La résistible ascension de la gauche de la gauche

Transcription

La résistible ascension de la gauche de la gauche
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 84
AUTOUR DE L’EXTRÊME GAUCHE PLURIELLE
DE PHILIPPE RAYNAUD
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
maux de la société ou des imperfections de la
démocratie, mais incapable de livrer des analyses acérées des mutations en cours et encore
plus d’avancer des propositions originales et
constructives. Rien d’étonnant à ce que, depuis
quelque temps, cet ensemble énigmatique et
complexe inspire de plus en plus de recherches,
d’articles et d’ouvrages dont le dernier en date
est celui de Philippe Raynaud. Dans une première
partie analytique et descriptive, l’auteur livre des
informations sur quelques-uns des aspects de la
réalité politique de «l’extrême gauche plurielle»,
de ses revendications et de ses thèmes de mobilisation. La seconde partie consiste en une étude
philosophique limpide des échafaudages théoriques avec l’examen approfondi de certaines
tentatives de renouvellement du marxisme, puis
des œuvres de Toni Negri, d’Alain Badiou et
d’Étienne Balibar.
Cet essai court mais dense incite à la réflexion
qui, pour ce qui me concerne, se développera à
partir de la première partie de son livre. N’étant
Marc Lazar est notamment l’auteur de Le Communisme,
une passion française (nouv. éd., Paris, Perrin, «Tempus»,
2005). Il a récemment publié L’Italie à la dérive. Le moment
Berlusconi (Paris, Perrin, 2006). Dans Le Débat: «Le discours de la gauche extrême» (n° 127, novembre-décembre
2003).
d
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard
Depuis maintenant plus d’une décennie, la
gauche de la gauche interpelle, irrite, fascine,
voire obsède les forces de l’ensemble de la
gauche française, mais également les acteurs et
les observateurs de la vie politique nationale en
général. Ses paradoxes sont légion et constituent
autant de défis à sa compréhension: forte et fragile, présente et évanescente, à l’offensive et sur
la défensive, souvent arrogante mais se complaisant dans la posture de l’humilité, bardée de
certitudes et taraudée par le doute, aspirant à
l’unité et déchirée par ses divisions internes, formée de composantes inédites qui coexistent plus
ou moins aisément avec de vieux courants politiques ou d’autres qui croient tout inventer alors
qu’ils ne font qu’accommoder à la sauce d’aujourd’hui les recettes les plus éculées de la protestation dont ils ne connaissent pas toujours
la genèse, ingénieuse pour l’action collective
et reproduisant ses formes les plus classiques,
sophistiquée et affligeante de banalité dans ses
constructions théoriques, critique mordante des
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 85
85
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard
pas philosophe, je ne préfère pas discuter la
seconde. Cependant, je formulerai une série
de questions à l’auteur et une objection. Les
constructions théoriques, assez disparates, qu’il
dissèque avec finesse, ironie ou sarcasme, semblent, au total, disposer d’un impact limité sur
le camp dont elles se réclament alors même
qu’elles prétendent se fonder sur l’examen du
réel; elles aspirent toutes à une application
concrète pour orienter l’action et à une vérification empirique par l’expérience des luttes. De
fait, elles sont en compétition dans le marché
des idées pour structurer les pratiques de la
gauche de la gauche et leur donner du sens:
mais aucune, du moins pour le moment, ne
s’impose comme la référence impérieuse de la
gauche de la gauche. Il serait sans doute utile de
chercher à en comprendre les raisons. Je soumets à Philippe Raynaud deux explications possibles. La première provient de ce que leurs
divergences sont si importantes qu’elles annihilent la portée de chacune d’entre elles. La
seconde tient au fait que les participants de cette
extrême gauche paraissent surtout enclins à
dénoncer, agir et invoquer un monde autre et
meilleur, mais guère à «s’armer intellectuellement». Le temps des grandes controverses doctrinales qui agitaient les milieux intellectuels
comme les formations de l’extrême gauche des
années 1960-1970 est bien fini. Certes, les organisations trotskistes continuent de se référer à
des auteurs précis, dont Léon Trotski et ses épigones, voire dans le cas de la Ligue communiste
révolutionnaire (LCR) à quelques-uns de ses
intellectuels, tel Daniel Bensaïd, qui entendent
actualiser le marxisme, ou même à des auteurs
extérieurs au trotskisme. En revanche, lorsqu’ils
s’efforcent de penser leur action en se dotant
d’une armature intellectuelle, la plupart des mouvements, associations, journaux ou revues de la
gauche de la gauche invoquent de multiples
théoriciens plus ou moins connus, issus de filons
très variés. Le plus souvent délibérément revendiqué, ce bricolage est conçu comme un antidote contre le dogmatisme associé, justement,
aux partis politiques dont ils se méfient ou
aux expériences passées dont ils cherchent à se
démarquer.
Par conséquent, je pose trois questions à
Philippe Raynaud. Pourquoi ne pas avoir étendu
son analyse à d’autres penseurs, tels Jean Baudrillard, Serge Latouche ou, puisque sont inclus
dans son corpus l’Italien Toni Negri et l’Américain Michael Hardt, Giorgio Agamben, Noam
Chomski ou John Holloway? Un élargissement
du panorama théorique de la contestation aurait
sans doute permis de mieux encore caractériser
les pensées radicales – un peu à l’instar de la
typologie, au demeurant contestable, proposée
par Marie-Christine Granjon, entre «antidémocrates révolutionnaires», «ultradémocrates utopistes» et «hypercritiques post-révolutionnaires
et utopistes» 1 – et, tout en s’intéressant aux rapports qu’elles nouent à la démocratie puisque
telle est, à juste raison, l’une des problématiques
essentielles du livre, de décortiquer également
leurs réflexions concernant l’économie ou la
société qui sont parfois très porteuses. Comment Philippe Raynaud évalue-t-il l’influence
respective des théories qu’il étudie dans les
sciences sociales, notamment en sociologie et en
science politique, et, plus directement, dans le
domaine politique? Et, surtout, quels liens établit-il entre les idées de ses penseurs et les
thèmes d’action qu’il a étudiés dans sa première
partie? L’absence d’articulation entre les deux
1. Marie-Christine Granjon, «Les courants hypercritiques de la démocratie libérale», Esprit, octobre 2003,
pp. 83-119.
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 86
86
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
parties est sans doute, à mes yeux, le défaut
majeur de ce livre incisif et important.
Extrême gauche
ou gauche de la gauche?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard
J’en viens maintenant à d’autres observations
que me suggère la lecture de L’Extrême Gauche
plurielle. Avec une remarque méthodologique
préalable. Le sujet abordé dans ce livre cherche
à cerner une réalité mouvante, incertaine, parfois incohérente. Rien dans cette extrême gauche
plurielle n’est pour l’instant donné, figé ou cristallisé. L’analyste doit donc veiller, et Philippe
Raynaud y est très attentif, à ne pas tomber dans
le piège classique tendu par ce genre de situation, à savoir précisément rendre homogène ce
magma informe, donner une signification catégorique à ce qui est équivoque, rationaliser des
fragments épars ou généraliser à partir de données parcellaires.
Surgit aussitôt une première interrogation.
De quoi parle-t-on lorsque l’on observe, selon la
formule de l’auteur, «le spectacle bigarré des
nouvelles radicalités françaises, où la sensibilité
hyperdémocratique côtoie la nostalgie des pires
expériences totalitaires» (p. 189)? Les hésitations
sémantiques de Philippe Raynaud – qui parle
d’extrême gauche, de nouvelles radicalités, de
gauche radicale et même de nouvelle gauche –
illustrent les difficultés rencontrées pour cerner
l’objet examiné. En atteste également le grand
angle d’analyse qu’il ouvre dans la première partie de son livre où sont étudiées les positions des
divers mouvements altermondialistes et celles de
la multitude de mouvements exigeant des droits
et de la reconnaissance (chap. I), la thématique
récemment surgie sur le devant de la scène du
colonialisme et de ses victimes (chap. II), les
organisations trotskistes (chap. III), enfin les
questions très sensibles d’Israël, de la Palestine,
de l’antisionisme et de l’antisémitisme (chap. IV).
L’étude montre l’hétérogénéité de ce que je préfère appeler, quant à moi, la mouvance de la
gauche de la gauche et la fluidité de la conjoncture dans laquelle elle évolue: en effet, si
nombre d’opportunités s’offrent à cette gauche,
l’incertitude est de mise, certaines mobilisations s’avérant décevantes, d’autres payantes, les
succès porteurs d’immenses espoirs pour ses
membres étant suivis d’échecs retentissants.
Ensemble disparate, la gauche de la gauche
exhibe néanmoins quelques points communs.
Ainsi partage-t-elle une protestation énergique
contre l’actuel cours du monde, selon ses dires,
marqué par la globalisation, le triomphe du néolibéralisme et l’extension de la marchandisation,
une contestation radicale du «système» économique et politique, une critique ferme de la
gauche réformiste à vocation gouvernementale
organisée dans le parti socialiste, et, de manière
un peu plus complexe, au PCF et chez les Verts,
enfin la conviction qu’un «autre monde est
possible», ce qui l’amène à rechercher les voies
d’une alternative pour préparer une rupture
complète et à revendiquer une forme d’utopie.
Chacune de ses composantes donne un contenu
spécifique à cette partition et les met en musique
à sa façon. Une démarche classique de science
sociale inciterait à différencier à l’intérieur de
cette mouvance les acteurs qui la composent,
les répertoires d’action collective empruntés
et la sociologie de ceux qui y adhèrent ou la
soutiennent.
Le premier groupe d’acteurs est formé par
les organisations politiques qui relèvent presque
toutes du néo-communisme, au sens où elles
sont issues historiquement du mouvement communiste international et se veulent toujours
communistes. En font partie les trotskistes,
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 87
87
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
auxquels Philippe Raynaud consacre un chapitre remarquablement informé. Son excellente
connaissance de ce si petit monde, ses qualités
de pédagogue et son écriture claire lui permettent de tisser un véritable fil d’Ariane dans le
labyrinthe des positions des trois organisations
trotskistes, la LCR, Lutte ouvrière et le Parti des
travailleurs. Il montre bien que, pour des raisons
liées à leurs histoires et à leurs expériences, la
première est la plus directement en prise avec le
reste de la mouvance de la gauche de la gauche,
alors que les deux autres s’en méfient. On pourrait certes objecter à l’auteur, histoire de pinailler
sur ces subtilités qui font le délice des spécialistes du trotskisme, que, ces derniers temps,
de façon épisodique, Lutte ouvrière a tenté de
prendre en compte certains aspects de l’altermondialisme, que la LCR s’est emparée, plus
résolument qu’il ne le suggère, de l’argumentaire de la défense des services publics ou encore
qu’elle est profondément divisée sur nombre de
questions importantes. Notons ici – Raynaud
n’en ayant point parlé car cela ne relevait pas
directement de son livre – que les refondateurs
du PCF veulent que leur parti se positionne plus
nettement dans cet espace, ce qui soulève la
délicate question des alliances avec le PS: une
partie des Verts subit cette même attraction qui
pourrait s’avérer fatale. Nous reparlerons plus
tard de ce qu’il en est au PS. Une galaxie informelle mouvementiste avec une myriade de
mouvements, d’associations, de syndicats, de
coordinations, de fondations, d’instituts, de
regroupements d’intellectuels et d’experts, de
revues et de périodiques, très souvent rivaux,
constitue le second ensemble d’acteurs qui n’est
pas dissocié du premier, loin s’en faut. Les uns
poursuivent un objectif précis (sur le logement,
les chômeurs, les sans-papiers, les droits de tel
ou tel groupe ou minorité), les autres sont géné-
ralistes, comme ATTAC Leur rapport à l’instance
politique est complexe; certains cherchent à rester à l’écart des partis, d’autres tentent de réaliser des convergences ponctuelles, d’autres enfin
se proposent d’inventer de nouvelles formes de
liaison avec la représentation politique, ces
contradictions traversant parfois chacun de ces
mouvements ou chacune de ces associations.
La gauche de la gauche développe de nombreux thèmes d’action. À cet égard, Philippe
Raynaud souligne avec force et sagacité ce qui
l’unit, mais aussi ce qui la divise. Elle se rassemble autour du combat contre la mondialisation, fût-ce avec des arguments différents, le
«néo-libéralisme», mais aussi contre le réformisme, un trait peut-être pas suffisamment
souligné par Raynaud, les États-Unis, l’Europe
libérale et Israël: elle agit en faveur des acquis
sociaux, de la défense des services publics et de
l’édification d’un autre monde. En revanche,
elle se divise sur l’appréciation de la République,
de la nation, de l’État, en particulier avec la
montée en puissance des défenseurs des victimes passées du colonialisme français et, plus
généralement, des revendications communautaristes et des droits à la différence. Or, la question
des droits de groupes particuliers ou de minorités est lourde de tensions internes à la gauche de
la gauche même si, astucieusement, Raynaud
n’exclut pas des synthèses possibles, comme on
a pu le voir lors du référendum sur la Constitution européenne rejetée par l’ensemble des forces
de la gauche de la gauche, à l’exception ultraminoritaire de Toni Negri. La gauche de la gauche
engage des actions collectives respectueuses de
la loi ou illégales (l’arrachage des champs d’expérimentation des OGM, les opérations de défense
des sans-papiers ou les occupations de locaux
par exemple). Hyperactiviste, elle combine les initiatives déterminées de petits groupes, les mobi-
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 88
88
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
lisations de réseaux, les manifestations de rue,
les pétitions, le recours permanent à Internet
ou encore un habile travail de sensibilisation
des médias qui, ensuite, répercutent largement
leurs thématiques et rendent compte de leurs
agissements.
Sa sociologie n’est pas encore bien connue.
Les premières recherches font apparaître toutefois que les militants de la LCR et des mouvements altermondialistes sont, le plus souvent,
issus du secteur public, plutôt dotés de diplômes
et jeunes. Les cadres des associations altermondialistes, notamment d’ATTAC, sont fréquemment issus de partis de gauche (PCF, PS ou Verts)
ou de l’extrême gauche (LCR), soit membres de
ces partis, ou bien ont été formés par l’expérience du tiers-mondisme et du catholicisme
de gauche 2. L’électorat de l’extrême gauche,
encore minoritaire mais surtout mouvant et fragile, est difficile à circonscrire. Ainsi, celui d’Olivier Besancenot le 21 avril 2002, qui avait
obtenu 4,3 % des suffrages, était caractérisé,
entre autres, par sa jeunesse, son assez haut
niveau de diplôme, sa pénétration chez les étudiants, les professions intermédiaires, les salariés
du secteur public, notamment les instituteurs et
les enseignants 3.
Une connaissance fouillée de la gauche
de la gauche suppose de repérer les multiples
connexions et les innombrables interactions qui
s’établissent entre les trois ensembles de la mouvance. Mais Philippe Raynaud explore un autre
niveau, souvent négligé par la sociologie ou la
science politique critique, celui des concepts: il
considère, avec justesse, que ceux-ci contribuent
à déterminer les pratiques politiques et sociales
et qu’ils ne servent pas simplement de parure
rhétorique. Cette instance se déploie sur deux
registres poreux et imperméables à la fois. D’une
part, celui des idées, à défaut des idéologies qui,
tout à la fois, imprègnent à des degrés variables
les personnes qui se reconnaissent dans la gauche
de la gauche, innervent ses multiples composantes, incitent à l’action et légitiment les actes;
de l’autre, celui des théories conçues par des
intellectuels autonomes et par les petits clercs
du trotskisme qui ambitionnent de fournir une
véritable armature doctrinale à la gauche de la
gauche et de s’ériger en maîtres à penser de la
contestation.
Quel poids?
Une seconde question ne manque pas de
surgir à la lecture du livre de Raynaud: quel est
le pouvoir réel de la gauche de la gauche? Au
vrai, elle jouit d’une influence assez restreinte
dans la compétition politique, y compris parce
que sa participation à celle-ci est un motif de
discordes internes. Seuls, pour le moment, les
groupes trotskistes s’y impliquent. Leur tendance générale à la progression électorale depuis
2. Voir, entre autres, sur les altermondialistes: «Altermondialisation: quelles altérités?», Anthropologie et sociétés,
n° 3, 2005; Éric Agrikoliansky, Olivier Fillieule, Nonna
Mayer (sous la dir. de), L’Altermondialisme en France. La
longue histoire d’une nouvelle cause, Paris, Flammarion, 2005;
Éric Agrikoliansky, Isabelle Sommier (sous la dir. de), Radiographie du mouvement altermondialiste, Paris, La Dispute,
2005; Olivier Fillieule, Philippe Blanchard, Éric Agrikoliansky, Marko Bandler, Florence Passy, Isabelle Sommier,
«L’altermondialisme en réseaux. Trajectoires militantes,
multipositionnalité et formes de l’engagement: les participants du contre-sommet du G8 d’Évian», Politix, n° 68,
2004, pp. 13-48; Eddy Fougier, Altermondialisme, le nouveau
mouvement d’émancipation?, Paris, Éd. Lignes de repères,
2004; Lilian Mathieu, «La constitution du mouvement altermondialiste français», Critique internationale, n° 27, avril-juin
2005, pp. 147-162; «La théologie politique des altermondialistes», Controverses, n° 1, 2006; Michel Wieviorka (sous
la dir. de), Un autre monde: contestations, dérives et surprises
dans l’antimondialisation, Paris, Balland, 2003. Sur la LCR,
lire Florence Joshua, «La dynamique militante à l’extrême
gauche: le cas de la Ligue communiste révolutionnaire», Les
Cahiers du CEVIPOF, n° 37, avril 2004.
3. Voir l’enquête du CEVIPOF-CIDS-CECOP, le panel électoral français consultable sur le site du CEVIPOF.
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 89
89
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
le milieu des années 1990 ne doit pas occulter
leurs fréquents revers. Leurs performances jusqu’ici sont dues à des circonstances particulières. Le premier tour de la présidentielle de
2002 survenant après cinq années de cohabitation par exemple, où les candidats trotskistes ont
recueilli plus de 10 % des suffrages. Ou encore,
le référendum sur le projet de Traité constitutionnel européen durant la campagne duquel la
gauche de la gauche a contribué à la victoire du
non, ce camp ayant rassemblé des forces disparates, incluant la droite et l’extrême droite qui
trouvaient là un exutoire au mécontentement
général par rapport à la situation du pays, au
gouvernement et à la façon dont l’Europe se
construit. Mais dans d’autres scrutins dominés
par l’importance de l’enracinement local ou la
polarisation du clivage droite-gauche, les législatives de 2002, les régionales et les européennes
de 2004, l’extrême gauche politique a échoué.
La présidentielle de 2007 cristallise parfaitement
les dilemmes de la gauche de la gauche. Chaque
formation politique – PCF, LCR – proclame son
attachement à l’unité de la gauche de la gauche
mais veut défendre ses couleurs en présentant
son candidat, à l’instar de Lutte ouvrière qui,
elle, n’a jamais cru en cette chimère. José Bové,
soutenu par divers comités, souhaite incarner
cette mouvance, cependant que des mouvements, des syndicats et des associations refusent
de s’impliquer directement dans le scrutin: la
question du rapport au politique est d’ailleurs
l’un des éléments qui ont contribué à mettre en
crise ATTAC. En tout état de cause, il n’existe
toujours pas à ce jour de quatrième bloc dans
l’électorat français qui viendrait s’ajouter à
ceux formés par l’extrême droite, la droite et la
gauche. L’électorat de la gauche de la gauche
est instable, ses motivations demeurent diverses
et ses valeurs souvent encore hétéroclites. En
outre, sa sociologie s’avère proche de celle du
reste de la gauche, en particulier avec la forte
présence du secteur public dans ses rangs, ce qui
autorise des passages de l’un à l’autre selon les
enjeux des scrutins, les thèmes de campagne et le
message qu’entendent faire passer ces électeurs 4.
La force politique de la gauche de la gauche
réside certes dans sa capacité globale à exercer
une pression ou un chantage sur le reste de la
gauche. Mais elle provient encore plus du fait
que l’un de ses éléments, l’extrême gauche trotskiste, fournit une offre politique qui permet, en
certaines circonstances, aux électeurs déçus de la
gauche de voter pour elle et d’envoyer ainsi un
signal fort de protestation. D’autant que le rayonnement culturel de l’ensemble de la gauche de la
gauche facilite ce transfert électoral.
La gauche de la gauche n’exerce pas de
domination culturelle et ne dispose pas encore
d’une aptitude à l’hégémonie au sens gramscien
du terme, même si telle est l’ambition explicite
de certaines de ses composantes, notamment
ATTAC. En revanche, elle propage une vulgate
en phase avec une époque où la rigueur n’est
plus la vertu cardinale de la pensée. Cette vulgate repose sur des refus – de la mondialisation,
du capitalisme, du «néo-libéralisme», de l’Europe actuelle, du réformisme, du racisme, du
fascisme, pour l’essentiel – et sur la perspective
d’un monde parfait. Elle sert de ciment à une
contestation éclatée, à l’expression des colères,
des révoltes, des indignations, des frustrations,
des peurs, des angoisses provoquées par le creusement des inégalités sociales, les innombrables
injustices et les importants dysfonctionnements
de la démocratie. Elle fournit des clefs d’inter4. Voir, par exemple, Luc Rouban, «Le vote des fonctionnaires aux élections de 2002», Revue administrative,
n° 332, 2003-03, pp. 196-203.
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 90
90
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard
prétation faciles et efficaces à ceux qui subissent
d’ores et déjà les métamorphoses de la société,
s’alarment des mutations en cours et sont déstabilisés dans leurs professions, leurs statuts ou
leurs rôles. Elle procure des repères à ceux qui
sont en quête de stabilité ou d’identité 5. Comme
je l’ai déjà dit, Philippe Raynaud a très bien
montré dans la première partie de son ouvrage
les lignes de fracture qui traversent la gauche
de la gauche autour de la République, de l’État
et de la nation. Elles constituent vraisemblablement à terme un facteur de faiblesse et
d’explosion de cette mouvance. Tout comme
l’antagonisme brumeux entre ceux qui poursuivent une perspective révolutionnaire, dont ils
peinent à définir la teneur, et ceux qui se veulent
des réformistes radicaux: l’existence de cette
opposition, bien que irisée comme un clair-obscur, constitue l’une des nombreuses différences
entre la gauche de la gauche d’aujourd’hui et
celle des années 1960-1970 à laquelle Philippe
Raynaud consacre quelques annotations particulièrement originales et suggestives, souvent à
contre-pied des analyses les plus répandues.
Mais, pour l’instant, l’élasticité de la vulgate, ses
ambiguïtés et ses ambivalences confortent son
attractivité. Son unité autour de quelques thèmes
fédérateurs et sa grande diversité l’aident, en
effet, à toucher des populations très différentes.
Or, la vulgate de la gauche de la gauche
exerce une influence notable sur les partis de la
gauche de gouvernement et sur le peuple de
gauche: c’est là un point très important que
Philippe Raynaud n’aborde pas, ce que l’on ne
peut que regretter. On prendra deux exemples.
Le PCF, en premier lieu. Affaibli par sa participation à la plus longue expérience gouvernementale de son histoire lorsque Lionel Jospin
était à Matignon entre 1997 et 2002, et par
l’échec de son candidat, Robert Hue, dépassé
lors du premier tour de la présidentielle de 2002
par Arlette Laguiller et Olivier Besancenot, ce
parti pâtit directement de la concurrence de la
gauche de la gauche. Il a gauchi son discours,
intégré la défense de droits des sans-papiers, des
sans-logements ou des homosexuels, remisé une
partie de la mutation entreprise par Robert Hue
et il s’évertue à se distinguer du PS pour mieux
occuper l’espace sur son flanc gauche. Il est profondément divisé sur la stratégie à suivre entre
ses divers courants, dont l’un privilégie l’alliance
avec les mouvements les plus radicaux, ce que
refusent les autres qui s’inquiètent des risques
d’une telle orientation. Le PS glisse aussi sur
cette pente. Ainsi, certains de ses membres, tel
Jean-Luc Mélenchon, et de ses courants se montrent de plus en plus sensibles à la vulgate de la
gauche de la gauche. Laurent Fabius s’évertue à
faire oublier une partie de son parcours passé,
au cours duquel il s’était érigé en parangon du
réformisme modernisateur, pour se poser en rassembleur de toute la gauche, quitte à faire des
concessions à ses franges les plus extrêmes, par
exemple en fustigeant la construction de l’Europe lors du référendum de 2005 à l’aide d’un
argumentaire «social-nationaliste» 6. L’ensemble
du parti a, depuis 2002, adopté une posture plus
radicale qui sous-tend son projet récemment
adopté, même s’il s’efforce de défendre le bienfondé d’un réformisme dont il a le plus grand
mal à asseoir la légitimité et à rejeter les critiques
les plus outrancières de la gauche de la gauche.
Tirant ce qu’il estime être les leçons de l’expérience malheureuse de l’élimination de Lionel
5. J’ai tenté d’analyser plus en détail cette vulgate dans
un article auquel je me permets de renvoyer le lecteur: «Le
discours de la gauche extrême. Vieilles passions et nouveaux
défis», Le Débat, n° 127, novembre-décembre 2003, pp. 176191.
6. Dominique Reynié, Le Vertige social-nationaliste,
Paris, La Table ronde, 2005.
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 91
91
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard
Jospin au premier tour de la présidentielle de
2002, il tente ainsi de redonner consistance à
l’antagonisme gauche-droite et de reconquérir
les classes populaires. Le PS semble sur la défensive face aux coups que lui porte continûment la
gauche de la gauche qui en a fait sa tête de Turc
favorite, son discours s’est gauchi et il occupe de
nouveau une place à part dans le socialisme
européen, les principaux membres du parti
socialiste européen s’étonnant de l’évolution du
parti français.
Or, la vulgate de la gauche radicale, notamment sa critique antisystème, essaime largement
parmi l’ensemble des sympathisants de la gauche.
Il n’est pas absurde d’avancer que son pilonnage
incessant contre la mondialisation, le libreéchange et l’Europe ait contribué, en partie, à ce
qu’une majorité de l’électorat de gauche, notamment 64 % des salariés du secteur public, vote
«non» au référendum du 29 mai 2005. La progression incontestable de la famille de la gauche
radicale ne saurait toutefois occulter son caractère largement minoritaire et l’existence de quatre
autres sensibilités, si l’on en croit une enquête
récente: les «sociaux-libéraux» représenteraient
la première composante avec 30 % de la population de gauche, suivis des «réfractaires» (28 %)
et des «étatistes» (21 %), les «radicaux» ne rassemblant que 13 % des personnes qui se situent
à gauche, les 8 % restants relevant des «antiautoritaires», hostiles au capitalisme mais favorables à un désengagement de l’État 7. Cette
configuration complexe contraindra les prétendants à l’Élysée qui ne souhaitent pas faire seulement de la figuration à des contorsions périlleuses
et à de redoutables jeux d’équilibriste.
Quoi qu’il en soit, les plus grandes réussites
de la gauche de la gauche sont de deux ordres.
D’une part, elle a provoqué un déplacement vers
elle du centre de gravité des discours, des réfé-
rences et des attentes de l’ensemble de la gauche.
De l’autre, elle a, selon une méthode classique
déjà expérimentée dans le passé par les communistes à l’égard des socialistes, complètement
dénigré et stigmatisé les positions de la gauche
social-libérale au point de les faire apparaître
comme illégitimes et étrangères à la gauche.
Une réussite favorisée par l’incapacité chronique
de la direction du parti socialiste à construire
une théorie du réformisme – qui détermine sa
stratégie, fixe des objectifs réalistes explicités à
sa base électorale et justifie sa gestion gouvernementale –, à l’assumer haut et fort dans et hors
du parti, à l’ériger en un référent positif et
attrayant, à l’ancrer dans une critique sociale du
capitalisme, à le faire vivre grâce à des propositions innovantes, à le transformer aussi en une
sorte de récit épique qui insuffle de l’espérance
sans verser dans la démagogie 8.
Une exception française?
Par quoi nous abordons une problématique
classique que Philippe Raynaud discute de front.
Selon lui, la présence de «l’extrême gauche plurielle» relève de l’exception française. Il avance,
pour étayer cette affirmation, plusieurs arguments: le poids du trotskisme, la force de l’anticapitalisme et l’importance de la pensée théorique
radicale. Il note également la fragilité de la
construction démocratique nationale qui pro7. Voir François Miquet-Marty (sous la dir. de), L’Idéal
et le réel. Enquête sur l’identité de la gauche, Paris, fondation
Jean-Jaurès et Plon, 2006. Ce sondage, réalisé par l’Institut
LH2 auprès de 886 personnes se déclarant de gauche ou
proches d’un parti de gauche, est extrait d’un échantillon
représentatif de la population française.
8. Sur ce thème, voir dans une littérature désormais
abondante, Alain Bergounioux et Gérard Grunberg, L’Ambition et le Remords. Les socialistes français et le pouvoir, Paris,
Fayard, 2005, et Laurent Bouvet, «Le défi réformiste de la
gauche française», Raison publique, n° 4, mai 2006, pp. 29-36.
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 92
92
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
vient de trois histoires spécifiques, celles de la
vie intellectuelle, de la politique et de la gauche.
On pourrait certes objecter à l’auteur que, la
construction européenne nourrissant les extrémismes, d’autres pays connaissent un développement de la gauche radicale, en particulier le
Danemark, les Pays-Bas, la Suède ou le Portugal 9. Pour autant, j’ai tendance à penser comme
Philippe Raynaud et je souhaite à cet égard indiquer trois explications supplémentaires à celles
qu’il avance en faveur de la thèse d’une singularité française.
Philippe Raynaud me rejoint pour noter
l’importance de l’héritage culturel et humain du
communisme 10. Son influence continue de se
manifester sous d’autres formes que par le passé
en dépit de la marginalisation de l’institution, le
PCF, qui a forgé cette culture. La plupart des éléments de la gauche de la gauche critiquent le
communisme en tant que technologie de pouvoir, pour ses formes d’organisation, la rigidité
de sa doctrine ou encore son autoritarisme.
Néanmoins, celui-ci survit comme morale, nostalgie d’un autre ordre, promesse de l’utopie
et mémoire enchantée des luttes, souvent à
l’insu de quantité de participants de la gauche
de la gauche qui n’en ont pas conscience ou ne
connaissent guère l’histoire du communisme.
En outre, de nombreux cadres ou responsables
de la composante mouvementiste de la mouvance ont acquis au PCF une forte expérience
de «l’organisation de masse», de sa direction, de
la conduite des débats internes et de la mise en
œuvre des mobilisations qu’ils réinvestissent
dans les associations, mouvements, institutions
ou syndicats, suscitant parfois de fortes contestations, comme en atteste l’importante crise que
connaît en ce moment ATTAC.
Mais Raynaud ne souligne pas suffisamment,
selon moi, bien qu’il y fasse allusion, que cette
présence du passé communiste se combine
étroitement avec une autre donnée qui, elle aussi
forgée par l’histoire, travaille profondément la
France actuelle, à savoir le poids considérable
de l’État, de la fonction publique et du secteur
public. Faute de place, on se contentera ici de
noter trois de ses principaux effets sociaux et
politiques. La fonction publique, au sens étroit
du mot, représente au début du XXIe siècle plus
de 4,6 millions d’actifs, soit 24 % de la population active, et les salariés du secteur public plus
de 30 %. L’État, la fonction publique et le secteur ont modelé en profondeur le pays, ce qui
se manifeste par le fort attachement que leur
porte l’opinion, attachement plus prononcé à
gauche, évidemment, mais qui transcende le clivage gauche-droite. Enfin, la gauche, au fil des
années, a non seulement tissé avec l’État des
relations théoriques et pratiques privilégiées,
mais encore elle a réalisé une symbiose avec les
personnels travaillant pour l’État ou dans les
secteurs para-étatiques en instaurant progressivement un système d’échanges politiques, idéologiques, d’identités et de valeurs qui a contribué
et contribue encore à conforter la place de la
gauche et de ces populations au cœur du système politique et de la société. Or ces rapports
sont entrés en crise depuis plus d’une décennie.
La gauche de la gauche est venue concurrencer
la gauche classique, notamment socialiste, pour
le contrôle de cette clientèle. Elle s’est emparée
depuis le milieu des années 1990, en insistant
sur le social ou sur la nation selon ses sensibili9. Voir Kate Hudson, European Communism Since
1989: Towards a New European Left?, Basingstoke, Macmillan, 2000; Luke March et Cas Mudde, «The European
Radical Left. Decline and Adaptation», Comparative European Politics, vol. 3, n° 1, 2005, pp. 23-49, et Christine Pina,
L’Extrême Gauche en Europe, Paris, La Documentation française, 2005.
10. Marc Lazar, Le Communisme, une passion française,
Paris, Pernin, 2005.
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 93
93
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
tés, du thème de la défense des services publics,
qu’elle associe étroitement à la dénonciation de
la mondialisation, de l’Europe, du néo-libéralisme et de l’économie de marché. Nombre de
ses propositions reprennent celles de la gauche
étatiste des années 1970 et aboutissent à consacrer le rôle de l’État et à valoriser les fonctionnaires ou les employés du secteur public. Elle a
ainsi pu attirer vers elle des professions du
public, en particulier les professions intermédiaires, les enseignants, les instituteurs, les travailleurs sociaux ou les agents hospitaliers. Autant
de catégories soucieuses de leur avenir, exaspérées par leurs conditions sociales, se sentant en
voie de déclassement, actuellement en phase de
rébellion, déçues par la gauche de gouvernement, et qui voient dans la gauche de la gauche
un allié de poids et un défenseur intransigeant
de leurs intérêts, de leurs valeurs et de leur identité. La gauche de la gauche entretient l’illusion
de l’invariance du progressisme français, au sens
que donne Pierre Grémion à cette notion, alors
que s’accomplissent de considérables mutations
économiques, sociales et politiques qui exigent
que la gauche évolue 11. Ainsi se fait jour l’un des
facteurs qui expliquent son emprise: en France,
la radicalité de gauche alimente la vénération de
l’État et des services publics, cependant que
cette même adulation renforce la gauche radicale. De manière assez paradoxale, la gauche de
la gauche qui se présente comme une alternative
innovante, et qui, pour certaines de ses composantes, se veut révolutionnaire, se révèle, dans
les faits, adepte de l’immutabilité de l’État et de
ses personnels. Certes, Raynaud pourra objecter
qu’il ne s’agit là que d’une sensibilité de la
gauche de la gauche puisqu’une autre est polarisée sur la question des droits de l’homme, des
groupes et des minorités, et refuse de s’enfermer
dans une défense de l’État social qui pourrait
prendre des allures d’une apologie de la nation.
Mais il me semble que cette sensibilité communie également dans la sauvegarde, voire dans
l’extension des services publics, même si elle ne
l’associe pas à la République, qu’elle critique
ouvertement, et si elle préfère insister sur son
seul aspect social.
La deuxième explication complémentaire du
dynamisme de la gauche de la gauche est liée
vraisemblablement aux effets de la construction
européenne et de la mondialisation dans laquelle
la France est pleinement insérée, à un degré
moindre que le Royaume-Uni ou les Pays-Bas,
mais bien plus que l’Allemagne et l’Italie. À
cause de son histoire, du poids de l’État, de sa
conception de la nation, ces processus l’ébranlent, directement, indirectement ou potentiellement, plus que n’importe quel autre pays. Les
extrémismes de droite et de gauche, la gauche
et la droite souverainistes convergent alors, en
recourant à des arguments dissemblables (bien
qu’au cours de la campagne du référendum ils
aient parfois convergé) et en visant des populations différentes, pour s’opposer à ces évolutions. On peut alors formuler l’hypothèse selon
laquelle s’instaure ainsi une forme de quiproquo
assez classique. La gauche de la gauche s’empare des situations de détresse de certaines
populations exposées matériellement aux mutations ou qui, à l’instar des professions du public,
estiment que leurs fonctions sont dévalorisées et
se préoccupent de leur futur, afin de mener une
offensive politique. Elle feint alors de considérer
ou croit sincèrement que ceux qui la soutiennent adhèrent à ses objectifs et à ses projets de
rupture radicale alors que, vraisemblablement,
la majorité de ces mêmes populations se servent
11. Pierre Grémion, Modernisation et progressisme. Fin
d’une époque 1968-1981, Paris, Éd. Esprit, 2006.
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 94
94
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
de la gauche de la gauche pour se protéger
des effets de la modernisation et des aléas de
l’existence.
Enfin, la troisième explication des succès
relatifs de la gauche de la gauche est due aux
acteurs, et, principalement, à la déficience de
réponse du PS au défi qu’elle jette. La carence
est théorique, on l’a dit, puisqu’il se refuse à
dresser le bilan du totalitarisme communiste et
se révèle incapable de fonder le réformisme.
Mais sa stratégie est également en cause. Le PS
cultive volontairement l’ambiguïté avec la gauche
de la gauche en s’appropriant certains de ses
thèmes (l’extension des services publics, par
exemple, sans plus guère évoquer leur modernisation et leur réforme). De la sorte, il pense éviter la cristallisation des divergences, le figement
des positions, la perte durable de ses soutiens
sociologiques du secteur public. En outre, fidèle
à une tradition historique solidement ancrée
dans ce parti (qui obéit au vieil adage de «pas
d’ennemi à gauche»), il estime être ainsi, à
l’aune de la prochaine présidentielle et au-delà
des divers positionnements de ses candidats, en
mesure de rassembler large la gauche contre la
droite, au détriment d’une clarification sur les
contenus. En la matière, la comparaison avec
l’Italie s’avère topique. Dans ce pays aussi, l’extrême gauche fut puissante, bien plus qu’en
France dans les années 1960-1970, et le PC italien était le plus important des partis communistes occidentaux, marquant profondément
de son empreinte la politique, la société et la
culture de ce pays. Au demeurant, la gauche a
toujours été caractérisée par une tendance à la
radicalisation et au déni du réformisme. Pourtant, la gauche de la gauche, bien qu’existante,
ne s’épanouit pas avec la même envergure qu’en
France. Les raisons en sont multiples: l’expérience du passage assez massif au terrorisme
durant les «années de plomb» obsède encore
le pays et disqualifie l’extrémisme de gauche,
l’existence d’une droite atypique composée de
Silvio Berlusconi, des post-fascistes et des régionalistes xénophobes incite, par crainte, l’opposition à l’unité et limite la fragmentation de la
gauche, enfin le PCI, même s’il ne fut jamais
ce parti démocratique et indépendant de Moscou décrit par une historiographie complaisante, n’avait certainement plus, après 1956, les
mêmes caractéristiques dogmatiques, autoritaires et ouvriéristes que celles du PCF. Mais je
voudrais ici insister sur le fait que la transformation de ce parti en Démocrates de gauche au
début des années 1990 s’est accompagnée d’un
bilan, sans doute incomplet mais néanmoins
esquissé de manière assez critique, du communisme, et d’une mue complète vers le réformisme
assumé avec orgueil, allant jusqu’à la proposition de fonder prochainement un parti unique
avec d’autres forces réformistes du centre et
de la gauche qui aille au-delà même des frontières traditionnelles de la social-démocratie
européenne. Envers la gauche radicale politique
et syndicale, les Démocrates de gauche ont combiné une fermeté doctrinale, une intransigeance
de fond (par exemple, en affirmant la nécessité
impérieuse d’entreprendre des réformes de l’administration publique et des retraites, de garantir l’existence d’Israël tout en apportant son
soutien au peuple palestinien ou encore de
condamner avec fermeté la moindre trace d’antisémitisme susceptible de se profiler derrière
l’antisionisme) et une grande souplesse stratégique. Cela explique, pour une part, la constitution d’une coalition de centre gauche qui l’a
emporté sur la droite aux dernières élections et
aussi le faible espace laissé sur sa gauche. Davantage, Refondation communiste, fondé au moment
de la mutation du PCI en 1991, qui regroupait dif-
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 95
95
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard
férents courants de la gauche communiste, a elle
aussi connu une évolution. Ce parti s’est longtemps voulu une formation radicale mêlant l’ancien et le nouveau. L’ancien, c’est la référence
au communisme, l’hostilité au néo-libéralisme,
le rejet des États-Unis, le travail en direction de
la classe ouvrière, le militantisme au sein des
syndicats ou la quête de l’utopie. Le nouveau,
c’est l’ouverture aux mouvements sociaux, altermondialistes, écologiques ou de défense des
minorités sexuelles, la charge contre les institutions, le souci de s’adresser aux précaires ou aux
exclus, les liaisons établies avec les cercles autonomes dans les villes, la conversion à la non-violence, etc. Refondation communiste avait refusé
de rejoindre la coalition de l’Olivier en 1996 et,
deux ans plus tard, avait fait tomber le gouvernement de Romano Prodi, accusé d’être trop
modéré, ce qui provoqua la formation par une
minorité du Parti des communistes italiens,
désireux de collaborer avec les autres partis du
centre gauche. Or cinq années de législature de
Silvio Berlusconi (2001-2006) ont contribué à la
réorientation de Refondation qui veut élargir
son assise (il regroupe aux alentours de 6 % à
8 % des suffrages) et sortir de l’impuissance
politique en prenant des responsabilités, au lieu
d’être dans la seule posture de la critique et de la
contestation. Ce parti, sans renoncer à ses idées,
à son autonomie et à son intention d’accroître
son influence, est donc entré dans l’Unione – la
coalition très large et hétéroclite, s’étendant des
communistes jusqu’aux modérés, dirigée par
Prodi – et a signé son programme commun. Il
participe maintenant au gouvernement du centre
gauche et son ex-secrétaire, Fausto Bertinotti, a
été élu président de la Chambre des députés.
Cela a provoqué d’ailleurs une scission de ses
militants les plus radicaux, dont la petite minorité trotskiste – à la différence de la France, l’Ita-
lie n’a jamais été une terre de prédilection pour
eux –, qui viennent de créer le Parti communiste
des travailleurs.
✧
Ce détour italien incite à relativiser la toutepuissance de la gauche de la gauche de ce côtéci des Alpes. Ainsi que l’écrit Philippe Raynaud
dans la lignée de François Furet, la démocratie
nourrira sans cesse, surtout en France, sa propre
contestation et la volonté de réaliser les promesses dont elle est porteuse. Mais il suggère
également, avec justesse, que l’échec du communisme a incité la plupart de cette gauche à
intégrer l’horizon démocratique: de ce fait, elle
ne prétend plus, à la différence de ce que voulait
faire l’extrême gauche dans le passé, la subvertir
ou la renverser. Telle est la force paradoxale de
la démocratie: fragile et en crise, elle réussit toujours à acculturer une large partie des forces qui
la critiquent au nom de l’idéal dont elle se
réclame. De même, la vogue des thématiques
hostiles à la globalisation et au capitalisme prolongent des dispositions puissamment enracinées dans la culture de gauche imprégnée de
marxisme et dans la culture catholique; cependant, elle ne saurait occulter que l’opinion
publique française accepte de plus en plus les
principes de l’économie de marché et de la mondialisation, ainsi que toutes les enquêtes le
montrent. Mais ce cheminement se réalise dans
l’angoisse, avec moult hésitations, oscillations et
soubresauts, comme l’a démontré, entre autres,
la victoire du non au référendum sur le Traité
constitutionnel européen en 2005. La gauche de
la gauche exprime ce parcours tourmenté dont
elle profite d’une certaine façon. Sa présence
est l’un des symptômes des mutations sociopolitiques en cours: en les refusant et en les
RP/Lazar
31/10/06
14:15
Page 96
96
Marc Lazar
La résistible ascension
de la gauche de la gauche
dénonçant, elle sert de digue de protection à
des populations apeurées, mais qui, un peu
comme cela se produisit dans le passé avec le
Parti communiste français, cherchent à négocier
ainsi leur insertion dans le processus de modernisation. La gauche de la gauche peut infléchir
celui-ci et en modifier certains aspects. Elle sera
davantage à la peine pour l’inverser totalement.
Telle est l’une des bornes sur laquelle bute son
ascension.
Marc Lazar.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Institut d'Etudes Politiques de Paris - - 193.54.67.94 - 05/12/2014 12h17. © Gallimard