FAMILLE HOMOSEXUELLE ET LIEN SOCIAL Anne
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FAMILLE HOMOSEXUELLE ET LIEN SOCIAL Anne
FAMILLE HOMOSEXUELLE ET LIEN SOCIAL Anne Cadoret Centre National de la Recherche Scientifique, Paris – France La filiation dans des familles homosexuelles se présente de quatre manières : il peut s’agir d’une recomposition familiale avec un(e) partenaire homosexuel(le) après une union hétérosexuelle ; d’un système de co-parentalité où des gays et des lesbiennes vivant en couple ou seuls s’accordent pour avoir un enfant qui évoluera entre les deux unités familiales maternelle et paternelle ; d’une adoption ou, enfin, d’un foyer dont l’enfant né par aide médicale à la procréation (AMP). Les familles homosexuelles reprennent toutes les configurations familiales des familles hétérosexuelles, sauf une : le modèle de référence d’une seule mère et d’un seul père alliés et concepteurs de l’enfant. Ces homoparents ne peuvent se penser qu’en référence à deux foyers, et cela quelle que soit leur entrée en filiation : deux foyers bien sûr dans les situations d’ex-familles hétérosexuelles ou de co-parentalité ; mais aussi deux foyers dans les situations d’adoption ou d’AMP, car la fiction de parents engendreurs jouable pour les familles hétérosexuelles devient impossible ici. Le lien social déjà mis en valeur pour l’alliance matrimoniale – comme disent les Araspesh de Nouvelle-Guinée : « si un homme épouse la sœur d’un autre homme et que par ailleurs, sa propre sœur épouse aussi de son côté, il a deux beau-frères, alors que s’il épousait sa propre sœur, il n’aurait pas d’autres alliés – se développe aussi avec la filiation ; et c’est ce raisonnement de l’échange social à visée familiale que je voudrais retenir. 1. STATUT ET EXERCICE DE LA PARENTÉ Avoir un enfant, être parent, entraîne l’accomplissement de plusieurs rôles : concevoir et mettre au monde, nourrir, éduquer, installer dans une profession, donner un statut civil (Goody, 1973, 1982). Tous les rôles parentaux peuvent être partagés, délégués ou transférés, une fois défini le statut de parent. C’est la société, la culture par ses lois et ses coutumes, qui assigne les parents à leur identité de parents. Puis ce sont les parents qui appliqueront au non les partages de rôles culturellement possibles. Cette répartition des composants de la parenté respecte trois règles importantes : • Le vocable « parents » s’applique à ceux qui vont donner à l’enfant son statut civil et son identité familiale. Il peut arriver qu’il y ait transfert du statut civil et de l’identité familiale par adoption avec, quelquefois, une reconnaissance de l’existence de la première parenté, en tant que mémoire d’un lien affectif de la petite enfance, en tant aussi que reconnaissance d’un lien génétique (adoption ouverte, adoption simple) : mais l’inscription généalogique de l’enfant est celle de son statut civil. • Il y a pourtant un rôle qui n’est ni partageable, ni transférable : celui de la conception. Cependant, rappelons bien que cette inaliénabilité du statut de géniteur n’entraîne pas obligatoirement la transformation du géniteur en parent ; de nombreuses sociétés n’attachent pas d’importance à l’adéquation géniteur-parent mais seulement http://aifref.uqam.ca – Actes du VIIIe Congrès de l’AIFREF 1 reconnaissent l’existence de ce géniteur – simple passeur de vie - dans la formation complexe et multiforme d’un lien de parent. • Enfin, l’attribution à d’autres individus, que Goody appelle les pro-parents, des rôles parentaux de nourriture, éducation ou apprentissage ne bouleverse pas le statut civil et l’identité familiale de l’enfant ; elle décharge les parents de certaines tâches et insère l’enfant ainsi que ses parents dans un cadre social plus vaste que celui de sa propre famille. Retenons ce premier principe d’une prise en compte de la circulation des enfants. 2. LA REPRODUCTION SOCIALE Mais reproduire socialement la culture par la filiation, c’est aussi donner une place sociale et symbolique à un enfant, c’est aussi l’insérer dans un modèle de relations humaines, dont les relations sexuelles. Moisseeff (1992), une autre ethnologue, de plus psychiatre, distingue, quant à elle, d’une part deux statuts dans le fait d’être enfant ; et d’autre part, la question des sexes dans l’établissement de la filiation, cet apprentissage social. • Le statut de l’enfant se scinde en deux moments : celui de la petite enfance qui est généralement censé n’être que transitoire, correspondant à une filiation nourricière et éducative et qui suppose la présence effective de l’enfant ; et celui fondé sur un rapport de filiation qui perdure au-delà de l’enfance proprement dite. Ce second moment de la filiation inscrit l’enfant dans une chaîne généalogique, chaîne sans fin dont il(elle) n’est que très provisoirement le dernier maillon. Quant à son tour, il(elle) aura des enfants et deviendra parent, il(elle) fera avancer d’un cran les ascendants ». C’est pour ce second temps que Moisseeff emploie le mot « kinship », réservant le mot de « parenthood » à l’autre partie de la filiation • Elle note ensuite l’importance, dans les sociétés traditionnelles des rites de puberté pour bâtir la filiation généalogique et met en valeur l’aspect masculin de ce moment. Le groupe des pères donnent au groupe des fils leur identité masculine. Les filles, dont le rôle d’adulte sera, comme celui de leur mère, un rôle de gestation et de nourriture, n’ont pas à renaître en tant que femme. Je voudrais retenir deux choses de cette analyse : en premier lieu, les deux moments de la construction de la filiation. Puis l’aspect global de la construction de l’identité masculine : si la mère participe très généralement aux quelques rites d’initiation de sa fille, c’est le groupe d’hommes et non le père qui initie ses fils ; l’individualisation du lien père/fils est refusée. Ces deux statuts de la filiation s’appuient très essentiellement sur la différence des sexes ; l’exclusion totale des femmes lors des rites pubertaires de leurs fils, répète celle des hommes à la naissance de leurs enfants. Or notre société a peu à peu aboli cette séparation sexuelle dans la construction de la filiation, alors que restent toujours valables les deux facettes de la filiation, l’une provisoire – l’enfance – l’autre éternelle, la place généalogique. Comment, ici et maintenant, s’agencent et se différencient ces deux facettes ? Quelles conséquences pouvons-nous tirer de l’accent mis d’une part sur la 2 http://aifref.uqam.ca – Actes du VIIIe Congrès de l’AIFREF différenciation des rôles parentaux et sur la distinction entre statut de parent et exercice de la parenté ; d’autre part de l’importance de l’acquisition d’une place généalogique et du rôle du groupe social – et pas uniquement de l’unité familiale – dans cette acquisition ? 3. LA FILIATION HOMOSEXUELLE Notre société, d’une part en permettant – techniquement et socialement – des procréations ou des filiations hors relations sexuelles a permis à l’individu d’échapper à la contrainte physique de la fabrication de l’enfant (stérilité ou homosexualité) ; d’autre part en aidant les parents par des allocations et en créant des structures d’accueil de la petite enfance comme les crèches et les écoles maternelles a rendu possible une certaine émancipation de la famille pour élever l’enfant. Je ne veux pas dire que la famille étendue, particulièrement les grands-parents, ne soit pas souvent mobilisée pour aider le nouveau parent. Les travaux de Attias-Donfut et Segalen (1998) démontrent l’implication de la grand-parenté vis à vis de leurs enfants et petits-enfants. Néanmoins, avoir, ainsi qu’élever, un enfant, devient un choix personnel d’accomplissement de soi, pour les hommes comme pour les femmes. Les gays et lesbiennes, en quête de famille, se situent complètement dans ce mouvement de revendication personnelle d’un enfant. Les lesbiennes, parce que femmes, peuvent toujours revendiquer pleinement leur identité maternelle, quelle que soit la formule d’homoparenté choisie. Les gays, quant à eux, peuvent se glisser dans la mouvance des « pères-papa », quand ils ont recours à la mère porteuse ou encore à l’adoption. Dans ces formules duo, les tâches domestiques sont accomplies entre les deux femmes ou les deux hommes, l’habitus sexuel ne jouant plus dans la répartition des tâches. Un homme, une femme, l’un et l’autre, l’un ou l’autre peuvent materner, exercer les fonctions parentales de la petite enfance. Par contre, le second moment de la construction de la filiation, l’inscription de l’enfant dans la chaîne généalogique, ordonnant le passage de la reproduction physique à la reproduction sociale est à débattre. L’ordre générationnel n’est absolument pas remis en cause, par contre, l’assignation symbolique à la place sexuée, est à discuter. Quel modèle masculin donner à un enfant élevé par des femmes ? Quel modèle féminin donner à un enfant élevé par des hommes ? Cette question a déjà été posée, et une réponse donnée, pour des enfants élevés dès leur plus jeune âge par un parent, père ou mère, veuf : le parent disparu, très présent dans la mémoire familiale, gardait toute sa place symbolique. Cependant, cette réponse ne peut être reprise par les duo homosexuels. Il leur faut alors chercher une autre construction sociale qui assure une place – au moins symbolique – à l’autre sexe parental, comme le font d’ailleurs les services responsables de l’agrément des candidats à l’adoption célibataires, qui s’arrêtent sur la nécessité d’une image de l’autre sexe, de ce qu’ils appellent « un référent ». Ainsi dans les dossiers de l’Aide Sociale à l’Enfance, peut-on lire : « Comme référent masculin elle a ses beaux-frères qui sont d’accord pour assumer ce rôle » ; « Elle a un vieil ami qui sera une image paternelle pour l’enfant » ; « Une amie, mère d’un enfant, sera une marraine ». Les familles homosexuelles obligent aussi à prendre en compte d’autres intervenants parentaux qu’elles-mêmes : Si le couple hétérosexuel est suffisant pour « fabriquer » un http://aifref.uqam.ca – Actes du VIIIe Congrès de l’AIFREF 3 enfant, voire pour asseoir une filiation, le couple homosexuel doit s’ouvrir sur d’autres figures : figures de donneur de vie, mais aussi figures identificatoires du sexe absent du foyer familial. Ces couples homosexuels ne nient pas la différence de sexes, ne nient pas l’existence différenciée du féminin et du masculin, mais refusent de la prendre comme seule base du désir, de la sexualité, de la famille... de l’alliance et de la filiation. Aux rôles parentaux repérés par Goody, il nous faudrait ajouter un rôle de réprésentation sexuelle… Cependant, cela impliquerait de revoir la sexuation même de l’unité familiale nucléaire : il y aurait des mères avec – ailleurs que dans l’unité familiale – des figures masculines spécialement retenues; ou des pères, avc – ailleurs que dans l’unité familiale – des figures féminines. Cela impliquerait de penser autrement la famille. REFÉRENCES Attias-Donfut, C. et Segalen M. (1998). Grands-parents. La famille à travers les générations, Paris : Éditions Odile Jacob. Goody, E. (1971). « Forms of pro-parenthood : the sharing and substitution of parental roles ». In J. Goody, Kinship (pp. 329-345). London : Penguin Books. Goody, E. (1982). Parenthood and social reproduction : fostering and occupational roles in West Africa. Londres : Cambridge Press University. Moisseeff, M. (1992). « Enjeux anthropologiques de la thérapie familiale avec les adolescents ». In M.-C. Cable et C. Gammer, L’adolescence, crise familiale, Paris : Erès. 4 http://aifref.uqam.ca – Actes du VIIIe Congrès de l’AIFREF