Livres-Axel-Kahn

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Livres-Axel-Kahn
SUDOUESTDIMANCHE
14
SOCIÉTÉ
27 AVRIL 2014
WWW.SUDOUEST.FR
LES LIVRES DE LA SEMAINE
La France chemin faisant
AXEL KAHN Marcheur solitaire et solidaire
des Ardennes au Pays basque à travers des
régions qui souffrent et changent, le célèbre
chercheur fait un tableau chaleureux du pays
« Comment peut-on
(encore) être ellulien au
XXIe siècle ? », collectif,
éd. La Table ronde, 475 p., 25 €.
CHRISTOPHE LUCET
[email protected]
oilà un livre qui donne envie.
De partir, découvrir la France
profonde, échanger, rencontrer l’autre et se trouver soi-même.
En mai 2013, Axel Kahn a laissé en
plan toutes ses obligations sociales
– Dieu sait si le célèbre généticien en
a ! – et il s’en allé à pied, sac au dos,
de Givet, comme on dit « j’y vais ».
Givet est ce petit doigt des Ardennes enfoncé en Wallonie près de la
centrale nucléaire de Chooz et dont
on ne parle jamais. Il est parti sourire aux lèvres sous la pluie battante
d’un printemps pourri, vers le Pays
basque, qu’il atteindra deux mois
et demi plus tard.
À 68 ans, parcourir 1 800 kilomètres à pied épate, mais Kahn n’en
tire pas gloriole. Élevé à la campagne, habitué à randonner l’été en
montagne, l’ex-président d’université est un marcheur au corps sec,
et son livre n’est pas le récit d’un exploit sportif. Ces « Pensées en chemin » sont une tranche de vie. La
sienne mais peut-être surtout celle
d’une France qu’il aime et dont il
veut prendre le pouls, loin des itinéraires balisés.
En avalant ces pages au ton allègre, on songe à d’autres gens connus qui ont raconté leurs marches :
le Jean-Christophe Rufin du « camino » vers Compostelle, l’écrivain
Jean-Paul Kauffmann remontant le
cours de la Marne, mais aussi le député béarnais Jean Lassalle partant
V
recueillir les doléances de la France
qui souffre. Il y a un peu de tout cela
dans ce carnet de voyage.
Marcheur solitaire mais solidaire,
Kahn est moins égotiste que Rufin,
plus concerné par le sort des lieux
traversés, surtout quand il s’agit de
régions durement éprouvées par
la crise comme les Ardennes ou une
Champagne pas toujours pétillante ; il ressemble à Kauffmann
dans sa curiosité sur l’histoire de
pays et paysages qu’il croyait connaître ; et il partage avec Lassalle le
souci d’aller à la rencontre des autres et de faire partager son voyage.
Surmonter les aléas
Car l’homme ne se contente pas de
marcher. À peine arrivé à l’étape, restauré et douché, le voilà qui enchaîne les accueils chez M. le maire,
les détours chez l’habitant, les conférences. Ce voyage par les sentiers
buissonniers cache une intense
préparation : attendu partout, le
marcheur se doit de respecter scrupuleusement son calendrier. Et
Kahn n’est pas peu fier d’avoir surmonté tous les aléas – la météo, la
fatigue, les ampoules, les petites erreurs de parcours et même un poignet cassé la veille du départ ! – et
d’être arrivé le jour dit à Saint-Jeande-Luz, tout en alimentant un blog
quasi quotidien pour faire partager
émotions, anecdotes, diagnostics
et espérances.
Tout au long du chemin, Kahn dit
son amour du pays où il est né et
Après avoir traversé la France du Nord-Est au Sud-Ouest, Axel
Kahn s’apprête à repartir de Bretagne. PHOTO DAVID LE DÉODIC/« SO »
dont il découvre les beautés cachées et les souffrances muettes.
Parfois maladroit, il s’attire à Decazeville l’accusation d’avoir « dénigré » la petite cité orpheline de ses
mines. Mais le regard est toujours
bienveillant, tâchant de discerner
ce qui émerge derrière ce qui s’effrite et s’efface.
Optimisme humaniste
Sa longue traversée de la Gascogne
par des chemins jacquaires qu’il
emprunte depuis Le Puy est l’occasion pour Kahn d’exprimer l’opti-
misme humaniste qu’il revendique en toutes circonstances. De Figeac, qui conjugue Champollion
et l’industrie de pointe, jusqu’au
fier Pays basque, Kahn est frappé
par le dynamisme du Sud-Ouest. Et
comme on pouvait s’y attendre,
l’auteur n’est pas rassasié. Début
mai, il repart de Bretagne, direction
Nice pour une autre diagonale pédestre. Et un autre volume de « Pensées » ? On le souhaite.
« Pensées en chemin », d’Axel Kahn,
Stock, 280 p., 19 €.
À l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Jacques
Ellul, le centre Montesquieu de
l’université de Bordeaux avait organisé en 2012 un colloque sur
l’actualité du penseur bordelais.
Pendant trois jours, une trentaine de conférenciers représentant six nationalités se sont demandé comment et dans quelle
mesure sa pensée pouvait nous
aider à comprendre le monde
dans lequel nous vivons. « Être
ellulien ne signifie pas pour nous
se montrer en tout point conforme à une pensée et à une action, mais s’inspirer d’une méthode, d’une grille de lecture des
phénomènes les plus caractéristiques de notre temps », écrit Patrick Troude-Castet, qui signe un
texte sur une approche ellulienne de l’affaire du Mediator et
assure la direction de la publication de l’ouvrage. Les marchés financiers, le travail, la religion, la
décroissance ou la délinquance
juvénile sont quelques-uns des
autres thèmes abordés pendant
le colloque et repris dans ces pages. À signaler, également, la publication de deux autres textes à
La Table ronde : « La Parole humiliée », de Jacques Ellul, et « À contre-courant », un livre d’entretiens du penseur bordelais avec
Patrick Chastenet qui peut constituer une excellente introduction
à l’œuvre considérable d’Ellul.
Lucie Dillon, mémoires L’humiliation, moteur diplomatique
de la Terreur à Bordeaux BERTRAND BADIE De
nouveaux acteurs non
conventionnels ont fait
irruption sur la scène
BIOGRAPHIE Destin
ordinaire dans un siècle
qui ne l’est pas, c’est ce
que Madeleine Lassère
démontre habilement
Il était précieux, le temps des mémorialistes et des épistoliers, dont
l’étude croisée nous renseigne
mieux que tout sur la vie quotidienne des siècles passés. Lucie
Dillon, consciente d’avoir vécu une
époque bouleversante, avait rédigé
ses mémoires à l’attention de sa petite-fille. Madeleine Lassère restitue,
avec à l’appui une riche documentation et le recul des années, le regard
d’une femme sur les événements de
son temps, de l’Ancien Régime au
milieu du XIXe. Un ouvrage très factuel et d’une grande précision.
Issue d’une famille irlandaise émigrée en France, Lucie a épousé en
1787SéraphindeLaTourduPin,compagnon de La Fayette dans ses aventures américaines, diplomate et propriétaire du château du Bouilh, bâti
à Saint-André-de-Cubzac par Victor
Louis et toujours inachevé.
Madeleine Lassère, biographe de
la maréchale Oudinot, de Delphine
Is. de Montvert-Chaussy
Poursuivant l’exploration des relations internationales dont il est
l’un de nos meilleurs théoriciens,
Bertrand Badie, professeur à Sciences Po Paris, s’intéresse à un aspect
souvent sous-estimé des relations
entre États et qui est pourtant un
facteur explicatif essentiel des crises diplomatiques : l’humiliation.
Il ne faut pas prendre le terme
seulement sous l’angle psychologique. Bien sûr, la psychologie des
peuples joue un rôle clé : on sait,
par exemple, que le sentiment
d’humiliation des peuples colonisés est non seulement le moteur
des révolutions, mais peut orienter durablement la politique d’un
État post-colonial. Mais Badie insiste sur une autre forme d’humiliation : celle qui s’inscrit dans la
structure même des rapports internationaux en assignant à certains États des rôles subalternes.
« Lucie de La Tour du Pin, marquise-courage », de Madeleine Lassère, éd. Sud
Ouest, 204 p., 17,90 €.
Contre la « connivence »
L’auteur a beaucoup travaillé sur
ce qu’il appelle la « diplomatie de
Lucie de La Tour du Pin. PH. DR
de Girardin et Louise de Belgique, articule avec habileté les soubresauts
politiques et leurs incidences sur la
vie familiale d’une aristocrate soumise aussi aux aléas de sa condition
de femme. La Terreur à Bordeaux,
l’émigration en Angleterre, les fuites
perpétuelles, les connivences inattendues, c’est la face cachée de la
grande histoire qui vient ici l’éclairer dans sa dimension humaine,
avec un grand plaisir de lecture.
L’Iran et sa gestion du nucléaire est l’exemple type
de l’humiliation érigée en outil diplomatique. PHOTO AFP
connivence », qui se joue entre des
États à la fois puissants et comparables dans des enceintes diplomatiques fonctionnant comme des
« clubs » : Conseil de sécurité des Nations unies, G8, G20… Ayant averti
il y a longtemps que ces clubs ont
de moins en moins de prise sur la
résolution des crises, Badie détaille
les moyens directs ou indirects par
lesquels les « humiliés » s’invitent
dans le concert international en
usant de stratégies non conventionnelles et pourtant efficaces :
l’Iran et sa gestion du nucléaire est
l’exemple type de l’humiliation éri-
gée en outil diplomatique. Bien
sûr, il y a danger, puisque les provocations et les dérapages ne sont jamais loin. Mais, pour l’auteur, la
froide diplomatie westphalienne
des vieux États-nations n’est plus,
qu’on le veuille ou non, adaptée
aux temps plus incandescents de
la mondialisation, avec ses acteurs
nouveaux – ou de retour, telle la
Russie poutinienne – qui bouleversent les schémas établis.
Christophe Lucet
« Le Temps des humiliés », de Bertrand
Badie, éd. Odile Jacob, 256 p., 24,90 €.