouvé dans une situation comparable à celle adoptée par le Conseil d’État dans l’arrêt Arcelor du
8 février 2007 (CE, ass., 8 févr. 2007, n° 287110, Société Arcelor Atlantique et Lorraine : JurisData n° 2007-071436 ; Rec. CE 2007, p. 56 ; JCP
A 2007, 2081, note G. Drago ; RFD adm. 2007, p. 384, concl.
M. Guyomar. V. Francis Donnat, La Cour de justice et la QPC : chronique d’un arrêt prévisible et imprévu : D. 2010, n° 26, p. 1640). Il n’a
manifestement pas voulu s’y engager, et l’on peut comprendre qu’en
sa qualité de gardien de la Constitution il n’ait pas souhaité abandonner pleinement sa compétence au profit de la Cour de justice.« Pour le
surplus, le Conseil s’impose cette discipline dans un domaine – la protection du droit au recours – qu’il n’a certainement pas envie d’abandonner
à qui que ce soit, tant il touche au cœur même de sa mission de protecteur
des droits fondamentaux » (Denys de Bechillon, Jouer le jeu : AJDA
2013, p. 817). De toute façon, l’avancée réalisée par le biais du renvoi
préjudiciel en interprétation suffit à faire apparaître la nouvelle ouverture du Conseil à l’endroit du droit de l’Union européenne.
d’appliquer des règles de droit et dont les membres bénéficient d’un
statut garantissant leur indépendance ») et qui sont de nature, s’agissant surtout de la composition du Conseil (indépendance et impartialité), à susciter des interrogations. Il n’en demeure pas moins qu’en
ce qui concerne les juridictions spécialisées en matière constitutionnelle qui ont accepté de se tourner vers elle (il a fallu attendre une
décision et une ordonnance de 2008 pour voir la Cour constitutionnelle italienne accepter de procéder à un renvoi préjudiciel. Auparavant, la Cour estimait qu’elle n’entrait pas dans la catégorie des
organes juridictionnels nationaux soumis au mécanisme du renvoi.
Sur ce point, V. Franck Lafaille, Il y a toujours une première fois. A
propos de l’application de l’article 234 TCE par la Cour constitutionnelle italienne : RTDE 2009, p. 459), la Cour a fait preuve d’une incontestable compréhension, ne serait-ce que pour les encourager à
pratiquer le renvoi préjudiciel à leur niveau. Autrement dit, dans le
but de ne pas heurter les juridictions en cause acceptant de coopérer
avec elle, la Cour a accueilli avec largesse les renvois opérés. C’est ainsi
qu’elle a admis, sans discussion, la recevabilité de plusieurs renvois,
comme par exemple ceux opérés par la Cour d’arbitrage de Belgique
(CJCE, 16 juill. 1998, aff. C-93-97, Fédération belge des chambres syndicales de médecins : Rec. CJCE 1998, p. I-4837) ou par la juridiction
constitutionnelle d’un Land de RFA (CJCE, 28 mars 2000, aff. C-15897, Badeck e.a : Rec. CJCE 2000, p. I-1875), alors même que dans ce
dernier cas le renvoi portait sur une procédure incidente qui aurait pu
de surcroît soulever la question de l’existence d’un litige réel (sur cette
question de l’existence d’un litige,V. pour une jurisprudence récente,
CJCE, 11 sept. 2008 aff. jointes C- 428/06 à C-434/06).
Compte tenu de ces éléments, on l’aura compris, le Conseil constitutionnel n’a pas pris un risque inconsidéré en interrogeant la Cour
de justice. Il est en effet hautement improbable que cette dernière
s’emploie à examiner la recevabilité du renvoi opéré – qui touche au
demeurant à la protection d’un droit fondamental – au regard de sa
nature ou non juridictionnelle. Mieux même, la démarche qu’il
d’adopte se présente comme « une étape importante de la ’juridictionnalisation’ du Conseil constitutionnel » (Araceli Turmo, Premier renvoi
préjudiciel du Conseil constitutionnel français, Centre d’études juridiques européennes, 22 avr. 2013), ou, si l’on préfère, comme une entreprise de légitimation au sein de l’ordre juridictionnel européen.
Où l’on voit qu’en la circonstance le dialogue des juges peut être
mutuellement fructueux.
Quoi qu’il en soit, si la Cour de justice devait admettre la recevabilité de la question posée en l’espèce, son attitude positive ne saurait
exonérer la France de réaliser enfin la révision constitutionnelle qui
s’impose toujours davantage depuis l’introduction de la QPC. Composition du Conseil constitutionnel, qualités juridiques exigées de la
part de ses membres, affermissement du caractère contradictoire de
la procédure pour l’ensemble des contentieux dont il a à connaître,
constituent les principales voies à emprunter qui, selon Jean-Jacques
Urvoas (rapport d’information n° 842 sur la QPC déposé le 27 mars
2013 à la présidence de l’Assemblée nationale),conduiraient à transformer l’institution en une véritable Cour constitutionnelle à l’instar des
autres juridictions constitutionnelles européennes.
B – L’éventuelle généralisation de la procédure de renvoi préjudiciel de la part du Conseil constitutionnel apparaît comme la seconde
implication possible de la décision du 4 avril 2013. La question du
délai dont dispose le Conseil pour opérer le renvoi y occupe de son
propre fait une position centrale. La décision commentée démontre
justement qu’il a cette fois – pour les besoins de la cause pourrait-on
dire – fait bon marché des conditions strictes de délai qu’il avait précédemment invoquées. Il a certes pris appui sur la possibilité pour la
Cour de justice de statuer selon la procédure préjudicielle d’urgence
prévu à l’article 23 bis du protocole n° 3 du traité de Lisbonne,
d’usage en pratique très limitée, mais dont le délai moyen de règle-
2. Les implications de la décision du
4 avril 2013
Elles sont essentiellement de deux ordres et se situent sur deux
plans différents.
A – La première intéresse la manière dont la Cour de justice va être
amenée à apprécier la qualité de juridiction du Conseil constitutionnel au sens de l’article 267 TFUE. À cet égard, la Cour a de longue date
souverainement fait appel à un faisceau d’indices particuliers (CJCE,
30 juin 1966, aff. 61/65,Vaassen-Goebbels : Rec. CJCE 1966, p. 377) qui
demeurent de pleine actualité (conclusions de l’avocat général,
M. Pedro Cruz Villalon, du 31 janvier 2013 sur l’affaire C-475/11,
Kostas Konstantinides, où ce dernier rappelle au point 15 qu’il s’agit
« d’un organe créé par la loi, à caractère permanent, dont la juridiction
est obligatoire et qui applique une procédure respectant pleinement le
principe du contradictoire. Il s’agit également d’un organisme chargé
JCP / LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION ADMINISTRATIONS ET COLLECTIVITÉS TERRITORIALES N° 23. 3 JUIN 2013
3
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Procédure contentieuse COMMENTAIRE
ment est de seulement deux mois et demi (V. à ce sujet, Henri Labayle,
Never say never again : quand le mandat d’européen conduit le Conseil
constitutionnel à poser sa première question préjudicielle à la Cour de
justice, GDR 3452, 7 avr. 2013, Réseau universitaire européen de l’Espace de Liberté, Sécurité et Justice, consultable en ligne) ; le requérant
étant soumis à une mesure privative de liberté, la Cour est par ailleurs
contrainte de statuer « dans les plus brefs délais » selon les termes de
l’article 267 TFUE. Cela étant, le Conseil constitutionnel a en outre
prononcé un sursis à statuer, non prévu dans les textes, pour le cas où
la décision de la Cour de justice interviendrait plus tardivement.
On ne saurait lui en faire grief dès lors que la Cour l’avait en
quelque sorte mis en garde dans son arrêt Melki du 22 juin 2010 en
relevant dans un obiter dictum que « l’encadrement dans un délai strict
de la durée d’examen par les juridictions nationales ne saurait faire
échec au renvoi préjudiciel relatif à la validité de la directive en cause »
(CJUE, gde ch., 22 juin 2010, aff. C-188/10, Aziz Melki, consid. 56). De
plus, est-il besoin de le rappeler, le droit de l’Union prime sur le droit
interne ; il en résulte par conséquent une « inopposabilité à la faculté
d’opérer un renvoi préjudiciel sur la base de l’article 267 TFUE des délais
de saisine de la juridiction constitutionnelle » (Denys Simon, Conventionnalité et constitutionnalité : Pouvoirs, n° 137, p. 19).
Sur la base de ces considérations relativisant sérieusement l’obstacle fondé sur le délai quel qu’il soit, il est loisible d’imaginer que le
Conseil fasse un jour usage du renvoi préjudiciel dans le cadre de
l’article 61 de la Constitution à l’occasion d’un contrôle a priori de
transposition d’une directive ; en ce qu’elle intéresse substantiellement la même question, à savoir la transposition correcte ou non
d’une directive, cette extension jurisprudentielle semble en tout cas
tout à fait plausible, le Conseil étant en quelque sorte pris au mot par
rapport à sa décision de 2006 précitée. À moins qu’il n’ait jamais eu
l’intention d’ouvrir la boîte de Pandore en 2013 (de son côté, la Cour
constitutionnelle italienne a pris soin de circonscrire le champ du
renvoi préjudiciel aux seules questions où elle intervient par voie
d’action. V. Franck Lafaille, art. préc.), on observerait alors un effet
d’entraînement du contentieux de la QPC sur la dynamique générale
du contentieux traité par le pavillon Montpensier par le jeu d’une
même logique de situation.
Il est également possible de concevoir une autre éventualité ouvrant la voie à un renvoi préjudiciel à l’initiative du Conseil constitutionnel. Il s’agirait de l’hypothèse dans laquelle, un requérant ayant
soulevé ces deux moyens, le Conseil d’État ou la Cour de cassation
adresserait simultanément au Conseil une QPC et une demande de
renvoi préjudiciel. En ce cas, le scénario jusqu’ici envisagé, non par le
Conseil lui-même mais par Hubert Haenel lors de la rencontre du
Conseil constitutionnel et de la Cour de justice du 7 février 2011
(allocution accessible sur le site du Conseil constitutionnel et confirmé
par le commentaire de la décision du 4 avril 2013 sur ce même site),
conduirait le Conseil à sursoir à statuer afin de laisser la Cour de
justice prendre position la première conformément à l’obiter dictum
de son arrêt Melki. Comme le suggère pertinemment Denys Simon,
« Le mécanisme esquissé...est peut-être inutilement compliqué. La
meilleure solution serait incontestablement que dans ces hypothèses, le
Conseil s’autorise à procéder lui-même à un renvoi préjudiciel » (Europe
2011, comm. 98). Cet auteur n’y voyait alors qu’une difficulté : que la
Cour de justice reconnaisse au Conseil le caractère de juridiction au
sens de l’article 267 TFUE...
Par un curieux retournement de situation, la décision du 4 avril
2013 dessine en définitive une figure inversée par rapport à la saga
judiciaire du printemps 2010, au cours de laquelle on avait vu la Cour
de cassation (Cass. QPC, 16 avr. 2010, n° 10-40.001, M. Melki : JurisData n° 2010-007153) saisir directement le juge de Luxembourg d’un
renvoi préjudiciel plutôt que le Conseil constitutionnel d’une QPC.
Que ce « véritable contre-réflexe de sa jurisprudence Melki » (Henri
Labayle, art. préc.) ait amené la Cour de cassation à faire effectivement entrer le droit de l’Union dans les préoccupations du Conseil
constitutionnel, est sans doute quelque peu paradoxal. Il convient
néanmoins de s’en féliciter au regard de l’enjeu de fond : la protection
d’un droit fondamental qui passe ici par un dialogue renforcé des
juges. La question de savoir jusqu’à quel point ce dialogue sera mené
demeure pour l’instant difficile à trancher puisque la décision rendue, propre à l’article 88-2 de la Constitution, comporte nombre
d’implications potentielles. La réponse attendue de la Cour de justice
à la question posée par le Conseil devrait cependant apporter les premiers éclaircissements.
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Jean Rossetto,
professeur à l’université François Rabelais de Tours,
GERCIE (EA 2110)
Mots-Clés : Procédure contentieuse - Mandat d’arrêt européen
Procédure contentieuse - Renvoi préjudiciel
JCP / LA SEMAINE JURIDIQUE – ÉDITION ADMINISTRATIONS ET COLLECTIVITÉS TERRITORIALES N° 23. 3 JUIN 2013