Vis-à-vie, volume 8, no. 1, 1998

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Vis-à-vie, volume 8, no. 1, 1998
Vis-à-vie, volume 8, no. 1, 1998
Pourquoi une Semaine provinciale de prévention du suicide ?
par Lucie Charbonneau et Nathalie Proulx
Lorsqu'on met sur pied une activité d'envergure ayant pour but de contribuer à prévenir une
problématique aussi complexe que le suicide, c'est qu'on dispose de suffisamment de
connaissances pour orienter notre démarche. Si nous demandions à chacun des promoteurs de la
Semaine de nous dire pourquoi il croit en l'importance de participer lors de cette semaine, nous
obtiendrions certainement plusieurs types de réponses.
En tant que coordonnatrices (l'une de nous étant l'actuelle coordonnatrice et l'autre, l'ancienne et la
future!) de la Semaine, nous avons voulu réfléchir à cette question. Nous nous permettons donc de
vous livrer ici notre réponse.
La Semaine provinciale de prévention du suicide se veut une grande campagne de sensibilisation
et d'information du grand public. Pourquoi nous donnons-nous tant de mal pour faire entendre
notre message au plus grand nombre possible de personnes? Qu'est-ce qui nous permet de croire
que cela en vaut la peine?
D'abord nous croyons qu'il importe de retourner de temps à autre, aux définitions du suicide
qu'ont pu donner divers théoriciens et praticiens. Ce sont ces définitions, les tentatives
d'explications du phénomène qui en découlent ainsi que les théories sur les interventions
appropriées, toujours selon la perception que l'on a de la problématique, qui guident nos actions.
Prenons Edwin S. Shneidman, suicidologue et thanatologiste américain , fondateur de
l'Association Américaine de Suicidologie ayant, entre autres, co-dirigé le Centre de prévention du
suicide de Los Angeles.
Shneidman a contribué de façon très significative à l'avancement des connaissances en
suicidologie. Il s'est demandé quelles sont les caractéristiques communes aux personnes suicidées
ou en crise suicidaire. En se référant aux travaux de ses prédécesseurs, notamment Murray, il a
énoncé dix de ces caractéristiques.
Caractéristique 1
Le stimulus commun du suicide est une douleur psychologique intolérable.
Ce que recherche la personne suicidaire est de fuir une douleur, une émotion, une angoisse jugée
intolérable. Aucun suicide ne naît de la joie. Intervention : pour désamorcer le processus suicidaire,
il faut faire diminuer le niveau de souffrance, souvent juste un petit peu, pour que la personne
choisisse de vivre.
Caractéristique 2
Le stresseur commun du suicide provient de besoins psychologiques non-satisfaits.
Les actions humaines visent généralement à combler divers besoins. Le suicide est une réaction à
des besoins non-satisfaits à un niveau symbolique. Intervention : mettre le focus sur les besoins
contrariés afin que l'inconfort psychologique de la personne suicidaire diminue.
Caractéristique 3
L'intention commune au suicide est de chercher une solution
Le suicide n'est pas un acte fortuit. C'est une façon de solutionner un problème, un dilemme, une
difficulté, une crise. Le suicide se présente comme la meilleure solution possible pour régler la
situation dans laquelle la personne suicidaire se trouve.
Intervention : Explorer le problème perçu afin de dégager d'autres pistes de solution.
Caractéristique 4
Le but commun au suicide est la cessation de la conscience
La personne suicidaire ne cherche pas tant la mort que la cessation complète et totale de la
conscience d'une douleur intolérable. À partir du moment où la personne entrevoit la possibilité de
faire cesser la douleur en stoppant sa conscience (donc en provoquant sa mort), le processus
suicidaire est enclenché. Intervention : Soutenir la personne de façon concrète afin de faire baisser
son niveau de souffrance.
Caractéristique 5
L'émotion commune au suicide est le désespoir et le manque de soutien
La personne suicidaire sent que la seule chose qu'elle puisse faire est de se suicider et que
personne ne peut l'aider. La solitude et l'isolement accompagnent souvent le désespoir et le
manque de soutien. La personne se sent rejetée, abandonnée, coupée de toute vie affective.
Intervention : Aider la personne à vaincre sa solitude. Souvent une personne prête à mourir
choisira la vie si les choses s'améliorent un tout petit peu.
Caractéristique 6
L'attitude intérieure face au suicide est l'ambivalence
Contrairement à la logique binaire d'Aristote, Freud a mis en lumière que l'être humain peut à la
fois être A et non-A, il peut aimer et haïr la même personne, etc.. Cette ambivalence se retrouve
chez toute personne suicidaire : elle veut à la fois vivre et mourir.
Intervention : Chercher et mettre en lumière le côté de la personne qui veut vivre.
Caractéristique 7
L'état cognitif commun au suicide est la constriction
Pour Shneidman le suicide peut être compris comme une constriction psychologique temporaire
de l'affect et de l'intellect. La personne voit la réalité comme à travers un tunnel. Elle perçoit
beaucoup moins d'options face à sa vie qu'une personne non-suicidaire. Bref, comme le souligne
Shneidman, la personne a une vision si étroite de la réalité qu'elle n'est pas en mesure de faire un
choix aussi important que de se donner la mort. Il suggère : "Never kill yourself when you are
suicidal" (1985, p. 139).
Intervention : Travailler au niveau du raisonnement, des cognitions afin d'élargir le tunnel.
Caractéristique 8
L'acte interpersonnel commun au suicide est la communication de l'intention
Les personnes qui tentent ou complètent un suicide communiquent consciemment ou non leur
intention de se donner la mort. Ils émettent dans 80% des cas de suicides complétés des signaux
indiquant leur détresse et leur désespoir, leur besoin d'aide. Ces signaux peuvent être verbaux ou
comportementaux.
Intervention : Être attentif aux signes que la personne donne afin d'agir rapidement. En parler
directement en cas de doute.
Caractéristique 9
L'action commune face au suicide est l'égression, la fuite
L'égression se présente comme la fuite d'une personne face à sa détresse. Le suicide apparaît
comme l'ultime égression à côté de laquelle une démission, une désertion, une fugue, un divorce
ou l'enrôlement dans la Légion étrangère semble peu de chose. Murray note que l'égression peut
également être partielle quand une personne quitte son pays ou renonce à sa culture ou à ses
amours : c'est la mort d'une partie du Moi.
Intervention : faire diminuer le niveau de souffrance de la personne.
Caractéristique 10
La constance commune au suicide se trouve dans les mécanismes d'adaptation à long terme.
Les personnes qui ont une longue agonie présentent peu de changements au niveau de leur
personnalité : elles restent les mêmes. Il en va ainsi pour les personnes en processus suicidaire.
Tout au long de leur vie, les individus utilisent les mêmes mécanismes d'adaptation pour faire face
à leurs problèmes. En examinant la résolution d'une crise dans le passé, on peut prédire comment
d'autres crises seront résolues.
Intervention : pour Shneidman et ce, malgré la grande imprévisibilité de la vie, certains aspects de
la personne sont potentiellement prévisibles. Ainsi le suicide n'est pas totalement aléatoire et il
s'agit là de notre atout majeur pour la prévention.
Ça vous dit quelque chose?
Soutenir la personne de façon concrète afin de faire baisser son niveau de souffrance. Aider la
personne à vaincre sa solitude ; c'est la première raison pour laquelle nous croyons en l'importance
de la sensibilisation du grand public. La Semaine est une occasion de convaincre les gens de
porter attention les uns aux autres et de briser l'isolement. Ce faisant, il est possible qu'on puisse
détecter les signes que la personne donne afin d'agir rapidement. En parler directement en cas de
doute. Une fois que le contact est établi entre deux individus, c'est la règle numéro 1! Et c'est aussi
ce qui fait le plus peur aux gens : comment aborder une telle question? Que faut-il dire et que
faut-il faire? Si je me sens impuissant, où puis-je m'adresser pour savoir quoi faire? Ces questions
demeurent, année après année, il est donc encore tout à fait d'actualité de continuer à y répondre,
sur tous les tons et par des moyens divers afin d'être entendu et compris.
Nous savons qu'un contact humain chaleureux, attentionné peut faire diminuer le niveau de
souffrance.Il devient alors possible d'explorer le problème perçu afin de dégager d'autres pistes de
solution, chercher et mettre en lumière le côté de la personne qui veut vivre et travailler au niveau
du raisonnement, des cognitions afin d'élargir le tunnel. Ces interventions possibles identifiées par
Shneidman en lien avec les caractéristiques qu'il a élaborées peuvent s'appliquer non seulement
dans le cadre d'une relation d'aide formelle, mais aussi entre un parent et son enfant, deux
collègues, deux cousines, des amis.
C'est donc pour sensibiliser chacun au rôle qu'il peut jouer, et aussi réduire le sentiment
d'impuissance en informant sur les interventions possibles ainsi que sur l'aide disponible que la
Semaine provinciale de prévention du suicide a été mise sur pied. On veut surtout rassurer les gens
: c'est possible d'aider, c'est aussi possible d'être soutenu adéquatement et efficacement, qu'il
s'agisse de la personne suicidaire elle-même ou de ses proches.
C'est pour cela que nous sommes des centaines au Québec à nous impliquer lors de la Semaine.
Parce que nous savons, grâce aux connaissances que nous ont fourni au cours des années des
chercheurs comme Shneidman que c'est possible d'agir pour prévenir le suicide ... alors on passe
le mot!
Lucie Charbonneau et Nathalie Proulx
Association québécoise de suicidologie
Courriel : [email protected]
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