Babel en reprise dans deux romans québÃ

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Babel en reprise dans deux romans québÃ
Babel en reprise dans deux romans québécois :
Babel, prise deux ou Nous avons tous découvert
l'Amérique et Babel-Opéra
Catherine Khordoc
Depuis un certain temps, la littérature dite « migrante » du Québec fait
couler beaucoup d'encre. Outre la prolifération d'écrits par des auteurs
d'origines diverses, les ouvrages de critiques tels Simon Harel, Pierre
Nepveu, Sherry Simon, Régine Robin, Lucie Lequin, Maïr Verthuy, en
font foi'. La spécificité de cette littérature provient en partie du fait
qu'elle aborde des questions — sans nécessairement y répondre —
concernant l'identité, l'appartenance culturelle, la différence,
l'intégration (et la non-intégration), de manière explicite quoique
complexe et non sans équivoque. Entre autres : quelles sont les
réactions des immigrants à la société et la culture d'accueil ? Comment
vivent-ils l'exil, l'absence de ce qui est familier, la langue étrangère ?
Comment réconcilier l'écart entre la culture d'origine et la culture
d'adoption ? L'analyse d'un texte que l'on pourrait qualifier de
« migrant » nous permettra de jeter la lumière sur certaines de ces
questions ; il s'agit de Babel-Opéra de Monique Bosco2.
Cependant, si la littérature migrante fait l'objet de nombreuses
études, qu'en est-il du peuple d'accueil et de ses réactions face à la
présence croissante d'immigrants ? Ceux qui se disent « Québécois de
souche » ont certes de nombreuses préoccupations quant à l'évolution
1.
2.
A titre d'exemples : Harel, Simon, Le Voleur de parcours. Identité et
cosmopolitisme dans la littérature québécoise contemporaine (Montréal, Le
Préambule, 1989 ; XYZ Editeur, 1999) ; Nepveu, Pierre, L'Ecologie du réel.
Mort et naissance de la littérature québécoise contemporaine (Montréal,
Boréal, « Boréal Compact », 1988, 1999) ; Simon, Sherry, Hybridité culturelle
(Montréal. L'Ile de la tortue, 1999) ; Lequin, Lucie & Verthuy, Maïr (dirs.),
Multi-culture et multi-écriture. La Voix migrante au féminin en France et au
Canada (Paris/Montréal, L'Harmattan, 1996) ; Moisan, Clément & Hildebrand,
Renate, Ces Etrangers du dedans. Une histoire de l'écriture migrante au
Québec (1937-1997) (Montréal, Nota Bene, 2001).
Bosco, Monique, Babel-Opéra (Laval, Editions Trois, « Topaze », 1989).
IJFrS 2 (2002)
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de leur société, rendue davantage évidente par la présence et l'apport
des immigrants. Même si les Québécois sont ouverts à la présence de
populations venues d'ailleurs, il y a lieu de se demander quel sera le
statut du français au Québec et de considérer comment leur culture et
leurs traditions seront affectées. Et bien sûr, la question de la
souveraineté du Québec ne peut être délaissée puisqu'elle concerne non
seulement les Québécois de souche mais aussi les nouveaux arrivés. Le
roman de Francine Noël, Babel, prise deux ou Nous avons tous
découvert l'Amérique', paru à peine un an après celui de Bosco en
1990, problématise la question des immigrants et du multiculturalisme
à partir du point de vue d'une Québécoise de souche. Nous nous
proposons donc, dans cette étude, de comparer dans les textes de Bosco
et de Noël la mise en scène des préoccupations respectives d'une
immigrante au Québec et d'une Québécoise de souche par rapport à
l'immigration.
Or, on ne pourrait imaginer deux textes littéraires plus différents
l'un de l'autre. L'un est écrit sous forme de journal intime, dans un
style assez informel, marqué de traits de l'oralité. L'autre emprunte une
forme fragmentée et un style très poétique. Dans le premier, la
narratrice n'hésite pas à dévoiler ses sentiments, alors que dans le
second, la narratrice fait des détours innombrables afin de dissimuler
les détails de sa vie. Marqué par le désespoir, Babel-Opéra est sombre,
poignant et perturbant. Au contraire, en dépit d'un événement tragique,
le roman de Noël émet un ton léger et relativement optimiste. Une
comparaison de ces deux textes est-elle donc souhaitable, si ce n'est
que pour souligner leurs différences ?
L'intérêt d'une telle comparaison est qu'elle nous permet de
sonder deux perspectives opposées sur la question de l'immigration.
Par ailleurs, et c'est cette justification qui motive particulièrement
notre choix de textes, les titres ont en commun la référence au mythe
de Babel — mythe biblique qui explique l'avènement des multiples
langues sur terre. Or, la référence à ce mythe donne lieu à des
interprétations diamétralement opposées. Comme nous le verrons un
peu plus loin, pour la narratrice de Babel, prise deux, Babel est un
mythe à valeur positive tandis que dans Babel-Opéra, il s'agit du début
de la déchéance humaine. Les perspectives narratives et mythologiques
qui distinguent ces deux œuvres constituent, néanmoins, le lieu de
3.
Noël, Francine, Babel, prise deux ou Nous avons tous découvert l'Amérique
(Montréal, VLB, 1990).
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rapprochement entre elles. Nous commencerons par l'analyse de
Babel, prise deux pour ensuite examiner Babel-Opéra. Finalement,
nous mettrons en relief comment ces deux textes, si différents, se
recoupent dans leur perception du Canada et du Québec comme lieu
multiculturel.
Avant d'aborder Babel, prise deux, il serait utile de rappeler le
mythe de Babel. Ce mythe, que l'on trouve au chapitre 11 de la Genèse,
raconte un temps où tout le monde parlait une seule langue. En
s'installant dans la vallée du Shinear, le peuple a commencé à
construire une ville et une tour qui serait si haute qu'elle atteindrait les
cieux. Le peuple se ferait ainsi un nom et ne pourrait être dispersé sur
la surface de la terre. Mais en voyant ce qui se passait sur Terre, Iahvé
a confondu leur langue afin qu'ils ne se comprennent plus et les a
dispersés aux quatre coins du monde. Le peuple a donc été obligé de
mettre fin à la construction de la tour et de la ville, et ce lieu a été
nommé Babel, ce qui signifie confusion en hébreu. Ainsi sont issues,
de cet épisode, les multiples langues et cultures distinctes sur la Terre.
Traditionnellement, ces conséquences sont interprétées comme étant
une malédiction car l'humanité aurait perdu sa langue unique et sa
cohérence.
Passons à présent à Babel, prise deux. Bien que deux journaux
intimes soient intercalés dans ce roman, c'est principalement celui de
Fatima qui retient notre attention. Mis à part les détails de son
quotidien — ses amants, sa meilleure amie, son travail, ses sorties —
ce sont surtout des questions de langue et de culture qui la préoccupent.
Fatima habite dans un quartier de Montréal particulièrement propice à
ses réflexions sur le multiculturalisme puisqu'il a toujours été, comme
Fatima le souligne, « multi-ethnique » :
[...] mais depuis quelques années, c'est Montréal tout entière qui
devient bigarrée. J'ai parfois l'impression d'habiter sur le pas
d'une porte invisible, d'être sur un seuil poreux et flou, mais bien
réel. Ici, nous sommes au confluent de plusieurs petites sociétés
distinctes. Géographiquement, cela se lit comme suit : de tous
côtés, Montréal hétéroclite et surpeuplée, au milieu, Outremont
la verte; sur son flanc est, notre rue limitrophe et l'avenue du
Parc. (BPD 37-8)
Pour Fatima, qui fait l'effort de parler quelques mots dans les langues
de ses voisins, cette diversité est une source de fascination et de plaisir.
Comme le remarque son amant, Louis, qui tient le second journal, elle
4
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« est à l'aise dans ce quartier cosmopolite, et j'aime bien m'y promener
en sa compagnie; les gens nous sourient avec bienveillance » (BPD
163). Fatima qualifie Montréal de ville « baroque » qui « évoque Babel
et son effervescence » (BPD 153).
De là vient d'ailleurs le surnom que Fatima donne à Montréal :
« J'ai fait Babel by night » (BPD 175), « je suis sortie me promener
dans Babel » (BPD 397), « Cette nuit, [...] Babel paisible » (BPD 183).
Si la représentation de l'espace montréalais multiculturel passe par
l'intermédiaire d'une comparaison à Babel, celle-ci est elle-même
employée de manière métaphorique. Dans le mythe originel, Babel est
un nom propre qui renvoie littéralement à la ville qui, dès la confusion
linguistique, est devenue dysfonctionnelle et le peuple s'est ainsi
dispersé. Or, lorsque Fatima fait allusion à Babel, elle envisage un lieu
où cohabitent des peuples parlant différentes langues, ce qui constitue
a priori une interprétation du mythe de Babel et, plus précisément, une
interprétation positive où la confusion et la diversité n'enfreignent pas
la cohabitation. L'emploi du mot « effervescence », par exemple,
reflète cette interprétation et fait contraste avec les termes
habituellement associés à Babel, tels que chaos et confusion. En
examinant de plus près le mythe de Babel, Fatima constate que le texte
biblique est en fait un projet utopique :
Le projet de Babel consiste à se rassembler dans une Cité pour
« se faire un nom ». Ce que j'interprète comme un désir de se
définir soi-même plutôt que de l'être par une entité supérieure.
[...] C'est une utopie qui est décrite là, celle de la communication
dans le respect des différences, mais une utopie interdite : la fin
de l'épisode est amenée par Yahvé qui, voyant les hommes ainsi
réunis, se dit : « Maintenant, aucun dessein ne sera irréalisable
pour eux ! » Mauvais ça ! Alors, tel un Jupiter en christ [sic], il
sort ses foudres, il confond les langues des hommes et les
disperse à nouveau. La Tour est fauchée et ainsi, la construction
de la Cité terrestre, ajournée. (BPD 196)
Ainsi, Babel est, selon Fatima, un lieu de rassemblement, et la
construction de la tour est la manifestation du désir de « se faire un
nom ». Les aspirations du peuple babélien ne sont pas dissemblables
d'ailleurs aux désirs d'une partie du peuple québécois revendiquant son
autonomie politique.
La perspective particulière de Fatima reflète sa vision et ses
aspirations pour Montréal et le Québec. Elle voudrait à la fois préserver
la langue unique de l'avant-Babel — la langue que tout le monde
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partageait, qui serait donc, dans son contexte, le français — et
maintenir la diversité culturelle qui a été le résultat de la destruction de
Babel. Ce sont là des aspirations contradictoires, certes, et elle en est
consciente, voire obsédée, au point où elle rêve de pouvoir réconcilier
l'unicité linguistique et la multiplicité culturelle :
Cette fois-ci, c'est la fascination de Babel qui réapparaît : à un
moment donné, dans un repli du rêve, les intervenants se mettent
à utiliser des langues différentes, ils se comprennent, et moi, je
réponds à chacun dans sa langue. [...] Il m'arrive même de rêver
que je maîtrise des langues rares, perdues ou sacrées comme le
guarani, l'hébreu, le nahuatl. Il y a toujours, dans ces rêves, un
climat de facilité et d'aisance : c'est Babel, la joyeuse. (BPD 195)
Fatima s'explique ce rêve en croyant qu'elle « essaie de réduire
certaines de [ses] contradictions diurnes : face à l'immigration, que j'ai
toujours souhaitée, je sens de plus en plus la fragilité de l'identité
québécoise » (ibid.). Ce paradoxe est une réaction commune au
multiculturalisme qu'Edouard Glissant saisit très clairement lorsqu'il
demande : « comment être soi sans se fermer à l'autre, et comment
s'ouvrir à l'autre sans se perdre soi-même ? »4.
Ce qui inquiète particulièrement Fatima, c'est que les immigrants,
dans de nombreux cas, adoptent l'anglais plutôt que le français comme
langue véhiculaire. Même les jeunes qui vont à l'école française sont
consternants car en « classe, ils parlent peut-être français, mais pas
dans la rue : là, quelle que soit leur origine ethnique, c'est en anglais
qu'ils gueulent et s'interpellent en attendant leur autobus » (BPD 37).
Ce « jeune monde » étant « celui de demain » (ibid.), il est inquiétant
pour Fatima comme pour d'autres Québécois que ces jeunes semblent
préférer parler l'anglais. Elle craint que le Québec, quoique
multiculturel, soit une société anglophone plutôt que francophone.
Au cœur de la contradiction babélienne de Fatima est le fait que le
Québec n'est pas un pays. Pierre Nepveu explique que « l'imaginaire
québécois lui-même s'est largement défini, depuis les années soixante,
sous le signe de l'exil (psychique, fictif), du manque, de pays absent ou
inachevé »\ C'est ce sentiment de pays inachevé qui, pour Fatima,
pousse les immigrants à se tourner vers l'anglais. Encore une fois,
Fatima compare la situation de Babel à celle de Montréal : « A
4.
5.
Glissant, Edouard, Introduction à une poétique du Divers (Paris, Gallimard,
1996), p. 23.
Op. cit., p. 200.
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Babylone-avant-la-foudre, la langue servait de lien entre les peuples ;
cela agissait comme un mortier soudant toutes les briques de l'édifice.
C'est ce que le français devrait être ici, tout normalement. Si ce pays
en était un » (BPD 363).
Il importe de souligner que, lorsque Fatima parle de
l'autodétermination du Québec, elle y inclut la participation active des
communautés d'immigrés. « C'est nous, filles et fils de paysans
français, qui avons commencé à bâtir ce pays. Nous ne suffisons plus à
la tâche... » (ibid.). Ainsi Fatima appelle-t-elle les immigrants à
construire, avec les Québécois de souche, un nouveau pays, voire une
nouvelle Babel. C'est sur cet appel à la construction que nous passons
à l'analyse de Babel-Opéra de Monique Bosco.
Babel-Opéra est une œuvre qui se caractérise par sa forme
fragmentée, par la multiplicité de ses voix narratives et par ses
références intertextuelles. Ce texte hybride est en effet composé de
fragments de poèmes, de prose, de chants choraux, de prières et de
citations bibliques. Sur la majorité des pages se trouve inscrite une
citation de la Bible à laquelle la narratrice principale, Myriam, répond
— quoique de manière peu orthodoxe. A la voix de Myriam s'ajoutent
des voix chorales et mythiques faisant écho à ses souffrances.
Le mythe de Babel dans Babel-Opéra constitue, comme dans
Babel, prise deux, un intertexte privilégié. Et comme dans le roman de
Noël, Babel, dans celui de Bosco, sert à évoquer l'état du monde actuel.
Cependant, si pour Fatima, Babel était un symbole positif, pour
Myriam, c'est tout le contraire. A ses yeux, le monde actuel est loin
d'être effervescent comme il l'était aux yeux de Fatima ; c'est plutôt un
monde de chaos, de confusion et de déchéance :
Voici Babel. Une autre Babel. La Babel éternelle d'aujourd'hui.
La tour la plus haute à ce jour [...] Offensante tour, cherchant à
s'élever dans les nuages, loin du sol, grâce à des ouvriers de
toutes origines et couleurs. Misérables attirés par des salaires
fabuleux. Eux n'y habiteront pas. Jamais. Sitôt terminé le
monstrueux gratte-ciel on les retournera à leurs wigwams, huttes,
casemates, roulottes. [...] Non, tous ne parlent pas la même
langue ni n'honorent le même Dieu. Ils font ce qu'on leur dit. En
silence. (BO 10)
Cette représentation de Babel évoque un chantier de construction où les
travailleurs sont exploités, où ils ne se parlent pas, ne cherchent pas à
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se comprendre, et où ils ne bénéficieront pas de leurs efforts. Ce n'est
ni la Babel originelle ni celle envisagée par Fatima. En faisant
référence aux différents types d'habitations, aux croyances et aux
langues différentes, la narratrice met en scène un multiculturalisme et
une immigration mal vécues : les espoirs déçus, l'absence d'interaction
humaine, l'incompréhension mutuelle entre le peuple d'accueil et les
immigrants.
Au contraire de l'exégèse traditionnelle, qui veut que la
dispersion et la confusion de la langue à Babel soient de la faute des
humains parce qu'ils se sont montrés trop orgueilleux en voulant
construire une tour, Myriam, comme Fatima d'ailleurs, inflige le blâme
sur Dieu. Qui plus est, Dieu ne répond plus aux appels d'aide envoyés
par les humains et Myriam le tient responsable des souffrances et des
atrocités, telles la Shoah, subies et perpétrées par les peuples de la terre.
Le peuple juif n'étant pas le seul à avoir gravement souffert, Myriam
évoque aussi les conflits au Liban, au Vietnam, au Cambodge, entre
autres, pour démontrer le profond dérèglement de la terre qui provoque
de perpétuelles dispersions de peuples, voire d'exils involontaires.
Aujourd'hui l'exode se renouvelle aux quatre coins du monde.
Tu arraches les peuples, avec leurs racines. Tu les parques
comme du bétail dans des camps. Non pas quarante jours — ni
même quarante ans — au seuil de la Terre Promise. Pour eux, on
ne fraie aucun passage de la Mer Rouge. Mais des mers entières
se transforment en d'énormes bains de sang. On fuit sur des
radeaux pires que ceux peints par Géricault. (BO 12-13)
Si Myriam évoque le sort des immigrants, les exodes du monde, c'est
parce qu'elle a vécu cette expérience elle-même, dès son enfance. Fille
de parents juifs, elle et sa mère ont dû s'évader de l'Autriche pour
éviter le sort réservé aux Juifs et autres groupes persécutés par les
Nazis. Elles ont habité en France pendant quelque temps, et c'est là que
son exil a commencé. Lorsque Myriam a avoué à ses camarades de jeu
qu'elle était d'origine autrichienne, celles-ci ont répondu : « On joue
entre nous. Pas avec une sale austro-boche » (BO 18-19). A partir de ce
jour-là, Myriam a eu honte de ses origines, mais plutôt que de se
rebiffer contre ces petites Françaises, Myriam s'est vouée à devenir
comme elles :
Je suis devenue la championne des caméléones. Personne ne me
battrait à ce jeu-là. J'ai tout appris, vous dis-je. Je sais « leurs »
chansons par cœur. Moi seule peux déclamer, sans faute, toutes
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les strophes de la Marseillaise. J'ai insisté pour aller au
catéchisme. Rien qui me distingue. J'effacerai en moi jusqu'aux
derniers vestiges de toute différence. (BO 19)
Les efforts qu'a faits Myriam pour s'intégrer ne l'ont pas pour autant
rendue heureuse, et n'ont pas éliminé ou diminué ses sentiments d'être
étrangère, d'être à l'écart, sentiments qui ont d'ailleurs persisté même
après son immigration vers le Canada.
En tant qu'immigrée, Myriam réalise l'importance de s'intégrer à
sa nouvelle société, mais elle se rend compte très vite qu'au Canada,
comme ailleurs, « rien n'est simple » (BO 58). Comme lorsqu'elle était
enfant en France, elle veut à tout prix s'intégrer. Elle serait même
« prête à apprendre l'iroquois. Quand on me le demande, je peux aussi
répondre how do you do — I do speak white, you know » (ibid.). Ce
clin d'œil au poème de Michèle Lalonde, « Speak White »% confirme
implicitement que l'anglais est effectivement la langue privilégiée
socialement, professionnellement et économiquement, et c'est ce
pouvoir de la langue anglaise au Québec que Lalonde conteste et que
Fatima, dans Babel, prise deux, craint par-dessus tout. Mais Myriam
n'en est pas aux revendications et elle accepte le statut quo. Pourtant,
elle a grandi dans un milieu français, et elle parle volontiers le français,
mais pas si cela veut dire qu'elle se distinguera davantage ou sera
marginalisée. C'est cette attitude, justement, dont se méfie Fatima,
puisqu'elle contribuera à la disparition éventuelle du français au
Québec. Mais Myriam suggère que si les immigrants se tournent vers
l'anglais, ce n'est pas parce qu'ils sont de mauvaise volonté, mais
plutôt parce que l'anglais est perçu comme étant la langue des emplois,
des affaires, du pouvoir, voire la langue qui leur permettra de s'intégrer
dans leur société d'adoption. Justement, là est le nœud du problème tel
que Fatima le perçoit, car tant « que nous n'aurons pas un pays à leur
offrir, [...] un modèle de société à proposer, les nouveaux se tourneront
du côté le plus voyant, le plus assuré, le plus payant. Ils continueront
de parler anglais entre eux dans les cours de nos écoles ! » (BPD 363).
Or, malgré ses efforts, en anglais ou en français, Myriam ne parvient à
se sentir ni québécoise ni canadienne. Cependant, puisqu'il y a tant
d'individus au Canada qui ne sont pas québécois ou canadiens « de
souche », elle se sent moins seule :
6.
Lalonde, Michèle, « Speak White », Speak While (Montréal, L'Hexagone,
1974).
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9
Mais surtout il y a les deux peuples fondateurs se vouant une
haine féroce et tranquille, séculaire, aussi tenace que celle de la
guerre de Cent Ans. Français et Anglais s'affrontant depuis
l'origine, entre Haut et Bas Canada. Un tiers des uns, un tiers des
autres. L'autre tiers, ma foi, composé de tous les persécutés de
l'ancien monde. Je me plais à faire partie de ce tiers état. (BO 58)
Ainsi, son pays sera, tant bien que mal, le Canada, le Québec. Et dans
ce choix se révèle un autre rapprochement entre ce texte-ci et celui de
Noël. C'est l'appel à bâtir, au Canada et au Québec, une nouvelle tour
de Babel. Myriam implore les Canadiens de se mettre au travail : « Il
est temps de briqueter des briques. D'ouvrir encore plus largement les
portes de l'arche. D'édifier une Babel enfin fraternelle où chacun a le
droit de vivre selon les lois de son cœur, toutes origines confondues »
(BO 93). Malgré le désespoir et le pessimisme qui traverse ce texte, la
symbolique babélienne en fin de compte évolue et, en conclusion du
texte, devient une métaphore d'un lieu réel, à savoir, le Canada, où tous
peuvent vivre ensemble.
La société québécoise contemporaine ne peut plus se représenter,
comme jadis, par le terroir, la paroisse catholique ou les revendications
de la Révolution tranquille. Le Québec, et Montréal en particulier, sont
des lieux de transformation où s'opère indéniablement un métissage.
Le métissage au Québec et au Canada n'est pas un phénomène récent,
certes, mais il est rendu plus visible par la présence d'immigrants
parlant différentes langues et pratiquant différentes coutumes. Mais la
question est de savoir, comme le souligne Simon Harel, quelle forme
prendra ce Québec :
Difficile de prévoir quels seront les contours de ce Québec
cosmopolite. Se vivra-t-il en pièces détachées, chacune d'elles
recomposant la trame du lieu d'origine et demeurant sur son
quant-à-soi ? Ou encore, mettra-t-il en place un processus
d'intégration biface : les cultures immigrées investissant peu à
peu la culture d'adoption de façon à proposer une certaine forme
d'hybridation ?7
Dans les deux textes que nous avons examinés, il est question d'une
valorisation de la société québécoise en tant que lieu de métissage,
c'est-à-dire d'une société où se multiplient les langues, les traditions,
les origines, qui contribuent à l'évolution d'une culture métisse, même
7.
Op. cit., p. 377.
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si, en fin de compte, on ne peut savoir quelles formes elle prendra.
Fatima et Myriam font toutes les deux appel aux immigrants et au
peuple d'accueil à construire ensemble leur pays mais sans pouvoir
préciser, malgré tout, la forme exacte qu'empruntera cette construction,
la tour n'étant bien sûr qu'une métaphore.
Cet objectif, qui peut sembler utopique, en littérature devient
accessible. En effet, le thème du métissage se reflète dans les textes
étudiés qui se caractérisent par des formes littéraires où s'inscrivent une
multiplicité de voix et de langues, des styles narratifs nouveaux et variés,
des fragments intertextuels. Ce métissage littéraire relève de « l'acte »
plutôt que de « l'état » ou de la « qualité » car, comme le soulignent
François Laplantine et Alexis Nouss, le métissage est « indescriptible,
mais pas inénarrable »s. Régine Robin, qui s'est longtemps penchée, elle
aussi, sur les questions qui nous préoccupent ici, pose la question du
métissage en relation à Montréal particulièrement :
Montréal me paraît être un endroit privilégié à l'heure actuelle
ou, pour reprendre une belle expression de Claude Lévesque, le
lieu de Y innovation citoyenne. Je dirais le lieu de l'innovation
possible de l'écriture comme jeu sur les divers intertextes que
l'on peut tisser, entremêler, parodier, sur les diverses langues
[...], les divers registres du français, les diverses manières parlées
du français, sur les diverses mémoires collectives dont il faut
aussi apprendre à se déprendre ; un lieu de problématisation des
identités, de remises en question des certitudes enracinées.
Montréal, lieu privilégié pour cette expérimentation nouvelle
dans la mesure où après les crispations identitaires, le tissage des
voix sera enfin possible.''
8.
9.
Laplantine, François & Nouss, Alexis, Le Métissage (Paris, Flammarion,
«Dominos», 1997), p. 84.
Robin, Régine, « Entre l'enfermement communautaire et le désastre
individualiste : une voix pour l'écriture juive », Montréal : UInvention juive.
Actes du colloque du Groupe de recherche Montréal imaginaire (Montréal,
Département d'études françaises, Université de Montréal, 1991), pp. 5-24 (2324).
Notons qu'il y a certains rapprochements à faire aussi entre les parcours
personnels et littéraires de Régine Robin et Monique Bosco. Nous nous
permettons de renvoyer à notre étude comparant ces deux auteures,
« Dislocated Subjects, Disjointed Fictions : Régine Robin's and Monique
Bosco's 'Biofictions' » qui paraîtra sous peu dans Textualizing the Immigrant
Experience in Contemporary Quebec, Susan Ireland & Patricia Proulx, eds.
(Westport, Connecticut, Greenwood Press).
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En comparant ces deux œuvres, ce que l'on dégage c'est justement
l'innovation dont parle Robin : dans les œuvres de Bosco et de Noël,
on constate une accumulation de registres du français, une diversité de
mémoires collectives, la remise en question de l'identité, et
particulièrement, un jeu sur l'intertexte babelien. Robin se sert de la
métaphore du tissage pour évoquer l'expérimentation culturelle qui se
déroule à Montréal. Bosco et Noël articulent, chacune à sa façon, ces
phénomènes d'expérimentation qui reflètent l'essor du métissage à
Montréal, mais en se servant de la métaphore de la construction, c'està-dire de la construction d'une tour de Babel.
University of Limerick

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