La résistible ascension de la gauche de la gauche
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La résistible ascension de la gauche de la gauche
RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 84 AUTOUR DE L’EXTRÊME GAUCHE PLURIELLE DE PHILIPPE RAYNAUD Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche maux de la société ou des imperfections de la démocratie, mais incapable de livrer des analyses acérées des mutations en cours et encore plus d’avancer des propositions originales et constructives. Rien d’étonnant à ce que, depuis quelque temps, cet ensemble énigmatique et complexe inspire de plus en plus de recherches, d’articles et d’ouvrages dont le dernier en date est celui de Philippe Raynaud. Dans une première partie analytique et descriptive, l’auteur livre des informations sur quelques-uns des aspects de la réalité politique de «l’extrême gauche plurielle», de ses revendications et de ses thèmes de mobilisation. La seconde partie consiste en une étude philosophique limpide des échafaudages théoriques avec l’examen approfondi de certaines tentatives de renouvellement du marxisme, puis des œuvres de Toni Negri, d’Alain Badiou et d’Étienne Balibar. Cet essai court mais dense incite à la réflexion qui, pour ce qui me concerne, se développera à partir de la première partie de son livre. N’étant Marc Lazar est notamment l’auteur de Le Communisme, une passion française (nouv. éd., Paris, Perrin, «Tempus», 2005). Il a récemment publié L’Italie à la dérive. Le moment Berlusconi (Paris, Perrin, 2006). Dans Le Débat: «Le discours de la gauche extrême» (n° 127, novembre-décembre 2003). d Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard Depuis maintenant plus d’une décennie, la gauche de la gauche interpelle, irrite, fascine, voire obsède les forces de l’ensemble de la gauche française, mais également les acteurs et les observateurs de la vie politique nationale en général. Ses paradoxes sont légion et constituent autant de défis à sa compréhension: forte et fragile, présente et évanescente, à l’offensive et sur la défensive, souvent arrogante mais se complaisant dans la posture de l’humilité, bardée de certitudes et taraudée par le doute, aspirant à l’unité et déchirée par ses divisions internes, formée de composantes inédites qui coexistent plus ou moins aisément avec de vieux courants politiques ou d’autres qui croient tout inventer alors qu’ils ne font qu’accommoder à la sauce d’aujourd’hui les recettes les plus éculées de la protestation dont ils ne connaissent pas toujours la genèse, ingénieuse pour l’action collective et reproduisant ses formes les plus classiques, sophistiquée et affligeante de banalité dans ses constructions théoriques, critique mordante des RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 85 85 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard pas philosophe, je ne préfère pas discuter la seconde. Cependant, je formulerai une série de questions à l’auteur et une objection. Les constructions théoriques, assez disparates, qu’il dissèque avec finesse, ironie ou sarcasme, semblent, au total, disposer d’un impact limité sur le camp dont elles se réclament alors même qu’elles prétendent se fonder sur l’examen du réel; elles aspirent toutes à une application concrète pour orienter l’action et à une vérification empirique par l’expérience des luttes. De fait, elles sont en compétition dans le marché des idées pour structurer les pratiques de la gauche de la gauche et leur donner du sens: mais aucune, du moins pour le moment, ne s’impose comme la référence impérieuse de la gauche de la gauche. Il serait sans doute utile de chercher à en comprendre les raisons. Je soumets à Philippe Raynaud deux explications possibles. La première provient de ce que leurs divergences sont si importantes qu’elles annihilent la portée de chacune d’entre elles. La seconde tient au fait que les participants de cette extrême gauche paraissent surtout enclins à dénoncer, agir et invoquer un monde autre et meilleur, mais guère à «s’armer intellectuellement». Le temps des grandes controverses doctrinales qui agitaient les milieux intellectuels comme les formations de l’extrême gauche des années 1960-1970 est bien fini. Certes, les organisations trotskistes continuent de se référer à des auteurs précis, dont Léon Trotski et ses épigones, voire dans le cas de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) à quelques-uns de ses intellectuels, tel Daniel Bensaïd, qui entendent actualiser le marxisme, ou même à des auteurs extérieurs au trotskisme. En revanche, lorsqu’ils s’efforcent de penser leur action en se dotant d’une armature intellectuelle, la plupart des mouvements, associations, journaux ou revues de la gauche de la gauche invoquent de multiples théoriciens plus ou moins connus, issus de filons très variés. Le plus souvent délibérément revendiqué, ce bricolage est conçu comme un antidote contre le dogmatisme associé, justement, aux partis politiques dont ils se méfient ou aux expériences passées dont ils cherchent à se démarquer. Par conséquent, je pose trois questions à Philippe Raynaud. Pourquoi ne pas avoir étendu son analyse à d’autres penseurs, tels Jean Baudrillard, Serge Latouche ou, puisque sont inclus dans son corpus l’Italien Toni Negri et l’Américain Michael Hardt, Giorgio Agamben, Noam Chomski ou John Holloway? Un élargissement du panorama théorique de la contestation aurait sans doute permis de mieux encore caractériser les pensées radicales – un peu à l’instar de la typologie, au demeurant contestable, proposée par Marie-Christine Granjon, entre «antidémocrates révolutionnaires», «ultradémocrates utopistes» et «hypercritiques post-révolutionnaires et utopistes» 1 – et, tout en s’intéressant aux rapports qu’elles nouent à la démocratie puisque telle est, à juste raison, l’une des problématiques essentielles du livre, de décortiquer également leurs réflexions concernant l’économie ou la société qui sont parfois très porteuses. Comment Philippe Raynaud évalue-t-il l’influence respective des théories qu’il étudie dans les sciences sociales, notamment en sociologie et en science politique, et, plus directement, dans le domaine politique? Et, surtout, quels liens établit-il entre les idées de ses penseurs et les thèmes d’action qu’il a étudiés dans sa première partie? L’absence d’articulation entre les deux 1. Marie-Christine Granjon, «Les courants hypercritiques de la démocratie libérale», Esprit, octobre 2003, pp. 83-119. RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 86 86 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche parties est sans doute, à mes yeux, le défaut majeur de ce livre incisif et important. Extrême gauche ou gauche de la gauche? Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard J’en viens maintenant à d’autres observations que me suggère la lecture de L’Extrême Gauche plurielle. Avec une remarque méthodologique préalable. Le sujet abordé dans ce livre cherche à cerner une réalité mouvante, incertaine, parfois incohérente. Rien dans cette extrême gauche plurielle n’est pour l’instant donné, figé ou cristallisé. L’analyste doit donc veiller, et Philippe Raynaud y est très attentif, à ne pas tomber dans le piège classique tendu par ce genre de situation, à savoir précisément rendre homogène ce magma informe, donner une signification catégorique à ce qui est équivoque, rationaliser des fragments épars ou généraliser à partir de données parcellaires. Surgit aussitôt une première interrogation. De quoi parle-t-on lorsque l’on observe, selon la formule de l’auteur, «le spectacle bigarré des nouvelles radicalités françaises, où la sensibilité hyperdémocratique côtoie la nostalgie des pires expériences totalitaires» (p. 189)? Les hésitations sémantiques de Philippe Raynaud – qui parle d’extrême gauche, de nouvelles radicalités, de gauche radicale et même de nouvelle gauche – illustrent les difficultés rencontrées pour cerner l’objet examiné. En atteste également le grand angle d’analyse qu’il ouvre dans la première partie de son livre où sont étudiées les positions des divers mouvements altermondialistes et celles de la multitude de mouvements exigeant des droits et de la reconnaissance (chap. I), la thématique récemment surgie sur le devant de la scène du colonialisme et de ses victimes (chap. II), les organisations trotskistes (chap. III), enfin les questions très sensibles d’Israël, de la Palestine, de l’antisionisme et de l’antisémitisme (chap. IV). L’étude montre l’hétérogénéité de ce que je préfère appeler, quant à moi, la mouvance de la gauche de la gauche et la fluidité de la conjoncture dans laquelle elle évolue: en effet, si nombre d’opportunités s’offrent à cette gauche, l’incertitude est de mise, certaines mobilisations s’avérant décevantes, d’autres payantes, les succès porteurs d’immenses espoirs pour ses membres étant suivis d’échecs retentissants. Ensemble disparate, la gauche de la gauche exhibe néanmoins quelques points communs. Ainsi partage-t-elle une protestation énergique contre l’actuel cours du monde, selon ses dires, marqué par la globalisation, le triomphe du néolibéralisme et l’extension de la marchandisation, une contestation radicale du «système» économique et politique, une critique ferme de la gauche réformiste à vocation gouvernementale organisée dans le parti socialiste, et, de manière un peu plus complexe, au PCF et chez les Verts, enfin la conviction qu’un «autre monde est possible», ce qui l’amène à rechercher les voies d’une alternative pour préparer une rupture complète et à revendiquer une forme d’utopie. Chacune de ses composantes donne un contenu spécifique à cette partition et les met en musique à sa façon. Une démarche classique de science sociale inciterait à différencier à l’intérieur de cette mouvance les acteurs qui la composent, les répertoires d’action collective empruntés et la sociologie de ceux qui y adhèrent ou la soutiennent. Le premier groupe d’acteurs est formé par les organisations politiques qui relèvent presque toutes du néo-communisme, au sens où elles sont issues historiquement du mouvement communiste international et se veulent toujours communistes. En font partie les trotskistes, RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 87 87 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche auxquels Philippe Raynaud consacre un chapitre remarquablement informé. Son excellente connaissance de ce si petit monde, ses qualités de pédagogue et son écriture claire lui permettent de tisser un véritable fil d’Ariane dans le labyrinthe des positions des trois organisations trotskistes, la LCR, Lutte ouvrière et le Parti des travailleurs. Il montre bien que, pour des raisons liées à leurs histoires et à leurs expériences, la première est la plus directement en prise avec le reste de la mouvance de la gauche de la gauche, alors que les deux autres s’en méfient. On pourrait certes objecter à l’auteur, histoire de pinailler sur ces subtilités qui font le délice des spécialistes du trotskisme, que, ces derniers temps, de façon épisodique, Lutte ouvrière a tenté de prendre en compte certains aspects de l’altermondialisme, que la LCR s’est emparée, plus résolument qu’il ne le suggère, de l’argumentaire de la défense des services publics ou encore qu’elle est profondément divisée sur nombre de questions importantes. Notons ici – Raynaud n’en ayant point parlé car cela ne relevait pas directement de son livre – que les refondateurs du PCF veulent que leur parti se positionne plus nettement dans cet espace, ce qui soulève la délicate question des alliances avec le PS: une partie des Verts subit cette même attraction qui pourrait s’avérer fatale. Nous reparlerons plus tard de ce qu’il en est au PS. Une galaxie informelle mouvementiste avec une myriade de mouvements, d’associations, de syndicats, de coordinations, de fondations, d’instituts, de regroupements d’intellectuels et d’experts, de revues et de périodiques, très souvent rivaux, constitue le second ensemble d’acteurs qui n’est pas dissocié du premier, loin s’en faut. Les uns poursuivent un objectif précis (sur le logement, les chômeurs, les sans-papiers, les droits de tel ou tel groupe ou minorité), les autres sont géné- ralistes, comme ATTAC Leur rapport à l’instance politique est complexe; certains cherchent à rester à l’écart des partis, d’autres tentent de réaliser des convergences ponctuelles, d’autres enfin se proposent d’inventer de nouvelles formes de liaison avec la représentation politique, ces contradictions traversant parfois chacun de ces mouvements ou chacune de ces associations. La gauche de la gauche développe de nombreux thèmes d’action. À cet égard, Philippe Raynaud souligne avec force et sagacité ce qui l’unit, mais aussi ce qui la divise. Elle se rassemble autour du combat contre la mondialisation, fût-ce avec des arguments différents, le «néo-libéralisme», mais aussi contre le réformisme, un trait peut-être pas suffisamment souligné par Raynaud, les États-Unis, l’Europe libérale et Israël: elle agit en faveur des acquis sociaux, de la défense des services publics et de l’édification d’un autre monde. En revanche, elle se divise sur l’appréciation de la République, de la nation, de l’État, en particulier avec la montée en puissance des défenseurs des victimes passées du colonialisme français et, plus généralement, des revendications communautaristes et des droits à la différence. Or, la question des droits de groupes particuliers ou de minorités est lourde de tensions internes à la gauche de la gauche même si, astucieusement, Raynaud n’exclut pas des synthèses possibles, comme on a pu le voir lors du référendum sur la Constitution européenne rejetée par l’ensemble des forces de la gauche de la gauche, à l’exception ultraminoritaire de Toni Negri. La gauche de la gauche engage des actions collectives respectueuses de la loi ou illégales (l’arrachage des champs d’expérimentation des OGM, les opérations de défense des sans-papiers ou les occupations de locaux par exemple). Hyperactiviste, elle combine les initiatives déterminées de petits groupes, les mobi- RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 88 88 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche lisations de réseaux, les manifestations de rue, les pétitions, le recours permanent à Internet ou encore un habile travail de sensibilisation des médias qui, ensuite, répercutent largement leurs thématiques et rendent compte de leurs agissements. Sa sociologie n’est pas encore bien connue. Les premières recherches font apparaître toutefois que les militants de la LCR et des mouvements altermondialistes sont, le plus souvent, issus du secteur public, plutôt dotés de diplômes et jeunes. Les cadres des associations altermondialistes, notamment d’ATTAC, sont fréquemment issus de partis de gauche (PCF, PS ou Verts) ou de l’extrême gauche (LCR), soit membres de ces partis, ou bien ont été formés par l’expérience du tiers-mondisme et du catholicisme de gauche 2. L’électorat de l’extrême gauche, encore minoritaire mais surtout mouvant et fragile, est difficile à circonscrire. Ainsi, celui d’Olivier Besancenot le 21 avril 2002, qui avait obtenu 4,3 % des suffrages, était caractérisé, entre autres, par sa jeunesse, son assez haut niveau de diplôme, sa pénétration chez les étudiants, les professions intermédiaires, les salariés du secteur public, notamment les instituteurs et les enseignants 3. Une connaissance fouillée de la gauche de la gauche suppose de repérer les multiples connexions et les innombrables interactions qui s’établissent entre les trois ensembles de la mouvance. Mais Philippe Raynaud explore un autre niveau, souvent négligé par la sociologie ou la science politique critique, celui des concepts: il considère, avec justesse, que ceux-ci contribuent à déterminer les pratiques politiques et sociales et qu’ils ne servent pas simplement de parure rhétorique. Cette instance se déploie sur deux registres poreux et imperméables à la fois. D’une part, celui des idées, à défaut des idéologies qui, tout à la fois, imprègnent à des degrés variables les personnes qui se reconnaissent dans la gauche de la gauche, innervent ses multiples composantes, incitent à l’action et légitiment les actes; de l’autre, celui des théories conçues par des intellectuels autonomes et par les petits clercs du trotskisme qui ambitionnent de fournir une véritable armature doctrinale à la gauche de la gauche et de s’ériger en maîtres à penser de la contestation. Quel poids? Une seconde question ne manque pas de surgir à la lecture du livre de Raynaud: quel est le pouvoir réel de la gauche de la gauche? Au vrai, elle jouit d’une influence assez restreinte dans la compétition politique, y compris parce que sa participation à celle-ci est un motif de discordes internes. Seuls, pour le moment, les groupes trotskistes s’y impliquent. Leur tendance générale à la progression électorale depuis 2. Voir, entre autres, sur les altermondialistes: «Altermondialisation: quelles altérités?», Anthropologie et sociétés, n° 3, 2005; Éric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna Mayer (sous la dir. de), L’Altermondialisme en France. La longue histoire d’une nouvelle cause, Paris, Flammarion, 2005; Éric Agrikoliansky, Isabelle Sommier (sous la dir. de), Radiographie du mouvement altermondialiste, Paris, La Dispute, 2005; Olivier Fillieule, Philippe Blanchard, Éric Agrikoliansky, Marko Bandler, Florence Passy, Isabelle Sommier, «L’altermondialisme en réseaux. Trajectoires militantes, multipositionnalité et formes de l’engagement: les participants du contre-sommet du G8 d’Évian», Politix, n° 68, 2004, pp. 13-48; Eddy Fougier, Altermondialisme, le nouveau mouvement d’émancipation?, Paris, Éd. Lignes de repères, 2004; Lilian Mathieu, «La constitution du mouvement altermondialiste français», Critique internationale, n° 27, avril-juin 2005, pp. 147-162; «La théologie politique des altermondialistes», Controverses, n° 1, 2006; Michel Wieviorka (sous la dir. de), Un autre monde: contestations, dérives et surprises dans l’antimondialisation, Paris, Balland, 2003. Sur la LCR, lire Florence Joshua, «La dynamique militante à l’extrême gauche: le cas de la Ligue communiste révolutionnaire», Les Cahiers du CEVIPOF, n° 37, avril 2004. 3. Voir l’enquête du CEVIPOF-CIDS-CECOP, le panel électoral français consultable sur le site du CEVIPOF. RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 89 89 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche le milieu des années 1990 ne doit pas occulter leurs fréquents revers. Leurs performances jusqu’ici sont dues à des circonstances particulières. Le premier tour de la présidentielle de 2002 survenant après cinq années de cohabitation par exemple, où les candidats trotskistes ont recueilli plus de 10 % des suffrages. Ou encore, le référendum sur le projet de Traité constitutionnel européen durant la campagne duquel la gauche de la gauche a contribué à la victoire du non, ce camp ayant rassemblé des forces disparates, incluant la droite et l’extrême droite qui trouvaient là un exutoire au mécontentement général par rapport à la situation du pays, au gouvernement et à la façon dont l’Europe se construit. Mais dans d’autres scrutins dominés par l’importance de l’enracinement local ou la polarisation du clivage droite-gauche, les législatives de 2002, les régionales et les européennes de 2004, l’extrême gauche politique a échoué. La présidentielle de 2007 cristallise parfaitement les dilemmes de la gauche de la gauche. Chaque formation politique – PCF, LCR – proclame son attachement à l’unité de la gauche de la gauche mais veut défendre ses couleurs en présentant son candidat, à l’instar de Lutte ouvrière qui, elle, n’a jamais cru en cette chimère. José Bové, soutenu par divers comités, souhaite incarner cette mouvance, cependant que des mouvements, des syndicats et des associations refusent de s’impliquer directement dans le scrutin: la question du rapport au politique est d’ailleurs l’un des éléments qui ont contribué à mettre en crise ATTAC. En tout état de cause, il n’existe toujours pas à ce jour de quatrième bloc dans l’électorat français qui viendrait s’ajouter à ceux formés par l’extrême droite, la droite et la gauche. L’électorat de la gauche de la gauche est instable, ses motivations demeurent diverses et ses valeurs souvent encore hétéroclites. En outre, sa sociologie s’avère proche de celle du reste de la gauche, en particulier avec la forte présence du secteur public dans ses rangs, ce qui autorise des passages de l’un à l’autre selon les enjeux des scrutins, les thèmes de campagne et le message qu’entendent faire passer ces électeurs 4. La force politique de la gauche de la gauche réside certes dans sa capacité globale à exercer une pression ou un chantage sur le reste de la gauche. Mais elle provient encore plus du fait que l’un de ses éléments, l’extrême gauche trotskiste, fournit une offre politique qui permet, en certaines circonstances, aux électeurs déçus de la gauche de voter pour elle et d’envoyer ainsi un signal fort de protestation. D’autant que le rayonnement culturel de l’ensemble de la gauche de la gauche facilite ce transfert électoral. La gauche de la gauche n’exerce pas de domination culturelle et ne dispose pas encore d’une aptitude à l’hégémonie au sens gramscien du terme, même si telle est l’ambition explicite de certaines de ses composantes, notamment ATTAC. En revanche, elle propage une vulgate en phase avec une époque où la rigueur n’est plus la vertu cardinale de la pensée. Cette vulgate repose sur des refus – de la mondialisation, du capitalisme, du «néo-libéralisme», de l’Europe actuelle, du réformisme, du racisme, du fascisme, pour l’essentiel – et sur la perspective d’un monde parfait. Elle sert de ciment à une contestation éclatée, à l’expression des colères, des révoltes, des indignations, des frustrations, des peurs, des angoisses provoquées par le creusement des inégalités sociales, les innombrables injustices et les importants dysfonctionnements de la démocratie. Elle fournit des clefs d’inter4. Voir, par exemple, Luc Rouban, «Le vote des fonctionnaires aux élections de 2002», Revue administrative, n° 332, 2003-03, pp. 196-203. RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 90 90 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard prétation faciles et efficaces à ceux qui subissent d’ores et déjà les métamorphoses de la société, s’alarment des mutations en cours et sont déstabilisés dans leurs professions, leurs statuts ou leurs rôles. Elle procure des repères à ceux qui sont en quête de stabilité ou d’identité 5. Comme je l’ai déjà dit, Philippe Raynaud a très bien montré dans la première partie de son ouvrage les lignes de fracture qui traversent la gauche de la gauche autour de la République, de l’État et de la nation. Elles constituent vraisemblablement à terme un facteur de faiblesse et d’explosion de cette mouvance. Tout comme l’antagonisme brumeux entre ceux qui poursuivent une perspective révolutionnaire, dont ils peinent à définir la teneur, et ceux qui se veulent des réformistes radicaux: l’existence de cette opposition, bien que irisée comme un clair-obscur, constitue l’une des nombreuses différences entre la gauche de la gauche d’aujourd’hui et celle des années 1960-1970 à laquelle Philippe Raynaud consacre quelques annotations particulièrement originales et suggestives, souvent à contre-pied des analyses les plus répandues. Mais, pour l’instant, l’élasticité de la vulgate, ses ambiguïtés et ses ambivalences confortent son attractivité. Son unité autour de quelques thèmes fédérateurs et sa grande diversité l’aident, en effet, à toucher des populations très différentes. Or, la vulgate de la gauche de la gauche exerce une influence notable sur les partis de la gauche de gouvernement et sur le peuple de gauche: c’est là un point très important que Philippe Raynaud n’aborde pas, ce que l’on ne peut que regretter. On prendra deux exemples. Le PCF, en premier lieu. Affaibli par sa participation à la plus longue expérience gouvernementale de son histoire lorsque Lionel Jospin était à Matignon entre 1997 et 2002, et par l’échec de son candidat, Robert Hue, dépassé lors du premier tour de la présidentielle de 2002 par Arlette Laguiller et Olivier Besancenot, ce parti pâtit directement de la concurrence de la gauche de la gauche. Il a gauchi son discours, intégré la défense de droits des sans-papiers, des sans-logements ou des homosexuels, remisé une partie de la mutation entreprise par Robert Hue et il s’évertue à se distinguer du PS pour mieux occuper l’espace sur son flanc gauche. Il est profondément divisé sur la stratégie à suivre entre ses divers courants, dont l’un privilégie l’alliance avec les mouvements les plus radicaux, ce que refusent les autres qui s’inquiètent des risques d’une telle orientation. Le PS glisse aussi sur cette pente. Ainsi, certains de ses membres, tel Jean-Luc Mélenchon, et de ses courants se montrent de plus en plus sensibles à la vulgate de la gauche de la gauche. Laurent Fabius s’évertue à faire oublier une partie de son parcours passé, au cours duquel il s’était érigé en parangon du réformisme modernisateur, pour se poser en rassembleur de toute la gauche, quitte à faire des concessions à ses franges les plus extrêmes, par exemple en fustigeant la construction de l’Europe lors du référendum de 2005 à l’aide d’un argumentaire «social-nationaliste» 6. L’ensemble du parti a, depuis 2002, adopté une posture plus radicale qui sous-tend son projet récemment adopté, même s’il s’efforce de défendre le bienfondé d’un réformisme dont il a le plus grand mal à asseoir la légitimité et à rejeter les critiques les plus outrancières de la gauche de la gauche. Tirant ce qu’il estime être les leçons de l’expérience malheureuse de l’élimination de Lionel 5. J’ai tenté d’analyser plus en détail cette vulgate dans un article auquel je me permets de renvoyer le lecteur: «Le discours de la gauche extrême. Vieilles passions et nouveaux défis», Le Débat, n° 127, novembre-décembre 2003, pp. 176191. 6. Dominique Reynié, Le Vertige social-nationaliste, Paris, La Table ronde, 2005. RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 91 91 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard Jospin au premier tour de la présidentielle de 2002, il tente ainsi de redonner consistance à l’antagonisme gauche-droite et de reconquérir les classes populaires. Le PS semble sur la défensive face aux coups que lui porte continûment la gauche de la gauche qui en a fait sa tête de Turc favorite, son discours s’est gauchi et il occupe de nouveau une place à part dans le socialisme européen, les principaux membres du parti socialiste européen s’étonnant de l’évolution du parti français. Or, la vulgate de la gauche radicale, notamment sa critique antisystème, essaime largement parmi l’ensemble des sympathisants de la gauche. Il n’est pas absurde d’avancer que son pilonnage incessant contre la mondialisation, le libreéchange et l’Europe ait contribué, en partie, à ce qu’une majorité de l’électorat de gauche, notamment 64 % des salariés du secteur public, vote «non» au référendum du 29 mai 2005. La progression incontestable de la famille de la gauche radicale ne saurait toutefois occulter son caractère largement minoritaire et l’existence de quatre autres sensibilités, si l’on en croit une enquête récente: les «sociaux-libéraux» représenteraient la première composante avec 30 % de la population de gauche, suivis des «réfractaires» (28 %) et des «étatistes» (21 %), les «radicaux» ne rassemblant que 13 % des personnes qui se situent à gauche, les 8 % restants relevant des «antiautoritaires», hostiles au capitalisme mais favorables à un désengagement de l’État 7. Cette configuration complexe contraindra les prétendants à l’Élysée qui ne souhaitent pas faire seulement de la figuration à des contorsions périlleuses et à de redoutables jeux d’équilibriste. Quoi qu’il en soit, les plus grandes réussites de la gauche de la gauche sont de deux ordres. D’une part, elle a provoqué un déplacement vers elle du centre de gravité des discours, des réfé- rences et des attentes de l’ensemble de la gauche. De l’autre, elle a, selon une méthode classique déjà expérimentée dans le passé par les communistes à l’égard des socialistes, complètement dénigré et stigmatisé les positions de la gauche social-libérale au point de les faire apparaître comme illégitimes et étrangères à la gauche. Une réussite favorisée par l’incapacité chronique de la direction du parti socialiste à construire une théorie du réformisme – qui détermine sa stratégie, fixe des objectifs réalistes explicités à sa base électorale et justifie sa gestion gouvernementale –, à l’assumer haut et fort dans et hors du parti, à l’ériger en un référent positif et attrayant, à l’ancrer dans une critique sociale du capitalisme, à le faire vivre grâce à des propositions innovantes, à le transformer aussi en une sorte de récit épique qui insuffle de l’espérance sans verser dans la démagogie 8. Une exception française? Par quoi nous abordons une problématique classique que Philippe Raynaud discute de front. Selon lui, la présence de «l’extrême gauche plurielle» relève de l’exception française. Il avance, pour étayer cette affirmation, plusieurs arguments: le poids du trotskisme, la force de l’anticapitalisme et l’importance de la pensée théorique radicale. Il note également la fragilité de la construction démocratique nationale qui pro7. Voir François Miquet-Marty (sous la dir. de), L’Idéal et le réel. Enquête sur l’identité de la gauche, Paris, fondation Jean-Jaurès et Plon, 2006. Ce sondage, réalisé par l’Institut LH2 auprès de 886 personnes se déclarant de gauche ou proches d’un parti de gauche, est extrait d’un échantillon représentatif de la population française. 8. Sur ce thème, voir dans une littérature désormais abondante, Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, L’Ambition et le Remords. Les socialistes français et le pouvoir, Paris, Fayard, 2005, et Laurent Bouvet, «Le défi réformiste de la gauche française», Raison publique, n° 4, mai 2006, pp. 29-36. RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 92 92 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche vient de trois histoires spécifiques, celles de la vie intellectuelle, de la politique et de la gauche. On pourrait certes objecter à l’auteur que, la construction européenne nourrissant les extrémismes, d’autres pays connaissent un développement de la gauche radicale, en particulier le Danemark, les Pays-Bas, la Suède ou le Portugal 9. Pour autant, j’ai tendance à penser comme Philippe Raynaud et je souhaite à cet égard indiquer trois explications supplémentaires à celles qu’il avance en faveur de la thèse d’une singularité française. Philippe Raynaud me rejoint pour noter l’importance de l’héritage culturel et humain du communisme 10. Son influence continue de se manifester sous d’autres formes que par le passé en dépit de la marginalisation de l’institution, le PCF, qui a forgé cette culture. La plupart des éléments de la gauche de la gauche critiquent le communisme en tant que technologie de pouvoir, pour ses formes d’organisation, la rigidité de sa doctrine ou encore son autoritarisme. Néanmoins, celui-ci survit comme morale, nostalgie d’un autre ordre, promesse de l’utopie et mémoire enchantée des luttes, souvent à l’insu de quantité de participants de la gauche de la gauche qui n’en ont pas conscience ou ne connaissent guère l’histoire du communisme. En outre, de nombreux cadres ou responsables de la composante mouvementiste de la mouvance ont acquis au PCF une forte expérience de «l’organisation de masse», de sa direction, de la conduite des débats internes et de la mise en œuvre des mobilisations qu’ils réinvestissent dans les associations, mouvements, institutions ou syndicats, suscitant parfois de fortes contestations, comme en atteste l’importante crise que connaît en ce moment ATTAC. Mais Raynaud ne souligne pas suffisamment, selon moi, bien qu’il y fasse allusion, que cette présence du passé communiste se combine étroitement avec une autre donnée qui, elle aussi forgée par l’histoire, travaille profondément la France actuelle, à savoir le poids considérable de l’État, de la fonction publique et du secteur public. Faute de place, on se contentera ici de noter trois de ses principaux effets sociaux et politiques. La fonction publique, au sens étroit du mot, représente au début du XXIe siècle plus de 4,6 millions d’actifs, soit 24 % de la population active, et les salariés du secteur public plus de 30 %. L’État, la fonction publique et le secteur ont modelé en profondeur le pays, ce qui se manifeste par le fort attachement que leur porte l’opinion, attachement plus prononcé à gauche, évidemment, mais qui transcende le clivage gauche-droite. Enfin, la gauche, au fil des années, a non seulement tissé avec l’État des relations théoriques et pratiques privilégiées, mais encore elle a réalisé une symbiose avec les personnels travaillant pour l’État ou dans les secteurs para-étatiques en instaurant progressivement un système d’échanges politiques, idéologiques, d’identités et de valeurs qui a contribué et contribue encore à conforter la place de la gauche et de ces populations au cœur du système politique et de la société. Or ces rapports sont entrés en crise depuis plus d’une décennie. La gauche de la gauche est venue concurrencer la gauche classique, notamment socialiste, pour le contrôle de cette clientèle. Elle s’est emparée depuis le milieu des années 1990, en insistant sur le social ou sur la nation selon ses sensibili9. Voir Kate Hudson, European Communism Since 1989: Towards a New European Left?, Basingstoke, Macmillan, 2000; Luke March et Cas Mudde, «The European Radical Left. Decline and Adaptation», Comparative European Politics, vol. 3, n° 1, 2005, pp. 23-49, et Christine Pina, L’Extrême Gauche en Europe, Paris, La Documentation française, 2005. 10. Marc Lazar, Le Communisme, une passion française, Paris, Pernin, 2005. RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 93 93 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche tés, du thème de la défense des services publics, qu’elle associe étroitement à la dénonciation de la mondialisation, de l’Europe, du néo-libéralisme et de l’économie de marché. Nombre de ses propositions reprennent celles de la gauche étatiste des années 1970 et aboutissent à consacrer le rôle de l’État et à valoriser les fonctionnaires ou les employés du secteur public. Elle a ainsi pu attirer vers elle des professions du public, en particulier les professions intermédiaires, les enseignants, les instituteurs, les travailleurs sociaux ou les agents hospitaliers. Autant de catégories soucieuses de leur avenir, exaspérées par leurs conditions sociales, se sentant en voie de déclassement, actuellement en phase de rébellion, déçues par la gauche de gouvernement, et qui voient dans la gauche de la gauche un allié de poids et un défenseur intransigeant de leurs intérêts, de leurs valeurs et de leur identité. La gauche de la gauche entretient l’illusion de l’invariance du progressisme français, au sens que donne Pierre Grémion à cette notion, alors que s’accomplissent de considérables mutations économiques, sociales et politiques qui exigent que la gauche évolue 11. Ainsi se fait jour l’un des facteurs qui expliquent son emprise: en France, la radicalité de gauche alimente la vénération de l’État et des services publics, cependant que cette même adulation renforce la gauche radicale. De manière assez paradoxale, la gauche de la gauche qui se présente comme une alternative innovante, et qui, pour certaines de ses composantes, se veut révolutionnaire, se révèle, dans les faits, adepte de l’immutabilité de l’État et de ses personnels. Certes, Raynaud pourra objecter qu’il ne s’agit là que d’une sensibilité de la gauche de la gauche puisqu’une autre est polarisée sur la question des droits de l’homme, des groupes et des minorités, et refuse de s’enfermer dans une défense de l’État social qui pourrait prendre des allures d’une apologie de la nation. Mais il me semble que cette sensibilité communie également dans la sauvegarde, voire dans l’extension des services publics, même si elle ne l’associe pas à la République, qu’elle critique ouvertement, et si elle préfère insister sur son seul aspect social. La deuxième explication complémentaire du dynamisme de la gauche de la gauche est liée vraisemblablement aux effets de la construction européenne et de la mondialisation dans laquelle la France est pleinement insérée, à un degré moindre que le Royaume-Uni ou les Pays-Bas, mais bien plus que l’Allemagne et l’Italie. À cause de son histoire, du poids de l’État, de sa conception de la nation, ces processus l’ébranlent, directement, indirectement ou potentiellement, plus que n’importe quel autre pays. Les extrémismes de droite et de gauche, la gauche et la droite souverainistes convergent alors, en recourant à des arguments dissemblables (bien qu’au cours de la campagne du référendum ils aient parfois convergé) et en visant des populations différentes, pour s’opposer à ces évolutions. On peut alors formuler l’hypothèse selon laquelle s’instaure ainsi une forme de quiproquo assez classique. La gauche de la gauche s’empare des situations de détresse de certaines populations exposées matériellement aux mutations ou qui, à l’instar des professions du public, estiment que leurs fonctions sont dévalorisées et se préoccupent de leur futur, afin de mener une offensive politique. Elle feint alors de considérer ou croit sincèrement que ceux qui la soutiennent adhèrent à ses objectifs et à ses projets de rupture radicale alors que, vraisemblablement, la majorité de ces mêmes populations se servent 11. Pierre Grémion, Modernisation et progressisme. Fin d’une époque 1968-1981, Paris, Éd. Esprit, 2006. RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 94 94 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche de la gauche de la gauche pour se protéger des effets de la modernisation et des aléas de l’existence. Enfin, la troisième explication des succès relatifs de la gauche de la gauche est due aux acteurs, et, principalement, à la déficience de réponse du PS au défi qu’elle jette. La carence est théorique, on l’a dit, puisqu’il se refuse à dresser le bilan du totalitarisme communiste et se révèle incapable de fonder le réformisme. Mais sa stratégie est également en cause. Le PS cultive volontairement l’ambiguïté avec la gauche de la gauche en s’appropriant certains de ses thèmes (l’extension des services publics, par exemple, sans plus guère évoquer leur modernisation et leur réforme). De la sorte, il pense éviter la cristallisation des divergences, le figement des positions, la perte durable de ses soutiens sociologiques du secteur public. En outre, fidèle à une tradition historique solidement ancrée dans ce parti (qui obéit au vieil adage de «pas d’ennemi à gauche»), il estime être ainsi, à l’aune de la prochaine présidentielle et au-delà des divers positionnements de ses candidats, en mesure de rassembler large la gauche contre la droite, au détriment d’une clarification sur les contenus. En la matière, la comparaison avec l’Italie s’avère topique. Dans ce pays aussi, l’extrême gauche fut puissante, bien plus qu’en France dans les années 1960-1970, et le PC italien était le plus important des partis communistes occidentaux, marquant profondément de son empreinte la politique, la société et la culture de ce pays. Au demeurant, la gauche a toujours été caractérisée par une tendance à la radicalisation et au déni du réformisme. Pourtant, la gauche de la gauche, bien qu’existante, ne s’épanouit pas avec la même envergure qu’en France. Les raisons en sont multiples: l’expérience du passage assez massif au terrorisme durant les «années de plomb» obsède encore le pays et disqualifie l’extrémisme de gauche, l’existence d’une droite atypique composée de Silvio Berlusconi, des post-fascistes et des régionalistes xénophobes incite, par crainte, l’opposition à l’unité et limite la fragmentation de la gauche, enfin le PCI, même s’il ne fut jamais ce parti démocratique et indépendant de Moscou décrit par une historiographie complaisante, n’avait certainement plus, après 1956, les mêmes caractéristiques dogmatiques, autoritaires et ouvriéristes que celles du PCF. Mais je voudrais ici insister sur le fait que la transformation de ce parti en Démocrates de gauche au début des années 1990 s’est accompagnée d’un bilan, sans doute incomplet mais néanmoins esquissé de manière assez critique, du communisme, et d’une mue complète vers le réformisme assumé avec orgueil, allant jusqu’à la proposition de fonder prochainement un parti unique avec d’autres forces réformistes du centre et de la gauche qui aille au-delà même des frontières traditionnelles de la social-démocratie européenne. Envers la gauche radicale politique et syndicale, les Démocrates de gauche ont combiné une fermeté doctrinale, une intransigeance de fond (par exemple, en affirmant la nécessité impérieuse d’entreprendre des réformes de l’administration publique et des retraites, de garantir l’existence d’Israël tout en apportant son soutien au peuple palestinien ou encore de condamner avec fermeté la moindre trace d’antisémitisme susceptible de se profiler derrière l’antisionisme) et une grande souplesse stratégique. Cela explique, pour une part, la constitution d’une coalition de centre gauche qui l’a emporté sur la droite aux dernières élections et aussi le faible espace laissé sur sa gauche. Davantage, Refondation communiste, fondé au moment de la mutation du PCI en 1991, qui regroupait dif- RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 95 95 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard férents courants de la gauche communiste, a elle aussi connu une évolution. Ce parti s’est longtemps voulu une formation radicale mêlant l’ancien et le nouveau. L’ancien, c’est la référence au communisme, l’hostilité au néo-libéralisme, le rejet des États-Unis, le travail en direction de la classe ouvrière, le militantisme au sein des syndicats ou la quête de l’utopie. Le nouveau, c’est l’ouverture aux mouvements sociaux, altermondialistes, écologiques ou de défense des minorités sexuelles, la charge contre les institutions, le souci de s’adresser aux précaires ou aux exclus, les liaisons établies avec les cercles autonomes dans les villes, la conversion à la non-violence, etc. Refondation communiste avait refusé de rejoindre la coalition de l’Olivier en 1996 et, deux ans plus tard, avait fait tomber le gouvernement de Romano Prodi, accusé d’être trop modéré, ce qui provoqua la formation par une minorité du Parti des communistes italiens, désireux de collaborer avec les autres partis du centre gauche. Or cinq années de législature de Silvio Berlusconi (2001-2006) ont contribué à la réorientation de Refondation qui veut élargir son assise (il regroupe aux alentours de 6 % à 8 % des suffrages) et sortir de l’impuissance politique en prenant des responsabilités, au lieu d’être dans la seule posture de la critique et de la contestation. Ce parti, sans renoncer à ses idées, à son autonomie et à son intention d’accroître son influence, est donc entré dans l’Unione – la coalition très large et hétéroclite, s’étendant des communistes jusqu’aux modérés, dirigée par Prodi – et a signé son programme commun. Il participe maintenant au gouvernement du centre gauche et son ex-secrétaire, Fausto Bertinotti, a été élu président de la Chambre des députés. Cela a provoqué d’ailleurs une scission de ses militants les plus radicaux, dont la petite minorité trotskiste – à la différence de la France, l’Ita- lie n’a jamais été une terre de prédilection pour eux –, qui viennent de créer le Parti communiste des travailleurs. ✧ Ce détour italien incite à relativiser la toutepuissance de la gauche de la gauche de ce côtéci des Alpes. Ainsi que l’écrit Philippe Raynaud dans la lignée de François Furet, la démocratie nourrira sans cesse, surtout en France, sa propre contestation et la volonté de réaliser les promesses dont elle est porteuse. Mais il suggère également, avec justesse, que l’échec du communisme a incité la plupart de cette gauche à intégrer l’horizon démocratique: de ce fait, elle ne prétend plus, à la différence de ce que voulait faire l’extrême gauche dans le passé, la subvertir ou la renverser. Telle est la force paradoxale de la démocratie: fragile et en crise, elle réussit toujours à acculturer une large partie des forces qui la critiquent au nom de l’idéal dont elle se réclame. De même, la vogue des thématiques hostiles à la globalisation et au capitalisme prolongent des dispositions puissamment enracinées dans la culture de gauche imprégnée de marxisme et dans la culture catholique; cependant, elle ne saurait occulter que l’opinion publique française accepte de plus en plus les principes de l’économie de marché et de la mondialisation, ainsi que toutes les enquêtes le montrent. Mais ce cheminement se réalise dans l’angoisse, avec moult hésitations, oscillations et soubresauts, comme l’a démontré, entre autres, la victoire du non au référendum sur le Traité constitutionnel européen en 2005. La gauche de la gauche exprime ce parcours tourmenté dont elle profite d’une certaine façon. Sa présence est l’un des symptômes des mutations sociopolitiques en cours: en les refusant et en les RP/Lazar 31/10/06 14:15 Page 96 96 Marc Lazar La résistible ascension de la gauche de la gauche dénonçant, elle sert de digue de protection à des populations apeurées, mais qui, un peu comme cela se produisit dans le passé avec le Parti communiste français, cherchent à négocier ainsi leur insertion dans le processus de modernisation. La gauche de la gauche peut infléchir celui-ci et en modifier certains aspects. Elle sera davantage à la peine pour l’inverser totalement. Telle est l’une des bornes sur laquelle bute son ascension. Marc Lazar. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard