Cécile IWAHARA

Transcription

Cécile IWAHARA
www.reseau-asie.com
Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique /
Scholars, Professors and Experts on Asia and Pacific
Communication
L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du
butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon.
/
The implication of production networks in the process of recreation of butô.
The case of a female company in Kyôto, Japan)
Cécile IWAHARA
Université Paris X-Nanterre
3ème Congrès du Réseau Asie - IMASIE / 3rd Congress of Réseau Asie - IMASIE
26-27-28 sept. 2007, Paris, France
Maison de la Chimie, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales,
Fondation Maison des Sciences de l’Homme
Thématique 6 / Theme 6 : Espaces, rituels, sociétés / Spaces, rites, societies
Atelier 38 / Workshop 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
© 2007 – Cécile IWAHARA
- Protection des documents / All rights reserved
Les utilisateurs du site : http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers
contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En particulier, tous les textes, sons, cartes ou
images du 1er Congrès, sont soumis aux lois du droit d’auteur. Leur utilisation autorisée pour un usage non commercial requiert
cependant la mention des sources complètes et celle du nom et prénom de l'auteur.
The users of the website : http://www.reseau-asie.com are allowed to download and copy the materials of textual and
multimedia information (sound, image, text, etc.) in the Web site, in particular documents of the 1st Congress, for their own
personal, non-commercial use, or for classroom use, subject to the condition that any use should be accompanied by an
acknowledgement of the source, citing the uniform resource locator (URL) of the page, name & first name of the authors (Title of
the material, © author, URL).
- Responsabilité des auteurs / Responsability of the authors
Les idées et opinions exprimées dans les documents engagent la seule responsabilité de leurs auteurs.
Any opinions expressed are those of the authors.
L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô :
l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon
Par Cécile Iwahara,
Doctorante, Université Paris X-Nanterre
Le butô, danse d’avant-garde apparue à Tôkyô à la fin des années 50, a sans cesse fait
l’objet de réappropriations, autant chorégraphiques que discursives, singulières. Ceci s’explique en
partie par sa théorie même 1 , centrée sur la transformation de l’expérience corporelle plutôt que sur
des mouvements chorégraphiques précis. Ainsi, le credo type d’un danseur ou pratiquant de butô
est de briser son enveloppe corporelle telle qu’elle aurait été définie par l’anatomie occidentale ou
par les normes sociales, pour accéder et faire accéder le spectateur à une expérience du corps
nouvelle, souvent associée à une redécouverte de soi et à une entrée en relation avec l’univers.
Je m’intéresserai ici à ces reformulations esthétiques en tant que processus dans lesquels
sont impliqués, de manière coexistantes, différentes intentions données à la pratique par les
danseurs ainsi que différents réseaux de production dans lesquels ils s’inscrivent. Je suivrais pour
cela le cas d’une compagnie féminine de butô installée à Kyôto, rencontrée lors de mon terrain de
thèse entre 2004 et 2006. Nous verrons comment, en fonction des différents registres de pratiques
(accomplissement de soi, chorégraphique) et réseaux de production (local, national, régional), les
danseuses reformulent à la fois la revendication d’un ancrage local et l’ambition d’accéder à un
corps universel/international.
L’évolution du butô depuis plus d’un demi-siècle se caractérise par une démultiplication des
styles, une internationalisation et une certaine institutionnalisation de sa pratique. En voici les
moments significatifs, qui montrent combien l’histoire du butô a sans cesse été traversée par cette
tension entre le projet d’en faire un produit local et celui de l’élever au statut d’expérience
universelle.
A la fin des années 50, cet appel à une transformation de l’expérience corporelle s’inscrivait
dans un mouvement contre culturel japonais. Celui-ci s’insurgeait contre l’occupation américaine et
contre un idéal d’individu et de corps qui, depuis la fin du XIXème siècle, était au centre d’une
politique à la fois de modernisation du pays (selon des principes et des techniques empruntés à
l’Occident) et de création d’une tradition nationale supposée immuable. Contre ces modèles, les
artistes et intellectuels proposaient une modernité alternative qui ne soit pas une simple imitation
de modèles occidentaux.
Le fondateur du butô Hijikata (1928-1986), pour provoquer ce qu’il appelait une « révolte de
la chair », mettait en scène dans ses performances des sujets tabous comme le sexe, la maladie
et la folie, et expérimentait une nouvelle conception de la danse à partir de techniques ou pensées
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 1 -
philosophiques de création récentes et principalement occidentales (danse expressionniste
allemande, surréalisme, écrivains européens de la révolte).
Au début des années 70, il formalise ses chorégraphies et sa méthode à partir d’un réseau
d’images verbales, picturales et gestuelles, à la fois puisées dans l’histoire de l’art aussi bien
occidentale que japonaise et inspirées des souvenirs de son enfance dans la région agricole du
Tôhoku 2 . Cette dimension locale attire alors l’attention des critiques et spécialistes qui virent dans
le butô la « réémergence du corps japonais pré-moderne » 3 .
A partir de la fin des années 80, l’association du butô à une certaine japonéité corporelle
n’est plus vraiment de mode, aussi bien dans les chorégraphies que dans le milieu des spécialistes
du butô. Un danseur de butô est d’autant plus facilement reconnu par le monde de la danse
contemporaine aujourd’hui qu’il évite toute imagerie exotique et élabore un style non localisable 4 .
Dans le milieu de la recherche et des critiques, les approches essentialistes et culturalistes du butô
sont mises en question au profit d’une approche historique qui insiste sur le caractère expérimental
et contemporain du butô 5 .
Dans les années 80, la réception du butô dans les pays occidentaux, s’est accompagnée de
certaines reformulations esthétiques, consistant dans certains cas à répondre aux attentes
d’exotisme du public occidental 6 . Elle a par ailleurs contribué à la reconnaissance du butô au
Japon, même s’il reste une pratique et une danse tout à fait marginale. Depuis quelques années,
l’histoire du butô fait d’ailleurs l’objet d’un travail de patrimonialisation, soutenu en partie par
l’Agence pour les Affaires Culturelles 7 .
Toutes ces strates interprétatives et récupérations du butô depuis la fin des années 1950 ne
se sont pas substituées les unes aux autres mais coexistent, aujourd’hui, dans la communauté du
butô, voire même dans la pratique d’un même danseur ou d’une même compagnie. Elles
coexistent, me semble-t-il, avec d’autant plus de malléabilité, dans le cas de compagnies de
formation récente et qui ne sont pas intégrées dans un réseau « professionnel » fixe, comme c’est
le cas de la compagnie féminine de butô de Kyôto dont il va être question : les trois danseuses qui
l’ont fondée en 1998 s’auto-produisent et font des petits boulots (comme masseuse et modèle
pour peintre) tout en étant de plus en plus inscrites dans un réseau « professionnalisant » de
festival de danse. Enfin, elles développent un style de butô propice à être reformulé selon les
contextes parce qu’il repose de manière explicite sur le détournement, dans un cadre scénique
contemporain, de références locales : un style pop. Elles-mêmes présentent leur concept
artistique ainsi dans leur brochure et site internet : « A partir d’un corps de butô, nous cherchons à
faire émerger de manière pop et rigoureuse la dimension originelle de l’être humain ». La manière
« rigoureuse » (shibiâ, de l’anglais severe) renvoie à un travail corporel ascétique et aguerrissant
qui caractérise aussi une certaine approche du travail corporel d’un danseur de butô.
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 2 -
I. Créer des images « pop » à partir de techniques d’accomplissement de soi
Lorsque les connaisseurs, à Kyôto, parle d’un butô pop 8 , la notion de « pop » réfère au
détournement d’emblèmes de la culture populaire japonaise pré-moderne dans un cadre scénique
complètement nouveau. Ce style pop se caractérise aussi par le fait qu’il suscite, comme me le
rapporta un jour une spectatrice, un « sentiment étrange mêlé de nostalgie et de radicale
nouveauté ». Plus précisément, la notion combinait deux éléments stylistique 1/ une dimension
formelle c’est-à-dire des motifs gestuels et des tableaux d’ensemble précisément chorégraphiés. 2/
une dimension référentielle : le fait que ces motifs et personnages évoquent la culture populaire du
Japon pré-moderne, tout au moins une certaine image que l’on peut s’en faire.
Or, dans le travail chorégraphique des danseuses de la compagnie, les modalités
référentielles pour créer ces motifs pop ne se limitent pas à l’image d’une culture populaire
prémoderne. Dans leurs spectacles de 2003 et 2004, il pouvait s’agir de citations directes des
images du fondateur : les poulets du Tôhoku de Hijikata associé à des instruments traditionnels
(flûte et tambour) joué en live selon un arrangement contemporain. Les références pouvaient être
musicales : bande sonore d’une chanson des fêtes populaires d’été lors d’une performance dans
un café. Le décalage était parfois créé par un effet inverse : elles détournent une situation de la
vie quotidienne, un repas de nouilles froides (symbole de l’été japonais), sur fond d’une musique
rock 9 .
Les motifs gestuels pouvaient aussi être empruntés à une autre pratique corporelle, le
shintaidô, un art martial fondé dans les années 1960 10 et ce, plus particulièrement à partir de 2005.
De fait, elles le pratiquent alors de manière de plus en plus assidue, passant d’un à deux ateliers
par semaine et avec un certain ascétisme, dans une intention à la fois thérapeutique et de
développement personnel. Il s’agissait d’exercices centrés sur l’assise du bassin (koshi), les
genoux légèrement repliés et le haut du corps relâché.
Par leur discours et leurs pratiques, elles se réappropriaient lors de ces ateliers un discours
prônant le « retour au corps martial prémoderne» centré sur la réappropriation de cette assise du
bassin, particulièrement médiatisé ces dernières années. Elles intégraient d’ailleurs d’autres
méthodes d’invention relativement récente, comme la marche namba 11 , remise au goût du jour par
un des promoteurs de cette « révolution corporelle ».
Cette association du butô à des techniques thérapeutiques et d’accomplissement de soi n’est
pas nouvelle. A partir de la fin des années 80, le butô lui-même a été progressivement associé à
une démarche thérapeutique et sociale, doté de la capacité de « renforcer un équilibre corporel et
psychologique » et de « recréer un lien social » absent ou perdu 12 . Les danseuses théorisent
rarement leurs aspirations, mais elles peuvent définir cette démarche de « spirituelle » 13 ,
employant indifféremment le terme anglais supirichuaru ou japonais seishinteki. Elles pratiquent
par ailleurs un ensemble de techniques corporelles associées à la transformation de soi, comme le
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 3 -
shintaidô, mais aussi la méditation zen, le yoga, le massage shiatsu, la lecture des ouvrages de
Steiner 14 , l’alimentation biologique.
Or, ce registre à la fois « thérapeutique » et « spirituel » de la pratique de techniques comme
le shintaidô était réinvesti dans le contexte chorégraphique mais selon un détournement bien
particulier. Dans leurs deux principaux spectacles de 2005 en particulier, elles détournent en
position allongée un exercice de shintaidô, de telle sorte qu’il devient un motif chorégraphique en
soi. Le travail gestuel et vestimentaire contribue à mettre en scène le bassin comme une entité
autonome que les autres membres ne feraient que suivre et, ce faisant, à créer une anatomie
burlesque 15 .
Le processus de création des motifs pop s’articule donc à un autre registre, intime et éthique,
de pratique, qui se fonde sur un certain idéal de corps sain et (ou « parce que ») japonais. Dans le
même temps, ce processus de détournement et de réinterprétation de motifs se produit en aval,
dans la manière dont les réseaux de production de la compagnie incite le développement de
certains aspects de leur motifs pop. J’aborderai d’abord 1/ un réseau local, soutenu par un
mouvement de revalorisation d’anciens bâtiments de Kyôto pour en faire des lieux de création
artistique, 2/ celui de la danse contemporaine japonaise, soutenue par une politique culturelle
nationale récente 3/ et celui des festivals d’arts contemporains en Asie du Sud-Est et en Corée que
les danseuses se réapproprient pour développer un certain idéal corporel asiatique.
II. Le développement de lieux alternatifs à Kyôto
Un mouvement de « réveil des villes et des régions » (machi okoshi, chiiki okoshi) initié à
partir des années 1990 par des acteurs locaux dans un cadre souvent associatif puis, dans
certains cas, récupéré par les institutions publiques, a favorisé le développement de projets locaux
à but socioculturel. Dans ce contexte, de nombreuses anciennes maisons de Kyôto ou fabriques
artisanales tombées à l’abandon (machiya) sont récemment rachetées pour en faire des cafés, des
lieux culturels, des galeries. Le Nishijin Garden Factory, où les danseuses présentent leur
spectacle Sky for women en avril 2005, est une ancienne fabrique de kimono réaménagée en 2004
en lieu de spectacle et d’exposition.
Cette inscription dans un lieu historique et, plus encore, Kyôtoïte contribue à accentuer à la
fois la dimension référentielle de leur style pop et la pratique de l’improvisation. Les tatamis,
espace scénique traditionnel, viennent s’ajouter à d’autres références comme la « transformation »
ou le « monde illusoire » empruntées à une vision bouddhique du monde et qu’elles présentent
dans un texte distribué avant le spectacle 16 . Elles développent ces références bouddhiques à
travers le caractère progressif des transitions entre chaque geste et la lenteur des mouvements. A
partir de canevas, elles improvisent en grande partie. Elles jouent avec l’espace de la fabrique, les
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 4 -
poutres en particulier. La quasi-absence de bande sonore laisse place aux grincements des
planches et au frottement des corps sur les tatamis. L’espace que les danseuses ont
volontairement limité à 12 tatamis et la proximité avec les spectateurs donne à voir la matérialité
des corps et l’interprétation de chacune d’elles.
Comme c’est le cas à chaque fois qu’elles s’autoproduisent, elles doivent payer assez cher la
location de la salle (l’équivalent de 500 euros pour se produire deux fois dans l’année dans la
fabrique de kimonos) même si ça reste moins coûteux qu’une salle officielle. Le mari de la
chorégraphe avait d’ailleurs commencé à les aider financièrement pour la création de leur prochain
spectacle. Les danseuses s’occupent de la conception des flyers, de l’aménagement de la salle.
Elles peuvent aussi recruter leur staff parmi les élèves de leurs ateliers de shintaido ou parmi leurs
amis, pour la vente des billets ou la confection des gâteaux distribués aux spectateurs à la fin du
spectacle.
L’inscription dans un réseau alternatif, bien que parfois encore coûteux, participe d’une
certaine conception de la danse des danseuses, l’esthétique de la performance : l’adaptation à un
espace scénique inhabituel, une moindre séparation avec les spectateurs, la participation d’un
cercle d’intimes dans des repères spatiaux kyôtoïtes connus de tous. Bref, la transformation de
l’expérience repose alors sur « la création d’un lien avec l’espace qui les entoure » critère par
lequel les danseuses se distinguent de la danse contemporaine qui est, à leurs yeux, « trop
centrée sur la narration autobiographique ».
Or, tout en tenant à se distinguer de la danse contemporaine en tant que norme esthétique,
les danseuses bénéficient d’initiatives récentes de promotion de la danse contemporaine
japonaise.
III. Inscription de la compagnie dans une politique culturelle récente d’encouragement à la
danse contemporaine
Les danseuses sont membres d’une association, la JCDN (Japan Contemporary Dance
Network) créée en 2001 par d’anciens danseurs. Cette association, devenue désormais une
plateforme incontournable pour la plupart des danseurs contemporains au Japon, a d’abord été
soutenue par des organismes privés et reçoit depuis peu des soutiens publics 17 . Le concept est de
promouvoir la danse contemporaine japonaise en créant un réseau national de lieux, de festivals et
de workshops, selon une certaine conception de la « profession » de danseur, inspirée d’une
association américaine, la Dance Theater Workshop.
En 2005, les trois danseuses ont été sélectionnées à un festival, principal support
événementiel de l’association : Odori ni ikuze ! (C’est parti pour danser !). L’idée, selon les propos
des fondateurs de l’association est que 1/ les danseurs se produisent dans le Japon entier et non
plus, comme avant, uniquement dans leur ville ou région. Le spectacle Hakoonna (« Femme-
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 5 -
boîte ») a ainsi été produit dans quatre villes de province différentes (Osaka, Niigata, Fukuoka,
Tôkyô). 2/ qu’ils soient rémunérés pour leur prestation alors que jusqu’alors, la plupart de ces
artistes devaient payer de leur poche la location d’une salle et autres frais. 3/ qu’ils se produisent
devant un public critique et objectif alors que le public était principalement composé de leurs
propres supporters, famille et amis. 4/ qu’ils ne s’occupent plus des tâches annexes (brochures,
diffusion, régie son et lumière), désormais prises en charge par le staff du festival. 5/ que les
danseurs se produisent à l’étranger : les danseuses ont ensuite participé à un festival (Exchange
Project), co-organisé par la JCDN et des producteurs australiens dans le cadre de l’année nippoaustralienne (2006). Et elles reçurent pour cela la « plus grosse rémunération qu’elles n’aient
jamais eue pour leur danse » 18 .
Cet encadrement institutionnel s’est accompagné d’une formalisation chorégraphique. Il leur
fallait présenter un spectacle de 20 minutes alors qu’elles créaient habituellement des spectacles
d’une heure. Cette contrainte temporelle les obligea à resserrer leur proposition artistique. Au
terme de leur audition, il leur a été demandé de chorégraphier de manière plus précise leur
spectacle alors que l’improvisation et la performance était jusqu’alors leur credo esthétique. Alors
que dans l’improvisation, elles insistaient sur le caractère continu des transitions entre chaque
mouvement de sorte à donner une impression de perpétuelle métamorphose. Elles devaient
désormais donner à voir de manière plus précise les images elles-mêmes. Ainsi, leur spectacle se
divise en trois scènes définies chacune par une bande sonore, un éclairage, une disposition
spatiale et des phrases chorégraphiques particuliers.
A partir de ce festival, les danseuses se soucient d’ailleurs plus de chorégraphier leurs
spectacles, travaillant de manière plus systématique lors de leur répétition à partir d’un tableau
dans lequel, selon la chronologie de la pièce, elles associent des images verbales à la description
des gestes et à la scénographie.
Cette reconnaissance institutionnelle récente ne remplace pas pour autant l’implication des
danseuses dans le réseau de production alternatif plus ancien évoqué plus haut (elles se
produisent à nouveau dans l’ancienne fabrique de kimono ainsi que dans d’autres lieux alternatifs
en 2006) et s’accompagne du développement d’un autre réseau encore, celui des festivals en
Asie.
IV. Vers un asiatisme corporel
Par leurs pratiques corporelles et créations chorégraphiques, les danseuses revendiquent
par ailleurs leur inscription dans une certaine communauté asiatique, que ce soit dans sa
représentation ethnicisée (l’Asie est alors souvent perçue comme la source de l’identité japonaise)
ou dans sa représentation universelle et contemporaine.
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 6 -
Depuis qu’elles se forment à la danse, et au butô, les danseuses pratiquent certaines
techniques du corps asiatiques. De manière générale, danseurs et amateurs de butô à Kyôto
étaient tout particulièrement attirés par certaines de ces techniques. Leur pertinence résidait dans
la posture du bassin en semi-assise, à leurs yeux commune à certaines techniques du corps
japonaises et fondant une sorte de communauté corporelle asiatique. Le danseur auprès de qui
elles se sont formées intègre dans sa méthode de butô des exercices de qi qong et des postures
de yoga. Il a par ailleurs constitué en 2005 un collectif avec un danseur de danse balinaise,
javanaise et indienne qu’ils ont appelé Ajian Dansu Square, faisant du butô l’équivalent japonais de
ces danses traditionnelles asiatiques. Pour leur part, les danseuses se sont formées à la danse
balinaise et pratiquent, chez elles de manière individuelle, le yoga.
Ces pratiques corporelles s’accompagnent d’une valorisation de l’Asie en tant que lieu de
production et de réception. Si le fait de se produire à l’étranger, très convoité par les artistes
japonais pour pouvoir être ensuite reconnus au Japon, est habituellement associé aux pays
occidentaux, à partir des années 90, le développement économique des pays asiatiques et celui
des relations diplomatiques nippo-asiatiques a fait de l’Asie un nouveau lieu de production
potentiel 19 . Cette destination fait tout particulièrement sens pour de nombreux danseurs de butô 20 .
Souvent invitées en Asie, les danseuses n’affichent pas un grand intérêt à se produire en
Occident. C’était le cas aussi de leur ancien professeur qui montrait plus d’enthousiasme à se
produire en Asie bien que ses tournées en France, Portugal ou Australie soient de loin bien mieux
rémunérées 21 . Lui comme les danseuses, à leur retour de leur tournée coréenne ou philippine,
mettaient en avant leur intérêt pour un public « spontané », « naïf », « sans a priori esthétique » et
de ce fait réceptif à une danse comme le butô qui devait réveiller « la dimension originelle de l’être
humain ».
Les danseuses ont ainsi participé au premier festival de butô à Séoul en 2005 22 , le KIPAF
(Korean International Performing Art Festival, 2004), le Taichung Art Festival à Taïwan (2005) et,
au Japon, à un colloque sur la danse en Asie, organisé par une Université 23 … Ces tournées en
Asie influencent en retour leurs chorégraphies : les danseuses questionnent dans leur
chorégraphie le thème du corps féminin seulement depuis qu’elles ont été invitées au Festival
Women’s Playwright International à Jakarta (WPI, Philippines, 2003), et auquel elles sont
annuellement invitées depuis. Alors que jusqu’alors, elles cherchaient plutôt, dans le sillage de la
théorie du butô prônant le dépassement des modèles sociaux, à effacer l’identité sexuelle pour
mettre en scène « un corps neutre et lié à l’univers ».
Elles combinent d’ailleurs la thématique asiatique et celle du corps féminin dans un
spectacle, Femmes d’Asie (Ajia no onna), chorégraphié après avoir été aux Philippines en 2006. Si
le titre de ce spectacle réfère explicitement à l’Asie, elles ne puisent pas leur inspiration dans sa
représentation ethnicisée comme lorsqu’elles pratiquent le yoga ou la danse balinaise ou comme
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 7 -
dans le cas du collectif Asian Dance Square de leur ancien professeur, mais dans l’idée d’une Asie
universalisée et contemporaine. Sur fond d’une projection vidéo dans laquelle défile un texte
évoquant les femmes de chaque pays d’Asie, elles avaient mis en scène l’image de femmes sexy
et « libérées » : habillées d’une minijupe et talons hauts, elles se déhanchaient, parlaient fort et
prenaient à parti le public, tout en dévorant un énorme plat de spaghettis.
Conclusion
On voit donc que le butô peut, au sein d’une même compagnie, cristalliser des
représentations différentes de l’ « ancrage local » du corps ou de sa « dimension universelle » et
ceci, d’autant plus que le propos des danseuses est de développer une esthétique « pop ». Elles
se réapproprient l’idéal d’un corps sain et japonais inspiré des arts martiaux lors des ateliers de
shintaidô tout en le détournant pour créer des motifs chorégraphiques burlesques. Ces derniers
sont parallèlement reformulés en fonction des réseaux de production locaux, nationaux ou
régionaux dans lesquels elles s’inscrivent. Le réseau des festivals de danse contemporaine leur
propose un cadre propice à universaliser à la fois leur style (dans l’incitation à préciser les motifs
chorégraphiques) et leur statut de danseuse (en les « professionnalisant »). Mais il ne se
substitue pas à d’autres réseaux et représentations du corps, d’autant plus alternatifs et pertinents
aux yeux des danseuses qu’ils sont locaux ou, plus récemment, propices à l’élaboration d’une
certain panasiatisme corporel.
Bibliographie
[1] GOSSOT Anne, « Art, Design et Société dans les années soixante. L'apport de Yokoo
Tadanori au graphic design japonais » (Thèse), Paris 7, 1994.
[2] GOSSOT Anne, « Refoulement de l’histoire et engagement des corps : naissance de l’art
de l’action au début des années 1960 », in Le Japon après la guerre, Picquier, Arles, 2007 : 247-274.
[3] IWABUCHI Koichi, « Popular asianism in Japan. Nostalgia for (different) asian
modernity », in Iwabuchi, Recentering globalization. Popular culture and japanese transnationalism,
Duke University Press, Durham NC, 2002 : 158-198.
[4] IWAHARA Cécile, « Les destins renouvelés d’un principe du mouvement, du shintaidô à la
création chorégraphique butô », in Japon Pluriel 7, Picquier, Arles, à paraître (2008).
[5] JDCN membership Dance file vol. 4, 2004.
[6] Le Butô de Hijikata Tatsumi-Le surréalisme de la chair, l’ontologie du corps (Hijikata
Tatsumi no butô-Nikutai no shururearizumu, shintai no ontorojî), Keiô Daigaku âto sentâ, Tôkyô,
2004.
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 8 -
[7] NOBUO Kogure, « Le sentier de la revitalisation des villages natals à l’environnement
artistique »(« Furusato sôsei kara geijutsu kankyô no komichi ») in Le chemin du management
artistique (Âtsu Manejimento Michi), Kôyôshobô, 2003, 2005 : 166-171.
[8] KUNIYOSHI Kazuko, « Butoh in the late 1980 », Performing art in Japan now, 1992 ;
« Repenser la danse des ténèbres, retour sur les années soixante », Butô(s), CNRS, Paris, 2003 :
109-134 ; « Hijikata Tatsumi to ankoku butô-midasareta shintai » in [6], 8-13.
[9] MAROTTI William, « Le problème du butô et le piège de l’essentialisme (Butô no
mondaisei to honshitsushugi no wana), Shiatâ âtsu, 1997, II.
[10] MONROE Alexandra, Scream against the war-Japanese art after 1945, Harry N. Abrams,
New York, 1994.
[11] NOROKOSHI Sato, http://www.performingarts.jp/J/pre_interview/0510/1.html
[12] NORIKOSHI Takao, Guide approfondi de la danse contemporaine (Kontenporarii dansu
tettei gaido haipâ), Sakuhinsha, Tôkyô, 2006.
[13] PAGÈS Sylviane, La réception du butô en France, mémoire de Maîtrise, non publié, Paris
8, 2002.
[14] SCHAEFFER, « originalité et expression de soi. Eléments pour une généalogie de la
figure moderne de l’artiste » in Communications 64, 1997, 89-116.
[15] SHIMAZONO Susumu, From Salvation to Spirituality-Popular religious movement in
Modern Japan, Tans Pacific Press, Australie, 2004.
1
Celui-ci s’inscrit de manière plus générale dans le principe de singularité par lequel se définit la « figure moderne de
l’artiste » et, plus généralement, l’art contemporain. Cf. Schaeffer [14]
2
Le « corps paysan », en particulier, à travers des motifs gestuels comme le teboke (les mains sans volonté) et le
ganimata (les jambes arquées).
3
Les spécialistes en esthétiques et arts du spectacle Suzuki, Gunji Masakatsu, Ichikawa Miyabi, Watanabe Moriaki,
Gôda Nario, Nario Gôda. Cf. l’analyse critique de Kuniyoshi [8] et Marotti [9].
4
Ce sont les danseurs que la critique qualifie de « post-butô » : Teshigawara Saburô, Kim Itô, Kota Yamazaki.
5
Travail entrepris principalement par Kazuko Kuniyoshi, spécialiste du butô et commissaire des Archives de Hijikata
Tatsumi à l’Université Keiô Daigaku.
6
Cf. Sylviane Pagès [13] et thèse en cours.
7
A travers une entreprise d’archivage mené par le Centre de recherche sur le butô à l’université de Keiô (Tôkyô),
l’organisation d’hommages, la publication d’ouvrages (Nikutai no shururearizumu publié en 2004 avec le soutien de la
Fondation pour la Revalorisation de la Culture artistique geijutsu bunka fukkô kikin) ou la tenue d’expositions.
8
En particulier à propos de la première compagnie de butô de Kyôto (Byakkôsha, 1977-1994).
9
Kamidarake, 2/2003 lors du Alti Buyô Festival, Café indépendant, 12/2002, Art Complex, juillet 2004.
10
Son fondateur Aoki Hiroyuki (1936-), entendait créer un « art martial moderne » dont le but n’est plus le combat mais
l’épanouissement « artistique, thérapeutique, spirituel » des pratiquants.
11
Pour une analyse plus détaillée de ces discours cf. Iwahara [4].
12
Tel est le cas du danseur de butô Iwashita Tôru, membre de l’association japonaise de danse-thérapie et de Moritta et
Kasai, fondateurs de la butô-thérapie. Dans le sillage de cette reformulation du butô, les danseuses participent à des
projets sociaux (avec l’association Dance and People) destiné à un public d’enfants, d’aide-soignante ou de malvoyants.
De son côté, le danseur de butô auprès duquel elles se sont formées projette d’ouvrir un « temple du butô » (butôdera)
qui serait le centre d’une activité à but socio-thérapeutique.
13
La pratique du butô s’inscrit en ce sens dans ce que Shimazono appelle « nouveau mouvement spirituel » japonais
centré sur la guérison psychocorporelle. Cf. Shimazono [15] (en particulier partie III et IV).
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 9 -
14
Fondateur et théoricien de l’anthroposophie, il était particulièrement lu par les danseuses et le danseur auprès de qui
elles se sont formées.
15
La position allongée amoindrit l’usage des tenseurs des jambes et du dos. Dans Hakoonna, les bras, derrière la tête et
complètement relâchés, apparaissent inanimés. La robe, découpée derrière au niveau de la taille, laisse apparaître les
fessiers, habillés d’un collant couleur chair (Hakoonna) ou les bras, camouflés par une jupe donnent l’impression qu’ils
sont inexistants (Sky for women). Cf. Iwahara [4].
16
« A partir du « souvenir de la mère » de chaque danseuse, elle se transforme tantôt en poisson, tantôt en insecte,
tantôt en vielle femme. Un monde illusoire se répand sur les tatamis étroits ».
17
Depuis la fin des années 90 en effet, l’Agence Nationale pour les Affaires Culturelles (bunkachô) oriente sa politique
vers la promotion des arts contemporains jusqu’alors délaissés au profit des arts traditionnels.
18
200 000 yens chacune (1600 euros) en plus des billets d’avion et du logement.
19
Cf. Iwabuchi [3].
20
Pour certains danseurs de butô, le concept même de leur démarche artistique réside dans leur tournée en Asie (c’était
le cas de la première compagnie de butô à Kyôto, Byakkôsha, qui s’était fait connaître pour sa longue tournée en Asie du
Sud-Est au début des années 80 alors que l’Europe et les US étaient le principal lieu de réception du butô) ou dans la
pratique d’une technique corporelle asiatique (Katsura Kan, formé à un art martial thaïlandais et installé une partie de
l’année en Thaïlande).
21
Il a par exemple annulé une invitation à Paris en juin 2005 alors qu’il s’y était engagé, pour participer, finalement, à un
festival de butô en Corée.
22
Cet événement fut co-organisé dans le cadre de l’année nippo-coréenne (2005) par la Fondation de Corée, le théâtre
national de Corée, le CID (International Dance Council), l’UNESCO-Corée, et la Fondation japonaise.
23
Ce colloque sur la danse en Asie (Ajian Dansu Kôgi) se tient annuellement à l’Université des arts Zôkei Daigaku de
Kyôto depuis 2003.
Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé
« L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie
féminine à Kyôto, Japon »
Cécile IWAHARA - 10 -