Le fiLm arabe dans L`urgence du renouveau

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Le fiLm arabe dans L`urgence du renouveau
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Le film arabe dans
l’urgence du renouveau
Dans
la
foulée
des
révoltes,
une
vague
de
films
issus
du
monde
arabe
s’est
abattue
sur
les
festivals
internationaux.
Par Philippine de Clermont Tonnerre
P
our la première fois depuis 1947, l’Egypte
et le Yémen prendront part cette année à la
course aux Oscars. The Square, de la réalisatrice égypto-américaine Jehane Noujaim et
Karama Has No Walls, de l’écossaise d’origine yéménite Sara Ishaq ont été sélectionnés dans la
catégorie meilleur film documentaire. Ces deux longs
métrages retracent l’épopée des manifestants de deux
révolutions, l’une ayant eu lieu place Tahrir au Caire,
l’autre sur le rond-point de la Perle à Sanaa. Un troisième projet issu du monde arabe, Omar, du Palestinien
Hany Abu Assad est également en lice dans la catégorie
meilleur film en langue étrangère. Le long métrage avait
déjà remporté le prix spécial de la section « Un certain
regard » à Cannes en 2013.
U n é l a n d o p é pa r l e s r é v o l t e s
Depuis quelques années les filmographies arabes ont
gagné en visibilité dans les festivals internationaux, une
importante production cinématographique ayant accompagné ce que l’on appelle communément les « Printemps arabes ». Dès 2011, quelques mois après la chute
des dictateurs Zeinedine Ben Ali et Hosni Moubarak,
des films tournés dans l’urgence des révolutions tunisienne et égyptienne débarquaient à Cannes. « Il y a
une tendance qui consiste à penser que les révolutions
ont créé des cinéastes, note Jad Abi-Khalil, directeur du
programme DOCmed au sein de l’association Beirut DC.
« Or ces gens étaient là depuis longtemps, on les croisait, on les avait identifié, on avait vu leur travail ». « Le
changement a commencé il y a environ quinze ans. Une
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Il y a eu un engouement soudain pour
le cinéma arabe comme ce fut le cas
il y a dix ans pour l’Amérique du sud
nouvelle génération de réalisateurs arabes est arrivée
sur le terrain avec un regard différent. Grâce aux nouvelles technologies, au digital, beaucoup ont commencé
à prendre librement leur caméra et à faire des films avec
pas grand-chose », explique-t-il. L’émergence de festivals régionaux, tout comme le développement de fonds
de financements arabes, sont venus accompagner ce
renouveau. Les rendez-vous de Doha, Abu Dhabi mais
surtout de Dubaï, où se tient chaque année le Festival
du Film international, ont permis aux réalisateurs de
la région de gagner en indépendance par rapport aux
productions occidentales.
Mais cela ne fait aucun doute ; les révolutions ont apporté
un second souffle à l’industrie cinématographique de
ces pays, ne serait-ce que par la formidable exposition
médiatique qu’elles ont suscitées.
« Il y a eu un engouement soudain pour le cinéma arabe
comme ce fut le cas il y a dix ans pour l’Amérique du
sud », souligne Jad Abi-Khalil.
la femme a inspiré nombre de scénarios (...)
les femmes cinéastes occupant désormais
une plus grande place dans le métier
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Tour nés sur le vif
Dans des pays comme la Tunisie, les soulèvements populaires ont permis de mettre fin à des années de censure
qui pesaient lourd sur les cinéastes. Cette libération de la
parole a donné naissance à des films soucieux avant tout
de rendre compte d’une réalité sur le terrain, comme
Plus jamais peur du tunisien Mourad Ben Cheikh réalisé en Tunisie au moment de la révolution. En Syrie,
des projets tournés dans la clandestinité ont alimenté ce
cinéma de l’urgence, empreint de militantisme, à l’instar du court-métrage Nights chants Morning Fears de
Roula Ladqani et Salma Aldairy ou encore de Retour à
Homs, premier long-métrage du réalisateur syrien Talal
Derki, diffusé en avant-première lors du Festival International du Film Documentaire d’Amsterdam. Tourné
en secret, il retrace le parcours de deux activistes de la
Révolution syrienne. « Quand on est à l’intérieur de la
tourmente, il est difficile d’avoir du recul et de vraiment faire du cinéma. C’est surtout une façon de survivre, de prendre la caméra et de tourner », reconnaît
Jad Abi-Khalil. Ce foisonnement de films tournés sur le
vif des évènements a fait exploser le genre du documentaire. Les fictions, quant à elles, se déroulent souvent
sur fond d’actualité. Après la bataille, de Yousry Nasrallah, revient sur un épisode marquant de la révolution
égyptienne, celui de la bataille des chameaux. Le film
mélange fiction et réalité, en insérant des images tournées place Tahrir au moment même des évènements. Il
met en scène deux personnages, aux antipodes sur le
plan social, une jeune cairote aisée et un égyptien de
la campagne, mais qui se retrouvent dans leurs aspirations pour une société plus juste et égalitaire. Le long
métrage résume ainsi les contradictions de la société
égyptienne : l’impossibilité de concilier deux mondes et
un puissant désir de changement.
D e s t h è m e s s p é c i f i q u e s ma i s
pa s d e l a n g a g e p r o p r e
Qu’ils soient algériens, marocains, tunisiens ou palestiniens, les cinéastes de la région sont de plus en plus
nombreux à brosser le portrait de leur société. Certains
thèmes reviennent de façon récurrente dans leurs productions : inégalités sociales, religion, interdits moraux,
condition féminine.
La femme a inspiré nombre de scenarios dont certains ne
manquent pas d’originalité. « Ce thème est très présent
dans les cinémas algérien, égyptien, syrien ou palestinien, les femmes cinéastes occupant désormais une plus
grande place dans le métier », affirme Jad Abi Khalil.
Par exemple, Boxe avec elle des réalisateurs tunisiens
Latifa Doghri et Salem Trabelsi raconte la lutte quotidienne de Tunisiennes pour défendre leur droit de pratiquer la boxe. Sur un autre registre, Wadjda, meilleur
film de l’année à Dubaï, de la Saoudienne Haifa el Mansour parle d’une petite fille prête à tout pour s’acheter
une bicyclette dans un pays ou ce passe-temps est réservé
aux hommes.
Mais un élément majeur manque à ce nouveau cinéma
arabe : un langage unique, propre. « En Egypte, on
trouve des scénarios fabuleux mais dès qu’on passe à
l’image, on sent un parfum européen. Notre culture est
très orale contrairement par exemple aux Iraniens qui
ont une longue tradition visuelle », note Jad Abi-Khalil.
« Par ailleurs, le cinéma d’auteur fait face à une insuffisance en termes de débouchés professionnels et de formation », ajoute le directeur du programme DOCmed.
Pour prendre complètement son envol, l’industrie cinématographique aura aussi besoin que chaque pays mette
en place de véritables stratégies culturelles. Celles-ci font
encore cruellement défaut dans la région. |