LA FAIM ET L`AMOUR: SCHILLER ET L`ORIGINE DU DUALISME

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LA FAIM ET L`AMOUR: SCHILLER ET L`ORIGINE DU DUALISME
LA FAIM ET L’AMOUR: SCHILLER
ET L’ORIGINE DU DUALISME
PULSIONNEL CHEZ FREUD
Author #1∗
An Article Submitted to
International Journal of
Psychoanalysis
Manuscript 1113
∗
c
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Author #1: LA FAIM ET L'AMOUR: SCHILLER ET L'ORIGINE DU DUALISME PULSIONNEL
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La faim et l’amour.
Schiller et l’origine du dualisme pulsionnel chez Freud
Résumé:
L’interprétation du rêve est le premier texte dans lequel Freud fait référence au système
bi- pulsionnel (pulsion d'auto-conservation, pulsion sexuelle). Pour saisir la manière dont
cette question vient travailler ses pensées, il faut se transporter en 1898, au moment où
Freud entame la rédaction du chapitre III de L’interprétation du rêve. On repère alors, en
opposition avec les affirmations de Sulloway, la ùanière dont Freud s’appuie sur Schiller
dont l’ombre vient hanter ses rêves entre avril et décembre 1898. L’analyse de ceux-ci
souligne la façon dont la référence aux oeuvres de Schiller et à la plusion d'autoconservation recouvrent des motions sexuelles, notamment celles liées à la relation au
père. La pulsion de faim ou d’auto-conservation permettra aussi à Freud de s’édifier un
roman héroïque. Grâce à celui-ci, il enfouit un reproche interne qui s’oppose à ce qu’il
persiste à décrire le père comme un séducteur et il se débarrasse des scènes où il est
vaincu et soumis sexuellement par un autre garçon.
Abstract:
The Interpretation of Dreams is the first text in which Freud refers to the system of
two drives (drive of self-preservation and sexual drive). In order to understand how
this question is at work in Freud's mind, one has to go back to 1898, when Freud
begins to write the third chapter of The Interpretation of Dreams. Then, in
opposition to Sulloway, it is outlined how Freud leans on Schiller whose shadow
haunts his dreams between April and December 1898. The analysis of these dreams
emphasizes that the allusions to Schiller's works and to the drive of self-preservation
cover sexual motions in particular those connected with the relationship to the
father. The drive of hunger or drive of self-preservation will also enable Freud to
build himself an heroic romance. He buries an internal criticism which opposes
describing the father as a seducer, and thanks to it, he gets rid of scenes where he is
defeated and sexually subdued by another boy.
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La faim et l’amour.
Schiller et l’origine du dualisme pulsionnel chez Freud
« Die Wahrheit lebt in der Täuschung fort, und aus dem Nachbild wird das Urbild
wiederhergestellt werden »
Friedrich Schiller. Über die ästhetische Erziehung des Menschen.
Comment le dualisme pulsionnel apparaît-il chez Freud ?
La vulgate veut que Freud n’ait pas parlé de pulsion avant 1905, avant Les trois essais
sur la théorie sexuelle. Cependant, en y regardant d’un peu plus près, on constate que les
publications et la correspondance de Freud abordent la question des pulsions dès 1894.
C’est dans le chapitre III de L'interprétation du rêve (Freud 1900 a), celui où est exposé
la thèse de l’accomplissement de souhait, que nous trouvons la première allusion au
dualisme pulsionnel : «Si nous proclamons l’enfance heureuse parce qu’elle ne connaît
pas encore le désir sexuel, nous n’allons pas méconnaître quelle riche source de
déception, de renonciation et par là d’incitation au rêve l’autre grande pulsion de vie peut
devenir pour elle » (GW 2-3 , p. 136 ; SE 4, p. 131) . La référence à une pulsion de
nourriture, permet alors à Freud de soutenir l’idée de rêves de faim. Le souhait du rêve
n’est donc pas forcément sexuel, et Freud ne cessera de le répéter: « L’affirmation que
tous les rêves exigent une interprétation sexuelle, contre laquelle on a infatigablement
polémiqué dans la littérature spécialisée, est étrangère à mon « interprétation du rêve ».
En sept éditions de ce livre, on ne la trouvera pas, et elle est en contradiction flagrante
avec le reste du contenu de l’ouvrage » (GW 2-3 p. 402; SE 5, p.397). Même chose,
réaffirmée en 1925 (GW 2-3 p. 167; SE 4, p. 161).
Dans Le malaise dans le culture Freud (1930 a) expliquera comment il en vint à
introduire ce dualisme pulsionnel qui rend irréductible le souhait alimentaire (autoconservatif): « Dans le plein désarroi des débuts, je trouvai mon premier point d’appui
dans la maxime du philosophe - poète Schiller, selon laquelle « faim et amour » assurent
la cohésion du mécanisme (Getriebe) du monde. La faim pouvait être considérée comme
représentant de ces pulsions qui veulent conserver l‘être individuel, l‘amour, lui, tend
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vers des objets…». ( GW 14, p. 476; SE 21, p. 117 ).
Reprenant cette phrase, Sulloway (1979) considère que Freud y met en avant la référence
« littéraire » à Schiller, pour ne pas avouer une inspiration qu’il aurait trouvé, en fait,
chez Darwin et Schopenhauer; et Sulloway ajoute: « Freud assura… qu’il avait lu
Schopenhauer très tard dans sa vie…Cependant Freud consulta bien Eduard von
Hartmann et sa Philosophie de l’inconscient lorsqu’il écrivit L’interprétation des rêves.
Or, Hartmann était un disciple convaincu de Schopenhauer et de Darwin » (p.240-1).
C’est effectivement au tout début du chapitre IV de L’interprétation du rêve (GW 2-3,
p.139; SE 4, p.134) - quelques pages après son allusion aux deux grandes pulsions de vie
- que Freud cite une phrase extraite de seconde partie de La philosophie de l’inconscient.
Et c’est dans cette même partie de l’ouvrage de Von Hartmann (1869) - « La
métaphysique de l’inconscient » - , dans le même chapitre consacré au « Premier stade de
l’illusion », en ouverture du paragraphe intitulé « Faim et amour » que l’on peut lire:
« ‘Provisoirement, jusque ce que la construction du monde
La philosophie organise
Elle[la nature] en entretient le mécanisme (Getriebe)
Par la faim et l’amour’ dit Schiller très justement. Les deux sont non
seulement pour le progrès et le développement du règne animal mais aussi pour les
débuts du développement de l'humanité et les états les plus frustres qui le caractérisent,
presque les seuls ressorts (Triebfeder) agissants» .
.
Ainsi, von Hartmann lui-même s’en réfère à Schiller (1803) et l’ on peut supposer qu’en
lisant la Philosophie de l’ inconscient, Freud a retrouvé ces vers du poème Die
Weltweisen auxquels il fera directement référence quelques mois plus tard, dans son
article sur les souvenirs couverture (voir infra). Quelque soit donc l‘importance de
Darwin et de Schopenhauer dans la vulgarisation du dualisme pulsionnel au tournant au
vingtième siècle (Sulloway), il semble bien que la figure de Schiller soit intimement liée
à l’introduction des deux pulsions (sexuelle et d‘auto-conservation) en psychanalyse. Or,
pour véritablement saisir la manière dont cette question vient travailler les pensées de
Freud et quels sont les enjeux affectifs qu’elle recouvre, nous devons nous transporter en
1898, au moment où Freud entame la rédaction de son chapitre III de L’interprétation du
rêve.
La correspondance avec Fliess (Freud, 1986) nous permet de reconstituer le contexte de
cette période : Freud passe les vacances de Pâques 1898 en Italie, avec Alexandre, son
frère cadet. Avant son départ, il travaille au chapitre II de son livre du rêve et confie à
Fliess, le 3 avril 98, que seul désormais le rêve l’intéresse alors qu’il aimerait éviter de
parler de l’hystérie parce qu’il lui manque encore la décision certaine à deux endroits
importants. Freud évoque en outre la mort du professeur Stricker dont il a, au cours du
temps, retenu le conseil: « ne jamais s’occuper des petits riens mais oser s’approcher d’un
des grands problèmes de la vie ». Freud pense t-il à la question des pulsions? Revenu
d’Italie, il annonce à Fliess le 27 avril qu’il va lui envoyer le second chapitre du rêve. Il
est d’ailleurs déjà en train d’écrire le chapitre III, celui de l’accomplissement de souhait.
En outre, il ré- aborde la question de l’étiologie de l’hystérie laissée en suspens avant ses
vacances. La part de la fantaisie y serait plus grande qu’il ne le pensait au début. Mais, si
Freud semble finalement bien décidé à réduire l’importance de la séduction dans
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l’étiologie des névroses, cette intention est immédiatement remise en cause par des
confidences sur sa propre famille : « Ma mère est de retour aujourd’hui, je ne l’ai pas
encore vue, simplement entendu que tu va t’occuper de la pauvre Mizi... Aucun d’entre
nous n’a de comportement vis à vis d’elle, elle a toujours été isolée et a une manière
d’être particulière qui dans les années de maturité ressort en radinerie pathologique tandis
que nous sommes tous des gaspilleurs. Les trois filles sont hystériques… Que le père soit
ici aussi non coupable, je pourrais en douter, c’est un - …. Menteur fantaisiste, bien que
malgré cela bien intentionné vis à vis des siens. » Freud parle ici de son beau frère, le
mari de Mizi, sur lequel il reporte des soupçons qu’il a refusé d’admettre à l’encontre de
son propre père quelques mois auparavant (lettre à Fliess du 21 septembre 1897). Le
conflit intérieur entre, d’une part la reconnaissance du rôle séducteur du père dans
l’étiologie de l’hystérie et, d’autre part la minimisation de cette étiologie paternelle, est
alors à son comble. Quelques jours plus tard (le 1er mai 98), Freud adresse à Fliess le
chapitre III des rêves: « Je suis à fond dans le rêve et en cela complètement crétin » dit-il
alors. S’il a finalement écrit le morceau de psychologie sur lequel il s’était arrêté - et,
sans doute ce morceau a-t-il quelque chose à voir avec l‘hystérie - , il ne lui plait guère.
Repartant donc sur le Chapitre III, Freud précise que des lacunes s’y trouvent concernant
les excitations somatiques du rêve qui devront être davantage mises en relief. En fait,
Freud voudrait démontrer que la faim ou la soif peuvent provoquer cette sorte de rêves
qu’il nomme « rêves de commodité » et dont il avoue (toujours dans son chapitre III)
avoir fait de nombreux lorsqu’il était étudiant.
C’est à cette même période, à partir de la mi avril 98, alors qu’il repousse l’idée de la
séduction dans l’hystérie et insiste sur les rêves de commodités, que Freud fait une
première allusion au dualisme pulsionnel. C’est aussi à ce moment qu’il se met à rêver, à
rêver de Schiller dont l’ombre va venir hanter régulièrement ses nuits, et ce, pendant
plusieurs mois.
L’attaque sexuelle : « Nature, nature ! »
Mais évoquons d’abord un rêve où il n’est nullement question de Schiller, un rêve que
Freud aurait fait à son retour d‘Italie (Anzieu, p. 250 ), entre le 14 et 27 avril 98 :
« Une personne de ma connaissance, Monsieur M a été attaqué dans un de ses essai par
quelqu’un qui n’est rien de moins que Goethe et selon l’avis de tous avec une grande
véhémence que rien ne justifie…Cette attaque par ailleurs se trouve dans l’essai bien
connu de Goethe « Nature » » (GW 2-3 , p.440-3; SE 5, p. 438). L’analyse nous apprend
que Monsieur M, est un patient de Freud atteint de paralysie générale. Freud révèle
ensuite que ce patient dont il a testé la mémoire et qui est encore capable de « petits
calculs » était tombé dans une folie furieuse au cri de « Nature, nature» et il ajoute: « Les
médecins étaient d’avis que le cri provenait de la lecture du bel essai de Goethe et
renvoyait au surmenage de celui qui était tombé malade alors qu’il étudiait la philosophie
de la nature. Je préférai penser au sens sexuel, sens auquel les moins cultivés d’entre nous
parlent d’ailleurs de la « nature »…. ». Bref, Freud se moque des médecins auxquels
échappent une vérité plus triviale : l’importance de la sexualité. Mais, outre le patient en
question, nous apprenons ensuite que Monsieur M représente Wilhelm Fliess, attaqué
dans la Wiener Klinische Rundschau et traité de « dérangé » à cause de ses théories, c’est
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à dire à cause de l’importance u’il attribue à la sexualité et de ses calculs sur les périodes
(un des calculs de Fliess portait d’ailleurs sur la durée de la vie de Goethe). Or, Freud
s’associe bientôt à son ami Fliess et à son patient: « Que ‘mea res agitur’ c’est ce que me
rappelle avec énergie l’évocation du petit essai, d’une incomparable beauté, de Goethe,
car c’est la récitation de cet essai… qui me poussa, moi le bachelier hésitant, à l’étude de
la science de la nature ».
Comme Fliess, Freud se reconnaît donc lui aussi absorbé par « la science de la nature »,
c’est-à-dire, en fait, par la sexualité. Cependant, sous la solidarité qui s’affiche ici pour l’
ami berlinois et le patient, perce une pensée moins favorable: Freud considère aussi Fliess
comme atteint mentalement par une maladie sexuelle et il s’étonne, comme il le fait à
propos du patient atteint de paralysie générale, qu’il s’en sorte si bien du point de vue des
calculs !
Selon le récit même du rêve, l’attaque contre Monsieur M se trouverait dans l’essai de
Goethe sur la Nature. Or, si nous relisons ce poème (Goethe, 1783), nous y trouvons
l’apologie de ce qui pousse sans cesse dans la nature (Trieb ou Drang): « Elle [la nature]
n’a que quelques ressorts (Triefedern), mais jamais hors d’usage, toujours efficients,
toujours diversifiés » dit l’auteur ; et il ajoute « Sa couronne est l’amour» .
Sous les traits de Goethe, Freud est donc poursuivi par la « pulsion de nature », c’est-àdire par la sexualité . Et, si cette scène du rêve laisse soupçonner les préoccupations
théoriques de Freud quant à l’origine de la poussée (Drang) sexuelle, elle le montre aussi
en proie à un sentiment de persécution et attaqué (angreifen) sexuellement par un
homme.
Le petit déjeuner comme accomplissement (Erfüllung) homosexuel
Le thème de l’attaque va d’ailleurs persister dans l’âme de Freud. Aussi, dans la nuit du
10 au 11 mai 1898, il fait le rêve suivant: « Un château au bord de la mer; plus tard il
n’est pas situé directement au bord de la mer, mais au bord d’un canal étroit qui conduit
à la mer. Un certain monsieur P. en est le gouverneur. Je suis debout avec lui dans un
grand salon à trois fenêtres devant lequel se dressent les saillies d’une muraille comme
des créneaux de forteresse. Sans doute suis-je affecté à la garnison en qualité d’officier
de marine volontaire; nous refoutons l’arrivée des navires de guerre ennemis , car nous
sommes en état de guerre. Monsieur P; a l’intention de partir; il me donne des
instructions sur ce qu’il devra se passer dans le cas redouté. Sa femme malade se trouve
avec les enfants dans le château en danger. … je le retiens et lui demande de quelle
manière je devrai lui faire parvenir des nouvelles en cas de besoin. là-dessus il dit encore
quelque chose, mais aussitôt après il tombe mort. Je l’ai sans doute fatigué inutilement
avec mes questions. …Puis, mon frère se tient à côté de moi et nous regardons tous deux
par la fenêtre, portant nos regards sur le canal; à la vue d’un navire nous nous effrayons
et nous écrions : voilà le navire de guerre qui arrive! Mais il apparaît que seuls
reviennent ces mêmes navires que je connais déjà. Voici qu’arrive maintenant un petit
navire, drôlement coupé, se terminant au milieu dans le sens de la largeur; sur le pont on
voit des choses curieuses du genre timbale ou boîtes . Nous nous écrions comme d’une
seule voix: C’est le navire du petit déjeuner. » Anzieu (1959) souligne le contexte
oedipien: après la mort du gouverneur, la direction du château revient à l’officier de
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marine (Freud) qui devra probablement s’occuper de la veuve. Mais là encore, c’est
autour de la relation entre Freud et le gouverneur, puis entre Freud et son frère, que se
joue une grande partie du travail du rêve. Notamment, le rêve doit s’y reprendre à deux
fois pour transformer l’affect d’effroi devant l’arrivée du navire de guerre en une scène
empreinte d’excitation et de joie infantile. Le happy end que constitue l’arrivée du
« navire et du petit déjeuner » est relié par Freud à deux souvenirs récents : pour l’un, où
il était en compagnie de sa femme et, pour l’autre, avec son frère. Les deux réminiscences
et les deux objets (le frère et l’épouse) renvoient sans aucun doute à des contenus
infantiles et sont tout autant interchangeables que concurrents. Le récit de Freud laisse
cependant nettement entendre une préférence pour la relation à l’homme. Au jeu des
superlatifs, c’est en effet le petit déjeuner improvisé sur le bateau avec Alexandre que
Freud décrit comme un moment inégalable:« C’est justement derrière cette réminiscence
de la plus gaie des jouissances de la vie que le rêve cache les pensées les plus affligeantes
sur un avenir inconnu et incertain ». Cependant, cette préférence pour l’homme est
transformée en son contraire dans le contenu manifeste du rêve où il est question de la
disparition du gouverneur (alias le frère de Freud) qui fait obligation à l’officier de
marine (Freud lui-même) de s’occuper de sa femme.
Alexandre, le frère avec lequel Freud a voyagé en Italie, est de 10 ans son cadet, mais,
dans le rêve, le personnage du gouverneur renvoie à un homme plus âgé, peut-être le
frère aîné de Freud, Philippe, celui qu’il considérait comme son père. D’autre part, le
« Breakfast » rappelle un parent d’Angleterre. L’importance de la rencontre
homosexuelle semble encore soulignée lorsque Freud révèle que tout son rêve est bâti
autour du distique de Schiller:
« Avec des milliers de mats,
le jeune homme sillonne l’océan ;
Tranquille sur la barque rescapée,
le vieillard fait route vers le port » (GW 2-3, p. 467-70; SE 5, p.464-7)
Quoiqu’il en soit du thème philosophique du temps qui passe et du vieillissement, ces
quatre vers de Schiller au titre éloquent - « Erwartung und Erfüllung » (Attente et
accomplissement) -laisse largement entendre l’ impossible rencontre entre deux hommes
d’âge différent. Cette rencontre, Schiller la dramatise sous la forme d’une scène de
castration (les milliers de mats devenus la barque rescapée). Or, dans son rêve, Freud
symbolise aussi «la plus heureuse des jouissances de la vie » - c’est-à-dire la
réminiscence du petit déjeuner sur le bateau avec Alexandre - par une représentation de
castration : le navire du petit déjeuner est comme coupé dans sa longueur. Ainsi,
l’accomplissement du souhait homosexuel qui transparaît dans les pensées et les affects
du rêve est représenté tout à la fois par le « remplissage » (Erfüllung) oral et alimentaire
du petit déjeuner et par la castration (mats abattus, navire coupé).
Mais loin de souligner ce thème de la rencontre, Freud considère le gouverneur comme
un substitut de son propre moi: il serait à la fois le gouverneur et l’officier de marine
volontaire (freiwilliger Marinoffizer). Cette interprétation qui insiste sur le dédoublement
et la métamorphose est une interprétation par le narcissisme avant l ’heure; elle occulte la
question de la relation entre un jeune homme et un vieillard, ou entre un adulte et un
enfant. Freud ne voit pas que le dédoublement peut aussi figurer l’envahissement d’un
personnage par un autre qui se glisserait totalement en lui. Comme dans le rêve « Goethe
attaque Monsieur M », Freud contourne donc l’analyse de la relation homosexuelle et du
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sentiment paranoïaque qui se révèle dans l’attente de l’ « attaque » redoutée (celle d’un
navire ennemi) et aboutit à une pénétration orale acceptée et appréciée (le navire petit
déjeuner). On peut d’ailleurs penser que l’élaboration secondaire du rêve a inversé les
deux séquences en plaçant l’angoisse paranoïaque de l’attaque avant la satisfaction
homosexuelle. De plus, l’attaque homosexuelle s’est transformée en une récompense
maternelle car : qui fait et apporte le petit déjeuner ?
Schiller sauve Freud des tensions de l’enfer…. Il impose des limites au règne du
sexuel
Vraisemblablement quelques jours plus tard, à la mi mai 98 (Anzieu, p. 260-1), Schiller
revient dans un rêve de Freud, celui de « La salle avec machines » (GW 2-3, p. 341-2; SE
4 p. 336) :
Freud est appelé par un serviteur à faire une enquête ou examen médical (Untersuchung)
dans une maison de santé. Quelque chose aurait disparu mais Freud, conscient de sa non
culpabilité, suit tranquillement le serviteur qui, bientôt, le conduit devant un autre et
assure qu’il est un « être humain convenable » (anständiger Mensch). Puis, Freud va dans
une grande salle dans laquelle il voit des machines (Maschinen) et un de ses confrères
attelé à un appareil (Apparat). Freud cherche alors son chapeau pour s’en aller, mais ne le
trouve pas.
Parmi les pensées de rêve, il revient à Freud une phrase, un ordre repris au Fiesko de
Schiller (1783): « Le Maure a fait son devoir, le Maure peut s’en aller ». Le Maure, c’est
Freud lui- même, qui craint d’être retenu et veut échapper à l’accusation de ne pas être
convenable. Le Maure, c’était le nom que la mère de Freud donnait au petit Sigismund
parce qu’il était né avec beaucoup de cheveux noirs. Freud trouve donc en Schiller de
quoi échapper au supplice, mais l’on remarque qu’il est sauvé parce qu’il est déclaré être
« un être humain (Mensch) convenable » et non pas un homme (Mann) convenable,
comme si ce qui était sexué ne pouvait être convenable. Freud est donc acquitté à
condition de faire disparaître son sexe, le sexe, et une fois de plus c’est Schiller qui
permet de masquer le sexuel. La disparition du sexe est aussi réaffirmée lorsque Freud ne
trouve pas son chapeau, accesoire que les éditions ultérieures de la Traumdeutung
reconnaîtront comme un symbole du sexe masculin (Anzieu).
Dans ses commentaires sur ce rêve, Freud pousse surtout en avant des pensées
théorisantes. Ainsi, l’inhibition de mouvement (ne pas trouver son chapeau , ne pas
pouvoir partir) est l’expression de la contradiction et du non, d’un « conflit de volonté »
dans le rêve : «… le transfert de l’impulsion (Impuls) sur les voies motrices n’est alors
rien d’autre que la volonté, et le fait que nous soyons sûrs de ressentir dans le sommeil
cette impulsion comme inhibée rend tout le processus extrêmement approprié à la
présentation du vouloir et du « non » qui s’y oppose. L’angoisse est une impulsion
libidinale qui provient de l’inconscient et qui est inhibée par le préconscient. … » (GW
2-3, p. 343; SE 4, p. 338). En parlant de « l’impulsion libidinale » Freud cherche à
théoriser la poussée sexuelle, sinon la pulsion (Trieb). Or, il semble que ces idées et
concepts trouvent une représentation dans le rêve lui-même. La tension vers le
mouvement que représente l’impulsion (Impuls) est parfaitement illustrée par l’appareil
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(Apparat) auquel le collègue de Freud est attelé c’est à dire tendu (eingespannt). Cet
appareil de torture rappelle les « châtiments infernaux » (hollischen Strafaufgaben), or le
mot Strafe (punition) est l’homonyme de Straff qui veut aussi dire tendu, raide, et
rappelle l’expression straff spannen: tendre fortement, notamment un ressort
(Triebfeder). Il y a donc un lien, voire une équivalence entre la tension (Straff) et la
punition (Straf), entre la pulsion et la punition. S’il n’échappait au châtiment grâce à
Schiller, Freud serait enchaîné (eingespannt) à la libido. De plus, le mot « appareil »
renvoie d'une part à "l'appareil sexuel", - et toute la scène du rêve est une manière de dire
combien les hommes sont attaches, esclaves de leur appareil sexuel - et, d'autre part,
l'appareil désigne « l’appareil de l’âme » sur lequel Freud s'interroge. Quant à la
référence à la machine, aux machines (Maschinen), elle est fréquente chez Schiller qui
l’utilise aussi comme concept (la machine en tant que corps sensible). Grinstein (1968, p.
271) avait déjà remarqué que Fiesko assimile sa conjuration à la mise en branle de
machines: «Toutes les machines sont prêtes pour la grande tentative » (acte II, scène 16).
De plus, ce rêve de Freud rappelle la scène où le Maure échappe de justesse au supplice
de la roue ( acte II, scène 9). Mais, surtout, c’est dans son « Vesuch über den
Zusammenhang der tierischen Natur des Menschen mit seiner Geistigen » que Schiller
(1780) mène une réflexion sur ce qu’il nomme le fonctionnement de la machine (die
Maschine) et plus précisément sur la manière dont les pulsions animales (thierische
Trieben) développent le spirituel: « Chaque sur-tension (Überspannung) du
fonctionnement de l’esprit a chaque fois pour conséquence une sur-tension de certaines
actions corporelles » pose Schiller comme première loi. Ainsi, la douleur ou l’inertie de
l’âme se propage au corps et rendent la machine inerte ou dysharmonique. Un
fonctionnement que Schiller illustre un peu plus loin en évoquant une scène des
Brigands:
«Le Moor [il s’agit de Franz, le frère de Karl] lourdement pressé par les fortfaits… ne
peut dissiper les sensations de l’humanité en désossant les concepts, et se réveille en
sursaut furieusement livide, à bout de souffle , la sueur froide sur le front. Toutes les
images des châtiments futurs (zukunftiger Strafgerichte) qu’il a peut être sucé dans les
années de l’enfance… ont attaqué à l’improviste dans le rêve son intelligence troublée. …
Moor: Non, je ne tremble pas. Ce n’était vraiment qu’un simple rêve - Les morts ne se
lèvent pas encore - Qui dit que je tremble et suis blême? …..
Bed. : O vous êtes vraiment malade
Moor: Mais oui, pour de vrai, et la maladie bouleverse le cerveau et couve des rêves
infernaux et étranges - les rêves ne signifient rien - Pfui, fui, la couardise féminine! - Le
rêves viennent de l’estomac (Bauch), et les rêves ne signifient rien… ».
Franz Moor fait ce cauchemar, parce qu’il a voulu assassiner son père, et il échappe à sa
peur des revenants en se convaincant que les rêves viennent de l’estomac. Quelle
ressemblance avec Freud? Freud, nous l’avons vu, se voit épargner le supplice de la
machine parce qu’il fait disparaître le sexe, ce qui nous rappelle qu’il prétend lui aussi
que certains rêves viennent de l’estomac.
L’identité entre Sigmund, Franz Moor et le Maure est encore renforcée par le fait que
Franz Moor est lui-même le sosie du Maure. En effet, dans Les Brigands (acte1, scène 1),
Schiller fait dire à Franz Moor « Pourquoi à moi ce nez de Lapon? À moi cette gueule de
Maure?… ». En outre, comme le comte Fiesko, Moor et le Maure, mettent l’art de la
tromperie et du double jeu au service de leur ambition. On peut donc se demander qui
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Freud est-il coupable d’avoir voulu trahir et assassiner, par ambition?
Reconsidérons à présent les éléments mis en évidence dans ce rêve. Nous constatons que
les pensées de Freud sur « l’impulsion » sexuelle - sinon la « pulsion » - et sur l’appareil
de l’âme sont des équivalents de la punition (le supplice de la machine), et servent donc à
l’amender. Pour être sauvé, Freud alias le Maure, alias Franz Moor, doit faire disparaître
le sexe et se convaincre que les rêves viennent de l’estomac. La croyance aux revenants c’est-à-dire au pouvoir vengeur du père - est sornette de femmes, sans doute comme les
histoires de séduction que racontent les hystériques (voir supra le contexte théorique de
cette période).
Entre piété et révolte: erreur et vérité
Le rêve « Hollthurn » daté avec précision de la nuit du 18-19 juillet 1898 vient étayer les
hypothèses précédentes:
Lors d’un voyage en train, Freud ressent une forte antipathie pour le couple qui occupe
le wagon dans lequel il vient s’asseoir. Dans la nuit, il se met à rêver. Il se soit dans un
autre compartiment, avec un couple anglais, frère et sœur. « … Plusieurs personnes,
parmi lesquelles un couple anglais, frère et sœur; une rangée de livres, avec netteté, sur
une étagère le long de la cloison. Je vois « Wealth of Nations », « Matter and Motion »
(de Maxwell), livres épais reliés en toile marron. L’homme s’enquiert auprès de sa sœur
d’un livre de Schiller, lui demandant si elle l’a oublié. Les livres semblent être tantôt les
miens, tantôt les leurs. Je voudrais ici me mêler à la conversation pour appuyer [ce qui
se dit ]… » Freud se réveille alors et note que le train s’arrête à « Marburg », puis, il
ajoute: «Au cours de ma transcription, il me vient à l’idée un fragment de rêve que le
souvenir voulait sauter. Je dis au couple du frère et de la sœur à cause d’un certain
ouvrage : It is from… mais je me corrige : It is by … L’homme fait remarquer à sa sœur:
Il l’a bien dit comme il faut » (GW 2-3, p. 458-462; SE 5, p. 455-9).
Freud comprend son « erreur » et « l’autocorrection du rêve » comme l’expression d’un
conflit. D’une part, il cherche à mettre en avant sa piété (Fromm) et, d’autre part, il
dissimule la fantaisie de voir coïter le couple avec lequel il voyage. Anzieu (p. 273) a
remarqué que le by évoque le Beischlaft (baiser). Une fois de plus, la tentative de
recouvrir des pensées sexuelles est reliée par le rêveur et le théoricien Freud à un écrit de
Schiller:
« …si mes deux compagnons de voyage, d’un certain âge déjà, ont envers moi une telle
attitude de rejet, c’est que par mon arrivée je les ai empêchés d’échanger les tendresses
nocturnes qu’ils avaient envisagées. Mais cette fantaisie remonte à une scène d’enfance
précoce, dans laquelle l’enfant poussé vraisemblablement par la curiosité sexuelle fait
irruption dans la chambre des parents et en est chassé par la parole énergique du père ».
Cependant, si l’analyse conduit Freud à l’évocation d’un souvenir d’enfance, elle laisse
inexpliquée le fait que le rêve met en scène un couple frère- sœur « visiblement anglais ».
Or, on peut penser que le frère et la sœur renvoient à John et à Pauline, les compagnons
de jeu du petit Sigmund, avant qu‘ils n‘émigrent en Angleterre. En effet, dans une suite
donnée à l’interprétation de ce rêve (GW 2-3, p. 523-4; SE 5, p. 518-9) Freud évoque un
souvenir de son séjour en Angleterre, l’année où il retrouva Pauline et John. Lors d’une
journée passée en bord de mer, le jeune Freud, aurait répondu en anglais à une petite fille
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en mettant un article (Geschlechtwort) - c’est à dire : « un mot sexué » - à la mauvaise
place, ce qui, conclut-il, équivaut à « mettre le sexe là où il n’a pas à être ». Ce reproche,
‘tu mets le sexe partout’, Anzieu ( p.273 ) l’attribue à Breuer et à d’autres médecins
viennois, mais il pourrait tout autant venir du père de Sigmund Freud qui veut mettre une
limite à la curiosité sexuelle de l’enfant. Du reste, au reproche du père, Freud répond par
un autre reproche et une autre erreur, cachés derrière une autre référence à Schiller. Lors
du récit de son rêve, il soutient en effet que Schiller est né à Marburg et ne se corrigera
(Schiller est né à Marbach) que dans La psychopathologie de la vie quotidienne ( 1901 b
). On apprend alors que Marburg est le nom d’un ami du père de Freud qui, tout comme
lui, a fait faillite (Bruch). Si tu n’avais pas fait faillite, dit en substance Sigmund à son
père, je n’aurais pas quitté mes compagnons d’enfance, John et Pauline (GW 4, p. 242-5;
SE 6, p. 217-20).
Au bout du compte, on constate que les erreurs de Freud et les corrections de ces erreurs
adviennent toutes sous couvert d’une référence à Schiller et correspondent, chaque fois, à
une mise à l’écart de la sexualité. Nous en concluons que si Schiller est bien l’auteur sur
lequel Freud souhaite s’appuyer pour imposer des limites au sexuel, il ne sait en revanche
pas toujours où est l’erreur et la vérité!
D’ailleurs, il est une autre erreur que Freud corrigera, mais sans jamais l’expliquer. En
effet, dans la première édition de L’interprétation du rêve, Freud dit qu’il avait « 17 ans »
lors de son voyage en Angleterre, âge qu’ il modifie dans les éditions ultérieures: il avait
alors 19 ans. Mais, la correction de cette « erreur », qu’elle vérité de l’inconscient vientelle écarter?
Flash back: En 1872 Freud a 16 ans. Il passe l’été chez les Fluss à Freiberg où naît alors
l’attirance pour Gisela (Freud, 1989a , lettre du 4 septembre 72). Mais, en 1873, alors que
Sigmund obtient sa matura, son père lui interdit le voyage vers Roznau et ses amis
Eduard Silberstein et Emil Fluss. Freud se soumet à la volonté paternelle, il passe l’ été à
Vienne, rêve des délicieuses fraises de Roznau et des excusions en montagne. Cet été là,
Freud voit deux fois Les brigands de Schiller au théâtre et en revient enthousiaste (lettres
du 11 juillet 1873 et du 17 juillet 73). Sans doute Silberstein insiste -t-il pour décider
Sigmund au voyage et celui-ci répond encore le 2 août 73: « Car je ne puis venir à
Roznau, la voie qui y conduit m‘est barrée pour toujours (comme il est dit dans les
Brigands, que j’ai vu maintenant deux fois). J’ai peine à croire que je t’en aurais caché la
raison, je crois plutôt t’avoir clairement appris la cause de cet empêchement. Mon père
s‘y oppose, et moi, bien que j’éprouve pendant une heure chaque jour la brûlante envie de
m’y rendre, je ne peux quand même pas vouloir sérieusement quelque chose qu‘il ne veut
pas pour une bonne raison ». Devant ce refus qui reste inexpliqué, Sigmund s’est sans
doute associé au destin de Karl Moor, le capitaine des Brigands, qui ne peut trouver le
chemin du pardon paternel et se retrouve hors la loi, errant dans les forêts de Bohème,
loin de son Amalia. Sans doute a-t-il pensé à Schiller qui, lui, n’avait pas hésité à faire le
mur avec un camarade et à braver les autorités militaires pour aller assister à la première
de ses Brigands. Et, alors, loin de Roznau et de Freiberg, le jeune Freud se met à
envisager en secret un voyage plus lointain, vers l’Angleterre (lettre du 6 août 73), vers
son neveu John, le compagnon d’enfance avec lequel précisément il a joué la scène que
Karl Moor récite dans Les brigands, la scène où Brutus assassine César, son père. Ce
voyage en Angleterre, Sigmund le réalisera deux ans plus tard, en 1875, il aura alors 19
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ans.
Récapitulons: Les « 17 ans » de Freud ne sont ni l’âge de sa rencontre avec Gisella
Fluss ni celle des retrouvailles avec Pauline et du voyage en Angleterre. Si les dix sept
ans de Freud s’imposent à lui dans son rêve « Hollthurn » il semble que ce soit en
premier lieu en référence à Schiller et aux Brigands. Au delà, les « 17 ans » de Freud sont
marqués par son envie de rejoindre son ami Silberstein et par la Sehnsucht qui s’éveille
alors en lui de retrouver John. Après avoir assisté à la représentation des Brigands, ces
sentiments d’amour homosexuels et la révolte que l’adolescent Sigmund réprime alors
contre son père vont se figer dans l’exaltation d’un tempérament batailleur. L’analyse que
Freud fera, des années plus tard, de cette période d’adolescence ne dépassera pas cette
reconstruction héroïque.
Le roman héroïque ou l’envers de la pénétration
Acte I: Freud vainqueur de John.
Schiller toujours et encore à propos d’une « erreur » réapparaît fin octobre 98 (Anzieu, p.
337), dans le rêve « Non vixit » :
Freud va de nuit au laboratoire de Brücke et entend « qu’on frappe légèrement » à la
porte. Il ouvre alors au « (défunt) professeur Fleisch qui entre avec plusieurs étrangers et
s’assied à sa table ». Suit un second rêve dans lequel Freud rencontre Fliess en
compagnie de son « (défunt) ami P. ». Freud les accompagne dans un lieu où Fliess et
Paneth sont assis face à face à une petite table… Le rêve se termine par le mot que Freud
adresse à Fliess : « Je dis, remarquant moi- même l’erreur : Non vixit. Je fixe alors P.
d’une manière pénétrante, sous mon regard il devient blême, flou, ses yeux deviennent
d’un bleu morbide… et finalement il se dissout. J’en éprouve une joie peu commune et
comprends maintenant que Ernst Fleischl n’était lui aussi qu’une apparition, un
revenant… ». (GW 2-3, p.424-8 ; SE 5, p. 421-6)
Les pensées hostiles envers Paneth, amènent Freud à évoquer sa relation « compliquée »
à John, son neveu, avec lequel il avait joué à l’âge de 14 ans la scène où Brutus assassine
César, scène extraite des Brigands de Schiller. Il est tout à fait remarquable que l’analyse
de Freud ne concerne que le courant hostile de ses pensées et de ses actes. Freud ne
donne à voir que des épisodes de revanche, tout à la gloire d’un petit Sisigmund combatif
et victorieux, qui garde le dessus sur ses adversaires et amis. Pourtant, Freud reconnaît
d’emblée que ce courant hostile recouvre un courant « tendre » - et j’ajouterai: un courant
sexuel - plus profond. Ainsi, lorsque l’enfant Freud justifie sa violence envers son
neveu par un « je l’ai batté parce qu’il m’a batté », la réplique laisse aussi entendre un
autre aspect de la relation entre les deux garçons : dans le langage enfantin, nous dit
Freud, « wichsen » signifie « battre » mais aussi « se masturber » .
De même, si la supériorité de Freud s’affiche dans le contenu manifeste du rêve où il
dissout Paneth en le regardant « d’une manière pénétrante », c’est bel et bien Freud qui a
vécu une scène dans laquelle le vieux Brücke l’a terrassé de ses yeux bleus - Freud dit
« Ich verging », c’est à dire qu’il cessa d’exister sous le regard de Brücke, mais
l’expression sich an jemandem vergehen signifie : abuser sexuellement de quelqu’un.
Cette pénétration est d’ailleurs représentée dès la première partie du rêve, lorsque Freud
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laisse entrer Fleischl dans le laboratoire où il se trouve.
Dans la seconde partie du rêve (GW 2-3, p. 484-92; SE 5, p. 480-8), Fleischl est remplacé
par Fliess, lui aussi assis à une table. Un Fleischl qui n’est ni plus ni moins qu’une viande
(Fleich) et aussi un cadavre (Leich) et aussi une incarnation (Inkarnation) de John,
comme d’ailleurs tous les « revenants sont les incarnations successives de mon ami
d’enfance » dit Freud. L’analyse du rêve non vixit se clôt par une référence aux pulsions :
« Des humeurs pénibles pendant le sommeil deviennent des forces de pulsion du rêve, en
éveillant des souhaits énergiques que le rêve doit accomplir. Le matériel auquel elles sont
attachées ne cesse d’être remanié jusqu’à être utilisable pour exprimer l’accomplissement
de souhait ».
La force de pulsion est donc la résultante du remaniement du matériel dans le sens du
souhait. Mais que dit ce matériel? Freud ne s’y attarde pas. Il précise simplement que
l’échec du processus conduit au rêve d’angoisse. Or, nous l’avons vu, c’est Schiller qui
permet à Freud de remanier ses expériences vécues et de mettre en scène
l’accomplissement de souhait; c’est la pièce de Schiller dans laquelle Freud a tenu le rôle
de Brutus. Ainsi, grâce à Schiller, Freud peut-il prendre sa revanche, frapper John et
frapper à mort (erschlagen) César - c’est-à-dire son père - , pour ne pas avoir à affronter
ces moments où il fut lui-même pénétré par le regard de Brücke, soumis à l’ordre
paternel, et battu voire masturbé par John.
Notons enfin que, si l’on rapproche le rêve « Non vixit » de celui des « garçons
bouchers » qui le précède dans la Traumdeutung , on fait apparaître le contenu sexuel
dissimulé derrière la représentation de Fleischl :
Le rêveur - peut-être Freud lui-même - voit une grande cour dans laquelle sont brûlés des
cadavres, puis croise deux garçons bouchers auxquels il demande « Et bien ça t’a plu ? »,
et l’un d’eux répond « Et bien c’était pas bon. Comme si c’avait été de la chair humaine
(Menschenfleich) ». Le « c’était pas bon » (Na nöt gut war’s) , où « nöt gut » vient de
nötigen (forcer) et de notzuchtigen ( violer). (GW 2-3, p.423-4; SE 5, p. 420-1).
Ce rêve des garçons bouchers (Fleichhauerbuben) – qu’on peut aussi entendre comme
Fleich auch Buben , c’est à dire: « viande mais aussi garçons » - vient renforcer
l’hypothèse de tribulations sexuelles de Sigmund avec son neveu John (dont Fleischl n’
est que « l‘incarnation ») .
Acte II: Le bon goût du pain
D’après Anzieu ( p. 357-62), c’est entre octobre et fin décembre 98 que Freud tente
l’analyse du souvenir couverture de la prairie ( 1899a ) dans lequel réapparaissent John et
Pauline (elle aussi déjà présente dans le rêve « Non vixit »). Cependant, les rêves que
nous venons d’étudier indiquent que le contenu de ce souvenir est déjà au travail en
Freud depuis plusieurs mois:
« Dans la prairie jouent trois enfants, je suis l’un d’entre eux âgé de deux à trois ans), les
deux autres: mon cousin, qui a un an de plus et sa sœur , ma cousine qui a presque
exactement mon âge. Nous cueillons des fleurs jaunes et tenons chacun à la main un bon
nombre de fleurs déjà cueillies C’est la petite fille qui a le plus beau bouquet; mais nous
les garçons, nous lui tombons dessus comme d’un commun accord et lui arrachons ses
fleurs. Tout en pleurs, elle remonte la prairie en courant et en consolation reçoit de la
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Author #1: LA FAIM ET L'AMOUR: SCHILLER ET L'ORIGINE DU DUALISME PULSIONNEL
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paysanne un grand morceau de pain noir. A peine avons-nous vu cela , nous jetons les
fleurs, nous nous précipitons aussi vers la maison et réclamons du même pain . Nous en
recevons à notre tour, la paysanne coupe la miche avec un long couteau. Ce pain a dans
mon souvenir un goût absolument délicieux et là-dessus s’interrompt la scène » (GW 1,
p. 540-1 ; SE 3 , p. 310-11 )
Ce goût « délicieux » du pain est l’élément à partir duquel Freud va interpréter son
souvenir comme l’effet d’une rétro fantaisie. Cette scène exprime, dit-il, le regret tardif
d’une situation aisée et recouvre aussi des reproches adressés au père qui a fait faillite
(GW 1 543; SE 3, p. 313 ). On y retrouve donc des éléments déjà présents dans le rêve
Hollthurn:
« Ce n’est que plus tard, alors que la nécessité de la vie me rudoyait….que j’ai sans doute
du penser plus d’une fois qu’en fait mon père avait en vue mon bien… ». A ce récit du
patient Freud, Freud l’analyste répond : « J’aimerais donc situer dans cette époque de vos
pénibles combats pour le pain l’émergence de la scène d’enfance dont il est question… »
Et de conclure à la page suivante : « Mais alors ce ne serait pas là un souvenir d’enfance,
mais une fantaisie reportée en arrière dans l’enfance…
Elle [cette scène] est destinée à illustrer les plus importants tournants de votre histoire de
vie, l’influence des deux plus puissants ressorts (Triebfeder), la faim et l’amour »
(GW1, p. 545-6; SE 3, p. 315-6).
Sans le nommer, Freud cite donc Schiller et, en reconnaissant l’efficience d’un ressort de
la faim sur l’âme humaine, il soutient que son souvenir couverture est l’expression d’un
souhait « alimentaire» (auto-conservatif) qui aurait été créé à l’adolescence. La fantaisie
de souhait qui s’accomplit dans le souvenir couverture serait motivée par « les pénibles
combats pour le pain » que le jeune homme aurait eu à mener ! Dans le rêve « Non
vixit », Freud avait laissé entendre que les combats d’enfance avec John recouvraient des
affaires sexuelles, en jouant sur le double sens du mot wichsen (battre, se masturber); en
revanche, dans le souvenir de la prairie, les rixes entre garçons sont uniquement
interprétées comme le symbole du « struggle for life » darwinien! On prend ici toute la
mesure du roman héroïque qui résiste à l’analyse du goût du pain, en termes sexuels. Or,
si nous interrogeons ce souvenir couverture à la lumière de ce que nous avons établi dans
le rêve « Le navire du petit déjeuner », nous pouvons penser que cet « excellent » goût du
pain et la sensation quasi hallucinatoire qui l’accompagne constituent l’accomplissement
d’une fantaisie homosexuelle de fellation dont la satisfaction semble plus forte que celle
liée à la fantaisie de défloration: les garçons jettent les fleurs. Mais, en faisant référence à
un souhait et à une pulsion alimentaires ou auto- conservatifs, Freud s’interdit cette
analyse. Et, comme le Schiller des Brigands avait portée la révolte du fils Sigmund contre
son père, le Schiller des Sages du monde et son dualisme pulsionnel permet leur
réconciliation, moyennant cependant la négation d’un morceau de sexuel infantile.
Une fin dramatique et morale:
l’entrée en scène des pulsions en psychanalyse
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Fin février ou début mars 99 alors qu’il rédige l’article sur les souvenirs couverture
(Anzieu, p. 369), Freud fait le rêve où il voit son père comme « Garibaldi sur son lit de
mort » (GW 2-3, p. 430; SE 5 , p. 428), rêve tout au long duquel sourd l’éloge funèbre de
Schiller faite par Goethe. Freud a définitivement adopté le système bi -pulsionnel et peutêtre, ce moment est-il aussi celui de l’Untergang de son amour pour Fliess et pour son
pansexualisme. Avec l’introduction du concept de pulsion et le choix du dualisme
pulsionnel, Freud décide désormais, comme le conseillait le Professeur Stricker, d’
approcher « un des grands problèmes de la vie » et compte sans aucun doute gagner ainsi
une place parmi les « sages du monde » scientifique, en ralliant des idées bien implantées
dans la psychiatrie de son temps (Krafft -Ebing).
Nous l’avons dit au début de cet article, c’est en 1929 que Freud reconnaîtra
officiellement sa dette envers Schiller. La faim et l’amour sont les deux mécanismes
(Getriebe) dont dépend le monde, répète -t-il alors (GW 14, p. 476; SE 21, p. 117).
Il s’avère que non seulement Schiller est celui qui a inspiré à Freud son dualisme
pulsionnel, mais aussi celui qui trahit dans ses rêves les motivations inconscientes d’un
tel choix théorique. En écartant le monisme sexuel, Freud renonce à l’analyse de certains
éléments de son âme et, notamment, il renonce à reconnaître des fantaisies homosexuelles
et de pénétration orale.
Quelles sont les conséquences de cette « erreur » sur l’œuvre freudienne?
Quand, au printemps 98, à la suite du rêve des fraises de la petite Anna, Freud s’en réfère
à « l’autre grande pulsion de vie », il semble rester sourd aux motions sexuelles qui, en
lui-même, l’avaient tant fait rêver aux fraises de Freiberg et de Roznau. L’introduction
de la « pulsion de nourriture » (Nahrungstrieb) comme des rêves de faim marquent la
victoire de la piété de Sigmund pour son père et les pères qu'il renonce à accuser de
séduction. Fini donc la révolte du brigand volant aux hystériques leurs secrets sexuels,
partant seul dans les forêts de l’âme, banni de ses pairs. Ensuite, lorsque dans son
Léonard de Vinci, Freud devra reconnaître des fantaisies de fellation - ils les rattachera là aussi moyennant une « erreur » sur l’oiseau - à la succion du sein maternel (Vichyn,
2005). Plus tard encore pour envisager la préhistoire de l’Œdipe, Freud (1912-3a) devra
en passer par la préhistoire de l’humanité et imaginer cette scène où les fils de la horde
dévorent le père (sexe compris!), mais toujours sans y voir de souhait sexuel sinon celui
qui leur fait désirer les femmes (Vichyn, 1988 ; Cotti).
Notre cheminement ouvre en outre deux pistes de réflexion plus générales:
L’une concerne ce qu’on nomme « histoire de la psychanalyse »: compte tenu de ce que
nous avons repéré dans L’interprétation du rêve et dans l’article sur les souvenirs
couvertures, il n’est pas nécessaire de supposer, comme le fait Sulloway (p.241), que
Freud ait mis en avant la référence « littéraire » à Schiller, pour ne pas avouer une
inspiration qu’il aurait trouvé, en fait, chez Schopenhauer !
En effet, qui s’intéresse en analyste à la pensée de Freud, - mais est-ce alors faire de
l’histoire ? - ne peut faire l’économie du cheminement affectif et sexuel auquel s’attache
l’apparition d’un concept chez Freud. Toute tentative de raisonnement à partir de
généralités historiques n’aboutit le plus souvent qu’à mettre en avant un background
scientifique, un air du temps, qui s’il peut mettre en évidence les paradigmes d’une
époque et certaines de ses contraintes conceptuelles, ne suffit en aucun cas à expliquer
l’emploi que Freud a pu faire d’un concept et ce qu’il vient recouvrir.
La seconde réflexion, que je présente fort brièvement, concerne la position de l’analyste
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face aux matériaux qui lui sont présentés. Quelque soit l’existence de motions autoconservatives, l’analyste doit toujours y interroger la part de sexuel infantile, tandis que
la référence à toute théorie psychologique court le risque d’en limiter la reconnaissance.
Références:
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édition. Paris: P.U.F.; 1988.
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