Cécile IWAHARA
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Cécile IWAHARA
www.reseau-asie.com Enseignants, Chercheurs, Experts sur l’Asie et le Pacifique / Scholars, Professors and Experts on Asia and Pacific Communication L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon. / The implication of production networks in the process of recreation of butô. The case of a female company in Kyôto, Japan) Cécile IWAHARA Université Paris X-Nanterre 3ème Congrès du Réseau Asie - IMASIE / 3rd Congress of Réseau Asie - IMASIE 26-27-28 sept. 2007, Paris, France Maison de la Chimie, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Fondation Maison des Sciences de l’Homme Thématique 6 / Theme 6 : Espaces, rituels, sociétés / Spaces, rites, societies Atelier 38 / Workshop 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé © 2007 – Cécile IWAHARA - Protection des documents / All rights reserved Les utilisateurs du site : http://www.reseau-asie.com s'engagent à respecter les règles de propriété intellectuelle des divers contenus proposés sur le site (loi n°92.597 du 1er juillet 1992, JO du 3 juillet). En particulier, tous les textes, sons, cartes ou images du 1er Congrès, sont soumis aux lois du droit d’auteur. 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L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon Par Cécile Iwahara, Doctorante, Université Paris X-Nanterre Le butô, danse d’avant-garde apparue à Tôkyô à la fin des années 50, a sans cesse fait l’objet de réappropriations, autant chorégraphiques que discursives, singulières. Ceci s’explique en partie par sa théorie même 1 , centrée sur la transformation de l’expérience corporelle plutôt que sur des mouvements chorégraphiques précis. Ainsi, le credo type d’un danseur ou pratiquant de butô est de briser son enveloppe corporelle telle qu’elle aurait été définie par l’anatomie occidentale ou par les normes sociales, pour accéder et faire accéder le spectateur à une expérience du corps nouvelle, souvent associée à une redécouverte de soi et à une entrée en relation avec l’univers. Je m’intéresserai ici à ces reformulations esthétiques en tant que processus dans lesquels sont impliqués, de manière coexistantes, différentes intentions données à la pratique par les danseurs ainsi que différents réseaux de production dans lesquels ils s’inscrivent. Je suivrais pour cela le cas d’une compagnie féminine de butô installée à Kyôto, rencontrée lors de mon terrain de thèse entre 2004 et 2006. Nous verrons comment, en fonction des différents registres de pratiques (accomplissement de soi, chorégraphique) et réseaux de production (local, national, régional), les danseuses reformulent à la fois la revendication d’un ancrage local et l’ambition d’accéder à un corps universel/international. L’évolution du butô depuis plus d’un demi-siècle se caractérise par une démultiplication des styles, une internationalisation et une certaine institutionnalisation de sa pratique. En voici les moments significatifs, qui montrent combien l’histoire du butô a sans cesse été traversée par cette tension entre le projet d’en faire un produit local et celui de l’élever au statut d’expérience universelle. A la fin des années 50, cet appel à une transformation de l’expérience corporelle s’inscrivait dans un mouvement contre culturel japonais. Celui-ci s’insurgeait contre l’occupation américaine et contre un idéal d’individu et de corps qui, depuis la fin du XIXème siècle, était au centre d’une politique à la fois de modernisation du pays (selon des principes et des techniques empruntés à l’Occident) et de création d’une tradition nationale supposée immuable. Contre ces modèles, les artistes et intellectuels proposaient une modernité alternative qui ne soit pas une simple imitation de modèles occidentaux. Le fondateur du butô Hijikata (1928-1986), pour provoquer ce qu’il appelait une « révolte de la chair », mettait en scène dans ses performances des sujets tabous comme le sexe, la maladie et la folie, et expérimentait une nouvelle conception de la danse à partir de techniques ou pensées Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé « L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon » Cécile IWAHARA - 1 - philosophiques de création récentes et principalement occidentales (danse expressionniste allemande, surréalisme, écrivains européens de la révolte). Au début des années 70, il formalise ses chorégraphies et sa méthode à partir d’un réseau d’images verbales, picturales et gestuelles, à la fois puisées dans l’histoire de l’art aussi bien occidentale que japonaise et inspirées des souvenirs de son enfance dans la région agricole du Tôhoku 2 . Cette dimension locale attire alors l’attention des critiques et spécialistes qui virent dans le butô la « réémergence du corps japonais pré-moderne » 3 . A partir de la fin des années 80, l’association du butô à une certaine japonéité corporelle n’est plus vraiment de mode, aussi bien dans les chorégraphies que dans le milieu des spécialistes du butô. Un danseur de butô est d’autant plus facilement reconnu par le monde de la danse contemporaine aujourd’hui qu’il évite toute imagerie exotique et élabore un style non localisable 4 . Dans le milieu de la recherche et des critiques, les approches essentialistes et culturalistes du butô sont mises en question au profit d’une approche historique qui insiste sur le caractère expérimental et contemporain du butô 5 . Dans les années 80, la réception du butô dans les pays occidentaux, s’est accompagnée de certaines reformulations esthétiques, consistant dans certains cas à répondre aux attentes d’exotisme du public occidental 6 . Elle a par ailleurs contribué à la reconnaissance du butô au Japon, même s’il reste une pratique et une danse tout à fait marginale. Depuis quelques années, l’histoire du butô fait d’ailleurs l’objet d’un travail de patrimonialisation, soutenu en partie par l’Agence pour les Affaires Culturelles 7 . Toutes ces strates interprétatives et récupérations du butô depuis la fin des années 1950 ne se sont pas substituées les unes aux autres mais coexistent, aujourd’hui, dans la communauté du butô, voire même dans la pratique d’un même danseur ou d’une même compagnie. Elles coexistent, me semble-t-il, avec d’autant plus de malléabilité, dans le cas de compagnies de formation récente et qui ne sont pas intégrées dans un réseau « professionnel » fixe, comme c’est le cas de la compagnie féminine de butô de Kyôto dont il va être question : les trois danseuses qui l’ont fondée en 1998 s’auto-produisent et font des petits boulots (comme masseuse et modèle pour peintre) tout en étant de plus en plus inscrites dans un réseau « professionnalisant » de festival de danse. Enfin, elles développent un style de butô propice à être reformulé selon les contextes parce qu’il repose de manière explicite sur le détournement, dans un cadre scénique contemporain, de références locales : un style pop. Elles-mêmes présentent leur concept artistique ainsi dans leur brochure et site internet : « A partir d’un corps de butô, nous cherchons à faire émerger de manière pop et rigoureuse la dimension originelle de l’être humain ». La manière « rigoureuse » (shibiâ, de l’anglais severe) renvoie à un travail corporel ascétique et aguerrissant qui caractérise aussi une certaine approche du travail corporel d’un danseur de butô. Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé « L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon » Cécile IWAHARA - 2 - I. Créer des images « pop » à partir de techniques d’accomplissement de soi Lorsque les connaisseurs, à Kyôto, parle d’un butô pop 8 , la notion de « pop » réfère au détournement d’emblèmes de la culture populaire japonaise pré-moderne dans un cadre scénique complètement nouveau. Ce style pop se caractérise aussi par le fait qu’il suscite, comme me le rapporta un jour une spectatrice, un « sentiment étrange mêlé de nostalgie et de radicale nouveauté ». Plus précisément, la notion combinait deux éléments stylistique 1/ une dimension formelle c’est-à-dire des motifs gestuels et des tableaux d’ensemble précisément chorégraphiés. 2/ une dimension référentielle : le fait que ces motifs et personnages évoquent la culture populaire du Japon pré-moderne, tout au moins une certaine image que l’on peut s’en faire. Or, dans le travail chorégraphique des danseuses de la compagnie, les modalités référentielles pour créer ces motifs pop ne se limitent pas à l’image d’une culture populaire prémoderne. Dans leurs spectacles de 2003 et 2004, il pouvait s’agir de citations directes des images du fondateur : les poulets du Tôhoku de Hijikata associé à des instruments traditionnels (flûte et tambour) joué en live selon un arrangement contemporain. Les références pouvaient être musicales : bande sonore d’une chanson des fêtes populaires d’été lors d’une performance dans un café. Le décalage était parfois créé par un effet inverse : elles détournent une situation de la vie quotidienne, un repas de nouilles froides (symbole de l’été japonais), sur fond d’une musique rock 9 . Les motifs gestuels pouvaient aussi être empruntés à une autre pratique corporelle, le shintaidô, un art martial fondé dans les années 1960 10 et ce, plus particulièrement à partir de 2005. De fait, elles le pratiquent alors de manière de plus en plus assidue, passant d’un à deux ateliers par semaine et avec un certain ascétisme, dans une intention à la fois thérapeutique et de développement personnel. Il s’agissait d’exercices centrés sur l’assise du bassin (koshi), les genoux légèrement repliés et le haut du corps relâché. Par leur discours et leurs pratiques, elles se réappropriaient lors de ces ateliers un discours prônant le « retour au corps martial prémoderne» centré sur la réappropriation de cette assise du bassin, particulièrement médiatisé ces dernières années. Elles intégraient d’ailleurs d’autres méthodes d’invention relativement récente, comme la marche namba 11 , remise au goût du jour par un des promoteurs de cette « révolution corporelle ». Cette association du butô à des techniques thérapeutiques et d’accomplissement de soi n’est pas nouvelle. A partir de la fin des années 80, le butô lui-même a été progressivement associé à une démarche thérapeutique et sociale, doté de la capacité de « renforcer un équilibre corporel et psychologique » et de « recréer un lien social » absent ou perdu 12 . Les danseuses théorisent rarement leurs aspirations, mais elles peuvent définir cette démarche de « spirituelle » 13 , employant indifféremment le terme anglais supirichuaru ou japonais seishinteki. Elles pratiquent par ailleurs un ensemble de techniques corporelles associées à la transformation de soi, comme le Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé « L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon » Cécile IWAHARA - 3 - shintaidô, mais aussi la méditation zen, le yoga, le massage shiatsu, la lecture des ouvrages de Steiner 14 , l’alimentation biologique. Or, ce registre à la fois « thérapeutique » et « spirituel » de la pratique de techniques comme le shintaidô était réinvesti dans le contexte chorégraphique mais selon un détournement bien particulier. Dans leurs deux principaux spectacles de 2005 en particulier, elles détournent en position allongée un exercice de shintaidô, de telle sorte qu’il devient un motif chorégraphique en soi. Le travail gestuel et vestimentaire contribue à mettre en scène le bassin comme une entité autonome que les autres membres ne feraient que suivre et, ce faisant, à créer une anatomie burlesque 15 . Le processus de création des motifs pop s’articule donc à un autre registre, intime et éthique, de pratique, qui se fonde sur un certain idéal de corps sain et (ou « parce que ») japonais. Dans le même temps, ce processus de détournement et de réinterprétation de motifs se produit en aval, dans la manière dont les réseaux de production de la compagnie incite le développement de certains aspects de leur motifs pop. J’aborderai d’abord 1/ un réseau local, soutenu par un mouvement de revalorisation d’anciens bâtiments de Kyôto pour en faire des lieux de création artistique, 2/ celui de la danse contemporaine japonaise, soutenue par une politique culturelle nationale récente 3/ et celui des festivals d’arts contemporains en Asie du Sud-Est et en Corée que les danseuses se réapproprient pour développer un certain idéal corporel asiatique. II. Le développement de lieux alternatifs à Kyôto Un mouvement de « réveil des villes et des régions » (machi okoshi, chiiki okoshi) initié à partir des années 1990 par des acteurs locaux dans un cadre souvent associatif puis, dans certains cas, récupéré par les institutions publiques, a favorisé le développement de projets locaux à but socioculturel. Dans ce contexte, de nombreuses anciennes maisons de Kyôto ou fabriques artisanales tombées à l’abandon (machiya) sont récemment rachetées pour en faire des cafés, des lieux culturels, des galeries. Le Nishijin Garden Factory, où les danseuses présentent leur spectacle Sky for women en avril 2005, est une ancienne fabrique de kimono réaménagée en 2004 en lieu de spectacle et d’exposition. Cette inscription dans un lieu historique et, plus encore, Kyôtoïte contribue à accentuer à la fois la dimension référentielle de leur style pop et la pratique de l’improvisation. Les tatamis, espace scénique traditionnel, viennent s’ajouter à d’autres références comme la « transformation » ou le « monde illusoire » empruntées à une vision bouddhique du monde et qu’elles présentent dans un texte distribué avant le spectacle 16 . Elles développent ces références bouddhiques à travers le caractère progressif des transitions entre chaque geste et la lenteur des mouvements. A partir de canevas, elles improvisent en grande partie. Elles jouent avec l’espace de la fabrique, les Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé « L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon » Cécile IWAHARA - 4 - poutres en particulier. La quasi-absence de bande sonore laisse place aux grincements des planches et au frottement des corps sur les tatamis. L’espace que les danseuses ont volontairement limité à 12 tatamis et la proximité avec les spectateurs donne à voir la matérialité des corps et l’interprétation de chacune d’elles. Comme c’est le cas à chaque fois qu’elles s’autoproduisent, elles doivent payer assez cher la location de la salle (l’équivalent de 500 euros pour se produire deux fois dans l’année dans la fabrique de kimonos) même si ça reste moins coûteux qu’une salle officielle. Le mari de la chorégraphe avait d’ailleurs commencé à les aider financièrement pour la création de leur prochain spectacle. Les danseuses s’occupent de la conception des flyers, de l’aménagement de la salle. Elles peuvent aussi recruter leur staff parmi les élèves de leurs ateliers de shintaido ou parmi leurs amis, pour la vente des billets ou la confection des gâteaux distribués aux spectateurs à la fin du spectacle. L’inscription dans un réseau alternatif, bien que parfois encore coûteux, participe d’une certaine conception de la danse des danseuses, l’esthétique de la performance : l’adaptation à un espace scénique inhabituel, une moindre séparation avec les spectateurs, la participation d’un cercle d’intimes dans des repères spatiaux kyôtoïtes connus de tous. Bref, la transformation de l’expérience repose alors sur « la création d’un lien avec l’espace qui les entoure » critère par lequel les danseuses se distinguent de la danse contemporaine qui est, à leurs yeux, « trop centrée sur la narration autobiographique ». Or, tout en tenant à se distinguer de la danse contemporaine en tant que norme esthétique, les danseuses bénéficient d’initiatives récentes de promotion de la danse contemporaine japonaise. III. Inscription de la compagnie dans une politique culturelle récente d’encouragement à la danse contemporaine Les danseuses sont membres d’une association, la JCDN (Japan Contemporary Dance Network) créée en 2001 par d’anciens danseurs. Cette association, devenue désormais une plateforme incontournable pour la plupart des danseurs contemporains au Japon, a d’abord été soutenue par des organismes privés et reçoit depuis peu des soutiens publics 17 . Le concept est de promouvoir la danse contemporaine japonaise en créant un réseau national de lieux, de festivals et de workshops, selon une certaine conception de la « profession » de danseur, inspirée d’une association américaine, la Dance Theater Workshop. En 2005, les trois danseuses ont été sélectionnées à un festival, principal support événementiel de l’association : Odori ni ikuze ! (C’est parti pour danser !). L’idée, selon les propos des fondateurs de l’association est que 1/ les danseurs se produisent dans le Japon entier et non plus, comme avant, uniquement dans leur ville ou région. Le spectacle Hakoonna (« Femme- Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé « L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon » Cécile IWAHARA - 5 - boîte ») a ainsi été produit dans quatre villes de province différentes (Osaka, Niigata, Fukuoka, Tôkyô). 2/ qu’ils soient rémunérés pour leur prestation alors que jusqu’alors, la plupart de ces artistes devaient payer de leur poche la location d’une salle et autres frais. 3/ qu’ils se produisent devant un public critique et objectif alors que le public était principalement composé de leurs propres supporters, famille et amis. 4/ qu’ils ne s’occupent plus des tâches annexes (brochures, diffusion, régie son et lumière), désormais prises en charge par le staff du festival. 5/ que les danseurs se produisent à l’étranger : les danseuses ont ensuite participé à un festival (Exchange Project), co-organisé par la JCDN et des producteurs australiens dans le cadre de l’année nippoaustralienne (2006). Et elles reçurent pour cela la « plus grosse rémunération qu’elles n’aient jamais eue pour leur danse » 18 . Cet encadrement institutionnel s’est accompagné d’une formalisation chorégraphique. Il leur fallait présenter un spectacle de 20 minutes alors qu’elles créaient habituellement des spectacles d’une heure. Cette contrainte temporelle les obligea à resserrer leur proposition artistique. Au terme de leur audition, il leur a été demandé de chorégraphier de manière plus précise leur spectacle alors que l’improvisation et la performance était jusqu’alors leur credo esthétique. Alors que dans l’improvisation, elles insistaient sur le caractère continu des transitions entre chaque mouvement de sorte à donner une impression de perpétuelle métamorphose. Elles devaient désormais donner à voir de manière plus précise les images elles-mêmes. Ainsi, leur spectacle se divise en trois scènes définies chacune par une bande sonore, un éclairage, une disposition spatiale et des phrases chorégraphiques particuliers. A partir de ce festival, les danseuses se soucient d’ailleurs plus de chorégraphier leurs spectacles, travaillant de manière plus systématique lors de leur répétition à partir d’un tableau dans lequel, selon la chronologie de la pièce, elles associent des images verbales à la description des gestes et à la scénographie. Cette reconnaissance institutionnelle récente ne remplace pas pour autant l’implication des danseuses dans le réseau de production alternatif plus ancien évoqué plus haut (elles se produisent à nouveau dans l’ancienne fabrique de kimono ainsi que dans d’autres lieux alternatifs en 2006) et s’accompagne du développement d’un autre réseau encore, celui des festivals en Asie. IV. Vers un asiatisme corporel Par leurs pratiques corporelles et créations chorégraphiques, les danseuses revendiquent par ailleurs leur inscription dans une certaine communauté asiatique, que ce soit dans sa représentation ethnicisée (l’Asie est alors souvent perçue comme la source de l’identité japonaise) ou dans sa représentation universelle et contemporaine. Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé « L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon » Cécile IWAHARA - 6 - Depuis qu’elles se forment à la danse, et au butô, les danseuses pratiquent certaines techniques du corps asiatiques. De manière générale, danseurs et amateurs de butô à Kyôto étaient tout particulièrement attirés par certaines de ces techniques. Leur pertinence résidait dans la posture du bassin en semi-assise, à leurs yeux commune à certaines techniques du corps japonaises et fondant une sorte de communauté corporelle asiatique. Le danseur auprès de qui elles se sont formées intègre dans sa méthode de butô des exercices de qi qong et des postures de yoga. Il a par ailleurs constitué en 2005 un collectif avec un danseur de danse balinaise, javanaise et indienne qu’ils ont appelé Ajian Dansu Square, faisant du butô l’équivalent japonais de ces danses traditionnelles asiatiques. Pour leur part, les danseuses se sont formées à la danse balinaise et pratiquent, chez elles de manière individuelle, le yoga. Ces pratiques corporelles s’accompagnent d’une valorisation de l’Asie en tant que lieu de production et de réception. Si le fait de se produire à l’étranger, très convoité par les artistes japonais pour pouvoir être ensuite reconnus au Japon, est habituellement associé aux pays occidentaux, à partir des années 90, le développement économique des pays asiatiques et celui des relations diplomatiques nippo-asiatiques a fait de l’Asie un nouveau lieu de production potentiel 19 . Cette destination fait tout particulièrement sens pour de nombreux danseurs de butô 20 . Souvent invitées en Asie, les danseuses n’affichent pas un grand intérêt à se produire en Occident. C’était le cas aussi de leur ancien professeur qui montrait plus d’enthousiasme à se produire en Asie bien que ses tournées en France, Portugal ou Australie soient de loin bien mieux rémunérées 21 . Lui comme les danseuses, à leur retour de leur tournée coréenne ou philippine, mettaient en avant leur intérêt pour un public « spontané », « naïf », « sans a priori esthétique » et de ce fait réceptif à une danse comme le butô qui devait réveiller « la dimension originelle de l’être humain ». Les danseuses ont ainsi participé au premier festival de butô à Séoul en 2005 22 , le KIPAF (Korean International Performing Art Festival, 2004), le Taichung Art Festival à Taïwan (2005) et, au Japon, à un colloque sur la danse en Asie, organisé par une Université 23 … Ces tournées en Asie influencent en retour leurs chorégraphies : les danseuses questionnent dans leur chorégraphie le thème du corps féminin seulement depuis qu’elles ont été invitées au Festival Women’s Playwright International à Jakarta (WPI, Philippines, 2003), et auquel elles sont annuellement invitées depuis. Alors que jusqu’alors, elles cherchaient plutôt, dans le sillage de la théorie du butô prônant le dépassement des modèles sociaux, à effacer l’identité sexuelle pour mettre en scène « un corps neutre et lié à l’univers ». Elles combinent d’ailleurs la thématique asiatique et celle du corps féminin dans un spectacle, Femmes d’Asie (Ajia no onna), chorégraphié après avoir été aux Philippines en 2006. Si le titre de ce spectacle réfère explicitement à l’Asie, elles ne puisent pas leur inspiration dans sa représentation ethnicisée comme lorsqu’elles pratiquent le yoga ou la danse balinaise ou comme Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé « L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon » Cécile IWAHARA - 7 - dans le cas du collectif Asian Dance Square de leur ancien professeur, mais dans l’idée d’une Asie universalisée et contemporaine. Sur fond d’une projection vidéo dans laquelle défile un texte évoquant les femmes de chaque pays d’Asie, elles avaient mis en scène l’image de femmes sexy et « libérées » : habillées d’une minijupe et talons hauts, elles se déhanchaient, parlaient fort et prenaient à parti le public, tout en dévorant un énorme plat de spaghettis. Conclusion On voit donc que le butô peut, au sein d’une même compagnie, cristalliser des représentations différentes de l’ « ancrage local » du corps ou de sa « dimension universelle » et ceci, d’autant plus que le propos des danseuses est de développer une esthétique « pop ». Elles se réapproprient l’idéal d’un corps sain et japonais inspiré des arts martiaux lors des ateliers de shintaidô tout en le détournant pour créer des motifs chorégraphiques burlesques. Ces derniers sont parallèlement reformulés en fonction des réseaux de production locaux, nationaux ou régionaux dans lesquels elles s’inscrivent. Le réseau des festivals de danse contemporaine leur propose un cadre propice à universaliser à la fois leur style (dans l’incitation à préciser les motifs chorégraphiques) et leur statut de danseuse (en les « professionnalisant »). Mais il ne se substitue pas à d’autres réseaux et représentations du corps, d’autant plus alternatifs et pertinents aux yeux des danseuses qu’ils sont locaux ou, plus récemment, propices à l’élaboration d’une certain panasiatisme corporel. Bibliographie [1] GOSSOT Anne, « Art, Design et Société dans les années soixante. L'apport de Yokoo Tadanori au graphic design japonais » (Thèse), Paris 7, 1994. [2] GOSSOT Anne, « Refoulement de l’histoire et engagement des corps : naissance de l’art de l’action au début des années 1960 », in Le Japon après la guerre, Picquier, Arles, 2007 : 247-274. [3] IWABUCHI Koichi, « Popular asianism in Japan. Nostalgia for (different) asian modernity », in Iwabuchi, Recentering globalization. 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[8] KUNIYOSHI Kazuko, « Butoh in the late 1980 », Performing art in Japan now, 1992 ; « Repenser la danse des ténèbres, retour sur les années soixante », Butô(s), CNRS, Paris, 2003 : 109-134 ; « Hijikata Tatsumi to ankoku butô-midasareta shintai » in [6], 8-13. [9] MAROTTI William, « Le problème du butô et le piège de l’essentialisme (Butô no mondaisei to honshitsushugi no wana), Shiatâ âtsu, 1997, II. [10] MONROE Alexandra, Scream against the war-Japanese art after 1945, Harry N. Abrams, New York, 1994. [11] NOROKOSHI Sato, http://www.performingarts.jp/J/pre_interview/0510/1.html [12] NORIKOSHI Takao, Guide approfondi de la danse contemporaine (Kontenporarii dansu tettei gaido haipâ), Sakuhinsha, Tôkyô, 2006. [13] PAGÈS Sylviane, La réception du butô en France, mémoire de Maîtrise, non publié, Paris 8, 2002. [14] SCHAEFFER, « originalité et expression de soi. Eléments pour une généalogie de la figure moderne de l’artiste » in Communications 64, 1997, 89-116. [15] SHIMAZONO Susumu, From Salvation to Spirituality-Popular religious movement in Modern Japan, Tans Pacific Press, Australie, 2004. 1 Celui-ci s’inscrit de manière plus générale dans le principe de singularité par lequel se définit la « figure moderne de l’artiste » et, plus généralement, l’art contemporain. Cf. Schaeffer [14] 2 Le « corps paysan », en particulier, à travers des motifs gestuels comme le teboke (les mains sans volonté) et le ganimata (les jambes arquées). 3 Les spécialistes en esthétiques et arts du spectacle Suzuki, Gunji Masakatsu, Ichikawa Miyabi, Watanabe Moriaki, Gôda Nario, Nario Gôda. Cf. l’analyse critique de Kuniyoshi [8] et Marotti [9]. 4 Ce sont les danseurs que la critique qualifie de « post-butô » : Teshigawara Saburô, Kim Itô, Kota Yamazaki. 5 Travail entrepris principalement par Kazuko Kuniyoshi, spécialiste du butô et commissaire des Archives de Hijikata Tatsumi à l’Université Keiô Daigaku. 6 Cf. Sylviane Pagès [13] et thèse en cours. 7 A travers une entreprise d’archivage mené par le Centre de recherche sur le butô à l’université de Keiô (Tôkyô), l’organisation d’hommages, la publication d’ouvrages (Nikutai no shururearizumu publié en 2004 avec le soutien de la Fondation pour la Revalorisation de la Culture artistique geijutsu bunka fukkô kikin) ou la tenue d’expositions. 8 En particulier à propos de la première compagnie de butô de Kyôto (Byakkôsha, 1977-1994). 9 Kamidarake, 2/2003 lors du Alti Buyô Festival, Café indépendant, 12/2002, Art Complex, juillet 2004. 10 Son fondateur Aoki Hiroyuki (1936-), entendait créer un « art martial moderne » dont le but n’est plus le combat mais l’épanouissement « artistique, thérapeutique, spirituel » des pratiquants. 11 Pour une analyse plus détaillée de ces discours cf. Iwahara [4]. 12 Tel est le cas du danseur de butô Iwashita Tôru, membre de l’association japonaise de danse-thérapie et de Moritta et Kasai, fondateurs de la butô-thérapie. Dans le sillage de cette reformulation du butô, les danseuses participent à des projets sociaux (avec l’association Dance and People) destiné à un public d’enfants, d’aide-soignante ou de malvoyants. De son côté, le danseur de butô auprès duquel elles se sont formées projette d’ouvrir un « temple du butô » (butôdera) qui serait le centre d’une activité à but socio-thérapeutique. 13 La pratique du butô s’inscrit en ce sens dans ce que Shimazono appelle « nouveau mouvement spirituel » japonais centré sur la guérison psychocorporelle. Cf. Shimazono [15] (en particulier partie III et IV). Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé « L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon » Cécile IWAHARA - 9 - 14 Fondateur et théoricien de l’anthroposophie, il était particulièrement lu par les danseuses et le danseur auprès de qui elles se sont formées. 15 La position allongée amoindrit l’usage des tenseurs des jambes et du dos. Dans Hakoonna, les bras, derrière la tête et complètement relâchés, apparaissent inanimés. La robe, découpée derrière au niveau de la taille, laisse apparaître les fessiers, habillés d’un collant couleur chair (Hakoonna) ou les bras, camouflés par une jupe donnent l’impression qu’ils sont inexistants (Sky for women). Cf. Iwahara [4]. 16 « A partir du « souvenir de la mère » de chaque danseuse, elle se transforme tantôt en poisson, tantôt en insecte, tantôt en vielle femme. Un monde illusoire se répand sur les tatamis étroits ». 17 Depuis la fin des années 90 en effet, l’Agence Nationale pour les Affaires Culturelles (bunkachô) oriente sa politique vers la promotion des arts contemporains jusqu’alors délaissés au profit des arts traditionnels. 18 200 000 yens chacune (1600 euros) en plus des billets d’avion et du logement. 19 Cf. Iwabuchi [3]. 20 Pour certains danseurs de butô, le concept même de leur démarche artistique réside dans leur tournée en Asie (c’était le cas de la première compagnie de butô à Kyôto, Byakkôsha, qui s’était fait connaître pour sa longue tournée en Asie du Sud-Est au début des années 80 alors que l’Europe et les US étaient le principal lieu de réception du butô) ou dans la pratique d’une technique corporelle asiatique (Katsura Kan, formé à un art martial thaïlandais et installé une partie de l’année en Thaïlande). 21 Il a par exemple annulé une invitation à Paris en juin 2005 alors qu’il s’y était engagé, pour participer, finalement, à un festival de butô en Corée. 22 Cet événement fut co-organisé dans le cadre de l’année nippo-coréenne (2005) par la Fondation de Corée, le théâtre national de Corée, le CID (International Dance Council), l’UNESCO-Corée, et la Fondation japonaise. 23 Ce colloque sur la danse en Asie (Ajian Dansu Kôgi) se tient annuellement à l’Université des arts Zôkei Daigaku de Kyôto depuis 2003. Atelier 38 : Les pouvoirs du sensible : l’exemple du geste dansé « L’implication des réseaux de production dans le processus de recréation du butô : l’exemple d’une compagnie féminine à Kyôto, Japon » Cécile IWAHARA - 10 -