le thriller à plusieurs mains
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le thriller à plusieurs mains
LE THRILLER À PLUSIEURS MAINS par Luc Deflo Nadine Monfils Christophe Vekeman Barbara Abel Bob Mendes 1 > page 3 Chapitre 1 par Luc Deflo Chapitre 2 par Nadine Monfils > page 54 Chapitre 3 par Christophe Vekeman > page 78 Est attendu : Chapitre 4 par Barbara Abel 15 / 07 / 2013 Chapitre 5 par Bob Mendes 01 / 11 / 2013 2 CHAPITRE 1 par Luc Deflo 3 1 Tu as quelque chose de la jeune Sophia Loren. Ce compliment, Renate Quisquater l’entendait souvent, et bien qu’elle ne le partageât pas, elle l’acceptait avec le sourire. Elle avait les mêmes yeux expressifs que la célèbre diva, certes, mais sa petite bouche était tellement plus sensuelle que le rude coup de pinceau qui soulignait le nez trop pointu de la Loren. Oui, Renate Quisquater pouvait bien lui être comparée mais hélas ! elle n’était pas encore tombée, contrairement de Sophia, sur un portefeuille bien garni. Renate soupira, se détourna de son miroir, froissa l’annonce cerclée de rouge, jeta celle-ci dans la corbeille, redressa le col de son manteau rose et ouvrit la porte de son luxueux appartement pour la refermer sur elle. C’était peut-être la dernière fois puisque son papa bien-aimé trouvait qu’elle était assez âgée pour voler de ses propres ailes et ne voulait plus se taper le loyer. Assez âgée ! Pfff ! Renate enfonça le bouton de l’ascenseur et la pointe de son escarpin YSL frappa nerveusement le sol de marbre lisse et noir. Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, elle découvrit un petit monsieur avec une canne, un voisin, supposa-t-elle. Il fit un signe de tête bienveillant, mais non sans une arrière-pensée dans ses yeux gris. 4 Renate regarda de l’autre côté d’un air hautain, fit une grimace méprisante et fixa l’aluminium scintillant. Elle fit sauter une Dunhill de son paquet. La flamme était élégante et gracile comme son briquet Dupont. Tout est lisse ici, songea-t-elle. Les gens, les matériaux, tout. Lisse et froid. Comme son père, ce vieux profiteur hypocrite. Le petit homme toussa ostensiblement dans les mains mais elle ne lui accorda pas un regard ; elle avala une profonde bouffée et garda la fumée en bouche. Avec des yeux pétillants. Lorsque l’ascenseur, après un petit choc, s’immobilisa, elle courut à l’extérieur – poc poc poc – à vives enjambées pleines d’allure. Le vieil homme aux airs de colonel retraité regarda ses jambes. Elle ne le vit pas mais elle le savait. Le taxi, une Mercedes, l’attendait. Le chauffeur était insolent. Ce n’est pas elle qu’il regarda mais ses seins. D’un geste large, elle jeta la cigarette à moitié consumée dans le caniveau. Eddy Terbeke était debout, en chaussettes, devant le miroir de la salle de bains. Vêtu d’une chemise fraîchement repassée qu’il n’avait pas encore boutonnée. Il saisit les pans par le dessous et les écarta. Son caleçon tout neuf était bien coupé. Un slip Avon, c’est-à-dire beaucoup plus cher que ceux qu’il achetait par douzaines chez Zeeman. Bleu foncé, avec une discrète ligne grise. Comme une mer aux vagues douces. La seule fausse note au tableau était cette grande île blanche. Terbeke rentra son ventre pendant dix bonnes secondes, puis il le relâcha. Il avait tout de même quarante-cinq ans. 5 On ne pouvait pas s’attendre à ce que toutes les lignes soient droites. Avant de fermer sa chemise, il devait supprimer le bouton sur le bout de son nez. Il l’écrasa entre ses ongles et camoufla la tache rouge avec une pointe de concealer. Au premier bouton de sa chemise, le doute réapparut. Ce doute sempiternel. Aussi sûr de soi et volontaire qu’il était dans son métier, aussi irrésolu était-il dans sa vie privée. Il passa sa cravate autour du cou, la noua, la dénoua et la jeta négligemment dans le séchoir. Il rata son but. Eddy Terbeke sortit de la salle de bains, revint sur ses pas et en souriant pendit la cravate à un crochet. Marc Dondeyne donna à sa femme Eva un baiser sonore sur la joue. L’affable représentant, élégamment vêtu, cueillit sa serviette posée sur une chaise de la cuisine et sortit de chez lui tout excité pour se glisser avec un large sourire derrière le volant de la BMW qu’il avait en leasing. Il caressa voluptueusement l’accessoire recouvert de cuir doux, ferma les yeux et jouit du moment présent. La vie pouvait être belle. Si belle. Un vague sourire flottait sur les lèvres d’Eva. Elle se tenait sur le pas de la porte, revêtue de son peignoir. Elle ne devait pas aller travailler. Ils en avaient décidé ainsi. Ses lèvres remuèrent. La vitre de la voiture ronronna. Quand rentres-tu ? Pas de cours du soir aujourd’hui ? répliqua Dondeyne. Eva referma le col de son peignoir et fit signe que non. Enfin, cela n’a pas d’importance. Tu ne dois pas m’attendre. 6 Il sera peut-être tard. Je dois aller à Liège. La fête du personnel chez d’Argenteuil. Impossible de m’y soustraire, hélas ! Eva opina du chef. La vitre remonta. Marc Dondeyne lança un baiser à sa Mona Lisa. La voiture démarra. Tout en conduisant avec les genoux, Dominique Vanlommeren roula une cigarette et sortit un brin de tabac. Comme il portait la feuille aux lèvres pour la lécher, il réalisa que la colle se trouvait du mauvais côté. Le juron résonna dans la cabine du camion. Quand le feu passa à l’orange, c’est un Vanlommeren frustré qui enfonça la pédale de l’accélérateur. À nouveau ce fichu mal de tête. Il en devenait complètement dingue. Marc Dondeyne avait les réflexes d’un léopard et la bête sous son capot la puissance de freinage d’une BMW 525TDS. C’est ainsi et seulement ainsi, qu’on pouvait éviter une collision fatale. Sa main droite vola vers le klaxon. Le chauffeur du camion – le singe velu conduisait sans les mains et n’avait probablement pas vu la manœuvre – leva son majeur. Dondeyne jura mais retrouva immédiatement la maîtrise de soi. Rapport au logo sur le côté du camion : le puissant phénix en forme de flammes. Grimbergen, sa bière favorite. Il coupa la route à l’usager qui le suivait, et pensant qu’il voyait une ouverture, s’y glissar et fila pleins gaz. Il ne laisserait pas gâcher cette belle matinée. Pas en s’excitant contre des conducteurs stupides. Elle lui avait paru si sexy au téléphone, pour une psychiatre encore bien. C’est pour ça qu’il était allé en reconnaissance. 7 Il faut examiner la viande avant de l’acheter. Aujourd’hui, la lutte était sauvage. Ou elle ne l’était pas du tout. C’était elle ou lui ! L’un des deux finirait par craquer. Il n’y avait pas de voie intermédiaire. Les doigts de Dondeyne glissèrent voluptueusement le long du cuir doux, une lueur béate dans le regard. Son GSM sonna. Le meneur de jeu breveté. Allô, c’est Dondeyne. Ici, c’est De Sutter, répondit une voix hautaine. Je suis en route pour Liège, Henri, dit servilement Dondeyne. Il fit une grimace et tira la langue à l’appareil. Tu ne pouvais pas négocier par téléphone ? Tu sais à quel point d’Argenteuil apprécie le service, Henri. Conclus l’affaire. CLIC. « Loser », marmonna Dondeyne, et frustré, il jeta son GSM sur le siège arrière. Avec un geste magnifique : « Fils à papa tombé de son haut ». Marc Dondeyne se regarda dans le rétroviseur et fut effrayé par son regard vide. Son visage reprit son expression familière, car si la vie pouvait être si dure à supporter qu’on ne pouvait s’en tirer qu’avec une bonne dose de capacité de relativisation, il en irait autrement aujourd’hui. Cette journée, ce rendez-vous, personne ne le lui gâcherait. Elle s’appelait Antonella et elle le guérirait. Sûr et certain. Et si elle ne réussissait pas, ce serait à lui de jouer, car son arme la plus forte était son charme inné, la seule et véritable compensation à l’absurdité de l’existence. 8 Marc Dondeyne respira bruyamment, fit reluire avec son index ses coûteuses couronnes et donna encore du gaz. Séduire sa psychiatre. Quel défi ! 9 2 Eddy Terbeke sonna et quand la serrure cliqueta, entra timidement, comme une ombre, une fois de plus, alors qu’il venait ici pour la seizième ou dix-septième fois. Il se rendit directement à la salle de consultation d’Antonella et frappa doucement à la porte. À quatre reprises. Pas de réponse. Eddy fronça les sourcils et frappa de nouveau. Antonella n’avaitelle pas dit qu’il pouvait toujours venir sans rendez-vous avant neuf heures et juré qu’elle serait là s’il avait besoin d’elle ? Quelqu’un le saisit par l’épaule. Une blonde anguleuse. Elle n’était pas laide. Sûrement pas. Mais différente. Si forte. Antonella, on aurait dit une plume. Un petit nuage d’amour avec ses boucles couleur châtain et ses yeux doux qui exprimaient tout l’intérêt qu’ils avaient pour vous. Une pose professionnelle, en partie du moins, très probablement, Eddy le savait bien, il était ingénieur après tout. Mais bon… Mais bon… Où est Antonella ? demanda Eddy. Occupée, marmonna la reine des neiges. Elle se sentait visiblement mal à l’aise. Eddy sourit nerveusement. Il avait pensé un moment – il avait craint – qu’Antonella était peut-être en vacances ou quelque chose du genre et que cette blonde robuste la remplaçait. Ce n’était donc pas le cas. La blonde le précéda. 10 Elle le conduisit dans l’élégante salle d’attente de La Pastorale où elle lui offrit un verre de limonade. Il y avait quelque chose de servile dans son attitude lorsqu’elle se présenta sous le nom de Cheska. Eddy n’osa pas demander si elle était la nouvelle femme à journée et, à entendre son accent, si elle venait d’un pays de l’Est. Il ne pouvait quand même pas soumettre à la question et blesser une fille pleine de bonnes intentions qui n’avait manifestement pas la vie facile. Elle semblait très indécise. Hie, I am Eddy, dit-il. Where are you from ? Polish, répondit la fille. Et ce fut la fin de leur conversation. I go now, dit la Polonaise avec cette sobriété qu’on ne trouve plus qu’en Europe de l’Est. Elle lécha ses lèvres minces et quitta la salle d’attente. And I come now, marmonna Eddy quand la porte se referma avec un plouf, ricanant de sa propre plaisanterie. Car, bien que ce ne fût pas évident, Eddy Terbeke avait un côté mordant. Il soupira et regarda autour de lui. La salle d’attente était vraiment magnifique et avait tout d’un lounge mondain. Antonella vivait et travaillait ici et toute célibataire qu’elle fût, elle était rarement, voire jamais, seule dans cette cure majestueuse. C’est ce qu’elle avait confié en chuchotant à lui, Eddy Terbeke. Elle trouvait que c’était irresponsable. Trop dangereux d’être seule. Bien que sa maison se trouvât à l’ombre de la tranquille et merveilleuse abbaye de Grimbergen et que la plupart de ses patients fussent en outre des clients fidèles. 11 C’est pour cette raison qu’elle avait toujours une jeune femme à son service. La dernière dont Eddy se souvenait s’appelait Yolande. Une Française, belle mais un tantinet hautain. Eddy n’aimait pas trop ça. Eddy aimait Antonella. Son naturel inné. Sa voix douce. Sa philosophie du carpe diem. La manière dont elle s’adressait à lui, nullement thérapeutique ou revêche, non, elle écoutait, elle écoutait réellement, comme sa mère autrefois. Comme s’ils étaient dans leur intérieur, délicieusement intime, tous les deux dans l’univers clos de leur maison. Avant qu’il s’en rendît compte, le rêve d’Eddy pour cette journée s’était volatilisé. La sonnette de la porte d’entrée retentit. Eddy vida son verre de limonade et se précipita au W-C. Il ne désirait pas faire connaissance avec les vrais patients d’Antonella, des gens malades qui l’appelaient sûrement et avec la plus grande politesse « Madame Di Cesare ». Pas Antonella. Antonella ! Etait-il subrepticement tombé amoureux d’elle ? Il s’était déjà souvent posé la question. Comment ce serait ? Pouvoir l’être. Tous les deux. Dans cette magnifique maison champêtre au milieu de la verdure. Un véritable amour infini, enfin, après tous ces rendez-vous surprises qui débouchaient invariablement sur un échec. Des fausses promesses, on extrait l’argent de tes poches et on disparaît. L’une des certitudes de sa triste vie de célibataire. Mais Antonella, elle, était si différente. Elle avait scruté le fond de son âme. Elle savait qui il était réellement. Et c’est pour ça qu’elle allait l’aimer tel qu’il était. 12 Eddy, ce bête et insignifiant ingénieur avec son ventre gras et l’eczéma qui s’était emparé de son corps et qu’il n’était plus possible de camoufler. Pour Antonella, cela n’aurait aucune importance. Grâce à l’amour infini qu’il ressentait pour elle. Et où était-elle en ce moment, Antonella ? Elle savait pourtant qu’il allait venir. Comme chaque jeudi matin. Occupée, avait dit la Polonaise. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Etait-elle « occupée » avec un autre, un patient plus important ? 13 3 Antonella Di Cesare était pâle comme un linge et elle frissonna. Mais pas à cause du froid. Elle n’avait pas la fièvre non plus. Elle observa Mandarin, son gracieux poisson rouge. Il ne remuait plus, mais ses branchies s’ouvraient et se refermaient à un rythme fou. Quel mauvais tour de cochon ! Tellement moche. Tellement bas ! Comme elle ne supportait plus d’assister à cette lutte mortelle, elle rampa à quatre pattes vers l’animal agonisant. Le plancher craqua. Elle avait l’impression d’entendre le bruit. La bête qui s’approchait. Quand elle voulut prendre le poisson, il siffla dans l’air, catapulté impitoyablement par la pointe de la chaussure. Les poissons ne souffrent pas. Antonella Di Cesare voulut dire quelque chose mais aucun son ne sortit de sa gorge. À cause de l’émotion d’une part, à cause du chiffon humide coincé dans sa bouche d’autre part. Non, c’était inconcevable. Elle fixa la pointe de la chaussure qui tapait rythmiquement sur le sol. Mais les hommes, oui. La pointe de la chaussure s’éleva du sol. La semelle devint une tache d’encre noire. En même temps, tout vira au rouge devant ses yeux avec des éclairs bleus et jaune vif, comme si l’univers explosait. 14 Quand sa tête heurta le plancher, la bouche d’Antonella Di Cesare s’ouvrit complètement. Le cri, étouffé par le bâillon, s’éteignit dans un râle rauque. Elle demeura étendue, se tordant de douleur, étourdie par une vague nauséeuse. Elle tenta de respirer et sentit de la bile amère dans sa bouche. Comme elle hoquetait, elle aperçut Mandarin du coin de l’œil. Il avait l’air d’être en plastique. L’œil rigide et mort la regardait d’un air accusateur. Si elle avait cédé, l’animal serait encore en vie. Une vie contre une autre vie. Même si ce n’était qu’un poisson. Cette pensée, quoique banale, la pétrifia. Ses yeux brûlèrent mais elle parvint à contenir ses larmes. Elle comprit qu’elle devait se ressaisir. Se lever. Être forte. Fuir. Rendre les coups. Se battre mais pas pour elle-même. Pour tous les deux. Ta dernière chance. Vas-tu tenir ta langue ? Non, siffla Antonella Di Cesare. Elle goûtait le sang. Les chaussures se rapprochèrent. Elle se tortilla en arrière, comme un crabe, à quatre pattes. Vers la fenêtre. Les chaussures se rapprochèrent davantage. Lentement mais impérativement. Antonella étendit le bras. Le cuir de la ceinture claqua. Ses doigts écartés se pétrifièrent. Bien ! Antonella tenta de reculer encore. Le mur était froid et inflexible. Elle était coincée. Rien à sa portée ! Un cauchemar étrange. Les pensées fusaient dans sa tête. Elle allait se réveiller. Mais alors jaillit le coup de pied. Dur et ajusté. Dans son basventre. Aucune douleur. Une horreur exclusive. Incrédulité. 15 Un cri silencieux de désespoir et d’effroi. Ses mains glissèrent vers son ventre. Machinalement. Elle avait à peine conscience de ce qu’elle faisait. Le visage se rapprocha, ce tendre visage, autrefois, était maintenant un masque brillant aux yeux de verre. Dans le cou, une veine battait, un ver violet et tordu. Ver, chair, terre. Les mots passaient comme des éclairs dans son cerveau. Leur force symbolique était dévastatrice. Elle allait mourir. Elle en était sûre à présent. Elle sentait le cuir et la nicotine et le goudron des doigts tordus. La ceinture siffla dans l’air. Dans un réflexe, elle leva la main gauche. Le dos de sa main effleura sa trachée. Elle était le poisson qui aspirait de l’air mais n’en recevait pas. Le genou contre sa poitrine renforçait encore cette sensation oppressante comme si elle se trouvait sous une cloche de béton. Elle voulut marcher mais ses jambes étaient molles et lourdes. Le plafond descendait vers elle. Lentement. La chambre fut réduite de moitié. Plus petite. Encore plus petite. Etouffante. Le cuir se raidit comme une corde. Elle essaya de déplier ses doigts insensibles. Sa résistance faiblit, diminua, finit par se ratatiner. Ses paupières étaient lourdes. Tout devint blanc. Pas noir. Une caisse blanche, d’un blanc éclatant, étincelante et petite. Une robe blanche. Avec des franges. Des lys. Des enfants. Elle n’aurait jamais d’enfants. Elle le regrettait. Un chagrin immense. Jamais. Des enfants. Ce fut sans doute sa dernière pensée. 16 4 Eddy Terbeke fixa d’un air égaré le plafond orné de stuc, les yeux largement ouverts comme ceux d’un cadavre qu’on aurait oublié de fermer. Il se trouvait là depuis plus de dix minutes, dans ces petites toilettes aux jolis carreaux, le pantalon sur ses chevilles. Et maintenant ? se demanda-t-il. Se lever et sortir ou du moins essayer de tromper cette Polonaise et de regagner la salle de consultation d’Antonella sur la pointe des pieds ? Ou simplement mais courageusement rejoindre la salle d’attente et attendre son tour ? Eddy Terbeke gratta ses cheveux fins. Ce nouveau shampoing anti-pellicules n’était pas efficace. Il balaya les blancs flocons de neige sur les jambes de son pantalon. On frappa bruyamment à la porte. Eddy crut mourir de peur. Ouvrir ! Qui… Qui est-ce ? marmonna Eddy Terbeke, complètement affolé. Il remonta son pantalon en deux temps trois mouvements et ses doigts tripotèrent sa braguette. Ouvrez ! Tout de suite ! Eddy déverrouilla nerveusement la porte. Celle-ci s’ouvrit brusquement et le loquet arracha au mur un bout de plâtre. Le coup fut assourdissant. 17 Dans un réflexe vif, Eddy Terbeke rabattit ses mains devant ses parties intimes lorsqu’il vit la Polonaise Cheska. Venir avec moi, dit l’homme qui, tel un gardien de but, dominait l’ouverture de la porte et tenait Cheska par le poignet. Il avait des cheveux raides et roux et un nez aristocratique qui contrastait avec ses joues charnues. Ses yeux étaient petits mais perçants. Maintenant. Police ! Eddy Terbeke rentra les pans disgracieux de sa chemise dans son pantalon. Avez-vous un permis de travail ? demanda le flic à la jeune femme. Entschuldigung, balbutia la Polonaise. Elle paraissait subitement bien fragile. Work permit, dit froidement le flic et il replia ses doigts d’un air cupide. Il ressemblait à une espèce d’oiseau rare avec son long cou de travers. No, marmonna la fille. Tout à coup, elle se libéra et s’encourut. Pour Eddy Terbeke, cette manœuvre était une surprise totale. Pour le policier aussi, manifestement. Il jura mais hésita. Ses yeux étincelèrent en direction d’Eddy puis de la porte. Rester ici ! Quand le flic s’engagea dans le couloir, une porte s’ouvrit quelque part. Eddy se recroquevilla lorsqu’il entendit le policier pousser un juron et la porte fut brusquement claquée. Que se passait-il ici, bon Dieu ? 18 Quand il entendit les pas rapides dans le couloir, il y jeta un œil effrayé. Rester ici, bougonna le policier sur un ton bourru et il poussa la Polonaise dans une petite pièce dont il ferma la porte. Il mit la clé dans sa poche et fit un signe à Eddy qui se dirigea vers lui à contrecoeur. 19 5 Le policier ouvrit la porte de la salle d’attente et poussa rudement Eddy Terbeke à l’intérieur. Et toi aussi ! La porte se referma. Il y avait deux personnes dans la salle d’attente. Une dame chic dans un élégant manteau rose et un homme d’affaires tiré à quatre épingles avec un logo sur la pochette de son blazer. L’homme dévisagea Terbeke. La femme regardait de côté, comme s’il n’existait pas. L’homme d’affaires grimaça dans sa direction. Elle leva les yeux. Eddy Terbeke s’avança au pas de l’oie vers le mur opposé. Il y avait là deux chaises vides. Il s’assit sur la chaise du coin et tandis qu’il posait les mains sur son giron et reboutonnait discrètement sa braguette, il se demanda qui étaient ces gens. Et ce qu’ils faisaient ici. La femme était trop belle et l’homme trop lisse. Cela l’intriguait fortement mais il n’osait pas regarder. Il ne le fit que quand la porte s’ouvrit et qu’un rustre en salopette avec une barbe de deux jours apparut dans l’encadrement de la porte. Le policier le poussa dans la salle. Le rustre aux boucles hirsutes écarta le bras du policier. Bas les pattes ! La porte se referma. Sale flic ! 20 Dominique Vanlommeren tremblait de colère contenue. Quand il regarda autour de lui, le grand dadais du coin baissa les yeux. Il ignora les regards des deux autres losers, on aurait dit une putain de luxe et son maquereau. À grands pas de béotien, il se dirigea vers le grand dadais chauve qui essaya frénétiquement de regarder de l’autre côté. Dominique Vanlommeren demeura debout, juste devant l’andouille, le regard crispé et les mains profondément enfoncées dans les poches de sa salopette. L’andouille jeta un œil, déglutit, se leva et fit un pas de côté. Dominique Vanlommeren se laissa tomber sur la chaise et quand l’autre fit mine de s’asseoir, il leva les jambes et posa les pieds sur l’autre chaise. La seule qui était encore libre. La porte s’ouvrit de nouveau et le policier entra. Il s’appuya contre le mur. Son obésité était écrasante. Messieurs, Madame, un peu d’attention, dit l’homme. Comme je pense que je serai votre hôte un bon moment, je propose que nous fassions un tour de table. Mon nom est Peter Vergauwen, commissaire à la Police Fédérale. Et maintenant, j’aimerais savoir qui vous êtes et ce que vous venez faire ici. Tout le monde se regarda. Monsieur ? dit le commissaire Vergauwen et il sortit sa carte d’identité qu’il mit sous le nez de Marc Dondeyne. Je suis Marc Dondeyne. Marc Dondeyne. Je suis représentant en appareils ménagers. Et j’ai un rendez-vous avec madame Di Cesare. Moi aussi, enchaîna Renate Quisquater. 21 Je suis Renate Quisquater et j’ai mon propre bureau d’architectes. Donc ! Donc quoi ? soupira Vergauwen. Donc, j’avais aussi un rendez-vous avec madame Di Cesare. Le policier fronça les sourcils et chercha le regard d’Eddy Terbeke. Eddy Terbeke, ingénieur. Je suis un bon ami d’Antonella. Les rides se creusèrent sur le front du policier. Nous étions ensemble sur les bancs de l’école primaire, expliqua fébrilement Terbeke. Le commissaire de police ne lui accorda plus un regard. Eddy lorgna furtivement la brute mais celle-ci ne semblait avoir aucune envie de se présenter. Bien, dit Vergauwen. Les règles sont simples. Vous ne sortez pas de cette pièce. Pas sans mon autorisation. Le message, bref et fort, n’avait pas manqué son but. Un silence de mort s’installa dans la salle où chacune des quatre personnes – elles semblaient des statues de cire – se repliait dans son petit univers. Jusqu’à ce qu’une des statues lève un doigt hésitant. C’était Eddy Terbeke. Oui ? Et si je dois uriner ? Pisse dans ton froc, lança Dominique Vanlommeren et ses yeux bleus et vifs cherchèrent une approbation. D’ailleurs, tu l’as déjà fait. Quand il s’aperçut que son rire sonore ne trouvait aucun écho, Vanlommeren se racla la gorge sous l’effet de la frustration. 22 Les trois glands le fixèrent comme s’il venait d’une autre planète. Logique. Et pouvait-on leur en vouloir ? Ils n’avaient sans doute jamais mis les pieds dans un café. Dans ce cas, comment peut-on apprécier une bonne blague à sa juste valeur ? Le flic, un pisse-vinaigre du même tonneau qui boit du vin amer au lieu d’une délicieuse Grimbergen bien mousseuse, ne sourcilla pas. D’autres questions ? Des objections ? Que s’est-il passé ? fit Marc Dondeyne, exprimant ainsi sa volonté de connaître la vérité. C’est ce que nous cherchons à savoir. Et combien de temps pensez-vous pouvoir nous garder ici ? Pouvoir ? dit le commissaire Vergauwen. Il y avait de l’ironie dans ce seul mot. Et une menace sousjacente. Dondeyne vit rouge. Pour qui se prenait donc ce flic ? Combien de temps ? Aussi longtemps que l’exigera l’enquête. Désolé, commissaire, dit Renate Quisquater et elle tripota nerveusement le col de son tailleur. Mais je pense que je n’ai vraiment pas ma place dans la file d’attente. Je ne suis pas une patiente. J’étais par hasard dans le coin et j’ai voulu faire un saut… Tout le monde est dans le coin « par hasard », mademoiselle. D’autres questions ? Je veux appeler mon avocat, répliqua Renate Quisquater. Ça, c’est aux Etats-Unis, mademoiselle. En Belgique, c’est le juge d’instruction qui décide. 23 Et je ne l’ai pas encore eu en ligne. D’autres questions ? dit Vergauwen, et il se dirigea vers Dominique Vanlommeren, tira la chaise de sous ses pieds et, d’un geste impératif, invita Eddy Terbeke à prendre place. Puis, il se tint juste devant Vanlommeren. Résolument. Les jambes légèrement écartées. Sa voix laissa tomber : Toi, je te connais, Vanlommeren. Et les gens de ton espèce aussi. Et j’exige un minimum de manières. Les deux se regardèrent dans le blanc des yeux. Il y avait de la tension dans l’air. Eddy Terbeke, qui ne s’était pas encore assis, le fit à ce moment. Prenant ainsi inconsciemment parti pour le chef de la bande. Pouvons-nous téléphoner chez nous ? demanda Eddy, afin de faire baisser la tension qui risquait de l’étrangler lentement mais sûrement. Pas maintenant. Plus tard, dit Vergauwen et il tendit la main. Et maintenant, j’aimerais avoir vos GSM et vos cartes d’identité. Ensuite, je vous fiche la paix. Personne ne bougea. Sauf Eddy Terbeke. Il frappa furieusement la poche de son pantalon. Mon GSM est resté dans ma veste. Et je l’ai oubliée aux toilettes. Je… Je vais le trouver, dit Vergauwen avec brusquerie et il tendit la main. 24 Eddy tripota nerveusement des doigts sous le plastique rayé et comme il donnait sa carte d’identité à Vergauwen, le portefeuille de Vanlommeren tomba lourdement sur le sol, suivi de son GSM, une relique indestructible d’un autre temps. Vergauwen ne céda pas à la provocation. Il se pencha et ramassa les deux antiquités. Il paraissait décidé, du genre à ne pas se laisser déstabiliser. C’est ce que pensa Marc Dondeyne qui se leva et, courtois comme il l’était, remit ses attributs et ceux du bonhomme roux au policier. Celui-ci approuva du chef et se dirigea lentement vers la porte. Sur les lèvres de Marc Dondeyne, mille questions se bousculaient mais il se tut. Tactiquement, cela lui semblait la meilleure chose à faire. Au moment voulu, ce flic voudrait lui parler entre quatre yeux et d’ici là, il s’arrangerait pour téléphoner à Eva, notamment. Arrivé à la porte, le commissaire se retourna : D’autres questions ? demanda-t-il, la main sur la poignée. Oui. J’ai encore une question, grommela Vanlommeren. Vergauwen le regarda d’un air pénétrant. Eddy Terbeke n’était pas un héros mais il disposait d’un infaillible pouvoir empathique. Ces deux-là se connaissaient. Et ils pouvaient bien échanger leur sang. Columbo sait-il que tu as piqué son pardessus ? Vas-tu pouvoir faire croire à ta petite Marie que tu es venu livrer de la bière ici, Domi ? La réplique du policier fit mouche. Eddy Terbeke vit bien les narines de la brute frissonner. Il fixa les pointes de ses chaussures de travail. Vergauwen sortit. 25 Quand la clé fut tournée dans la serrure, Dominique Vanlommeren indiqua la porte. Son doigt tremblait de colère. Ce type est affamé de pouvoir ! Et incompotent ! Tu le connais ? fit la voix hésitante de son voisin. Vanlommeren ferma les yeux et soupira. Ses jambes battirent l’air et les lourdes chaussures atterrirent sur les cuisses d’Eddy Terbeke. Et ce fut tout. Eddy Terbeke n’osa pas broncher. Il osait à peine respirer. Au nom du ciel, pourquoi était-il venu ici ? 26 6 Tout était silencieux dans la salle d’attente. Eddy Terbeke retira son doigt de son nez, examina la crotte comme si c’était un diamant brut et en fit une petite boule. Quand il voulut la mettre en bouche, ses yeux croisèrent ceux de son voisin. Terbeke s’immobilisa. Il voulut jeter la crotte mais il n’osa pas. Il ne parvint pas à la détacher de son doigt. Finalement, il la frotta de l’index sur le côté de son pantalon. Vanlommeren continuait à le regarder, ce qui rendit Eddy Terbeke très nerveux. Il regarda sa montre une fois de plus. Il était presque dix heures et demie. Ils étaient donc ici depuis plus d’une heure. Il se mit à remuer les pieds. Le regard perçant de Vanlommeren le mettait mal à l’aise. Où travailles-tu ? risqua Eddy pour rompre la glace. Chez toi. Dans un lieu protégé. Eddy se racla la gorge. Il était absurde de vouloir parler avec ce gars. Le silence se fit. Un silence mortel. Eddy n’aimait pas beaucoup ça. Et nous sommes ici à poireauter, soupira-t-il. Shit, pas vrai ? La discussion qui éclata à l’autre bout de la salle semblait le coup de semonce de la patrouille. C’est quand même inouï, dit Renate sans s’adresser à personne de précis. Elle donna plus de force à ses mots en agitant gracieusement son poignet, dans une sorte de geste de dégoût très étudié. C’est indigne d’un Etat de droit. 27 Marc Dondeyne ne répondit pas. Il opina d’un air absent. Cela intrigua Renate Quisquater. Généralement, les hommes lui accordaient plus d’attention. Elle vit que son voisin observait la brute vautrée en face. Et elle réalisa pourquoi Dondeyne fixait le bonhomme. Ce singe mal embouché l’imitait. Renate sentit le sang lui monter aux joues, mais elle se domina. Elle était habituée à camoufler ses sentiments. Le singe mal embouché saisit quelque chose sur le pantalon de l’homme qui était à côté de lui et la lança d’une chiquenaude dans sa direction. Eh là, cria Dondeyne. L’agent t’a dit de bien te tenir. Dominique Vanlommeren regarda ostensiblement par-dessus son épaule, comme s’il y avait quelqu’un derrière lui. Puis, il fixa Dondeyne. Son index pointa vers sa poitrine : Tu me cherches encore ! Oui. Toi, aboya Dondeyne et il secoua ses épaules. Bien te tenir, sinon… Sinon quoi ? Wow. J’ai peur. Vachement peur. Vas-tu… Sinon je te flanque une raclée, dit Dondeyne et il ôta sa veste et la posa soigneusement pliée au dossier de sa chaise. Il fit craquer une à une ses phalanges. Vanlommeren se leva calmement. Il y avait de la tension dans l’air et si Eddy Terbeke avait été un escargot, il serait rentré dans sa coquille. Des Nike, des muscles de salon. Wouw ! J’ai peur. J’ai tellement peur. 28 Dominique Vanlommeren se trouvait maintenant au milieu de la pièce. Il écarta la table basse et retroussa lentement les manches de sa salopette. Ses bras étaient charnus et velus. Par-dessus son épaule, il jeta un regard fugace à Eddy : Va donc devant la porte. Eddy Terbeke resta assis, complètement figé. Une gigantesque bagarre. Il n’en avait vécu qu’une seule dans sa vie. Il avait alors reçu un coup en pleine figure et il avait valsé sur le trottoir où il était resté près d’une minute avant de réaliser ce qui lui était arrivé. Mon ami, dit Dondeyne. Si je me fâche vraiment, c’en est fait de toi. Je ne suis pas ton ami, grommela Vanlommeren. Tu es ici pour ça ? Tu cherches un copain ? J’ai une adresse à Alost. Messieurs, dit Terbeke sur un ton conciliant. Je pense que nous devrions nous calmer. Nous avons assez de problèmes. On aurait dit que ses paroles rebondissaient sur le mur. Loser, dit Dondeyne, et il s’approcha d’un pas. Renate Quisquater se leva et saisit Dondeyne par l’épaule. Merci, dit-elle. Mais venez. Ignorez-le. Il n’en vaut pas la peine. Dondeyne hésita un moment. Puis, il renifla, fit un geste de dégoût et alla se rasseoir. Loser. N’a jamais quitté les jupes de sa maman, siffla Vanlommeren. Marc Dondeyne voulut bondir mais son poignet était prisonnier d’une main de fer. Il regarda stupéfait Renate Quisquater. Elle haussa les épaules d’un air nonchalant mais impératif, non. 29 Holalà ! Un couple ! cria Vanlommeren et il retourna à sa place et il frappa Eddy Terbeke entre les omoplates. Elle porte la culotte. C’est clair. Qu’en penses-tu ? Tandis qu’Eddy cherchait encore à reprendre son souffle, un rire grossier retentit dans la salle. Eddy ! cria Terbeke devenu tout rouge. Sa voix se cassa. Quoi ? Eddy. Je m’appelle Eddy, dit Terbeke. Il s’était levé et il tremblait sur ses jambes. Il en avait assez. Ras le bol. L’incertitude, la tension, cela devait sortir de son corps. Il serra les poings et les dents. Une mutinerie à bord du Bounty, ricana Vanlommeren, tout sauf impressionné. Il cogna de nouveau Eddy entre les omoplates. OK, Elfie ! Sorry, c’est une blague. Don’t worry. Be happy! Marc Dondeyne bondit et, en trois enjambées, il fut devant Vanlommeren qui frappa immédiatement. Son poing fendit l’air. Il perdit l’équilibre et vacilla vers l’avant. Avant de réaliser ce qui se passait, sa joue et son nez heurtèrent le tapis. Celui-ci sentait le moisi mais il y avait aussi une autre odeur, piquante, avec une pointe de citron. C’était l’after-shave de Marc Dondeyne, lequel immobilisait Vanlommeren avec une clé de bras. Du jiu-jitsu, haleta Dondeyne à l’oreille de Vanlommeren. Il appuya davantage son genou sur le dos de l’homme. Le plus ancien sport de combat oriental. Je suis quatrième dan. Exchampion de Belgique. 30 Quand Dondeyne tira vers le haut le coude de son adversaire d’un simple mouvement du poignet, Dominique Vanlommeren gémit de douleur. Les larmes jaillirent de ses yeux. Et j’ai aussi fait de la lutte, dit Dondeyne. Tiens-le toi pour dit. Il libéra le bras de Vanlommeren et l’ignora. Tandis qu’il opérait un quart de tour et cherchait un contact oculaire avec le bonhomme roux, il rajusta sa chemise et sa cravate. Les yeux de Renate Quisquater qui brillaient d’admiration s’agrandirent tout à coup. Ils respiraient l’épouvante. Une angoisse mortelle. Et moi, j’ai fait des combats de rue ! hurla Vanlommeren. La bouteille d’eau minérale éclata sur la bordure métallique de la table basse. Des éclats de verre volèrent de tous les côtés. Dondeyne se retourna en un éclair et revint sur ses pas. Vanlommeren brandissait devant lui le goulot brisé. Ses yeux luisaient de haine. Dondeyne parut pétrifié. Lâche ! s’écria Renate Quisquater d’une voix brisée. Ignorer simplement, chérie, dit Vanlommeren d’une voix rauque et il jeta négligemment la bouteille cassée sur le tapis. Il n’en vaut pas la peine. Je ne me bats que pour survivre. Pas un brin d’ironie dans ces derniers mots. Mais de l’amertume. Eddy Terbeke avait froid. Si froid qu’il craignait qu’il ne pourrait jamais se réchauffer. Son histoire, sa relation imaginaire avec Antonella avait volé en éclats comme une bulle de savon. Ici, c’était le vrai monde de la psychiatrie. 31 Des psychopathes qui marchent sur des cadavres et des femmes chics mais instables, prisonnières des griffes de maquereaux roublards qui ne les perdent pas de l’œil une seconde. Tandis que Vanlommeren lui faisait un clin d’œil, Eddy, qui était pétrifié sur sa chaise, encaissa le coup suivant. La porte s’ouvrit brusquement. Dans l’encadrement, se tenait le commissaire Vergauwen, un GSM à l’oreille et un revolver à la main, impénétrable et menaçant. OK, Monsieur le juge d’instruction, dit Vergauwen. Je vous rappelle. Dois d’abord remettre de l’ordre ici. Il raccrocha. Il glissa le GSM dans la poche de sa veste. Il demeura dans l’ouverture de la porte et, avec le flair d’un flic chevronné, remit son revolver dans son holster. Que s’est-il passé ? Pas de réponse. Le commissaire regarda longuement les débris de verre comme s’il en émanait une sorte de force hypnotique. Puis, ses petits yeux vifs d’oiseau se fixèrent sur Dominique Vanlommeren. Vanlommeren ? J’écoute, dit le commissaire. Dominique Vanlommeren imita le policier. Celui-ci sourit mais il lui fut difficile d’apprécier la comédie. Bien. Je vais donc dire à Mieke que tu as hélas fait une rechute, dit Vergauwen. À toi de choisir. Les mains fortes de Vanlommeren se mirent à trembler. C’est alors qu’Eddy Terbeke prit réellement peur. À supposer que cette brute actionne ce revolver. Il chercha du regard un soutien chez Dondeyne, mais ce dernier ne réagit pas. 32 Renate Quisquater était en quelque sorte roulée en boule sur sa chaise. Non, cria Vanlommeren, une peur terrible dans les yeux. Terbeke ne comprenait pas cette attitude. L’homme était mort de peur. Non ! Pas faire ça ! Oh, que oui ! Bien sûr. Plus : trouble de l’ordre public, résistance lors d’une arrestation, outrage à la police. Cela fera au moins trois nuits pour commencer, dit le commissaire imperturbable. Non, je dois… je dois…, balbutia le gros ours. Il tomba à genoux. Plus aucun mot ne franchit de ses lèvres. Il n’a rien fait, lâcha Terbeke. C’est moi le coupable. Je… heu… je suis assez maladroit. Je voulais boire et la bouteille a glissé de mes doigts. Le commissaire renifla et effleura ses narines. Il chercha le regard de Dondeyne qui lécha ses lèvres sèches et dit : « Il ne s’est rien passé, commissaire. Un incident ». Vergauwen fit marche arrière. Dans l’encadrement de la porte, il se retourna. Tu es à moi, Vanlommeren. À moi. La porte fut refermée. À clé. Dominique Vanlommeren gisait sur le sol comme une petite crotte humaine. Il sécha son nez à la manche de sa salopette et se mit péniblement debout. Merci, Eddy. Pas de quoi… euh… Domi. Dominique, marmonna Vanlommeren et il s’assit. Eddy chercha un regard d’approbation de la part des deux autres. Avec Q U E, dit Dondeyne et il fit la grimace. 33 Renate transforma également sa bouche en quelque chose qui, ma foi, s’approchait d’un sourire. Les quatre se cherchèrent un contact. C’était presque comique. Quand Dondeyne se mit à rire mollement, Vanlommeren fit lui aussi la grimace. Renate Quisquater fut la première à ne plus pouvoir se dominer. Ses éclats de rire retentirent dans la salle. Plus moyen de s’arrêter. Ils s’esclaffèrent. Tous les quatre. Pendant des minutes. Le premier qui reprit ses esprits fut Marc Dondeyne. Il regarda Vanlommeren. Celui-ci remarqua les points d’interrogation dans les yeux de Dondeyne. Il sécha ses joues avec la manche de sa salopette. Quand il redressa la tête, son regard était grave, presque triste. Les pères de Grimbergen, grommela Vanlommeren. Quoi, les pères de Grimbergen ? Ils m’ont donné une deuxième chance et offert un poste de chauffeur. Mais… Le bonhomme se mit à sangloter. Qui est Mieke ? demanda Dondeyne. Il n’y comprenait plus rien. Mon employeur de reclassement, dit Vanlommeren et il se racla la gorge. Elle décide si je dois être colloqué à nouveau ou non. Silence de mort. Ma femme, marmonna Vanlommeren. Elle ne peut pas se débrouiller toute seule. Elle a la sclérose en plaques. Et moi. Moi, je ne peux rien faire sans les pilules que le docteur me prescrit. Le silence se fit dans la pièce, un silence angoissant qui étouffait chaque mot. 34 7 Dominique Vanlommeren marcha vers la porte et se mit à tripoter les boulons avec son tournevis. Les autres l’observèrent mais cela lui était indifférent. Dévisser les boulons et extraire la porte de ses charnières ne prirent que deux minutes au bricoleur expérimenté. Salut la compagnie, grommela Vanlommeren et il disparut dans le couloir sans se préoccuper des autres. Eddy Terbeke regarda les deux autres d’un air interrogateur. Dondeyne haussa les épaules. Renate Quisquater fixa son regard sur les pointes de ses élégantes chaussures et réagit tout aussi peu, et Eddy Terbeke fit donc ce qu’il avait fait toute sa vie. Il alla s’asseoir. Les mains crispées sur son giron. Dominique Vanlommeren se cacha dans une niche du hall et demeura à l’écoute, en retenant son souffle. Un silence de plomb régnait dans la maison. Il se glissa vers la porte d’entrée et testa prudemment la poignée. La porte était fermée à clé et la clé n’était plus là. Il voulut prendre son tournevis mais il comprit que cela n’avait pas de sens. Les charnières étaient habilement intégrées dans le mur. Il regarda rapidement autour de lui. Il n’y avait pas de fenêtre. Sauf au-dessus de la porte. Des vitraux avec des barreaux trop étroits pour se faufiler à travers. Que suis-je en train de faire ? se demanda-t-il. Supposons qu’ils considèrent cela comme un délit de fuite. 35 Mais pour commettre un délit de fuite, il faut qu’il y ait un délit préalable. Et où était le docteur en vérité ? Et que se passait-il ici, bon Dieu ? Vanlommeren ferma les yeux. Après quelques secondes, la curiosité fut plus forte que la peur. Le sombre couloir était silencieux. Ses pas étaient absorbés par la moquette à longs poils. Vanlommeren ouvrit la première porte. La pièce était petite. Le lit d’une personne était fait et rien n’indiquait qu’il se tramait ou s’était tramé quelque chose ici. Vanlommeren referma prudemment la porte et poursuivit son chemin. Là. Cette deuxième porte. Avec le chromo de Marie au mur. C’était la salle de consultation de la doctoresse. La salle avec le petit lavabo dont le robinet coulait. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il était ici ce matin. Pour réparer ce robinet. Il bricolait souvent dans cette cure rénovée et la doctoresse l’aidait à résoudre ses problèmes et lui prescrivait les pilules dont il avait besoin pour pouvoir fonctionner. En noir. Cela marchait bien depuis longtemps. Jusqu’à aujourd’hui. Vanlommeren poussa prudemment la poignée vers le bas. La chambre était obscure. Les lourds volets de bois étaient baissés. Il bloqua sa respiration et tenta d’habituer ses yeux à l’obscurité. Sa main glissa le long du mur et trouva l’interrupteur. Quand il alluma la lumière, il mit les mains devant sa bouche. Ses yeux lui sortirent de la tête. Il fit demi-tour et chercha en vacillant un appui contre le mur. Eddy Terbeke vit le bonhomme trébucher en rentrant. Pâle comme un linge. Il ferma la porte et s’effondra sur sa chaise. 36 Quand Eddy voulut dire quelque chose, la clé fut tournée dans la serrure. La porte pencha redoutablement mais le policier la retint et remit les charnières à leur place avec la pointe de sa chaussure. Il avait une balayette et une boîte en main et, à genoux, il se mit à ramasser les éclats de la bouteille. Vanlommeren était tout pâle sur sa chaise. Le commissaire ne lui prêta aucune attention. Il s’avança vers la porte et l’ouvrit avec circonspection, et dit : « Vanlommeren. Je compte sur toi pour fixer ces charnières », et il demeura debout. Elle… est… morte. Qui ? demanda Eddy Terbeke. Vanlommeren ne sut que répondre. Eddy Terbeke saisit le lourdaud par le revers de sa salopette et le secoua. Qui, Dominique ? Qui est morte ? Le docteur, dit Vanlommeren. Elle est étendue dans sa salle. Elle ne bouge pas. Elle est morte. Ou inconsciente. Vanlommeren dévisagea Terbeke. Non. Morte. Etranglée. Renate Quisquater cilla des yeux, machinalement, comme si c’était des lentilles. Comme si elle prenait des photos des trois autres dont un, c’était clair maintenant, était un assassin. Marc Dondeyne pensait la même chose mais il eut un autre réflexe. Il se précipita vers la porte et se mit à frapper dessus. La porte s’ouvrit tout de suite, un peu comme si le flic était de garde derrière. Je veux sortir d’ici, dit Dondeyne. 37 Je ne compte pas attendre ici que l’assassin m’attrape aussi. Assassin ? dit le policier sans frémir d’un muscle. Etes-vous mieux au courant que moi, monsieur Dondeyne ? Copain, dit Dondeyne. Pas faire le malin, hein ? Je veux savoir ce qui se passe ici. Un citoyen a des devoirs mais aussi des droits. Le policier ricana vaguement. Il posa la main sur l’épaule de Marc Dondeyne. OK. Vous demandez. Nous agissons. Vous pouvez venir le premier, monsieur Dondeyne. Venir ? Oui, nous savons maintenant tous qu’Antonella Di Cesare est décédée. Et l’étape suivante, monsieur Dondeyne, est votre version des faits. Et à Vanlommeren : Quand je reviens, cette porte sera réparée. D’accord ? Et si tu as laissé tes empreintes quelque part, là où elles n’étaient pas tout à l’heure, je veux le savoir. Dominique Vanlommeren opina d’un air revêche. Eddy Terbeke se prit la tête dans les mains et Renate Quisquater commença réellement à élaborer une stratégie. 38 8 Monsieur Terbeke ? Eddy Terbeke sentit ses mains devenir moites lorsque le commissaire s’adressa à lui. Il était le dernier de la liste. La tournure de cette enquête l’avait beaucoup tracassé. Ni Dondeyne, ni Vanlommeren, ni Quisquater n’avaient dit quoi que ce soit. Ils étaient restés muets après l’interrogatoire. Pourquoi moi ? Pourquoi me fait-on passer en dernier lieu ? Parce que la charge de la preuve est écrasante. Parce qu’il veut m’enfoncer en se servant des témoignages des autres. Parce que je suis le suspect numéro un. Parce que je suis une victime complaisante. Parce que j’avais un mobile. Parce que j’aimais Antonella. Quand le commissaire l’invita à s’asseoir, Eddy Terbeke eut l’impression qu’un boulet d’acier lui entravait les chevilles. Mais il savait une chose. Il devait garder secrète sa relation avec Antonella. Vous parlez bien néerlandais, monsieur Terbeke. Heu, dit Eddy Terbeke, et avec la meilleure volonté du monde, il ne put prononcer davantage. Vous étiez pourtant sur les bancs de la même école qu’Antonella Di Cesare, n’est-ce pas ? Eddy Terbeke ne répondit pas mais il rougit. C’est pourquoi je me disais… 39 Pour avoir grandi à Campo di Fano, ce hameau insignifiant des Abruzzes, vous parliez déjà un peu plus qu’un néerlandais correct et sans accent. Eddy Terbeke n’était plus capable de contenir les tremblements de ses mains. Stupide ! Tellement stupide ! Monsieur Terbeke ? Pourquoi êtes-vous si tendu ? Eddy Terbeke demeura sans réponse. Toute sa vie, il avait été tendu. Il s’était déjà demandé pourquoi des milliers de fois. Sa vie était un ruisseau minable. Pas de quoi vous rendre tendu. Sauf Antonella. Vous êtes pourtant célibataire ? Ou vous avez une amie régulière ? Voilà les ennuis qui commencent, pensa Terbeke. Ce flic sait déjà qu’Antonella était ma petite amie. Pas de doute. Non, fit sa voix effrayée. Non quoi ? Je n’ai pas d’amie régulière. Monsieur Terbeke, je veux simplement savoir ce que vous êtes venu faire ici. Faire l’amour. Demander enfin Antonella en mariage. Me débarrasser de ma haine de soi. Donner un sens à ma vie. Toutes ces pensées se bousculèrent dans la tête de Terbeke. Je suis venu pour mon rendez-vous hebdomadaire avec Antonella. Vous la connaissiez donc ? Oui, oui. Vous étiez un patient régulier ? 40 Euh, oui. Aviez-vous rendez-vous ? Eddy Terbeke ne répondit pas. Monsieur Terbeke, vous ne devez pas penser à votre stratégie. Nous finirons par tout savoir, vous savez. Nous allons éplucher les communications téléphoniques de mademoiselle Di Cesare. C’est la procédure habituelle. Non, je n’avais pas rendez-vous. Vous venez donc ici quand vous voulez ? Non, non. Ce n’est pas ça non plus. Je viens tous les jeudis matin. Donc, vous connaissiez Antonella Di Cesare, disons, assez intimement. Oui. Comment… Comment est-elle morte ? C’est moi qui pose les questions, dit sèchement le commissaire. Oui. Vous la connaissiez donc assez bien, insista le commissaire. Je la connaissais assez bien, oui. Elle était manifestement très brillante, dit le commissaire et Eddy eut l’impression de voir une drôle de grimace sur le visage de l’homme qui prenait soigneusement des notes. Il se sentit tout à coup très mal à l’aise. On n’aurait pas dit qu’il parlait des qualités professionnelles d’Antonella. D’ailleurs, ce policier ? Que venait-il faire ici ? Si tôt ? C’était peut-être le moment de contre-attaquer. Le moment d’inverser les rôles. Quand il leva la tête, les yeux du policier transpercèrent quasiment la peau d’Eddy. 41 Vous vouliez dire quelque chose ? Non, rien, dit Terbeke d’un air coupable. Que lui est-il arrivé ? Monsieur Terbeke, c’est ce que je vais essayer de tirer au clair avec vous. Connaissez-vous les trois autres ? Non, dit Terbeke, surpris par la question. Où voulait en venir ce bonhomme ? C’était à en perdre la raison. Et cette fille d’Europe de l’Est ? Non. OK. Un peu de chronologie. À quelle heure êtes-vous arrivé ici ? À neuf heures. Vous avez bonne mémoire. Oui, je suis plutôt ponctuel. Très bien. Et ensuite ? J’ai sonné. Vous n’aviez pas la clé ? Non, bien sûr que non. OK. Continuez. J’ai sonné et la porte s’est ouverte et je me suis dirigé vers la salle de consultation d’Antonella. Et j’ai frappé à la porte. Vous connaissiez le chemin ? Oui. C’était toujours comme ça ? Non. La plupart du temps, Antonella venait me chercher. Avez-vous vu ou entendu quelque chose de suspect quand vous êtes entré ? Non. Rien. 42 Et alors ? Que s’est-il passé ? Antonella n’était visiblement pas là. Puis, cette Polonaise est arrivée. À quelle heure ? Au bout de neuf à dix minutes, je crois. Vous croyez ? Non, j’en suis sûr. Elle m’a conduit dans la salle d’attente. Quelqu’un a sonné. Qui ? Je ne sais pas. Je ne l’ai pas vu. Je devais uriner. Alors, comment savez-vous que c’était un homme ? demanda le commissaire sans élever la voix. Eddy Terbeke se mordit la lèvre. Monsieur Terbeke ? Je ne sais pas. Je l’ai supposé. Comme vous avez également supposé qu’Antonella Di Cesare était « occupée » avec quelqu’un d’autre pendant que vous attendiez ? C’est pour ça que vous êtes venu si tôt ? Parce que la chair serait fraîche. Eddy Terbeke retint son souffle. Il ne comprenait pas. 43 9 Dans la tête de Peter Vergauwen, le scénario commençait à prendre forme. Renate Quisquater, qui n’avait aucun rapport avec un quelconque bureau d’architectes, était venue solliciter un emploi avec vivre et couvert et elle était probablement entrée la première. Elle se trouvait dans le petit bureau à côté de la cuisine quand Antonella Di Cesare avait été appelée par sa femme de ménage polonaise. Selon ses propres dires, elle était restée là jusqu’à ce qu’on l’appréhende. Elle n’avait rien vu ni entendu. Terbeke était arrivé en deuxième lieu. À neuf heures. Il affirmait que cette Polonaise était venue le chercher. Possible. Dondeyne, le troisième à se présenter et qui était arrivé quelque dix minutes plus tard, n’avait pas vu Terbeke. Restait : Vanlommeren. Peter Vergauwen l’avait lui-même cueilli. Il était assis dans la cabine de son camion et il fumait une cigarette. Il prétendait et continuait à prétendre qu’il se trouvait là depuis à peine cinq minutes et que, s’il avait effectivement sonné, il n’était pas entré. Quoique la porte d’entrée fût entrouverte quand Vergauwen avait extrait l’homme de son véhicule. Il pouvait donc aussi être l’assassin. Restaient cinq auteurs potentiels des faits. Et aucun d’entre eux n’avait un alibi. 44 Car chacun était demeuré au moins dix minutes seul dans la maison. Vergauwen soupira et regarda à travers les barreaux de la fenêtre de la cuisine. Cette maison ressemblait à une forteresse. On ne pouvait pas y entrer, pas plus qu’on ne pouvait en sortir. Il avait établi son QG dans cette pièce. Si l’un des patients songeait à prendre la fuite, il pourrait voir qui c’était et où il allait. Il voyait les voitures sur le parking. Il jeta un nouveau regard par la fenêtre. Il n’y avait personne. Il soupira. Une petite fille à papa gâtée qui devait trouver un emploi pour survivre. C’était l’image que Renate Quisquater s’était faite d’elle-même. En vérité, son riche papa était un patient d’Antonella Di Cesare. Et elle avait soupçonné qu’Antonella était la raison pour laquelle son riche vieux papa l’avait larguée. Elle l’avait finalement admis à contrecoeur. Et puis, il y avait Terbeke, un célibataire un peu godiche qui était tombé amoureux de sa psychiatre. Dondeyne, le représentant tout lisse. Il veut se débarrasser de ses sentiments dépressifs et de préférence sans que sa femme le sache, mais il choisit comme thérapeute une femme bien roulée. Et last but not least, Vanlommeren, un paysan grossier pourvu d’un casier judiciaire et qui a reçu de son fonctionnaire de reclassement la stricte interdiction de prendre des médicaments, mais qui se débrouille sournoisement pour trouver des substituts à ses pilules, sans quoi il ne peut pas fonctionner normalement. Vergauwen devait provisoirement se contenter de ces éléments. Et il ne fallait pas oublier la Polonaise clandestine. 45 Elle avait pris Terbeke en flagrant délit dans la salle de consultation de la doctoresse. Mais cela plaidait-il en sa faveur ? Non, sûrement pas. 46 10 L’atmosphère était totalement trouble. Chacun observait chacun. Ils étaient d’accord sur un seul point : Antonella Di Cesare était morte. Assassinée. La sueur inondait Eddy Terbeke. Ce n’est pas moi ! Les trois autres le dévisagèrent et il se mit à transpirer davantage. Voyons. Nous sommes tous logés à la même enseigne. Pourquoi ne pas collaborer ensemble ? Pourquoi ne pas chercher nousmêmes qui est l’assassin ? Tu peux commencer. Tu habites ici, dit Renate d’une voix sonore. Ou c’est tout comme. Elle n’avait rien dit jusqu’à présent et cela donnait plus de force à ses propos. Moi ? Tu es bien Eddy Terbeke, pas vrai ? Oui. Pourquoi ? Elle t’a bien décrit. Qui ? gémit Eddy et il ne put empêcher sa voix de se briser. Mademoiselle Di Cesare. J’étais chez elle. Ce matin. Pour un entretien d’embauche. Tu es médecin ? dit Dondeyne avec un étonnement sincère. Ex modèle, répondit-elle avec une certaine réserve. Je cherchais une place de banale secrétaire. 47 Je pensais bien que tu étais modèle, dit Dondeyne avec un large sourire. Mais parlons plutôt de notre ami Eddy, répliqua Renate. Quand il sentit tous les regards se tourner vers lui, Terbeke commença à vaciller. Victime de sa propre initiative. Un bedon d’hédoniste, honnête et amoureux d’Antonella Di Cesare. Amoureux jusqu’aux oreilles. Toujours à temps, d’une ponctualité professionnelle, mais elle avait vraiment peur de cet homme borné et de ses pathétiques demandes en mariage. C’est l’une des raisons pour laquelle elle voulait prendre quelqu’un de plus à son service. Nourrie et logée. Pour ne pas être seule. On entendit les mouches voler dans la salle. Heureusement, la porte s’ouvrit. Le commissaire Vergauwen entra dans la pièce avec des tartines et une cafetière. Commissaire ! dit Eddy Terbeke. On m’accuse à tort ! Je veux une confrontation ! Tout de suite ! Bon appétit, dit Vergauwen et il posa calmement le lunch sur la table en faisant un geste engageant. Désolé, mais je n’ai pas trouvé de dessert. Comme il faisait mine de sortir, Eddy lui coupa la route. Il était devenu tout rouge. Monsieur Terbeke ? fit la voix bourrue. Une confrontation. Je veux une confrontation. Tout de suite ! Pourquoi ? Parce que je… parce que je suis accusé à tort. D’une chose que je n’ai pas commise. Du calme, monsieur Terbeke. N’anticipons pas. 48 Vous n’êtes accusé de rien du tout pour le moment. Que ce soit bien clair. Accuser quelqu’un est de la compétence du juge d’instruction. Et il n’est pas encore là. Vous nous avez pourtant entendus. Dans ce cas, pourquoi ne pouvons-nous pas rentrer chez nous ? grommela Dominique Vanlommeren. Il avait l’air d’un soufflé dégonflé, songea Marc Dondeyne. Il n’y avait plus un poil d’énergie chez ce dur à cuire. Il en était ainsi depuis qu’il était revenu de l’interrogatoire individuel et, pour Marc Dondeyne, ce n’était rien de moins qu’un signe de culpabilité. Terbeke, cette tomate en sueur, n’était pas coupable. Ce garçon n’avait pas les couilles nécessaires. Mais sa voisine, le modèle, oui, pensa Marc Dondeyne. Il la voyait plutôt comme une call-girl qui n’a pas réussi. C’était une chose nouvelle. Et une opportunité. Un reflet de la vie même. Dans toute chute se trouve une nouvelle chance, songeait Dondeyne, et il lui réserva galamment une chaise. Ses sentiments dépressifs, il leur donnerait libre cours une autre fois. Renate, qui apprécia le geste, s’assit. Eddy, l’abruti, était toujours nez à nez avec le policier. Il avait plus de couilles qu’on aurait pu croire, se dit Renate, et avait-elle raison ? S’agissait-il d’un crime passionnel ? Vanlommeren, dit le commissaire. Tu rentreras chez toi quand je te le dirai. C’est clair ? Et si j’étais toi, je mangerais quelque chose, car nous ne sommes pas encore au bout de nos peines. Cela risque d’être long ! La porte se referma brusquement. La clé fut tournée dans la serrure. 49 Eddy ! Eddy Terbeke regarda derrière lui. C’était Vanlommeren qui le hélait. La brute semblait reprendre vie face à la nourriture. Tu es décidément l’obsession de ce sale flic ! dit Dominique Vanlommeren et il se jeta littéralement sur les tartines, les ouvrit l’une après l’autre pour voir ce qu’elles contenaient et en engloutit une. L’homme ne mangeait pas, il se nourrissait. Renate observa le tableau le nez en l’air. Monsieur Vanlommeren, vous êtes un porc ! Vanlommeren ricana. Il y avait un bout de viande entre ses dents. Et toi, ma chatte, grogna-t-il, qui es-tu pour juger quelqu’un d’autre ? Vanlommeren, rugit Dondeyne, un peu de manières en présence d’une dame. Dondeyne ! Le chevalier blanc ! dit Vanlommeren et ses yeux brillèrent d’une lueur dangereuse. Et qui es-tu pour me faire la leçon ? Penses-tu que tu es quelqu’un parce que tu sais te tenir à table ? Est-ce essentiel dans la vie ? Si tu te volatilisais ici même, qui te regretterait ? Vraiment ! Qui donc ? Dondeyne se tut. Surpris par la répartie. Ta femme ? Que tu trompes dès que tu franchis le seuil de ta maison le matin. Crois-tu que je suis aveugle ? Qui, Dondeyne ? Tes pauvres gosses ! Silence de mort. Le seul bruit était les sorties sans façon de Vanlommeren. Marc Dondeyne bondit comme s’il avait été piqué par une guêpe. 50 Vanlommeren serra les coudes sur la table et courba les épaules. Eva, ma femme, hurla Dondeyne. Elle ne peut pas avoir d’enfants ! Dommage pour elle, grommela Vanlommeren sur un ton qui sous-entendait une vague excuse. Pour vous tous. Et moi, je n’en veux pas, cria Renate Quisquater. C’était un coup acéré. Et c’est un choix assumé ! Eddy Terbeke observait le tableau les yeux vides. On aurait dit qu’ils en étaient revenus à leur point de départ. Il en fut totalement découragé et il se traîna vers la table. Il ne voulait même plus penser qu’un assassin se trouvait dans la pièce. Il avait faim. Un besoin essentiel. Comme le sexe. Et l’amour. Il n’avait pas d’enfants. Il ne s’était jamais préoccupé de ça. Il avait toujours considéré ce fait comme allant de soi. Il piqua une tartine sur la table et se mit à mâchonner. Il ne goûtait rien. Il ne sentait rien dans sa gorge. C’était les tartines qu’Antonella avait dû préparer. Pour eux tous. Des enfants. Avec Antonella. Comme cela aurait été super. Il courut vers la porte. Raidi par le stress. Il devait savoir. Dominique ! Elfie ? Ouvre cette porte ! Pourquoi le ferais-je ? Ouvre ! Vanlommeren ricana et, le tournevis en main et une tartine en bouche, il se dirigea vers la porte. En quelques secondes, les boulons furent dévissés. 51 Voilà. Refroidis-le, dit Vanlommeren avec un geste d’encouragement. Tu nous feras plaisir. Eddy Terbeke sortit gauchement. Son cœur battait la chamade. Hé, Eddy ? Quoi ? Si tu n’es pas revenu dans un quart d’heure, je revisse ces charnières. Terbeke regarda Vanlommeren de ses yeux sans vie. Tu ne piges pas ? Je veux rentrer chez moi. Je n’ai rien fait. Mais… mais… Je suis de la vieille école, Eddy. Un homme d’honneur. Tu m’as aidé. Maintenant, je t’aide. Faut pas chercher plus loin. Un quart d’heure. Quand Vanlommeren referma la porte, Eddy Terbeke regarda devant lui. Le couloir était vide. Ses yeux fixèrent la porte d’entrée. Pas de clé dans la serrure. L’angoisse bouillonnait dans sa poitrine, mais il devait savoir et il saurait. Il s’avança avec circonspection vers la salle de consultation. La salle avec l’image de Marie à côté de la porte. Il abaissa la poignée. La porte était verrouillée. Eddy Terbeke ravala son angoisse. Les larmes jaillirent de ses yeux. Il hoqueta, se mit la main sur la bouche et fit demi-tour. Il s’arrêta devant la chambre de la Polonaise. En hésitant. Elle avait peut-être vu quelque chose. Après tout, elle habitait ici. Il frappa doucement à la porte mais il n’entendit rien. Il essaya la poignée qui, à sa grande surprise, céda. Ce flic n’avait-il pas fourré la clé dans sa poche ? 52 Il ouvrit lentement la porte, en retenant son souffle. Quand il alluma la lumière, son visage devint livide. Ce qu’il vit l’horrifia. Il n’oublierait jamais cette vision. Jamais. Il se saisit instinctivement la gorge. Il y eut tout à coup des bruits de pas dans le couloir. Terbeke entra dans la chambre et éteignit. Il attendit le cœur battant que les pas s’éloignent. C’était sûrement ce commissaire. Les larmes roulèrent sur ses joues. Comme ça. Il entendit une porte s’ouvrir. Les charnières grincèrent. La porte de la cave. Du moins, c’est l’impression qu’il eut. Il avait une fois été dans la cave. Chercher une boisson pour Antonella. Les charnières de cette porte grincèrent alors d’une façon effrayante. Il compta lentement jusqu’à cent et poussa la porte contre en haletant. Personne dans le couloir. Toutefois, il n’osa pas s’y aventurer. Tout était sombre dans la maison. Quelqu’un avait descendu tous les volets. Eddy Terbeke avança dans le couloir. Il ne pouvait plus rester dans cette chambre. Pas une seconde de plus. Comme s’il étouffait. Cette pauvre Polonaise. Et cette bouteille. Les éclats. Les éclats de cette bouteille d’eau minérale brisée. Et ce sang. Tout ce sang. Eddy Terbeke sortit en titubant et tout en cherchant à s’appuyer contre le mur, blanc comme un linge, il ouvrit la porte du lounge. La porte de la cave était entrouverte. 53 CHAPITRE 2 par Nadine Monfils 54 11 Eddy avait toujours eu une peur panique des caves. Quand il était petit, son père l’y enfermait chaque fois qu’il faisait une bêtise. Il se souvenait du jour où il avait cassé le carreau de la voisine avec une catapulte… Elle l’avait bien mérité, cette vieille bique ! Elle racontait plein de mensonges sur tout le monde dans le village. Une vraie sorcière ! Il la revoit avec ses petits yeux de fouine et sa peau fripée comme un parchemin. Toujours planquée derrière ses rideaux dégueulasses. Une harpie ! Chaque fois qu’il avait été enfermé dans la cave, Eddy en était ressorti tremblant de peur. Il avait la hantise du noir, et il ressentait encore ce froid humide, une odeur de mort… La dernière fois, il avait senti quelque chose courir sur ses pieds. Sans doute un rat. Et il avait hurlé ! Mais son père n’était pas venu lui ouvrir la porte. Il l’avait tout simplement oublié. Si ma mère avait été là, elle n’aurait jamais accepté ça ! Mais la pauvre était morte en couches. Sans doute pour ça que son père lui en voulait – peut-être inconsciemment – d’être là. Il n’imaginait pas un seul instant que sa mère fût pareille. Il l’avait embellie dans ses songes et avait fait d’elle un être idéal, une sorte de fée qui veillait sur lui. Sur la seule photo qu’il avait d’elle, il avait vu la même douceur dans son regard que dans celui d’Antonella. 55 Un regard de petite fille perdue au milieu d’un champ de coquelicots. Rouges, comme le sang de Cheska. Et s’il descendait quand même ? Bizarre que cette porte soit ouverte. Non, pas après ce qu’il venait de voir ! Il tremblait de tout son corps et sentait la sueur perler le long de son cou. Qui avait commis cet horrible crime ? Plus que jamais, il avait besoin de parler à Antonella. A qui pourrait-il se confier désormais ? Il n’avait personne, même pas d’amis. Que des relations de boulot. Il sentit une poussée d’eczéma et se mit à se gratter frénétiquement le pli du genou gauche. Saloperie ! C’est en titubant qu’il se dirigea vers la cuisine, là où le commissaire Vergauwen avait installé son bureau. Il n’aimait pas ce flic. Ni les poulets en général. Et celui-là le débectait particulièrement avec son air de tout savoir et son gros bide. Et ça, c’était pas un « abcès de comptoir », un de ces bons ventres ronds gorgés de bonheur de vivre et de bière savoureuse, comme dans les peintures de Jérôme Bosch. Il aurait donné sa chemise et le reste pour savourer une bonne Grimbergen, un ange de velours doré comme les blés. Avec une petite mousse qui vous dessine une moustache. Chaque fois qu’il avait paniqué, Eddy Terbeke s’était échappé dans son imaginaire. Une façon de ne pas hurler. Mais les faits étaient là, une femme était morte, sauvagement assassinée, et il ne pouvait rester plus longtemps ainsi, en s’évadant de la réalité. Quand il entra dans la cuisine, il trouva cet orang-outang de Vanlommeren, tenant un gsm. Qu’est-ce que tu fais là ? lança Terbeke. 56 Je voulais appeler ma femme, pour pas qu’elle s’inquiète. Avec sa maladie, elle sait pas se débrouiller sans moi. Et toi ? Qu’estce que tu fais là ? Joue pas au con avec moi… Je viens de trouver le cadavre de cette pauvre Polonaise… Quoi ? Cheska ? Oui. Elle a été tuée avec une bouteille cassée. Une bouteille d’eau minérale, si tu vois ce que je veux dire… Y a des tas de gens qui boivent de la flotte. Oui, sauf que celle-là, c’est la tienne. Tout le monde ici t’a vu avec, objecta Terbeke. Et alors ? Ça prouve rien. T’as jamais vu des films policiers, toi ? Des histoires avec l’assassin qui maquille les indices pour mettre les couillons comme toi sur une fausse piste ? Après tout, qui nous dit que c’est pas toi l’assassin, hein ? Parce que c’est moi qui ai découvert le cadavre. Ouais… C’est ce que tu prétends. Mais moi, j’étais pas là pour voir ce qui s’est passé. T’as très bien pu la tuer et venir ici faire ton cinéma pour m’accuser. Pas difficile de choper ma bouteille d’eau. Je l’ai laissée traîner. Quand la police viendra, elle constatera les faits et se basera sur des preuves tangibles et pas sur des suppositions farfelues. Or, sur cette bouteille, il y a sûrement tes empreintes. Evidemment, puisque j’ai bu de l’eau, patate ! Première fois qu’on traitait Eddy de patate ! Son père l’avait déjà affublé de tous les noms, mais pas de celui-ci. Prends ça de qui ça vient. Un chimpanzé mal peigné qui a un casier judiciaire. 57 Mais c’est vrai, ça ! Avec la casserole qu’il se trimballait, le Vanlommeren n’était pas prêt à passer entre les mailles du filet ! T’es cuit, mon vieux ! Je me demande bien ce que tu as fait pour avoir un casier judiciaire, fit perfidement Eddy Terbeke. Et ben, si on te pose la question, t’as qu’à dire que t’en sais rien. C’est pas tes oignons. Erreur ! Ça devient les oignons de tout le monde ici, à partir du moment où on va tous nous soupçonner d’être le meurtrier. Regarde ce que j’ai trouvé, dit-il, c’est le gsm du commissaire. Et tu sais quoi, mec ? Y a rien dedans ! Comment ça « y a rien dedans » ? Son fichier est vide ! Hein ? Ça veut dire qu’il se fout de nous, ce mec. Il prétend avoir appelé du renfort, tu parles ! Il veut peut-être mener son enquête tout seul, expliqua Terbeke. Jouer à Maigret ou à Columbo. Avec la gueule qu’il a, c’est plutôt à l’agent 15 dans Quick et Flupke… En temps normal, c’est le genre de remarque qui aurait fait marrer Eddy Terbeke. Mais là, il n’avait pas le cœur à rire. L’image de la bonne baignant dans une mare de sang le hantait. Et cet abruti de Vanlommeren qui tentait de faire diversion en jouant la carte de la sympathie… Non, Terbeke n’était pas dupe. Ce type était le plus suspect d’entre tous, avec son passé merdique. 58 D’ailleurs, qu’était-il venu faire ici, ce bricoleur de Saint Nicolas avec son tournevis ? Pauvre type, va ! Tu avais rendez-vous avec la psy ? demanda soudain Eddy. Non, j’ai pas besoin de ça. Je vais bien, moi ! Alors qu’est-ce que tu es venu foutre ici ? A part faire semblant de chipoter aux portes et aux robinets? Qu’est-ce que t’y connais en bricolage, toi, hein ? Avec ton look de rond de cuir… Je préfère avoir mon look que le tien ! On dirait un ramasseur de poubelles avec ta salopette pleine de taches. C’est bien la preuve que je bosse, moi, et que je ne gagne pas mon fric avec mon cul sur une chaise ou dans une bagnole de m’as-tu-vu. En attendant, moi je suis clean et j’ai pas de casier. Il n’y a pas d’innocents, martela Vanlommeren. Il n’y a que des gens malchanceux. Et puis, qui t’es toi pour me juger ? Quoi qu’il en soit, c’est toi que les flics soupçonneront en première ligne. Ah oué ? Dis-moi pourquoi j’aurais tué cette femme de ménage ? Et pourquoi j’aurais tué madame Antonella ? C’est elle qui me prescrivait de temps en temps des somnifères parce qu’avec la maladie de ma femme, je ne ferme plus l’œil de la nuit. C’est aussi grâce à elle que j’ai été engagé comme chauffeur à l’abbaye de Grimbergen. Elle est intervenue en ma faveur et, du coup, ça m’a donné une deuxième chance de m’en sortir. 59 C’est pas la première fois qu’on voit quelqu’un assassiner celui qui l’a nourri… objecta Terbeke qui aimait picorer dans les faits divers. Oui, ben pas moi. J’ai de la reconnaissance pour ceux qui sont gentils avec moi. C’est ce qu’on dit ! Toi, par contre, t’avais des raisons de tuer la psy, affirma Vanlommeren. Ah oui ? Lesquelles ? grogna Terbeke qui sentit de nouveau un chatouillement agaçant au pli de sa cuisse. Il se retint de se gratter pour ne pas montrer son énervement à l’autre zigue qui aurait été trop content. T’avais rendez-vous avec elle ? Pas plus que toi, que je sache. Antonella et moi avions une relation privilégiée. Je suis son patient préféré. La preuve est qu’elle m’a dit que je pouvais toujours venir quand je voulais si j’en ressentais le besoin. T’es un grand malade, mec ! se moqua Vanlommeren. C’est pas parce qu’on va voir un psy qu’on est toqué ! Et toi, t’aurais bien eu besoin de la consulter, ça t’aurait peut-être remis les billes en place ! Espèce de… Dominique Vanlommeren se rua sur lui et l’attrapa par le col de sa chemise, puis l’envoya valdinguer dans les chaises. 60 Eddy Terbeke tenta de s’agripper à la table de cuisine pour se relever, mais l’autre brute était sur lui et le secouait comme un prunier en hurlant : Tu vas fermer ta gueule, oué ? J’suis pas dingue, moi ! Pauv’con ! Lâche-moi ! Je t’ai rien fait, suffoqua Terbeke. Je supporte pas qu’on me prenne pour un timbré ! t’as compris ça, imbécile ? Si tu comptes sur moi pour te faire des excuses, tu peux toujours courir ! Et paf ! Le bulldozer lui en claqua une de derrière les fagots ! Sûr qu’il allait saigner du nez. Et avoir la façade démolie. C’est bon, bredouilla Eddy. C’est bon… Il resta un moment étendu sur le sol. Mains sur les hanches, Vanlommeren le toisait de toute sa hauteur, le regard haineux et la bouche crispée dans un méchant rictus. On va se calmer, fit Eddy Terbeke. Laissons la police mener son enquête. Ah ! Ah ! Tu parles ! Les renforts ne sont pas près d’arriver ! Faut se barrer d’ici vite fait. Si tu fais ça, c’est que t’es coupable, rétorqua Terbeke. Pauvre tache, tu vois pas qu’on nous a piégés ? Qui nous a piégés ? L’assassin. Il nous a enfermés dans cette villa. Toutes les portes sont verrouillées et les clefs ont disparu ! Tu es bricoleur, non ? Ouais mais pas magicien. 61 Ces portes sont épaisses, c’est du chêne massif. On est dans une ancienne cure ici, fieu. Et impossible d’ouvrir les volets ! Quelqu’un a coupé les lanières, godferdomme ! On est faits comme des rats alors ? geignit Terbeke qui détestait l’idée d’être enfermé. Faut voir… Y a peut-être une sortie par le toit… De toute façon, si on fiche le camp, on sera suspectés immédiatement. Moi je reste. Je n’ai rien à me reprocher et je fais confiance au commissaire. Vanlommeren se marra. Faire confiance à la police ! Faut vraiment avoir des pâquerettes à la place des neurones ! Il les avait côtoyés lui, les poulets. Aussi corrompus que ceux qu’ils mettaient sous les verrous ! Pas un pour racheter l’autre. La preuve : pourquoi Vergauwen leur avait-il menti à propos des renforts qui allaient soi-disant arriver alors qu’il ne les avait même pas appelés. Faut pas faire confiance aux menteurs. Dominique Vanlommeren était peut-être un ancien voyou, mais lui, il n’avait jamais menti à personne. Fallait résoudre cette énigme du gsm. Et pour ça, il devait retrouver le commissaire. Eddy finit par se relever en grommelant. Sa chemise était déchirée ! Une chemise toute neuve ! Au moment où Vanlommeren voulut chercher le gsm qui a avait volé dans la bagarre, la lumière s’éteignit. Putain ! manquait plus que ça ! s’écria Terbeke en proie à une peur panique. Depuis que son père l’avait enfermé dans la cave, il ne parvenait plus à dormir sans lumière. 62 Et là, il se retrouvait dans la même situation. Il avait cinq ans et des serpents qui s’enroulaient autour de son ventre pour l’empêcher de respirer. Il se mit à suffoquer, son eczéma le reprit et il ne put s’empêcher de se gratter avec frénésie. Faut rejoindre les autres, fit Vanlommeren. Ils ont peut-être trouvé des bougies ou des lampes de poche. Il me semble apercevoir une lueur au bout du couloir. Je te suis… 63 12 Terbeke était rassuré d’entendre la voix de Vanlommeren. Même si celui-ci venait de lui taper dessus… Comme quoi, la vie est une succession d’imprévus et de retournements de situations. En fonction de ça, un bon pouvait devenir méchant et inversement. Jusqu’où sommes-nous vraiment responsables de notre comportement et de nos actes ? pensa Eddy. Nous ne naissons pas tous égaux, ni avec la même intelligence. Il avait lu les livres de Stéphane Bourgoin, le spécialiste en Sérial Killers, et il savait que la plupart des tueurs en série avaient eu une enfance démoniaque et horrible. Il s’était souvent demandé comment lui s’en serait sorti s’il avait eu une enfance pareille, vu que la sienne n’avait déjà pas été rose et qu’il en avait gardé de sérieuses séquelles. Même des années de psychothérapie n’avaient pas résolu ses problèmes ! Parfois, il lui arrivait de faire des choses dont il ne se souvenait plus. Et là, de nouveau, il se mit à douter… Etait-il sûr de ne pas avoir tué Cheska ? Il avait aussi lu des ouvrages traitant de ce phénomène qui consistait à commettre des actes horribles, sans aucune raison, et à ne plus s’en souvenir après. A se retrouver devant un cadavre sans savoir ce qui s’était passé. Mais non ! Je ne l’ai pas tuée ! Je ne suis quand même pas fou ! Même si mon père a tenté pendant des années de m’en convaincre… C’est lui qui l’était ! Et si c’était… héréditaire ? 64 Ah ! Où étiez-vous ? fit Marc Dondeyne en brandissant sa bougie vers le visage paniqué de Terbeke. Dans la cuisine… Je… J’ai trouvé le cadavre de Cheska dans sa chambre. Puis je suis allé rejoindre Vanlommeren. Quelqu’un l’a assassinée… Quelle horreur ! s’exclama Renate Quisquater qui suivait à quelques mètres. Et où est le commissaire ? Je le cherche, grogna Vanlommeren. Il nous a couillonnés avec son téléphone. L’a pas appelé du renfort. Et sa liste est vide. Je ne l’ai pas vu, assura Dondeyne. Eh, ne me laissez pas toute seule dans le noir, geignit Renate. Ça craint ici ! Pourquoi ? T’as peur de te faire violer ? ricana Marc Dondeyne. Pff… J’ai d’autres ambitions que de me faire trousser par un représentant en appareils électroménagers ! T’as tort, poulette, t’aurais toute la panoplie de la parfaite ménagère gratos. Pas besoin de ça. Je préfère me payer une boniche. Je vois que Madame a la folie des grandeurs ! Parfaitement ! Madame a de l’ambition, mon cher. Je n’envisage pas ma life avec un gagne-petit. Oh, regardez ! fit Vanlommeren, il y a un chandelier, là ! Il le prit, alluma les bougies et proposa aux autres de partir avec lui à la recherche du commissaire. Ce trouillard est sûrement planqué dans un coin, tremblant comme une souris qui a entendu un chat! Il l’imaginait bien pissant dans son froc, tel un gamin. Et cette idée le fit jubiler. 65 Rien de plus jouissif que de penser à un flic qui a les jetons ! Donnez-moi la bougie, fit Renate en la prenant d’office à Marc Dondeyne. Vous aurez assez de lumière avec le chandelier. Moi je retourne dans la salle d’attente. Y a des magazines là-bas. Ça va m’aider à passer le temps. Renate Quisquater aimait la mode et les futilités. Ça la déstressait. Un peu comme si on jetait une pluie de paillettes autour d’elle. C’était sa thérapie. Les derniers potins des stars, les chapeaux de la reine d’Angleterre, la rubrique « William à l’aide dans Voici », les histoires des vedettes dans Paris Match… des bêtises qui lui faisaient du bien et lui donnaient des petites ailes roses. Par contre, il y avait aussi autre chose en elle… Une soif de connaissance. Une envie de spiritualité. Elle avait toujours cherché un sens à sa vie. Et ne l’avait pas encore trouvé. C’est sans doute pour cette raison qu’elle avait été attirée par cette petite annonce de la psy qui était en quête d’une réceptionniste. Le boulot en lui-même n’était pas vraiment sa tasse de thé, mais le lieu, oui. Etre près de l’abbaye de Grimbergen la branchait bien. Elle y était allée une fois, en visite, et y avait ressenti quelque chose qu’elle n’avait jamais connu auparavant. Une sorte de bien-être et de paix intérieure. Il y avait là une atmosphère unique. Comme si cet endroit avait gardé en lui toutes les prières, pareilles à des plumes d’anges qui enveloppaient ceux qui s’abandonnaient dans ces lieux de recueillement. Le grand silence. Celui qui apaise toutes nos souffrances. Que l’on soit croyant ou pas, ce silence-là touche à ce qui nous dépasse. 66 A quelque chose de surnaturel ou de divin. Renate avait eu un choc dans cette abbaye, plus que dans toute autre qu’elle avait visitée. Du coup, elle s’était renseignée sur l’historique et avait appris qu’elle avait été construite au 12ème siècle, dans ce petit village de Grimbergen au nord de Bruxelles, et que les bâtiments avaient subi un premier ravage suite à un incendie. La vie de l’abbaye dans les années suivantes ne fut pas un long fleuve tranquille et elle subit de nombreux dégâts, fut pillée, et de nouveau incendiée. Cent plus tard, l’église, un mélange de style baroque flamand et de rococo, ainsi que l’abbaye de Grimbergen, furent remises à neuf. Mais toujours, on a vu l’édifice religieux renaître de ses cendres, d’où l’emblème du phénix, repris aussi sur la bière des moines. Et si ce breuvage avait le pouvoir d’effacer nos soucis et de faire de nous des nouveau-nés, ne fût-ce que le temps de le savourer ? Renate Quisquater se mit à sourire à cette idée. Elle ne rechignait pas à boire une bonne bière et trouvait cela plus digeste que le vin. C’était aussi sa façon de communier avec l’abbaye dont la devise était « Brûle mais ne se consume pas », et de sentir les bonnes ondes en fermant les yeux. Une manière de se recueillir en quelque sorte… Renate releva le col de son manteau rose et décida de se griller une cigarette pour se réchauffer. Impression illusoire, certes, mais qui faisait partie de ses fausses motivations pour justifier son envie de fumer. Fallait qu’elle arrête. Elle le savait, que ce poison allait lui bouffer les poumons. C’est ce qui avait tué sa sœur, partie avec un cancer en bandoulière au pays d’à l’envers. 67 Plus âgée qu’elle, elle s’était battue, mais trop tard. Renate ne sortit pas son briquet pour allumer la clope qu’elle extirpa de son paquet de Dunhill. Elle aspira une bouffée au-dessus de la flamme de la bougie qu’elle avait posée dans un cendrier sur la table de la salle d’attente. Que fichaient les autres ? Ils en mettaient du temps ! Dommage que la psy soit morte. Renate Quisquater aurait bien aimé ce boulot de réceptionniste ! Voir du monde, se faire belle pour accueillir les clients, prendre sa voix la plus charmeuse… Elle avait toujours eu ce besoin de séduire. C’était son moteur du matin, comme d’autres ne peuvent démarrer la journée sans une tasse de café ou une cibiche. Draguer n’était pas spécialement son truc. Elle préférait être choisie pour ne pas prendre de râteau. Mais elle aimait plaire. Elle trouvait que ça faisait partie du respect de l’autre. Une forme de politesse et d’élégance. Il y avait en elle deux facettes : une qui pouvait paraître futile et une, bien plus secrète, qui touchait à la profondeur de l’âme. Certes, elle provenait d’une famille bourgeoise qui, avec tous les défauts qu’elle lui trouvait, avait cependant eu l’avantage de la baigner dans une culture classique, propice au développement de la pensée. Son père écoutait Bach et avait une grande bibliothèque de livres merveilleux dans laquelle elle pouvait puiser à sa guise. Pas de télé chez les Quisquater ! Une famille d’un autre temps. Avec ses règles trop strictes et ses tabous. Mais aussi avec ses secrets, certainement… Renate n’en avait jamais découvert. 68 Mais elle le supposait pour avoir lu des romans de Flaubert, dont le célèbre Madame Bovary qui l’avait fort marquée, d’autant que sa mère s’appelait Emma, comme l’héroïne. L’image que lui donnaient ses parents était celle d’un couple sans histoire et sans problèmes. Des gens bien-pensants et guindés, engoncés dans leurs principes rigides et n’admettant pas que d’autres soient différents. Sa sœur et elle avaient souffert de cette sévérité, même si elles étaient toutes deux gâtées et n’avaient jamais eu de problèmes d’argent. Les cages dorées ne font pas le bonheur. Dès qu’elle avait pu, sa sœur s’était mariée, sautant sur le premier parti venu, pour échapper à l’emprise familiale. Elle avait choisi un mari à la situation aisée pour pouvoir se la couler douce et pavaner dans les soirées mondaines. Mais bien vite, elle avait basculé dans une sorte de neurasthénie qui l’avait fait ressembler de plus en plus à leur mère. Une femme soumise, fade, plus proche d’une carmélite que d’une épouse attirante qui donne envie de promenades coquines dans les champs de blés. Renate avait vu là un miroir dans lequel elle ne voulait pas se refléter. Et elle avait décidé, contrairement à sa sœur, de ne pas se marier pour quitter le nid familial. Ni d’avoir d’enfants. Elle, ce qu’elle aimait par-dessus tout, c’était sa liberté. Probablement parce qu’elle était verseau, signe d’air… Dans sa famille, on ne partait que si on se mariait. Il y avait assez de place dans le domaine pour y rester. Mais Renate avait un caractère bien trempé. Et à force de discussions, d’éclats de voix et de crises de larmes, elle avait fini par faire céder son père qui lui avait loué un appartement en ville. 69 Avec l’ordre de ne pas y emmener d’hommes, pour ne pas entacher la réputation de la famille. Fils de notaire, lui-même ayant repris le cabinet de son père, Henry Quisquater entendait bien maintenir l’image lisse de cette famille vénérée par la région tout entière. Renate avait bien sûr promis. Depuis le temps qu’elle avait dû mentir pour échapper à l’emprise étouffante de ses parents, c’est pas un petit mensonge en plus qui allait la gêner ! Elle partait du principe qu’on ne ment qu’aux gens qui ne sont pas capables de comprendre. Et tant pis pour eux ! Pas de remords à avoir. C’était juste une question de survie. 70 13 Renate se mit soudain à fouiller pour trouver un magazine people, histoire de passer le temps et de calmer son angoisse. L’idée d’aller retrouver la bande ne lui plaisait guère. Ils étaient tous là à se chamailler et à se soupçonner les uns et les autres. Depuis qu’ils avaient découvert, en fourrant leur nez dans le carnet de la psy, qu’Eddy Terbeke et Dominique Vanlommeren n’avaient pas de rendez-vous avec Antonella Di Cesare, contrairement à elle et Marc Dondeyne, deux camps s’étaient formés. Comme si le fait de ne pas avoir de rencard était une preuve de culpabilité de plus. Et que venait faire le commissaire Vergauwen dans cette histoire ? Il n’avait pas rendez-vous lui non plus ! Etait-il passé par hasard ? Ou avait-il été appelé par un voisin qui aurait entendu des cris ? Possible… Et Dondeyne ? S’il avait voulu tuer Antonella, il n’aurait sans doute pas pris rendez-vous avec elle auparavant. Mais c’était peut-être aussi une stratégie ? La plupart des assassins sont des joueurs d’échecs. Et le fou n’est pas toujours celui qu’on pense… Puis, qui avait bien pu zigouiller la femme de ménage ? Et pour quelle raison ? Renate se demandait si l’assassin était la même personne. Probablement… Ou alors c’était un malade qui prenait du plaisir à tuer tout simplement. Une sorte de sérial killer… Renate frissonna. Cette idée ne lui plaisait pas du tout car elle signifiait qu’il pourrait y avoir d’autres victimes. 71 Je devrais rejoindre les autres, ce serait plus prudent. En plus, je suis la seule femme du groupe et les deux victimes sont des femmes ! Vanlommeren était venu, d’après ses dires, sur la demande d’Antonella, pour effectuer quelques réparations. Bien. Mais Eddy Terbeke ? Que faisait-il ici ? Et Marc Dondeyne ? Pourquoi venait-il consulter la psy ? De quoi souffrait-il exactement ? Il était peut-être schizophrène ou en proie à des troubles dangereux ? Ici tout le monde mentait, Renate en était sûre. Pour protéger quoi ? Son couple, son image de marque ou ses crimes ? Dondeyne s’était vanté d’être 4ème dan de Jiu-Jitsu et ex-champion de Belgique. Pas compliqué pour lui de maîtriser une proie qui tente de se défendre... Il avait l’air d’avoir une petite vie étriquée dans un pavillon de banlieue avec une femme aussi banale que la panoplie de robots ménagers dont il devait vanter les mérites aux pèquenots du coin. Il se la jouait blingbling avec sa BMW en leasing. Un truc de m’as-tu-vu qui n’a rien dans le froc, pensa Renate. Tuer, pour lui, devait apporter du piment. Il devait se sentir aussi puissant que Dieu himself ! Quant à Vanlommeren, du genre abruti avec un petit pois dans la carlingue, c’était le profil parfait du mec qui devait tuer sur un coup de colère et réfléchir après. Trop tard ! Faut dire qu’il y avait de quoi péter un câble en vivant avec une femme malade. Il avait bien raconté qu’Antonella lui prescrivait de temps en temps des somnifères, non ? Si, il l’a dit, marmonna Renate en s’amusant à faire des cercles de fumée pour se donner du courage. Toutes ces suppositions semblaient tourner en rond dans sa tête. Des questions sans réponse. Pour l’instant… 72 Elle décida de garder son calme et d’attendre tranquillement sans plus se creuser le ciboulot. Le mieux est de me distraire. Elle trouva une pile de magazines qu’elle se mit à consulter à la lueur de la bougie. Des potins de stars, des bêtises de midinettes, les rubriques « Mode » et les conseils maquillages. Des trucs qui ne servent à rien, si ce n’est à attraper des nigauds plus attirés par les miroirs aux alouettes que par les petits délices de l’âme. Mais ça lui faisait du bien, toutes ces conneries ! Voir Julia Roberts en vacances avec sa marmaille, attifée comme une plouc en pantalon de jogging, ça l’aidait à accepter ses premières rides, car elle se trouvait plus jolie qu’elle. Certes, quand elle la voyait au cinéma, hyper maquillée et pomponnée, elle ne faisait pas le poids. Mais Renate évitait d’aller au cinéma, justement pour garder le moral ! Par contre, là, il y avait un article sur Johnny Depp. Ah, ce qu’elle avait jubilé quand elle avait appris sa séparation avec Vanessa Paradis ! Son idole était enfin libre ! Elle avait ses chances… Un jour, elle en était persuadée, elle le rencontrerait. Elle avait lu qu’il allait souvent à Paris et elle aussi. Elle adorait cette ville et chaque fois qu’elle le pouvait, elle prenait le Thalys pour passer un week-end à se balader à Montmartre ou dans le Marais. Tous les soirs, avant de s’endormir, elle aimait s’imaginer posant dans les magazines people, vêtue de sublimes robes de grands couturiers et invitée partout. Seuls comptent les rêves. La réalité n’est peut-être qu’un leurre. Et la vraie vie est celle qu’on imagine. 73 Après avoir fait le plein d’images factices mais si réconfortantes, surtout quand elle apprenait les déboires des stars, Renate Quisquater eut envie d’autre chose. Elle ouvrit le bahut en chêne sous la fenêtre et constata qu’il contenait des livres. Il y avait là un peu de tout : des bouquins de cuisine, des polars, des romans… Elle en prit un au hasard, lut la première page et le referma. C’était une histoire de Christine Angot intitulée « Une semaine de vacances » où il était question d’un type qui se mettait une tranche de jambon sur le sexe. N’importe quoi pour se rendre intéressante, celle-là! dit Renate. Après sa liaison avec Doc Gynéco, faut bien qu’elle trouve autre chose pour appâter le client ! Et puis, c’est moche de gaspiller la nourriture, ajouta-telle, sarcastique. Il lui arrivait souvent de se parler à elle-même, comme beaucoup de personnes seules. Quand elle était gamine et voyait des vieux ou des fêlés parler tout seuls, ça lui fichait la trouille. Mais aujourd’hui avec les gsm et les écouteurs, tout cela semblait normal. Beaucoup de gens parlaient tout seuls dans les rues et esquissaient parfois des gestes adressés à un interlocuteur invisible. Qui sait s’il y avait vraiment quelqu’un au bout de la ligne ? Elle avait connu un type qui faisait ça pour se donner une contenance. Chaque fois qu’il sortait, il faisait semblant de parler à quelqu’un au tél. Mais il n’y avait personne. Et il riait ou s’esclaffait pour bien montrer qu’il était vivant et heureux. Mais quand il rentrait chez lui, il était seul. On l’avait retrouvé pendu le jour de son quarante-deuxième anniversaire. Il avait laissé une lettre dans laquelle il expliquait tout ça. Cette vie de merde, cette solitude morbide. 74 Chez lui, ça sentait comme dans les homes de vieux. Une odeur âcre, mélange d’urine, d’haleine de bison et de mélancolie. C’était son voisin. Elle n’avait jamais eu l’occasion de lui dire bonjour ou de lui demander comment il allait, puisqu’il était tout le temps au téléphone ! Renate prit un autre livre, « Coup de lune » de Simenon. Et le bouquin s’ouvrit sur un marque-page. Une carte postale de la mer du Nord. La mer de son enfance. Le seul endroit où elle allait avec sa sœur et ses parents qui avaient un appartement làbas sur la côte, à Coq sur Mer. Elle sourit en regardant la carte. Elle se revit soudain, en train de vendre ses fleurs en papier crépon, sur la plage. Et soufflant sur les petits moulins colorés quand il n’y avait pas assez de vent, ce qui arrivait rarement ! Elle retourna la carte et eut un choc ! Elle reconnut immédiatement l’écriture si particulière de son père, avec ses ambages un peu emphatiques et la manière désuète de faire les « f ». « Chère Antonella, tu me manques beaucoup. Je ne cesse de penser à toi devant cette mer si troublante qui a la couleur de tes yeux. J’ai hâte de te serrer dans mes bras, ma petite rêveuse aux cheveux de bébé. » C’était non daté et signé Henry. Renate n’en revenait pas ! Ce père si autoritaire, imposant à tous sa bonne morale bien pensante et ses principes bétonnés dans une éducation rigide, avait une maîtresse ! 75 Et c’était Antonella Di Césare ! Elle le tenait, le fameux secret de famille… Mais jamais, au grand jamais, elle n’aurait pensé que son père trompait sa mère. Ni l’un ni l’autre n’avaient l’air d’aimer la gaudriole et elle avait toujours eu le sentiment que ses parents ne s’étaient accouplés que pour faire leurs deux filles. Soudain, Marc Dondeyne déboula dans la salle d’attente. Il avait un regard fou et la peau toute rouge comme s’il avait trop bu ou trop couru. Il haletait et s’écroula sur une des chaises de la salle d’attente. Ça va ? Vous avez l’air tout chamboulé, fit Renate. On … On a retrouvé le commissaire Vergauwen. Ah, ben tant mieux ! Il va pouvoir éclairer notre lanterne, puisque c’est son métier ! Non. Quoi non ? Non, il n’éclairera plus rien du tout. Et on ne saura jamais pourquoi son gsm était vide et pourquoi il n’avait appelé personne contrairement à ce qu’il avait prétendu. Il est mort. Hein ? On l’a retrouvé noyé dans la piscine intérieure. Plus exactement électrocuté. Il flottait sur l’eau avec un fil électrique à côté de lui. Quelle horreur ! s’exclama Renate. Un mort de plus ! Oui… A qui le prochain tour ? ricana Dondeyne. Renate Quisquater vit une étrange lueur briller dans ses yeux. Il avait un rictus nerveux qui le faisait sourire malgré lui. 76 Un sourire diabolique accentué par la lueur de la flamme vacillante de la bougie qui se consumait lentement. 77 CHAPITRE 3 par Christophe Vekeman 78 14 « Le seul bon flic est un flic mort ». Combien de fois Vanlommeren avait-il répété cet adage stupide ? Incroyable ce qu’il pouvait débiter comme conneries quand il avait bu un verre de trop ! Bien sûr, il ne l’avait jamais pensé, c’était juste une façon de parler pour se rendre intéressant. Mais ce qui était dit était dit… Il secoua la tête tout en progressant lentement dans le couloir sombre. Il se voyait déjà s’expliquer devant le juge : « Oui, votre Honneur, ces dizaines de témoins que vous venez d’entendre ont mille fois raison, en effet, cette phrase s’est figée sur mes lèvres, mais vous savez, Monsieur, je ne pense pas ça, en réalité, j’ai beaucoup de respect pour les serviteurs de la loi ». Bon Dieu, songeait-il. Moi et ma grande gueule. Le chandelier que tenait Vanlommeren avait cinq branches, mais il avait laissé deux bougies à Terbeke à la piscine, si bien qu’il devait se débrouiller avec la lumière de trois petites flammes. Il contourna le coin du couloir et fut si effrayé par le massacre de cerf accroché au mur auquel il avait failli se heurter qu’il brandit le chandelier comme une arme au-dessus de sa tête. Heureusement, il se ressaisit tout de suite – il avait toujours trouvé répugnant ce stupide trophée – mais quand il constata que son mouvement soudain avait éteint deux des trois flammes, il se maudit avec virulence. 79 Les trois n’auraient-elles pas pu s’éteindre du même coup ? Et ensuite ? « Et ensuite, Vanlommeren ? » se dit-il. Il ralluma les bougies éteintes avec la dernière flamme. Ses mains tremblaient comme celles d’une petite vieille, réalisa-t-il. Inutile de le nier : la vérité était que Vanlommeren avait peur. La vérité était que ce Dominique Vanlommeren, ce rude gaillard, ce géant brutal avec sa grande gueule, était à deux doigts de faire dans sa culotte. Dans le passé, il n’avait eu affaire à la police qu’une seule fois, mais une fois de trop pour comprendre maintenant qu’il était sérieusement dans le pétrin. Car si un meurtre pouvait être déjà considéré comme une grosse merde, deux meurtres pouvaient évidemment s’avérer deux fois plus graves, mais le meurtre d’un agent de police ? Non, il valait mieux ne pas être mêlé à ça, c’était on ne peut plus clair. C’était bien la dernière chose qui pouvait amuser les agents de police. Et qui était le seul à connaître Vergauwen ? Par hasard, rien de moins qu’un certain Dominique Vanlommeren, l’ancien amant de la femme de Vergauwen, Lisbeth… Tout avait commencé quelques années plus tôt quand Monique, sa femme à lui, avait contracté cette terrible maladie et que leur bonheur conjugal parfait – on pouvait le dire a posteriori – avait définitivement appartenu aux choses révolues. Subitement, tout avait changé, leur vie avait été complètement chamboulée, et Dominique, cet immense tonneau plein d’espoir et de bonnes intentions, avait eu le sentiment que la terre s’était dérobée sous ses pieds d’un jour à l’autre. 80 Monique avait très mal accepté le diagnostic, elle ne cessait pas de pleurer : « Mais je ne veux absolument pas avoir la sclérose en plaques ». Il ne l’avait pas voulu non plus, bien sûr, et s’il avait pu faire quelque chose pour changer cet état de fait, il n’aurait pas hésité une seconde. Il était enfant unique, et jusqu’à quatorze ans au moins, son plus cher souhait avait été d’être magicien. Et la première chose qu’il aurait fait apparaître à cette époque – s’il avait eu des dons réels pour la magie – c’était un frère ou une sœur pour soulager sa solitude. Ses parents se disputaient souvent – son père était encore plus colérique que Dominique le serait plus tard – et un frère ou une sœur, avait-il pensé, aurait été un soutien important dans le gouffre de malheur qu’était sa famille à ses yeux : une souffrance partagée est une demisouffrance… Lorsque Monique était tombée malade, il avait repensé à son enfance, à sa solitude et à ses fantasmes de magicien potentiel. Et il avait de nouveau souhaité posséder ces pouvoirs particuliers, cette fois pour guérir sa femme d’un coup, un coup de baguette magique en l’occurrence, afin que tout redevienne comme quelque temps auparavant. Mais il n’était pas capable de faire de la magie, et chaque jour, sa femme et lui semblaient s’éloigner l’un de l’autre, elle, repliée sur ses lamentations compréhensibles, lui, prisonnier de son sentiment croissant d’impuissance douloureuse et de frustration. 81 Il avait fait la connaissance de Lisbeth à la cantine du football (il aimait tous les sports, du moment qu’il ne devait pas les pratiquer lui-même). Il savait qui elle était, et ce dimanche midi, il ne fit aucune allusion aux flics morts. Par contre, il lui ouvrit son cœur et il se rendit compte alors qu’il y avait bien longtemps qu’il n’avait plus rien fait de tel, avec sa femme ou avec qui que ce soit d’autre. Elle était très compréhensive, Lisbeth, elle connaissait aussi quelqu’un qui avait la sclérose en plaques, elle savait comme cela devait être pénible pour lui et surtout : à son grand étonnement, elle n’avait pas l’air heureuse non plus. Leur relation avait duré près de quatre mois jusqu’à ce que Vergauwen l’apprenne et transforme la vie de Vanlommeren en enfer. Vergauwen était suffisamment sadique pour ne pas avertir Monique, non, il avait préféré garder encore cette épée dans les reins (selon ses propres dires). Il avait trouvé in petto un châtiment beaucoup plus efficace pour l’amant de sa femme. Il avait fouillé le passé de Vanlommeren et il avait suivi ses faits et ses gestes de si près et avec une telle défiance qu’au bout d’un moment, il aurait découvert même chez un saint quelque chose de suspect. Et Vanlommeren n’était pas un saint. Au contraire. Sûrement pas à cette époque, alors qu’il était dans la confusion la plus totale, qu’il errait dans le labyrinthe de sa propre vie et que, pour comble de malheur, il fréquentait des amis dévoyés. En deux mots : il avait d’abord perdu sa route, puis il avait pris le mauvais chemin. 82 Il était alors devenu insomniaque et Antonella n’étant pas encore entrée dans sa vie, elle n’avait pas pu lui fournir les remèdes nécessaires, il avait donc fui la réalité grâce à des pilules d’un genre très différent, des pilules qu’aucun docteur ne lui aurait prescrites. Et cela avait marché jusqu’au moment où les choses avaient tourné mal, et Vergauwen en avait profité pour lui coller un casier judiciaire pour usage et même trafic de drogue. « Tu es à moi, Vanlommeren » avait-il dit quand il l’avait pris sur le fait. « À moi ». Les mêmes mots que Vergauwen avait encore répétés ce matin, méchamment, devant le reste du groupe… Bref, il faut bien le reconnaître. À la place d’un autre, il soupçonnerait aussi Vanlommeren, en tout cas du meurtre de Vergauwen. Comment avait-il pu se mettre dans d’aussi mauvais draps ? Il songea de nouveau à Antonella, à son corps baignant dans le sang. Etrange que ce sang, très vite après avoir coulé, ait perdu sa couleur « rouge sang » et soit devenu beaucoup plus sombre. Oh, ce bordeaux profond, ce sang presque noir d’Antonella, cette flaque qui s’élargissait, et à côté de son corps sans vie, à côté de ce rocher de chair étendu, le terrible détail orange de ce petit poisson ! Il était sur le dos comme s’il avait passé sa vie sur le sol, dans cette flaque, et que, maintenant qu’il était mort, il flottait sur place. Il flottait avec le ventre en l’air, oui, exactement le contraire de Vergauwen… Vanlommeren déglutit péniblement à deux reprises, et il fut soulagé lorsqu’il atteignit enfin le tableau des fusibles. 83 Au moment où il enfonçait le disjoncteur principal, le couloir fut inondé de lumière. Il se rappela comment cet imbécile de chiffe molle de Terbeke avait voulu l’arrêter quand il avait retiré le câble électrique de la piscine. « Attention ! » avait crié Terbeke, comme si le fait que les lumières se soient éteintes partout ne prouvait pas en suffisance que le fusible principal avait sauté et qu’il n’y avait donc plus aucun risque d’électrocution. Et ce type se prétendait ingénieur. Allez à la guerre avec ce genre de gars ! Il ne fallait surtout pas être comme lui. Il devait se ressaisir. Maintenant que la lumière était revenue, il s’avérait que sa peur avait nettement faibli. Il ne s’avouerait pas vaincu, il se défendrait bec et ongles. Et la meilleure façon de le faire était de passer à l’attaque. Marc Dondeyne, représentant en appareils électroménagers, c’est-à-dire quelqu’un qui, jour après jour, devait démontrer ses aptitudes sociales, se considérait lui-même comme un véritable expert en hommes, mais il ne fallait pas être ce genre d’expert pour savoir que Vanlommeren n’était pas bien intentionné, et c’est un euphémisme. À vrai dire, il donnait l’impression d’avoir très envie de se quereller avec n’importe qui et pour n’importe quelle raison. Dondeyne remarqua même qu’à côté de lui, Terbeke faisait un pas involontaire en arrière. Et tout aussi involontairement, il serra lui-même les poings… Le bras droit tendu à l’horizontale, l’index dressé comme une baïonnette en direction de Dondeyne, Vanlommeren fonça sur eux. « Où est Renate ? » cria-t-il. 84 L’écho glacial de la voix tendue et bruyante de Vanlommeren sur les parois nues et le carrelage pouvait faire croire que la question avait été posée simultanément par quatre, cinq robots surchauffés. « Où est Renate ? Tu as pourtant été la chercher ? Alors, où est-elle ? » Du calme, Dominique, un peu de calme à présent, dit l’expert en hommes sur un ton le plus apaisé possible. Appeler les gens par leur prénom, pensait-il, c’était recommandé en toutes situations – partout et toujours. Cela ne pouvait jamais être contre-productif. Et faire des compliments. Flatter. Nul n’est insensible à la flatterie. Les femmes, bien sûr – « La flatterie libère » avait-il coutume de clamer, fier de cette trouvaille poétique – mais les hommes aussi. Tout d’abord, je dois te dire, poursuivit Dondeyne, que je te suis reconnaissant pour la lumière. Bravo ! Moi, j’aurais peut-être passé tout l’après-midi à chercher ce tableau. Ce tableau, je le connais depuis des années, grommela Vanlommeren, et il haussa les épaules d’un air renfrogné. Il parut néanmoins beaucoup plus calme. Bien, mais alors… Oui, merci, approuva Terbeke. C’est bon, dit Vanlommeren. Non, merci, vraiment, insista Terbeke. Dondeyne inspira profondément et ferma les yeux. Eddy Terbeke n’avait aucun sens de la mesure, tel était le problème. 85 Le genre de type à ensevelir son amoureuse – ou mieux : la dame de ses pensées – sous tant de roses rouges qu’au bout d’un certain temps, elle était si angoissée qu’elle appelait la police. En un éclair, il songea à Antonella. Avait-elle appelé Vergauwen et lui avait-elle demandé de venir par peur de Terbeke ? « Elle avait carrément peur de cet homme sinistre avec ses pathétiques demandes en mariage », avait dit Renate pour résumer ce que la psychiatre lui avait expliqué le matin même. Terbeke aurait été – toujours selon Renate – l’une des raisons pour lesquelles Antonella avait voulu la prendre à son service, à la fois comme une sorte de dame de compagnie et de garde du corps, pas très imposante, il est vrai… Terbeke avait-il assassiné Antonella ? Et les deux autres ? Le temps d’une seconde, Dondeyne regarda au loin, vers le corps flottant de Vergauwen de l’autre côté de la piscine. Puis, il dit : « Et maintenant, je vais répondre à ta question, Dominique. C’est d’ailleurs une bonne question. Je veux dire que je l’aurais moi-même posée ». Moi aussi, opina Eddy Terbeke. La ferme ! explosa Dondeyne. C’était plus violent qu’il ne l’avait souhaité, il avait un peu peur de lui-même. Un instant, il songea même à présenter des excuses, mais quand il vit le regard sur la défensive, carrément hypocrite qui imprégnait les petits yeux de Terbeke, toute envie de s’excuser disparut aussitôt, et il ne put que penser : qui es-tu, sale rat ? Quelle sale bête se cache derrière ta façade, derrière ce masque bourgeois de quidam à la petite semaine, plutôt pitoyable ? 86 Il se raidit, se pencha un peu vers l’avant, prêt à parer une attaque surprise, car Terbeke faisait un mouvement étrange, se laissait tomber sur les genoux. Quelle était son intention ? Mais Terbeke baissa finalement les yeux, releva la jambe de son pantalon et se mit à se gratter obstinément au-dessus de son mince mollet velu, dans le creux du genou parsemé de taches de rousseur. Dégoûté, Dondeyne détourna son regard. « Dominique, dit-il, Renate était complètement perturbée. Elle ne voulait pas venir avec moi, elle ne voulait pas demeurer dans le même espace que le cadavre de Vergauwen, et pour être tout à fait honnête, j’ai ma petite idée à ce sujet. Retournons donc tous les trois dans la salle d’attente. Renate nous attend et si nous restons ensemble et ne nous perdons pas de vue un instant, les risques qu’il se passe encore quelque chose seront très réduits. Dis-moi, Dominique, qu’en penses-tu ? » Vanlommeren opina. Tu as raison, dit-il. Mais je vais te dire tout ce que je sais… Eddy ? demanda Marc Dondeyne. Eddy Terbeke était toujours en train de chipoter l’arrière de sa jambe droite avec les ongles de ses doigts. Quand il entendit prononcer son nom, il leva les yeux de biais. Sa figure était devenue toute rouge, le blanc de ses yeux avait viré au jaune. « Je la ferme », haleta-t-il entre les dents. Mais quand Dondeyne regarda ensuite autour de lui, il vit que Terbeke les suivait. 87 « Arrête-toi un moment, dit-il à Vanlommeren, et ils attendirent que l’ingénieur les ait rattrapés et qu’ils puissent tous les trois aller tenir compagnie à Renate Quisquater. 88 15 « Ah ! » s’écria Eddy Terbeke avec un accent presque triomphal. « Ah ! Et maintenant ? Oh, mes excuses, Marc », dit-il et, dans un geste théâtral, il mit sa main devant sa bouche. « Quand un assassin te demande de la fermer, il vaut mieux le faire. C’est ce que ma mère m’a toujours dit ». La mère d’Eddy Terbeke était morte en couches, mais cela n’empêchait pas Eddy de parler d’elle comme si elle était toujours en vie, qu’elle l’avait éduqué de façon irréprochable et qu’elle l’aimait. C’était sa manière de lui rendre hommage et d’alléger sa propre solitude. Il avait même parfois le sentiment qu’elle lui offrait sa protection de làhaut, quand il l’invoquait, et compte tenu du regard que lui jetait ce fan du jiu-jitsu de Dondeyne, un peu de protection lui aurait été utile en ce moment. Mais Vanlommeren payait aussi de sa personne. Tu es un sale menteur, jura-t-il. Qu’est-ce que tu as fait d’elle ? Un peu de calme, Dominique, répondit Dondeyne en se mordant la lèvre inférieure. Et arrête avec ce Dominique ! Où as-tu caché Renate, Marc ? demanda à son tour Eddy Terbeke. À moins que tu ne veuilles que nous trouvions son corps par nous-mêmes ? C’est un petit jeu ? Vraiment ? Un jeu ? Les dix petits nègres ? Nègres ? fit Vanlommeren. 89 Laisse tomber. Cela ne prouve rien, reprit finalement Marc Dondeyne. Je n’ai rien fait du tout. Je vous le jure : quand j’ai quitté la salle d’attente, Renate a dit qu’elle nous attendrait ici. Je ne l’ai même pas effleurée. Il paraissait calme, mais il bouillait intérieurement. Au nom du ciel, où était partie cette conne déchue, cette Sophia Loren de troisième catégorie ? Comment osait-elle lui imposer cette situation problématique en disparaissant subitement ? Reconnais-le, mon gars, dit Vanlommeren. Reconnais que tu es l’assassin. Quatre meurtres en une demi-journée. Je dois l’admettre : cela a quelque chose d’admirable, même si le juge aura sans doute une opinion différente… Ecoute, Dominique, commença Dondeyne. Arrête avec ça, je te l’ai déjà dit ! Chut ! Vous sentez ? D’où vient cette… ? Vous sentez cette odeur ? Trois nez pointèrent dans l’air en reniflant. Le feu ? demanda Vanlommeren. Oh, maman, dit Terbeke. Depuis que, grâce à Antonella Di Césare, il était entré au service de l’abbaye de Grimbergen et qu’il faisait des tournées quotidiennes dans un camion dont les parois latérales arboraient le célèbre phénix, Dominique Vanlommeren s’identifiait complaisamment à l’oiseau légendaire : comme le phénix, il semblait avoir plusieurs vies et il renaissait chaque fois de ses cendres. 90 Il avait toujours de nouvelles chances dont il pouvait tirer profit et qu’il exploitait réellement, et au cours des années précédentes, il s’était senti ressuscité plus d’une fois. Comme si le feu qui semblait l’avoir détruit jusqu’aux os – au figuré, bien sûr – l’avait surtout purifié. Sa femme était toujours malade, par exemple, mais il avait pu sauver son mariage, et son amour pour Monique n’avait jamais été aussi grand. Comme si son histoire avec Lisbeth et les ennuis qu’elle avait provoqués avaient insufflé une nouvelle vie à son amour pour son épouse : depuis lors, sa flamme pour elle n’avait cessé de s’amplifier… Voilà à quoi il pensait alors qu’à côté de Terbeke et Dondeyne, il regardait avec perplexité Renate Quisquater nourrir de magazines le feu qui dévorait la paroi intérieure de la porte de chêne. Cette fois, il doutait au plus haut point qu’il puisse un jour vivre une autre renaissance, et il fut pris d’une angoisse pareille à celle qui l’avait envahi devant le tableau des fusibles quand il avait été à deux doigts d’éteindre par accident les bougies de son chandelier. Une angoisse liée à la déception. Déception, même si le mot paraissait fort, parce qu’il s’avérait que Renate était en vie et que Dondeyne ne l’avait donc pas tuée. Déception parce qu’en d’autres mots, Dondeyne n’était pas l’auteur des faits et que lui-même, Vanlommeren, redevenait suspect – et peut-être le suspect principal – dans la mise à mort de deux femmes et d’un agent de police. Déception aussi, mais à un niveau bien différent cette fois. 91 N’était-il pas évident que Renate était en train de faire quelque chose d’aussi inutile que dangereux : la maison tout entière serait envahie par les flammes et eux quatre – littéralement cette fois – seraient complètement anéantis avant que cette épaisse et massive porte d’entrée ne cède à la violence du brasier. Elle n’avait pas l’ombre d’une chance et il voyait que, maintenant, le feu se propageait déjà au revêtement du sol, de sorte que Renate devait continuellement recourir à une danse rapide, d’apparence presque coquette, pour ne pas se brûler les pieds. D’ailleurs, il ne faudrait pas longtemps avant que les poutres de bois du plafond ne se mettent à chauffer et ne prennent finalement feu, avec toutes les conséquences imaginables. Les autres s’en rendaient compte aussi, et on pouvait dire tout ce qu’on voulait de Dondeyne, mais ce fut lui, et personne d’autre, qui prit le taureau par les cornes et passa à l’action. C’est lui, cet homme que, cinq minutes plus tôt, Vanlommeren et Terbeke accusaient avec la plus ferme conviction d’être l’assassin de quatre personnes, qui sauva la vie de tous en étant le seul à agir efficacement. Car, tandis que Renate, sans cesser de danser, tentait d’alimenter et d’intensifier le feu à l’aide de magazines et même de livres, que Terbeke avec un mélange d’angoisse pure et de fascination pensait à Dieu sait quoi et que lui, Vanlommeren, se demandait s’il trouverait des seaux dans la cuisine et, oui ! combien de seaux d’eau seraient nécessaires pour éteindre le bazar, Dondeyne se précipita vers une des fenêtres derrière laquelle les lourds volets étaient fermés. 92 Des deux côtés de cette haute fenêtre, un épais rideau de velours pendait qui descendait jusqu’au sol et, en se jetant tout entier dans la bataille, Marc Dondeyne réussit à arracher les deux à leur tringle, le gauche, puis le droit. Il se rua ensuite avec un rideau vers la porte d’entrée, éloigna Renate du feu en la saisissant par le bras et jeta le long et large bout de tissu sur les flammes. Il retourna vers la fenêtre pour s’emparer du deuxième rideau et en recouvrir le premier. D’épais nuages de fumée blanche se répandirent en un instant et plongèrent le hall dans un brouillard impénétrable (on ne pouvait savoir où se trouvaient les autres qu’en se fiant à leurs nombreux toussotements), mais heureusement, le feu fut étouffé par l’épaisse étoffe suffocante. En d’autres circonstances, Dondeyne aurait sûrement été le héros du jour – ou de l’année – et il parut en être conscient. Quand ils se furent éloignés du hall et que, haletant et toussant, ils se tenaient dans l’expectative, il se permit une plaisanterie en demandant sur un ton suffisant si quelqu’un pouvait ouvrir une fenêtre. Vanlommeren ne saisit pas la pointe d’humour, ne comprit pas qu’il s’agissait d’une blague et songea qu’il pouvait le faire pour indiquer au représentant que les volets étaient baissés pour toutes les fenêtres, idiot, que les courroies pour tirer les volets avaient été sectionnées, etc. Mais en définitive, ce fut Renate qui mit le plus à mal l’héroïsme de Dondeyne. Elle devint complètement hystérique et cria qu’elle voulait s’en aller, qu’elle en avait assez, qu’elle ne tenait plus le coup ici. Comment as-tu pu être assez stupide pour étouffer mon feu ? Notre seule chance de sortir d’ici ! 93 Dondeyne, espèce de crétin, n’as-tu pas liquidé assez de gens à ton goût ? Dois-je aussi y passer ? La paix, Renate, dit Dondeyne. Renate, essaie de respirer à fond. Non, ne fais pas ça avec toute cette fumée. Essaie de te calmer, Renate. Renate s’arracha les cheveux, trépigna comme un enfant possédé du démon et parut proche de la crise. Elle ne ressemblait plus du tout à Sophia Loren, ni à une quelconque diva. Elle avait l’air sale, triste, désespérée et complètement fêlée. Tue-moi seulement ! Vas-y ! Fais-le maintenant que tout le monde est là ! Qu’est-ce que tu attends ? Renate, répondit Dondeyne sur un ton apaisant, et il ne put en croire ses yeux. Eddy Terbeke avait fait deux pas vifs en direction de Renate et maintenant, il la frappait si rudement au visage du plat de la main qu’elle roula à terre sur un mètre et demi avant de s’immobiliser complètement. Renate, répéta Dondeyne, mais il n’avait plus son ton apaisant, il s’exprimait d’étrange façon comme si ce n’était pas lui qui parlait. Tout cela était-il réel ? Cela se produisit réellement, oui, et une seconde plus tard, Terbeke gisait à son tour sur le sol, Vanlommeren assis sur lui à califourchon. Vanlommeren se servit de ses deux pelles à charbon pour étrangler Terbeke, et une fois de plus, juste avant de s’interposer, Dondeyne fut frappé par la couleur jaune des petits yeux hypocrites de Terbeke, comme si Dominique Vanlommeren était un feu qui s’y reflétait… 94 16 « Tu veux t’en aller, Renate ? » avait demandé Vanlommeren quand elle eut repris connaissance. Entre-temps, Terbeke s’était plus ou moins calmé, même s’il continuait à se tâter fréquemment le cou et à remuer son menton dans tous les sens comme s’il était oppressé. « Bien, faisons donc en sorte que nous puissions partir. J’en ai autant ras-le-bol que toi. J’appelle la police et on s’en va ». Plus tard, pensa-t-il, quand nous serons sur le gril, le fait que j’aie tranché le nœud et que j’aie appelé la police fera bonne impression ». Et comment ferons-nous ? avait ironiquement demandé Renate. Avec quoi vas-tu téléphoner ? Avec cette statue de Marie ? Non, avec le GSM de Vergauwen, avait-il répondu. Il est dans la cuisine. Hélas, quand ils arrivèrent dans la cuisine, le portable de Vergauwen était aussi absent que Renate dans la salle d’attente trois minutes auparavant. Ils cherchèrent, ouvrirent tous les tiroirs, regardèrent même dans le réfrigérateur, mais le téléphone avait disparu. Quelqu’un l’avait pris. Ce n’est pas possible. Comment est-ce possible ? grogna Vanlommeren, et Dondeyne put se contenir juste à temps. Il ne dit donc pas : « Du calme, Dominique ». La théorie du prénom n’était d’ailleurs valable qu’avec des gens normaux – elle n’était donc pas universelle… 95 Tout est vraiment bizarre ici, préféra-t-il dire. Il y a vraiment quelque chose qui cloche. Il remarqua que sa voix était assez maîtrisée, mais il avait froid dans le dos. Comme s’il venait seulement de réaliser le grand danger qu’il courait. Non, avec le recul, il aurait mieux fait de se rendre à Liège ce matin, comme il l’avait dit à De Sutter. Comparé à l’affligeante vermine humaine qui l’entourait, ce soidisant loser de De Sutter, ce « fils à papa parachuté », était un gars plus acceptable. Mais ceci, je trouve en tout cas que c’est bien, fit la voix presque enfantine de Vanlommeren. Sa fureur avait fondu comme neige au soleil. Ceci, c’est en tout cas quelque chose que ce bon vieux Dominique a trouvé ! Il brandit un carnet noir à la couverture de cuir rigide. Dans la patte charnue qui était la sienne, la chose semblait à peine plus grande qu’un agenda de poche, mais en réalité, c’était un agenda de format moyen. Qu’est-ce que c’est ? demandèrent simultanément Renate et Dondeyne, si bien que Dondeyne lui adressa malgré tout – sa propre curiosité, son angoisse, mais aussi l’apparence chiffonnée et peu attrayante de la dame – un sourire qui pouvait facilement s’interpréter comme un clin d’œil, plus précisément le clin d’œil éternel du séducteur-né. Le carnet de notes de Vergauwen, constata Vanlommeren en le feuilletant. Il y a écrit les résultats de ses entretiens avec nous. 96 Si ce n’est pas intéressant, les gars, alors je ne suis plus capable d’aimer un bon sachet de frites avec une fraîche et savoureuse Grimbergen, délicieusement fruitée. Qu’y a-t-il là-dedans ? Lis donc, allez ! Oui, qu’est-ce qu’il a écrit ? Dominique Vanlommeren parcourut les pages en tous sens. À mon sujet, dit-il, il écrit que je suis très intelligent, que j’ai le sens de l’humour et que je suis irrésistible pour les petites femmes. Hélas, il était beaucoup moins bavard sur vos caractéristiques… Non, sérieusement, Dominique, qu’y a-t-il là-dedans ? Vanlommeren haussa les épaules. Peu de choses que nous ne savions pas, en fait. Oui, que Marc se sent parfois dépressif. Qui ne l’est jamais ? Ou attendez, regardez, regardez, regardez ici ! À propos de notre ami Eddy Terbeke, le mec aux paluches branlantes. Manifestement, le bonhomme a raconté à Vergauwen qu’il était amoureux d’Antonella. Mais ce n’était de toute façon pas réciproque, n’est-ce pas, mon gars ? Comment Antonella te l’a-t-elle décrit, Renate ? Comme un pauvre type, répondit-elle avec aplomb. Aie ! Aie ! fit Vanlommeren en grimaçant. N’est-ce pas une information de toute première importance ? Sa grimace disparut et il braqua un regard des plus sérieux, même carrément menaçant, sur l’homme qui se grattait et transpirait. Aimes-tu les poissons rouges, Eddy ? demanda-t-il. 97 Où veux-tu en venir ? déglutit Eddy Terbeke. Pourquoi demandes-tu ça ? À moins que tu n’aies simplement horreur de ces gentilles petites bêtes ? Quoi ? Comment ? Les as-tu en horreur, Eddy ? Tu ne peux pas blairer les poissons rouges ? Pourquoi les aurais-je en horreur ? Oh, c’est ça. Et ensuite, poursuivit Vanlommeren qui épluchait toujours le carnet de Vergauwen, je vois ici quelque chose sur une certaine Renate Quisquater. Vanlommeren, je t’interdis, l’interrompit Renate. Ce qu’il y a dans ce carnet est strictement privé. Cette remarque était si absurde que les trois autres ne purent s’empêcher de ricaner. Personne ne pensa à corriger Renate ou à dire quoi que ce soit. On l’ignora simplement. Visiblement, Antonella n’était pas du tout une étrangère pour elle. Ce qui signifie : elle a dit ce matin à Vergauwen que son père avait été un patient d’Antonella… Nous ne le savions pas, Renate. Tu ne nous as pas dit ça, ma parole ! Pourquoi ? Ton père était-il ton mobile pour expédier Antonella dans l’autre monde ? Oh, arrête, grand veau, coupa sèchement Renate. Si tu te prends pour Sherlock Holmes, commence par te regarder dans la glace et dis-toi bien que lui ne ressemblait pas, et je répète pas du tout, à un gorille débile. 98 Un veau et un gorille, on est presque dans un zoo, grogna Vanlommeren. Mais même si je suis à tes yeux une antisalope, un moustique, un zèbre ou, chère Madame, un poisson rouge, cela ne change rien du tout au fait que tu nous as caché une information importante. Une information qui te rend suspecte. Je serai honnête avec toi, petite dame : je pèse 115 kilos et Dieu sait que je ne me laisse pas faire, mais tout à coup, tu me fais terriblement peur. Idiot ! s’écria Renate. Gros imbécile ! Je vais te donner plus « d’informations importantes ». Je vais t’en dire plus ! Si tu veux bien comprendre, au moins, que je ne suis venue qu’après. C’était même la raison pour laquelle j’étais si perturbée et que j’ai allumé ce feu. Raconte, Renate, dit Marc Dondeyne d’une voix veloutée. Renate sortit une carte pliée de son sac à main et la donna à Vanlommeren en disant : « Cette carte se trouvait dans un roman que j’ai trouvé tout à l’heure dans la salle d’attente. Henry est mon père ». Et elle poursuivit d’un air absent : « Ce matin, dans l’ascenseur, un vieux type a regardé mes jambes. Quelques instants plus tard, je n’étais plus qu’une paire de seins pour un chauffeur de taxi. Tous les hommes sont les mêmes, me suis-je dit. Sauf mon père. Mais sur ce point, je me suis manifestement trompée… » Elle parut tout à coup réaliser quelque chose et elle dit d’une voix plus ferme : « Mais sache bien que je n’ai trouvé cette carte qu’un bon moment après l’assassinat d’Antonella et des deux autres, OK ! » 99 Terbeke se mit à rire d’un air compatissant. Il avait vu la carte en dernier lieu et il se moquait maintenant : « La mer envoûtante qui a la couleur de tes yeux ! Comparer les magnifiques diamants bleus d’Antonella à cette sale et grise mer du Nord ! Ton père ne manquait pas d’audace, faut l’admettre, ou alors, il n’y connaissait rien aux couleurs… » Arrête, Eddy, dit Marc Dondeyne. Un peu de respect, s’il te plaît. Eddy Terbeke cligna des yeux. Un moment, on eût pu croire qu’il allait de nouveau se gratter le creux du genou, mais il se domina. Je n’ai pas de respect à avoir, dit-il. Pas de respect pour Renate ? Pas pour Renate, fut la réponse. Et pas pour un homme qui a donné pour mission à sa fille de tuer Antonella. Retire ça tout de suite, mon gaillard, dit Renate. La voix était calme, glaciale. Je peux le prouver, dit Eddy Terbeke, une ébauche de sourire aux lèvres. Je ne retire rien du tout. Il paraissait extraordinairement sûr de lui. Mais quand il vit le pistolet braqué sur lui, il devint tout pâle et sa bouche s’ouvrit lentement. 100 CHAPITRE 4 par Barbara Abel Est attendu pour le 15 / 07 / 2013 D’après vous, que va-t-il se passer ensuite ? Choisissez entre ces trois propositions : 1. 2. 3. Renate tire sur Eddy qui s’effondre instantanément. Dominique se jette sur Renate qui braque le pistolet contre Eddy. Dans la lutte qui s’ensuit, un coup part accidentellement et Renate est touchée. Renate veut tirer sur Eddy mais quelqu’un a manifestement retiré les balles de son pistolet. Décidez vous-même de la suite : www.grimbergenbiere.be 101