Le fleuve-dieu vénéré par un milliard d`Indiens

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Le fleuve-dieu vénéré par un milliard d`Indiens
Le s G RA N DS fl e u v e s d u monde
LE GANGE à benarès
(varanasi)
L
Le
Gange
Le fleuve-dieu
es spécialistes affirment qu’il y a « environ » 500.000
dieux en Inde ! C’est beaucoup. Même pour ce « souscontinent » qui est, en fait, à lui seul, tout un univers,
incompréhensible et fascinant, avec ses foules immenses,
ses milliardaires couverts de pierreries, ses intouchables
croupissants dans la pire des misères, ses diplômés élégants
d’Oxford, ses analphabètes en guenilles des bidonvilles,
ses castes, ses réincarnations, sa mythologie délirante, ses
légendes fabuleuses et ses croyances d’une autre planète.
Sans parler de ses paysages somptueux, de ses montagnes
gigantesques (l’Himalaya), de ses plaines et de ses déserts à
perte de vue, de ses chaleurs infernales et de ses moussons à
la fois dévastatrices et bienfaisantes.
vénéré par un milliard d’Indiens
Mais au dessus de cette kyrielle innombrable de divinités à la fois bénéfiques et
maléfiques qui semblent depuis quelques millénaires guerroyer les unes contre
les autres pour s’attirer la foi des fidèles, il y en a une qui l’emporte et fait
l’unanimité, aussi bien chez les descendants des maharajahs que chez les « out
castes », les « enfants de Dieu », chers à Gandhi, ou les sadous qui, recouverts
d’un peu de cendres, parcourent le pays à la recherche de la vérité : c’est le fleuvedieu, le Gange sacré, ce petit torrent qui descend des montagnes himalayennes,
qui grossit, qui s’élargit, qui devient énorme et majestueux tout au fil des 2.700
kilomètres qu’il parcourt, qui a tout apporté à ces contrées gigantesques, la vie et
la richesse, une civilisation et plus encore l’éternité.
benarès (varanasi)
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Au fil de la Seine / mai-juin 2009
La naissance du Gange fait partie des grands mythes indiens. Pour les Indiens, ou
du moins pour les Hindous, l’histoire de ce fleuve-dieu est… très simple. Jadis,
il y a bien longtemps, les démons qui persécutaient les hommes se cachaient
dans l’océan. Un sage décida donc d’avaler l’océan pour se débarrasser des
démons. Il n’y eut plus de démons. Mais, rapidement, la terre s’assécha et tout
ne fut plus que désolation. Le roi Bhaguîratha, un saint homme, supplia alors
Brahmâ, le dieu créateur de l’univers, de faire revenir sur terre l’eau nourricière et
purificatrice qui s’était réfugiée dans le ciel. Après mille ans ( !) d’austérité et de
prières, Bhaguîratha obtint gain de cause. Brahmâ renvoya l’eau sur terre qui se
déversa sur les tresses de la chevelure de Shiva, le dieu destructeur, puis dévala le
long des pentes de l’Himalaya. Depuis, le Gange coule paisiblement des pieds de
Vishnu, le dieu préservateur qui a dans son nombril le lotus où se repose Brahmâ.
la source du Gange,
fusion de deux rivieres
au pied de l’himalaya
Beaucoup plus prosaïquement, les occidentaux pensent que le Gange prend sa
source dans l’Himalaya, à 4.500 mètres d’altitude, près du Tibet. Ce n’est qu’un
tout petit torrent qui se gonfle un peu de quelques torrents avoisinants. Un instant,
on a l’impression qu’il cherche à capter les torrents qui veulent aller vers l’ouest du
coté de son grand rival, l’Indus.
A Hardwar, le torrent
devient fleuve
Mais il n’a guère le temps. Il dévale rageusement les pentes les
plus abruptes du monde. Il est pressé de découvrir l’immense
plaine qui l’attend. Il y parvient à Hardwar où l’accueillent des
centaines de milliers de pèlerins qui, depuis des siècles, sans
doute des millénaires, chaque matin à l’aube, dans le silence
des mystiques, remercient les dieux, le soleil et le ciel, de
transformer ici le modeste torrent rageur en fleuve
apaisé et généreux.
On comprend tout quand on sait qu’Hardwar
n’est qu’à 311 mètres d’altitude et que le
Gange va devoir encore parcourir plus de
2.000 kilomètres et traverser, d’ouest en
est, tout le nord de l’Inde pour se jeter dans
le Golfe du Bengale.
Le torrent devenu fleuve ne va plus avoir à dévaler. Il va prendre tout son temps,
s’appesantir, devenir sinueux, déposer toutes les richesses de son limon, se laisser
adorer, remercier par les foules. Toutes les rivières du nord du sous-continent vont
le rejoindre comme on fait allégeance au souverain : la Yamunâ qui arrive de
Delhi, la Sone, le Gandak, la Gumti, le Gogra et puis il finira par être rejoint par le
Brahmapoutre pour former le Delta le plus grand du monde.
Entre temps, il aura traversé deux villes particulièrement saintes, Varanasi
(Bénarès) et Allahabad, la ville natale de Nehru, et surtout apporté
toute sa fortune à l’immense plaine… indo-gangétique.
Le bassin du Gange s’étend sur plus d’un million de
kilomètres carrés, deux fois la France, un tiers de
tout le territoire indien, c’est dire que le fleuvedieu fait vivre quelques centaines de millions
d’Indiens.
C’est sans doute à Bénarès, la ville la plus sainte
d’entre toutes les villes saintes de l’hindouisme,
qu’on comprend le mieux le Gange et sans
doute l’Inde elle même. Là, le fleuve est
immense, calme, majestueux, apaisé. Sur
une rive c’est le désert le plus absolu. Du
sable et des nuages de sable à l’infini.
Paysage de mort. Sur l’autre rive, c’est
la ville la plus grouillante qui soit, la plus
indienne sans doute.
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le Ghate sur le Gange
à benarès (varanasi)
Ici plus qu’ailleurs, tout se mélange, se bouscule, se
confond. L’aube n’est pas encore levée. Dans les
ruelles délabrées et nauséabondes, les RollsRoyce se fraient difficilement un passage au
milieu des bourricots, des culs-de-jatte, des
lépreux ; on devine les masures en ruines qui
s’effondrent à coté des palais qui semblent à
l’abandon ; la puanteur de la bouse des vaches
sacrées qui déambulent et des fleurs pourries se mêle
à l’odeur délicate des parfums les plus raffinés et des épices
inconnues. Dans la pénombre, la foule semble effrayante tant elle est affairée
et incompréhensible. Les visages sont marqués de signes mystérieux peints de
couleurs vives, un homme porte dans ses bras le corps d’un enfant mort enroulé
de bandelettes, les femmes sont vêtues de saris blancs avec des fleurs jaunes en
collier. Chacun tient à la main un petit pot de cuivre.
Et pourtant tout est étrangement silencieux au point d’en être presque inquiétant.
Pas un mot, pas un son. Ces images de nuit qui ressemblent parfois à un
cauchemar sont un film muet.
Tout le monde, cette foule de plus en plus immense qui jaillit de toutes les
ruelles, se dirige dans la même direction. Ils se mettent même à courir. Les
vieux tombent, les autres les piétinent. Les culs-de-jatte mendient une roupie, les
lépreux tendent ce qui leur reste de main.
Des dizaines de milliers de fidèles
sur les ghats de Bénarès
Et soudain, on débouche sur le fleuve. Le ciel commence à blanchir, de l’autre
coté, derrière la rive désertique. Le fleuve est encore noir, on le domine de très
haut. Il est en bas, au pied d’immenses escaliers aux marches gigantesques, les
fameux « ghats ». Chacun se précipite, prend sa place. Des dizaines de milliers de
croyants, de fidèles, de pèlerins. Tout semble parfaitement réglé comme par une
incroyable mise en scène pour une superproduction. Chaque figurant à sa place
sur une des marches des ghats. Certains descendent jusqu’en bas et pénètrent
dans l’eau du fleuve jusqu’à la taille. D’autres sont allés remplir leur petit pot
de cuivre d’un peu de l’eau du fleuve et sont revenus prendre leur place sur les
escaliers.
Le ciel, en face, commence à rosir. Les ghats sont noirs de monde et tout le monde
est parfaitement immobile, le regard fixé vers la rive d’en face. On découvre
alors, au dessus des ghats, une interminable enfilade de palais, parfois en ruines,
tantôt presque baroques, avec des clochetons et des frontons compliqués, tantôt
classiques, avec des colonnes de marbre sur le point de vaciller, tantôt exotiques.
Ce sont les palais des maharajahs d’antan. Tous voulaient venir ici, pour y mourir.
Et ils rivalisaient de splendeur.
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Et, brusquement, c’est un immense cri.
Une clameur poussée par ces dizaines
de milliers d’Hindous immobiles sur leurs
marches, immobiles dans l’eau du fleuve.
En face, une première parcelle du soleil est
apparue. Tous lèvent leurs deux mains jointes,
la paume vers le ciel. C’est l’offrande au soleil, l’union du soleil et de l’eau, cette
eau divine descendue du ciel, ce soleil, dieu lui aussi, et cette union sacrée qui
donne la vie. C’est la plus grande prière du peuple hindou. Spectacle ineffable,
instant indicible, souvenir inoubliable.
Mais très vite, l’hommage aux dieux à peine rendu, tout redevient trivial, presque
choquant. Tout le monde descend dans le fleuve pour faire ses ablutions et laver
son linge ! En Inde, les dieux font partie de la vie quotidienne !
Mourir
au bord du Gange,
la délivrance
de la loi du Karma
Au loin, devant d’autres ghats, on voit des dizaines de fumées noires qui
commencent à s’élever vers ujn ciel divinement bleu, des flammes tournoyer
autour de grands bûchers. Ce sont les ghats de la crémation. Ici, entre le désert
aride et la ville grouillante, on célèbre la vie et la mort. Tout se mêle. Les dieux
sont gentils et méchants, constructeurs et destructeurs. La vie n’est qu’une
péripétie, la mort qu’un passage.
Les cadavres d’enfants flottent, dans leur linceul, entourés de couronnes de fleurs
et paraissent s’en aller du coté de la rive désertique. Sur les grands bûchers de
santal, les corps se redressent dans un ultime sursaut. C’est le fils du défunt qui
a allumé le bûcher et il tourne autour des flammes en psalmodiant les paroles
rituelles.
Mourir au bord du Gange et plus encore à Bénarès est une bénédiction. C’était
pour cela que les maharajahs se faisaient construire des palais le long des ghats
et aujourd’hui la ville est pleine de maisons pour personnes âgées qui viennent
attendre la mort ici. Celui qui meurt ici ou dont les cendres sont dispersées dans
le fleuve, échappera à la loi du Karma et n’aura plus à redouter l’interminable
cycle des réincarnations.
Quand on s’étonne qu’on puisse ainsi confondre la vie –l’eau du fleuve et le
soleil qui réapparaît à l’horizon- avec la mort et le feu dévastateur, les Hindous
ne nous comprennent pas. Pour eux, la mort, quand elle respecte les lois des
textes sacrés, n’est rien d’autre que « la délivrance » tant attendue après toutes
les réincarnations et l’entrée dans l’Absolu.
Aucun autre fleuve au monde ne symbolise
ainsi à la fois la vie et la mort. Mais en Inde, ce
n’est pas la mort et le Gange-dieu est celui qui
accorde toutes les purifications.
Pascale Dugat.
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