Intervention d`Evalde Mutabazi et Philippe Pierre le 26 Septembre

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Intervention d`Evalde Mutabazi et Philippe Pierre le 26 Septembre
Open Talk Groupe TOTAL du 26 Septembre 2013
Intervention d’Evalde Mutabazi et Philippe Pierre le 26 Septembre 2013
Open Talk Top Managers Total à Paris
Comment passer d’une gestion de la diversité au management interculturel ?
C’est en « Black & White » que Philippe Pierre et Evalde Mutabazi ont apporté un éclairage à cette
question lors de la rencontre Open Talk du 26 septembre et que nos 25 TOP managers été amenés à
découvrir l’interculturel en action, en cohérence avec l’apport de ces deux experts.
Philippe et Evalde sont tous deux sociologues et travaillent ensemble depuis plus de 15 ans sur la
question de l’interculturel. Ils interviennent auprès de dirigeants de grands groupes souhaitant tirer
parti de leurs différences culturelles et ils apportent leur expertise sur des thématiques variées telles
que la question des identités dans la mondialisation, la conduite des changements nécessaires pour
intégrer les hommes et les structures lors de rapprochements, le management d’équipes
multiculturelles post acquisitions et la gestion des rapports entre siège et filiales…
Au-delà du symbole, c’est avant tout un engagement fort qui rapproche les deux hommes.
Ces deux là sont en effet complémentaires en tout point :
Evalde appuie sa réflexion sur son expérience personnelle et professionnelle des cultures africaines
et occidentales, mais aussi sur des études de cas bien concrets qu’il retourne, décortique, dissèque,
pour mieux en décrypter le sens.
Pierre quand à lui incarne un esprit d’analyse fin pour décoder les comportements et les stratégies
identitaires des cadres internationaux, les comportements et systèmes relationnels au sein des
équipes internationales. A partir de son expérience de DRH, il les étudie, les compare, les teste pour
en tirer des modèles riches d’enseignements.
Pour ces deux experts, les différences culturelles ont souvent bon dos : ce ne sont pas elles qui
posent problème, mais la manière dont ont les traite au sein des entreprises. Ils s’appuient sur
une conviction profonde : il n’y a pas de création de valeur, pas de développement business dans la
durée, sans confiance et responsabilisation de chacun. Et l’expression de la confiance ne relève pas
de pratiques universelles, mais de codes culturels mieux observés, révélés, compris et partagés.
Pour illustrer cette idée, Philippe démarre d’emblé par la question de la diversité inter-générations. Il
parle de son expérience d’enseignant et décrypte le comportement des jeunes étudiants de grandes
écoles qui, assis en face de lui en amphi, ne leur adressent pas un regard, une parole tant qu’ils n’ont
pas identifié leur profil, leurs parcours et leurs publications sur Google. Pour Philippe, une
compréhension fine de ce comportement s’impose : « Ces jeunes sont polychrones. Ils vivent dans la
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simultanéité, et nous accordent du crédit si nous existons ailleurs, sur le net. Ils agissent au même
instant sur différents terrains de jeu et sont animés par un vrai désir de co-construire
Pour ces jeunes, le prof n’est qu’un des multiples maillons de la chaîne du savoir … légitime s’il fait
participer et réagir son auditoire ! Ce mode de fonctionnement moins hiérarchique pose par
conséquent en des termes nouveaux la question de la légitimité, et avec elle, celle de l’autorité. Il ne
faut pas hésiter à faire état de ses propres convictions en matière d’enseignement et recadrer si
nécessaire. C’est un sujet prégnant dans les entreprises qui embauchent des jeunes sans préparer
l’organisation à les accueillir et à exprimer nos attentes vis-à-vis d’eux…» assure-t-il.
Evalde rebondit en évoquant les modèles d’organisation les plus couramment pratiquées en
entreprise et qui jouent un rôle déterminant sur la posture managériale : les approches mono
culturelles, multiculturelles, interculturelles et transculturelles.
L’approche monoculturelle s’est largement développée dans les multinationales. L’idée est de
pousser l’ensemble des collaborateurs à des modes de fonctionnement et des comportements
définis en central « On amène les autres à faire comme nous, le verbe fort c’est « j’assimile », c’était
le modèle idéal-typique de Coca ou IBM » explique Evalde, il y a une quinzaine d’année. Cette
approche est efficace à court terme, mais suscite résistance et défiance dans la durée. « C’est le
modèle du siège fort pilotant des filiales qui se limitent à appliquer sans réellement apporter leur
expertise locale dans le fonctionnement des entreprises. » complète-t-il.
L’approche multiculturelle est un modèle moins centralisateur où les entités de l’entreprise
progressent côte à côte, indépendamment, dans une logique d’ensemble mais où les synergies et
complémentarités restent faibles. Là le verbe fort c’est « je cohabite ». C’est un modèle qui a
également ses limites, il s’agit de laisser faire à condition que ça rapporte, « mais ça ne rapporte pas
toujours pleinement ni dans la durée… c’est le modèle le plus répandu aujourd’hui chez Total, me
semble-t-il… » ajoute Evalde, qui travaille avec notre entreprise depuis plus d’une dizaine d’années.
L’approche interculturelle quand à elle ajoute une dimension supplémentaire : « on bouge
géographiquement, professionnellement, et aussi mentalement … bouger mentalement c’est se
remettre en question, écouter, observer, s’inspirer des différences, relativiser ses propres pratiques.
Cela est flagrant dans les business fortement concurrentiels où l’environnement peut pousser une
entreprise à coopérer avec un concurrent … » complète –t-il
Pour éclaire son propos, il donne l’exemple de certains commerciaux de Renault qui se sont mis à
vendre des véhicules Nissan presque du jour au lendemain …cela a posé la question de leur
identité et de leur système de valeurs… Un tel renversement appelle à une véritable agilité mentale
de la part des top managers et de leurs collaborateurs… »
Pierre explique que le modèle interculturel peut aller un cran plus loin « le transculturel est une
approche où on tente d’élucider les écarts de représentations entre nous et l’autre. Le rôle des
réseaux a une importance déterminante dans cette approche ».
Evalde prend son public à partie et lance avec force « les dirigeants ont un rôle fondamental pour
créer les conditions favorables à nourrir une approche culturelle positive au sein de l’entreprise :
« Vous êtes des décideurs mais aussi passeurs, des coachs : l’un de vos rôles clés est aujourd’hui
d’accompagner vos équipes pour permettre à chacun de leurs membres d’exprimer ses talents, et de
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réduire l’écart entre les représentations ou stéréotypes que ses collègues peuvent avoir de lui et son
potentiel d’apport et de contribution aux performances de l’entreprise en contexte multiculturel, au
siège ou dans les filiales.
Si la question de la diversité peut en effet être traitée statistiquement par « des tableaux de bord qui
se limitent à rendre compte d’une vision chiffrée, l’interculturel va au-delà de cette simple photo,
c’est un processus à mettre en marche» assume Philippe avec conviction, sur la base d’un livre écrit
en commun avec Evalde (Les discriminations, Cavalier Bleu, 2010).
Vis à vis de cette vision chiffrée et réductrice des dimensions humaines et stratégiques de
l’entreprise, Evalde donne l’exemple de Lafarge qu’il a accompagné au Maroc lors de la
restructuration et la modernisation d’une entreprise acquise sur place. A l’époque, le redéploiement
des effectifs devait se traduire par le fait que cette entreprise devait se séparer d’une partie de son
personnel peu adapté aux nouveaux outils de production. « Le choix de Lafarge fut d’accompagner le
personnel licencié à développer de petites entreprises (entreprises agricoles ou d’élevage, taxis,
petits commerces …) en s’appuyant sur les valeurs culturelles locales. Pour Lafarge, le résultat de
cette approche fut extrêmement positif en termes d’image et de notoriété, de crédibilité et de
performances sur le marché marocain et plus largement en Afrique voire en Europe.
Très concrètement, Lafarge a ainsi pu être retenu sur plusieurs appels d’offres lancés par le
Maroc dans la cadre de grands chantiers tels que la construction du port de Tétouan…». Ce cas
montre qu’en Afrique, une entreprise occidentale gagne en développant une stratégie et des
pratiques managériales au-delà des chiffres, c’est à dire en tenant compte des spécificités culturelles
et des préoccupations économiques de ses collaborateurs dans leur environnement local.
Cet exemple de réussite en Afrique renvoie à 3 dimensions différentes à prendre en compte : Le
discours managérial (ce qui est affiché), ce que les gens font, et ce que les gens vivent et
ressentent. Pour vous dirigeants, il est important de vous poser la question : qu’est ce que j’affiche,
qu’est ce que les gens font, et quel en est le ressenti ? … L’interculturel renvoie à ce qui se joue au
cœur des équipes quand le ressenti ne correspond pas au discours affiché. » Lorsqu’au contraire le
discours managérial est mis en œuvre collectivement, le ressenti positif renforce la cohérence, la
lisibilité des messages, l’esprit de coopération et avec cela la performance d’une entreprise.
Evalde termine en se référant à Claude Levi- Strauss sur cette idée que le management interculturel
est un véritable levier de développement dans l’entreprise à condition de permettre à toutes les
formes de talents d’accéder à la reconnaissance : « l’important n’est d’imposer sa raison aux autres
à la Raison, mais de s’ouvrir à la raison des autres ».
Biographie :
Evalde MUTABAZI et Philippe PIERRE, Pour un management interculturel. De la diversité à la
reconnaissance en entreprise, L’Harmattan, 2008.
Evalde MUTABAZI & Al. « Management des Ressources Humaines à l’international : FusionsAcquisitions, Alliances, coopérations et filiales … Eyrolles, Paris 1994