Laissez toute espérance…

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Laissez toute espérance…
LAISSEZ TOUTE ESPÉRANCE…
Première partie
Chant I à Chant XVIII
Tenter de raconter une époque qui accumule folies sur folies,
plébiscitées par ceux-là mêmes qui les subissent, est automatiquement source d’incompréhensions multiples et conflictuelles.
Pour accomplir cette tâche ingrate, l’auteur s’est fait aider par
quelques contempteurs célèbres (que les lecteurs reconnaîtront
sans doute) qui furent ses indispensables et joyeux compagnons de
route et de pensée. Il leur dédie ce « Livre Premier » avec toute sa
reconnaissance.
Sont également convoqués nombre d’écrivains et poètes dont les
voix et présences ont été capitales à la rédaction de cette
« Comédie ». Ils apparaissent, selon les nécessités, nommément
dans tout l’éclat de leur génie ou transposés et cachés dans le texte.
Ce choix de citations et de références se rapporte à une phrase de
Guy Debord : « Je devrai faire un assez grand emploi des citations.
Jamais, je crois, pour donner de l’autorité à une quelconque
démonstration ; seulement pour faire sentir de quoi auront été tissés en profondeur cette aventure, et moi-même. »
Pour épicer le sombre constat de ce que devient notre époque où
le plus grand crime est de « discriminer », c’est-à-dire oser affirmer
que l’égalité de toutes choses imposée par l’Empire du Bien est un
leurre et rappeler que le moindre acte de pensée est discriminatoire, le texte est parsemé de touches pimentées d’humour qui seront
prises, ou non, comme telles selon le degré de « collaboration » du
lecteur avec l’époque en question.
Dante Alighieri a fourni la trame sur laquelle tout le texte repose. Le lecteur « dantologue » goûtera les modes de transpositions
finement tressés pour respecter l’agencement de la descente en
Enfer d’il sommo poeta, tandis que ceux, moins férus de l’œuvre du
grand poète italien pourront toutefois apprécier ce voyage dans les
fuligineux cercles de l’Enfer moderne du XXIe siècle et, peut-être,
prendre goût de lire ou relire la Divine Comédie.
Par moi on va dans la cité dolente…
…vous qui entrez, laissez toute espérance !
Laissez toute espérance… Chant I
CHANT I -
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VESTIBULE
Elle est si amère que mort l’est à peine plus
Mais pour parler du bien que j’y trouvai
Je dirai des autres choses que j’y ai vues.
Au milieu du chemin de sa vie, Daniel Dantin se trouva
dans des ténèbres inextricables. Sa voie droite était perdue et
son errance irrémédiable, car le monde s’était détaché de lui,
et lui du monde.
À la retraite depuis quelques jours, il voyait sa longue carrière de policier prendre fin au moment où les Parisiens s’enivraient des festivités d’Halloween, sépulcrales kermesses plébiscitées et encensées par les diverses autorités parisiennes.
Pour Dantin, tout était pour le pire dans le pire des mondes
possibles.
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Lecteur enhardi et bientôt féroce comme ce que tu vas lire,
il me faut maintenant, pour toi, planter longuement le triste
décor dans lequel notre héros va accomplir son ultime voyage à travers les neuf cercles de l’Enfer qu’est devenu son univers ! Il me faut le raconter avec moult détails, ce monde
moderno-positif (ce monderne, comme le nommerait bientôt
Daniel Dantin) qui, tel le Joker, d’un rasoir acéré s’est ouvert
les chairs aux commissures de ses lèvres de progrès et de fraternité afin d’exhiber, en tous lieux, son horrible et fallacieux
sourire moderniste.
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Il n’y a pas à se désespérer de voir la fin d’une ville, d’une
culture, d’une civilisation, car tout ce qui existe, soit par nature, par accident ou créé par l’homme, doit disparaître un jour.
On ne peut donc que se réjouir d’avoir eu la chance de vivre
au moment de leur effondrement et d’y avoir assisté ; et plus
encore, de s’être trouvé placé sur le devant de la scène quand
elles ont brillé pour la dernière fois d’un feu intense.
En cette fin d’année 2017, le vieux Parisien des années
soixante avait ainsi vu l’anéantissement de son beau Paris,
redécoupé dès 2016 en quatre zones excentriques appelées
Paris-I, Paris-II, Paris-III et Paris IV, noms attribués selon
leur éloignement de Notre-Dame et des catégories de populations qui y résidaient. La civilisation et l’Humanité dont ce
Parisien était l’un des éléments, jusqu’à leur transformation en
délires onirico-festifs, se délitaient jour après jour sous ses
yeux. L’environnement naturel, social, affectif, sexuel, artistique, moral, religieux et les autres avaient été remodelés en
bulle uniforme et transparente, sans solution de continuité,
dans laquelle l’éco-citoyen, branché incessamment à tous ses
sens par les réseaux de pseudo-communication, était mis en
somnolence. Seuls lui restaient, savamment injectés et contrôlés par les différentes formes de pouvoir, le désir de consommation des innombrables pacotilles exhibées partout —qu’il
faisait fabriquer en des pays qu’il ruinait davantage, jour après
jour, pour les obtenir à des tarifs toujours plus bas— et celui
de nuire quotidiennement à son prochain. Tout cela en festivisant, en infantilisant son présent devenu le Bien auto-proclamé de l’époque et, surtout, en interdisant toute critique
objective sur ce dernier. Cette infantilisation, cette dérespon-
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sabilisation des i n d ividus scellaient la tro u ble collusion installée entre les dirigeants et les dirigés, aux dépens des seconds.
Les maîtres de la marchandise avaient parfaitement su
détourner à leur profit une des pensées de Pascal : La nature
humaine est malheureuse en tous états. Ses désirs figurent un état heureux
parce qu'ils joignent à l'état où ils sont, les plaisirs qu’ils n’ont pas ; et
quand ils obtiennent ces plaisirs, ils ne sont pas plus heureux pour cela,
parce qu’ils créent d'autres désirs conformes à ce nouvel état.
Tout ce qui avait représenté la glorieuse nature du peuple
Français pendant huit siècles avait été détruit en quarante
années par le monde prétendument moderne après que son
Histoire, sa Morale, sa Pensée, sa Religion, sa Culture enfin,
furent laminées par une dévotion en un modernisme marchand, une foi en un obsessionnel égalitarisme et une transformation de la vie réelle en vie-rtuelle et par l’éradication programmée des restes de civilisation chrétienne. La volonté
d’imposer une hypocrite fraternité universelle communiquant
et, surtout, commerçant dans la langue d’un néo-Shakespeare
europhile bluté au SMS, prouvaient que le désastre avait déjà
eu lieu.
Le développement croissant de la mixité des catégories ethniques, sociales, religieuses et civilisationnelles avait eu pour
buts et pour effets, essentiels pour cette société économicomoderne, outre de créer puis de satisfaire la demande sans
cesse renouvelée de consommation d’objets dont le choix
était de plus en plus restreint, de supprimer toute pensée
révolutionnaire. Tout esprit un peu éclairé sait très bien qu’aucune révolution ne fut jamais faite par des gens qui en la faisant se retrouvèrent socialement plus élevés que s’ils s’en fussent abstenus. Et cette population hétérogène était parfaitement conditionnée pour ne rêver que d’« élévation sociale ».
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Cette société en désintégration produisait ainsi le meilleur terreau pour intégrer ces masses désintégrées, bien plus avides
de pain et de joujoux techniques communicatoires que de
barricades élevées pour changer leurs vies.
Le « travail » ne résultait plus d’une demande ou d’un réel
besoin, mais de la poursuite irraisonnée d’une foi en la crois sance. La raison d’être de l’objet fabriqué et proclamé comme
indispensable à l’Homme moderne était décidée par ceux-là
mêmes qui le vendaient, indépendamment de son lieu de
fabrication et de la durée prévue de son obsolescence programmée. Celle-ci était d’ailleurs savamment calculée au mois
près, par des ingénieurs qui eussent tout aussi facilement
rendu l’objet fiable et inusable si l’économie, leur maître, l’eût
souhaité.
Propagé par la fratrie médiatique, ce mode de vie était parfaitement « entendu » par cette nouvelle population-corbeau
qui, bernée par le renard moderniste de l’avoir, avait laissé
choir l’être en ouvrant grand la gueule ; et au contraire de la
fable, on l’y prend encore quotidiennement !
L’ingérence de l’économie dans la politique avait atteint un
point qui condamnait à jamais les tentatives entreprises par
l’État en faveur des populations nécessiteuses, si cette idée
saugrenue lui fût venue ! Toute mesure politique ou sociale
proposée par un élu qui n’apportait pas un profit immédiat
était rejetée. Les notions de durée, d’Histoire, de mémoire avaient
été bannies de la pensée politique, créant ainsi les conditions
idéales pour voir se développer à un niveau jamais atteint, le
mensonge, la prévarication, la concussion et autres malversations notoires qui augmentaient encore le pouvoir des dirigeants et accéléraient impunément leur enrichissement ; où la
guêpe a passé, le moucheron demeure. Le silence des masses et leur
impossibilité d’agir réellement sur les gouvernants avaient fa i t
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que ceux-ci ne cachaient même plus leurs frauduleuses activités à ceux-là. La fo rce des lobby i n g, think-tanks, brain-box
(dont le plus secret et le plus dange reux s’appelait le « ParisNova ») et autres associations de lutte contre l’Individu, était
devenue irrépressible.
Il n’y avait plus aucun organe de presse qui perdît son temps
à dénoncer les vilenies des malfrats de l’État, car ces clameurs
de révolte se diluaient dans une accumulation insensée de banalités hissée au rang d’Information. On avait toutefois autorisé à
un heb d o m a d a i re satirique de révéler occasionnellement
quelques broutilles, quelques « affaires » sans conséquence, afin
de donner au peuple l’illusion d’une réelle liberté d’expression.
La totalité de la presse écrite et audiovisuelle ro n ronnait tranquillement, ou s’agitait subitement selon les ord res reçus, lénifiée par le pouvoir de l’argent et grassement nourrie par les
gueltes qu’elle percevait de ses maîtres.
Ce pouvoir de l’argent et l’argent du pouvoir appartenait
depuis des années aux mêmes mains sales. En cerise sur le
gâteau avarié de l’économie marchande, les pays de la NFE
(Nouvelle Fédération Européenne) s’étaient accordés pour
que dès janvier 2017, les images imprimées sur les billets de
banque ne fussent plus que des portraits de stars du cinéma,
de célébrités footballistiques ou des représentations de
constructions modernistes.
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Dantin gravissait lentement les escaliers de son immeuble, marche par
marche, comme s’il accomplissait un chemin de croix, mais nulle sainte
Véronique n’était sur son passage à la sixième station pour lui essuyer
le visage. Il venait de rentrer, pour la dernière fois, du commissariat du
18e arrondissement.
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L’État avait sacrifié l’enseignement secondaire général
humaniste au profit d’un enseignement spécialisé adapté à la
seule gestion de l’économie où un anglais basique occupait la
majeure partie des heures de cours. L’Histoire, le Français, les
matières littéraires et artistiques avaient été optionnalisées, car
leurs contenus, même simplifiés, se révélaient devenus trop
contraignants et trop difficiles à assimiler pour la nouvelle
génération de collégiens élevés à l’Internet IV, au tablanet et à
la TVNet, le récent avatar de l’antique télévision. On avait remplacé ces matières culturelles par du sport, des activités
ludiques, de la récréation afin d’occuper autant que possible
ces jeunes dont les possibilités d’accéder à un métier agréable
à exercer, intéressant et bien rémunéré, étaient quasi nulles.
La vraie Culture, non rentable pour l’industrie, avait disparu de l’enseignement général depuis déjà quelques années et
avait même déserté les sphères des classes dites « aisées ».
La plupart des grands patrons et dirigeants étaient devenus
des ignares et ils clamaient, sans la moindre vergogne, leur
mépris envers eux qui avaient encore foi en l’ancestrale culture européenne. Le monderne, n’avait pas plus besoin de Culture
que la Révolution, selon une réplique apocryphe, n’avait eu
besoin de Lavoisier.
Dans tous les établissements scolaires, les élèves étaient formatés au combat pour l’argent, à l’écrasement de l’autre, à la
course au pouvoir, à ce que Jean-Claude Foucard, analyste
aigu du monde moderne, avait nommé l’ego-isthme. Au primaire et au secondaire, le Savoir avait été remplacé par la pédagogie des groupes, la team-work, car il fallait enseigner le plus
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tôt possible aux enfants « non sexués » à travailler en groupe (en équipe), à parler en groupe, à penser en groupe afin de
les insérer rapidement dans les structures de groupe de l’économie de groupe, dans la vie en groupe. Par le dialogue imposé avec leurs professeurs, les jeunes scolarisés participaient à
quantité égale à leur enseignement et les enseignants voyaient
disparaître, jour après jour, leur fonction de transmetteur de
savoir aux dépens de celle « d’animateur scolaire ». La modernisation des pratiques pédagogiques ne consistait plus qu’à
simplifier les matières et à augmenter la quantité d’options
pour créer une espèce de zapping intellectuel afin de coller le
plus possible à l’univers familier des enfants, c’est-à-dire faire
en sorte qu’il y ait de moins en moins de différences, pour
l’élève, entre ses demi-journées à l’école et le reste de sa vie
devant la TVNet.
Les familles modestes, étouffées par des conditions d’existence toujours plus astreignantes, en étaient arrivées à déléguer l’éducation morale et sociale de leurs progénitures aux
enseignants (eux-mêmes déjà désespérés par un mode de travail sans cesse dégradé pour des raisons économiques), à la
TVNet, aux livres ou aux sites internet spécialisés. Le vocabulaire courant était chaque jour simplifié et sa quantité de mots
se voyait réduite drastiquement de manière à ne répondre
qu’aux besoins élémentaires d’échanges banals ou commerciaux. Des anglicismes, toujours plus nombreux, envahissaient l’espace du langage afin de satisfaire ceux qui croyaient
naïvement en la toute puissante civilisation américano-mondiale.
Les publicistes les employaient dans toute situation où ils
pouvaient les glisser et les abandonner comme des laissés
d’animaux, traces d’un pseudo-modernisme dont l’efficacité
en matière de ventes était avérée. La moindre miette de
déchet alimentaire ou technique, le moindre nouveau métier
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à la solde du monderne avait une appellation anglicisée : meatbox, fruit-délices, slat-fich, breiz-butter, tortellimint, Xphone, touchscreeny, team-inspector, sport-mentor, new-system, muscles-modeling,
training-book, bScreen, tech-teach, creative technology, etc.
Les relations entre les humains avaient été radicalement
transformées depuis une décennie avec l’arrivée des nouveaux réseaux Internet III et IV et du cybermonde enchanté
qu’ils avaient créé. Le langage relationnel, les comportements,
les sentiments étaient dictés, modelés, par les grands réseaux
rela-sociaux. Facebook se battait pour retrouver la place dominante qu’il avait eue dans les premières années du XXIe
siècle. Yourlife comptabilisait maintenant 1,5 milliard d’abonnés et Worldface menait la course avec ses trois milliards de
connectés par jour. Les innombrables bornes WiXFi et les
systèmes Satelphone installés dans toutes les grandes avenues
des grandes villes de ce grand monde permettaient aux passants d’être connectés en permanence, à très haut débit, soit
avec leurs PINS (Portable Independant Network System) soit
directement à partir des puces intégrées dans leurs membres
(les BIMP, Body Implanted Micro Processor) et de lire instantanément leurs worldwall, worldmails, worldnews…
L’ e ffet principal de cette accumulation de bornes
Internet IV, outre l’augmentation d’émission d’ondes magnétiques dans les grandes agglomérations, ondes évidemment
« inoffensives » selon Eurocom, était que les simples échanges
de paroles entre citadins devenaient quasi inexistants. Les
regards et l’attention des humains se portaient en permanence vers leurs systèmes Internet ou, pour les plus jeunes, vers
leurs appareils miniatures d’écoute de musique. L’isolement
des hommes par l’industrie de la communication, sous trompeuse apparence de partage utile, était arrivé à sa triste et ironique perfection : transformer cette communication en son
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essence même, en en supprimant tout message.
Les hommes, en se déplaçant à pied, en voiture, en vidéolib, ou en patinette à moteur, ne cessaient jamais de s’adresser
à des dizaines d’interlocuteurs virtuels pour raconter des événements capitaux dont la transmission, solitaire et à haute voix
quelque soit le lieu, ne souffrait aucun délai. Le soliloque
déclamé pedibus cum jambis avait remplacé le rire comme
« propre de l’Homme ». L’humain abandonnait son langage
comme un serpent son exuvie et se délitait, contraint par
l’économie, dans une espèce d’animalitéchnique.
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Dantin regarda négligemment son divan. Il se demanda s’il allait s’y
jeter ou non. Pendant un moment, il éprouva le terrible vertige de ne pas
savoir quoi faire de l’instant présent. Allait-il connaître l’ennui ? Non
pas celui, léger, quotidien, insouciant, tépide, que chacun ressent plusieurs
fois par jour, mais l’effrayant, l’indicible, l’ontologique, l’insupportable
ennui de vivre.
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Le passage à l’Euro, imposé par les États marchands contre
la volonté des peuples, avait ruiné ou mis en difficulté financière une grande partie des populations. Le naufrage de la
Grèce fin 2015, celui de l’Espagne en 2016 et de l’Angleterre
peu après, et leur renflouage in extremis au prix d’autres
emprunts toujours impossibles à rembourser, avaient appauvri davantage ceux qui avaient cru aux bienfaits d’une Europe
économique et qui avaient voté pour elle, tandis que celle-ci,
en retour, les avait europaupérisés.
Le niveau de vie des Français modestes avait considérable-
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ment baissé, mais l’État leur avait judicieusement laissé juste
de quoi acheter un peu de nourriture et des grandes télés
Made in China où ils pouvaient, pour se consoler de leur indigence, contempler les riches, toujours plus nombreux et toujours plus riches, se pavaner en des sphères inaccessibles. À
tous ces nouveaux pauvres, on offrait ainsi la liberté de rêver
de cette autre vie, étalée incessamment au travers des écrans,
en leur laissant espérer gagner l’un des merveilleux prix que
La Française des Jeux leur proposait comme sas d’entrée.
L’autre possibilité de s’extraire de la misère était qu’ils
devinssent « star du football ». Taper du pied dans une outre
de cuir remplie d’air était devenu l’activité la mieux rémunérée du monde. Il y avait pléthore de candidats, car cela nécessitait nettement moins d’études que pour devenir historien,
musicien ou scientifique, mais les élus étaient très rares. Les
jeunes qui restaient quelques années au FFFFFF (Forum de
Formation de la Fédération des Fils du Football Français) —
avec pour but, à peine avoué, plus de s’enrichir rapidement
que de servir la cause sportive française (mais restait-il une
cause sportive française ?)— devaient supporter la forte
concurrence des autres écoles européennes. Tout au plus, ces
années passées dans ce centre de formation permettaient
d’occuper des jeunes en inappétence scolaire et de leur éviter,
plus ou moins rapidement, de s’enrôler dans les bandes de
délinquants de Paris-III et Paris-IV. Ceux qui passaient avec
succès les épreuves de fin d’apprentissage footballistique
avaient toutes les chances d’être embauchés par les innombrables clubs qui proliféraient maintenant partout, tant les
bénéfices générés par le spectacle du football étaient importants ; et peut-être ces « élus » finiraient-ils par devenir des
stars des stades.
La majorité des équipes nationales des pays de la NFE avait
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été achetée par des magnats du pétrole ou autres milliardaires
orientaux, suivant en cela l’exemple du PSG acquis par le
Qatar en 2011. Les sommes dépensées par les « grands
clubs » pour les transferts de tel ou tel joueur étaient arrivées
à des quantités tellement irrationnelles que les citoyens ne
s’en indignaient même plus. Football ou autre, il avait bien
fallu admettre que dans ce monde, l’argent n’était pas fait
pour être équitablement distribué et que celui que les riches
avaient en trop, était partagé avec d’autres riches.
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Les rapports sociaux entre les personnes étaient maintenus
comme auparavant, mais à l’intérieur d’espaces toujours plus
surveillés où l’on avait pris soin de créer des zones d’agglutination socialo-mixées impropres à la naissance d’idées révolutionnaires. Et comment eussent-elles pu naître ces idées
factieuses en des logis où se nourrir, forniquer et regarder la
télé étaient les activités essentielles pour ces prolétaires qui
retrouvaient ainsi l’étymologie de leur condition ? La population était endormie par les médias de masse, par l’image d’une
mixité de masse bienheureuse, par le cinéma d’action, par le
tourisme de masse, par une prétendue liberté sexuelle de
masse, par le sport-spectacle de masse et par d’autres écrans
de fumée masse-modernistes éradicateurs de réflexion.
Le travail salarié, avec le somnambulisme qu’il nécessite
pour s’y adonner et celui qu’il génère pour s’en dégager le soir
venu, une fois rentré en de mornes habitations édifiées toujours plus loin des lieux où il se déroule, était l’un de ces calmants. Les prisons, bien que surchargées, gardaient toujours
quelque lieux pour les agités et les récalcitrants. Les autres
avaient signé de leur sang une captieuse cédule de cesser-le-
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feu avec cette société qui avait condescendu à leur laisser une
petite place en son sein rassurant et nourricier.
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Le commissaire revenait de la soirée organisée pour fêter son départ en
retraite. Daniel Dantin, qui avait pourtant beaucoup aimé festoyer dans
ses jeunes années, trouvait que tout cela était devenu maintenant parfai tement ennuyeux, car justement, cela ne cessait jamais. Il était toutefois
ravi du magnifique cadeau que lui avaient offert ses collègues : un MontBlanc Meisterstück 149 ! Il se servit un whisky et alluma sa télé.

Toute activité humaine pouvant être pratiquée coreligionnairement et dans le plus assourdissant vacarme possible se
voyait encouragée par les pouvoirs publics. Les populations
étaient invitées, sommées même, de participer toujours plus
collectivement à ces fêtes dont chaque jour, la « Une » d’un
grand quotidien stipendié vantait les mérites citoyens ! Dans ce
domaine, le grotesque des inventions n’avait plus aucune limite et les anglicismes, encore eux, jouissaient d’y fourmiller.
L’inénarrable « Fête de la Musique », imposée jadis par un
sinistre ministre de triste mémoire, avait engendré des rejetons comme la Drum-Musday, la Zic-Day, la Sound-Days, la RapTime, la Technothing-else, la Week-Note, la Dream-Rave, la Nuit de
la Note ! L’agence de publicité « Modern-Style » avait touché
deux millions d’euros de la Mairie de Paris-I pour la création
de quelques-unes de ces ridicules appellations mondernistes ; le
directeur de l’agence était au mieux avec celui du nouveau
cabinet de pub de la Mairie.
L’État imposait aux communes le prêt de leurs terrains
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pour l’organisation de ces réunions festives et quand, parfois,
celles-ci se révoltaient contre cet abus (comme ce fut le cas
pour le Teknival de Vannes en 2006) et portaient plainte
contre lui, elles étaient automatiquement déboutées, mises au
ban et reléguées au terrible sort d’être nommé « communes
ringardes ». Depuis, les grandes métropoles ont obligation
d’organiser des street-parades annuelle devant réunir au moins
un million de participation-dancers, tel que l’initia Zurichlors de
l’été 2012 avec une poussive jouissance mathématique.
Le monde était devenu festivogène. Après la société du
spectacle, ce fut l’avènement de la « société du festacle » qui
éleva une génération pliée à ses lois avec la différence, non
négligeable, que cette « société du festacle », loin de susciter
une révolution comme le fit en son temps son illustre ancêtre,
s’était au contraire trouvée immédiatement approuvée par les
thuriféraires de l’abrutissement généralisé !

Ailleurs, dans de lointaines banlieues laissées pour compte
(Paris-III et Paris-IV, résidus du Grand-Paris désastreux des
années 2015), des jeunes désœuvrés, dont l’espoir de mener
une vie confortable s’étiolait jour après jour, rejoignaient les
hordes de barbares organisées à l’ancienne qui, avec grande
violence, guerroyaient inlassablement sous les yeux indolents
des forces de l’ordre qui faisaient occasionnellement semblant d’intervenir, filmées fort à propos par les caméras de la
télévision d’Étatt, ces brigades se contentaient d’enlever les
corps des victimes expiatoires, les petits matins venus.
Pour ces populations perdues en mal de place reconnue
dans la société et en désir frustré de participation à la GFC
(Grande Fête de la Consommation), dont le vrai nécessaire
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était devenu le pain, l’XPhone et l’écran moléculaire, la notion
de futur n’avait pas plus de sens qu’elle n’en a pour un enfant
de deux ans. Symptomatiquement, le seuil de l’âge d’acquisition de moralité s’élevait régulièrement, créant ainsi de jeunes
brutes toujours plus violentes, car toujours moins éduquées.
Les règlements de compte mortels entre bandes rivales qui
se disputaient, comme toujours, le partage de zones bien délimitées pour leurs pratiques illégales étaient un exutoire idéal
pour la reprise de la consommation post-bellum dans ces cités
ainsi que pour la régulation du nombre de ces « inadaptés ».
Parfois, à l’approche de période électorale, on laissait ces
guerres de gangs se déplacer en des quartiers plus bourgeois,
au-delà des remparts de béton hautement surveillés qui les
contenaient. Là, hors de leurs traditionnels champs de bataille
intra-muros, elles provoquaient, tel un trop-plein de tuyauterie
de toilettes, quelques fâcheux dégâts collatéraux sur des
populations habituées à une vie trop tranquille. Ces rixes sanglantes rappelaient aux classes aisées la présence d’un monde
réel qu’elles oubliaient régulièrement ainsi que l’existence de
l’ensemble de ses composants. Dès lors, télégéniquement filmée,
la répression policière, le « nettoyage », selon la formule du
Préfet Chaumières, pouvait s’exercer sous la bénédiction et
les applaudissements des habitants de ces quartiers naturellement bien pourvus en bons électeurs.
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Les citoyens ap p renaient quotidiennement les innombrables actes de traîtrise qui entachaient la vie des hommes
politiques qu’ils avaient élus. Adhérents de partis, sympathisants, camarades, amis, parents, ils étaient aspirés dans le
maelström de la traîtrise. Ils ne trahissaient pas tous, mais
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tous étaient trahis. La confiance était devenue un vocable à
obsolescence programmée. Chacun trahissait au plus vite son
congénère de peur d’être déjà trahi. Alors, en plus des
hommes, toutes les lois, les promesses, les paroles, les actions
politiques étaient vénéficiées à leur tour par cette gale. Et les
citoyens, désabusés, trahis à leur tour, votaient malgré tout
sans grand espoir de voir changer quoi que ce soit.

Dantin regarda deux épisodes d’un feuilleton américain policier ultraviolent dont il ne comprit pas grand-chose. Les saccades d’images collées
au hasard par le scénariste firent qu’à aucun moment il ne put fixer son
attention sur les histoires racontées, mais il se sentit soulagé d’avoir lais sé filer insensiblement deux heures de sa vie sans s’être occupé du mou vement des aiguilles de sa montre.

La science météorologique gardait jalousement une zone
d’ombre sur les réelles possibilités de sa complète connaissance et les scientifiques avaient laissé l’économie prendre une
large part de l’utilisation de cette lacune. La grande finance
avait estimé inutile d’engager une « force financière » à long
terme pour tenter de réguler les dérèglements climatiques liés
à la surabondance de dépense d’énergie et avait proclamé,
pour se justifier, que « le climat ayant déjà tant changé au
cours des siècles, cela s’arrangerait bien tout seul ». Avec ces
discours rebattus par des scientifiques télégéniques en blouse
blanche, plus personne ne s’étonnait de voir augmenter la fréquence et la violence des tempêtes, les pluies de grêle, ne s’inquiétait de constater la désagrégation de la vie des plantes, la
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disparition des insectes ou ne s’offusquait du déplacement
temporel des saisons.
Les voitures polluaient moins, mais on en produisait beaucoup plus, car chaque foyer devait en posséder au moins deux
si ses hôtes voulaient bénéficier des grandes surfaces pour y
acheter, à low cost, leur nourriture quotidienne et jouir d’un
minimum de considération sociale. L’achat répété et l’accumulation d’objets, plus ou moins polluants, consistaient en
l’un des nombreux moyens permettant d’échapper à l’exclusion discriminatrice de la sphère du monderne et tout, même de
voir devenir rare le bonheur de contempler la délicatesse
insigne d’un ciel céruléen, était préférable à ce dam.
La pollution avait considérablement augmenté à l’aune de
l’abandon de volontés prophylactiques ou curatives par les
politiques. Eau-air-terre, tout se dégradait. Afin de stimuler
chez la population une prise de conscience « économologique », une opaque terminologie à base d’eco avait été instaurée. Tout était éco : l’éco-carburant, les éco-productions, l’éco-partici pation, les éco-taxes, les éco-déchets, l’éco-nature, l’éco-sexe, bref, l’éconnerie ! On avait évidemment créé le néologisme d’éco-citoyen
afin de culpabiliser ceux qui ne se sentaient pas assez concernés par toutes les dégradations planétaires et qui ne se
contentaient que de trier leurs déchets dans les grands conteneurs multicolores que les Mairies avaient eu la bonté, écocitoyenne, de mettre à leur disposition. Un abécédaire illustré
des gestes éco-citoyens avait été édité par le ministère de l’ÉcoEnvironnement et des lois avaient été votées pour punir les
réfractaires ou ceux que l’on jugeait trop lents à les mettre en
action. Le ministère de l’Intérieur, lui, incitait les voisins à
dénoncer les voisins jugés bien peu éco-citoyens et la neighbordenunciation était devenue un banal acte d’éco-citoyenneté.
Et à ceux qui ne comprenaient plus les préfixes latins, on
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semait des miettes de français ou de simples adjectifs comme
le vocable durable. Le développement économique, que nul
état ne se serait laissé aller à ralentir, ou à questionner vraiment, devait être durable. Une femme politique en responsabilité du chantier du « Grand Paris » avait même eu, en 2012, le
culot d’accoler ce terme avec la ville qui en devenait ansi une
ville-durable. Cette formulation de développement durable, laissait
bien entendre que tout était soigneusement contrôlé pour
durer ainsi, c’est-à-dire continuer à tout détruire ad vitam æterrenam.
N’étant plus à un néologisme près, l’époque avait inventé la
durabilité d’un produit ! Ainsi, un vendeur de grande surface
vous expliquait que la « durabilité » d’une télé moléculaire 3D
était « égale à son quotient de fiabilité multiplié par la qualitativité de son inside-making » ! On voit immédiatement les nombreux avantages commerciaux que les fabricants de pacotille
pouvaient tirer de tels vocables !

Dantin éteignit sa télé, finit son verre de Lagavulin. Il s’allongea sur
le divan et regarda le plafond, sans bouger, jusqu’au moment où il s’en dormit.

Tandis que les villes étaient recouvertes d’un voile de grisaille, les campagnes avaient vu leurs terres envahies par toujours plus de plantations transgéniques et par toujours moins
de moyens légaux de s’en protéger. Les paysans et fermiers
disparaissaient les uns après les autres, effacés par les grandes
compagnies agro-alimentaires. Les champs et prés
Laissez toute espérance… Chant I
22
eux-mêmes s’évaporaient, remplacés par des lotissements où
s’entassait la pseudo-classe aisée, exilée des centres des
grandes cités.
Suivant cette imparable logique, la transformation des aliments en produits chimiques de plus en plus dangereux, car
produits en plus grande quantité dans des conditions toujours
pires et en des pays toujours moins renseignés, avait suivi son
cours jusqu’à ce qu’il devînt difficile de trouver une vraie
tomate, une vraie pomme, un poulet dont la viande avait
encore le goût de poulet ou simplement de viande ; ou même
un simple poulet à deux pattes.
Le résultat de cette alimentation frelatée était que la plupart
des maladies auto-immunes, loin d’être vaincues, augmentaient régulièrement ce qui permettait d’énormes économies
aux caisses de retraite. On surveillait avec attention, pour
cette raison, les avancées et les progrès de la recherche dont
ceux de la chimie bio-cellulaire, des technologies NBIC, du
séquençage ADN, les avancées du « transhumanisme », tout
ce qui avait permis la mise au point toute récente d’une nanomolécule (Em45z) qui ralentissait déjà la dégénérescence des
éco-citoyens.
À partir de février 2016, on vit pourtant les hôpitaux
accueillir en masse des malades atteints de la maladie de Porak
et Durante, forme sévère de l’ostéogenèse imparfaite appelée
communément « maladie des os de verre ». Bien peu de
commentateurs firent le lien entre le désastre atomique de
Nogent (en juin 2015), l’implantation à grande échelle des
OGM3 (un an plus tard) et l’augmentation importante de personnes présentant un arrêt brutal de fabrication de collagène.
L’ostéogenèse imparfaite, maladie génétique en théorie, s’attrapait maintenant comme un simple rhume selon la provenance et l’état de modification chimique des aliments ingurgi-
Laissez toute espérance… Chant I
23
tés, des lieux de travail, de l’air respiré. Ceux qui y échappaient, ainsi qu’aux innombrables autres maladies provoquées
par les nouvelles conditions d’existence, pouvaient quand
même espérer, grâce à l’Em45z, vivre et consommer pendant
cent-vingt ans.
Le problème de la crise énergétique n’était toujours pas
résolu. Après quelques tentatives, en 2014-2015, d’utiliser le
gaz de schiste, tentatives qui se révélèrent désastreuses pour
l’économie des régions concernées et catastrophiques pour la
santé des habitants des villes où la prospection fut imposée,
après l’échec de la mise en place de milliers d’éoliennes démesurées, peu rentables en quantité d’énergie produite, après la
pollution géante de 2015 en Bretagne créée par la dissémination accidentelle de plantations de graminées huileuses
OGM3 par le vent, après l’accident de la toute récente centrale atomique de Nantes en mars 2016, le coup de pied de l’âne
à l’Humanité fut donné le 18 avril 2017 à la conférence de
Londres par le refus des grandes puissances d’instaurer une
décroissance intelligente. Les pays de la NFE se déclarèrent
incapables d’en assurer la mise en pratique, avouant leur
impossibilité d’en assumer les conséquences économiques.
L’ouverture des frontières aux populations exilées des pays
du tiers, du quart-monde, du huitième-monde, ruina totalement les quelques tentatives isolées dans le domaine de la
décroissance. Comment eut-on pu imposer à des centaines de
milliers d’immigrants à peine sortis de la misère et avides de
modernisme, de pseudo-progrès et de confort minimum,
d’accepter que les pays qui les accueillaient si généreusement
réduisissent la production de ces biens tant rêvés, fétiches du
monde moderne, et surtout qu’ils freinassent leur appétit de
consommation.
Laissez toute espérance… Chant I
24
La fonte de l’Arctique avait provoqué l’implantation de
nombreuses usines sur les zones devenues accessibles afin
d’extraire les dernières ressources de la planète déjà exsangue.
Il fallait se rendre à l’évidence que les humains, dans leur
immense majorité, en étaient arrivés à se moquer complètement de l’avenir de la Terre ; et de leur futur, par voie de
conséquence.

Ainsi, l’homme moderne, l’Hommoderne, n’avait plus d’autre
destin que vivre sans but historique et d’obéir, surveillé en
permanence, mais satisfait de son sort à défaut de pire, aux
divers ordres des lois impérieuses de l’économie de marché et
aux injonctions des innombrables et sinistres fêtes en tous
genres qui l’extrayaient de l’Histoire pour le fusionner dans
l’époque. La société affichait encore quelques qualités pour
montrer qu’elle était l’image de l’homme, mais ne cachait
même plus ses défauts qui prouvaient qu’elle n’en était que
l’image.
L’Hommoderne, tel le chien de la fable se noyant presque
dans la rivière, avait échangé contre une ombre de progrès la
proie d’existence qu’il avait en fait déjà perdue !
Un nouveau Serpent avait tendu à l’Homme une nouvelle
pomme sans qu’une nouvelle Ève eût besoin de le convaincre
de croquer dedans. La nouvelle Chute qui s’en suivit ne les
chassa nullement d’un nouveau jardin d’Éden où tout était
déjà devenu, propagé sur l’ensemble du Monde, un infernal
parc d’attractions.
Le monderne de Dantin était ce nouveau monde moderne
que l’homme avait recréé à sa ludique, infantilisante, abstraite, animale et diaphane image. Le vin de l’humanité était tiré
Laissez toute espérance… Chant I
25
et il ne restait, pour tout sujet de gloire, que la lie. Tous les
parfums d’Arabie ne pouvaient purifier la puanteur de
l’époque.
C’est pourquoi, pour Daniel Dantin, tout était pour le pire
dans le pire des mondes possibles.
Alors, il se mit en route et je suivis ses pas…
Allor si mosse, e io li tenni dietro
26
Laissez toute espérance… Chant II
27
CHANT II
Va donc, car nous avons tous deux un seul vouloir
Toi mon guide, mon seigneur et mon maître.
Le jour s’en allait et l’air obscur posait sa fatigue sur les humains.
À vingt et une heures, Dantin se réveilla. Il alla se passer la
tête sous l’eau et s’alluma une cigarette. Il jeta un regard à travers la fenêtre, vers la rue froide, en bas. Les lumières changeantes, clignotantes et artificielles de la ville avaient remplacé celle, monochrome et lendore, du frêle soleil automnal. Les
citrouilles synthétiques pendues partout diffusaient tout
autour d’elles leurs fades lueurs dansantes, leurs falots halos
de feu, leurs lux mystérieux. À tous les carrefours, pour la
proche Halloween, dégoulinaient des citrouilles phosphorescentes, oscillaient de ténébreux et pustuleux masques et
crânes de vampires, s’agitaient le travesti de sorcières sinistres,
le strass strié des Stryges, des sinueux symboles de mort ; un
fatras ridicule, à perte de vue suspendu. Un groupe de jeunes
néo-riches chevauchant de bruyants scooters arriva dans la
rue. Radios hurlantes et gilets fluos, ils apparurent fugitivement sur leurs pétulantes et pétaradantes pétrolettes décorées
pour la circonstance d’araignées luminescentes et de têtes de
mort grimaçantes.

L’ex-commissaire Daniel Dantin avait une imposante stature d’un mètre quatre-vingt-dix. Sa chevelure drue était enco-
Laissez toute espérance… Chant II
28
re noire par endroits et les vagues océaniques de sa coiffure à
la « rocker » ondulaient avec légèreté au gré du vent. Une chaîne en or bien en vue sur le haut de son torse velu laissait ressortir de cette forêt pileuse poivre et sel une impression de
saine virilité. Un éternel jean, dernier modèle, recouvrait des
jambes interminables et ses longues et épaisses rouflaquettes
brunes l’avaient fait surnommer « Elvis » par ses amis et collègues. Elvis eut soudainement grand faim !

Dantin quitta son appartement, car il souhaitait aller manger une pizza, un kebab, un hamburger, des nems, une choucroute, quoi que ce soit qui différait des conserves habituelles
dont il se nourrissait et qui lui eût rempli l’estomac en lui
vidant l’esprit. Arrivé dans la rue, il perçut la fraîcheur de ce
dernier soir d’octobre avec la nostalgie que cette saison provoque bien souvent sur les âmes sensibles. Il se mit à la
recherche d’un restaurant tout en brassant les pensées inspirées par ces ineptes citrouilles et décorations arachnophiles
accrochées en tous points des rues. Il les trouvait toutes plus
affreuses les unes que les autres, pleurant la fausse joie, irradiant l’hypocrisie de cette prétendue fête totalement inutile,
laide, d’une bêtise incommensurable et pourtant tellement
prisée des néo-Parisiens ; Halloween empuantissait la ville de
son épandage mercantile !
La rêverie de Dantin fut brutalement interrompue par des
cris et des bruits stridents qui dévalaient la rue. Malgré la température plutôt fraîche, une procession de jeunes femmes en
rollers, vêtues de shorts très courts qui moulaient leurs
formes à l’extrême, déambulait sur les froids pavés en scandant à tue-tête des slogans féministes tels « Fin du patriar-
Laissez toute espérance… Chant II
29
cat ! », « Mère si je veux ! », « Mort aux machos ! » « Femmes
aux commandes ! ».
Celles de tête, trois créatures étranges habillées plus chaudement que les autres, hélaient toutes les passantes qu’elles
croisaient afin qu’elles les rejoignissent et s’intégrassent dans
la Feminist-Roller-Run pour partager ce moment de pur bonheur déambulatoire, revendicateur et évidemment misandre.
Tout en appréciant le galbe nerveux de quelques belles paires
de fesses et d’appétissantes rondeurs mammaires dodelinant
lascivement au rythme des revendications, l’ex-commissaire
se demanda comment leur ressentiment anti-masculin avait
pu les mener jusqu’à ces démonstrations totalement irrationnelles.
Il s’avança pour les dépasser en les coudoyant le plus discrètement possible tandis qu’elles chantaient à tue-tête : Allons
enfants de la matrie, le jour des femmes est arrivé…
Les trois femmes s’arrêtèrent. Deux d’entre elles, belles,
mystérieuses et attirantes, parées de peau de panthère ou
autres félins inconnus au pelage obscur, s’avancèrent vers lui,
menaçantes. Dantin se figea.
— Hello, bel homme aux grands favoris, dit la première
d’un ton sensuel, presque obscène. Dis-nous la vérité, es-tu
un vieux macho ?
— Moi ? Du tout ! Je suis le plus délicat et le plus galant
des hommes, répondit Dantin totalement dérouté.
— Hello, beau gosse, demanda la seconde, arrogante et
fière Hécate, tout en lui pinçant la rouflaquette gauche.
Jures-tu de ne jamais outrager la gent féminine ?
— Je le jure ! répondit aussitôt le policier en levant la main
droite et en souriant.
La troisième femme, cachée alors par les deux autres, sortit
de l’ombre. Elle était entièrement vêtue de noir. Ses cheveux
Laissez toute espérance… Chant II
30
étaient peints de la noirceur du désespoir et ses yeux de celui
du noir le plus noir des gouffres noirs de l’Enfer. Elle se colla
outrageusement à Dantin et d’une voix de contralto au timbre
sombre, elle lui demanda :
— Hello, l’homme. Sais-tu où tu vas ? Sais-tu quelle est ta
voie ?
Dantin sentit son souffle sur ses lèvres. Il eut l’impression
qu’une morte-vivante l’embrassait. « Sais-tu quelle est ta
voie ? » répéta-t-elle.
— Non, répondit-il, troublé.
— Alors, pars ! Change de route ! Fais demi-tour ! ordonna-t-elle, tout enveloppée de ténèbres terribles et en se détachant brutalement de lui.
Dantin, effrayé par la force d’injonction de cette étrange
créature, obéit en baissant la tête, tel un petit enfant pris sur
le fait en train de voler un bonbon dans une boulangerie.
Confus, il fit demi-tour et redescendit la rue des Trois
Frères. Un peu plus loin, il se retourna compulsivement et vit
les trois femmes, figées, qui le regardaient avec leurs yeux de
feu ! Puis, elles se retournèrent à leur tour et repartirent
comme elles étaient arrivées, entraînant à leur suite leur harde
d’Amazones féministes qui se remirent à vociférer mécaniquement leurs imprécations androphobes.
Dantin se sentit extrêmement contrarié et soudainement
très seul. Il resta un long moment sans bouger, essayant de
comprendre ce qui l’avait effrayé et pourquoi il avait obéi si
docilement à cette Mater Suspiriorum. Sans aucun doute, elle
maîtrisait les artifices d’une goétie inconnue qu’elle venait
d’exercer sans retenue sur lui, envoûtement qui lui interdit de
prendre la direction qu’il avait choisie.
Il se remit alors en route, mais par un autre chemin.
Laissez toute espérance… Chant II
31

Tout en marchant, et sans qu’il sût vraiment pourquoi,
Daniel Dantin se mit à songer à son passé. Il pensa à cet
amour ancien et perdu, Lucie, et à sa rigide famille catholique.
Il se rappela comment il avait rencontré cette jeune femme
lors du mariage de son cousin, Pierre Dantin, et comment ils
se plurent dès leurs premiers regards ; il se rappela les récriminations que lui adressèrent ses ex-futurs beaux-parents
parce qu’il n’était pas assez pratiquant à leur goût ; il se remémora tout ce qu’il avait enduré de leur part et comment il
avait fini par mépriser tous ces gens dont les actes et paroles
contredisaient totalement la foi religieuse qu’ils confessaient ;
il se rappela la terrible déception de Lucie qui avait tant désiré une somptueuse cérémonie de mariage en l’église de
Clignancourt et qui avait dû y renoncer.
Il avait pourtant pris consciencieusement tous les renseignements nécessaires auprès du curé de la paroisse de son
quartier de naissance, à Montmartre, afin de combler les souhaits de sa fiancée en se faisant baptiser. Autant, il en eût
volontiers fait la démarche —il aimait Lucie et cette religion
lui semblait, somme toute, plus qu’acceptable (n’était-elle pas
à l’origine de tant de chefs-d’œuvre réalisés depuis tant de
siècles, dans tant de domaines ?)—, autant la durée du catéchuménat, d’un an et demi environ, lui semblait interminable,
qu’il fût soutenu ou non par un accompagnateur. Il voyait
déjà chrême, tavaïolle, fonts baptismaux, obsécrations, encensoir oscillant aux mains des thuriféraires et musique céleste ;
l’épithalame était prêt.
Il avait souvent prié, seul ou en communauté, et il estimait
qu’il avait suffisamment de foi pour accepter la catéchèse,
mais le problème insoluble qui se posait à lui était son
Laissez toute espérance… Chant II
32
manque de patience. C’était ce point avait subi les plus virulentes attaques de ceux qui auraient dû devenir sa belle-famille. Quand on « aime vraiment », disaient les parents de Lucie,
on peut bien attendre dix-huit mois pour se marier. Dantin se
serait volontiers soumis à cette exigence s’il avait pu goûter,
malgré tout, les joies de la chair avec celle qu’il aimait, mais
celle-ci les lui refusait, appuyée en cette résolution par des
parents trop stricts sur cette question de la consommation
antematrimonio. L’ex-policier, bien que croyant, n’était pas pratiquant régulier, mais il acceptait que d’autres le fussent et il
avait naïvement pensé que ces autres-là ne lui auraient pas
refusé l’amour de l’une d’entre eux pour cette seule raison.
Son errance mnésique lui rappela également d’autres catholiques qu’il avait connus, dont la bonté, la grande culture
humaniste, l’intelligence d’esprit et de cœur étaient remarquables. Ces catholiques-là n’avaient pas oublié l’étymologie
de leur appartenance religieuse. Pour ceux-là, les vertus théologales, Foi, Espérance et Charité, nourrissaient leur vie de
chaque instant. Ils en savaient autant sur l’art des bâtisseurs
de cathédrales, sur la littérature classique ou religieuse, sur la
musique ou la peinture de la Renaissance, sur la logique et la
philosophie, que les autres en savaient sur les commérages
mesquins des voisinages et les raisons des haines ancestrales
qu’ils vouaient aux autres âmes de leurs villages. C’était de ces
vrais catholiques qu’il aimait la compagnie, avec lesquels il
sentait des affinités harmonieuses et délicates, des correspondances électives. De ceux-là, il avait reçu l’amour du Beau,
une connaissance approfondie de l’Art, une idée juste de la
Générosité et de la Fraternité, une compréhension de la prière ; les autres ne lui avaient montré que de l’égoïsme et du
mépris, en plus du célibat.
Il sut qu’au sein d’une même foi, les fidèles pouvaient pen-
Laissez toute espérance… Chant II
33
ser différemment et que cette différence, souvent transformée en animosité mortelle par les effets de la jalousie, ressemblait à la guerre maintenant ouvertement déclarée du monde
moderne contre cette religion fondatrice de la culture occidentale. Les faits d’armes de cette guerre de religion, le
modernisme contre le catholicisme, s’étalaient jour après jour
dans tous les journaux, dans tous les médias et dans une infinité de lieux communs de langage ou d’attitudes. Dantin,
repensant à son passé avec Lucie, s’attristait des avancées de
cette religion nouvelle qui foulait partout l’ancienne de son
pied vert-dollar et qui allait se faire couronner « capitalisme
universel », le capitholicisme !
Il avait donc été décidé, de part et d’autre, de rompre cette
relation sans suite matrimoniale. Lucie, dont le lumineux prénom était sans doute prédestiné, lui avait offert comme
cadeau d’adieu un viatique en forme de prophétie. Un matin,
elle lui dit en l’embrassant tendrement, comme une mère :
— Tu trouveras l’issue que tu cherches lorsque tu auras fini
de traverser l’enfer de tes doutes et que tu auras atteint le
Porteur de Lumière du monde dans lequel tu patauges.
Puis elle avait pris sa valise, ouvert la porte et était sortie de
l’appartement et de la vie de Dantin sans même s’être retournée une dernière fois pour lui sourire.
Une gifle de vent froid expulsa Dantin de sa rêverie.

Il dépassa un groupe de miséreux lovés dans des cartons
plus ou moins épais, posés à même le sol. La quantité de ces
laissés pour compte avait considérablement augmenté depuis
cinq ans. Étrangers venus pour la majorité de pays encore
plus pauvres que la pauvreté qu’on leur offrait comme pré-
Laissez toute espérance… Chant II
34
sent de bienvenue, ils étaient là, transis de froid, à attendre un
lendemain qui ne leur apporterait guère plus que ce jour-ci.
Et cette attente, pourtant, gorgée de senteurs d’ordures parisiennes, désaltérée au vin de la communauté européenne et
rythmée au son d’horribles haut-parleurs made in China, ils la
préféraient à quoi que ce fut d’autre chez eux. Dantin s’arrêta et vida ses poches de la monnaie qu’elles contenaient dans
un gobelet sale, renversé, à moitié déchiré. Il se dit que seul
un miracle permît que la société tournât encore avec cette
volonté tacite d’exclure du partage des biens communs les
quatre-vingt-quinze pour cent de ceux qui la composent.
Il se remit en chemin, chemin que déjà ce soir-là il trouvait
dur et sauvage.
Intrai per lo camino alto et silvestro
Laissez toute espérance… Chant III
35
CHANT III
Avant moi rien n’a jamais été créé
Qui ne soit éternel, et moi je dure éternellement
Vous qui entrez, laissez toute espérance
Il marcha encore un peu et aperçut enfin, au début de la rue
Labat, la faible lumière de l’enseigne d’un restaurant asiatique.
Bien qu’il ne fût guère amateur de cuisine chinoise dito, il s’y
dirigea tant les cloches de son estomac battaient le rappel.
Une fois devant le restaurant, il observa les murs décrépis
et fendus du restaurant, la vitrine crasseuse et opaque, l’entrée
fuligineuse comme celle de l’Enfer et la carte du menu, négligemment scotchée sur la vitre tachée. L’enseigne qu’il avait
repérée de loin lui semblait maintenant, de près, être d’un
autre âge. Il aurait pu, sans en être aucunement surpris, voir
clouté sur cette porte une plaque de bois vermoulu sur laquelle eussent été gravés les mêmes mots que ceux qui furent
apposés jadis sur celle de la Cité de Douleurs.
Dinanzi a me non fuor cose create
Se non etterne, e io etterno duro
Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate
Il hésita un moment, comme soumis à une mystérieuse
appréhension. Tout en se récitant Vous qui entrez, laissez toute
espérance, il secoua la tête, poussa la porte, et entra.
Laissez toute espérance… Chant III
36

À peine fut-il dans le vestibule du restaurant qu’il se trouva
nez à nez avec un énorme chien-loup ! Il resta figé un
moment, non pas tant à cause de l’animal, encore que celui-ci
fut de bonne taille, mais par la surprise de voir son chemin
barré de manière aussi inattendue. Il se demanda s’il allait
demeurer longtemps ainsi, car le chien ne semblait nullement
disposer à lui céder le passage et commençait même à montrer ses crocs acérés et ses babines humides. Ses yeux noirs,
comme ceux de la prêtresse androphobe, fixaient méchamment ceux de l’ex-commissaire. Dantin était encore une fois,
comme tétanisé.
À ce moment, il s’entendit héler !
— Elvis ! Ça alors !
Dantin tourna la tête et regarda les clients assoupis devant
leurs assiettes qui diffusaient dans tout le restaurant des senteurs mélangées de nuoc-mâm, de soja, de riz cantonais et de
viandes variées marinées aux épices orientales. Il balaya de
nouveau la salle d’un œil panoramique sans reconnaître qui
que ce fut de ses connaissances. Il était pourtant bien sûr
qu’on l’avait appelé. Peu de personnes ont ce surnom, car
rares sont qui osent encore arborer, en 2017, une coupe de
rocker et des rouflaquettes aussi exubérantes. Dantin, toujours immobile, ne discerna tout d’abord qu’une ombre informe se mouvant lentement entre les murs du fond de la salle.
À ce moment, le patron du restaurant, nettement plus
auvergnat que chinois, revint de son arrière-cuisine et vit son
chien, toujours à l’arrêt avec la gueule menaçante, prêt à se
jeter sur Dantin. Il le siffla et le fit asseoir bien sagement à ses
pieds, à côté de la caisse. Cela étant fait, il ne s’excusa pas plus
que ne s’excusent les propriétaires de ces molosses en prome-
Laissez toute espérance… Chant III
37
nade non tenus en laisse, dont les mâchoires dégoulinantes de
bave vont déposer leurs déjections salivaires sur les bébés
passant à leur hauteur. Leurs maîtres, cynophiles arriérés dont
la bêtise dépasse l’entendement ne savent que répondre, sempiternellement, aux parents écœurés qui osent regimber
contre ce manque d’éducation élémentaire, qu’il n’y a pas de
raison d’avoir peur de leurs saloperies canidés, car elles ne
sont, évidemment, pas méchantes. Ils ne peuvent imaginer,
ces estropiés de l’esprit dont le cœur inoccupé s’est donné aux
bêtes, que les parents du bébé en question pourraient invoquer une simple et évidente question d’hygiène. Ils ne peuvent l’imaginer une seule seconde, tant leurs pauvres cerveaux
sont déjà racornis à l’identique de ceux de leurs progénitures
à truffe. Et, les milliards de microbes, expulsés sauvagement
sur les joues des enfants qui ont eu la fâcheuse idée de se
trouver à portée de ces babines, se réjouissent du caractère
hospitalier de leurs hôtes ancestraux, les gueules de ces
immondes et fangeux quadrupèdes.
Tandis que le maître du chien se rasseyait sur son tabouret,
Dantin leva distraitement les yeux et vit une théorie de
diplômes accrochés au mur, juste au-dessus du comptoir.
Dans des cadres décorés avec un mauvais goût suprême, il y
avait des documents officiels aux armes hiéroglyphiques de
l’ACP qui offraient à la vue des curieux les incroyables prix
qu’ils couronnaient : 1er prix 2012, 2e prix 2013, 4e prix 2014
et enfin, 2e prix 2016. Ils ne récompensaient pas des victoires
à des concours de cuisine ou des compétitions sportives,
comme on pouvait s’y attendre : c’était des prix pour des procès gagnés contre des cynophobes. Cet Auvergnat était devenu, pour défendre toute atteinte à l’intégrité canine, membre
d’une redoutable association procédurière dont le seul but,
sous le masque d’un grand amour des chiens, était le plaisir de
Laissez toute espérance… Chant III
38
satisfaire juridiquement la haine viscérale qu’éprouvent ses
adhérents envers les autres humains. Il ne faisait que suivre,
en cela, l’exemple de bien d’autres catégories de pénalophiles,
ces amoureux des procédures pénales à l’encontre de ceux qui
agissent ou pensent à l’opposé de l’objectophilie qu’ils ont adoptée. Cette sinistre manie, si bien analysée quelques années plus
tôt par un brillant essayiste à l’humour féroce, était devenue
la marque des temps.
Dantin s’approcha du mur et réussit à lire les petits caractères écrasés par le sigle ACP : Amicale des Cynophiles de Paris,
association moderno-liberticide qui, en plus de s’appeler
Amicale, distribuait des prix de procédure !
— Daniel ! Daniel ! Eh bien ! Tu ne me reconnais pas ?
insista l’homme assis dans un coin sombre de la salle de restaurant.
Enfin libre de ses mouvements, Dantin alla rejoindre celui
qui l’appelait. Passant devant le patron, il interpella avec un
sourire aux lèvres :
— Est-ce que je risque également un procès si je ne présente pas illico mes excuses au chien en aboyant dans sa langue ?
L’homme ouvrit grand les yeux en signe d’incompréhension. Voyant que son ironie faisait long feu, Dantin s’éloigna
du comptoir et s’approcha de la table où l’ombre avait pris
corps.
— Daniel ! répétait encore la voix qui ânonna : What may
this mean, that thou, dead corse, revisits thus the glimpses of the moon.
Dans la pénombre, deux yeux de suie brillaient d’un éclat de
soleil noir. Un front haut et très dégarni, balayé par une
longue mèche grisonnante tombant à droite, occupait la partie supérieure d’un visage à l’expressivité peu commune. Sa
bouche aux lèvres fines, l é g è rement pincées sous deux
longues fossettes et un nez assez fort, semblait dessinée pour
Laissez toute espérance… Chant III
39
mordre d’ironie tout l’univers ou semer les vérités à tous les
vents. Une aura d’intelligence suraiguë flottait au-dessus de
cette apparition.
— Bon sang ! Luc, bien sûr ! s’exclama Dantin en allant
s’asseoir en face de lui. Luc Marot ! Quelle bonne surprise !
Ils se serrèrent longuement et chaleureusement la main.
— Cela fait bien longtemps ! Raconte ! Guéri des tribunaux ? Toujours poète ? Que fais-tu maintenant ?
— Que de questions en une courte seconde. Alors,
quelques réponses dans l’ordre : Oui, cela fait presque dix
ans. Oui, finis les procès, car grâce à toi je n’ai plus été inquiété par les « Amis des Belles Lettres ». Depuis l’acquittement,
en mars 2007, et la levée de la censure qui a frappé mon
recueil, Les Troncs du Bien, plus personne ne s’est risqué à me
traîner à nouveau en justice. J’écris peu de poésie en ce
moment. Je ne libère plus les mots, mais je garde un magasin.
Je ne mate plus les mots, mais je suis « maton de matos » !
— C’est-à-dire ?
— Je suis un simple vigile !
— Vigile ?
— Oui, je surveille le magasin L’Entonnoir, à côté de la
Mairie du 18e. Tu connais ?
— Je suis souvent passé devant, mais je n’y suis jamais
entré. On y vend quoi ?
— Du néant ! Des pacotilles pékinoises en papier, des
chiures de sculptures asiatiques en plastique outrageusement
peinturlurées, d’abominables bibelots bulgares bariolés par
des bambins mal payés, des faux instruments de musique africaine en plastique blanc, des conserves de sardines ou de saucisses en sursis de consommation, des stères de piles électriques LR03, LR6, 3LR12 pour réveils, appareils photo
numériques et autres inutilités électroniques, des déluges
Laissez toute espérance… Chant III
40
d’OMD (Optical Molecular Disc) démodés de dessins animés, des cascades de cadres calamiteux, des serviettes et
essuie-mains hallucinants de laideur, des tankers de rallonges
électriques, des kilomètres de câbles et fils téléphoniques, des
calendriers indiens en paille de riz chinoise représentant de
gros et gras Ganesha ventripotents aux couleurs exacerbées,
des pots de fleurs sphériques en carton avec fleurs en étoffe
mal fagotée, des livres sur l’art roman bourguignon imprimés
en Europe sur rotatives roumaines et reliés à Taïwan avec de
la colle coréenne…
— C’est tout ?
-… des chargeurs-transformateurs-adaptateurs pour tous
appareils imaginables, des posters Spiderman transsubstantiés
en cinquante sous-catégories arachnides, des bordées de bouteilles de Bordeaux presque buvable, des verres, carafes et
couverts atroces, des sacs à main en vrai faux skaï, des
consoles de jeux pour jeunes à consoler, des casquettes grotesques pour rap e u rs frileux du chef, des gâteaux secs
humides, des bombes de bouse à raser, des désodorisants à la
banane, de la peinture à séchage instantané, de l’huile de crevette, des mangas…
Il reprit sa respiration.
-… bref, d’horribles et innombrables déchets orientaux
commandés par les maîtres occidentaux pour consoler leurs
esclaves d’être privés d’authentiques belles choses. Quelle
odeur de magasin, comme l’écrivait l’autre !
— Et cela te plaît comme travail ?
— Cela me va comme un gant ! Je n’ai pas grand-chose à
faire, je suis correctement payé et je peux réfléchir à la fin prochaine du monde. Mais, dis-moi, et toi, toujours commissaire
de police ? Tu es sur une affaire ?
— Non, c’est fini depuis deux jours ! Je suis à la retraite !
Laissez toute espérance… Chant III
41
— Déjà ! Mais alors, quel âge as-tu maintenant ?
— Soixante-deux, dans un mois et demi pour être précis.
La moitié de ma vie, car j’espère bien vivre jusqu’à 125 ans.
— Et toi qui avais hésité à entrer à l’éducation nationale
pour y enseigner le français, tu y serais encore jusqu’à 70 ans !
— Alors peut-être ai-je fait le bon choix, car j’ai beaucoup
aimé mon métier de policier. Mais laissons cela ! Vraiment, je
suis très content de te revoir. On va fêter cela, et au champagne ! Et du grand teint, pas de la bulle d’imitation !
— Ici ? Dans ce boui-boui chinois ? On y mange bien, il
est vrai, mais de là à y boire du bon champagne…
— Non bien sûr, pas ici ! Mais d’abord, j’ai grand faim.
Si tu as le temps, après dîner, je t’emmènerai au Barachamp, tu
t’en souviens ?
— Oui, très bien ! C’est dans la rue du Mont-Cenis. Tu m’y
avais fait boire d’excellentes cuvées et je me rappelle également que ce bistrot était souvent fréquenté par des rimailleurs
dans mon genre, mais je n’y suis pas retourné depuis.
— Il l’est toujours !
— Alors, j’accepte avec un grand plaisir ton invitation ! Je
n’ai rien de prévu pour ce soir et je suis de repos demain.
— Parfait ! Et je profiterai de l’incroyable coïncidence qui
me fait te retrouver ici ce soir pour te parler, car je crois
qu’avec la lucidité poétique que tu as toujours manifestée
concernant le monde qui nous entoure et ta grande culture
philosophique, tu sauras me comprendre.
— Tiens, tiens ! Que se passe-t-il ?
— C’est assez compliqué à expliquer, mais…
— Allez, dis-moi !
Un peu gêné par la musique sino-orientalo-techno-pop diffusée
par les haut-parleurs accrochés sur les coins de la salle, Dantin
se lança :
Laissez toute espérance… Chant III
42
— Voilà ! L’évolution de ce monde finit par me déplaire
souverainement. Par exemple, ce que je viens de lire sur le
mur au-dessus de la caisse et le rappel des procès que l’on t’a
intentés pour « outrage aux mœurs littéraires et propos gynophobes », ces horreurs potagères en plastique étalées partout
dans les rues, ces défilés permanents de clowns fluorescents
et vacarmants, la course à l’auto-destruction des humains et
tout le reste, ejusdem farinæ, m’empoisonnent au sens littéral du
terme. Je me sens de plus en plus « étranger » à tout cela !
— Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme
que la sagesse du XXIe siècle impose, si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés : le droit de
se contredire et le droit de s’en aller, aurait dit Baudelaire.
— Oui, « le droit de s’en aller », c’est assez juste. Ou de me
placer comme « de côté ». Je n’ai jamais trouvé quelqu’un à
qui je puisse confier ces impressions, ces sentiments.
— Même Lucie ?
— Même Lucie ! Elle était trop empêtrée dans ses propres
problèmes et contradictions. Et puis, comme tu le sais…
— Oui, je me souviens ! Vous vous êtes séparés. Tu l’as
revue depuis ?
— Non ! Jamais. De toute façon, elle n’aurait pu m’éclairer.
Elle n’arrivait déjà pas à résoudre le conflit entre les buts de
sa vie et les freins que lui imposait sa pratique religieuse, entre
la pression affective et conservatrice de ses parents et sa
volonté de liberté.
— Un esprit sage, qui voit la société telle qu’elle est, ne
trouve partout que de l’amertume. Il faut diriger les regards
vers le côté plaisant et s’accoutumer à regarder l’homme
comme un pantin, et le monde comme la planche sur laquelle il s’agite frénétiquement. Dès lors, tout change… le grand
théâtre s’allume ! déclama théâtralement Marot.
Laissez toute espérance… Chant III
43
— Oui, peut-être.
— Allez, Daniel, comme tu l’as dit, mangeons ! Il y a ici
d’excellents plats cuisinés par un chef-cuisinier ! Le patron
est certes cet Auvergnat bizarre, mais son coq est un authentique Cantonais et un cordon-bleu des casseroles et du canard
laqué ! Ensuite, en savourant une bonne flûte au Barachamp,
je t’écouterai bien plus longuement et je te répondrai.
— Il nous faudra sûrement plus d’une flûte !
— Eh bien, nous boirons à l’aune de tes questionnements.

La table placée à côté d’eux était occupée par trois jeunes
couples qui discutaient interminablement sur les menus en se
passant précipitamment, comme s’ils couraient après,
l’unique carte que leur avait donnée le patron. Leur indécision
fit sourire Dantin et son ami qui pensèrent que ces curieux
voisins allaient finir par ne jamais manger à force de ne rien
décider. Dans le même temps, probablement attirée par la
forte élévation thermique corporelle de l’un ou de plusieurs
des trois hommes, une armée de moustiques tournait autour
d’eux comme pour les presser de choisir enfin leurs plats afin
qu’eux aussi puissent passer à table. Les trois femmes, agitées
comme des abeilles, excitaient leurs maris au moins autant
que les diptères piqueurs. Elles portaient les prénoms ridicules de Lucilie, Tachine et Glossine, prénoms qui furent évidemment accordés sans la moindre objection par les services
de l’État-Civil depuis que tant de procès furent intentés, et
gagnés, contre les empêcheurs de prénommer en liberté !
Luc lança :
— L’indécision est un bien terrible péché. Rend-elle l’homme plus malheureux que méprisable ? Il y a toujours plus d’in-
Laissez toute espérance… Chant III
44
convénient à prendre un mauvais parti, qu’à n’en prendre
aucun. Mais ne nous occupons plus d’eux et mangeons.
Dantin et son ami, ayant soigneusement choisi leurs mets,
se régalèrent des entorses qu’ils firent aux « plats clonés »
préparés par la communauté restauratrice chinoise pour les
Européens privés de goût. Déjà, toute une génération d’amateurs de cuisine orientale avait été formée à trouver mangeables, et plus étonnamment encore, à les apprécier, ces plats
insipides pour agueusiques que l’on servait à l’identique dans
tous les restaurants asiatiques.

Leur repas terminé, ils partirent pour le Barachamp situé de
l’autre côté de la rue Ordener, au 42 de la rue du Mont-Cenis.
Ils remontèrent une partie de la rue Labat, prirent à droite la
rue Ramey, la rue Hermel et arrivèrent à la Mairie. Dantin
montra à son ami les deux nouvelles caméras de vidéo-surveillance à infrarouges, des Sonor-480 talkings-cameras, qui
avaient été installées en grandes pompes à ce carrefour la
semaine précédente sous les huées de quelques irréductibles
anarcho-libertaires disséminés parmi une foule immense. La
mise en place de ces caméras, remplaçant les Brother-K3, avait
été l’occasion pour de nombreux journalistes sectateurs
d’écrire de sirupeux articles sur les bienfaits de la vidéo-surveillance, tout en faisant l’éloge du miracle commercial qui
avait permis de franchir la barre symbolique du million de
caméras installées en France.
Chaque fra n chissement numérique spectaculaire d’un
nombre d’appareils électroniques, mécaniques, fabriqués en
vue de dissoudre l’opacité de la vie privée des hommes sous
prétexte sécuritaire, ou au contraire, présenté comme symbo-
Laissez toute espérance… Chant III
45
le de progrès, était aussitôt acclamé comme une victoire des
forces du Bien et de la Liberté. C’est ainsi que l’arithmétique
s’était vue à son tour embrigadée au service de la Morale progressiste et incluse aux armées parties en guerre contre le
secret des vies privées. Pour être plus efficaces, les caméras
prenaient maintenant l’apparence de jouets inoffensifs, voire
drôles, tant leurs couleurs étaient calquées sur celles des jeux
de Noël. Cela faisait déjà une dizaine d’années que les pires
machines de répression s’étaient affublées de nez de clown
afin de se rendre, avec cette face infantile, encore plus désirables. Qui refuserait des caméras de surveillance à tête de
Mickey ?
Pour ce qui concernait les factieux anti-caméras, la police
avait eu tôt fait de les disperser à coups de matraque sous les
applaudissements des gens du quartier —si heureux d'être
constamment surveillés pour leur bien— et sous l'œil scrutateur et vitré d’autres caméras, ravies d’avoir enregistré de
belles images sanguines à diffuser aux actualités du soir.
Dantin remarqua que la circulation, si dense au coin de la
rue Hermel, avait nécessité qu’un agent de police y fût mandé
pour faciliter celle des piétons. Ceux-là s’amassaient en meute
folle, en vagues ininterrompues au bord du trottoir à chaque
fois que le sémaphore laissait circuler les voitures. Puis, quand
il tournait carmin, c’était la ruée humaine. Alors, l’agent intimidait, bousculait, chassait de son bâton la gent piétonne
pour lui faire traverser la voie droite, tel Charon remplissant
sa barque de larrons pour les mener, tout en les frappant de
son terrible aviron, au-delà du sombre Achéron.
Les deux hommes hésitèrent un moment avant de se mêler
aux damnés de la rue, puis le policier emmena son ami
quelques mètres plus loin afin de traverser à un gué plus apaisé. La caméra parlante qui avait enregistré leur image sur le
Laissez toute espérance… Chant III
46
trottoir ne les décelant plus lors de la traversée mit son avertisseur vocal en route. Une voix métallique, robotisée, aux fréquences nasillardes et aiguës, s’exprimant dans un français
approximatif résonna au carrefour : il est interdit de traverser
hors des piétons passages et des surveillances zones, il est interdit de tra verser hors des piétons passages et des surveillances zone, il est interdit de
traverser hors des piétons passages et des surveillances zone !
Marot ne put s’empêcher de lever le majeur de sa main en
signe de révolte, puis ils s’éloignèrent prestement. Daniel
Dantin, ex-commissaire de police, jouissait d’une certaine
immunité, mais le poète risquait un procès-verbal, car insulter
une caméra était un délit nouvellement ajouté au Code Pénal.
Cet amendement avait été demandé, et obtenu, par le lobby
des produits de vidéosurveillance qui n’avait cessé d’agrandir
son pouvoir ces dernières années. Le texte juridique en question, avalisé par l’Académie, avait introduit le néologisme
caméraphobes pour nommer ceux qui s’opposaient à cette surveillance policière électronique. Bien vite, des associations de
caméraphiles s’étaient constituées partie civile lors des premiers
procès intentés contre les empêcheurs d’être filmés pour leur
bien. Ces associations avaient aussitôt instauré, pour les réprimer plus facilement, un répertoire gradué d’insultes faites aux
caméras : des grimaces caractérisées jusqu’à leur destruction
vandale, en passant par toute une série de bras d’honneur
dont chacun avait une force d’outrage différente selon sa
forme, son mouvement et la vitesse du geste. Des employés
assermentés aux estimations pénales avaient été formés,
recrutés et engagés, et sous-payés, sous le titre pompeux de
CTIC (Conseiller Technique en Insulte aux Caméras). Les séides de
la pénalophilie ambiante trouvaient toutefois que c’était franchement exagéré, mais indispensable, puisque pour le Bien
public. La caméraphobie avait rejoint la longue liste des phobies
Laissez toute espérance… Chant III
47
de l’époque qu’il fallait éradiquer au plus vite, ce dont la
Justice s’occupait activement.
Un coup de sifflet strident retentit. Les deux hommes, surpris, s’arrêtèrent. Caché entre deux voitures en stationnement, un agent du CRIC (Centre de Repression des Infractions aux
Caméras), brassard rouge et blanc bien visible, surgit et s’avança vers eux, menaçant comme un roquet.
— Alors ? On ne respecte pas la loi ? Vous ne savez pas
qu’il est interdit de traverser en dehors des zones de surveillance ? Article 1564-23 du 21 juillet 2016. Vos papiers !
Ces quelques mots furent assénés avec l’arrogance et le plaisir mêlés que procure, chez la majorité des humains, le fait
d’avoir un semblant de pouvoir et la possibilité d’en abuser.
Le regard de l’agent était illuminé par cette jouissance manifeste et l’on pouvait y lire qu’il s’imaginait déjà au tableau
d’avancement, nominé parmi les plus ardents zélateurs de la
cause big-brotherienne.
— Voici ! fit Dantin, en lui montrant la carte de police qu’il
avait gardée. Faites vite, nous sommes pressés !
— Euhh, grommela l’assermenté, tout penaud et se dégonflant brutalement en voyant la carte barrée tricolore. Excusezmoi, Monsieur le Commissaire, je ne pouvais pas savoir. Je
suis désolé, Monsieur le Commissaire. Il y a tellement d’irréductibles qui transgressent les lois. Vous me comprenez,
Monsieur le Commissaire ?
Marot ne put s’empêcher d’intervenir.
— Vous avez raison, mon ami ! Il faut être intraitable et ne
pas hésiter à verbaliser tous ces affreux anarch i s t e s !
Continuez, mon ami, continuez…
— Oui, Monsieur l’Inspecteur, répondit l’homme du CRIC,
tout honteux d’avoir gaffé et effrayé à l’idée que le commissaire ne se plaigne d’avoir été ainsi interpellé.
Laissez toute espérance… Chant III
48
— Merci, Monsieur le Commissaire, Monsieur l’Inspecteur.
Au revoir, Messieurs ! Agent 247 du CRIC pour vous servir.
Merci Messieurs ! conclut-il en faisant un curieux salut,
mélange de salut militaire et de révérence classique.
Puis, telle une murène, il retourna se lover dans sa cachette
pour y guetter d’autres proies, moins récalcitrantes cette fois.
Plus loin, Dantin et Marot partirent d’un rire tonitruant.
— Sacré Luc ! Tu sais que j’ai failli éclater quand tu as commencé ton numéro de brosse à reluire.
— Oui, je t’ai vu. Il faut avouer que ce bonhomme-là était
gratiné. Je me demande où ils sont allés le chercher !
— En effet, un pur produit de notre époque ! Enfin, au
moins, celui-là a un travail et de quoi manger !
Et ils reprirent leur route…

Tel un recoin endormi de la sombre forêt de Tiffauges, la
rue du Mont-Cenis était recouverte des plus noires ténèbres,
mais les feux du Barachamp guidaient les deux hommes
comme le phare d’Alexandrie guidait les navires égyptiens ou
grecs, perdus dans les antiques brumes opaques et compactes
de mers mystérieuses.
Quelques minutes plus tard, Dantin et Marot entrèrent dans
le bistrot à vin. Une délicate lumière y scintillait, une musique
douce berçait les oreilles, les effluves d’alcool ajoutaient leur
effet vulnéraire à l’ambiance ; le calme régnait en despote
éclairé dans ce lieu éclairé par des spots.
Le patron interpella Dantin :
— Té ! Honorons le grand Elvis. Son ombre est revenue,
qui nous avait quittés ! Et toujours avec ses énormes favoris !
— Allons, fi de moquerie, répondit Dantin. Va plutôt nous
Laissez toute espérance… Chant III
49
chercher une bouteille de Telmont. Et du blanc de blanc, s’il
te plaît
— De suite, Monsieur le Commissaire !
— Je ne suis plus commissaire, je suis… vacancier !
Et se tournant vers Marot :
— Tu es d’accord pour du blanc de blanc ?
— Bien sûr !
Le patron leur demanda s’il devait apporter des coupes ou
des flûtes. Dantin le fusilla du regard. Comme s’il était possible qu’un vrai amateur de champagne pût boire dans une
coupe ! Cette mode était pour le policier une hérésie coupable des pires châtiments, allant de la roue à l’estrapade en
passant par le pal, et il le rappela en termes crus au patron du
Barachamp. Celui-ci, revenu à la raison, sortit d’un buffet situé
derrière lui deux magnifiques récipients en cristal fin qu’il
posa délicatement sur un plateau. Puis, il déposa sur le même
plateau la bouteille de Jacques de Telmont portée à 8 °C, température idéale pour la dégustation du champagne.
Tandis qu’ils allaient s’asseoir à une grande table ronde
entourée de confortables banquettes, Dantin montra à son
ami la magnifique collection de bouteilles de champagne
exposée au-dessus du comptoir. Leur taille allait décroissant
jusqu’à un ridicule petit flacon.
— Patron, tu veux bien nous rappeler les noms de toutes
ces bouteilles ? demanda Dantin.
— Mais oui ! Alors voilà, de la plus grande à la plus petite :
salomon, nabuchodonosor, balthazar, mathusalem, réhoboam, jéroboam,
magnum, champenoise, medium, demie, quart et enfin huitième.
— Tiens, il manque la salmanazar dit négligemment Marot.
— Mais c’est vrai ! s’étonna le patron du Barachamp. J’aurais
pourtant juré en avoir une ! Quant aux souverain, primat et mel chizédec de la maison Drappier, je les ai laissées à la cave, mon
Laissez toute espérance… Chant III
50
étagère étant trop petite, lança-t-il, tout fier de posséder la
collection complète et de connaître les noms de tous ses récipients à champagne.
Puis il retourna négligemment à ses verres et à ses affaires.
— Je vois que tu es même calé dans ce domaine, dit Dantin
à son ami. Mais, cela ne m’étonne guère de toi. Je suppose que
tu connais par cœur ton Parker ?
— Sang-dieu ! Crois-tu qu’il soit plus aisé de jouer de moi
que d’une flûte… à champagne ? répondit Marot en riant.
Puis il ajouta, en récitant avec une voix de collégien consciencieux : « Champagne, au sortir d’un long dîner qui lui enfle
l’estomac, et dans les douces fumées d’un vin d’Avenay ou de
Sillery, signe un ordre qu’on lui présente, qui ôterait le pain à
toute une province si l’on n’y remédiait. Il est excusable : quel
moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, que l’on puisse quelque part mourir de faim ? »
— Sacré Luc ! Toujours tes citations. La Bruyère ?
— La Bruyère, of course ! dit le poète en riant.
Au bar, quelques clients racontaient avec verve et humour
leurs journées malheureuses, leurs semaines d’esclavage, leur
vie d’échecs répétés. Ils passaient de la plus noire tragédie à la
comédie la plus hirsute sans oublier la satire, dans laquelle ils
excellaient. On eût dit, ce curieux soir d’automne, que
l’Histoire avait rassemblé en ce coin de Montmartre, Homère,
Ovide et Horace pour leur faire jouer un étonnant acte de la
grande fable du Monde. Ils parlaient suffisamment fort pour
que Dantin et son ami prissent le temps de les écouter avant
de commencer leur propre discussion. Il n’était question que
d’infidélité à leurs femmes, à leurs patrons, à leurs idées, à tout
ce qu’ils avaient vécu avant la naissance de ce monde moderne, de ce monderne comme le nomma l’un d’entre eux en un
savoureux lapsus, appellation qui fit sourire Dantin et qu’il
Laissez toute espérance… Chant III
51
s’empressa de faire sienne, la jugeant tout à fait adéquate.
Leur discours était empreint d’une sagesse infinie. Ils ne parlaient, en fin de compte, que de l’inguérissable déception
d’être éloigné d’un Paradis Terrestre qu’ils eussent mérité
sous d’autres cieux, en d’autres temps, sur les planches d’un
bien plus beau théâtre.
L’un d’eux, qui avait reconnu Luc Marot, se retourna vers la
table où le champagne pétillait déjà dans les tubes cristallins.
— Eh, Marot, te revoilà toi aussi ? Ça fait un bail ! Toujours
à trébucher sur les mots et heurter des vers depuis longtemps
rêvés ? Rejoins-nous un instant avec ton ami. Il est le bienvenu parmi nous !
Marot acquiesça et entraîna Dantin au comptoir. Les deux
hommes bavardèrent un moment avec ces « poètes aux
péchés splendides » et pendant ces quelques minutes, Dantin
se sentit le cinquième parmi ces sages.
Puis, Marot prit son ami à part.
— Bon, il ne suffit pas de s’occuper de ces interdits d’Éden. Je crois que tu as des choses à me raconter, à m’expliquer, à me faire sentir.
— Oui, beaucoup de choses… Mais allons maintenant
nous rasseoir.
Et ils quittèrent cette douce et lumineuse compagnie pour
retrouver leur sombre abri, amadoués par le tintinnabulant
cliquetis des bulles minuscules qui escaladaient le cristal des
flûtes pour venir éclore en suaves soupirs à la surface étale de
la nappe d’or liquide.
Marot leva sa coupe et déclama :
— Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence,
de tous ces vieux maudits qui meurent en silence,
Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil,
l’Homme ajouta le Vin, fils sacré du soleil !
Laissez toute espérance… Chant III
52
Les deux hommes trinquèrent et burent leur champagne.
— Au fait, Luc, n’écris-tu plus ?
— Oh que si ! J’ai déjà de nombreux poèmes achevés que
je vais publier bientôt. Je suis toujours très motivé, de plus en
plus même, d’autant que, curieusement, ma motivation principale vibre en harmonie avec ce dont tu me parlais il y a peu.
La poésie et la littérature sont peut-être « l’arme ultime »
contre cette dictature du TPI.
— Le TPI ?
— Oui, ce que j’appelle le Transparent Positif Imposé !
— « Transparent Positif Imposé » ! Sacré Luc !
— Le Positif qui prend si souvent la forme d’actes oppressifs, imposés pour notre prétendu bien et qui taxe de conservatrice, de réactionnaire, d’immobiliste et, la pire des injures,
de « ringarde », la moindre critique à son égard !
Dantin leva son verre.
— Alors, à la santé de tous les ringards !
— Aux ringards, confirma Marot.
Ils poursuivirent leur discussion fort longtemps avant de se
séparer sur la promesse de se revoir dès le lendemain afin d’y
continuer cette conversation à leur aise, dans un restaurant
montmartrois que Marot indiqua à son ami. Celui-ci quitta le
Barachamp en premier et laissa le poète avec ses compagnons
de versification ; et avec le reste de la seconde bouteille.
Luc Marot comprit que Dantin était perdu, égaré. Alors, il
prit la décision de l’accompagner un moment sur la voix de la
vérité.
Un peu plus tard, ivre et fatigué, il s’affala au fond de la banquette comme celui qui succombe au sommeil.
e caddi come l’uom cui sonno piglia
Laissez toute espérance… Chant IV
53
CHANT IV
Pour un tel manque, et non pour d’autres crimes
Nous sommes perdus, et notre unique peine,
C’est que sans espoir nous vivons en désir.
La rencontre avec son ami Marot réveilla la conscience de
Dantin qui sut alors comment combler le gouffre de cet ennui
viscéral qui commençait à s’emparer de lui. Il avait failli être
professeur de français, mais il avait choisi le métier de policier
par amour de la justice et par respect d’une morale inculquée
dès son plus jeune âge par ses parents et ses lectures. Arrivé à
celui de la retraite, il rallumerait le feu de sa passion de la
langue. Il prit la décision de décrire ce qu’il appelait maintenant le monderne ainsi que sa jeunesse montmartroise qui était
en contradiction radicale avec ce monde moderne. Il allait
comparer ses souvenirs avec ce qui s’étalait chaque jour sous
ses yeux, non pas tant pour s’immerger dans une stérile
contemplation nostalgique ou narcissique, mais pour tenter
de mesurer la distance qui séparait les hommes des années
soixante de ce qu’ils étaient devenus, cinquante ans plus tard,
et le monde dans lequel ils pataugeaient. Ce travail mnésique
éploierait sans doute de brûlantes échappées d’images qui
permettraient d’accélérer le vol lent, si lent des heures égrenées de la vie de Dantin.
Il alla chercher un grand carnet noir dans son bureau et
sortit de sa boîte le magnifique stylo-plume qu’il avait reçu
54
comme cadeau de retraite de la part de ses ex-collègues. Il se
versa un grand verre de Lagavulin, son whisky préféré, en
avala la moitié d’une traite et s’assit confortablement. Son
long corps était lourd, mais son esprit déjà bien allégé par les
alcools cumulés. Comme il le faisait quotidiennement, mécaniquement, il alluma sa BSST (Big Screen Smelling TV) et coupa
le son. La fluorescence épileptique des images de feuilletons
américains, des stades de football, des publicités et des pseudo-débats culturels — qui ne débattaient toujours et toujours, en réalité, de rien d’autre que la possibilité ou non de
débattre sur un sujet qui prête à débat — irradiaient des
lumières hystériques, tamisées et colorées, parfaitement en
adéquation avec le papier peint obsolète de son salon. Dans
le coin droit de l’écran s’afficha la boîte de réception de sa
messagerie wiMail. Comme tous les jours, elle indiquait l’arrivée de plus de 300 mails.
Depuis deux ans déjà, tout le système Internet était « piloté » par commandes vocales et les réponses des machines
s’étaient acoustiquement incarnées en voix sensuelles, bien
loin de l’aspect robotique de celles du début des années deux
mille dix. Dantin lança :
— Tout sélectionner !
Un écran apparut avec une interminable liste de noms qui
devint bleutée.
— Tout effacer !
— Êtes-vous sûr que vous voulez tout effacer ? repiqua l’aguichante voix féminine.
— Oui !
— Êtes-vous vraiment sûr ? Cette opération est définitive !
Réfléchissez bien avant de confirmer. Vous risquez de perdre des amis sur
WorldFace, sur FaceBook, sur Friends for Ever ou de supprimer des messages importants !
Laissez toute espérance… Chant IV
55
Dantin ne répondait plus aux wiMails depuis déjà longtemps
et ceux qui voulaient vraiment le joindre, lui écrivaient ou lui
téléphonaient. Il se demandait comment les gens pouvaient
encore avoir une vie de famille quand une fois rentrés chez
eux, ils devaient lire des centaines de courriels quotidiens
dont certains, comble de l’irrationnel, venaient de leurs
propres enfants ou, plus délirant encore, de leur conjoint.
— Oui !
— Opération faite. Tous les messages sont effacés.
— Quitter wiMail !
— wiMail quitté.
La fenêtre de l’écran se referma et les images des séries
reprirent au moment où elles avaient été interrompues.
Il éteint la BSST.
Dantin sourit intérieurement. Il avait réussi, certes avec difficulté, à réduire considérablement la charge insupportable
que le monde des connectés faisait peser sur lui. Il ne lisait
plus ses courriels et son téléphone portable ne sonnait que
pour quelques correspondants, soigneusement triés. Il croisait
tous les jours, en tous lieux, des hommes et des femmes dont
une grande partie de leur temps de libre n’était occupée qu’à
répondre aux milliers de sollicitations de l’Internet et des
réseaux téléphoniques. Il se disait, en les observant, que ces
nouveaux humains, nouveaux esclaves du nouveau monde du
travail, allaient tous devenir les nouveaux fous de l’époque,
car toujours plus aliénés à ce qui leur nuit et toujours moins
libres de s’en détacher
Il prit Abbey Road des Beatles, l’inséra dans le lecteur OMD
et sélectionna Because. Le son cristallin des guitares jouant la
mélodie inspirée de la sonate n°14 op.27, dite Sonate au clair de
lune de Beethoven, loin de perturber son attention, lui offrait
un calme qui stimulait ses fonctions cognitives. Depuis qu’il
Laissez toute espérance… Chant IV
56
avait acheté l’album à sa sortie, en 1969, cette musique était
devenue un baume pour l’âme agitée de Dantin. Toutes les
fois qu’il avait eu besoin de courage, de force, d’imagination,
de ressources intellectuelles, il avait pu compter sur le medley
de la face B, succession de huit courts chefs-d’œuvre joués
sans interruption, pour les lui procurer.
Des années plus tard, le vieux 33 tours ayant fait son
temps, il s’était résolu à acheter le CD. Puis, dans les années
2010, lors du revival des vinyles, il avait racheté l’album. Enfin,
plus récemment, il s’offrit l’OMD, bien qu’il manquât à ce
dernier la beauté intrinsèque de l’objet de cire au sillon
magique et la musicalité profonde donnée par la diaphonie
issue de l’enregistrement analogique.
Il baissa légèrement le son, ouvrit le carnet et commença à
écrire.

PREMIER CARNET
(1)
Je me sens le devoir de raconter l’évolution du monde où je suis né, celui
où j’ai vécu, celui dont j’ai vu la fin. Il me paraît capital (jeu de mots
involontaire) de vous décrire mon vieux Paris, mon vieux Montmartre
des années soixante, les Halles, de vous narrer ces lieux qui ont brillé de
leurs derniers feux, comment ils ont été détruits et pourquoi. Vais-je pou voir soulever ces chers et innombrables souvenirs plus lourds que des rocs
? Je les écrirai dans une confusion nécessaire pour ne pas leur faire trop
d’honneur, bien qu’ils le méritent. Avec le recul, je m’estime néanmoins
comblé d’avoir vécu en ce Paris une enfance choyée et bénie. Ces souvenirs
heureux amoindrissent la tristesse que j’éprouve quand je vois ces ruines
épreintes par les pieds de ces nouveaux rustres et cuistre modernophiles
que l’on continue pourtant à appeler… « Parisiens » !
Laissez toute espérance… Chant IV
57
Avant que j’aie à subir les critiques me mettant en position de tradi tionnel nostalgique, d’idiot qui ne voit pas que de tout temps « on » a
regretté le passé, de naïf qui aurait oublié que les générations anciennes
ont toujours critiqué les parents, et vice-versa, et tant d’autres niaiseries
que j’aurais mal assimilées, il me faut ici paraphraser le génial Edgar
Poe : « Dans les investigations du genre de celle qui nous occupe, il ne
faut pas tant se demander comment les choses se sont passées, qu’étudier
en quoi elles se distinguent de tout ce qui est arrivé jusqu’à présent ».
Et notre époque, pour un grand nombre de raisons liées à une transfor mation brutale de la morale, à une évolution incontrôlée des techniques,
à l’utilisation effrénée des systèmes de communications devenus irration nellement internationaux, à des mixités de populations imposées, à une
volonté de désintégrer notre culture chrétienne et ce qui a été bâti sur la
séparation des sexes, à des manipulations sur les génomes, etc., se dis tingue radicalement « de tout ce qui est arrivé jusqu’à présent » !
« Les enfants ressemblent plus à leur temps qu’à leurs parents » a dit
un grand penseur au style étincelant !
***
J’ai grandi à l’ombre du Sacré-Cœur, le « Sactos » comme on appe lait cette espèce d’horreur basilicale, ersatz d’architecture patchwork très
critiqué par les puristes, copie romano-byzantino de Sainte-Sophie de
Constantinople, bref, ce que je nommais, à vingt ans, une Abadinerie
en butte majeure.
Mais moi, je ne le trouvais pas si moche que cela, mon Sactos. Il faut
avouer qu’à six ans je ne connaissais rien à l’art des bâtisseurs d’églises
et que je ne m’occupais guère des querelles esthético-architecturales ; je
VIVAIS au Sacré-Cœur, et c’était tout !
Ma prime jeunesse s’est passée tranquillement à côté du théâtre de
l’Atelier, anciennement « théâtre Charles Dullin ». Mon père était arri vé d’Italie en 1950 avec ses diplômes de coupeur et cinq ans plus tard,
Laissez toute espérance… Chant IV
58
il ouvrit son propre magasin de Tailleur sur mesures, au numéro 3
de la rue Dancourt, non sans avoir légèrement francisé son nom au pas sage. Nous vivions tous les trois dans un petit appartement de deux
pièces (au même numéro de rue) perché au sixième étage, sans ascenseur.
À l’âge de six ans, en 1961, j’avais développé des mollets d’acier à force
de monter et descendre « au trot », selon l’expression favorite de ma
mère, vingt fois par jour les six étages de l’immeuble. J’étais devenu un
Lachenal des escaliers, un vif-argent sur cent quatorze marches ! Et des
escaliers, il y en avait partout dans ma vie : chez moi, à l'école, au
« Sactos », dans les rues du quartier (rue Berthe, rue de la Vieuville,
rue Chappe, rue Gabrielle, rue Muller, etc.).
L’école Foyatier, où j’ai fait mes années de primaire, donnait (et donne
toujours) sur le long escalier qui longeait le trajet du Funiculaire, le
vieux, le vert et blanc comme les rames du métro dont le devant arborait
fièrement le grand logo SNCF. Quand parfois, après le déjeuner, mon
pote Fred et moi arrivions à l’école en avance, nous le défions à la cour se. Les passagers nous regardaient cavaler, amusés, pariant sur le
gagnant ou se racontant des histoires sur les drôles de titis qu’ils obser vaient par les vitres poussiéreuses et embuées de la cabine. Il faut dire
qu’on y allait de la gambette et que cela ne chômait pas dans les rotules !
On avait peut-être l’air un peu bête à courir comme cela, mais on lui fai sait la nique à notre Funiculaire. Nous avalions les 222 marches deux
par deux, jusqu’en haut, sans faiblir ! Alors, ayant atteint la cime de
la colline un moment avant lui, on admirait la roue géante qui le tirait
et on tremblait de peur devant la vision du gouffre béant de béton qui
contenait le moteur monstrueux. Dans le même temps, nous essayions
d’estimer le diamètre et la longueur de l’énorme câble en métal qui s’en roulait au fur et à mesure que le Funiculaire approchait du sommet. En
abandonnant ces calculs trop compliqués pour notre âge, on se disait qu’il
ne valait mieux pas qu’il ne se brise, le câble, sinon notre Funi irait
s’écraser en bas comme un œuf frais sur le sol. Puis on redescendait
quatre par quatre les marches pour arriver à l’heure en classe. Ah, on
Laissez toute espérance… Chant IV
59
s’en est ramassé de sacrées gamelles lors de ces descentes ! C’est un miracle
qu’on ne se soit jamais fracturé tous les os du corps, mais il y avait un
bon Dieu pour les jeunes casse-cou du Sactos.
Parfois, quand le cœur nous en disait, arrivés au croisement des esca liers de la rue Berthe, juste avant l’école, vvllloufff, nous obliquions à
droite pour remonter les autres volées de marches jusqu’à la rue Chappe
que nous dévalions elle aussi, à tout berzingue. Quand je dis qu’il fal lait être des graines d’Herzog pour habiter là !
Le flux de voitures dans Montmartre était nettement moins important
que de nos jours et courir dans ces rues ne présentait alors que très peu
de danger pour de jeunes enfants remplis à craquer de joie de vivre.
***
En avril 1964, année de mes neuf ans, la famille déménagea dans un
appartement de trois pièces, au numéro 20 de la rue de Clignancourt.
J’avais enfin une chambre isolée à moi. Je découvris la « Liberté de la vie
privée » ! Je suivais alors la classe de 8e, ce qu'on appelle de nos jours, le
CM1.
***
Les jours de classe, quand à midi la cloche de l’école nous avait libé rés, secondée par la clameur céleste de la Savoyarde qui faisait tonner sur
tout Montmartre ses dix-neuf mille kilos d’airain, j’allais retrouver mes
parents qui m’attendaient pour fermer le magasin puis nous rentrions
tous les trois pour déjeuner. Selon un rituel quotidien, nous remontions
la rue Dancourt, à droite, sur trente mètres et nous saluions Pierrot, le
coiffeur, qui était toujours en sentinelle sur le seuil de sa boutique tandis
que son employée s’activait à la tâche. Comme mon père se faisait coiffer
chez lui et que lui, en retour, se faisait habiller chez mon père, ils avaient
fini par devenir d’excellents amis. Dans la rue Dancourt, tout le monde
Laissez toute espérance… Chant IV
60
connaissait tout le monde, tout le monde parlait avec tout le monde, tout
le monde invitait tout le monde à prendre l’apéro chez Monsieur
Carbonnel —le bougnat, comme on l’appelait traditionnellement et
affectueusement— lors des belles et tièdes journées du printemps de ma
vie, au pied de Montmartre.
Arrivés sur la place de l’Atelier, nous tournions à droite et remontions
la rue d’Orsel jusqu’à son début où, tel le Nil dans la Méditerranée, elle
se jette dans la rue de Clignancourt. Mais bien avant d’en arriver là,
juste après les coulisses du théâtre, au 43 de la rue d’Orsel, il y avait la
petite Crémerie du Théâtre qui laissait régulièrement sur le trottoir
ses grands pots à lait en aluminium (de 80 ou 100 litres) afin qu’ils
soient récupérés par la Compagnie Laitière Parisienne. Énormes,
presque aussi hauts que moi, leur couvercle était attaché au corps du
bidon par une chaîne épaisse comme mes poignets. Ils semblaient scellés
pour en interdire l’accès à quiconque excepté à leur propriétaire crémier,
seul dépositaire du secret de leur ouverture. Souvent, je tentais de soule ver un de ces bidons, mais comme ce travail herculéen était impossible à
accomplir, je baissais la tête, penaud, et continuais mon chemin sous les
rires affectueux de mes parents qui m’encourageaient à réessayer la pro chaine fois.
Plus loin sur le même trottoir, celui de droite, je m’arrêtais à l’angle de
la rue de Steinkerque où était situé le grand magasin de philatélie dont
les vastes devantures vitrées exposaient des milliers de timbres plus ou
moins rares, mais toujours étonnamment colorés.
Comme presque tous les enfants de mon âge, j’étais apprenti philaté liste. Alors, quand j’avais réuni la somme d’argent économisée à cette
intention, j’entrais dans la boutique pour en acheter un ou deux (de
l’Aéropostale ou du Vénézuéla), goulûment repérés dans l’Yvert et
Tellier de l’année ! C’est avec ce célèbre catalogue que j’avais détaillé la
collection de mon oncle Giuseppe, mort à la guerre, que mon père m’of frit pour mes dix ans et dans laquelle ne survivaient que quelques vieux
Robinson de timbres édentés. J’avais espéré y trouver des trésors philaté -
Laissez toute espérance… Chant IV
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liques qui nous eussent rendus millionnaires, mais la déception fut à
l’image de l’espoir : le classeur ne contenait que les habituels et banales
vignettes que possède tout philatéliste débutant, sans aucune valeur mar chande, mais que j’ai gardés en souvenir de cet oncle que je n’ai jamais
connu.
Encore un peu plus loin, au croisement de la rue Seveste, il y avait le
petit magasin de jouets à la façade bleu azur dont la minuscule vitrine
était principalement consacrée aux trains électriques (Jouef et Märklin).
À l’intérieur, des centaines de jouets se pressaient comme des sardines les
uns contre les autres sur les étroites étagères : Télécran, Coloredo, pano plies, masques de Mickey, Donald ou Zorro, voitures téléguidées, avions
Heller, Circuit 24, grues et garages, chalets suisses, soldats de fer ou de
plastique, osselets, billes, agates et calots, etc. J’avais bien du mal à quit ter mon poste de délectation visuelle. Je rêvais, collé à la vitrine, jusqu’à
ce que l’habituel sifflement paternel me rappelât à la dure réalité.
Plus loin, remontant à l’opposé sur la gauche, filait la rue Livingstone
où habitait mon copain Fred.
Notre chemin nous menait tout droit vers la rue de Clignancourt. Là,
trente mètres en avant, se trouvaient deux autres haltes qui faisaient mes
délices, chacune d’un côté de la rue et se faisant face.
Il y avait d’abord à gauche, au numéro 2, la Droguerie d’Orsel,
genre de bazars qui pullulaient en ces années heureuses. Je ne cessais
d’être émerveillé par l’innombrable quantité d’objets et de produits en
tous genres que l’on pouvait y découvrir, de la paire de gants en peau de
bison jusqu’à l’escabeau pour unijambiste en passant par la chaudière à
charbon, les débouche-WC, le boulon de huit ou les pneus de vélo 650/2
ballon Dunlop. La connaissance encyclopédique qu’avait le propriétaire
de ses milliers de références et de leur utilisation me laissait pantois.
Son visage avait été terriblement marqué par la guerre. Un œil de
verre, à droite, provoquait une troublante asymétrie à son regard et
j’imaginais qu’il en changeait la bille régulièrement, car cette translucide
sphère irisée, incrustée dans un des côtés de son visage, lui donnait d’un
Laissez toute espérance… Chant IV
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jour à l’autre un regard différent, d’une fixité modulante. Bien que fort
courtois, il me laissait toujours une impression étrange quand je quittais
l’endroit après avoir payé et emporté les pavés de savon de Marseille que
ma grand-mère lui avait commandés.
Juste en face, au n° 7, il y avait le marchand de journaux où j’ache tais mes illustrés dont les noms sont restés gravés en mes tympans et
pupilles : Rodeo, Blek, Tartine, Geppo, Pepito, Dan Dair,
Hondo, Akim, Ivanhoé, Super Boy ! Tous ces personnages de
papier prenaient vie et m’invitaient dans leurs aventures dès la première
page lue. Mes copains et moi nous nous transformions dans nos jeux en
leurs doubles virtuels, héros manichéens certes, mais si nobles et si bons !
Ces « bédés » nous conviaient dans un monde infrangible où Mal et
Bien s’affrontaient quotidiennement. Les Bons gagnaient, c’était dans
l’ordre des choses, comme était dans l’ordre des choses, et nous l’atten dions, l’intervention récurrente d’un « méchant » plus fourbe et plus dia bolique que celui de l’histoire précédente. Cet incessant combat se dérou lant dans nos illustrés incarnait la dialectique simple de mon enfance et
la morale que j’y ai acquise depuis lors, et qui m’a mené vers le métier
que j’ai fait, n’a pas varié d’un iota. Mephisto, Despenser, la ChauveSouris, Wampus, Luthor, le Joker, les Rapetou, etc., n’étaient pas que
des faire-valoir générateurs d’aventures, c’étaient les serviteurs du Mal,
l’un des deux grands piliers sur lesquels reposait, stable pour quelques
années encore, notre univers. Ces personnages de mon enfance furent les
compagnons d’heures bénies où les nécessités d’opérer des choix, de
prendre des responsabilités, d’assumer ses actes n’étaient pas de notre
fait ; pour toutes ces raisons, ces bandes dessinées ne finirent pas toutes
calcinées dans l’âtre familial.
Ma mère râlait régulièrement de me voir plongé dans ces lectures que
beaucoup considéraient comme abêtissantes, mais elle faisait contre mau vaise fortune bon cœur, car elle les trouvait malgré tout fort bien écrites et
estimait qu’elles pouvaient m’aider en orthographe, ce qui fut d’ailleurs
avéré. Le maître s’étonnait souvent de la richesse de mon vocabulaire
Laissez toute espérance… Chant IV
63
comparé à celui de mes camarades, moins férus d’illustrés. Je pense que
je dois, en partie, à Akim et à Miki, et ma vocation de policier et mon
amour de la langue !
Mais, que je revienne à mon trajet. Au carrefour des rues d’Orsel et
de Clignancourt, sur la droite, il y avait la grande Boucherie
Clignancourt dont les vendeurs clamaient haut et fort de leur voix de
stentor, jusque de l’autre côté de la rue, la qualité et le prix exception nels des viandes qu’elle proposait. Les bouchers portaient leurs habits de
bouchers : tablier blanc maculé de sang replié sur un énorme torse mus clé et chemise à petits carreaux rouges et blancs, comme les nappes des
toiles cirées qui recouvraient, tels d’odoriférants linceuls, les tables de nos
anciennes fermes campagnardes. Le crayon de ces derniers, ligaturé en son
extrémité par une petite ficelle de cuisine, était habituellement rangé dans
leur poche-poitrine. L’ensemble du tablier était tenu par une cordelette de
lin tressée, passant par-dessus leurs épaisses épaules. L’aisance avec
laquelle ces géants sanguinolents découpaient les gros quartiers de viande
me fascinait autant que les monstrueux couteaux qu’ils utilisaient pour
le faire, et leur allure de brute (alors qu’ils étaient les plus gentils des
hommes) me les faisait imaginer aux prises avec Blek le Roc ou
Ivanhoé dans d’épiques combats à travers les immensités des plaines
d’Amérique ou dans les denses et impénétrables forêts d’Écosse.
Juste à côté de la boucherie, il y avait la Crémerie du Delta dont les
employés rivalisaient de cris avec leurs voisins bouchers. Les traditionnels
mots « Beurre-Œufs-Fromages », les BOF comme disaient ceux des
Halles, étaient écrits en immenses lettres dorées sur la devanture décorée
du magasin. Les employés de la Crémerie du Delta arboraient un
habit similaire de celui des bouchers excepté que l’ensemble de leur cos tume était blanc. Les us et coutumes des bouchers et des crémiers dif féraient peu. Les crayons étaient placés chez ces derniers exclusivement
sur l’oreille et aucun d’entre eux ne se serait permis d’y déroger en osant
le mettre dans la poche poitrine de son tablier.
Les commerçants, leurs clients, les passants et les enfants interprétaient
Laissez toute espérance… Chant IV
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quotidiennement, dans cette rue typiquement parisienne, une éclatante
symphonie vocale à l’unisson d’une vie commune.
En face, à côté de la boulangerie, il y avait la petite, l’étroite, la minus cule, échoppe des Gueules Cassées de la Loterie Nationale. La ven deuse de billets qui était assise, ou plutôt pliée en quatre, à l’intérieur de
ce mètre carré devait être née sous Napoléon III. Elle avait sûrement
passé toute sa vie dans cet incroyable et microscopique réduit de bois posé
à même le trottoir. Je l’ai connue déjà vieille et ne me souviens même pas
l’avoir vu disparaître ; elle s’est envolée des visions de ma jeunesse tel un
soupir à peine exhalé.
Toute cette animation, tous ces hommes et femmes sont perdus mainte nant loin dans le Temps. Ces gens de la rue faisaient partie d’une fra trie que j’avais espérée éternelle, car soudée par un fil d’acier civilisation nel qui les unissait étroitement. Puis les parkings, les avenues, le béton,
le modernisme, les nouveaux habitants de Babel sont arrivés. Les désas treux architectes aux ordres d’une nouvelle caste pompidolienne de diri geants et décideurs (dont je parlerai un autre jour) ont pris le pouvoir et
ont remodelé la ville sous l’habit d’une modernité qu’il eût été impensable
d’oser refuser. Alors, Paris est devenu muet, gris, aigri, morne, mort.
***
Il faut avoir été gamin à Paris, à Montmartre, dans les années soixan te pour se souvenir de la vie qui y régnait, cette « existence collective »
comme l'a dit un grand historien au nom si noble, et comprendre com ment cette ville est morte. Il faut connaître le film Le cerf-volant du
bout du monde pour savoir à quoi ressemblait Montmartre avant les
destructions et reconstructions immobilières, les embouteillages, l’expro priation des commerçants, la séparation des Hommes et, pire que tout,
le tourisme à outrance. Il faut avoir à l’esprit les images des terrains
vagues et du maquis, dont les vestiges à cette époque qui étaient encore
nombreux en haut du Sacré-Cœur, pour imaginer la vue, similaire à celle
Laissez toute espérance… Chant IV
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qu’eut Lucien de Rubempré lorsqu’il lança son fameux défi à Paris, qui
s’épandait alors de ces sublimes hauteurs. Il faut pouvoir entendre les
meutes de petits Parigots en culottes courtes dévalant la butte sur des
planches de bois à roulettes, sur des patins de bric et de broc, sur d’im probables patinettes et poussant, selon leur clan, leurs cris de guerre en
prenant à l’assaut le clan ennemi. Il faut se rappeler l’intime communau té de pensée, d’Histoire, de culture entre les habitants de ce quartier. La
vie, pour nous une fois sortis de l’école et des devoirs, s’épanchait en jeux
dans la rue avec les « poteaux ». Les bandes que nous fréquentions se
transfiguraient, non pas dans un vandalisme gratuit de décérébrés en mal
de reconnaissance sociale, étouffant de désirs de surconsommation, mais
dans l’organisation d’enquêtes, la résolution de concours sportifs ou de
jeux de pistes tirés des hebdomadaires Spirou ou Tintin, des prome nades dans des zones inconnus de notre Pantruche, ou pour les plus
grands, dans les discussions sur les filles dont l’école était située non loin
de la nôtre. Nous sentions sur nous le souffle de l’esprit de la ville qui
était alors la ville de l’Esprit, car nous étions les enfants chéris de Paris.
Il faut s’être promené aux Halles (avant leur destruction) comme nous
le faisions les jeudis après-midi quand nous n’avions pas assez d’argent
pour aller au cinéma, y avoir couru dans et entre les nombreux pavillons
de fer et d’acier, juste pour le plaisir de courir, y avoir fait de folles et
magiques parties de cache-cache, y avoir ressenti une indicible effervescen ce de vie pour connaître ce qui anime une ville. Nous admirions les
« Forts » qui déchargeaient sur leurs épaules de géants des montagnes de
viandes, de légumes ou de poissons ; nous regardions les piliers de bistrot
qui allaient, titubant d’un café à l’autre jusqu’à finir vautrés dans des
poubelles ou couchés à l’arrière de camions de légumes ; nous regardions
tous les curieux qui venaient eux aussi aux Halles pour y sentir le cœur
battant d’une ville.
Les Halles étaient l’âme de Paris comme Paris patronnait Les
Halles ! Avant, Paris était un pays ; puis Paris a eu des quartiers, des
cinquantains, des dizains ; puis Paris s’est révolté et a libéré Broussel ;
Laissez toute espérance… Chant IV
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puis Paris a eu des arrondissements ; puis Paris s’est encore révolté ; puis
Paris s’est barricadé et s’est dépavé ; puis Paris est devenu moderne et a
eu des fêtes ! Alors sont advenus les festivomaires et leurs innom brables fêtes mortifères. RIPP : Rest In Peace, Paris !
Mais, que je finisse de décrire le parcours jusqu’à notre nouveau domi cile. La rue d’Orsel se jetait donc dans la rue Clignancourt, tout près de
la place du Delta (qui porte si bien son nom) à l’endroit où le métro
aérien de la ligne 2, entre Barbès et Anvers, s’engouffre dans les profon deurs de la ville. J’allais là, de temps en temps, me placer devant la gran de grille du pont du Delta pour regarder le métro disparaître sous mes
pieds, dans le bruit et la fureur des vibrations métropolitaines. Sur un
arc de la place, de l’autre côté du boulevard Rochechouart, c’est-à-dire
dans l’autre arrondissement, était situé un cinéma que nous fréquentions
régulièrement : Le Delta.
Nous remontions donc la rue Clignancourt, à gauche, en prenant soin
de passer du côté où étaient rangées, les unes à côté des autres, les car rioles des marchands des quatre saisons. Leurs étals regorgeaient de
fruits et légumes dont les couleurs chatoyantes illuminaient les charrettes
et la rue, quelle que fût la saison. Les tomates déversaient leur érubes cente chair gorgée de Provence jusque par-dessus les bords du chariot, tan dis que les poireaux, haricots verts, blettes, fenouils éclairaient de leurs
feux pers ce côté-ci de la carriole. Ailleurs, les fruits de saison offraient
des odeurs et des senteurs égales aux merveilles chromatiques générées par
les jeux de lumière des peaux des légumes. Ces marchés ambulants colo raient la rosace mystique d’une cathédrale légumineuse qu’un maître-ver rier médiéval eût apposée sur une façade gothique maraîchère.
Le son de la voix des marchands des quatre saisons qui criaient leurs
marchandises pour la seule joie d’animer acoustiquement la rue s’ajou tait aux autres sens, déjà tant sollicités. Jeune enfant de dix ans, je m’en ivrais de cette symphonie de vie, jouée par ces hommes et ces femmes enco re authentiques.
Je les voyais arriver, ces commerçants matutinaux, quand je partais
Laissez toute espérance… Chant IV
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potron-minet à l’école. Ils venaient à pied, avançant tranquillement, tirant
leur carriole dont les longs bras de bois aux extrémités courbées semblaient
des antennes de cricket géant. Discrets le matin face aux vendeurs des
magasins devant lesquels ils s’installaient, le midi, c’était eux qui criaient
le plus fort. Et s’il advenait que par coïncidence aux cris des marchands
de tomates et de poires vinssent s’ajouter ceux du rémouleur et du vitrier
qui remontaient la ru e, mon père et moi nous nous bouchions les oreilles
pour traverser cet assourdissant Achéron. Alors, nous rejoignions le trot toir aux numéros pairs, de l’autre côté, sans imaginer un seul instant que
nous les regretterions, que je les regretterais tant ces cris, adulte devenu !
Nous passions devant le Monoprix (où je vis pour la première fois
un Scopitone, ancêtre des clips vidéos, avec Henri Salvador dans la
peau de Zorro), traversions la rue de la Nation et, selon un rituel que
jamais nous ne transgressâmes, nous nous arrêtions, une fois tous les
trois jours chez le caviste qui jouxtait la porte de notre immeuble. Là,
mon père achetait religieusement sa bouteille de Préfontaine. Il vérifiait
méticuleusement la présence du bon à découper sur l’étiquette afin qu’il
puisse obtenir la bouteille gratuite quand il en aurait collé douze sur la
carte de fidélité. Il ne raffolait pas spécialement de cette piquette infâme,
mais il s’y était habitué et l’on sait que l’habitude est un maître bien
intraitable.
Sur le haut mur en béton de l’immeuble nouvellement construit qui fai sait face à notre porte, de l’autre côté de la rue, des hommes en salopette
grise avec échelles et seaux de colle posaient quotidiennement les affiches
géantes des publicités qui envahissaient déjà tout l’espace visuel. C’est sur
ce mur qu’au cours du printemps 1967, j’ai vu deux affiches géantes qui
sont restées en ma mémoire. La première était une publicité pour la revue
Tout l’Univers. La couverture de ce numéro montrait le hissage, par
une grue démesurée et sous un soleil de plomb, d’une des têtes démontées
du temple d’Abou Simbel. Deux hommes perchés dessus, juste sous une
énorme poulie, révélaient par leur taille de fourmi celle du géant de pier re. Grâce à l’UNESCO, on déplaçait pièce par pièce le précieux site
Laissez toute espérance… Chant IV
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archéologique pour le sauver de la future montée du Nil, immanquable ment provoquée par la construction d’un nouveau barrage à Assouan.
Sans que je sache jamais pourquoi, ce jour-là, le soleil du printemps qui
donnait à plein sur le ciel parisien a imprimé pour toujours ses ors égyp tiens sur cet engramme flamboyant.
Sur la seconde affiche, on voyait, à droite, un énorme rond rouge tan dis qu’à gauche, étaient écrits les mots « Les ronds rouges arrivent » avec
un effet graphique de flou évoquant une grande vitesse de déplacement.
Fred et moi, nous sommes demandés pendant d’interminables semaines
ce qu’étaient ces « ronds rouges qui arrivaient ». Cette campagne publi citaire changeait régulièrement, mais peu, le texte du placard tout en
continuant de ne rien préciser sur la nature ou la date de l’événement
annoncé. Sur l’une des affiches suivantes, les mots « Les ronds rouges
arrivent » était précédé d’un gros « ATTENTION ! » qui ne faisait
qu’augmenter le suspense. La quantité d’hypothèses et de suppositions que
nous avons faite tous les deux sur cette publicité, de l’arrivée d’extra-ter restres humanivores jusqu’aux nouveaux modèles de Jaguar Type E en
passant par de fantasmatiques sous-vêtements ou de collection de livres,
était astronomique. La curiosité qui ne faisait que croître exponentielle ment jour après jour égala la déception éprouvée quand le secret fut enfin
levé et que nous apprîmes qu’il ne s’agissait que de l’annonce de la créa tion d’une nouvelle marque d’essence, ELF. Somme toute, nous n’étions
absolument pas concernés par cet avènement pétrolifère si ostensible ment proclamé par une étoile en forme de rond rouge. J’ai appris dep u i s
que cette campagne publicitaire a été la première en France à utiliser ce
qu’on appelle aujourd’hui « l’aguichage » (en anglais, le « teasing »), tech nique qui est devenue depuis ces années le langage même de la publicité et
de la télévision qui emploie tous les moyens « d’aguichage » possibles pour
que jamais, les hypnotisés du pixel ne se détournent de l’écran. Quant
aux compagnies pétrolières, on sait depuis l’intérêt qu’elles portent à la
sauvegarde de nos belles côtes de Bretagne.
À travers le temps, ces mystérieux ronds rouges sont restés incrustés
Laissez toute espérance… Chant IV
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sur les autres ronds, marron foncé, de mes pupilles pouponnes d’enfant
de douze printemps qui vivait en étoile perdue ses incomplètes aventures.
***
Au numéro 20, nous entrions, traversions les deux courettes et arri vions dans le troisième immeuble, le nôtre.
Le repas se passait devant la télé, avec Paris-Club ou le Journal
Télévisé, puis mon père allait faire sa demi-heure de sieste tandis que ma
mère rangeait la cuisine et s’attelait à la vaisselle sans éprouver le
moindre ressentiment d’injustice gynophobe. La guerre pour l’égalité des
sexes n’avait pas encore commencé et sa vie de femme au foyer lui appor tait bonheur et joie de vivre.
Moi, je révisais mes leçons et quand je disposais d’un peu de temps
supplémentaire, je me jetais sur ma DS Pallas téléguidée ou sur le der nier album Spirou, recueil trimestriel que j’achetais régulièrement avec la
modeste somme d’argent de poche que m’octroyaient mes parents.
Vers 13 h 40 la porte de ma chambre s’ouvrait et mon père appa raissait, me disant « c’est l’heure, au boulot ! ». Alors, nous repar tions, lui à sa boutique et moi à l’école en prenant cette fois le chemin qui
longeait le Sacré-Cœur. De là, regardant vers les clochers à travers l’im mense espace délimité en largeur par les escaliers aux marches démesu rées qui zigzaguaient de chaque côté du parc, j’admirais, en haut de la
blanche colline, les trois majestueux cônes marbrés couronnés de leurs
croix christiques fièrement dressées vers le ciel.
Et pendant ce court trajet de début d’après-midi baignée de soleil, en
remontant de la rue Clignancourt à la rue Foyatier, mon petit cœur d’en fant de dix ans et celui du Paris millénaire battaient à l’unisson…

Dantin referma le carnet et arrêta la musique des quatre de
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Liverpool. En se caressant la rouflaquette droite, il sentit une
larme dévaler sa joue. La lente agonie de son époque qu’il
avait perçue insensiblement avec le nébuleux passage des ans
se révélait en images, en odeurs, en sons à travers ces phrases
abandonnées sur le papier. Il imaginait clairement la nef symbolique de cette Lutèce sombrant, malgré sa devise latine,
dans le gouffre infernal des villes damnées du monderne qui
clame incessamment qu’il est « bon » parce qu’il « bouge » !
L’ex-policier posa son carnet sur la table basse. Il avait suffisamment écrit pour ce soir. Il tourna les yeux vers sa bibliothèque où les Grecs et Latins anciens, Platon, Socrate,
Démocrite et Empédocle, Héraclite et Zénon lui montraient
leurs dos dorés et le saluaient. À leurs côtés, Sénèque et
Hippocrate l’encourageaient à la tâche de mémorialiste qu’il
s’était donné.
Dantin accorda un regard à la nuit qui avait recouvert de
son ténébreux carrick la morne et étroite cour qu’il ne discernait déjà plus à travers la fenêtre aux carreaux encrassés. Il
s’allongea sur son divan.
Dans le coin supérieur de la vitre, il aperçut un morceau de
lune qui versait sur le crépuscule un cône de rayons extatiques
où palpitaient, comme de diaphanes phalènes, des atomes
d’argent d’une douceur ineffable.
Alors, il s’endormit et voyagea en un lieu où nulle lumière
n’existe.
E vegno in parte ove non è che luca
Laissez toute espérance… Chant V
71
CHANT V
La tourmente infernale, qui n’a pas de repos
Mène les ombres avec sa rage
Et les tourne et les heurte et les harcèle.
Daniel Dantin fut réveillé par un rai de lumière qui avait pu
franchir les lames resserrées des persiennes. Il regarda l’heure
sur son vieux réveil à aiguilles fluorescentes, sortit de son lit
et se dirigea vers la douche. L’eau tiède fit frissonner ses
narines et s’écoula sur ses longs muscles qui commençaient à
être couverts, çà et là, d’une légère couche de graisse. S’il n’y
prenait garde dès maintenant, cette graisse finirait un jour par
recouvrir l’ensemble de son corps, mais Dieu merci, il n’en
était pas encore là. Son métier de policier lui avait donné
accès à de nombreuses activités sportives qui entretenaient
son physique et, tout en étant ce qu’on appelle un beau « sexagénaire à la Mastroianni », il se dit qu’il devait quand même
se surveiller, l’irréparable outrage des ans arrivant toujours
plus vite qu’on ne l’imagine. Il sortit de la douche, s’essuya
rapidement en jetant un coup d’œil sur son sexe, le tripota un
moment comme s’il voulait lui parler puis s’en abstint, le
jugeant à ce moment-là indigne d’intérêt. Il se rasa en dessinant précisément le délinéament de ses rouflaquettes et mit
son tout nouveau L12 de chez Lévis, unique concession à la
mode, car seuls cette marque et ce modèle de jeans allaient
parfaitement avec ses jambes démesurées.
Laissez toute espérance… Chant V
72
Dantin avait rendez-vous à 13 heures avec Marot au Minos
Montmartrois, restaurant typiquement français situé dans la
partie ascendante, calme et ombragée de la rue Lamarck.
Il était prévu qu’ils se régaleraient d’un excellent cassoulet, la
spécialité de la maison, et qu’ils termineraient tranquillement
la discussion commencée la veille au Barachamp, conversation
où Dantin avait évoqué de manière parfois confuse sa tristesse causée par la désagrégation de l’univers dans lequel il vivait.
— Oui, lui avait dit Marot. Je vois assez bien ce que tu veux
dire. Mais rassure-toi, contrairement à ce que tu penses
peut-être, tu es, nous sommes, nombreux à ressentir ce bouleversement et à le regretter malgré la force terrible de la pression qui s’exerce pour que tout le monde accepte cette évolution prétendument irréversible.
— Alors, que dois-je faire ? Me laisser vivre et manipuler,
me révolter, me résigner, me suicider ?
— Non ! Certes pas ! D’abord, il nous faut accomplir un
long voyage, un voyage où tu verras la grande scène du
théâtre contemporain, un voyage où tu découvriras des réalités insoupçonnées, un voyage, enfin, où tu trouveras peutêtre la lumière qui te permettra d’assumer ton futur.
C’est sur ces mots qu’ils s’étaient séparés et c’était sur cet
espoir que le policier devait retrouver son ami, ce jour, autour
d’une bonne table.
Dantin regarda sa montre et vit qu’il disposait de plus d’une
heure de libre devant lui. Il prit le téléphone et appela le commissariat.
— Bonjour Tanqueux.
— Ah, bonjour Commissaire. Alors, ça vous fait drôle de ne
pas venir au poste, ce matin ?
— Oui, plutôt ! D’ailleurs, tu vois, je vous appelle. Quoi de
neuf, aujourd’hui ?
Laissez toute espérance… Chant V
73
— On ferme le commissariat à midi. Moi, je vais fleurir les
tombes de mes aïeux avec mes enfants.
— Ah, c’est vrai ! C’est la Toussaint aujourd’hui, ou plutôt,
le jour des Morts. Au fait, et cette Police-Night ! Raconte !
— Super, chef ! On a bien rigolé ! Ça a fini fort tard et les
petites amenées par Chaprot étaient bien cochonnes, mais je
vous raconterai ça de vive voix. Les téléphones ont parfois
des oreilles !
— D’accord Tanqueux. À bientôt alors !
— Passez nous voir quand vous voulez, chef !
Dantin raccrocha, un peu déçu malgré tout d’avoir raté la
dernière Police-Night de sa carrière et d’avoir appris, au sousentendu de son inspecteur, que les filles avaient été plutôt
accueillantes. Il appréciait toujours les plaisirs du sexe quand ils
ne sont pas assortis de leur éternel pendant sentimental et il
trouvait que le sexe dégagé de l’amour offrait certains avantages que la situation de célibataire lui permettait de goûter
au-delà du raisonnable. Puis pensant à Tanqueux, marié et
père de famille, il se dit que de toute façon, la vie matrimoniale n’empêchait nullement quelques « récréations » !
La Police-Night de l’année précédente s’était terminée par
une orgie délirante dont les protagonistes mirent plusieurs
jours à récupérer l’énergie et la semence dépensées ! Cette
année-là, c’était encore Chaprot qui s’était occupé d’amener
les filles. Il possédait un agenda rempli de bonnes adresses
que tous ses collègues voulaient lui soustraire et qu’il se gardait bien, pour cette raison, de laisser traîner.
Dantin chassa ces idées de son esprit, tourna la tête et vit
son carnet noir posé sur sa table basse. Comme il avait quarante-cinq minutes devant lui, il le prit et continua la rédaction de ses souvenirs.
Laissez toute espérance… Chant V
74

(2)
Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, traversé çà et là par de
brillants soleils.
Les jours de congé scolaire, quand il y avait urgence à la boutique, mon
père me transformait en commissionnaire. J’allais porter les pantalons
chez le culottier qui habitait Clichy ou bien j’allais chercher les liasses de
tissus qu’il avait commandées chez Dormeuil, à Montreuil, ou encore je
courrais livrer à Passy un gilet à peine terminé. La plupart du temps, je
faisais ces trajets en bus, les bus à plate-forme, les chers vieux Renault
TN4H avec la manette chasse d’eau à l’arrière. Je revois le receveur
donnant le signal de départ avec cette tirette à poignée de bois que tous
les enfants rêvaient de manipuler à leur tour. Puis il fermait l’accès au
bus en enclenchant horizontalement, avec la sûreté d’un geste mille fois
accompli, l’épaisse et lourde chaîne gainée de cuir rigide. Dès que l’oblong
véhicule avait démarré, il y avait toujours quelques voyageurs kangourou
qui réussissaient à sauter in extremis dedans et d’autres, moins sveltes,
qui ne le rattrapaient jamais. De la plate-forme, on les voyait s’éloigner,
s’estomper, rétrécir au loin, prisonniers des pavés, puis disparaître à notre
vue. Alors, le contrôleur abaissait le panneau affichant COMPLET
situé juste sous l’auvent de métal.
Selon un rituel rigoureux, l’homme en uniforme actionnait la chaîne
reliée par un long câble de métal à une clochette placée dans la cabine du
conducteur afin de lui transmettre des informations codées : un coup pour
démarrer ; un coup immédiatement après pour arrêter le bus quand un
sportif avait réussi à sauter sur la plate-forme malgré la fermeture qui
le lui interdisait ; trois coups rapides après un arrêt pour signaler que le
bus était complet et qu’il ne fallait pas s’arrêter au suivant si personne
ne le demandait.
Une fois assis à l’intérieur, il fallait séparer avec délicatesse le long et
étroit ticket du carnet de dix en faisant bien attention à ne pas le déchi -
Laissez toute espérance… Chant V
75
rer et on le présentait au contrôleur qui le « moulinait sur son ventre »
(comme l’écrivit si poétiquement Queneau) avec sa curieuse boîte de fer.
Quand le bus était bondé, le contrôleur remontait l’allée tel un saumon
dans un torrent en se faufilant tant bien que mal à travers la masse de
chair compacte des voyageurs, et « moulinait » les tickets avec un coup de
poignet d’un époustouflant professionnalisme. Sa boîte à composter, fer mement accrochée à un large ceinturon de cuir estampillé du signe
RATP, lui donnait l’air d’un cow-boy sorti d’un de ces westerns que
mon père aimait tant regarder sur la première chaîne. Cette drôle de
machine, l’un des plus beaux jouets possible pour un enfant, faisait
entendre en un rythme irrégulier son stridulant cliquetis. Quand le tra jet que j’avais à parcourir était long, je m’étonnais toujours de la facul té du receveur à mémoriser les visages des voyageurs déjà contrôlés, tant
le va-et-vient des passagers était important.
Je retrouve, en écrivant ces lignes, l’odeur qui émanait des sièges en skaï
et celle des relents d’essence qui traversaient les parois poreuses des
maigres tôles du bus. Je revois le sol strié de longues et fines lattes de bois
dont les profondes rainures dégorgeaient de tickets usagés, de chewinggums séchés et autres déchets de petite taille, jetés négligemment ; je revois
les clignotants en forme de longues oreilles orange, tombantes comme celles
d’un vieux cocker, lobes hypertrophiés qui se relevaient de chaque côté de
la cabine du chauffeur quand le véhicule allait tourner ; je revois les
plans du parcours de la ligne, accrochés tels des vitraux de cathédrale
dans la nef du bus, dont chaque nom de station chantait comme une
symphonie ou un concerto sublime ; je revois aussi le petit répertoire
RATP de Paris de ma grand-mère qui, une fois ouvert, devenait un
guide touristique magique dont les lignes de bus symbolisaient des voyages
en des îles colorées et enchantées, pays de Cocagne ou tout était beau,
tranquille, luxueux et poétique.
À travers le temps, je me remets à calculer le nombre de stations par
sections et compter les tickets nécessaires pour les parcourir.
Je ressens sur mes cuisses nues de jeune enfant en culottes courtes, la tex -
Laissez toute espérance… Chant V
76
ture des sièges en simili cuir et leur température sur la peau, froids ou
brûlants selon la saison. Je retrouve le clinquant des hautes barres d’acier
qui les délimitaient et qui gardaient de chuter dans les tournants quand
le bus allait trop vite et que nous étions emportés par la force centrifuge.
Ces sièges de couleur marron étaient décorés, illustrés comme par des
pochoirs, de dizaines de petits logos de la RATP que je comptais machi nalement quand le trajet me semblait trop long. Alors, bercé par les
conversations mélangées des Parisiens en vadrouille que je suivais d’une
oreille distraite, parfois je m’endormais..
Mon bus préféré était le 54. C’est celui que je prenais quand, les jeu dis fastes, j’allais au Gaumont Palace. Le trajet à lui seul valait déjà
tous les spectacles du monde. Il y avait des cinémas partout, de Barbès à
la Place Clichy. Quinze au moins. J’ai leurs noms, là, dans ma tête, et
les citer les uns à la suite des autres me fait l’effet d’entendre une sym phonie de Mozart qu’on viendrait de retrouver dans un improbable et
poussiéreux grenier viennois : à gauche, de l’autre côté de Magenta, dans
le 9e, Le Louxor. Puis en remontant, sur le même trottoir, la Gaîté
Rochechouart et Le Delta, sur la place éponyme. Du côté pair, dans
« mon beau 18e », en continuant toujours sur le trottoir de droite, le
Palais Rochechouart, le Trianon, le Montmartre-Ciné et, le der nier avant la place Pigalle, la Cigale. Juste en face de la Cigale, de
l’autre côté du boulevard, il y avait le cirque Medrano, démoli en 1973,
où figure maintenant à sa place un horrible immeuble nommé dérisoire ment « Résidence Bouglione ».
L’immense bâtiment du cirque Médrano au toit circulaire et au beau
narthex composé d’une large avancée cubique à trois porches, diffusait
sur la place (non encore offerte aux activités libertines ou aux boutiques
musicales des années quatre-vingt) une multitude d’odeurs mélangées, de
sable, de crottin de cheval, de pelage d’animaux sauvages, de sueur d’ar tistes, de jus de fruits variés, et tant d’autres fragrances encore, toutes liées
à ce qu’on appelait, à l’instar de l’inénarrable Monsieur Loyal télévisuel,
Roger Lanzac : la « magie du cirque ». La fontaine centrale de Jean-
Laissez toute espérance… Chant V
77
Baptiste Pigalle recueillait en son bassin, puis transférait aux cieux en
projetant leurs échos sur les façades des immeubles qui les répercutaient
encore, les cris des enfants qui avaient été heureux toute une après-midi
grâce aux artistes des pistes sablées et des trapèzes ailés.
De l’autre côté de la place, il y avait le secteur de la prostitution, des
caïds, des règlements de compte nocturnes, des clubs aux noms exotiques
comme Narcisse, Ève de Paris, Sphinx ou Folies Pigalle, mais
c’était un monde qui pour moi n’existait pas, car invisible et inanimé
aux heures où je flânais à Pigalle.
Toujours sur la partie droite du boulevard, se succédaient le Ritz, le
Scarlett, l’Agora, le Colorado, le Moulin Rouge, le Mexico,
le Mery et enfin, tout au bout à droite, sur la partie nord de la place
Clichy, titanesque parmi les titans avec son écran géant, réalité issue des
rêves d’enfants les plus fous, colosse de 4500 places, haut comme un grat te-ciel new-yorkais, se dressait le plus grand et le plus beau cinéma de
l’univers : le Gaumont Palace !
Lors de ces trajets en autobus, je prenais grand soin de m’asseoir à
droite afin d’admirer les affiches et les décorations de toutes ces salles de
cinéma. La médaille d’or de l’affiche la plus extraordinaire revenait
immanquablement au Colorado qui ne projetait que des films d’hor reur ou de science-fiction. Le réduit servant de caisse du Colorado, situé
juste au milieu de sa devanture, était encadré par d’énormes panneaux
peints qui représentaient un horrible visage de monstre-reptile aux crocs
de vampire devant une colline. Sur le sommet de celle-ci, émergeant d'un
sinistre château, une grosse tête de loup-garou s'approchait d'une stryge,
séduisante et sensuelle, toute de blanc vêtue, transpercée par une dague
d'argent. Sur un petit plateau de bois placé au-dessus de l'entrée, comme
celui apposé sur la porte de l'Enfer, il y avait écrit :
Laissez toute espérance… Chant V
78
***
Ces cinémas drainaient une quantité inimaginable de Parisiens de tous
âges. Alors, le boulevard de Clichy se transformait en un microcosme où
les habitants échangeaient leurs joies, leurs peines, leurs amours et leurs
haines. Ça grouillait comme aux abords d’une fourmilière sous un torri de soleil d’été. Ça parlait, ça commerçait, ça criait, ça riait, ça pleurait,
ça chantait jusqu’aux tréfonds des plus petites ruelles, jusqu’aux cimes des
balcons sombres, jusqu’aux extrémités infinies des arrières-arrières cours
d’immeubles. C’était une ville dont les habitants n’étaient pas invités quo tidiennement par les gérants de la vie à se la « réapproprier » ; ils ne
l’avaient jamais perdue ! C’était le Paris qui avait existé ainsi, pendant
des siècles avant que les destructeurs, ces « malfaisants architectes », et
parce qu’on le leur laissa lâchement, aient pris un pouvoir dictatorial, sou verain, sur la vie de la cité. Et c’était avant que leurs rejetons, les GOE
(Gentils Organisateurs d’Existence), ne créassent Pa r i s l a n d.
Je cite ici un passage d’un article de loi de juin 1955 « création d’un
commissaire à la construction et à l’urbanisme pour la région parisienne,
chargé de coordonner des autorités, des pouvoirs, comme ceux qui relèvent
de l’État, exerçant pour ce faire des délégations de pouvoir d’origine à la
fois ministérielles et préfectorales », révélant la mise en place d’un fonc tionnaire de l’État et non plus de la ville, c’est-à-dire un complice des
assassins de Paris.
Il y a quelques années, un sinistre scribouilleur de journal à jeter avait
pondu un article retentissant, mais débile, sur le thème « Repenser la
ville ». Enfin, comme si elle avait été pensée une fois, comme si la pensée
avait quoi que ce soit à voir avec le passé, le présent, le futur d’une ville.
C’est son Histoire et les conflits humains qui la nourrissent qui créent
la vie grouillante d’une ville ; une ville comme Paris, dont les habitants
n’avaient pas encore été chassés, dispersés et remplacés par d’incompa tibles pièces de puzzle ; une ville comme Paris dont la population, alors
unie, avait barricadé dix fois, vingt fois ses rues et mis en fuite des rois ;
Laissez toute espérance… Chant V
79
une ville comme Paris qui ne se payait pas d’ineptes plages de faux sable
ou de délirante « fête de la zicmu ».
Où est donc ce Paris, aujourd’hui… Il y a un temps pour naître et un
temps pour mourir, un temps pour démolir et un temps pour construire,
un temps pour consommer, un temps pour se révolter !
Ce lieu d’Histoire, Halles-ventre, cœur battant de Paris, aux arcades
métalliques a été éradiqué pendant la présidence de Georges Pompidou.
Sous celle-ci, dans le même temps que la destruction des pavillons
Baltard, se construisirent, entre autres, la tour Montparnasse (d’où l’on
a la plus belle vue sur Paris, car c’est le seul endroit de la capitale d’où
l’on ne la voit pas), la détestable voie sur berge qui interdit à jamais aux
rêveurs les flâneries sur les quais de leur Seine chérie (rouverts en 2014
avec une structure essentiellement touristique et sinistrement festive), le
tuyauteux bâtiment aux couleurs de régurgitations d’ivrogne où s’expo sent les plus insupportables croûtes ou sculptures imaginées et réalisées en
signe d’allégeance aux temps modernes. On peut dire à son propos que
lorsqu’on a offert aux Français, selon une très vieille recette du pouvoir,
un « Temple de l’Art », c’était tout simplement, comme l’écrivait
Machiavel, « afin qu’ils conservassent au moins le nom de ce qu’ils
avaient perdu ». Voie sur berge, gratte-ciel gangréné et léproserie géante
b i ga rrée portent maintenant, et heureusement, cet affligeant
Pompigrotesque patronyme afin qu’il n’y ait aucun doute sur leur ori gine,ni davantage sur leur destination.
Je l’imagine, ce désastreux Attila auvergnat, apostat et relaps, rejoi gnant avec les anciens Maires de Paris, l’archevêque Ubaldini au
9e cercle de l’Enfer. C’est là qu’ils subiront, tous, dans les glaces de
l’Anténor, le châtiment infligé aux traîtres à leur patrie ; c’est là qu’ils
endureront l’éternelle damnation luciférienne pour avoir livré, sans aucun
remord, mon beau Paris aux énarquassassins ; c’est là qu’ils auront le
crâne éternellement dévoré par un vieux Parigot damné désespéré qui a
vu agoniser sa ville devant lui comme Ugolin a vu mourir ses enfants
dans la ténébreuse tour de la Mue.
Laissez toute espérance… Chant V
80

Dantin referma son carnet noir et se lança dans la spéléologie mnésique. Il se rappelait le film Les Daleks envahissent la
Terre de Gordon Flemyng qu’il avait vu au Gaumont Palace
en 1964, il revoyait l’immense affiche ornant la façade, telle la
statue géante d’une divine Athéna installée sur la proue d’un
navire mythologique aux dimensions cinématographicosmiques.
Son travail d’écriture ne faisait que rendre plus nettes
d’autres remenbrances que le temps avait floutées ou mises
de côté. Il se souvenait maintenant parfaitement des vieux
Renault TN4H qu’il avait empruntés si souvent et de leur
odeur caractéristique, de la tirette chasse d’eau manipulée par
le contrôleur, de sa boîte à composter, moulinette ventrale et
des tickets fins, si fins qu’ils se déchiraient toujours quand il
ne le fallait surtout pas. Le paragraphe citant les caïds et le
monde de la prostitution à Pigalle fit resurgir d’autres souvenirs que le temps avait recouverts.
Jouxtant le Ritz, il y avait un bar-tabac dont une des vitrines,
largement avancée sur le trottoir, exposait sur ses longues étagères translucides, des souvenirs de Paris d’un kitch consommé. Le Dantin de onze ans lorgnait dans cet amas de bibelots
parisiens, à s’en décrocher les yeux, des stylos dont l’extrémité du corps, quand il était tenu la tête encreuse en bas, montrait une femme quasi nue qui, par une petite astuce hydraulique, perdait le reste de sa pudeur, et de ses sous-vêtements,
lorsque le stylo était retourné. Dantin aurait voulu pouvoir
s’en offrir un, mais le prix en était relativement élevé et de
toute façon, jamais il n’aurait osé aller le demander à l’employée ni le rapporter chez lui.
Bien que ses parents ne fussent pas spécialement bigots, il
avait été éduqué dans la pudicité chrétienne et les objets porteurs d’images ou de symboles sexuels étaient interdits à ses
Laissez toute espérance… Chant V
81
jeunes yeux autant qu’à son esprit. « Il aurait le temps, il verrait cela plus tard, cela n’était pas le moment », disait sa mère.
Ce n’était jamais le moment !
Sur l’étagère en verre située au-dessous des stylos coquins,
entourés de hideuses Tours Eiffel, de laidissimes NotreDame, d’affreux Sacré-Cœur en métal mal argenté, d’horribles boules à neige contenant les mêmes édifices grossièrement modelés, d’infâmes dépliants multilingues, d’atroces
cartes postales et de quatre ou cinq écussons ridicules brodés
aux armes de Paris, il y avait des jeux de cartes dont les traditionnels Judith, Hector, Lahire et Argine aux effigies bêchevetées étaient remplacés par des photos de femmes nues en
compagnie d’hommes, non moins nus, accouplés dans des
postures extraordinaires, mais parfaitement inéquivoques.
Leurs « parties honteuses » étaient cachées par les étiquettes
de prix judicieusement collées en cet endroit. Il y avait cinq
ou six modèles de paquets aux couleurs différentes dont les
boîtes étaient lascivement étalées sur l’étagère comme les
pétales d’une marguerite lubrique s’offrant indécemment aux
luminescents sillons d’un concupiscent soleil.
Dantin se souvint alors que cette vitrine pour touristes était
re s p o n s able de ses premiers tro u bles issus de la question du
sexe. Il délaissa le ciné des Abbesses et le pat ro n age de l’église
« Saint Jean de Montmartre », où ses parents l’avaient inscrit,
pour les animations plus vivantes du bouleva rd de Clichy. Il en
o u blia même les longs moments de halte devant le minuscule
m agasin d’ap p a reils électriques situé en haut de la rue Houdon
où trônait le magnifique petit magnétophone Geloso G257 qu’il
rêvait de posséder depuis qu’il l’avait vu.
Ses promenades régulières sur le boulevard lui permettaient
de contrôler que les jeux de cartes étaient toujours à leur
place, que les femmes n’étaient pas rhabillées, que les éti-
Laissez toute espérance… Chant V
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quettes de prix n’avaient pas été déplacées et que l’achat du
stylo coquin était devenu du domaine du possible, du réel !
Quelque temps après, vers le milieu de l’année scolaire, ses
camarades de classe du collège Bernard Palissy lui offrirent
d’autres objets de découvertes sensuelles : des images monochromes tirées de pages arrachées du guide naturiste hebdomadaire Health and Efficiency (H & E), si célèbre dans les
cours des collèges de ces années soixante.
Il se fabriqua une cachette dans un coin de sa chambre pour
y entreposer les pages qu’il avait échangées contre des soldats
de plastique ou des billes et entra à tout petits pas dans ce
monde nouveau, territoire adoré des adolescents : la vie privée. Il découvrit la joie inborne que procurent la saisie et l’appropriation d’une sphère intime, d’un espace occupé par soimême, d’une zone interdite à tout autre. Alors, commença le
plus naturellement du monde, c’est-à-dire secrètement, sa vie
sexuelle. Il ne rencontra la pornographie, cette vision crue,
anatomique, tronquée, macroscopique, du sexe, qu’un peu
plus tard, vers ses quinze ans. Il expérimenta les plaisirs de la
masturbation avec les pages des H & E troqués et tronquées,
ne montrant que des femmes épilées, édulcorées, retouchées,
policées… asexuées.
Ainsi, comme chaque pièce insérée d’un grand puzzle facilite la mise en place des autres, de nombreux souvenirs lui
revinrent en mémoire, des souvenirs de sa vie génésique, en
solitaire ou en couple. Sa sexualité avait été plutôt orthodoxe,
sans folies, sans délires, sans excès jusqu’à un âge assez avancé, mais il espérait encore faire des découvertes, luxurieuses
au possible, avant que l’envie ne finisse par s’éroder, usée par
le souffle anésthésique du Temps.
Son écriture et sa rêverie l’avaient mené à l’heure de son
rendez-vous avec Marot. Il se gratta distraitement le menton
Laissez toute espérance… Chant V
83
et alla s’habiller tandis que d’autres images lui revenaient, plus
précises : des femmes sans poil en niveaux de gris qui s’offraient au soleil et aux objectifs des photographes, des corps
mélangés qui s’agitaient mécaniquement, des râles suant d’efforts, des ombres de son enfance qui se glissaient lubriquement entre les chairs photographiquement émoussées.
Il se rasa et sortit.
Dantin avait ainsi mis un peu d’ordre dans ses souvenirs
tandis qu’il se dirigeait vers la rue Lamarck. La perspective de
déguster un savoureux cassoulet le mettait en joie tandis
qu’un bon vin, bu en quantité à peine modérée, canaliserait le
cours de sa pensée, faciliterait son élocution.
Un vent violent souffla soudainement, emportant et déchirant dans un irréel tourbillon les quelques feuilles restées
accrochées aux arbres pas encore racornis par l’automne ou
par la pollution. Il les regarda virevolter en tous sens et les
assimila à ses aventures sexuelles qui l’avaient emporté, elles
aussi, en tourbillons incontrôlés pour un unique et souverain
aboutissement des sens.
Que de fois sa raison avait cédé devant l’injonction du
désir ; que de fois il avait baissé lâchement la tête et s’était
soumis aux ordres impérieux de son excitation ; que de fois il
avait laissé souffler sur sa froide morale le sirocco brûlant de
son désir ; que de fois il avait comparé son sexe en érection
avec le bouton d’un vieil interrupteur électrique qui, baissé ou
levé, ouvrait ou coupait le circuit de sa raison. Enfin, que de
fois il aurait tout aussi bien fait, à la place de cette agitation
frénétique qu’il jugeait ensuite inutile, voire ridicule, de rester
chez lui à lire un bon livre…

Laissez toute espérance… Chant V
84
Marot était là, assis sur un banc, à quelques mètres de l’entrée du Minos. En ce triste jour de Toussaint, les bourrasques
soufflaient par intermittence tandis que d’épars rayons de
soleil transperçaient dolentement, çà et là, le pesant couvercle
de grisaille plombée recouvrant la ville.
— Hello Daniel, ponctuel, comme toujours ?
— Hello Luc, en avance, comme toujours !
Au moment où les deux hommes allaient pénétrer dans le
restaurant, le serveur qui gardait la porte les arrêta et leur
annonça d’une voix assourdissante que tout était réservé et
qu’ils devaient revenir plus tard.
— Allez dire à votre patron que Luc Marot est là et
laissez-nous donc passer !
Troublé et décontenancé par l’injonction impérative de
Marot, l’homme s’excusa, s’écarta et les laissa entrer.
La salle du Minos était relativement petite et le plafond si bas
que Dantin crût s’écrânier en s’y avançant. Sur les murs
étaient punaisées des photos des principales régions gourmandes de France : Alsace, Périgord, Bretagne, Lyonnais,
Nord, Provence, Normandie. Les tables du restaurant étaient
sobrement nappées, dressées de verres élégants et de couverts
judicieusement choisis. Les senteurs qui franchissaient la
frontière de la porte menant à la cuisine, épanouissaient leur
force apéritive luminescente dans toute la salle qui n’était
éclairée que par les fenêtres donnant sur la rue et par la porte
d’entrée, à moitié vitrée. Aucune lumière électrique ne venait
pervertir la douceur et le charme de l’ambiance que le patron
avait su instaurer dans son restaurant. Ce dernier, s’extrayant
de son comptoir, les rejoignit et tint à les placer lui-même.
— Désolé pour mon serveur, cher ami, j’avais oublié de le
prévenir. Voilà, je vous ai gardé votre table préférée, la huit, et
j’ai préparé ce que vous m’avez demandé.
Laissez toute espérance… Chant V
85
— Merci, cher ami, répondit le poète, flagorneur à son tour.
La carte des plats, aux appellations supra-poétiques, promettait des merveilles. Dantin et Marot, installés dans les profondes banquettes du Minos, grignotèrent les amuse-gueules
que le serveur, penaud, leur avait apportés. Trois cassoles
fumantes arrivèrent bientôt à leur table ; coustelous, confit
d’oie et lingots, cuits à la perfection, y gargouillaient en
embaumant merveilleusement. Les deux hommes restèrent
un moment à contempler les plats, tant cette simple vision les
ravissait déjà.
— Pour accompagner votre cassoulet, je vous propose un
petit Château Cautelouze 2015 dont vous me direz des nouvelles, leur proposa le patron.
— Excellent ! répondit Marot. J’adore le Cahors. Et toi ?
demanda-t-il à son ami.
— Seul le vin sait revêtir le plus sordide bouge d’un luxe
miraculeux, chantonna Marot ! Va pour le Cautelouze !
Le patron hurla à travers la salle :
— Jacques, un Cautelouze pour la huit !
Alors, avec un sourire commercial savamment étudié dans
quelque miroir, il se tourna vers les deux hommes, leur souhaita bon appétit puis se dirigea vers les tables voisines afin
de s’occuper des autres clients qui l’interpellaient sans cesse.
— Voilà qui devrait satisfaire quelques-uns de nos sens ; du
moins ceux que la décence le permet dans un restaurant, plaisanta Dantin ! Mais, pourquoi diable le patron a-t-il apporté
trois cassoles ?
— C’est moi qui le lui ai demandé. Nous aurons un
invité-surprise tout à l’heure ! Et je pense qu’elle te plaira.
— Elle ?
— Oui, Elle ! Mais je ne t’en dis pas plus pour l’instant.
— Et bien, justement, répondit Dantin. En prolongement
Laissez toute espérance… Chant V
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de notre conversation d’hier soir, je souhaiterais avoir ton avis
sur les rapports entre les sexes de nos jours.
Marot réfléchit un moment, puis il commença sa
harangue :
— La différence des sexes, un des éléments fondateurs de
notre société, se trouve prise dans le tourbillon d’uniformisation généralisée du monde moderne ce qui fait qu’elle se délite dramatiquement, comme le reste. Le tabou de l’inceste qui
liait la communauté humaine depuis l’aube des temps a perdu
sa force de contention. Les choses du sexe ont radicalement
changé en peu de temps. Sémiramis, Cléopâtre et Didon
seraient bien étonnées si elles imaginaient accomplir leurs turpitudes devant des milliers d’écrans. Le néo-matriarcat combat violemment l’antique patriarcat, non pour une égalité qu’il
estime juste, ce qu’il hurle hypocritement à tous les vents,
mais pour l’éradiquer, par vengeance. Il ne s’agit plus de guerroyer éternellement entre sexes pour accomplir la destinée
humaine, tel que l’histoire nous l’a enseignée, mais tout simplement supprimer la question, ou mieux encore, la remplacer par des procès. Et l’arrivée massive des lois sur le genre
visant à niveler davantage la différence des sexes, lois que les
apprentis sorcialos aux commandes de l’État imposent par
lâcheté politique et par servilité économique, va encore aggraver les choses.
— Oui, encore et encore des lois et des procès !
— Oui, de plus en plus ! Homophobie, androphobie,
gynophobie, x éno phob i e, p é d o p h i l i e, adolescentophobie,
zoophilie, iconophobie, pigmentophobie, graissophobie, maigrophobie. Tout est bon comme dans le cochon pour aller
plaider ! Ce qui de notre civilisation a été bâti pendant des
siècles sur la différence des sexes, c’est-à-dire LA différence,
la possibilité d’être autre, le fait de penser cette différence, de
Laissez toute espérance… Chant V
87
la concevoir et d’approuver une pensée discriminatrice, est
devenu l’ennemi public n°1 des Temps Nouveaux.
— Je le ressens comme cela également.
— Cette différence des sexes est sommée de s’aplanir, de
s’effondrer comme élément cristallisant de la sphère privée pour
devenir, comme les religions qu’on expurge inlassablement de
leur essence divine pour les réduire à des signes de distinction
et de séparation sociale, un simple liant communautaire de la
sphère publique. Un banal liant citoyen dont l’uniformisation
est acceptée avec le plus bel aveuglement par la population et
imposée avec la plus irrationnelle férocité par ses maîtres.
— Une « irrationnelle férocité », formule qui me paraît
tout à fait juste, ajouta Dantin. Et que penses-tu des revendications toujours plus ostentatoires et violentes des diverses
communautés sexuelles ?
— Comme les religions parallèles implantées en France, les
différentes appartenances sexuelles n’ont plus pour principales raisons d’être que d’exprimer, le plus bruyamment et le
plus ostensiblement possible, par des fêtes, des manifestations ou des rituels d’un inimaginable ridicule spectaculaire,
leur banale haine des autres sous le masque hypocrite de la
liberté de cul-te et de revendication égalitariste. Les va-t-en
guerre contre l’homophobie, la gynophobie, la pédophilie, la
zoophilie, la gérontophilie, puis, comme la logique le veut,
contre la traditionnelle hétérosexualité, ne sont que les suppôts de la nouvelle névrose venue d’outre-Atlantique, pathologie compensatoire de l’Ennui ou de la misère sexuelle de
notre époque que nomma, il y a déjà quelques années avec
une ironie, un humour, une lucidité et une intelligence suraiguë, l’excellent Philippe Muray : la pénalophilie.
— La pénalophilie ?
— Oui ! Ce délire jouissif de porter plainte pour un oui ou
Laissez toute espérance… Chant V
88
pour un non. Je pense que tu as déjà vu des éléments de cette
partie immergée de l’icebeurk dans tant de revues qui en vivent
ainsi que dans les couloirs de ton ex-commissariat.
— Je connais, oui ! Comme ce qui est accroché au mur du
restaurant chinois de la rue Labat et comme ce que tu as dû
subir de la part de ceux qui jouissaient tant de t’avoir attaqué
pour atteinte à la « pureté » des Lettres.
— Voilà ! C’est ceux-là que Philippe Muray a appelés les
« porte-plainte » comme on en appelait également, en
d’autres temps, les « porte-flingue ».
— Ah ça, j’en ai croisé. Le bureau des dépôts de plainte en
était surchargé. Si tu savais ce qu’on m’a rapporté parfois :
plaintes pour empêcher les chiens de crotter sur les trottoirs
ou pour leur donner le droit, équitable, de faire où ils veulent ;
plaintes pour empêcher les voisins de se murger à toute
heure ; plaintes pour interdire le port d’une croix chrétienne
en bikini sous prétexte d’atteinte à la sacro-sainte laïcité républicaine ; plaintes pour interdire certains mots français devenus discriminatoires ; plaintes pour exiger l’abolition de
toutes les différences ; plaintes pour avoir le droit de nommer
ses enfants de manière la plus débile possible ; plaintes pour
interdire les jouets trop nettement sexués…
— Stop ! Arrête sinon je vais aller porter plainte pour pléthore de discours anti-plaintes. Vois-tu, l’avocat et le juge sont
les nouveaux maîtres à penser de ce monde, les chevaliers servants des « nimportequoiphobes ». Tout ce qui ose critiquer,
discriminer, devient chair à procès. Il est interdit de refuser
l’égalitarisme imposé par la société festive, ce nouvel avatar
sirupeux et huilé du fascisme.
— Quelle belle tirade, répondit Dantin.
Les deux hommes éclatèrent de rire et se rafraîchirent l’œsophage en avalant le contenu du grand verre que venait de
Laissez toute espérance… Chant V
89
remplir de Cautelouze, le pétulant et bougon serveur prénommé Jacques.
— Et la luxure là-dedans ? demanda Dantin.
— Les guerres et la luxure ! Rien d’autre n’est à la mode !
Non, en fait, la luxure c’est l’élévation du niveau de vits, a également dit Muray.
— Ah ! Excellent ! L’élévation du niveau de vits. Je la replacerai, celle-là ! Mais dis-moi, sérieusement !
— La Luxure, le Mal, a perdu son caractère d’interdit blasphématoire, donc religieux, pour devenir un anodin passemisère que les pauvres et les classes moyennes pratiquent
comme, et quand ils le peuvent, tandis que les riches s’adonnent sans retenue à l’une de ses formes primaires dans les
pays où le tourisme sexuel est la principale ressource économique.
— Et ici ? En France ?
— Qui croirait qu’un des ressorts les plus vigoureux de
mon esprit fut trempé dans la même source d’où la luxure a
coulé dans mon sang, disait l’autre. De fait, il y a toujours
dans les grandes villes des lieux protégés des regards où le
cadre supérieur, ou soupérieur, peut dépenser le peu d’énergie
qui lui reste une fois qu’il a payé à ses maîtres leur gabelle,
dîme et autres maltôtes d’essence vitale. Dans ces endroits
secrets se déroulent les turpitudes sexuelles de notre époque,
miettes plus moins rassies, mais parfois savoureuses, des relations humaines. C’est dans un de ces lieux que je te mènerai
tout à l’heure et tu y suivras les traces des luxurieuses
Sémiramis, Cléopâtre et d’autres, plus contemporaines…
— Et l’amour ? demanda Dantin.
— L’amour ? Cet infini mis à la portée des caniches ?
Marot éclata de rire tout en regardant sa montre.
— Mais tout d’abord, il me faut te présenter celle que nous
Laissez toute espérance… Chant V
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attendions. Elle s’appelle Francesca ! Oui, elle est d’origine
italienne, comme toi, et je pense qu’elle devrait te plaire.
— Et pourquoi l’as-tu invitée ?
— Parce qu’elle sera ton guide là où je ne puis aller.
— Tu m’intrigues. Et où va-t-elle me mener ?
— En une de ces places qui éclaireront certaines de tes
questions, et plus précisément celles sur le sexe et la luxure.
À ce moment, la Savoyarde sonna treize heures et la porte
du restaurant s’ouvrit.
— La voici. Laisse-moi te la présenter.

Une femme magnifique entra dans le Minos. Dantin avait
déjà vu ce genre de créature sur des écrans de cinéma, dans
des revues au papier glacé pour bourgeoises endiamantées,
dans des publicités pour produits de luxe, mais rarement en
chair et en os ; et jamais d’aussi près.
Très grande, fine et féline avec une abondante chevelure
bouclée d’un noir astral, un visage gracieux à la dissymétrie
subtile qui lui donnait un air préraphaélite, elle irradiait l’éclat
de ses grands yeux vert clair sur tout ce qu’ils regardaient. Un
riche veston bordeaux aux longs cols fins et pointus tombait
élégamment sur ses épaules et une magnifique jupe d’un
pourpre profond révélait la grâce d’une parfaite paire de
hanches. Ses longues jambes, minces, recouvertes de bas couleur chair parsemés d’imperceptibles motifs floraux, ajoutaient une sensualité infinie à une silhouette déjà extrêmement attirante. Un diaphane chemisier blanc garni de fines
fanfreluches laissait entrevoir une poitrine généreuse où, bien
visible dans l’entre-deux-seins, resplendissait un magnifique
petit crucifix en argent. Elle était réellement très belle.
Laissez toute espérance… Chant V
91
La femme lança un regard complice à Marot et s’approcha
du policier qui s’était levé.
— Bonjour Monsieur Dantin. Je m’appelle Francesca.
— Bonjour, je m’appelle Daniel, répliqua-t-il en serrant
avec précaution la main gracile tendue par la jeune femme.
Dantin fut immédiatement charmé par la douceur du
timbre vocal, la finesse de la peau, le délicat et odoriférant
parfum et la sensualité insigne qui s’évaporaient de ses
moindres mouvements. Il la fit asseoir à côté de lui et attendit les explications.
— C’est vrai qu’il est plutôt mignon avec son look démodé
à la Elvis, dit-elle à Marot. Et puis, il est à ma taille. Tu avais
raison, je crois qu’il va me plaire !
— Si je vous dérange, vous me le dites ! lança l’ex-policier
en riant.
— Mais non, tu ne déranges pas ! répondit Marot. Je vais
t’expliquer, ou plutôt non, Francesca va t’expliquer.
Francesca plongea le reg ard émeraude de ses yeux droit
dans ceux de Dantin et lui dit, un joli sourire aux lèvres :
— Voilà, c’est somme toute assez simple. Je suis « chargée »
par notre ami commun de vous guider en un endroit où le
corps devient l’ennemi de la raison, où les sens commandent
l’esprit, où la luxure s’accomplit sans entraves. Je n’ai accepté
cette mission qu’à la condition que vous fussiez à mon goût
et Luc, qui me connaît de fort longue date, me l’avait assuré.
— Et le suis-je, à votre goût ? demanda Dantin en l’observant attentivement et en pensant que contrairement à toutes
ces femmes qui donnent envie de les vaincre et de jouir
d’elles, celle-ci inspirait plutôt le désir de mourir lentement
sous son regard.
— Assez oui, malgré vos rouflaquettes d’un autre âge !
répondit-elle en les lui caressant.
Laissez toute espérance… Chant V
92
— Vous m’en voyez flatté, et vexé. J’espère qu’elles ne vous
empêcheront pas de tout m’expliquer ?
— Non, bien sûr ! Mais pas tout ! Il y aura une part d’inconnu…
Marot la coupa.
— Mais, auparavant, mangeons ce cassoulet qui nous attend
si chaudement et… partons à cheval sur le vin, pour un ciel
féerique et divin, déclama-t-il, d’un ton emphatique.
Ils déjeunèrent.

Le repas terminé, le trio se retrouva devant le Minos, prêt à
se séparer.
— Je vous quitte maintenant, dit Marot. Mes affaires m’attendent ! Nous nous reverrons demain Daniel, et encore une
fois dans un restaurant, abri de secrètes luxures quand la pluie
cruelle frappe à traits redoublés.
— Encore ?
— Oui, encore, il le faut. Je t’expliquerai ! Je laisserai un
message sur ton répondeur pour te donner mes « instructions » !
— D’accord, chef ! répondit Dantin en mettant sa main
sur sa tempe pour le saluer.
Francesca embrassa le poète et lui murmura quelques mots
à l’oreille. Il sembla satisfait. Elle revint vers l’ex-commissaire
et lui saisit gentiment le bras.
— Où allons-nous maintenant ? demanda-t-il.
— Pas très loin, précisa la jeune femme.
Ils se mirent tranquillement en route en remontant vers
Montmartre. Francesca prit la parole.
— Pendant notre trajet, vous me raconterez ce qu’est pour
Laissez toute espérance… Chant V
93
vous la luxure, quels désirs elle vous inspire et quels sont ceux
que vous souhaiteriez assouvir.
Dantin, troublé par cette demande, ne sut d’abord que
répondre. Puis, détendu par le sourire de Francesca, il se laissa aller à avouer des situations fantasmées de coït qui lui
venaient à l’esprit et lui en dressa une liste qu’elle s’empressa
de noter sur son XPhone : avec plusieurs femmes, avec une
femme bien grasse, avec une adolescente, avec des adoratrices
de Lesbos (se plaçant comme observateur), avec une naine,
avec une cul-de-jatte, avec une noire albinos, avec une dominatrice qui le lierait sur un lit ancien au cadre de fer forgé,
avec une Chinoise édentée, puis il ajouta après une pause, « et
avec vous ! »
— Tout cela n’est pas foncièrement original, mais assez
drôle, et vous serez satisfait, ou presque. Mais il vous faudra
auparavant traverser une épreuve de langage et me dire où en
est le sexe !
— J’aurai tout ? insista Dantin en tentant de faire comprendre à la jeune femme que dans ce tout, il l’intégrait.
— Tout ! répondit-elle d’un ton qui signifiait qu’elle avait
parfaitement compris son allusion et qu’elle agréait la supplique.
Dantin sourit.
— Mais attention, ajouta-t-elle, il y a une modalité écrite en
caractères minuscules, au bas de notre contrat : la « clause
Lohengrin » !
— La « clause Lohengrin » ? Qu’est-ce ? Un piège ?
— Nullement, Daniel ! Vous permettez que je vous appelle Daniel ?
— Bien sûr ! Au contraire, j’en serai ravi. Alors, Francesca,
dites-moi, cette « clause » ?
— Elle est fort simple. Où je vous mène, vous allez com-
Laissez toute espérance… Chant V
94
bler à peu près tous ces désirs. Ensuite, nous irons chez vous
et nous finirons la nuit ensemble.
— Francesca, je…
-… mais demain matin, je partirai, dit-elle en posant son
index sur les lèvres du policier afin de lui couper la parole. Et
nous ne nous reverrons plus ! Plus jamais ! Je sortirai de
votre vie comme j’y suis entrée, tel un mirage. Vous ne chercherez pas à me revoir. Il est impossible que naissent des sentiments entre nous. De toute façon, vous n’aurez pas d’informations sur moi. C’est cela, la « clause Lohengrin » !
— Mais…
— Aucune discussion ! trancha-t-elle. Alors, que décidezvous ? Nous y allons ou non ? Vous pouvez encore refuser.
Dantin regarda de nouveau la jeune femme et se dit que
cette formalité serait peut-être « contournable », le moment
venu.
— Nous y allons, répondit-il !
Le vent se remit alors à souffler, plus fort encore…

Le couple remonta la rue Ramey et la rue de Clignancourt
jusqu’à la rue Pierre-Picard qu’ils prirent à droite vers le
Sacré-Cœur. Ils croisèrent un petit groupe de jeunes déguisés
en sorciers, araignées géantes et monstres divers qui, tout en
hurlant, riaient, épanchaient dans un bruit assourdissant leur
bonheur de faire partie de la masse festive hallowinienne.
L’un d’entre eux, outrageusement maquillé, s’adressa à
Dantin.
— Alors, les amoureux, on ne fait pas la fête ?
— Non ! répondit Dantin, provocateur. Nous n’aimons
pas Halloween.
Laissez toute espérance… Chant V
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— Évidemment, répondit le jeune homme, z’êtes trop
vieux et trop ringards. Y qu’à voir vos cheveux !
— Crétin décérébré ! lui lança Dantin en levant la main, se
retenant par miracle de lui asséner une formidable gifle. Le
jeune festivomane eut peur une seconde et, ignorant la pique,
il tourna la tête et rejoignit sa harde de co-hurleurs.
Dantin et Francesca continuèrent leur marche pendant une
centaine de mètres sur le trottoir de droite epuis s’arrêtèrent
devant une porte à l’allure parfaitement insignifiante.
— Voilà ! Nous y sommes, dit Francesca en faisant défiler
ses doigts ductiles sur le digicode.
La porte s’ouvrit. Ils entrèrent dans un couloir, long et
sombre à souhait, comme le corridor de l’Enfer
— Ici, s’étonna Dantin. Mais ce n’est qu’un simple
immeuble !
— Oui, un simple immeuble d’une simple rue qui donne
dans une simple cour qui donne, à son tour, dans un deuxième simple bâtiment qui est suivi d’une simple seconde cour
qui mène, enfin, au troisième et simple dernier immeuble, le
tout, caché à la vue des simples habitants du quartier.
— Simplement si discret ? demanda Dantin en riant.
— Oui ! Ce n’est pas une forteresse, mais son accès est très,
comme vous dites, discret !
— Je vois. Et la police des mœurs est-elle au courant ?
— Évidemment, mais elle n’a aucune raison de fermer les
lieux ou les yeux. Nombre de crimes crapuleux sont évités
grâce à ce type de maisons.
— Elles sont nombreuses dans nos Paris ?
— Il y en a sept dans Paris-I et trente-quatre jusqu’à la dernière limite de Paris-IV.
— Stupéfiant ! Je n’en ai jamais été informé, même pas par
Maubert.
Laissez toute espérance… Chant V
96
— Maubert ?
— Oui, un de mes ex-adjoints qui dispose pourtant de
quelques connaissances dans le domaine des lieux secrets.
— Ah…
— Nous y allons ?
— Non ! Pas maintenant.
— Pourquoi ?
— Parce qu’auparavant, je voudrais boire un café et nous
avons encore à parler…
Dantin fut désappointé par ce contretemps, mais il fit
contre mauvaise fortune bon cœur. Puis il ajouta :
— Ma foi, après tout, je prendrais également volontiers un
bon petit crème !
En regardant vers l’extérieur à travers la béance créée par la
porte de l’immeuble restée entrouverte, le couple vit s’envoler des papiers, des bouteilles en plastique, des morceaux de
carton, toutes choses qui ne pouvaient résister à la force
ascensionnelle du vent qui redoublait de violence.
— Embrassez-moi, lui dit-elle.
Un peu décontenancé par une telle injonction, Dantin hésita une seconde puis, ravi, s’exécuta. Il la prit dans ses bras et
l’embrassa. La jeune femme se pressa contre lui jusqu’à ce
qu’elle obtînt que les tourbillons de sa langue enflammée et la
chaleur de son ventre lui provoquassent une forte érection.
Puis elle s’écarta, lui sourit et déposa un baiser, cette fois bien
chaste, juste sous sa rouflaquette droite.
— Allons le boire, ce café, lui susurra-t-elle. Bravons les éléments déchaînés !
Dantin mit quelques instants à reposer son esprit sur Terre
puis ils coururent jusqu’au bar situé au coin, à l’angle de la rue
Clignancourt, poursuivis par divers déchets tourbillonnants
qui s’étaient lancés après eux.
Laissez toute espérance… Chant V
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
Le barman sourit quand il aperçut les rouflaquettes du policier et s’amusa de la difficulté qu’il eut à caler ses longues
jambes sous les petites tables.
Une fois que les boissons furent apportées, Francesca prit
la parole :
— Alors, dit-elle, qu’est-ce la luxure pour vous ?
— Vous me prenez un peu, beaucoup même, au dépourvu.
— Je m’en doute et c’est justement ce qui va rendre votre
réponse intéressante.
— Je pense qu’il faudrait d’abord en donner une définition
simple et qui s’accorde à notre époque ? La luxure est déjà
affaire d’époque.
— Je vous le concède volontiers.
— Je vois cela comme la transgression de tout interdit
social, moral, religieux, politique, économique, ethnographique, sexuel, à condition que cette transgression apporte
une source, déréglée, d’excitation sensorielle. Une définition
que je qualifierais de « traditionnelle ».
— J’en conviens.
— Cela dit, si elle ne comportait point une forme de sacrilège, la luxure serait tellement moins attirante. Il faut donc
avoir foi, d’une certaine manière, en ce à quoi la luxure s’attaque, sexe, religion, alimentation, humanité, etc., car qui
éprouverait de l’allégresse à profaner ce qui lui est indifférent ?
— Voilà qui est fort bien raisonné. Et pour le sexe et ses
interdits, fallacieusement cachés sous une forme de permissivité totale ?
— Quand cette l’excitation est détournée, gênée ou tout
Laissez toute espérance… Chant V
98
simplement interdite, alors elle se venge en prenant la forme
monstrueuse de la procédure pénale.
— Procédure pénale ?
— Notre ami commun m’a fait réfléchir sur ce qu’il appelle la pénalophilie. La prolifération de nouveaux interdits, nouvelles phobies, issus d’associations revendicatrices et liberticides, ne fait qu’augmenter le nombre et la hargne procédurière de ces associations.
Dantin se tut un moment pour regarder attentivement la
femme assise en face de lui.
— Continuez, Daniel, je vous prie.
— Ces hyènes associatives veulent dépecer le cadavre de
l’intime, du secret. Leur revendication première est l’exigence
du droit à l’exhibitionnisme, à l’étalage en public de la sphère
privée, à la transparence imposée partout et à l’égalité en tous
points entre les sexes ! Le succès démesuré des sites de
réseaux sociaux où tout le monde se dénude sans aucune vergogne en est l’évidente démonstration.
— Et la luxure là-dedans ?
— Et bien, la luxure serait justement d’entrer en totale
contradiction avec ces nouvelles attitudes exhibitionnistes du
monderne.
— Le monderne ?
— Oui, c’est ainsi que je nomme notre époque, ce monde
moderne éradicateur de libertés individuelles, placé sous la
dictature d’un Bien collectif, aseptisé, oppressif, mort-vivant ;
celui que j’ai entendu Luc qualifier de « monde anhistorique » !
— Vous progressez vite, cher Daniel. Luc me l’avait prédit
d’ailleurs.
— Touché du compliment.
— Mais, s’il vous plaît, continuez…
Laissez toute espérance… Chant V
99
— En simplifiant, je dirais que la luxure, celle dont on parle,
celle qui m’intéresse, est devenue le moyen de retrouver le
secret de sa vie privée au nez et à la barbe du monderne.
— Et le sexe, en particulier ?
— Dans ce cas, le sexe reprendrait sa fonction essentielle de
cohésif social par la fracture qu’il crée entre les êtres dans la
sphère de l’intime, donc son rôle de création d’histoires et
d’Histoire. Il retrouverait ainsi la place que lui ont arrachée les
médias et ses serfs.
— C’est une vue de l’esprit qui se défend !
— La luxure serait donc le retour du sexe en chambre, un
sexe redevenu privé.
— Daniel, la luxure que vous allez connaître tout à l’heure
n’aura pas cette force de négation dont vous parlez, mais vous
y prendrez quand même plaisir, j’en suis persuadée, car,
comme vous le souhaitez, il sera en chambre !
— Eh eh… vous excitez ma curiosité, entre autres !
— Et dites-moi, Daniel, que pensez-vous du Mal ?
— Le Mal ?
— Oui, le Mal ! insista Francesca.
— C’est la transgression, c’est dénouer et brûler le nœud de
l’ordre qui régit la vie en société. Dans son acception religieuse, j’ai l’impression qu’il n’existe plus guère alors qu’il me
paraît la seule réponse efficace, humaine, aux méfaits du Bien
généralisé imposé par le monderne. Le Mal contre l’acceptation
aveugle de tout mouvement oppressif de la société, contre le
ronronnement des festivités incessantes, contre la transparence et la désindividualisation des villes.
Tandis que Dantin exprimait sa pensée, à la « Marot »,
Francesca, par-dessous la table, lui titillait la braguette avec
son pied droit tandis que ses prunelles smaragdines sondaient
celles du policier jusqu’aux tréfonds de son âme.
Laissez toute espérance… Chant V
100
Le garçon n’en perdait pas une miette et combattait difficilement la force de l’éréthisme que lui inspirait la scène ! Un
nuage tchérnobylien de luxure traditionnelle envahit la salle du
café. Le jeune homme au tablier blanc se servit un ballon de
rouge pour calmer ses sens qui distendaient son pantalon et
l’avala d’une traite. Comme tous ceux qui rencontraient
Francesca, il ne pouvait détourner son regard des yeux de
cette si belle femme.
— Francesca, comment puis-je me concentrer dans ces
conditions ? continua Dantin.
— Faites un effort, mon cher, il vous faudra être résistant !
— Vous me troublez beaucoup, vous savez !
— Je sais ! Reprenez Daniel, reprenez où vous en étiez…
La Cendrillon aux yeux verts remit son pied dans la chaussure vide.
— En fa it, je me disais que le Mal, tel qu’il est conçu et rep r ésenté dans l’art catholique, reste la seule défense contre le rouleau compresseur du Bien monderniste.
— Catholique ?
— À voir la croix qui orne votre poitrine, ne l’êtes-vous pas
vous-même ?
— Disons que si je m’abstiens de participer aux rituels
dominicaux, je trouve l’ensemble des préceptes de cette religion plutôt à ma me convenance. Quant à l’art qu’elle a procuré, je le trouve sublime sous toutes ses formes ! Alors, oui,
je me sens catholique de cœur et d’esprit, mais… il me
manque la foi !
— C’est-à-dire le principal !
— Je le sais, cher Daniel, mais je ne débattrai pas de cela
avec vous, pas maintenant et pas ici. Revenons-en à notre discussion si vous le voulez bien. Vous disiez, le Mal catholique ?
— Oui, catholique. Le Mal de la séparation, des antago-
Laissez toute espérance… Chant V
101
nismes fondateurs de notre civilisation, de Babel et de l’éclatement des langues. Avez-vous remarqué que c’est encore la
seule religion qui supporte les critiques ou attaques diverses
sans immédiatement lancer ses chiens de garde ou ses avocats
contre ceux qui les profèrent ? En cela, en son refus de participer à la grande névrose pénalophilique des temps, je la trouve plutôt sympathique cette religion, et paradoxalement luxurieuse dans sa résistance au monderne.
— Église et Luxure, réunies après tant de siècles !
— Je ne suis donc pas surpris de voir quotidiennement la
guerre ouverte déclarée par le monderne à la chrétienté et à la
culture qui en est issue.
— Et vous, Daniel, dans quel camp vous rangez-vous ?
— Je suis dans celui de Raphaël, du Titien, de Bossuet, de
Pascal et de la cathédrale de Chartres ! Dans celui de ceux qui
pleurent leurs libertés gommées, défigurées, éradiquées ! Je
suis dans celui du Mal contre le Bien monderniste, du secret
contre l’exhibition, de la chambre close contre les réseaux
sociaux, du sexe caché contre la pornographie, du séparé
contre l’égalitaire, de la vie contre la survie, et, quant à
l’époque, du radical anti contre le collaborationniste alter.
— Fort bien, Monsieur le Commissaire à la retraite. Tout
cela me convient à merveille et me satisfait. Cette discussion
vous fait gagner le sésame du « Palais du Désir »… et la cerise qui va avec le gâteau : moi !
— Le « Palais du Désir » ? Et vous ?
— Oui. Je vais vous y conduire maintenant.
— Jamais on ne vit aussi belle cerise sur un gâteau !
Francesca sourit, leva la main et demanda l’addition.
Regardant par la grande vitre qui les séparait de la rue, ils
virent passer, ou plutôt voler, un baigneur asexué en plastique
rose que le vent enroulait et emportait. En l’espace d’un court
Laissez toute espérance… Chant V
102
instant, celui que mit la poupée pour traverser leur champ de
vision, le jouet rosé dévoilait le châtiment infernal qu’il subissait, harcelé et déchiré pour l’éternité par le souffle noir et
morne de l’ouragan luxurieux de la Géhenne.

Quelques minutes plus tard, le couple était de nouveau dans
l’immeuble aux deux cours. Francesca appuya sur la sonnette
du « Palais du Désir ». Alors, comme on le voit si souvent
dans les vieux films américains, une petite tirette horizontale,
à hauteur d’yeux d’homme de taille réduite, coulissa vers la
gauche et découvrit un rectangle de visage hirsute au teint
hâve. Une voix éraillée en sortit.
— C’est pourquoi ? Oh ! Mais ! Madame Francesca !
Quelle surprise !
L’homme referma immédiatement la trappette et ouvrit la
porte. Francesca et Dantin entrèrent.
— Bonjour Jacques. Toujours fidèle au poste ?
— Oui, Madame Francesca. Cela fait bien longtemps qu’on
ne vous avait vue. J’espère que vous allez bien.
— Oui, Jacques, très bien. Monsieur Claude est ici ?
— Bien sûr ! Je vais vous y mener. Il sera certainement très
heureux de vous revoir.
Le dénommé Jacques s’effaça devant le couple et Dantin
découvrit l’étonnante décoration du couloir dans lequel il
venait d’entrer. Les murs étaient tapissés d’un élégant velours
rouge bordeaux, é clairés par une rangée de luminaires
modern-style ingénieusement répartis afin de diffuser régulièrement, sans heurts, leur lumière dans le corridor. Entre chaque
applique, coincée entre deux camélias, il y avait une peinture
dans le style désuet et suranné de celles d’Hubert Robert et
Laissez toute espérance… Chant V
103
les ruines qu’elles célébraient, savamment et délicatement illuminées d’ocres et de rosé, donnaient une atmosphère de
calme, de sérénité à ce hall longiligne. Au milieu du couloir,
un autre cadre moins coloré laissait découvrir la devise de la
maison :
Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxure, joie et volupté.
— Entrez, entrez, répétait inlassablement le petit homme.
— Merci, Jacques ! répondit Francesca.
Jacques emmena ses deux invités par un autre couloir tout
aussi décoré, mais dans des tons plus verts. Ils s’arrêtèrent
près d’une grande porte métallique peinte en un noir profond, soulagien. L’homme activa une sonnette. Une voix chaude, mais ferme répondit.
— Oui ?
— C’est Jacques, Monsieur.
— Oui ! Et alors ?
— Il y a madame Francesca, avec un grand monsieur.
— Madame Francesca ?
Monsieur Claude appuya sur un petit bouton de son bureau
et la porte s’ouvrit, mue par un automatisme invisible.
Ils entrèrent.
Un homme assis dans un large fauteuil rotatif en cuir noir
les reçut. Presque chauve, sa tête s’inclinait légèrement sur sa
gauche comme les absides des églises catholiques. Il portait
des petites lunettes rondes à la John Lennon, lunettes qui lui
allaient fort bien, car elles reposaient sur un long nez fin, non
moins à la John Lennon. Une minuscule cicatrice sur le coin
de sa lèvre supérieur qui passait pour une fossette accentuait
la délicatesse de son sourire. Il était vêtu d’un polo pourpre
de grande marque qui laissait deviner ses muscles nerveux, et
d’un pantalon blanc, parfaitement repassé, tenu par une cein-
Laissez toute espérance… Chant V
104
ture en crocodile dont la boucle représentait un C majuscule
d’une forme élégante. Sa bouche pinçait un cigarillo de grande marque dont l’odeur, loin d’incommoder Dantin, lui
donna grande envie d’en fumer un également bien qu’il avait
arrêté le tabac depuis les articles R.351-28-2, R.355-28-3 et
R.355-28-6 de janvier 1991.
L’homme, qui dégageait beaucoup de charme, se leva.
— Francesca, quel plaisir de vous revoir. Vous êtes toujours
aussi ravissante à ce que je peux constater.
— Merci Claude. Et moi, je vois que vous fumez toujours
vos horribles cigares.
— Oui, que voulez-vous, c’est mon péché mignon. Ils me
coûtent une fortune, mais je ne peux m’en passer.
Puis se tournant vers Dantin, la main tendue.
— Monsieur ?
— Dantin. Daniel Dantin. Ravi de faire votre connaissance,
dit-il en la lui serrant.
— Moi de même cher Monsieur. Puis-je vous offrir un de
ces cigarillos ?
Dantin, qui n’attendait que cela, accepta volontiers.
— Je vous remercie. J’en suis très amateur, mais je n’ai que
rarement l’occasion de fumer des Flor de Selva.
— Je constate que vous êtes assez connaisseur pour reconnaître une marque à son odeur.
— Merci du compliment, mais je ne le mérite pas. J’ai lu le
nom inscrit sur le paquet.
— Vous possédez alors un excellent sens de l’observation !
Tous s’assirent. Dantin, comme toujours, eut un peu mal à
ranger ses longues jambes.
— Alors, Francesca, racontez-moi la raison de votre venue ici.
— Voilà, je vous amène mon ami Daniel qui doit être « initié » et comme vous gérez la meilleure maison de la capitale,
Laissez toute espérance… Chant V
105
c’est chez vous que je l’ai conduit. Il m’a dressé une liste qui
ne devrait pas poser trop de problèmes.
— Laissez-moi regarder !
L’homme parcourut le papier que lui avait donné Francesca.
Il tira quelques bouffées sur son cigare tout en ânonnant
quelques interjections entrecoupées de sourires que lui procurait la lecture des désirs de l’ex-policier.
— Oui, je pense pouvoir le satisfaire à peu près totalement,
dit l’élégant chef barbeau. Après tou, « futution et pédication » ne sont-elles pas les deux mamelles de la maison ?
Puis relisant la liste, il conclut par : « il ne me manque que
les gouines qui sont déjà retenues pour la journée ».
— Vous me le bichonnerez ? demanda la jeune femme.
— Bien sûr, chère Francesca. Que ne ferais-je pour vous
être agréable ! Et puis, il y a longtemps que je n’ai vu d’aussi
jolis favoris, ajouta-t-il à l’adresse de Dantin. Je suppose qu’on
vous a déjà dit que vous ressembliez à Elvis Presley.
— Oui, souvent !
— Et vous exercez quelle profession, cher Monsieur ?
— Je suis…
—… ex-commissaire de police, coupa Francesca ! À la
retraite depuis quelques jours.
— Étonnant, répondit l’homme au cigare.
— Rassurez-vous, je ne suis là qu’en explorateur, en simple
curieux…
— Ne vous justifiez pas, cher Monsieur, tout est parfaitement légal ici et je ne suis nullement inquiet. Vous savez sûrement que depuis l’arrêté du 24 avril 2015, nos maisons sont
« tolérées »…
— Oui, je suis au courant de cet arrêté, mais je n’avais
jamais encore eu l’occasion de tester la « chose ». Et l’article
est si flou dans sa rédaction qu’il est presque impossible d’en
Laissez toute espérance… Chant V
106
comprendre la teneur exacte !
— C’est vrai, répondit Claude en riant, mais c’est sûrement
volontaire ! Pour le reste, vous êtes amené par cette créature
du ciel, et cela me suffit. Alors, revoyons un peu cette liste,
dit-il en reprenant la feuille.
Puis, repensant à la remarque de Dantin concernant les
cigares, il ajouta :
— Du coup, je m’explique votre sens de l’observation.
Dantin se régalait du cigare, du charme irrésistible de
l’homme, de la présence de Francesca. Il se dit que s’il devait
mourir à l’instant, il serait malgré tout satisfait d’avoir vécu
ces dix dernières minutes.
— Donc, cher Monsieur Dantin, je peux vous proposer :
l’albinos, une belle petite adolescente, une naine à forte poitrine (mais très ferme), trois filles bien serviles, une grassouillette à souhait et, le croirez-vous, un magnifique lit-cage
en métal de 1942, occupé par une propriétaire assez… exigeante ! Pour le reste, il faudra passer commande, dit-il en
riant. Mais je dispose de bien d’autres choses en magasin.
Voyons voir. Une unijambiste, un petit mignon à moustache,
une vierge Papoue avec ou sans ses peintures de guerre, des
siamoises suédoises, deux androgynes coquins, une femmetronc, une presque géante, une « barrée », vous connaissez ?
— Je sais ce que c’est, mais je n’en ai jamais connue.
— Et également des sosies à volonté. Voyons… vous avez
une soixantaine d’années, alors j’ai pour vous : Greta Garbo,
Brigitte Bardot, jeune ou vieille, Claudia Cardinale, Rita
Hayworth, Grace Kelly, Alice Sapritch ?
— Merci, mais je crois que cela ira pour aujourd’hui, répondit Dantin en riant.
— Ah ! Encore une précision. La jeunette, vous la voulez
blonde ou brune ?
Laissez toute espérance… Chant V
107
— Blonde, je préfère.
— Très bien, c’est noté.
— Vous l’accompagnez ? demanda l’homme à Francesca.
— Non ! Il ira seul ! lança la femme.
Monsieur Claude appela son employé. Le petit homme surgit de derrière la porte à la vitesse d’un diable s’expulsant
d’une boîte à malice.
— Oui, patron ?
— Vous ferez préparer au plus vite les chambres 8, 14 et 22.
— Bien Monsieur !
— Précisez bien à nos pensionnaires que ce Monsieur est
de mes amis et que je tiens à ce qu’il soit particulièrement
« bichonné » !
Dantin s’étant collé au mur pour y admirer une superbe
lithographie de Dali, Francesca en profita pour approcher sa
bouche de l’oreille de monsieur Jacques.
— Dites Claude…
— Oui, chère Francesca ?
— Vous me le rendrez en bon état, s’il vous plaît ! Je dois
lui offrir le bouquet final, plus tard.
— Ah, l’heureux homme. Il en sera donc fait selon vos désirs.
Il se tourna vers son employé.
— Jacques ! Commencez par emmener Monsieur Dantin à
la 14… et donnez-lui deux pilules de ZH22 !
— Du ZH22 ? demanda Dantin.
— Oui, c’est un dérivé de citrate de sildénafil que nous faisons élaborer par un laboratoire de notre connaissance.
— Une espèce de viagra ? interrogea le policier.
— Oui, mais plus efficace et sans toutes ses contre-indications telles qu’étourdissements, diarrhées, congestions
nasales, etc., et vous en aurez sûrement besoin, à voir votre
liste ! ajouta Monsieur Claude avec un grand sourire.
Laissez toute espérance… Chant V
108
— Voilà qui promet ! lança Dantin.
— Deux, patron ? demanda l’hiérodule qui n’avait pas
encore quitté son poste d’employé aux ordres.
— Oui, j’ai dit deux ! le coupa impérativement son patron.
— Mais au fait, cher Monsieur, je suppose que tout cela a
un coût, et élevé ? Je dois vous régler.
— Vous n’y pensez pas, monsieur l’ex-commissaire ! C’est
offert par la maison. Les amis de Francesca sont mes amis.
— Mais…
— J’insiste !
— Alors, dans ce cas, je vous remercie infiniment.
Le petit homme fit signe à Dantin de le suivre. Celui-ci
regarda Francesca qui lui répondit par un discret salut de la
main et un tendre clin d’œil. Les deux hommes sortirent.
L’importante différence de taille entre eux fit pouffer de rire
Francesca et monsieur Claude, quand ils eurent franchi la
porte.

Monsieur Claude actionna le bouton rouge d’un tableau de
commande placé sur son bureau. Un pan de mur se déplaça
et, comme par enchantement, un immense lit étonnamment
luxueux en sortit.
— Toujours amateur de ces genres de gadgets ? lança
Francesca à l’homme au cigare.
— Oui, c’est mon autre péché mignon. Mais vous le savez
déjà, n’est-ce pas ?
— Je le sais ! répondit la jeune femme.
— Il vous plaît ?
— Beaucoup. Il semble terriblement confortable. Je suppose qu’il est le prix à payer pour l’initiation de mon ami.
Laissez toute espérance… Chant V
109
— Absolument pas ! Vous pensez bien que je ne me permettrais jamais ce genre de marché avec vous. Mais…
Francesca regarda le lit, leva la tête et vit les yeux de l’homme qui pétillaient de malice et de lubricité non contenues.
Elle avait déjà décidé.
— Vraiment attirant, ce lit ! Nous l’essayons ?
— Oui ! répondit simplement Monsieur Claude.
En un instant, Francesca se débarrassa de ses vêtements.
Nue, resplendissante, elle alla se lover entre les soyeux et diaphanes draps délicatement parfumés, artistiquement bordés
de valencienne.
Une minute plus tard, monsieur Claude, en sybarite non
moins nu, la rejoignit.

Dantin vécut la plus folle après-midi de sa vie. Les pilules
que le policier avait avalées lui firent un effet exceptionnel.
Il passa d’une chambre à l’autre sans la moindre faiblesse,
comme s’il s’était totalement incarné en un sex-toy, brûlant
insensiblement, presque sans effort, son appétence génésique. Il assouvit ses fantasmes sans que cela altérât le moins
du monde son psychisme, ce qui ne laissa pas de le surprendre, car il avait toujours lu, ou entendu, que le propre des
fantasmes est qu’ils devaient rester en l’état. Mais peut-être
s’était-il simplement illusionné sur la réalité de ceux-ci.
L’adolescente se montra d’une douceur et d’une délicatesse
indicible et Dantin goûta avec un plaisir incommensurable les
saveurs interdites de sa jeunesse, l’irisé doré de sa fine pilosité, le galbe naissant des petits globes de sa poitrine nubile et
la suave étroitesse de son anatomie. L’albinos, goulue et vorace, lui fit découvrir des nouvelles facettes de jeux érotiques et
Laissez toute espérance… Chant V
110
lui apprit qu’une certaine brutalité, parfaitement contrôlée et
à des univers de celle, cinématographique et sur-jouée, des
films pornographiques était finalement très agréable. La naine
lui offrit un postérieur rondelet des plus accueillants, joliment
rosé et bien potelé, à la chair tendre et ferme, dont la chaude
et élastique cavité fut pour le policier un fourreau paradisiaque qui lui semblait sans extrémité. En outre, la petite taille
de la femme permit à l’ex-policier d’entreprendre avec ses
mains toutes les parties de ce corps miniature tandis qu’il la
fourrageait allégrement. L’obèse lui enseigna que les nombreux et inattendus plis cutanés et adipeux d’une anatomie
bien enrobée pouvaient contenir intégralement son sexe et lui
offrir, de ce fait, des plaisirs insoupçonnés peu communs. Le
trio féminin épuisa toutes les ressources imaginatives de l’excommissaire tant les possibilités de jeu sexuel, de positions
originales, d’enchevêtrements nodaux impossibles de bras et
jambes, de tableaux à arranger, étaient variées. Enfin, la séance
orgiaque se termina par la femme au « lit-cage » ! Il profita de
cet instant où il se trouva lié aux quatre coins du sommier par
de fins lacets de cuir noir, attaché en croix comme un ancien
régicide prêt à subir la roue, pour se reposer un peu tandis
que la propriétaire du lit, dictame bourreau, tout en martelant
de ses pieds un rythme exotique sur les montants en fer forgé,
le gamahuchait avec une adresse qui prouvait l’éclatante maîtrise qu’elle possédait de son métier. Puis, sentant venir l’orgasme de son esclave, elle le libéra de sa gorge et vint s’empaler sur lui, lentement, tandis qu’elle le fixait de ses yeux noirs
comme l’ébène. Dantin, au bout de sa résistance, ne put retenir longtemps sa jouissance tant l’excitation que la femme
avait créée était arrivée à un indicible apex. Il crut mourir en
épectase quand il explosa. Compatissante et délicate, elle s’allongea alors lentement sur lui puis resta un moment ainsi,
Laissez toute espérance… Chant V
111
apaisée elle aussi, sa joue contre la joue de l’homme qu’elle
venait d’exténuer, attendant qu’il lui dise de partir.
Pendant ces trois heures de folie sexuelle, jamais Dantin
n’avait oublié le bonheur qu’il éprouverait de retrouver
Francesca quand tout serait fini. Et tout était fini !

Un quart d’heure plus tard, après quelques ablutions dans
une riche salle de bains aux couleurs lactescentes du local,
Dantin se trouvait affalé dans le grand fauteuil placé contre
un des murs du hall. Il se mit à analyser les heures qu’il venait
de passer à user et abuser de son sexe. Était-il aussi satisfait
qu’il le croyait, qu’il l’avait désiré ? Bien sûr, il avait vécu
quelques expériences originales, mais les avait-il vraiment
vécues comme il se les était imaginées ? N’était-ce pas, en
fait, quel que soit le partenaire ou le symbole qu’il incarne,
qu’une seule et même activité, jumelle à jamais, devenant, à
force de répétition clonée, presque insipide quand le corps
n’agit plus que mécaniquement ? « La chair est triste, hélas,
et j’ai lu presque tous les livres ! » se dit-il en souriant. Certes,
il avait amplement joui, certes sa fatigue prouvait l’intensité de
ses dépenses, certes il avait rempli le vide effrayant de ses
désirs secrets, mais il ne pouvait s’ôter de l’esprit qu’un
manque irréfragable persistait, un manque de vie qui ne s’était
pas cautérisé ! Était-ce l’absence d’amour, de sentiment ? Il
n’en était même pas persuadé. La luxure, même accouplée à un
ange rayonnant, qui aura beau s’assouvir sur un lit divin, n’aura pour
fin que la déception. Il arriva à la ténébreuse conclusion, avec le
captieux espoir que des situations extrêmes le détromperaient, que le sexe, tel qu’il le connaissait, ne pouvait combler
l’irrépressible ennui de vivre et qu’en fait, rien, mais absolu-
Laissez toute espérance… Chant V
112
ment rien ne pouvait le faire, excepté, bien sûr, la mort !
Cette mort inéluctable que tout homme oublie à chaque instant et qu’il espère voir arriver le plus tard possible dès qu’elle se rappelle à sa conscience !
Jacques, qui attendait Dantin au sortir de la salle de bains, le
repéra dans le couloir et l’invita à rejoindre Francesca et monsieur Claude. Il l’accompagna courtoisement jusqu’à la porte
du bureau de son patron. Le lit escamotable avait été replacé
dans sa cache et Francesca était parfaitement rhabillée.
Monsieur Claude avait déjà préparé deux whiskies écossais de
grand cru et une flûte de champagne qu’il glissa sensuellement dans la main de la jeune femme. Il s’adressa au policier
en lui tendant l’un des deux verres et un autre cigare.
— Alors, cher Monsieur, satisfait ?
— C’est le mot, Monsieur Claude, c’est le mot !
— Vous m’en voyez ravi. J’espère que vous reviendrez chez
nous bientôt.
Dantin avala une gorgée.
— Mmm, quel nectar !
— Je le fais venir directement d’une distillerie d’Isley dont le
patron est un ami.
— Cher Monsieur Claude, le coupa Dantin, il y a une ou deux
questions que je souhaiterais vous poser.
— Oui ?
— Je n’ai vu personne ce soir. Étais-je le seul « client » ?
— Non, bien sûr. Ma maison est spécialement agencée pour
que personne ne croise personne, mais elle est toujours complète ou quasiment et j’ai un carnet de réservations rempli jusqu’à avril prochain.
— Et dites-moi, est-ce cher ?
— Disosn que c’est raisonnable. La plupart de mes clients
« normaux » sont issus de classes moyennement aisées et leurs
Laissez toute espérance… Chant V
113
souhaits sont satisfaits à moindre coût de la part de mes pensionnaires. Quant aux « exigeants », ils paient le prix fort,
mais ils en ont les moyens !
— Pourquoi tous ces gens viennent-ils ici ?
— Ils s’ennuient, Monsieur Dantin, même au lit. Les couples
modernes usent bien vite leur imagination et leurs désirs. En
fait, la représentation fantasmatique et spectaculaire de la
sexualité humaine, via les sphères médiatiques, finit par
ennuyer les Occidentaux monogamiques qui se rendent
compte, jour après jour, qu’il n’y a plus grand-chose de vraiment jouissif dans leur triste vie. Et peut-être n’ont-ils pas les
moyens, ou le temps, d’aller combler leur manque en des pays
d’Asie où le tourisme sexuel est l’unique source de revenus et
où, de toute façon, on propose moins de choix et de fantaisie
que chez moi.
— La « misère sexuelle » dont a tant parlé Houellebecq dans
sa littérature des années deux mille ?
— Oui, celle-là même ! Ma maison offre une énorme bouffée d’oxygène aux asphyxiés du sexe étriqué.
— Il est vrai que le magasin est riche en surprises ! Et l’intimité de chacun paraît vraiment respectée.
— Voyez-vous, Monsieur Dantin, ici nous respectons,
comme vous dites, au plus haut point ce qui nous semble le
plus important : le secret de leur vie privée !
— Amusant ! lança l’ex-commissaire.
— Qu’est-ce qui est amusant ? s’étonna Claude.
— Et bien, Francesca et moi avons justement longuement
débattu de ce « secret » en venant ici. La Luxure, le secret et
leurs imbrications actuelles dans le combat de notre époque,
celui du public contre le privé.
— Alors, nous combattrons ensemble pour le secret de l’intime, cher ami, ajouta monsieur Claude en levant son verre.
Laissez toute espérance… Chant V
114
Ils trinquèrent joyeusement à cette idée frondeuse.
— Mais je vois qu’il est déjà 18 h 30 ! Évidemment, vous
restez dîner avec moi, proposa l’élégant tenancier.
Dantin lança un regard interrogatif à Francesca qui lui
répondit par un autre, approbateur.
— Mais avec grand plaisir, dit Dantin.
— Je vais nous faire préparer un bon dîner. Voyons voir,
aimez-vous la cuisine alsacienne ?
— Oui, beaucoup, s’exlamèrent Dantin et Francesca, presque
en même temps.
— Parfait !
Monsieur Claude actionna un interrupteur de son ministandard téléphonique.
— Jeanne, préparez pour 19 h 30 un copieux « spécial
Colmar » pour trois personnes.
Puis se tournant vers ses invités.
— Voilà, c’est réglé. D’ici là, vous me raconterez, cher
Monsieur, si vous le voulez bien, quelles furent vos dernières
enquêtes.
— Volontiers, Monsieur Claude !

Après un second apéritif et maintes précisions sur les dernières investigations de Dantin, ils passèrent à table et se
régalèrent du griesbep et du hassepfeffer, savoureusement
préparés par la cuisinière en chef du lieu et abondamment
arrosés d’excellent Riesling vendanges tardives.
À vingt-deux heures, Francesca et Dantin décidèrent de
quitter leur hôte. Monsieur Claude prit la main de Francesca
et la porta à cinq millimètres de sa bouche.
— Au revoir, créature céleste. À bientôt ?
Laissez toute espérance… Chant V
115
— Peut-être ! répondit-elle en souriant.
— Au revoir, Monsieur Dantin.
— Au revoir, Monsieur Claude, et merci de votre chaleureux
et amical accueil, ainsi que pour votre délicieux… lupinard !
— Ahh, Commissaire, je vois que vous avez autant d’esprit
que de goût !

Francesca et Dantin quittèrent l’immeuble. Ils retraversèrent les cours et une fois sortis dans la rue, ils se trouvèrent
pris dans un tourbillon venteux encore plus violent que celui
qu’ils avaient laissé quelques heures plus tôt. La nuit s’était
imposée, caparaçonnée de son immense manteau de givre et
de brouillard et s’étalait sur un Montmartre battu par un Éole
devenu furieux.
Ils marchèrent en luttant contre le vent, serrés, ballottés
contre les murs par les brutales et vertigineuses bourrasques
des impétueux autans montmartrois. Tout autour d’eux, les
feuilles voltigeaient comme les âmes des damnés emportées
par le souffle du Juge Infernal, tandis qu’à certains coins de
rue, quelques citrouilles encore allumées étaient arrachées de
leurs fixations par la tempête et projetées avec violence contre
les façades des boutiques. Elles éclataient, en semant sur les
trottoirs leurs bothriocéphales luminescents, comme des baudruches de fêtes foraines éclatent entre les mains des enfants
turbulents. La ville, outragée de tant d’horreurs, se débarrassait ainsi des inepties festives et mercantiles des hommes.
Quelques pétards tonnaient çà et là, célébrant à leur manière bruyante la fête des sorcières et les EAP de la Mairie de
Paris-I, installés partout, diffusaient en boucle d’assourdissantes et injonctives publicités.
Pris d’une rage égale à celle des éléments, Dantin, pour qui
Laissez toute espérance… Chant V
116
l’effet euphorisant et tonique du ZH22 n’était pas encore
totalement dissipé, se mit à fracasser, à l’aide d’un long
manche à balai qu’une concierge avait négligemment abandonné sur le trottoir, les quelques caméras de surveillance
Sonor-480 qu’il croisait en prenant soin de le faire de côté pour
ne pas être filmé dans son œuvre de justice va n d a l e.
Francesca l’imita dès qu’il lui eut expliqué comment faire
pour éviter de croiser l’œil de métal, puis ils continuèrent leur
chemin en titubant et en riant aux éclats de leur séditieuse
action de destruction salutaire tandis que des débris métalliques qui jonchaient le sol faisaient entendre, d’une voix non
moins métallique et grésillante : la loi punit d’une peine de 5 ans
d’emprisonnement toute destruction ou tentative de destruction des camé ras de surveillance. La loi punit d’une peine de 5 ans d’emprisonnement
toute destruction ou tent… loi punit d’une pei…
Francesca habilla alors son beau visage de son plus sarcastique sourire et dit à Dantin ;
— Cher Daniel, n’est-ce pas mal de détruire ce qui est installé pour notre bien ?
— Il est bon, en vérité je vous le dis, que le Mal gagne parfois, répondit le commissaire sur un ton docte et en joignant
religieusement les mains. Il en a toujours été ainsi. Comme il
est bon que le Démon foule aux pieds l’article 1564-23, ajouta-t-il en shootant dans une coque de métal qui grésillait
encore au sol.
Malgré cela, le reste de la caméra continuait à gémir ses
imprécations judiciaires. Alors, comme un vieux cow-boy qui
doit achever son cheval blessé, Dantin sortit de son veston
l’arme de service qu’il avait gardée par habitude, un pistolet
Sig-Sauer Pro SP 2052. Francesca eut un geste de recul à sa
vue, mais elle demanda à Dantin de lui montrer de plus près
l’objet de mort. Elle le prit dans la main, constata la curieuse
Laissez toute espérance… Chant V
117
impression de poids et de froide température dans sa paume.
Éprouvant simultanément l’étrange pouvoir et la sensation de
danger mélangés, elle perçut la force phallique dégagée par
l’arme. Elle le rendit à Dantin, non sans lui avoir fait sentir
l’excitation que cela lui avait provoquée.
L’ ex-policier apprit à sa belle compagne qu’en 2015, le
m i n i s t è re de l’Intérieur avait commandé 365 000 pistolets de
ce modèle en remplacement des Malbro-SP2042, récemment
acquis après de bien rapides et louches négociations, pour un
montant avoisinant deux cents millions d’euro s. En effe t ,
après avoir découvert un dy s fonctionnement dans le système
du percuteur des Malbro, il fallut mettre à la destruction les
365 000 armes en question et fa i re, en urgence, une nouvelle
commande auprès du fabricant des Sig-Sauer. Le président de
la société Malbro ne fut pas inquiété le moins du monde, car
la presse d’état le défendit en expliquant qu’il n’était pas re sp o n s able des pro blèmes de l’usine délocalisée en Chine où se
faisaient les vérifications des armes. On le savait un peu partout au mieux avec des gens haut placés. Depuis, le satrape
s’est fait bâtir une troisième magnifique villa qui domine un
agréable coteau sur la Côte d’Azur, à l’abri des regards indiscrets des passants.
— Je ne peux pas voir souffrir une caméra-espion blessée,
dit-il en prenant l’accent de cow-boy des grandes plaines américaines.
Dantin leva le levier de désarmement, visa et tira sur le
déchet électronique. La détonation se fondit dans la pétarade
hallowinienne. Des petits morceaux de plastique furent projetés
en tous sens puis une dernière diode rouge s’éteignit, lentement, comme l’ultime soupir d’une âme errante. Le silence se
fit alors, très momentané. Aussitôt les pétards reprirent leurs
polyrythmiques aboiements célébrant la tintamaresque fête
Laissez toute espérance… Chant V
118
funèbre. Dantin rangea son arme, regarda Francesca, lui prit
la main et fit semblant de sangloter.
— Je devais le faire… je devais !
Ils éclatèrent de rire et continuèrent leur route, enlacés
comme les éléments d’une guédoufle en cristal de Venise,
oubliant dans l’amour de l’instant et l’instant de l’amour, le
vent froid qui soufflait sur eux à pierre fendre.
Un peu plus bas dans la rue Ramey, sur un mur triste où serpentait encore, autour de mornes fenêtres en PVC blanc, une
préhistorique gouttière en plomb coincée entre une dizaine
d’antennes satellites, un poète « urbain », l’un de ces nouveaux soi-disant Baudelaire dont les journaux modernophiles,
n’ayant rien de plus réel à se mettre sous la presse, font les
éloges quotidiennement, avait écrit de sa plus belle bombe à
taguer avec une graphie plutôt hétérodoxe :
J’ai gouter la lie de la vie et elle était amer
Elle n’avai pas comme toi la peaux lisse
J’en ai plus envie et je dit nique ta mère
Et puis je nique aussi la police
Léonar de Raincy

Au pied de l’immeuble au slam-tag, sous une grande quantité de cartons humides et de vieilles couvertures trouées et
sales, serrés les uns contre les autres pour se communiquer un
peu de chaleur, des hommes et des femmes tentaient de dormir pour oublier la misère dans laquelle ce beau monde doré,
festif et cruel les avait jetés.
Dantin délesta son portefeuille de quelques billets qu’il
déposa dans la poche déchirée d’un sac de couchage qui
Laissez toute espérance… Chant V
119
dépassait du tapis de carton. Il tapota légèrement du pied le
lit de fortune afin que son propriétaire puisse trouver et ranger rapidement l’argent qu’il avait laissé avant que d’autres
« abandonnés de l’époque » ne la lui prennent. L’homme se
secoua un peu, se réveilla, vit les billets, les empauma et les
cacha bien vite. Dantin lui dit :
— Voici Monsieur, c’est pour vous. En espérant que cela
vous apporte un petit peu de joie et de réconfort. Peut-être
un bon repas…
L’homme, cette fois tout à fait réveillé, lui répondit d’une voix
triste :
— Il n’est de plus grande douleur que de se souvenir des
jours heureux dans la misère, mais je vous remercie infiniment. Le Paradis saura vous attendre !
Le policier et la femme quittèrent les indigents et suivirent
leur suave sentier vers la promesse de douces oaristys.
Arrivés chez Dantin, au 4bis rue Nicolet, ils se reposèrent un
moment. L’ex-policier servit du champagne à sa belle amie.
Sur la table basse du salon, parmi des revues et quelques
livres, Francesca aperçut un magnifique ouvrage illustré de la
Légende du Graal. Elle l’ouvrit, le parcourut, et se mit à lire
les pages consacrées à Lancelot et à la reine Guenièvre.
Dantin se serra contre elle et lut à son tour. Plusieurs fois, ils
levèrent les yeux et se regardèrent. Au tourné d’une page, ils
découvrirent la rep roduction d’une étincelante broderie
médiévale montrant le baiser de Lancelot à la Reine. Alors,
Dantin embrassa Francesca et cette nuit-là, ils ne lurent pas
plus avant.
Quand le jour fit son apparition, le rideau se releva sur la
plus extraordinaire nuit qu’ait jamais entaillée sur l’océan
alcyonien de l’existence de Daniel Dantin, le coutre écarlate
du scalpel de l’amour.
Laissez toute espérance… Chant V
120
Amour, qui s’apprend vite au cœur gentil,
Amour, qui force tout aimé à aimer en retour,
Amour nous a conduits à une mort unique.
Émergeant de son sommeil, il se retourna dans le lit et chercha sa compagne, mais elle était partie ! Sur l’oreiller que sa
magnifique chevelure d’ébène avait imprégné de son parfum,
Francesca avait laissé sa petite croix en argent ! Dantin la prit
et éprouvant brutalement la révélation de ce départ et la douleur provoquée par la siccité de cette soudaine solitude il
embrassa le bijou et s’évanouit comme tombe un corps mort.
e caddi come corpo morto cade
Laissez toute espérance… Chant VI
121
CHANT VI
Tel un chien aboyant et vorace
Qui se calme quand il a sa pâtée sous la dent
Car il s’acharne et s’évertue à dévorer
Ce matin-là, les conditions climatiques se dégradèrent nettement. Une forte averse de neige fondue tombait en trombes
drues et denses, percutant violemment les trottoirs et chaussées, les recouvrant en peu de temps d’une boue visqueuse,
mucilagineuse et cauchemardesque. La température faisant
des écarts de plusieurs degrés en des laps de temps extrêmement courts, les cordons de pluie se transformaient presque
instantanément en dards de grêle qui laissaient de nouveau la
place à ces longs fils glacés et opaques. Une telle agression
météorologique fit déserter si rapidement tous les lieux non
abrités et les caméras de surveillance ne filmaient plus que des
trottoirs vides, n’enregistraient plus que les images d’une ville
abandonnée. Même les citrouilles en plastique, tels de tristes
histrions, semblaient désespérées malgré leurs théâtrales grimaces forcées.
Lorsque Dantin reprit connaissance, sa perception de la
durée avait complètement disparu. Tout à l’heure, c’était la
nuit, maintenant c’est le jour. Ai-je dormi, ou n’ai-je pas dormi ?
Ma jouissance a-t-elle duré toute la nuit, et la notion du temps étant sup primée, la nuit entière n’a-t-elle eu pour moi qu’à peine la valeur d’une
seconde ? Une langueur s’empara de son esprit, séquelle de la
Laissez toute espérance… Chant VI
122
punition infligée pour la prodigalité impie avec laquelle il avait
fait une si grande dépense de fluides spermatique et psychique. Ayant jeté sa personnalité aux quatre vents du ciel,
maintenant il peinait à la rassembler et à la concentrer.
Redevenant peu à peu lucide, il constata qu’il était seul dans
le lit et que rien ne résonnait dans son appartement. En serrant dans sa main la petite croix d’argent pour ne pas la laisser échapper, il se leva et chercha machinalement sur la table
de nuit, dans la salle de bain, dans la cuisine, partout, un
papier sur lequel Francesca aurait laissé un numéro de téléphone, une adresse, n’importe quoi qui lui eût permis d’espérer la retrouver. Malheureusement, ce lien qu’il avait rêvé
recoudre était définitivement tranché. Elle ne lui avait rien
abandonné que le bijou d’argent posé sur l’oreiller. Francesca
avait accompli la tâche assignée par Marot, comme il en avait
été convenu, et elle était partie, pour toujours. C’était la clause Lohengrin ! Dantin embrassa tendrement la croix, glissa son
anneau dans la chaîne en or qui entourait son cou et la laissa
s’enfoncer dans la prairie déjà grisonnante de son poitrail.
Il se fit un immense bol de café avec un peu de lait et, pour
se changer les idées et évacuer sa tristesse, mit en boucle Dr
Robert de l’album REVOLVER. Il négligea douche et rasage,
car il voulait garder encore un moment sur la peau les multiples odeurs qui l’avaient imprégnée lors de cette nuit mémorable et laisser s’effacer, naturellement, trace par trace, atome
par atome, la sueur de Francesca mélangée à la sienne…

Pour la troisième fois, Dantin allait retrouver Luc Marot
autour d’une table. Le poète avait insisté pour que ce fût dans
un de ces restaurants où pour une somme raisonnable, les
Laissez toute espérance… Chant VI
123
entrées, les plats et les desserts sont proposés à volonté ; un
de ces restaurants où les clients peuvent, s’empiffrer, se gaver
jusqu’au malaise pour le plaisir, non pas uniquement de se
nourrir, mais de profiter du système ; un de ces restaurants
où les nouveaux affamés viennent assumer la possibilité de
dépasser intrinsèquement la valeur d’échange alimentaire en
avalant trois fois plus que ce que coûte le repas ; un de ces
restaurants, enfin, où les régurgitations qui suivent sont le
plus souvent la marque tangible du surplus de ce profit !
Marot avait beaucoup à dire, à montrer à son ami sur la
« bouffomanie » de l’homme occidental, mais en fin gourmet, il avait choisi un endroit où la nourriture, proposée à
l’envi, était quand même excellente.
Dantin s’habilla chaudement et enfila son ciré marin dont la
toile épaisse serait sans doute suffisamment étanche pour
l’isoler de la douche infernale qui tombait du ciel. Quand il fut
sorti, il se crut dans un film de science-fiction tant le dôme du
jour était si bas et si sombre qu’on eût dit un matin islandais
qui ne s’était jamais levé. Les grêlons crachés par le ciel en
furie s’écrasaient sur les capots des voitures dans un bruit de
mitrailleuse et certains morceaux de glace, découpés si gros,
laissaient leur empreinte dans les tôles en un choc terrible.
Pour les éviter, le policier longea les murs au plus près tout en
descendant la rue Ramey, tandis que l’eau tombant du ciel
rayait de ses cannelures et gouttes de fange tout le terne environnement.
Dix minutes plus tard, Daniel Dantin entra dans cet antre
de la restauration à volonté que lui avait indiqué son ami.
Installé au croisement de la rue Marcadet, le Trois Gueules était
situé juste en face du grand Quik-Ramey, un immense fastfood dont les lumières, agressives et artificielles, se répandaient et dégoulinaient jusque dans les rues adjacentes telles
Laissez toute espérance… Chant VI
124
les sauces immondes qu’on y servait. Les deux gardiens faisant office de Cerbère devant la porte d’entrée du Trois
Gueules l’avaient regardé attentivement et avaient même hésité à lui barrer le passage, trouvant sans doute son allure de
rocker curieuse, voire louche.
Marot, qui était déjà là, lui fit un signe de la main.
— Daniel ! Viens me rejoindre.
— Bonjour Luc. Dis donc, c’est qu’ils ne m’auraient pas
laissé entrer, les deux clowns de garde devant la porte.
— Oui ! Ils font d’autant plus de zèle que le restaurant a de
nouveau été cambriolé, il y a deux jours. D’ailleurs, la dernière fois que je suis venu, il n’y avait qu’un seul gardien.
— Cambriolé ? La caisse ?
— Non ! Juste de la nourriture. Probablement une bande
d’affamés qui n’en pouvait plus d’être si près de mourir de
faim. Même en face, où la bouffe est dégueulasse, les frigos
ont été dévalisés. Que veux-tu, l’État ne nourrit plus son
peuple ni ne lui donne du travail pour se payer de quoi s’alimenter !
— Je sais ! C’est à souhaiter au plus vite une révolution !
— Et qui la fera ? Les miséreux ? Ils ont déjà du mal à vivre
en bonne intelligence dans des quartiers encore plus miséreux
qu’eux et s’en consolent en s’endormant dans le lit de l’intégrisme religieux, du foot ou de la téléhypnose. Les classes
moyennes ? Elles usent toutes leurs forces à éviter de redescendre au stade inférieur qu’elles ont eu tant de mal à franchir
et ont bien trop peur de décevoir leurs nouveaux maîtres pour
ne bouger ne serait-ce que la dernière phalange de leur petit
doigt. Les Riches ? Peu de chance non plus, tout est parfait
pour eux ! Je te prédis, moi, que Paris n’est pas près de revoir
pousser des ailes aux pavés ! Alors, et toi, comment vas-tu ?
— Passablement.
Laissez toute espérance… Chant VI
125
— Je vois à ton visage et à ton regard que tu sembles fatigué… et éduqué !
— J’ai passé la soirée et la nuit la plus délirante de ma vie,
mais pour te dire la vérité, que tu devines déjà sans doute, je
suis attristé du départ de Francesca et insatisfait sur le plan
fantasmatique.
— Je l’imagine, mais qui a jamais prétendu que l’on puisse
assouvir le pépie de ses fantasmes ? Quant à ce qui concerne
Francesca, elle a rempli la mission qui lui était confiée et il est
normal qu’elle disparaisse maintenant de ta vie. De toute
façon, tu sens bien qu’aucun avenir avec elle n’était possible.
Seul le temps fou court à travers les nuits les plus ingrates.
— Oui, tu as raison. Mais j’ai du mal à l’accepter !
— Je vois qu’elle t’a laissé de quoi ne pas l’oublier trop vite,
dit le poète en apercevant le haut de la croix d’argent dans
l’échancrure de la chemise du policier. Sois heureux de ce
legs, car bien peu d’hommes en ont reçu de sa part. Tu devais
vraiment lui plaire et, si cela peut te consoler, sache qu’elle a
également dû être triste de te quitter.
— Je pense que je ne l’oublierai jamais. Et pas uniquement
pour la nuit que nous avons passée ensemble.
— Il est vrai qu’à sa manière, c’est une sorte de sainte, mais
tu découvriras bientôt que les souvenirs de Francesca sont
étonnamment volatiles. Mais nous avons pour l’heure d’autres
préoccupations, d’autres chemins à explorer. J’ai pensé que ce
serait instructif de nous retrouver ici, dans ce Sanctuaire de la
Mastication.
Dantin regardait tout autour de lui les allées et venues des
clients qui se précipitaient vers les consoles où étaient exposées, à volonté, les marchandises alimentaires. L’oblongue
salle du restaurant était exceptionnellement vaste, avec en son
centre les cantines et casseroles généreusement exhibées. Les
Laissez toute espérance… Chant VI
126
tables étaient disposées le long des quatre murs du local en
deux grands rangs concentriques qui laissaient la place pour
circuler entre eux afin d’accéder aux plats. L’éclairage fixé sur
les parois diffusait une lumière discrète et chaleureuse tandis
que quelques photographies de célèbres lieux culinaires européens et orientaux décoraient sans exagération les larges pans
de murs en question sans lesquels ils eussent été trop arides.
Au centre de la salle, la grande table était divisée en deux
parties sensiblement égales. Sur une des moitiés, se trouvaient
les hors-d’œuvre : potages, salade niçoise, salade de pommes
de terre, salade de pâtes, salade de riz, salade de maïs, œufs
durs mayonnaise, feuilles d’artichaut, charcuteries diverses,
jambon à l’os, roulades, champignons à la grecque, radis, chou
rouge, macédoine de légumes, avec, pour rehausser les goûts,
cornichons, moutarde forte ou aux algues, aromates, épices,
mayonnaise, vinaigrette, petits oignons et toute une théorie
de sauces variées.
Sur l’autre moitié, les plats chauds : choucroute garnie, potau-feu, cassoulet, poulet rôti, poulet en sauce, escalopes de
dinde, rôtis de porc, cuisse de canard avec de nombreux
légumes d’accompagnement. Venaient ensuite les lasagnes,
spaghettis, pizzas, bäkeofe, Irish stew, wiener früntzel qui
côtoyaient couscous, canard laqué, nems, moufzé libanais,
z abl atki à la Sobl evez ou ladkibiou biodrowe polonais.
Des bols étaient remplis d’épices aux couleurs toutes plus
chatoyantes les unes que les autres et aux saveurs savamment
agencées en crescendo dans l’échelle de Richter des sapidités.
Plus loin, l’espace réservé aux fromages-desserts exposait
une hallucinante quantité de produits, parfois rares, de toutes
les régions fromagères. Les plus appétissants, fiers représentants de la France, clamaient leurs noms aux sonorités si
musicales : Moulinet de Gallois, Chevrotin savoyard, Vieux
Laissez toute espérance… Chant VI
127
Taméro, Pouzal cendré, Coup de Pied au Cul de Normandie,
Curé nantais, Munster d’Alsace, Brillat Savarin, Salers et l’habituelle troupe de fromages traditionnels aux noms plus communs de Gruyère et Gouda, Camembert, Comté, Caprice des
Dieux…
Les desserts, moins nombreux faute de place, semblaient
également très savoureux. Dantin lorgna à s’en décrocher un
œil les crèmes brûlées dont les croûtes étaient si brunes qu’on
les eût imaginées dorées à même la photosphère.
La clientèle était socialement très variée. Ceux qui avaient
élu domicile près des présentoirs étaient tout autant des personnes de condition modeste que des riches bourgeois ; l’estomac n’a cure des fiches de paie !
— Allons nous servir et nous mangerons les yeux bien
ouverts, proposa Marot.
Les deux hommes se dirigèrent à leur tour vers les plats.
Marot prit de la salade de pommes de terre et une belle part
de bäkeofe. Dantin, par curiosité, goûta le mets russe et le
plat polonais en quantités modestes, car il avait grande envie
d’une cuisse de canard confite et il voulait garder assez de
place pour se régaler d’une crème brûlée et de quelques fromages dont les noms l’avaient charmé et qu’il avait choisis.
Ils revinrent s’asseoir en n’omettant pas de prendre, au passage, une bouteille de Riesling et une bouteille de Bordeaux.
— Je suppose qu’il va falloir éviter de confondre nos boissons, lança Dantin au poète.
— Oui, cela vaudra mieux, répondit Marot ! Écoute ceci :
Une gorgée de vin est meilleure qu’un nouveau royaume.
Évite tout chemin, sauf celui qui conduit au vin… c’est mieux ainsi.
Une coupe vaut cent fois mieux que le royaume de Feridan.
La tuile qui recouvre la jarre vaut mieux que la couronne de Khosroès.
— Tiens, je ne connais pas. Qui a écrit ce bijou ?
Laissez toute espérance… Chant VI
128
— C’est un quatrain d’Omar Kháyyám, un sublime poète
soufi du XIe siècle. Et ceci, du grand Charles Baudelaire,
puisque nous devons être attentifs à ce qui se passe ici :
J’ai demandé souvent à des vins captieux
D’endormir pour un jour la terreur qui me mine.
Le vin rend l’œil plus clair et l’oreille plus fine.
Marot tourna la tête. Par la fenêtre située juste à côté de leur
table, il observait les clients du Quik-Ramey, en face. Les attitudes étaient quasi similaires, seule changeait la qualité de
nourriture. Tous mangeaient, avalaient leur pitance comme si
c’était leur tout dernier repas avant la fin du monde. On sentait bien que des deux côtés de la rue se jouait le drame de la
perte de l’avenir. L’espérance ayant disparu du cœur des
hommes, le carpe diem était devenu le Maître-mot de ceux-là.
Faim et Fin unissaient là leurs sons et leurs sens.
— Tu vois Daniel, reprit-il, on peut résumer l’homme en
deux mots : le sexe et la tripe !
— Mais, cher Luc, cela ne fait-il pas des siècles que c’est
ainsi ?
— Si ! Bien sûr, cela fait des siècles que les hommes s’emplissent les tripes et se vidangent l’âme par le bas-ventre, mais
regarde les visages de ceux-là et souviens-toi des visages de
ceux d’antan si bien immortalisés par nos grands artistes. Ne
vois-tu pas le drame qui s’est joué ces dernières décennies ?
Revois les portraits illustrant les peintures anciennes, les
cartes postales du début du siècle, les photos des années cinquante, toutes ces images représentant de simples repas entre
amis, des fêtes de villages, mariages ou communions. Sens les
joies saines, les bonheurs qui irradiaient les visages de ces
humbles. Maintenant, regarde les yeux de ceux d’en face.
— Oui ! Je comprends. Les hommes ont connu depuis toujours le sexe insouciant et la tripe joyeuse, quand il y en avait,
Laissez toute espérance… Chant VI
129
car leurs vies accablées de labeur ne leur laissaient que peu de
temps pour en profiter.
— Les fêtes de ces années anciennes étaient comme des
petits rochers émergeant de la tumultueuse rivière des existences sur lesquelles les hommes pouvaient, occasionnellement, et comme des équilibristes, respirer un peu. Or, comme
aujourd’hui la fête est devenue permanente, ces outres stomacales occidentales suintent la surabondance, la satiété, le gavage d’urgence avec, en lot de consolation, un résidu de tristesse, de désespoir. La « fête » est devenue un mouvement centripète dont la fonction est d’attirer tout élément passant à sa
portée pour assurer sa survie. « Viens bouger, viens chanter,
viens manger avec nous ! » compose le langage minimum du
coercitif-festif. Réussir à imposer l’idée qu’il serait honteux de
s’y dérober est l’une des plus grandes victoires de l’époque ;
et qu’y a-t-il de pire, dans un monde d’images, qu’imaginer la
sienne exposée aux yeux de tous sous le masque fulighideux de
la honte ?
— Alors, répondit Dantin, ça mange, ça re-mange, ça re-remange pour se rassurer…

Fixé en hauteur dans chaque coin de la salle, un gigantesque
écran vomissait ses images d’émission de variétés.
Fun-TV, au triste nom anglomane, diffusait ses inepties afin
de stimuler les appétits de ceux qui ne pouvaient manger que
flasquement posés devant des écrans comme des flans flânant
dans une assiette à dessert. Heureusement, le son n’était pas
réglé à fort volume. Les deux hommes regardaient machinalement les marionnettes colorées qui s’agitaient au rythme des
éclairages bleus et roses des projecteurs qui les illuminaient.
Laissez toute espérance… Chant VI
130
Pendant quelques secondes, Dantin et Marot subirent,
comme des millions d’humains le subissent, jour après jour,
la force hypnotique d’images totalement dénuées de sens. Ces
images qui, chassant d’autres, immédiatement remplacées par
d’autres encore, suppriment toute réflexion et transforment
par leur mouvement tout dialogue en soliloque !
Au bout de quelques secondes, comme soudainement
réveillé d’une transe vaudoue, Dantin prit la parole.
— Je me souviens que quand j’avais dix ans, la télé éduquait
et informait. Sa mission était de répandre la culture parmi ces
nouveaux humains appelés téléspectateurs. Quand on voit ce
truc infernal, ajouta-t-il en désignant l’écran, on se dit que
cela a bien changé.
— Tu as raison. La télévision s’est radicalement transformée depuis cinquante ans et son histoire est passionnante et
fort instructive.
— Tu es téléphile, toi ?
— Bien au contraire ! Mais j’ai un peu réfléchi à cette question pour un poème télérime que j’ai composé, et j’ai « assumé »
pour cela des réflexions d’un excellent penseur québécois.
— Ah ? Tu me fais part de ton analyse ?
— Si tu veux ! Voici ! Commençons par les quatre âges de
la télé : après une enfance euphorique, et comme tu l’as souligné, à vocation éducative, la télé s’est transformée dans son
adolescence quand l’État, pour répondre à une demande
croissante que la chaîne publique ne pouvait plus satisfaire,
décida d’ouvrir à la concurrence privée. Puis, jeune adulte, elle
n’a cessé d’étendre son emprise, s’est redéfinie entièrement et
a pris le visage qu’on lui connaît aujourd’hui. Les chaînes se
sont multipliées, les heures de diffusion se sont allongées, la
couleur a fait son apparition, et ainsi de suite en suivant les
progrès techniques de son temps jusqu’à ce qu’elle devienne
Laissez toute espérance… Chant VI
131
la maîtresse incontestée des médias, un Dorian Gray de la
communication. Aujourd’hui, dans son âge mûr, la télé ayant
honteusement copulé avec le Net et s’étant baptisée TVNet,
elle est devenue le régisseur des masses dont elle règle injonctivement l’emploi du temps et les pensées.
— Il est vrai qu’on ne compte plus les familles qui ne vivent
qu’à son rythme.
— La télé transforme le bruit de la vie en silence des
agneaux et pour ce faire, elle apporte à l’adulte la jouissance
de le renvoyer au stade de sa petite enfance, quand il n’était
que totale réceptivité.
— Mais comment s’y prend-elle pour avoir ce pouvoir ?
— Très simple ! En simplifiant tout message contenant du
réel, en supprimant les programmes d’informations au profit
d’émissions de pur divertissement, comme cet horrible SuperEuropeople.
— Super quoi ?
— Super-Europeople. Un jeu-variété qui condense les pires
inepties télévisuelle de ces vingt dernières années ! Ce pouvoir démesuré de la télé vient du fait qu’elle diffuse des
images insensées qui offrent au téléspectateur, et c’est le
nœud de l’affaire, le plaisir indolent d’une sensation de
bien-être, fondu dans la masse. Elle lui offre, en outre et
simultanément, un trône sur lequel il est comme un roi avec
à la main son sceptre royal en forme de télécommande.
— Tu veux dire que la télé donne la possibilité de jouir de
ce réconfort grégaire infantile, tel celui qu’on retrouve lors
des grands rassemblements sportifs, musicaux ou festifs ?
— Exactement, Daniel ! C’est le nœud de son emprise, car
les hommes ne vivent plus que par « masse » ! Le téléspectateur éprouve ainsi la sensation de faire partie d’une masse à la
puissance quasi divine ; il connaît, presque au sens biblique, le
Laissez toute espérance… Chant VI
132
bonheur du bonheur d’être nombreux ensemble !
— Comme les fans des people ?
— Oui. Mais l’énorme avantage qu’a le téléspectateur sur le
supporter, ou le « fan », c’est d’arriver à s’intégrer à une formidable marée humaine tout en restant dans son fauteuil et
que, contrairement à ceux qui la composent assis dans un
stade ou coincés dans la houle de la foule, il peut s’en extraire à tout moment. Il lui suffit de décider d’éteindre sa télé, ce
qui paradoxalement est devenu l’image de la négation de l’entente sociale.
— Et tout cela, sans qu’il n’y ait de sa part aucun engagement réel, physique, avec d’autres êtres vivants.
— Voilà ! Tu l’as dit ! C’est la force de la télé et des réseaux
sociaux ! Elle peut instaurer avec son public innombrable une
communication pure, encore une fois exempte de tout message, en le libérant de pénibles contraintes relationnelles.
— Mais tu ne peux nier qu’il y a encore des émissions à
vocation culturelle.
— Certes, la télévision actuelle continue de se déguiser
occasionnellement en instrument d’éducation populaire. Mais
quand la littérature, le cinéma, la musique ou la philosophie
passent à travers le miroir de l’écran, cela n’équivaut qu’à une
forme radicale de dépossession.
— De dépossession ?
— Oui, quittant l’univers qui leur était propre où la valeur
d’une œuvre dépendait des autres œuvres qui constituaient
avec elles un univers et une histoire, ces formes artistiques
entrent dans un espace dont les règles et la logique n’ont plus
rien à voir avec celles qui étaient les leurs. Ce sont maintenant
les règles et la logique de la télévision qui règnent. Passant par
la télé, les ouvrages se retrouvent exilées hors de leur charnier
natal et dépossédées de leur âme.
Laissez toute espérance… Chant VI
133
— C’est juste ! J’ai ressenti cela les dernières fois que j’ai
regardé une émission prétendue culturelle.
— Tu vois, le choix effectué par les réalisateurs et programmateurs parmi l’ensemble des produits de l’art, parce que cela
deviendra de la marchandise à ce moment-là, ne sera pas fondé
sur des critères artistiques, mais essentiellement sur le potentiel télévisuel ou résuel des opus en question.
— Résuel ?
— Oui, c’est un adjectif que j’ai inventé pour parler du
monde des réseaux.
— À garder ! J’en reviens à ce que tu disais. Tu penses à leur
capacité à devenir un spectacle audiovisuel hypnotisant ?
— Exactement ! Ainsi, on choisira les œuvres les plus
faciles : Agatha Christie plutôt que Joyce, Vivaldi plutôt que
Schönberg, BHL plutôt que Philippe Muray. Et si la télévision
accepte d’accueillir en son sanctuaire des œuvres ou des pensées plus exigeantes, elle les adaptera, par force, à son langage en les rendant télégéniques, elle les rendra aussi attrayantes,
aussi agréables pour les téléspectateurs que les autres divertissements qui passent à la même heure sur les chaînes et sites
concurrents.
— J’imagine Bach en jean fluorescent, comme une vedette
pop et Madame Bovary, transposée au XXIe siècle à New York,
fréquentant les centres de body-building.
— Oui, Daniel. C’est ce qu’on appelle « règle de l’adaptabilité » !
— La règle de l’adaptabilité ? répéta Dantin.
— La règle de l’adaptabilité, c’est l’obligation faite à toute
pensée, à tout discours, à toute œuvre, d’être télévisible o u
résuelle. Il faut qu’une fois son contenu banalisé, voire éliminé
purement et simplement, il reste encore un stimulus télévisuel
quelconque capable d’arrêter la main du roi-téléspectateur
Laissez toute espérance… Chant VI
134
toujours prêt à appuyer sur sa spectrocommande, car le Dieu
publicité va arriver.
— Il est vrai que les vedettes du spectacle, les hommes politiques, les terroristes de tout acabit et quelques intellectuels
bavards sont passés maîtres dans cet art de l’adaptabilité.
— Et pour cause, ils ont suivi des cours en les nombreuses
écoles spécialisées. L’effet de cette règle est la « vidéoclipisation » galopante aussi bien de la télévision elle-même que de
toutes les autres formes de discours publics qui alors se distinguent de moins en moins du discours télévisuel, devenu la
norme et le modèle de la communication moderne.
— TVNet impose donc une vision diaphane et légère du
monde.
— Je dirais plutôt une vision lyrique du monde, comme
l’avait nommé l’excellent Ricard. La télé-résuelle réduit l’univers
à la taille de cette lucarne menteuse, le privant ainsi de toute
étrangeté, de toute altérité véritable, de toute dialectique, pour
le mettre « à la portée » non pas des barbets à poil frisé, mais
des individus.
— Un Univers recréé à la mesure de nos petites vies et de
nos grandes opinions.
— Eh, Daniel, tu nous fais du Shakespeare !
— Ne te moque donc pas de moi.
— Mais non ! Au contraire ! Ce que tu dis est parfaitement
juste. Qu’il s’agisse de la politique, des arts et des lettres, de la
religion et bien sûr, du commerce, tout ce qui prétend aujourd’hui s’adresser à la masse n’a d’autre choix, s’il veut être
entendu, que d’emprunter la logique et les méthodes résuelles,
c’est-à-dire se faire reflet et divertissement en minimisant son
contenu et en maximisant son image pour atteindre, comme
tu viens de le dire, l’ensemble des petites vies et des grandes
opinions de la masse.
Laissez toute espérance… Chant VI
135
— Et tout cela, évidemment, au profit de l’économie et des
entreprises.
— Bien sûr ! Toute la question n’est qu’économique,
comme tout ce qui dirige nos sociétés et nos vies, d’ailleurs.
— Il y a pourtant de nombreux discours qui dénoncent cet
état de fait.
— Ils sont Légion et c’est devenu un lieu commun que de
diaboliser la télévision, mais elle sait intégrer et dissoudre à
son profit toute attaque contre son règne. Comprendre que la
relation étroite entre l’augmentation exponentielle des auditoires, des heures d’écoute, du nombre de diffuseurs, et la
hausse du niveau d’insignifiance et de bêtise qui caractérisent
la production télévisuelle n’est pas contradictoire, c’est aussi
mieux comprendre ce que tu appelles le monderne et ses néohabitants. En fait, plus la télé étend son empire, et plus le
sens, pire même, le besoin de sens diminue !
— On peut dire dès lors que plus la présence de la télévision croît, plus celle du monde s’étiole.
— Exactement ! L’amie numéro UN des humains est devenue l’ennemie numéro UN de la réalité dans laquelle ils survivent. Mais qui est encore attaché, à notre époque, à la réalité ?
Le téléspectateur aura toujours pour la télé, hypocrite merveille, une dévotion à nulle autre pareille.
— Et l’Internet, n’est-il pas le plus aliénant et le plus destructeur de réalités ? demanda Dantin.
— Pas tout à fait, répondit le poète. Son univers se révèle
beaucoup plus complexe et contient, qui sait pour combien
de temps, de la dualité, une espèce de no man’s land où survit
encore un micro contre-pouvoir. Mais nous en parlerons plus
tard. Le moment n’est pas encore venu pour éclairer de notre
lanterne sourde le monde complexe du résuel.
— Bien, comme tu veux, Luc. Alors, concluons sur cette
Laissez toute espérance… Chant VI
136
triste interrogation concernant la réalité de notre monde à
travers la télé et mangeons.
Et ils détournèrent définitivement leurs regards de l’écran
où continuaient de s’agiter sur ses planches aux couleurs surexposées, de chimériques et pâles pantins pitoyables.

La porte du restaurant, soufflée par une bourrasque, claqua
en se refermant. Un homme entra en titubant. On l’aurait cru
pourchassé par une meute de tigres en furie. Il était transi, frigorifié, littéralement mitraillé par la pluie ténébreuse qui tombait au-dehors. Ayant glissé et chu sur le seuil, il se relevait en
secouant la boue restée accrochée à son imperméable.
Dantin, dont le regard fut attiré par l’involontaire spectacle
donné par cet intrus, s’exclama :
— Regarde Luc, c’est Jean Legroin. Tu te souviens de lui ?
— Mais oui, tu as raison ! C’est lui ! Appelons-le !
— Euh… ce n’est pas obligé !
— Ah oui, j’oubliais votre inimitié ancestrale. Tu lui en veux
toujours ?
— Oui ! Mais, bon, appelons-le quand même, cela peut être
intéressant.
Marot se leva et cria à la cantonade.
— Eh, Legroin ! Legroin, tu viens nous rejoindre ?
L’homme se retourna, mais sembla ne voir personne.
Marot appela une seconde fois, plus fort.
— Eh bien Legroin, tu ne nous reconnais plus ? Ventre
affamé n’a réellement pas d’oreilles ?
L’homme trempé les fixa un court moment et s’écria :
— Ah ça ! Marot ! Dantin ! Quelle surprise ! Cela fait un
sacré bail.
Laissez toute espérance… Chant VI
137
— Oui, des années. Viens t’asseoir avec nous.
— Je me sers et j’arrive !
Il alla se remplir une assiette de charcuterie, prit une carafe
d’eau puis rejoignit Dantin et Marot à leur table.
Il était encore bien mouillé et le haut de son imperméable
dégoulinait sur la nappe. Marot déplaça son assiette de
quelques centimètres vers la gauche pour lui éviter de recevoir
les remugles de pluie. L’homme enleva son manteau boueux
et le posa contre le dossier d’une des chaises libres. Il s’assit.
— Alors, raconte, que deviens-tu ? demanda Marot.
— Pas grand-chose de passionnant, à vrai dire. J’ai échangé
la robe d’avocat contre un tablier de critique gastronomique
pour un hebdomadaire féminin.
— Pas passionnant ? Cela doit pourtant être plus facile à
rédiger que tes ex-interminables tirades et tu dois te remplir
la panse de bonnes choses, jour après jour, dit Dantin.
— Tu rêves ! Ce n’est pas cela du tout. Au contraire ! Je
dois m’avaler quotidiennement toutes sortes de dégueulasseries immondes dans des endroits sordides puis pondre de
brefs comptes rendus pour un hebdomadaire merdique dans
un français approximatif afin qu’il soit compris par une
meute de lectrices incultes. C’est fini l’époque des bons petits
plats, dans les bons petits restaurants, aux bons petits prix,
cachés dans les belles petites rues des belles petites villes.
Maintenant, les assiettes sont gavées d’OGM de première,
deuxième et troisième générations, aliments conditionnés
dans des suremballages tous plus polluants les uns que les
autres, de préparations faites de produits venant de pays
inconnus et assemblées ou élaborées —vous noterez les termes
volontairement trompeurs— en des pays qui restent tout
aussi inconnus. Tout cela, rempli de colorants chatoyants
créés sur tablette informatique, de légumes chargés jusqu’à la
Laissez toute espérance… Chant VI
138
gueule de pesticides impossibles à nettoyer, de vins et d’huiles
composés de mélanges de dizaines de vins et d’huiles venant
de pays différents, de viandes d’animaux nourris avec des
produits dont on ne peut connaître ni la nature ni la provenance, de…
— Arrête ! Tu vas nous faire vomir ! s’exclama le poète.
— Alors, de temps en temps, quand je ne « travaille » pas,
je me rattrape ici. C’est l’un des rares endroits du quartier où
les aliments ont encore du goût, où ils sont issus de la nature
et pas sortis d’éprouvettes de laboratoires.
— C’est vrai que l’on y mange diablement bien. Les bons mor ceaux de tout, il faut qu’on me les cède, et si j’en viens à roter, qu’on me
dise « Dieu vous aide ! » marmonna Marot. J’étais même étonné
que Daniel ne connaisse pas l’endro i t .
— Oui ! Je suis bien souvent passé devant, mais je n’avais
jamais eu l’idée d’entrer. Cela dit, il y a de grandes chances
pour que je revienne.
— Que disais-tu, Jean, à propos des éprouvettes et des
OGM ? questionna Marot.
— Il s’agit des éprouvettes qui ont conduit à la création des
nouveaux OGM3, les MAN201, ajouta Legroin. C’est bien
fini l’époque des premiers OGM où l’on introduisait des
gènes dans les plantes. On s’était aperçu que toutes les plantes
traitées n’acceptant pas la manipulation, il fallait les mettre
sous antibiotiques pour trouver les 10 % qui avaient intégré
le gène. Tout cela était coûteux en temps et en plantes.
Maintenant, la technique permet d’introduire le gène dans
98 % des plantes manipulées.
— Mais c’est épouvantable, lança Dantin.
— Oui, on peut dire cela. Tenez, je vous raconte autre
chose. L’augmentation catastrophique du taux de mortalité
des abeilles provoque une perte importante des déplacements
Laissez toute espérance… Chant VI
139
de pollen et facilite encore l’expansion du MAN201, mais
cette fois, c’est l’Homme qui le répand et de manière bien
plus expansive encore. Comme l’implant du pollen dans les
arbres fruitiers au Japon, sauf que là-bas, c’est à l’unité.
— C’est quoi, cette histoire d’arbres japonais ?
— Depuis quarante ans environ, l’élévation désastreuse de
la pollution au Japon a tué toutes les abeilles. Du coup, la pollinisation naturelle des vergers ne se fait plus et les Japonais
sont obligés de la faire, cette pollinisation, manuellement,
fleur par fleur ! Ainsi, les fruits sont devenus tellement rares
qu’ils se vendent à l’unité et non plus au kilo ! répondit
Legroin.
— Hallucinant ! J’imagine les problèmes de santé que cela
induit, ajouta Marot.
— Oui ! Et tout ce que tu imagines est loin de la réalité,
répondit Legroin.
— Et quelle est, d’après toi, la pire conséquence de ces
manipulations génétiques ? demanda Dantin.
— Tout d’abord, l’accoutumance à ces antibiotiques
consommés par les humains, via les plantes, et pire encore,
via les viandes qui en sont gorgées, rend ceux-ci de plus en
plus insensibles aux autres antibiotiques, ceux qui sont censés
les soigner. Ensuite, les chimistes des labos ont trouvé une
molécule, quasi irrepérable, qui, tout en ayant les effets
escomptés sur la plante et sur l’asservissement habituel des
agriculteurs à ces labos, provoque des maladies déjà connues,
issues de causes plus naturelles (grippes, méningites, céphalées, diabète, altération de la circulation sanguine, divers, etc.).
— Un véritable coup de génie, lança Marot.
— Ainsi, l’élévation de ces maladies graves n’est pas mise
sur le compte de ses vrais responsables, mais sur l’effet de
serre, le changement du climat, le stress du travail et autres
Laissez toute espérance… Chant VI
140
leurres. Et tout cela, bien sûr, en ayant finalement convaincu
les populations que les OGM3 sont inoffensifs et qu’il sont la
seule solution aux problèmes de la nutrition dans le monde.
— Des génies du Mal au service du nouveau Bien ! renchérit le poète.
— Mais, et le goût ? Tout cela est insipide, dégueulasse
même, ajouta Dantin.
Marot prit la parole.
— Tu sais bien que la société qui en est arrivée à ce point
de félonie a eu la précautionneuse sagesse de former une
génération dont les papilles gustatives sont devenues sans
objet avec des estomacs qui, selon leur résistance, s’adaptent
tant bien que mal à cette néo-nourriture. Les défenses immunitaires régressant régulièrement, le choix laissé à l’homme
aux faibles revenus, concernant son alimentation, est, selon sa
patience, soit de mourir de faim, soit de mourir empoisonné.
— C’est affreux ! lança Dantin.
— Concernant les manipulations sur les types d’aliments
donnés aux animaux pour les engraisser et les faire procréer
davantage, et rapidement, l’opacité la plus totale a été appliquée par les agros en toute impunité. Il s’agit de produire suffisamment de nourritures variées à bas prix pour alimenter les
nouvelles classes de pauvres. Un chimiste compétent aurait
bien du mal à analyser les différentes composantes d’un steak,
d’une paupiette ou d’une merguez et à affirmer de quel animal la viande en est extraite, ajouta Legroin.
— Oui, acquiesça Marot. Et les membres influents des
sociétés agroalimentaires sont, eux, suffisamment riches pour
ne jamais consommer en famille les produits délétères qu’ils
imposent à l’humanité. Et en cas d’accident, ils peuvent toujours s’offrir les soins de médecins spécialisés dont les dépassements d’honoraires sont aussi surréalistes que la présence
Laissez toute espérance… Chant VI
141
d’un cerveau en état de fonctionnement dans la boîte crânienne d’un animateur d’émission de variété, d’un rapeur ou d’un
footballeur.
— Sacré Marot, lança Legroin. Tu n’as pas ch a n g é .
Toujours le mot pour rire, même des pires atrocités.
— La majorité de l’humanité s’aime en mouton qu’on
mène à l’équarrissoir, ajouta Dantin.
— Heureusement, il reste quelques rares endroits, comme
ici, où la nourriture est à l’abri de ces maîtres-sorciers, dit
Marot. Et qu’est-ce un homme, si tout son bien et le commerce de son temps n’est que manger ?
— Il est vrai que c’est savoureux, déclara Dantin en finissant son assiette de zablatki à la Soblevez.
— D’où mon étonnement, sans cesse renouvelé, de ne pas
trouver l’endroit davantage bondé, ajouta le poète.
— Et vous les gars ? Toi, Dantin, toujours à pourchasser
les escrocs et les mauvais sujets ? Et toi, Marot, toujours
poète ? Un nouveau livre bientôt prêt pour la correctionnelle ? ironisa Legroin.
— Non ! Finie la police, répondit Dantin. Je suis à la retraite depuis quelques jours.
— Ça alors ! Incroyable. Le Grand Dantin-Zorro qui ne
chasse plus le brigand.
— Oui, ex-policier ! Je ne suis plus cet animal en voie de
disparition, jamais corrompu comme certains avocats véreux
que j’ai connus jadis.
Legroin ne releva pas la pique qui lui était adressée.
— Quant à moi, trancha Marot en souriant à la remarque de
Legroin, je travaille comme vigile dans un bazar non loin de
la Mairie et je prépare, en effet, un nouveau livre qui ne sera
pas lisible par des jeunes filles de 14 ans et qui subira probablement les foudres d’associations de défense des lettres
Laissez toute espérance… Chant VI
142
offensées ou de divers autres maîtres-censeurs. Et accessoirement, je fais le guide.
— Mais quand même, pourquoi t’obstines-tu à écrire ?
— Voilà une question bien sérieuse. Trébuchant sur les mots
comme sur les pavés, heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés…
Disons, en simplifiant et afin d’éviter d’entrer dans des heures
d’explications, que c’est pour retrouver, dans la poésie, le Mal
constitutif de l’histoire de notre civilisation occidentale.
Je cours après la cathartique beauté du Mal comme bien
d’autres poètes l’ont fait avant moi. Je versifie pour signifier
mon désaccord avec ce monde proclamé si positif, pour bondir hors des rangs des laudateurs.
— Ahh ? répondit Legroin, d’un air dubitatif. Mais la poésie…
— La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi
même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en
avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si
véritablement digne de ce nom, que celui qui aura été écrit
uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. Et puis en plus,
j’aime cela !
La discussion se focalisa alors sur les restaurants en général
et sur l’alimentation en particulier. Legroin fit remarquer que
les magasins « discount » fleurissaient un peu partout,
expansion stimulée par la hausse hallucinante du prix des aliments dits « de qualité », situés juste au-dessus des limites
des normes de santé alimentaire, c’est-à-dire ce qu’était l’alimentation naturelle des humains il y avait tout simplement
q u a rante ans. Ces boutiques low-cost, p ropriété de deux
grandes enseignes qui se partageaient l’ensemble des hypers,
supermarchés et supérettes, étaient remplis du matin au soir
par une population toujours plus paupérisée qui devait mal-
Laissez toute espérance… Chant VI
143
gré tout s’alimenter.
Le changement important du régime de sécurité sociale du
13 mai 2015 (arrêté 765U-74) avait résolu de manière radicale le problème du si célèbre déficit en cessant tout remboursement de médicaments dits « légers ». L’augmentation spectaculaire des maladies de l’intestin et de l’estomac que cela provoqua permit à l’industrie pharmaceutique, déjà fort fleurissante, d’accuser des bénéfices énormes dont une grande partie sortait de France sans que qui que ce soit ne s’en préoccupât. La majorité des cancers dus à cette nourriture surfrelatée
fut mise sur le compte de la pollution qu’il était, évidemment,
difficile, voire impossible de modérer. La loi 4237-67 d’octobre 2015 sur l’étiquetage permettant aux agroalimentaires
de ne plus indiquer la provenance, ni les additifs intégrés dans
les aliments, fut votée sans le moindre mouvement de protestation des consommateurs, déjà tant malmenés. Les bouteilles
de vin, par exemple, pour continuer à se vendre, avaient gardé
fidèlement leurs étiquettes, et cette exactitude fournissait l’assurance que l’on pouvait éventuellement les photographier
afin de les retrouver telles qu’elles étaient jadis, mais non les
boire. En fait, le jeu des divers règlements de la NFE prohibait tout ce qui n’est pas fabriqué industriellement.
La dernière offensive des agros fut de faire interdire aux
particuliers d’avoir leur propre potager. Et déjà les légiférant,
encouragés et financés par ceux-là, travaillaient sur de futurs
textes de loi, encore plus liberticides.
— Cela me fait penser à une publicité de grande surface que
j’ai lue hier, lança Dantin. J’ai été stupéfait de découvrir de
nouvelles appellations concernant la fabrication et l’origine
des produits alimentaires.
— Raconte ! dit Legroin.
— Vous avez déjà vu, dans les petits journaux publicitaires
Laissez toute espérance… Chant VI
144
de ces supermarchés, les termes utilisés pour les affichages :
« élaboré en France », « transformé en France », « produit
fait en France » ?
— Oui, on connaît l’arnaque.
— Eh bien, j’en ai découvert d’autres, continua Dantin. Par
exemple : « viande recollée en France », « composition
Française », « France Meat » et, le plus démentiel de tous,
« France inside »
— Vous imaginez, en plus de la quantité de sombres crétins
qui sont grassement payés pour oser pondre des conneries
aussi méprisables, la collection d’helminthes que cela doit
procurer ? ajouta Marot.
— Des textes ont été votés pour légaliser ce genre d’abus
afin d’écouler n’importe quels produits achetés au rabais dans
des pays où la législation sur les aliments est inexistante, par
des compagnies qui ont de riches et puissants appuis, précisa
Legroin.
— Ça me rappelle le scandale de la viande de cheval dans
les lasagnes congelées, en 2013, dit Dantin.
— Ce n’était qu’un grain de sable dans l’océan de ces trafics. D’ailleurs, il n’y avait pas eu de personnes malades, mais
la « Confiance » subit son premier coup de bélier destructeur,
répondit Legroin.
— Les lois ont été faites pour défendre les Hommes ; elles
défendent maintenant ce qui leur nuit, ajouta Marot.
— Oui, termina Legroin. On ne sait même plus qui les font
voter, ces lois sur l’alimentation, tant elles sont nombreuses et
opaques. La devise des législateurs européens de la bouffe
est : « Si l’Homme agonise, alors tout est permis ! »
Les trois hommes s’accordèrent sur le fait que la notion
même de goût disparaissait progressivement de la culture. En
cuisine, comme dans bien d’autres domaines, on avait assisté
Laissez toute espérance… Chant VI
145
à une néo-domestication de l’Hommoderne. Il fallait, non pas
qu’il continue à jouir du plaisir ancestral de goûter des infinités de saveurs aux nuances innombrables, mais qu’il se satisfasse, docilement, de la misérable quantité d’impressions gustatives qu’on lui laissait, comme un os que l’on jette à un
chien. On l’avait élevé afin que de cette pâtée immonde et
empoisonnée qui composait son alimentation quotidienne, il
apprécie, avec la plus respectueuse gratitude envers ses
maîtres, l’étroite échelle de sapidité et les infimes qualités
nutritionnelles qui étaient toutefois vantées comme excellentes. Le monderne n’avait nul besoin d’hommes sachant goûter la bonne chère et il était préférable que ceux qui étaient
encore capables de le faire s’habituassent à perdre cela aussi ;
de tout temps, on a mal nourri les esclaves.
— Ce n’est pas très étonnant que cela ne soit pas totalement
rempli ici, expliqua Marot. Tous les plats sont très savoureux,
trop savoureux. Le glouton de notre époque, qui n’a plus le
sens du goût, préfère se gaver de hamburgers au ketchup.
Regardez en face, c’est bondé. Regardez-les manger ! Pour
eux, peu importe la saveur. Même un ragoût au fumet prononcé de créosote leur conviendrait ; seule la quantité compte ! Au moins, ceux qui se remplissent le ventre, ici, sollicitent
encore leurs papilles.
— On est passé du gourmet au gourmand et du gourmand
au glouton, ajouta Dantin.
— Au fait, vous avez vu ces spectacles effroyables que les
Américains appellent Hot Glutton Bowl ? demanda Legroin.
— Non ! répondit, Dantin. De quoi s’agit-il ?
— Ce sont les nouveaux concours d’empiffrage. Après les
Glutton Bowl qui étaient déjà à vomir, les Américains ont réussi à faire encore pire : les Hot Glutton Bowl !
— Raconte vite !
Laissez toute espérance… Chant VI
146
— Filmés en direct et diffusés à des heures de grande écoute sur les chaînes commerciales américaines, des femmes plus
ou moins obèses, en string et seins nus, doivent se jeter sur
des montagnes de hamburgers trempant dans des bols de
Tabasco afin d’en manger le plus possible en un temps souvent très court. Celle qui avale le plus de cette nourriture terriblement épicée en ce temps imparti, sans s’évanouir de douleur, gagne en dollars la valeur de mille fois ce qu’elle a ingurgité. Il est de bon ton, pourtant, de suffoquer ou d’avoir un
malaise pendant l’émission. Derrière la scène, des infirmiers
se tiennent debout et stoïques, prêts à évacuer les participantes qui s’effondrent.
— Mais ils sont réellement complètement fous ces
Américains
— Il y a déjà eu trois morts dus à des accidents prévisibles,
et même souhaités par la production qui offre, en ce cas, un
million de dollars à la famille, ajouta Legroin
— J’imagine le gain en audience !
— Oui ! C’est un premier pas vers des émissions où la mort
en direct sera filmée et diffusée, comme dans le vieux film
d’Yves Boisset.
— Incroyable et horrible, dit Marot.
— Le comble, une Japonaise grosse comme mon auriculaire est l’une des championnes de ces débilités honteuses et fait
des tournées de démonstration, accompagnée d’un orchestre
de rock et de danseurs à poil, parité oblige !
— Mais enfin, qui peut prendre plaisir à regarder de telles
horreurs ? interrogea Dantin.
— Mais tout le monde, mon cher ami ! répondit Marot.
La masse des travailleurs, fatiguée, exploitée, pressée comme
des citrons jusqu’à ce que les pépins craquent, ne demande
qu’à obéir, bien docilement, pour se reposer un moment, aux
Laissez toute espérance… Chant VI
147
ordres énoncés par les chaînes de télévision. Tout ce qui est
proclamé comme spectacle de divertissement le devient !
Le directeur de chaîne crée le nom, le nom crée l’émission,
l’émission crée le besoin qui crée lui, enfin, le téléphage !
— Hallucinant ! dit Dantin.
— Le public aime voir des « monstres » depuis l’aube des
Temps, continua Marot. C’est d’ailleurs l’étymologie du mot.
Les rois et reines du Hot Glutton Bowl sont les monstres de
notre époque, si monstrueux de corps et d’âme qu’ils en sont
idéalement les tératologiques icônes, comme le fut la Vénus
Hottentote en son temps.
— Et certains n’en sont pas loin ! répliqua Legroin, en
regardant ceux d’en face par la grande baie vitrée.
— Sauf que l’Hottentot n’était qu’à moitié consentante et
qu’elle en mourut, précisa Marot.
— Mais dis-moi, si mes souvenirs sont bons, tu étais un
sacré gourmand toi aussi, non ? demanda Dantin à Legroin.
— C’est vrai. Mais à cause de mon nouveau travail, et pour
ne pas mourir trop vite, j’ai levé le pied. Et je limite les sauces
piquantes, ajouta-t-il en riant.
— Il est vrai que tu as minci, confirma Marot. Tu as peu de
chances de gagner un Hot Glutton Bowl.
— Championnats de gloutonnerie épicée… c’est vraiment fou ! se
désespéra Dantin.
— Le Temps déploie les plis cachant la fourberie. Des forfaits qu’il voilait, la honte un jour se rit, ajouta Marot.
Non loin d’eux, quelques clients faisaient la navette entre les
plats et leurs tables. Un ballet frénétique d’assiettes vides,
remplies et aussitôt vidées se dansait au Trois Gueules !
Les trois hommes sourirent en se disant que l’Amérique
n’était pas si loin à la différence, certes capitale, de la qualité
des mets que le restaurant proposait et qu’un grand nombre
Laissez toute espérance… Chant VI
148
de ces clients, encore un peu sensés, eussent refusé de se faire
filmer comme des animaux de foire.
— On aura bientôt, sur FT1, des images de concours de
Starving Bowl, enchérit Legroin. Ceux qui mourront de faim en
direct gagneront de quoi nourrir leur famille pour la vie, s’exclama-t-il, révolté.
— La mort en direct, comme tu disais, Legroin. Oui, on va
finir par y arriver, dit Dantin.
— Je sais qu’il y a des tractations sur ce sujet entre la société de production Néo-Word et le ministère de l’audiovisuel.
L’enjeu en euros est considérable et comme pour une large
part du public il est devenu impossible de s’y retrouver entre
réalité et fiction, c’est une belle aubaine et une manne immense pour le monde télévisuel.
— Et l’Éthique n’est incorruptible que jusqu’à une certaine
somme, bien sûr, ironisa Dantin.
— Les billets ont cette curieuse faculté d’effacer toute
moralité, ajouta Legroin. Comme ont été effacées les tentatives de renouer avec une agriculture régionale, autonome,
des petites coopératives qui se s’étaient créées il y a une dizaine d’années. Comme ont échoué les tentatives des divers
« labels bio » qui ont été immédiatement récupérés contre
leur gré par les grandes surfaces qui, se faisant la guerre des
prix, ont ruiné plus vite que prévu ces productions. Puis ces
grandes surfaces assassines ont dû importer, en fin de compte, des produits bio sans pouvoir en contrôler la réelle qualité. Quelle pitrerie !
— Oui, répondit Dantin. C’est affligeant.
— Et la télé y a mis, bien sûr, son grain de sel sale ! ajouta
Legroin.
— C’est vrai, se souvint Marot. Une énorme campagne de
publicité télévisuelle et journalistique a eu tôt fait de discrédi-
Laissez toute espérance… Chant VI
149
ter les tentatives de s’affranchir des groupes agroalimentaires.
Il aura suffi de semer un « OGM3 de doute » sur l’honnêteté des agriculteurs et paysans, sur les véritables qualités biologiques de leurs produits et, le plus facile, gêner discrètement,
mais efficacement leur production, leur récolte, leur distribution et leur vente.
— Et le pouvoir des collusions financio-politiques ! répliqua Legroin. Leurs néfastes ramifications s’étendent jusqu’aux petites mairies de villages où s’organisent ces paysanneries indépendantes. Des maires, serfs de l’agro, ont reçu
leurs ordres !
— David a déjà perdu contre les Goliath de l’empoisonnement généralisé.
— David et nous tous avec ! Quant à ces petits cultivateurs
qui se rêvèrent libres, on lâcha sur eux quelques chiens : ils
firent fort peu de résistance ! répondit le poète.
— Heureusement, il reste malgré tout quelques-uns de ces
rares vrais petits agriculteurs, dit Legroin.
— Oui ! Même les empoisonneurs doivent se nourrir et ils
n’ont guère envie de subir les effets nécrosants de leur politique alimentaire. Alors, ils laissent quelques paysans, sous
contrôle, produire de la nourriture saine, persifla Marot.
— On voit pourtant quelques potagers dans les jardins des
propriétés des classes moyennes ou aisées, ajouta Dantin.
— Plus pour très longtemps, d’après ce que j’ai entendu.
La tolérance à ce propos cesse ce mois-ci et de fortes
amendes vont être données à ces hors-la-loi ! L’homme sera
bientôt dépossédé de son auto-alimentation, et une autre
page de l’humanité va être tournée, conclut le poète.

Laissez toute espérance… Chant VI
150
À quelques mètres de leur table se déroulait un autre spectacle qui illustrait ce qu’était devenue la relation à la nourriture. Une femme d’une forte corpulence (stéatopyge eût immanquablement précisé Marot) et au visage assez ingrat faisait la
navette entre la chaise qu’elle occupait, dont débordaient
deux énormes fesses, et la table des plats. Elle était seule et
toute personne un tant soit peu observatrice aurait juré que
c’était une délaissée des joyeux banquets du sexe. La gloutonnerie avec laquelle elle ingurgitait les pâtisseries qu’elle avait
mises dans son assiette était visiblement la marque de la compensation de son insatisfaction sexuelle. Son désir inassouvi,
comme pour la plupart des Occidentaux, se comblait non pas
par celui de supprimer les libertés d’autrui, tel qu’en jouit la
majorité des frustrés du monderne, mais par une sursatisfaction
de consommation alimentaire. Elle était relativement laide,
mais l’air de bonheur qui émanait de son visage montrait que
la translation sexe/bouffe de son désir s’opérait sans le
moindre problème et que, somme toute, elle palliait agréablement sa frustration de cette manière. Elle affichait, entre
autres, la défaite monderniste de toute illusion sur le corps. Un
curieux système de vase communicant s’était installé en elle
entre l’excès de crème et la pénurie de sexe. Elle s’était créé
un nouveau Point G comme Gâteau, Gourmandise ou
Gloutonnerie. Un vrai Point G, car un vagin sans G est vain !
On pouvait tout à fait l’imaginer, la soirée solitaire venue, en
train de se combler d’une main tout en grignotant quelques
parts de flan ou de tarte au citron qu’elle tiendrait de l’autre.
Et, en accomplissant sa douce besogne, elle regarderait un
feuilleton sentimental américain en se disant qu’elle était
somme toute bien heureuse de ne pas avoir un mec dans ses
pattes, un mec qui la ferait chier du matin au soir avec des
problèmes de mecs : de sexe, de foot, d’alcool et de bagnole ;
Laissez toute espérance… Chant VI
151
c’est-à-dire vraiment rien d’intéressant.

— Allez, mangeons, proposa le poète, et buvons !
— Tu as raison, cher Luc, buvons.
— Emplissons chacun la coupe de l’autre, mais ne buvons pas à la
même coupe !
— Re-Kháyyám ? demanda Dantin.
— Re-Kháyyám ! répondit, Marot.
Marot désigna à Legroin les deux bouteilles de vin posées
sur la table pour lui offrir à boire.
— Que de l’eau pour moi ! dit Legroin.
— De l’eau ? s’exclama Dantin.
— Notre ami est devenu abstème, semble-t-il..
— Abstème ?
— C’est celui qui ne boit pas de vin.
— Ahh, ces poètes ! lança Legroin. Toujours le mot précis !
Mais c’est vrai, je ne bois que rarement du vin en dehors de
la gorgée indispensable et répugnante de vinasse que mon travail m’oblige à avaler.
— Un homme qui ne boit que de l’eau à un lourd secret à
cacher à ses semblables, ajouta Marot, pour lui. Il faudra que
je te présente ma copine, Edwina Veritas.
— Tu n’as jamais droit à du bon vin ? intervint Dantin.
— C’est devenu rare. Et il est vrai que je ne l’apprécie plus
de toute façon.
— Ah, pourtant, quels délices pour les oreilles que les descriptions de grands vins ! Quel vocabulaire ! dit Marot.
Bouche svelte, souple, allonge fraîche, fruit gourmand, fin en bouche,
montante et aérienne, vin droit, sans lourdeur, etc.
— C’est assez musical, j’en conviens, dit Legroin.
Laissez toute espérance… Chant VI
152
Alors, Marot :
— Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles :
« Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité
sous ma prison de verre et mes cires vermeilles,
un chant plein de lumière et de fraternité ! »
— Et puis, de toute façon, maintenant quand je bois, je
bippe comme un compteur Geiger, ajouta-t-il en riant ?
— Tu bippes ? interrogea Marot.
— Oui, à cause de la radioactivité du vin.
— Qu’est-ce que tu nous racontes ? demanda Dantin.
— Ah, vous n’êtes pas au courant, si je puis dire, s’esclaffa
Legroin. Bon, je vous explique.
— Oui, explique ! Tu nous intrigues, là, dit Marot.
— Voilà. Parmi les méthodes utilisées pour vérifier l’année
d’un millésime, il en est une, très précise qui consiste à mesurer la quantité de césium 137 qu’il contient…
— Du césium 137 ?
— Oui ! Le césium radioactif issu des essais nucléaires à
l’air libre des années soixante s’est propagé dans l’atmosphère et s’est déposé sur le sol, sur les vignes. Il est inoffensif, car
l’activité du césium 137 est toujours inférieure à un becquerel
par litre, mais il permet de savoir très précisément à quel
moment le raisin a été cueilli et mis en bouteille. Par exemple,
un Saint-Émilion de 1960 a quatre fois plus de césium 137
qu’une bouteille du même château mise en bouteille en 1986.
Un Pomerol de 1955 est 100 fois plus radioactif qu’un
Pomerol de 1950.
— Incroyable ! lança l’ex-policier.
— De plus, la courbe de radioactivité du vin permet de
connaître exactement celle de la radioactivité dans l’atmosphère, courbe qui est bien entendu tenue secrète.
— Non ! souffla Dantin. Continue…
Laissez toute espérance… Chant VI
153
— Ainsi, on sait, grâce au césium contenu dans les bouteilles, que les retombées de Tchernobyl donnent un taux
d’environ 150 millibecquerels tandis que les essais nucléaires
des années 1955 à 1963 montent jusqu’à…
— Jusqu’à ? demanda Marot, impatient de le savoir.
— Jusqu’à plus de 1100 millibecquerels !
— Tant que cela ? Mais on n’en parle jamais !
— Tu m’étonnes qu’on n’en parle jamais. Cela ferait du
vilain si l’État le reconnaissait, répondit Legroin. Tu connais
pourtant le taux de cancers divers et la quantité de personnes
victimes de problèmes de thyroïde apparus depuis ces années
soixante. Les retombées de Fukushima, en 2011, ont donné
un pic de 500 millibecquerels et l’accident de la centrale de
Nantes de 2016, d’après les mesures faites sur le vin et
contrairement aux chiffres avancés par l’Agence Française du
Nucléaire, indiquent que l’on est monté à 1800 millibecquerels ! Tu vas voir ce que cela va provoquer comme désastre
de santé publique dans vingt ans !
— Mon Dieu ! s’écria Dantin. Mais alors, faut-il ne plus
boire de vin, ne plus respirer ?
— Mais si, profitez, tant que vous pouvez ! lança ironiquement Legroin. Ce n’est pas le vin qui vous tuera, c’est l’air !
Marot souleva son verre rempli de bordeaux et déclama,
joyeusement :
— En toi je tomberai, végétale ambroisie,
Grain précieux jeté par l’éternel Semeur,
Pour que de notre amour naisse la poésie,
Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur !
Puis, il ajouta : de mémoire d’ivrogne, on n’aurait jamais
imaginé que l’on pût voir des boissons disparaître du monde
avant le buveur.
Laissez toute espérance… Chant VI
154

À l’extérieur, la grêle s’abattait furieusement sur ceux qui
quittaient le Quik-Ramey, repus à éclater de graisses recuites,
de colorants chimiques, de viandes dont la provenance était
un mystère, de pain à la texture d’éponge dont le blé qui le
composait, du MAN202, ingrédients qui ne laissaient aucun
doute sur leur nocivité.
La pluie, drue et raide comme des fils d’acier tirés des
ténèbres, semblait couler des millions d’yeux de ceux qui
étaient morts de faim en ces pays que l’Occident pressait jusqu’à la moelle pour se suralimenter à bas prix.
Dantin se décida à interroger son ancien « ennemi »
— Mais dis-moi, Legroin, depuis le temps, que penses-tu de
ce que devient ce beau Paris dans lequel tu as vécu toi aussi ?
As-tu des nouvelles de tes anciens amis, ceux qui ont échappé à mes griffes de jeune inspecteur, grâce à toi ?
— Je vois que tu es homme de rancune. Tant pis, cela te
passera. Je vais quand même te répondre. Notre beau Paris,
enfin celui que nous avons connu, sera un jour le théâtre tragique d’une bataille sanglante entre les nantis et les miséreux,
entre les croyants fanatiques et les athées, entre les homos et
les hétéros, entre tout le monde et les chrétiens. Mais cela,
vous le savez déjà, n’est-ce pas ? Pour le reste, j’ai su que
Farin était devenu « technico-logisticien en adaptation psycho-médiatique » au sein du gouvernement. Jacques Teggaud
est « agent judiciaire de liaisons scripto-verbales » dans une
association de lutte contre l’andro-gynophobie. Arrige et
Moscant font des piges dans des journaux à scandales ; ils
sont tous les quatre bien protégés par des hommes hauts placés.
— Tu les vois toujours ?
Laissez toute espérance… Chant VI
155
— Non, je ne les ai pas revus depuis des années. Ils m’ont
laissé tomber dès que j’ai cessé de pouvoir leur être utile.
— Vive le roi, vive la ligue, ricana Marot.
— Il semblerait donc qu’ils continuent leurs maltôtes, persifla Dantin. Mais ils seront bientôt jugés !
— Comment cela ?
— Je veux dire qu’on ne peut éternellement être malhonnête, nuire à autrui. Il y aura bien un jour où les méchants seront
punis, d’une manière ou d’une autre, comme l’enseignait la
« roue de la Fortune » médiévale sculptée aux porches
gothiques. Ils tomberont après être montés ! Un juge suprême les attend, tout en bas.
— Un Enfer pour tous ! ajouta Marot qui s’égayait à mesure qu’il buvait !
— Oui, tandis que vous les purs, vous les honnêtes, vous
irez au Paradis, je suppose.
— Daniel Dantin a pris un peu de poussière dans les tourbillons, mais pas de tache dans la boue, déclama Marot.
— Bon, je vais vous laisser entre gentils. Je n’en ai pas plus
à vous dire aujourd’hui et puis j’ai faim.
Sur cette remarque, Legroin se leva, empila son assiette et
ses couverts et alla s’installer à une table située à l’opposé de
celle qu’il venait de quitter.
— Il va rester le nez dans son plat jusqu’au Jugement dernier, dit Marot.
— Jusqu’à l’ouverture du 7e sceau, ironisa Dantin.
— Voilà… jusqu’à la fin, ajouta Marot, visiblement éméché,
qui cita encore, solennellement :
- Et, comme un long linceul traînant à l’Orient
Entends, cher Dantin, le doux Enfer qui marche ?
Un silence de quelques secondes s’abattit sur eux comme
une philippique de journaleux monderniste s’abat sur un fer-
Laissez toute espérance… Chant VI
156
mier refusant l’organisation et le déroulement d’une TechnoRave-Party dans son champ !
— Alors ? demanda Marot qui reprenait un peu de vie hors
du vin.
— Alors quoi ?
— Il reste encore bien des choses à découvrir, mais, finissons notre repas, nous aussi. La qualité de ces mets va effacer
les horreurs que nous avons évoquées, affirma-t-il en servant
généreusement le reste des bouteilles de vin dans les verres
sous l’œil noir de la caméra-espion fichée dans le coin haut de
la salle.
Marot, rendu infatigable dans ses citations par les effets du
jus de Bacchus, alla chercher deux autres bouteilles pour,
dit-il, « tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la Vie
qui coule si lentement ». Il leva son verre en direction du
sournois objectif numérique et le salua. Aussitôt, une diode
rouge de la Sonor-480 se mit à clignoter et une voix métallique
se fit entendre : il est interdit de s’adresser à la caméra du restaurant,
il est interdit de s’adresser à la caméra du restaurant. Puis, la diode
s’éteignit et l’objectif de la caméra se détourna lentement
d’eux en un sinistre ronronnement.
Leur repas fini, les deux hommes quittèrent le Trois Gueules.
Dantin souhaitait aller se promener un peu pour rêver de
Francesca et Marot devait retourner travailler à l’Entonnoir.
Rendez-vous fut pris pour se retrouver le soir, à dix-neuf
heures en un lieu que lui communiqua le poète.

Dehors, les noires hallebardes de glace qui pleuvaient du
ciel bas et vengeur recouvrant Montmartre, continuaient
d’écraser de leur haine infernale les gloutons agueusiques
Laissez toute espérance… Chant VI
157
gavés sortant du Quik-Ramey ; et ceux-là allaient se jeter dans
la gueule d’un autre Pluton, des Hommes le grand ennemi.
quivi trovammo Pluto, il gran nemico
158
Laissez toute espérance… Chant VII
159
CHANT VII
Pour toujours ils iront aux deux points de rencontre
Ceux-ci resurgiront de leur sépulcre
Avec le poing fermé, ceux-là le poil rogné.
« Papa at t e n d s, Papa attends, arrête ! » gronda Jules
Platheau, le portier de la salle de jeu.
L’ex-policier, au cours de sa carrière, avait été interpellé de
nombreuses manières, pas toujours polies, mais jamais encore on ne l’avait appelé « Papa ». Il en resta un moment stupéfait. Luc Marot intervint.
— Ne t’inquiète pas Daniel, Monsieur Platheau aboie, mais
ne mord pas. Je le connais depuis longtemps et ce n’est pas lui
qui nous empêchera d’entrer.

Deux heures plus tôt, Dantin était attablé dans le Grand Café
Ordener, à la croisée de la rue de Clignancourt et d’Ordener.
Il sirotait sa première noisette en regardant distraitement les
passants qui couraient dans tous les sens, poussés par les
sommations d’agitation de l’époque. Il sortit son carnet noir
de sa poche, commanda deux autres café-crème, et se remit à
écrire.

Laissez toute espérance… Chant VII
160
(3)
Cette année mille neuf cent soixante-cinq, ma génération opéra la
transition du porte-plume au stylo-bille, c’est-à-dire qu’elle fit enfin
connaissance avec la révolution moderne de l’écrit sans pâtés !
Parallèlement à cette bascule historique et à l’un de ses effets, la dispari tion des courbes, pleins et déliés [qui faisaient la beauté de notre écriture
et que je m’efforce de retrouver grâce au beau stylo que l’on vient de m’of frir], un produit miracle fut mis sur le marché : le « Corector », avec
un seul r ! C’était un effaceur d’encre pour taches abandonnées sur les
feuilles d’écolier (ou sur toute lettre de secrétaire distraite, de rédacteur
précipité, etc.) par les ancestrales sergent-major. Le produit se compo sait de deux petites bouteilles de sept centimètres de haut qu’il fallait uti liser précautionneusement et surtout dans le bon ordre. On déposait trois
ou quatre gouttes de la bouteille au bouchon rouge sur la tache, puis,
après quelques secondes, la même quantité de la bouteille au bouchon
blanc. Alors, comme par magie le pâté s’estompait progressivement, tel le
visage de l’homme invisible enlevant ses bandages dans le feuilleton que
nous regardions à la télévision. Grâce au « Corector », nous ressentions
pour la première fois la possibilité d’un retour en arrière, d’une virtuelle
« réparation », d’un Rewind, d’un Annulez, bref, de ce qui allait
devenir l’une des perceptions principales de notre vie moderne oniricodémente.
Les petits Montmartrois que nous étions occupaient leurs longues jour nées de classe à se prêter mutuellement les flacons magiques, devenus
d’extraordinaires jouets, tandis que le Maître, ayant d’autres préoccupa tions que le nettoyage de pâtés fuligineux, s’acharnait à nous faire
apprendre la poésie de Vigny, La mort du loup.
« Le loup vient et s’assied, il a deux trous rouges au côté droit ».
Non ! C’était une autre ! Le Dormeur du Val ! Nous mélangions
tout à travers les larmes que nous arrachaient ces poésies emplies d’une
profonde tristesse, larmes que le maître traitait avec un dédain, une
Laissez toute espérance… Chant VII
161
insensibilité qui amplifiait notre affliction. Alors, au bout d’un moment,
dépité en constatant que ses efforts de prosélytisme poétique étaient peu
récompensés et que notre tristesse n’était pas autant feinte qu’il le croyait,
afin de nous consoler il sortait le guide-chant de la grande armoire à
portes coulissantes où il était précieusement rangé. Le brouhaha de
contentement qui s’ensuivait lui faisait savoir que nos larmes avaient
déjà séché. Nos pieds trépignaient et battaient le plancher comme une
armée de tambours-majors ! Le Maître, avec un effort proportionnel au
poids de l’instrument, lâchait le monstre de métal vert bouteille sur son
bureau en un grand bruit. Il en ouvrait la petite clenche, soulevait le cou vercle et nous lançait un regard de défi, tout impatient de nous diriger.
Ce curieux harmonium métallique qui se manipulait d’une main créait
des sons peu mélodieux, mais suffisamment justes pour nos oreilles et lar gement assez intenses pour nous accompagner dans nos chants. Notre ins tituteur pompait consciencieusement de la main gauche avec l’épaisse poi gnée à boule et, avec l’agilité acquise par une pratique régulière, il faisait
virevolter la droite sur le court ambitus de deux octaves et demi du petit
clavier de cette pataude machine. De temps en temps, il tirait l’un des
deux boutons ivoirés situés sous les touches et nous affirmait, majestueux,
qu’il changeait de « registre », puis il recommençait à pomper, tout fier
d’avoir su modifier le timbre de l’instrument. Il nous emmenait, avec toute
l’énergie qu’il pouvait nous consacrer, fouler les traces du « Kapellmeister
de Weimar » dont il nous parlait si souvent. Sa générosité musicale obte nait un résultat satisfaisant et ses chers petits Titis du Sactos finissaient
par chanter plutôt bien sous sa bienveillante direction ! La divine musique
de Bach veillait sur nos jeunes oreilles.
Parmi les souvenirs les plus marquants de cette époque d’école primai re, il me faut citer également ceux qui ont un rapport étroit avec les per ceptions olfactives. La réminiscence la plus nette, la plus forte, la plus
présente ressentie à travers ces longues années passées à l’école Foyatier
est celle de l’odeur du bois. Les murs de la classe en étaient couverts ; le
sol était en vieux parquet, les tables en bois brut, les portes, les fenêtres,
Laissez toute espérance… Chant VII
162
les armoires, le tableau, les règles suspendues aux murs, le grand bureau,
tout était en bois, même la férule vengeresse du maître. Nous aimions,
sans la comprendre, l’éthique du bois ! Bien qu’ayant maintenant passé
la soixantaine, chaque fois que je sens une forte odeur de bois, je me
retrouve en culottes courtes dévalant les chemins de mon école primaire,
dans les arènes joyeuses de mon enfance.
L’école Foyatier était un gigantesque labyrinthe aux innombrables cou loirs et escaliers où nous courions partout comme d’hallucinés Dédale.
Les différences de niveau des salles d’un même étage, comblées par
quelques marches çà et là, nous donnaient l’impression de vivre sur le
pont d’un immense galion pirate où l’aventure surgirait à chaque instant.
Les courtes volées des escaliers qui reliaient les couloirs grinçaient
immanquablement sous les pas du maître. Ainsi, bien souvent dans la
journée, après qu’il fut allé voir le directeur pour se plaindre une fois
encore de Grand-Jacques ou du Rouquin, le guet nous prévenait dès
qu’il s’approchait de la classe. Alors, nous nous précipitions à nos places
afin de ne pas être surpris en plein acte de chahut. Les punitions infli gées en cas de flagrant délit d’agitation allaient de la petite tape sur la
tête jusqu’à l’arrachement d’une mèche de cheveux au-dessus des oreilles
en passant par les coups de règle sur le bout des doigts ou, le plus humi liant, devoir rester un long moment à genoux, près du bureau, les mains
sur la tête. Les pires crimes, comme secouer bruyamment une table, lan cer une boulette de papier avec un élastique ou mettre une punaise sur la
chaise de son voisin, étaient punis d’une magistrale gifle, une « giroflée à
cinq branches » comme disait notre instituteur. Cette gifle retrouvait sa
sœur jumelle, le soir, si par malheur nos parents étaient mis au courant
de nos méfaits par le Maître. L’autorité des instituteurs dans ces années
était parfois abusive, mais toujours revêtue d’un habit d’infaillibilité
pontificale.
***
Laissez toute espérance… Chant VII
163
Bien que quelques années fussent passées depuis la loi Mendès France
de 1954, nous recevions quotidiennement notre bouteille de lait chocola té au début de la récréation de l’après-midi. Ce qui avait changé, c’était
que seuls les volontaires y avaient droit, c’est-à-dire en gros toute la clas se. Le maître distribuait quelques bouteilles supplémentaires à ses chou chous ou à d’autres selon les mérites acquis dans la journée. Parmi ces
mérites, il y avait le « jeu du dictionnaire ». Celui-là se déroulait tou jours de la même manière : nous avions notre Petit Larousse Illustré,
fermé et posé sur le coin gauche de la table et les mains posées dessus, bien
visibles. Le maître ouvrait le sien, choisissait un mot au hasard et l’énon çait bien fort. Au moment où il frappait le bureau de sa badine, nous
devions ouvrir notre dictionnaire, retrouver le plus rapidement possible le
mot en question et lever la main dès que c’était fait. Au coup de baguet te, nous nous précipitions dans les pages du Grand Livre comme des
lévriers de course après un lièvre mécanique. Le premier qui trouvait le
mot du Maître gagnait aussitôt la bouteille tant convoitée puis il lisait sa
définition à haute voix et le reste de la classe en recopiait la première
phrase. Je dominais mes camarades à ce jeu, car j’avais parfaitement assi milé le classement alphabétique des mots. J’eus mon heure de gloire le
jour où un incroyable hasard fit que j’ouvris mon dictionnaire à la page
exacte du mot à retrouver. Je levai ma main une seconde après le coup de
baguette ce qui eut pour effet, non seulement de me faire gagner deux bou teilles de cacao froid, tant le Maître fut surpris, mais également de me
faire élire champion du monde de dictionnaire et de passer auprès de mes
camarades pour un héros à l’égal « d’Ulysse aux mille ruses ».
***
Le petit-neveu d’un de mes amis, qui est en CM2, ne joue pas en clas se avec un dictionnaire. Il fait des recherches sur Internet IV à propos
de la NFE et sur l’évolution des lois anti-tabagisme et anti-homophobes,
c’est-à-dire qu’en fait il ne fait rien d’utile à son développement intellec -
Laissez toute espérance… Chant VII
164
tuel. Il perd son temps en obéissant aux consignes ministérielles qui ont
principalement pour but d’imposer à chaque famille l’utilisation d’un
tabla-net et de se vider la tête en le manipulant servilement. Après la
télé, et le vieil ordinateur, le tabla-net est devenu outil décérébrant par
excellence, déversant incessamment dans les jeunes cerveaux ce qui a été
programmé par quelqu’un d’autre, et qui se veut intemporel, supérieur,
total. On sait depuis longtemps que c’est la lecture, et elle seule, qui
demande un jugement à chaque instant et qu’elle seule apporte à l’hu main la logique, la connaissance de l’histoire, la révélation du langage et
le plaisir lascif d’en jouir. C’est évidemment la raison pour laquelle les
états font tout pour la supprimer. Quand la langue et la mémoire histo rique d’un peuple ont disparu, la tyrannie n’a même pas besoin de faire
son lit, il est déjà prêt !
***
Mes amis et moi étions immergés à longueur de temps, sous les ordres
du Maître, dans les tables de multiplication, les dictées, le calcul mental
et l’Histoire. C’est dans cette matière que nous avions appris comment
résonna, par delà les montagnes ibères, le cor du pauvre Roland agoni sant sur son rocher. Entouré des cadavres de ses soldats, il avait corné
jusqu’à son dernier souffle pour avertir Charlemagne de la trahison de
son beau-frère, Ganelon. Le Maître nous donnait alors une leçon de
morale sur la fidélité, l’honneur et le courage. Puis, après avoir comblé
notre âme de ces préceptes, il nous faisait rêver en nous racontant le
miracle de Durandal, l’épée magique de Roland qui fendit en deux le
rocher sur lequel le héros voulut la briser pour ne pas l’abandonner aux
Sarrasins. Si le Maître sentait que tels de jeunes oblats nous étions prêts
à accepter le dit d’un autre miracle, il nous contait que l’épée fichée sur
le flanc de la falaise de Rocamadour est justement cette étincelante et
sublime Durandal. Sur le point de mourir, en levant pour la dernière fois
ses beaux yeux céruléens vers l’azur pyrénéen, le Chevalier Roland avait
Laissez toute espérance… Chant VII
165
exhorté le messager de Dieu à satisfaire son ultime requête : ne pas aban donner Durandal aux mains de ses ennemis. L’Archange saint Michel,
dans un éclat de lumière resplendissante, était alors apparu à Roland et
d’un geste d’une douceur et d’une puissance indicibles, Il lui avait guidé
la main pour lancer la sublime épée à travers l’espace et le temps.
Le livre d’Histoire que nous utilisions, savamment rédigé pour nous
inculquer des valeurs que mes contemporains jugent maintenant obsolètes,
réactionnaires, homophobes, sexistes et autres billevesées, était illustré
d’images aux couleurs chatoyantes qui sont restées gravées dans nombre
de mémoire d’enfants de ma génération. Ces couleurs, sombres ou claires,
chaudes ou froides, contrastées ou pâles, éclairaient la morale de l’histoi re : la noire trahison de Ganelon, l’irréductible volonté et courage de
Roland, sa grande foi jusqu’à son dernier souffle, enfin sa mort, rédimée
par l’Archange. La tragédie de Roncevaux s’est achevée il y a bien long temps et les années ont passé comme un soupir. Quel enfant de 2017
connaît Roland et sait ce qu’était Durandal ?
Mais, que je retourne à la rue Foyatier, car je n’en ai pas encore fini
avec mon bon vieux Paris.
***
Dès la sortie de l’école, nous nous précipitions au n°1 de la rue
Tardieu où était située la toute petite échoppe de la marchande de bon bons que nous avions surnommée la Bonbonnière. On l’apercevait
parfois, le midi, poussant de toutes ses forces la minuscule boutique qui
glissait comme un tramway miniature sur le rail intégré au sol de l’im meuble. La Bonbonnière avait la soixantaine, était bien charpentée
et parlait avec cette gouaille inimitable des vieux Parisiens, musique voca le disparue maintenant aux dépens d’un accent arrogant, préfabriqué,
rugueux.
Sa boutique formait un morceau géant de quart-de-rond. Une fois son
rideau de lattes de bois relevé, nous y admirions les trésors de bonbons
Laissez toute espérance… Chant VII
166
qui se répandaient des étagères comme le Zambèze dans les chutes
Victoria : Roudoudou, Coco Boer, Reine pétillante, Berlingots,
Caram’bar, Mistral gagnant, Car en sac, Boule de coco, Malabar avec
décalcomanies, rouleaux de réglisse, bonbons Pez, petits jouets, fils de
scoubidous et autres innombrables objets de désir. Tout y était exposé
pour l’émerveillement et le plaisir gourmand des enfants de dix ans.
L’agitation autour de la caisse était indescriptible et la Dame
Bonbons, généreuse comme une Mamie, offrait des gâteries supplémen taires aux plus démunis ou aux plus polis de ses chers Titis du Sactos.
Fred et moi, en fieffés coquins, répétions aux récrés quelques formules de
politesse —en faisant bien attention aux liaisons, car la Bonbonnière,
comme la plupart des femmes de sa génération, parlait un excellent fran çais— que nous savions être efficaces pour avoir LE bonbon de rab.

Dantin fut soudainement expulsé de ses souvenirs par
l’écho d’un klaxon rageur. Par la grande vitre du bistrot, il
voyait tous ces gens pressés et stressés. Alors, il songea à
l’époque où les Parisiens qui travaillaient à Paris y vivaient
également et s’y déplaçaient en marchant. Il se remit à son
écriture, stimulé par cette réminiscence.

La transmission et l’utilisation d’un français évolué faisaient partie, à
cette époque, du projet de l’Éducation nationale. L’économie n’avait pas
encore mis la main sur cette vénérable institution et les emprunts aux
vocables des communautés étrangères étaient réduits, comme l’étaient ces
communautés elles-mêmes avant qu’elles ne fussent chassées et parquées
hors de Paris en de sinistres zones appelées banlieues (ces lieux mis au
ban !), suivies bientôt par de nombreux Parisiens. Les urbano-socio -
Laissez toute espérance… Chant VII
167
logues appellent « gentrification » le déplacement obligé des anciens habi tants des centres historiques des grandes cités et leur remplacement par
une classe aisée, totalement ignorante de l’histoirique des bâtiments qu’el le investit. Ainsi, on oubliera plus vite que de ces lieux d’histoire, et sur tout à Paris, les populations exaspérées de la tyrannie, de la concussion
ou de l’incapacité de leurs maîtres, les ont à plusieurs reprises chassés par
les fusils et les canons. « Le précieux avantage que l’époque retire de cette mise hors la loi de l'histoire, c’est d’abord de couvrir le mouvement même de sa récente conquête du monde.
Tous les usurpateurs veulent faire oublier qu’ils viennent d'arriver ».
Si ces Parisiens des années soixante avaient pu imaginer qu’ils seraient
expulsés de leur ville pour aller vivre en ces mornes plaines desservies par
de sombres trains qu’ils prendraient quotidiennement ; si ces Parisiens
des années soixante avaient pu imaginer qu’ils voyageraient écrasés les
uns contre les autres par leurs tristes coreligionnaires salariés, serfs
domestiqués comme eux-mêmes ; si ces Parisiens des années soixante
avaient pu imaginer qu’ils finiraient esclaves de ces transports qui leur
volent une grande partie de leur vie, alors, sans aucun doute, ils auraient
éclaté de rire en appréciant la farce à sa juste valeur tout en se moquant
du farceur. C’est pourtant devenu la réalité ! L’époque a hypocritement
offert aux populations laborieuses des semaines moins chargées, mais
elle s’est bien gardée de leur parler du temps qu’elles engloutiraient dans
les gouffres chronophages des embouteillages ou des transports en commun
qui les relient —toujours plus loin pour leur offrir un confort toujours
plus artificiel— à leur lieu de servilité : Saint–Denis-Paris-I, CergyParis, Beauvais-Paris-II, puis Amiens-Paris-III, Lille-Paris-IV, et
ainsi de suite, tous les matins et tous les soirs.
Leurrés encore une fois, les hommes se sont jetés sur la poudre d’ombre
de perlimpinpin du temps libre qu’on agitait devant leur vue devenue
basse, et ont lâché une proie dont ils avaient de toute façon déjà été dépos sédés : la sensation de l’écoulement de la vie.
Laissez toute espérance… Chant VII
168

Dantin arrêta là sa rédaction. Son salaire de commissaire lui
permettait de payer le loyer exorbitant de son appartement
pourtant relativement banal et peu lumineux. C’était ainsi. Les
prix des logements à Paris-I étaient devenus extrêmement élevés et en acquérir un nécessitait d’être millionnaire. Les
démolisseurs et les promoteurs, pour la défense des intérêts
de leurs maîtres, avaient su rendre la surface parisienne hors
de prix. L’ex-policier ne pouvait s’imaginer une seule seconde
serré comme une sardine dans les glaireux trains de banlieues
comme le faisaient, contraints et forcés, la majorité des
hommes de son ex-service. Cela lui coûtait cher, mais il restait dans le Paris historique, enfin… en ses ruines.
Il regarda en hauteur par la baie vitrée du café et vit un courageux rayon de soleil qui crevait le caligineux couvercle coiffant le ciel. Ce rai exemplaire, issu peut-être d’un passé oublié,
lui donna une irrépressible envie d’aller humer l’odeur de son
Paris disparu et de retrouver des sensations laissées dans ses
pages.
Il mit son carnet noir dans sa poche et sortit. Le climat
s’était un peu adouci et la pluie infe rnale avait cessé.
Rouflaquettes au vent, il remonta la rue de Clignancourt et
marcha les yeux grands ouverts comme il avait négligé de le
faire, par habitude, depuis des années. Il se mit à regarder avec
une attention toute nouvelle, les façades, les fenêtres des
immeubles, les magasins, les trottoirs, les nouveaux habitants
de ce nouveau Paris afin de prendre la pleine mesure de la
transformation de son quartier natal. Au cours de ce trajet, il
observa ce qu’étaient devenues les boutiques qu’il avait
connues quand il avait dix ans et qui affichaient maintenant
comme raison sociale Coiffure Antillaise, Extra Kebabs, Espace
Laissez toute espérance… Chant VII
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Mariage, Sandwichop, Marseille Bar, Fret Multiservice, Marché
Exotic-Market, Lotus Beauté, Droumi Djala Spices, World-Téléphon,
Indiens-Saris, Kébab Inside, Super-Proxinette, General-Computer,
African Bazar, Speedfood. Tous ces magasins aux façades délavées, aux murs décrépis, aux éclairages blafards et, comble
d’ironie, aux enseignes anglomanes, ne faisaient que renforcer
la terrible impression d’une lèpre de désolation tombée sur
ces rues si animées autrefois. Il vit, de manière macroscopique, la nécrose de l’uniformisation obligatoire du monde
tandis que des lignes, lues bien longtemps avant, lui revirent
en mémoire : pendant que la peau de ma poitrine était immobile et
calme, comme le couvercle d’une tombe. La Roue de la Fortune qui
meut sa sphère à son gré et jouit de soi, avait donc tourné
pour ces anciennes boutiques qui chantaient de joie, jadis, sur
les fiers pavés parisiens.
Dantin passa devant le magasin Cycles Jeannot, curieux rescapé des décimations toponymiques de l’époque, dont le rideau
de fer, totalement rouillé, était baissé depuis quatre décennies.
Un dérailleur Simplex, un pneu Dunlop ou une boîte de rustines
siamoises à tirette ne s’achetait plus, et depuis longtemps, chez
un connaisseur de vélos ou un amateur de cycles. Ce genre de
magasins d’une époque plus confraternelle avait vécu !
Quelques barbouilleurs s’auto-proclamant « artistes de
rue » avaient régurgité sur le vieux store oxydé, palimpseste
rubigineux, leurs signatures dégoulinantes. Ces mérycismes
de peinture, aussi laids qu’enfantins, remplaçaient l’ancienne
enseigne imagée aux grandes lettres ludiques. Ces « graffeurs », fantassins de la sous-culture devenue universelle, fils
putatifs d’un ex-ministre fossoyeur, étaient incapables de
comprendre le sens même du mot art, ce que prouvait à l’évidence leur désir intense d’être reconnus artistes de « rue ».
Ces street-artists ont simplement al entendu, ou plutôt, mal
Laissez toute espérance… Chant VII
170
compris, la phrase que leurs maîtres leur ont jetée comme des
miettes à des pigeons, la sentence qui leur promettait qu’ils
seraient « comme des artistes », tel le serpent qui avait promis
à Adam et Ève qu’ils seraient « comme » des dieux. Ce qu’ils
ont négligé, comme le couple biblique, c’était d’entendre la
conjonction de comparaison comme qui faisait d’eux des ersatz
d’artistes. Ils n’ont retenu que le mot artistes. Alors, ils se sont
mis à croire qu’ils l’étaient devenus par le simple fait d’écrire
ou de dessiner sur des murs, de « s’exprimer », en quelque
sorte !
En d’autres temps, un Saint-François aux oiseaux de Giotto,
un Paradis du Tintoret, La barque de Dante de Delacroix une
Madone de Picasso, étaient des « œuvres d’art pictural ».
L’époque avait changé, l’Art avait changé et sa nouvelle vie
s’était offerte à tous avec d’insignes largesses. La croyance
quasi théologique en ce que chacun est un artiste méconnu
qui a le droit, le devoir même, de « s’exprimer » avait atteint des
dimensions abyssales.

L’ex-commissaire dépassa le commissariat qu’il regarda à
peine puis, un peu plus loin, il entra dans la minuscule supérette de Monsieur Farid Boukassa.
— Bonjour m’sieur Dantin. Alors, ça y est ? Vous êtes enfin
à la retraite, à ce que j’ai entendu ? Une petite bouteille d’eau,
comme d’habitude.
— Oui ! Je peux enfin me reposer un peu.
Dantin prit la bouteille et se dirigea vers la caisse. Monsieur
Farid alla s’asseoir sur son siège fait de trois clayettes superposées, encaissa le billet que lui tendit le policier et lui rendit
la monnaie.
Laissez toute espérance… Chant VII
171
— Dites, Monsieur Farid, j’ai l’impression qu’il y a moins de
monde chez vous depuis quelques semaines. Je me trompe ?
— Non m’sieur Dantin. C’est vrai !
— Alors, on boude votre boutique ?
— C’est le Chinois qui s’est installé au bout de la rue,
m’sieur Dantin. Il vend moins cher que moi, car il a la mafia
chinoise qui lui fournit en grosse quantité. Alors, les Africains
d’en face et les autres y vont chez lui.
— Et vos compatriotes Maghrébins, ils vous abandonnent ?
— Non, m’sieur Dantin, mais ils sont pas riches non plus,
et le Chinois il vend moins cher ! C’est la concurrence,
comme on dit.
— Et les autres communautés, elles ne viennent pas chez
vous ?
— De moins en moins, m’sieur Dantin. De toute façon,
c’est chacun chez soi. Les Africains avec les Africains, les
Chinois avec les Chinois, les Portugais avec les Portugais, les
Polonais avec les Polonais ! Ils sont tous trop différents. Les
Noirs y veulent pas des Chinois, les Chinois y veulent pas des
Arabes, les Arabes y veulent pas des Juifs, les Juifs y veulent
pas des Noirs. Personne y veut de l’autre, en fait. C’est le bisiness qui les rapproche tous un instant, et après, vite, ils se
séparent. Y a que la mort qui les unit pour de bon ! Jamais ils
ne lèveraient le petit doigt pour une autre communauté !
— C’est triste non ?
— Oui, c’est triste, mais c’est la vie ! Les hommes, y sont
pas faits pour s’entendre ! C’est comme cela ! Tout le monde
y veut du gâteau, mais le gâteau il est devenu tout petit ! Y en
a plus pour tout l’monde, alors, chacun sa part.
— Je comprends, répondit le policier. Merci. Au revoir
Monsieur Farid. Bonne journée quand même.
— T’inquiète, m’sieur Dantin, la journée elle sera bonne.
Laissez toute espérance… Chant VII
172

Après le découpage et l’attribution des quartiers aux différentes populations, ethnies ou cultures, à partir des années
soixante, l’important accroissement démographique de ces
communautés fit qu’elles avaient à se partager maintenant les
mêmes rues. Ainsi, à quelques mètres les uns des autres, les
magasins étaient tenus par des hommes aux langues, coutumes et religions si variées qu’ils ne se côtoyaient pas le
moins du monde, même rassemblées dans cette étroite proximité. Le souhait pieux d’un bienveillant mélange de ces populations se révélait être un énorme échec pour la société mon derno-humaniste qui avait cru —mais était-elle vraiment si naïve
?— en une heureuse et étale mixité. Ce n’était toutefois qu’un
échec relatif, car pour ce qui concernait la volonté d’accroître
le désir de consommation de ces gens-là, et donc d’en faire
bénéficier l’économie, la réussite était parfaite. En fait, la réalité montrait qu’au sommet des États, personne, vraiment,
n’avait de réelle pensée humaniste. Il fallait juste que ces nouveaux Français soient pleinement satisfaits de cette société
marchande qui leur accordait généreusement le statut de
consommateurs, statut qui était comme l’alliance sigillé de
cette insertion, et qu’elles s’adonnassent avec la plus grande
volupté à l’acte consommatoire. On avait su leur inculquer la
faculté de prendre des vessies « Made in China » pour des lanternes de bonheur. Et pendant ce temps, les rues des cités,
faites de patchwork culturel, agonisaient tandis que la séparation des hommes continuait sur d’autres bases.
Suite à la première vague destructrice de Paris lancée par les
promoteurs des années soixante-dix, une deuxième vague,
sous forme d’implantation de populations incompatibles,
Laissez toute espérance… Chant VII
173
avait presque achevé l’ouvrage. La capitale avait succombé,
lasse, épuisée, vaincue. Paris n’était pas la première ville et ne
serait pas la dernière à mourir ainsi, mais c’était la plus belle.
La plupart des grandes cités historiques finissaient leur existence de cette façon. Le rouleau compresseur du Bien
Obligatoire Uniforme et Moderne (le BOUM) passait sans
pitié d’une proie à l’autre, d’un continent à l’autre, avec ses
troupes de guerriers laudateurs, ses mercenaires de la chasse
aux négativités, ses condottieres de la Jurisprudence effrénée,
ses soldats sexophobes, ses fantassins de la surveillance, ses
maquisards pro-constructions de béton, ses sapeurs de la
délation à-tout-va, ses biffins lexicophobes, ses artilleurs de la
mixité laudative, ses zouaves zoophiles, ses pioupious infantophiles, ses guérilleros lèche-médias, ses bidasses d’un
monde qui bouge, ses sbires de l’avancée modernophile.
Et puis, il y eut la troisième vague : le Grand Paris de 2015.
L’assassinat suprême avec ses terribles séquelles, Paris-III et
Paris-IV !

S’extrayant de ces noires pensées, Dantin reprit son chemin.
Il passa devant un de ces récents panneaux électroniques
publicitaires géants, reliés informatiquement aux agences
médiatiques et aux puces électroniques (BIMP) implantées
dans les bras des volontaires modernophiles, toujours plus
nombreux. Il s’assit un moment sur un banc situé en face et
regarda les images qui défilaient. Un gros homme passa
devant l’EAP. Immédiatement, des publicités sur des produits
de régime, des adresses de grands restaurants, des photos
d’agence de tourisme et des magasins de vêtements « spécial
grandes-tailles » apparurent. Puis, un jeune d’allure sportive
déclencha toute une théorie de téléphones portables, d’écrans
Laissez toute espérance… Chant VII
174
plasmoléculaires, de romans à la mode, de centres de rencontres,
de photos de chaussures de sport. Enfin, juste avant que
Dantin ne quittât son poste d’observation, un couple poussant un landau fit défiler sur l’écran géant des images de
supermarché, de produits laitiers maternisés, de vêtements,
jouets et OMD pour bébé ! Tout cela, entrecoupé d’interventions policières mu s clées tournées aux État s - U n i s, au
Mexique et autres lieux où la pauvreté tente de se révolter,
mais en vain.
Sur le seuil en pierres d’un immeuble assez cossu, un SDF
assis sur un carton qui l’isolait à peine du trottoir glacé regardait au hasard dans la rue à la recherche d’un spectacle qui lui
fît oublier un moment sa condition d’exilé du monderne. Par
terre, à côté de lui, gisait un demi-litre de vin de la NFE, c’està-dire une innommable dégueulasserie chimiquement trafiquée à on-ne-sait-quoi ainsi qu’un reste de gobelet en plastique, triste mandé royal déserté du monde !
Deux femmes vêtues de somptueux manteaux de loutre
descendaient la rue. Jeunes, charmantes et probablement
riches, elles ginginaient en marchant comme ces nouvelles
créatures humaines qui ne se déplacent qu’avec la main droite à hauteur de la hanche, tenant un mini-Xphone servant de
baladeur musical ou avec de minuscules écouteurs à infrarouge, bien enfoncés dans les oreilles afin de s’isoler totalement
du monde. Dodelinant leur tête de droite, à gauche en suivant
le rythme lancinant de leur musique à la mode, elles montraient ostensiblement à tous ceux qu’elles croisaient leur plaisir d’ignorer les bruits de la rue, les bruits de la vie. Elles se
régalaient de l’extrême bonheur d’être devenues des monder nistes, ou pire encore, des modernautistes. Ces deux amies qui se
promenaient ensemble isolément, sans s’adresser la moindre
parole, incarnaient l’une des facettes de la servilité comporte-
Laissez toute espérance… Chant VII
175
mentale de cette génération. Comme Dantin s’y attendait,
leur passage devant l’EAP déclencha une cascade d’images de
montres suisses en or, de robes de couturiers, une démonstration de la nouvelle KoSuï électrique 5 places à « 37 000 € seulement », des sex-toys aux formes délirantes et toute une galerie de sacs à main de haut de gamme. Les deux femmes n’accordèrent pas le moindre regard au clochard vautré à leurs
pieds richement chaussés. Par un troublant écho, deux limousines de luxe aux vitres teintées descendaient également la
rue, leurs calandres et carrosseries étincelantes cisaillant le
gris de l’air et du ciel. Elles dépassèrent lentement les deux
bourgeoises et pendant ce court moment, un monde de
riches, unifié et prospère, enjoué et heureux, recouvrit la réalité de la misère sans cesse grandissante étalée partout.
Glissant sur le bitume dans le plus grand silence, comme le
fait justement un regard de riche sur un indigent, chacune de
ces voitures valait au bas mot le prix d’une vie entière de
SMIS (le SMIC, salaire minimum interprofessionnel de croissance
avait été remplacé, en mai 2015, par le SMIS, salaire minimum
interprofessionnel de survie dont la somme permettait, en effet,
tout juste de survivre). Quelques rares journalistes persifleurs
(pour un temps, encore indépendants) eurent tôt fait de changer l’appellation dérivée, SMISAR, en SMISER, afin de relier
plus étroitement la sonorité du mot à sa réalité.
Les deux limousines s’éloignèrent vers la rue Ordener puis
disparurent de la vue de Dantin. Il reprit sa promenade.
Un peu plus loin, trois autres crève-la-faim, transis de froid,
tendaient leurs écuelles tordues aux passants pour récupérer
de quoi pouvoir manger le soir, triste spectacle brouillé par la
musique infernale éructée des haut-parleurs installés tous les
vingt mètres afin de diffuser, telles des langues de feu pentécostaire, la sainte parole d’Halloween.
Laissez toute espérance… Chant VII
176
La charité avait fait son temps. L’État ne réconfortait plus
les pauvres dont il se moquait totalement. L’Église dont
c’était la vocation ne pouvait plus prendre en charge toute
cette misère, car elle n’en avait plus les moyens, ceux-ci étant
en grande partie mis au service de la réfection de ses bâtiments en ruine ou de la sauvegarde de ceux que l’État maçonnique et ses promoteurs asservis voulaient détruire. Elle avait
également la lourde tâche de défendre tous ses vestiges historiques, fragiles remparts contre la volonté expansionniste de
l’époque laïcomane. Celle-ci, dans son expansion collectiviste,
fraternopathe et exhibitionniste, ne pouvait tolérer sur son
chemin tout tracé vers la catastrophe, cette vieille religion
rétrograde qui défendait l’intimité, le privé, le singulier, l’immobilité, l’âme et, évidemment, le Mal ! Ainsi, jour après jour,
le monderne commettait contre la tradition chrétienne de la
France un ethnocide dont la licéité était tacitement approuvée
par tous. Quant aux riches, seuls ceux qui pouvaient montrer
leur magnanimité à tous les connectés, via des vidéos clinquants et bruyants, acceptaient de verser quelques miettes de
leur immense fortune aux miséreux ; être généreux, oui, mais
à condition que ça se sût !
Dantin sortit son portefeuille, l’ouvrit, en tira un billet de
vingt euros et le donna à un des sans-abri.
— Tenez, c’est de la part de l’État qui vous aime sûrement,
mais qui vous a simplement oublié.
L’homme rit à la plaisanterie en montrant, accrochées tant
bien que mal à ses mâchoires érodées, les quelques dents qui
lui serviraient peut-être à mâchouiller un bon repas au Trois
Gueules. Malgré son dépouillement, sa déchéance physique, il
avait gardé une fierté d’homme qui avait vécu en des temps
plus civilisés.
— Merci, mon bon Monsieur !
Laissez toute espérance… Chant VII
177
— De rien, répondit Dantin, de rien, une larme à l’œil.
Un cri le fit se retourner. Une des deux bourgeoises qu’il
avait croisées criait à tue-tête après un garçon qui lui venait de
lui arracher son portable, et qui disparaissait déjà au loin. La
femme, suffoquée par la vitesse à laquelle le vol s’était passé,
restait interloquée, mais chanceuse, car pour une fois un
voleur de portable n’avait pas usé de violence. On ne comptait plus les personnes blessées pour un simple téléphone. Le
vol d’un Xphone3D pouvait entraîner la mort de son propriétaire, s’il essayait de résister tant la moralité des petits voleurs
à la tire avait été effacée par l’époque. Que l’on fût un adolescent, un homme mûr ou une personne âgée, les voleurs ne
s’en préoccupaient pas le moins du monde.
Dantin reprit sa route. Il remonta la rue Muller d’où l’on
voit déjà un des clochetons du Sacré-Cœur, pomme de pin
laiteuse, hideuse signature d’Abadie, et arriva rue du Cardinal
Dubois, qu’il prit à gauche. Il longea la basilique jusqu’à la
vaste esplanade d’où l’on peut contempler à perte de vue, par
beau temps, les transformations architecturales du GrandParis. Là, il reg arda vers la plaine parisienne et pensa au
Rastignac de Balzac. Ce qu’il voyait en deçà des escaliers qui
délimitaient l’horizon n’était plus Paris, mais un Luna-Park
grimaçant, encombré de citrouilles qui affichaient partout
leur mercantile engeance festive. Dantin se surprit à rire intérieurement quand il s’entendit chuchoter : « À nous deux,
Parisneyland ! »
Il remonta encore un peu jusqu’au poste d’arrivée du
Funiculaire puis arrivé en haut des escaliers de la rue Foyatier,
il les prit pour redescendre vers l’école primaire de sa jeunesse. Arrivé à la dernière volée de marches, il jeta un regard nostalgique sur la barrière métallique qui ferme, à droite, la rue
Berthe à son débouché sur les escaliers.
Laissez toute espérance… Chant VII
178
Dantin termina sa descente et se retrouva devant la grande
porte close de l’école. Il s’attarda un moment à contempler le
bâtiment et les hauts murs de pierres parfaitement appareillées des constructions scolaires de cette époque, puis il
posa un œil distrait sur les affiches apposées près de la porte.
Ensuite, il alla voir le porche de l’immeuble où était installée,
un demi-siècle plus tôt, la « Bonbonnière ». Il essaya d’y
retrouver l’odeur des bonbecs et des copains de sa jeunesse,
mais il lui fallut se rendre à cette triste évidence que même la
ville la plus sublime ne peut garder éternellement en ses murs,
la trace olfactive de ses enfants perdus.

Il arriva en avance au lieu de son rendez-vous avec Marot,
« Le Bar du Sactos », rue Tardieu. Alors, il décida d’y noyer
de noisettes et de plusieurs verres d’alcool l’émotion que cette
promenade lui avait provoquée. Il entra et s’installa à une
table placée près de la baie vitrée puis reg arda à travers le
funiculaire qui gravissait, seul, car plus aucun titi ne faisait la
course avec lui, la vertigineuse montée jusqu’à la basilique. La
cabine était remplie de ces effrayants monstres contemporains encombrés d’artillerie électronico-débile enregistreuse
d’images, vêtus de blousons fluos, pantalons à carreaux
jaunes et verts, avec des écouteurs enfoncés dans les oreilles
et criant comme des évadés de Sainte-Anne. Ils bêlaient plus
qu’ils ne s’exprimaient et dans ce novbabil, le tourisme équarrisseur de différences culturelles jouait un autre acte de son
ravage quotidien sur la scène unifiée du monde. Ces novmen
repartiraient bientôt chez eux, les appareils remplis de photos,
les sacs regorgeant de cartes postales et les esprits gavés de
pensées profondes. Dantin les compara à une armée de
Laissez toute espérance… Chant VII
179
morts-vivants investissant l’ancien cimetière géant des
Alyscans. Il se répéta que son malheureux Montmartre était
mort comme le reste de Paris, comme ces bistrots parisiens
que le décret du 1er janvier 2008 contre le tabac avait fini de
ruiner. La vipère pénal avait une fois de plus étranglé une
liberté individuelle sous prétexte de bien collectif !
L’ex-commissaire, arrivé avec une petite demi-heure d’avance, commanda donc deux noisettes et un whisky. Le garçon
les lui apporta assez vite, car la salle était presque déserte. Le
policier avala d’une traite le whisky et sa mémoire, immédiatement stimulée par l’alcool, le renvoya à une époque où ces
débits de boisson étaient bondés d’Alsaciens, d’Auvergnats,
de Limousins, de Corses, de Parisiens, de Provinciaux, de
Ch’tis, etc., qui s’y disputaient bruyamment, en toute amitié.
Il se rappela les joueurs de 421, duos ou trios accoudés au bar
qui lançaient, à travers les salles enfumées, des tonitruants :
« À moi les Bobs », « Rampo », « Améliore », « Nenette »,
« Sec ! », « Trois culs de singe », « Patron, remets-nous ça ! ».
Il se rappela les rapsodies cristallines jouées par les verres qui
s’entrechoquaient, par les dés qui roulaient des heures durant
sur la piste circulaire miniature, par les petits jetons oblongs
de bois lancés avec fièvre sur le comptoir.
Il but ses noisettes et se laissa bercer par sa rêverie tandis
que le Funiculaire ingurgitait et régurgitait ses hordes de touristes comme un ivrogne avale et vomit sa vinasse. Ces touristes, ou plutôt ces terrouristes, montaient vérifier que la basilique correspondait bien aux images qu’en donnaient les photos vues sur Internet IV. À l’extrême limite, ils pourraient
même y entrer pour y voir, et peut-être même y entendre, le
sublime Cavaillé-Coll aux tuyaux à infrasons. Mais pour ces
destructeurs de villes, le territoire existait-il en dehors de la
carte ? Ils négligeaient — mais comment auraient-ils pu avoir
Laissez toute espérance… Chant VII
180
été informés ? — de s’attarder aux nombreux symboles de la
Montagne et de La Trinité qui illuminent tout le site, de s’interroger sur la signification des grands escaliers croisés qui
embrassent de leurs marches géantes le côté ensoleillé de la
colline, de découvrir la curieuse conception architecturale
d’Abadie et, le plus important, de comprendre le Vœu expiatoire d’Alexandre Legentil du 29 janvier 1871 qui motiva la
construction de la basilique quinze ans plus tard. Lequel
d’entre eux avait jamais entendu parler de ce Paul Abadie, disciple de Viollet-le-Duc et arc hitecte calamiteux, dont le
Sacré-Cœur était une pâle copie de l’église Saint-Front de
Périgueux qu’il avait déjà vandalisée ? Et pourtant, ce Paul
Abadie et bien d’autres destructeurs de monuments avaient
au moins l’excuse, si tant est qu’on puisse excuser leurs irréparables méfaits, qu’ils croyaient bien faire. Mais ces pelotons
de terrouristes, au fond, à quelle réalité croyaient-ils encore ?
Dantin commanda un second whisky, jeta un regard vers
l’école Foyatier et reprit son carnet noir.

(4)
Après avoir fait le plein de bonbons, nous nous les partagions le plus
équitablement possible en privilégiant, quand ils nous accompagnaient,
ceux dont les moyens financiers étaient réduits. Les BD très mani chéennes que nous lisions, aux héros très marqués, nous avaient inculqué
cette morale de partage que nous nous honorions de suivre. Parfois,
quand l’un d’entre nous laissait ressortir comme par un lapsus, une ava rice familiale et refusait de répartir ses bonbecs entre tous les copains
alors que son sachet en regorgeait, nous nous transformions alors en jus ticiers implacables et malheur à l’avare ! Pierrot, le costaud du groupe,
projetait par terre le paquet de bonbons du grigou et le puni n’avait plus
qu’à courir sous les injures après ses boules de coco qui roulaient le long
du caniveau. Une punition identique était infligée à celui qui montrait
Laissez toute espérance… Chant VII
181
trop d’ostentation à offrir par brassées indécentes les bonbons que son
argent de poche lui permettait d’acheter. Exact pendant de l’avarice, la
prodigalité n’était pas non plus acceptée par notre bande quand elle rem plaçait la véritable générosité.
Puis nous nous séparions et nous rentrions chez nous, car nos devoirs
nous attendaient et il fallait qu’ils fussent terminés avant Bonne nuit
les petits, Vive la vie, Noëlle aux quatre vents ou Rocambole.
Plus tôt, à seize heures, c’était l’heure du goûter : chocolat chaud et tar tines beurrées, sans télé, bien sûr ! Les parents voyaient d’un mauvais œil
que cette machine fût allumée à d’autres moments que le midi pour les
actualités ou le soir pour le film (ou l’émission musicale), excepté les jeu dis, quand Zorro humiliait le commandant Monastorio ou se moquait
gentiment du sergent Garcia. Aucun adulte de cette époque n’aurait pu
imaginer les centaines d’heures perdues par les nouvelles générations
devant les Ducretet-Thomson de la vie moderne ; ils n’en auraient sur tout pas compris la nécessité.
Les feuilletons ou adaptations d’œuvres littéraires que la télé proposait
comme Belphégor, Les Habits Noirs, La Marche de Radetzky,
les Illusions perdues, d’autres, plus philosophiques comme Le
Prisonnier ou L’invention de Morel, les séries historiques comme
La Caméra explore le temps, Le Tribunal de l’impossible,
étaient conçus et réalisés par des hommes qui avaient une haute idée de
leur métier, qui croyaient en une télévision humaniste et utile et qui réflé chissaient de manière lucide sur le monde présent et en devenir. Pierre
Lazareff, Pierre Desgraupes, Pierre Dumaye t … et Igor
Barrère vous proposent…ta, tan, ta tan, ta tan, cinq colonnes
à la une. J’ai revu récemment, avec un immense plaisir, la série Le
Prisonnier et je suis resté abasourdi, émerveillé, du fait que cet ovni
télévisuel a été diffusé il y a exactement cinquante ans. Aujourd’hui,
nous sommes tous des numéros 6, le « Village » est devenu planétai re et les vrais Numéros 2 sont bien plus sinistres et dangereux que
ceux du feuilleton. Quant au Numéro UN, il n’a plus la figure grima -
Laissez toute espérance… Chant VII
182
çante et magnifiquement allégorique du héros prenant conscience de sa
propre prison humaine et sociale, mais celle, lénifiante, hypocrite et désas treuse, de la mondialisation.
La télévision tentait, jusque vers 1970, d’être généreuse artistiquement
et intellectuellement. L’économie de marché lui a bien vite ôté ses illusions
éducatives. Les téléspectateurs les plus avertis eurent tôt fait d’approuver
ce fait, estimant que ces vertus étaient de toute façon incompatibles avec
un média d’essence unilatérale, ce en quoi ils furent parfaitement lucides.
D’innombrables irréductibles naïfs pensent encore que la télévision
apporte quelque chose d’intéressant à ceux qui la regardent. En fait, la
télé ne sert qu’elle-même en aspirant dans un tourbillon d’images stériles
et trompeuses, la représentation d’un monde idéalisé par les téléspecta teurs qu’elle recrache ensuite, transformée selon sa volonté et ses intérêts,
pour ces mêmes téléspectateurs. Ces derniers prennent alors cette vomis sure de pixels pour le vrai monde dans lequel ils survivent, tout en le
louant. Peu de choses me consolent de la télé puisque tout m’afflige, dirait
le poète…
Palmolive à l’huile d’olive la boldoflorine la boldoflorine la
bonne tisane pour le foie ça c’est vrai ça vous vous changez
changez de Kelton une formule très musclée un parfum
citron très frais la saleté s’en va en tornade blanche…
Tous les océans du monde arriveront-ils à laver ces ordures télévi suelles ? De généreuse, en souhaits, la télé est devenue le parangon de
l’avarice, en faits. Elle prend tout de ceux qui la subissent (en croyant
naïvement la domestiquer) et ne donne en retour que de fallacieuses repré sentations du réel, des connaissances fragmentaires et des images quoti diennes qu’elle efface à mesure qu’elle en montre d’autres.
Il faut quand même lui accorder qu’elle a fait don aux jeunes généra tions de cette opportunité de pouvoir facilement s’intégrer au monderne, univers qu’elle a fabriqué de toutes pièces et qu’elle sert de sa souve raine puissance de persuasion spéculaire. Elle coordonne cette intégration
dans la plus parfaite coercibilité en donnant le moins de vocabulaire et
Laissez toute espérance… Chant VII
183
d’esprit critique possible pour l’analyser à ceux qu’elle manipule. Le
champ lexical extrêmement restreint qu’elle a imposé à ses aficionados
lui a permis de leur donner l’illusion qu’ils comprennent la vacuité du
théâtre qu’elle affiche. Ainsi, gagnant sur tous les tableaux, elle a fabri qué des esclaves qui s’imaginent être des maîtres. La télé s’est changée en
télé de consommation puis en télé de consummation. Elle ordonne,
selon sa vocation et sa fin maintenant réelles, de consommer ce qu’elle
indique comme indispensable de l’être. La télé n’est plus qu’un impi toyable tyran coiffé d’un bicorne à grelots de zélé majordome.

— Daniel ! Ohé, Daniel ! Alors, tu es devenu sourd ?
— Ah, te voilà ! Excuse-moi, j’étais plongé dans l’écriture
de mon recueil de souvenirs…
— Tu écris tes souvenirs ?
— Oui ! Maintenant que j’ai le temps, j’écris pour essayer de
retrouver un peu de mon enfance et surtout, de tracer des
lignes temporelles, parallèles, entre le Paris de ma jeunesse et
ce qu’il est devenu.
— Mais oui, je me souviens ! Tu m’avais dit que tu avais
failli être professeur de français. Tu me le feras lire ?
— Bien sûr ! Tu y trouveras la blanche nostalgie des temps
anciens et le noir pessimisme de notre époque.
— J’imagine que cela ne sera pas pour toi une mince satisfaction que de présenter un ouvrage absolument au-dessus de
toute critique ! Car quelles objections pourrait-on faire à un
auteur qui ne relate que des faits réels concernant un passé
perdu qui ne procure aux Temps présents, aucune concussion
économique, sociale ou politique ?
— C’est bien dit. On dirait une citation.
— C’en est une, enfin, presque ! Mais allez, viens donc avec
Laissez toute espérance… Chant VII
184
moi contempler ce pour quoi je t’ai donné rendez-vous ici,
viens découvrir ces âmes damnées que sont les joueurs invétérés. Viens observer ceux qui se laissent mourir de faim pour
économiser un euro à jouer et ceux qui se ruinent pour jouir
du plaisir de dépenser en jouant.
Dantin termina son verre, déposa un billet sur la table et
suivit son ami vers le fond de la salle où un grand rideau de
velours pourpre cachait un large panneau de bois. Au-dessus
de la tringle, sur une plaque de métal étincelante était gravé :
Vous qui entrez… gardez toute espérance !
Marot écarta le rideau et frappa trois coups secs à la porte.
Quelques instants après, celle-ci s’ouvrit et un curieux personnage apparut : le gardien des lieux.
Dantin observa l’homme qui se tenait devant la porte.
Il était de petite taille, très brun, mal rasé, avec des yeux de
fouine. Un morceau de fil électrique pendait de son oreille
dans laquelle était vraisemblablement installé un minuscule
écouteur XI-FI. Sa bouche, presque cachée par une énorme
moustache asymétrique, était anormalement grande et semblait prête à mordre tout ce qui serait passé à sa portée. Il
arborait des bagues en or à tous les doigts qu’il avait fort
longs, tordus au milieu et effilés à leur extrémité.
L’échancrure de sa chemise jaune-canari, mal fermée par une
belle lavallière en cuir, laissait voir une épaisse chaîne, en or
également. Son costume sur mesure fait d’une magnifique
étoffe devait équivaloir à deux mois de salaire de l’ex-commissaire. Le cerbère gardait visiblement un lieu d’argent.
L’homme dévisagea Dantin qui avait fait un pas vers lui.
C’est probablement la découverte des surprenantes rouflaquettes du policier qui le poussa à l’interpeller de manière si
familière, en lui barrant le chemin.
— « Papa attends, Papa attends, arrête ! »
Laissez toute espérance… Chant VII
185
— Ne t’inquiète pas Daniel, dit Marot à son ami. Monsieur
Platheau aboie, mais ne mord pas. Je le connais depuis longtemps et il ne nous empêchera pas d’entrer. De plus, le patron
est mon obligé de quelques services rendus jadis.
Puis, se tournant vers le péremptoire portier.
— Tais-toi donc, bavard ! répliqua Marot. Ton patron me
connaît et ce qui nous amène se passe de tes jérémiades !
La caméra de surveillance de l’entrée du casino pivota légèrement vers les arrivants et resta un moment braquée sur eux.
Un petit grésillement se fit entendre dans l’écouteur que portait le gardien. Assurément, il recevait un message. Son visage perdit aussitôt son air supérieur.
— Ah, Monsieur Marot ! Désolé, je ne vous avais pas
reconnu. Entrez, entrez…
Le cauteleux moustachu s’écarta et laissa passer les deux
hommes.
— S’il gardait la porte de l’Enfer, il serait tout le temps à
tourner la clé, dit Marot à son ami.

La salle de jeux dans laquelle ils pénétrèrent était vaste et
peu enfumée malgré la présence de nombreux fumeurs, l’interdiction de fumer dans les lieux publics n’ayant jamais réussi à franchir les portes closes du casino. Des aérateurs fixés au
plafond filtraient les fumées de tabac issues des dizaines de
cigares et cigarettes allumés çà et là et les transformaient en
délicates senteurs forestières. Des miroirs suspendus partout
reflétaient les tables de jeu, les croupiers, les paquets de
cartes, les roulettes et jetons répandus partout. Les murs
étaient recouverts d’un vieux papier peint aux motifs si graphiquement outrés qu’ils eussent fait se retourner dans sa
Laissez toute espérance… Chant VII
186
tombe le bon vieux William Morris. Les grandes tables de jeu
étaient bien disposées dans la salle, suffisamment écartées les
unes des autres pour que le passage (ou la flânerie) entre elles
fût facile et agréable. Cartes et jetons glissaient et virevoltaient
sur les tapis verts, telles de gracieuses patineuses de l’exAllemagne de l’est sur des glaces olympiques. Des lumières
efficacement pointées les éclairaient assez pour que les
joueurs jouissent de jouer joyeusement. En musique de fond,
la Berceuse op. 57 de Chopin tournait en boucle, presque
imperceptiblement.
Deux magnifiques serveuses, que Marot eût inévitablement
qualifiées de callipyges, une blonde et une brune, vêtues de
manière très sexy, servaient les boissons à ceux que le jeu
assoiffait. Elle courraient incessemment prendre les commandes de ceux qui, ne jouant pas, voulaient simplement
goûter le bonheur de les contempler de près.
Dantin et son ami choisirent une des tables spécialement
disposées pour les simples consommateurs.
— On va s’asseoir et boire un verre ? demanda le poète.
— Bien sûr. C’est aussi pour cela que nous sommes venus,
non ?
— Oui, pour cela aussi ! Je suppose que tu n’as pas envie de
jouer ?
— Non, pas du tout, mais j’ai encore grand-soif.
— Pas de problème. Ils ont tout ce que tu veux, ici.
Marot fit un signe à la serveuse blonde. Tel Mercure aux
pieds ailés, elle arriva près des deux hommes instantanément.
Elle était extrêmement belle et Dantin imagina facilement les
sommes d’argent que l’on pouvait dépenser en boisson juste
pour le plaisir de se faire servir à répétition par une telle créature.
— Mademoiselle, un mescal bien frais pour moi, comman-
Laissez toute espérance… Chant VII
187
da Marot. Et toi ? demanda-t-il à son ami.
— Un whisky, s’il vous plaît.
— Irlandais ou écossais ?
— Écossais, évidemment !
— Tout de suite, Messieurs.
Ils burent, commandèrent la même chose et burent encore.
— Bon, je te laisse aller à ton observation, dit Marot à son
ami. Je reste ici.
— Et moi je vais aller voir d’un peu plus près tout ce
curieux monde.
Dantin fit un tour dans la grande salle, regarda les tables et
en repéra une autour de laquelle deux hommes l’intéressèrent
tout particulièrement. Il les reconnut immédiatement à ce
qu’ils étaient : un flambeur et un avare.
L’attitude du premier reflétait parfaitement son âme. Tout
chez lui dénotait une aisance financière qu’il sacrifiait religieusement au dieu Ludos. Il était très soigné et sa petite moustache était évidemment taillée par un professionnel.
Des ongles fins et propres terminaient des doigts épargnés du
travail manuel et les mouvements de son corps dégageaient
une prestance que la fréquentation des soirées mondaines
avait fini par rendre naturelle. Il était vêtu d’un magnifique
costume blanc fait d’un tissu précieux et ses chaussures, en
beau cuir marron, n’ avaient certes pas été achetées à
Chaussure-Land ou à Shoe-Shoe !
À la table de jeu, imitant sans le savoir les tribus amérindiennes Tlinkit ou Haïda qui pratiquaient le potlatch afin de
canaliser par ces dons somptuaires les énergies vitales qu’elles
eussent autrement consacrées à la guerre, l’homme perdait de
grosses sommes avec désinvolture et légèreté, n’espérant, en
retour, que ressentir profondément la jouissance souveraine
que lui procurait la sensation du jeu. Ses gestes rapides s’ac-
Laissez toute espérance… Chant VII
188
complissaient avec une précision que seule une pratique assidue du Black-Jack pouvait expliquer. Il prenait les cartes, les
jetons, les triait, les retournait, les soupesait, les lançait, les
changeait. Sa main droite grattait avec une étonnante légèreté
le tapis avec sa donne pour demander des cartes supplémentaires. Il signait des chèques, regardait distraitement les jetons
qu’on lui donnait en échange, perdait tout, resignait des
chèques, reprenait des jetons, rejouait et reperdait. Tout cela
dans un silence de cénotaphe et la vivacité de gestes mille et
mille fois accomplis. Ne résonnait, à la table, que la voix lancinante et monocorde du croupier.
Juste à côté du prodigue était assis son négatif. Négligé,
hagard, dans des fripes usées, il comptait et recomptait ses
réserves, lésine sordide, comme le fait un écureuil avec ses
glands peu avant les grands froids. Après avoir hésité sur la
somme d’argent à parier, il posait un ou deux jetons sur le
tapis de jeu, hésitait, puis en posait de nouveau. Il vérifiait à
chaque donne que les sommes étaient les plus justes possible
et quand il avait perdu sa mise, il attendait deux ou trois tours
afin d’économiser son temps de jeu, et son argent. Ce qui le
caractérisait n’était pas tant les modestes sommes qu’il avait à
dépenser, que l’avarice qui émanait de tout son être.
Parfois, les deux hommes se lançaient des regards interrogatifs, emplis d’incompréhension totale puis retournaient à
leurs cartes. Le Black-Jack ne laissait pas de temps pour les
mondanités ou pour d’existentiels examens d’autrui. La frontière qui les isolait, chacun en son monde, était de toute façon
infranchissable. Bien que ne misant que de toutes petites
quantités d’argent, l’avare voyait son tas de jetons se réduire
comme une peau de chagrin. Puis, vint le moment où ses
réserves furent épuisées.
Les deux hommes en étaient arrivés au même point finan-
Laissez toute espérance… Chant VII
189
cièrement. Le prodigue avait utilisé tout son carnet de
chèques et l’avare n’avait plus le moindre billet à changer.
Le prodigue se tourna vers l’avare.
— Je crois bien qu’on a perdu tous nos jetons ! Je vous
offre à boire ?
L’avare hésita un moment. Il n’avait guère envie de parler à
cet étranger; visiblement d’une autre caste que la sienne, mais
comme l’invitation était cordiale, il accepta.
— Volontiers. Merci.
— Bordeaux ?
— Ma foi !
— Mademoiselle ! Apportez-nous une bouteille de château
Marcillac, s’il vous plaît. Et mettez-la sur mon compte !
— Bien Monsieur Charles. Tout de suite.
Une minute plus tard, la serveuse brune revint avec un plateau sur lequel reposaient deux grands verres remplis du nectar christique et la bouteille, posée à côté.
— C’est du 2005, Messieurs !
— Parfait ! répondit le riche, probablement fin œnologue.
Ils trinquèrent à leurs pertes respectives. Ils entrechoquèrent leur verre l’un contre l’autre avec le bruit qu’eût fait le
Crystal Palace frappé par la foudre en un songe effrayant d’une
nuit d’été, puis burent et retrinquèrent. Chacun se balançait
sur sa chaise, d’avant en arrière.
Il ne fallut pas plus de dix minutes pour que la bouteille fût
vidée et qu’ils devinssent intimes.
— Pourquoi dépenses-tu ? demanda l’avare.
— Pourquoi épargnes-tu ? répondit le prodigue.
Alors, par un geste malheureux dû à une ébriété naturellement arrivée, l’avare renversa la moitié de son dernier verre
sur son hôte. Le riche vit alors son costume blanc maculé de
pourpre, comme s’il s’était donné le seppuku. L’homme fixait
Laissez toute espérance… Chant VII
190
la tache indigne sur son bel et virginal habit de laine et
mohair. Un si bon vin salissant un si précieux tissu était la pire
chose qu’il pût concevoir. Alors, pris d’une rage subite et
incontrôlable, il envoya le reste de son verre au visage de son
invité. À peine revenu de sa surprise, l’économe, dont toutes
les rancunes accumulées contre cette coterie de cossus capitalistes, qu’il méprisait et qu’il enviait tout à la fois, surgirent
brutalement à sa conscience, se jeta sur le riche comme un
fauve enragé, les ongles sortis, basculant les chaises, emportant la table de jeu, les cartes et les jetons. Les deux hommes
roulèrent au sol en se frappant au visage, au ventre. « Salaud
de riche ! », « Pouilleux de pauvre ! ». Le croupier ramassait
frénétiquement les jetons et billets qui avaient volé et roulé
partout tandis que les autres joueurs s’étaient écartés, indifférents, peu concernés par le pugilat. Le poing du riche, lancé
avec force et précision vers le visage du pauvre lui éclata le
nez, le tuméfiant aussitôt. Celui-ci, dont la narine se mit à
inonder de sang le reste de sa face, décocha à son irréductible
ennemi social un magnifique uppercut au menton qui eut
pour effet de lui casser une incisive qui se trouvait au mauvais
endroit, au mauvais moment. Le bruit fut terrible, et
effrayant. La rage s’amplifia. Les coups pleuvaient. Les deux
hommes roulèrent sur le sol. Le pauvre, en se relevant pour
éviter le pied de son adversaire, trébucha et tomba sur une
table de jeu qui se renversa sur lui, cognant violemment au
passage le crâne du riche qui s’apprêtait à l’étrangler. Une fois
encore, les deux combattants se retrouvèrent allongés sur le
tapis de la salle à se ruer de coups, motivés par une haine
indomptable. Des fleuves d’hémoglobine coulaient du nez,
arcades sourcilières et mâchoires des belligérants, maculant de
grenat tout ce qui se trouvait à leur portée. Dantin profitait du
spectacle qui, selon son expérience de policier, ne risquait pas
Laissez toute espérance… Chant VII
191
de dégénérer davantage. Il trouvait ce combat humain, tellement
humain.
Et les serveuses piaillaient, criaient, hurlaient qu’il fallait appeler la police.
L’une d’entre elles, mue soudainement par on ne sait quel
courage impromptu, tenta de s’interposer pour calmer les
ardeurs belliqueuses des deux hommes. Elle s’approcha des
combattants qui continuaient de se frapper à terre, mais mal
lui en prit. L’avare, voulant s’accrocher à son bras pour se
relever, s’agrippa à la bretelle du soutien-gorge qui céda instantanément sous la tension. Très élastique, il se détendit brutalement et s’envola comme un ballon de foire dont on libère l’air. Libérés des deux élytres de nylon qui les compressaient, les deux superbes globes charnus de la Vénus se
regonflèrent immédiatement et se mirent à danser la samba
au rythme de son empressement à les cacher. Ce spectacle
divinement cocasse n’échappa nullement aux deux ennemis
qui pactisèrent un moment pour s’en régaler ; ni à Dantin qui
apprécia à sa juste valeur la beauté sculpturale de la poitrine
de la jeune femme ; ni à quelques joueurs amateurs de jolies
formes qui posèrent un instant leurs cartes sur la table et leurs
yeux sur le buste dénudé de la belle serveuse. Réussissant
enfin à apaiser de son bras droit la sensuelle oscillation de ses
seins, et les couvrant afin qu’on ne les sût voir, elle récupéra
de sa main gauche son sous-vêtement fugace et s’échappa,
penaude, de cette humiliante et fâcheuse situation en jurant,
mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.
Le joyeux motif de trêve ayant disparu, les joueurs se remirent à leurs parties et la bagarre reprit de plus belle. Enfin, sur
ordre de leur patron dont les écrans de télésurveillance reliés
aux caméras fixées un peu partout lui montraient la scène,
trois costauds surgirent de nulle part, séparèrent les deux
Laissez toute espérance… Chant VII
192
pugilistes et les expulsèrent, gentiment, mais fermement de la
salle de jeu.
Le pauvre et le riche sortirent du casino en titubant, en s’injuriant et en continuant de se frapper jusqu’à ce qu’ils disparussent de l’ouïe du poète, de son ami et des autres joueurs,
maintenant impassibles. Sans aucun doute, ces deux-là se
combattraient jusqu’à la fin des temps…
Dantin rejoignit Marot qui avait fini d’écrire.
— Alors, dit celui-ci. Tu as vu ce que tu voulais ? La bagarre fut instructive ?
— Oui, j’ai vu.
— Veux-tu rester davantage ?
— Non ! Nous pouvons partir. Je n’ai pas spécialement
envie de jouer, ni les moyens financiers de le faire d’ailleurs.
Et toi ?
— Moi ? répondit Marot. D’abord, je n’aime pas jouer et
de toute façon, avec ce que je gagne au Bazar et ce que me
rapportent mes livres de poésie, je ne tiendrais pas cinq
minutes à une de ces tables de jeu.

Les deux hommes sortirent à leur tour et se retrouvèrent
sur la banquette qu’ils occupaient une heure plus tôt. La salle
était maintenant bondée et bruyante. Les curieux avaient
débarqué pour la visite nocturne du Sacré-Cœur, imposée par
les édiles des compagnies de tourisme. Le serveur du soir arriva à leur table, visiblement un des derniers vieux Parigot, car
avec une gouaille typique il leur dit :
— Salut les hommes ! Y prendront quoi ?
Marot regarda les trois coupoles du Sacré-Cœur puis, malgré la saison qui ne s’y prêtait guère et inspiré par le vieux
Laissez toute espérance… Chant VII
193
Paris que le monument incarnait, il commanda un piconbière. Dantin fit immédiatement de même. Un sourire jocon dier du garçon accueillit cette demande. Cela faisait probablement longtemps que ces deux mots qui fleuraient un passé
révolu n’avaient été prononcés dans ce bistrot du néoMontmartre. La clientèle contemporaine, maintenant constituée de novmen en shorts et pantalons bariolés qui avait pour
activité principale de saccager inlassablement tous les restes
du vrai monde qu’elle parcourait, afin de le « recréer à son
image », ne buvait certes pas des picons-bière ! !
Le serveur arriva bientôt avec les deux boissons.
— Voilà Messieurs !
— Merci, dirent ensemble Marot et Dantin.
— Au fait, Messieurs, l’addition est pour mézig !
— Pour vous ? Et pourquoi donc ?
— Pour moi ! Primo, je suis trop jouasse de resservir enfin
un picon-bière bien de chez nous. J’crois bien que j’en ai pas
apporté à une table de puis dix piges et ça me change
méchamment des « cacacolas, demi-pression, schnaps, thé à
la bergamote » et autres dégueulasseries du même tonneau !
Deuzio, quelqu’un qui a les pattes d’Eddy Mitchell, de Dick
Rivers ou de l’Immense Elvis ne peut être que sympa. Terzio,
vous avez tous les deux des bobines qui me bottent. Pas
comme toutes ces touristes, tronches de cake aux yeux vides,
Ricains, Chintocks, Teutons, Ritals, Japonais, Indiens, Fricains
du nord, du milieu, du sud, etc., que je dois me farcir tous les
soirs ! Y a plus un seul mec qui jacte le françouze ici, après
dix plombes ! C’est Babel-Oued ! Arf, arf… bref, les Picons,
c’est pour ma pomme
— Merci beaucoup ! dit Dantin. C’est très aimable à vous.
— De rien ! répondit le garçon. Et vous allez vous régaler,
je vous les ai préparés à « la Marcel » !
Laissez toute espérance… Chant VII
194
— À la Marcel ?
— Oui ! C’est mon prénom. Et vous allez goûter un dosage spécial de mon invention !
Et sur ces mots, tout en chantonnant « un picon-bière, ça
glisse, ça glisse, un picon-bière, ça glisse dans l’estomac » sur
l’air d’un kilomètre à pied ça use, le garçon regagna son comptoir
en sautillant comme une étoile de ballet. Dantin prit son verre
et en avala la moitié d’une traite.
— Nom de diou, que c’est bon ! Le dosage « à la Marcel »
est tout simplement parfait !
— À Marcel, dit Marot, en levant également son verre.
Le petit ticket déchiré gisait dans la traditionnelle soucoupe
de plastique bordeaux. Dantin le prit et lut la somme écrite
dessus.
— Seize euros pour deux picons-bière. Seize euros ! Tu te
rends compte ? s’exclama l’ex-policier. Plus de cent francs
d’il y a quinze ans. On aurait crié au fou à cette époque. Que
naïfs furent les Français de se faire imposer cette Europe économique !
— Je te rappelle qu’en 2015, lors de la grande secousse
contre le deuxième gouvernement Hollande, il s’en est fallu
d’un rien qu’on en revienne au Franc, ajouta Marot.
— Oui, je m’en souviens. Les Français, redevenus lucides,
ont eu une volonté de rejet de l’Europe de l’argent. Puis, le
foot, la télé, la crise, une belle loi homophile de base, bien
fédératrice et re-le foot ont bien calmé leurs ardeurs sécessionnistes, répondit Dantin.
— Tu parles Daniel, qu’on les a calmés. De beaux discours
e u ropélénifiants des téléconomistes pour euro ff rayer les
masses et hop, à la trappe, le retour à la normale. Et aujourd’hui, deux ans plus tard, les choses ont empiré ! Un litre de
lait qui valait un franc en 2001 vaut maintenant deux euros !
Laissez toute espérance… Chant VII
195
— Tu penses que c’est uniquement le changement de monnaie qui a provoqué cette augmentation du coût de la vie ?
— Je ne suis pas spécialiste, tu penses bien, mais voilà ce
qu’un ami économiste m’a expliqué. Je te cite en vrac les
quelques éléments qu’il m’a indiqués : augmentation du
« prix » du travail malgré la stagnation des salaires ; hausse du
prix des produits frais, due aux modifications des conditions
climatiques ; augmentation de la demande de consommation
à cause de celle des services ou des produits proposés (par
exemple dans les boulangeries) ; l’effet « d’aubaine » pour de
nombreuses entreprises qui en ont profité pour augmenter,
voire exploser, leurs marges bénéficiaires ; mondialisation,
transfert des usines en Asie et augmentation de la production
de masse ; difficulté de penser le taux de changement avec un
euro à 6,5595 et perdre des centimes d’euro à chaque achat ;
consommation quotidienne des produits dont les prix ont le
plus augmenté (comme la nourriture, l’essence, le chauffage)
comparée aux produits de consommation plus rares comme
les cochonneries technico-vidéo en tous genres qui, eux, ont
baissé, et tous les points obscurs que les économistes les plus
avertis ne peuvent (ou ne souhaitent) expliquer. On ne sait
même plus calculer le prix réel d’un bien en fonction de la
minute de salaire du SMIS.
— La manière dont tout cela est ressenti est donc très
variable.
— Oui, tu as parfaitement choisi ton terme. Il y a le facteur
« ressenti », très important dans la perception de l’économie
et de son impact sur la vie courante.
— Tout cela est bien compliqué. Ce qui est sûr, en
revanche, c’est que les salaires n’ont pas été multipliés dans les
mêmes proportions, répliqua Dantin.
— Évidemment. Cela explique la ruine ou la paupérisation
Laissez toute espérance… Chant VII
196
d’une grande partie de la classe moyenne. Les riches discernent à peine ce changement qui n’affecte nullement leur vie
quotidienne. Les pauvres surveillent leurs achats, s’alimentent
en produits bas de gamme, s’habillent chichement, se chauffent moins en hiver, se soignent mal des maladies que cette
baisse de qualité de vie leur provoque, vont moins et moins
loin en vacances, quand ils en prennent, ne peuvent plus
payer d’études à leurs enfants et, pour ne pas désespérer, ils
jouent de plus en plus au loto, engraissant davantage l’État.
Bref, ils vivent de moins en moins bien. Ils n’ont même plus
l’idée de faire une révolution, car leurs différences de cultures,
trop exclusives, les empêchent de s’unir pour en fomenter
une. Alors, ils survivent.
— L’argent reste donc le plus concret, le plus éternel des
murs entre les humains ?
— Des murs et des haines ! Je n’aurais pas dit mieux ! Allez,
quitte à boire aux Européens, buvons à ce qu’ils sont devenus : des Euro-péons !
— Aux Euro-péons, répondit Dantin en souriant à la plaisanterie caustique de Marot.
Ils levèrent leur verre, trinquèrent, et se régalèrent de ce
picon-bière délicieux qui leur avait été offert par un garçon de
café nostalgique d’une époque où les noms de boissons
étaient ch a n ta n ts, les saveurs réelles, les Parisiens, des
Parisiens, et la vie, une vie possible pour tous !

Marot désirant passer chez lui, les deux hommes quittèrent
le bar et se mirent à la recherche d’un taxi qu’ils trouvèrent
presque immédiatement. La grosse Mercedes qui remontait la
rue Tardieu s’arrêta à leurs pieds. Le chauffeur baissa sa vitre
Laissez toute espérance… Chant VII
197
automatique, fumée, silencieuse et opaque comme la faux de
la Camarde.
— Bonsoir, dit le poète. On va au 12 rue du Plâtre, anciennement rue du Styx.
— Pas de problème, répondit l’homme.
— C’est à côté du centre Pompidou, ajouta-t-il, dans le
Marais.
— Pas de problème, je connais le quartier.
Ils s’installèrent à l’arrière. Le chauffeur de taxi alluma son
GPX, annonça à haute voix l’adresse à l’appareil. Une jolie
voix féminine, répondit aussitôt : « Adresse localisée. Prêt à
partir »
La voiture démarra et se dirigea rapidement vers le boulevard Magenta. À l’extrémité du boulevard Rochechouart,
juste avant de tourner à droite au carrefour Barbès, un énorme embouteillage les attendait. Tout était bl o q u é . Des
dizaines et dizaines de voitures étaient emmêlées inextricablement. Les gens hurlaient de colère, s’insultaient, s’acharnaient
comme des forcenés sur leurs klaxons. Partout des paroles
gargouillées, verbigérations diverses et inintelligibles sortaient
des gosiers de ces hommes et femmes figés dans cet uligineux
marais de métal. On eût dit que leurs gorges étaient remplies
de boue. Des bagarres commençaient déjà çà et là. Les plus
brutaux se mordaient sauvagement, arrachant des morceaux
d’oreille ou de joue à leurs nouveaux ennemis. Les policiers
arrivés sur les lieux sifflaient à perdre haleine, ajoutant au
vacarme des avertisseurs leurs insupportables fréquences suraiguës. Les faisceaux alternés de leurs sémaphores qui
balayaient la scène de rais rouge sang accentuaient encore son
aspect apocalyptique.
Ce tohu-bohu provoquait un fracas d’enfer dans tout le carrefour. Le métro aérien s’était arrêté sur le pont Barbès et ses
Laissez toute espérance… Chant VII
198
passagers s’écrasaient sur les vitres pour observer l’incroyable
enchevêtrement de véhicules bloqués dessous. On se serait
cru, si ce ne fut le tintamarre et la nuit maintenant arrivée,
dans le célèbre film de Robert Wise, Le jour où la Terre s’arrêta.
— C’est normal ce bazar ? demanda Marot au chauffeur de
taxi.
— Non ! J’ai jamais vu un truc pareil ici, répondit-il. On
croirait qu’ils sont tous en panne et tous fous.
— Oui, quelle pagaille, ajouta Marot. Mais cela ne m’étonne pas tant que cela. Cela fait déjà des années que le nouveau
quarteron de la Mairie de Paris-I, à la suite de son calamiteux
prédécesseur, étouffe la ville en faisant édifier sur la plupart
des grands boulevards des guides de béton qui limitent la circulation à une seule voie. En voulant débarrasser Paris des
voitures, ce qui a évidemment échoué, ils n’ont réussi qu’à
l’asphyxier davantage. C’est un malheur des temps quand les
fous guident les aveugles !
— Je vois que tu connais bien la Mââdââme la Maire !
— Oui, je la connais. Il faut avouer que depuis cette loi égalitaromane votée l’année dernière sur l’obligation d’avoir à la
tête des villes de plus de deux cent mille habitants des représentants de communautés religieuses, sexuelles et d’origines
variées sous l’égide du maire, la gestion des cités en question
est devenue plutôt, irrationnelle, tant les conflits internes sont
forts entre ces élus. Notre modernomairesse en sait quelque
chose ! Pour le reste, rien n’a changé : les vélibs, rollers et patinettes augmentent les statistiques d’accidents mortels, le bruit
des fêtes permanentes assourdit tout le monde, les événements spectaculaires grotesques sont Légion, la destruction
des bâtiments historique se poursuit discrètement et l’argent
de la concussion coule à tsunami sous les tables. Tout ce qui
est imposé à Paris frise le summum du ridicule et le mutile
Laissez toute espérance… Chant VII
199
plus cruellement chaque jour. Ces nouveaux incapables passent leur mandat à donner le coup de pied de l’âne à la Ville
Lumière.
— C’est un portrait assez précis, il faut l’avouer.
— En attendant que ça se dégage un peu, laisse-moi te
composer un petit poème en l’honneur d’un Paris défunt et
d’une mairie saccageuse, clama théâtralement le poète.
— Je t’écoute, répondit Dantin ;
— Voilà :
Paris, merveille des cités,
Chargé d’ans, et pleurant son antique prouesse,
Fut enfin attaquée par ses propres sujets
Devenus forts par sa faiblesse.
Pompidou s’approchant lui donne un coup de pied,
Mitterand, un coup de dent ; le Sarko, un coup de corne.
Le malheureux Paris, languissant, triste, et morne,
Peut à peine rugir, par l’âge estropié.
Il attend son Hollande, sans faire aucune plainte
Quand, voyant l’Hidalgo même à son antre accourir :
Ah ! c’est trop, lui dit-il, je voulais bien mourir ;
Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes.
— Excellent, dit Dantin. Je suis sûr que le grand La
Fontaine l’eût approuvé !
— Merci du compliment, répliqua Marot, décidément en
verve lafontainienne, qui ajouta :
Jamais une lourdaude, quoi qu’elle fasse,
Ne saurait passer pour galante.
Comme rien n’avait bougé depuis dix minutes et que la
fureur devenait générale, Dantin et Marot décidèrent de
continuer à pied.
— Cela ne vous ennuie pas qu’on descende ?
— Pas de problème, répondit le conducteur. De toute
Laissez toute espérance… Chant VII
200
façon, on est complètement bloqués.
— Combien vous doit-on ?
— Trois euros, mes bons Messieurs.
— Voilà cinq euros. Gardez la monnaie.
— Pas de problème. Merci !
Ils descendirent de la voiture, marchèrent un peu et prirent
à droite le boulevard Magenta. Après l’avoir longé quelques
minutes, les deux hommes aperçurent, tout au loin en hauteur
au bout de la rue du Faubourg Poissonnière, la tour
Montparnasse. Elle se tenait droite, irréelle, fantomatique,
scintillant comme une guirlande de Noël sous l’effet de ses
centaines de fenêtres qui s’allumaient et s’éteignaient comme
les lucioles vénéficiées d’un satanique sabbat.
Marot et Dantin la regardaient avec stupeur. Sa tête de
géant, en béton et verre déjà fissurés par les ans, s’enfonçait
dans un ciel obscur, sinistre et menaçant, tandis que leurs pas
entraient au pied de son ombre.
Venimmo al piè d’una torre al da sezzo
Laissez toute espérance… Chant VIII
201
CHANT VIII
Combien se prennent là-haut pour de grands rois
Qui seront ici comme des porcs dans l’ordure
Laissant de soi un horrible mépris.
Lecteur, je reprends ce jour mon voyage. Ne te fâche pas contre moi si
cette histoire n’a pas le bonheur de te satisfaire pleinement, mais pense
plutôt à tous les miséreux de cette époque fratricide qui pour s’absoudre
de ses crimes, s’est revêtue d’un hypocrite manteau fraternitaire.

Dantin et Marot marchèrent dix minutes dans le froid, la
boue, le bruit, la nuit. Arrivés non loin de la gare de l’Est, les
deux hommes constatèrent que la circulation était redevenue
parfaitement fluide. Une lumière de phares d’automobile
apparut derrière eux, au loin. Marot leva un bras. Un taxi qui
se déplaçait étonnamment vite s’arrêta à leurs pieds.
La vitre avant gauche de la voiture s’abaissa et un curieux
visage se montra, hirsute avec un menton très bas surplombant un cou fort et rouge et un regard noir, coléreux comme
un Érostrate qui voudrait enflammer l’univers. D’une voix
sèche, il demanda :
— Bonsoir, c’est pour aller où ?
— 12, rue du Plâtre, répondit le poète.
Laissez toute espérance… Chant VIII
202
— Rue du Plâtre ? Zut ! C’est loin et j’ai presque fini mon
service. Il est déjà 21 heures !
— Allez, soyez sympa, il est tard et il fait un froid de canard,
supplia Dantin.
— Bon, d’accord ! On pourra pas dire que Robert Flégia
aura laissé deux pauvres gars sur le carreau. Mais franchement, ça m’emmerde !
Les deux hommes montèrent dans la voiture qui démarra
aussitôt. Dantin demanda au chauffeur d’avancer un peu le
siège avant droit afin qu’il puisse déplier ses longues jambes.
Celui-ci accepta en regimbant. Quelques instants plus tard, le
taxi tourna à droite et s’engagea dans la rue du Faubourg
Saint-Denis. Les phares de la voiture découpaient la brume
tombée sur la ville comme un brise-glace cisaille avec peine la
banquise gelée de l’Arctique. De partout, les avertisseurs
sonores de tous les esclaves incarcérés dans leurs roulottes de
métal hurlaient au monde entier, par-delà les immeubles du
boulevard Magenta, la réprobation de leur vie d’enchaînés,
leur haine des autres, leur sourde colère. Les avenues, rues et
boulevards parisiens n’étaient plus qu’exutoires à la rage de
ces bannis du Paradis Terrestre.
Un peu plus bas, rues et trottoirs étaient déserts. Les résidents de ce quartier étaient barricadés chez eux et avalaient
leur sportule de télévision hypnotisante malgré les incessantes
injonctions halowiniennes de sortir festoyer urbi et orbi.
La voiture s’arrêta au feu rouge de la porte Saint-Denis.
Alors, en un instant, comme par magie, le taxi fut entouré par
une bande de six jeunes voyous d’origines variées, évidemment encagoulés et habillés de l’uniforme monotone de l’apprenti malfrat. L’un d’entre eux, au manteau plus boueux que
ceux de ses comparses, et qui était sûrement le « chef », lança
d’un ton menaçant :
Laissez toute espérance… Chant VIII
203
— Qu’est-ce que vous venez faire ici, vous ?
Dantin qui connaissait ce genre de jeunes excités se résolut
à ne pas se fâcher. Il baissa légèrement la vitre de sa portière
et dit calmement :
— Nous ne faisons que passer. Une petite visite à rendre et
nous retournons d’où nous venons.
— Si je veux ! lança le voyou en sortant de son survêtement
un long coutelas.
— Eh, Silver ! Tu as vu ce look d’archi-ringard ? cria l’un
des membres du sextet après avoir aperçu la coupe de rocker
du policier.
— Oui ! On va le raser, l’ancêtre ! répondit l’homme au
couteau.
Dantin sentit chez ces jeunes une colère prête à éclater, une
colère accumulée et entretenue par des années de frustrations
diverses dont la plus récente, la plus alimentée, la plus impatiente, était l’impossibilité pécuniaire de profiter pleinement
des produits de consommation courante affichés partout, diffusés partout, imposés partout. Ce manque d’assouvissements des désirs consommatoires, transformé en colère, ne pouvait évidemment que se libérer sous sa forme la plus radicale,
la plus noire et la plus simpliste : la violence.
Un des vauriens s’approcha du taxi en se dandinant comme
un pingouin désarticulé, fier et rigide, afin de faire descendre
les trois hommes pour les rançonner ou les malmener. Dantin
attendit le moment propice puis ouvrit brutalement la portière de la voiture. Elle frappa le voyou si violemment dans les
genoux que celui-ci s’affaissa d’un coup, sur le sol, en gémissant. Alors, les cinq autres se précipitèrent sur le taxi. L’un
deux avait déjà levé une longue barre de métal, apparue dans
ses mains comme par enchantement, et s’apprêtait à fracasser
le pare-brise.
Laissez toute espérance… Chant VIII
204
La colère et la violence qui avaient nourri ces hommes à
défaut d’éducation, et qui étaient devenues par la force des
choses leur seul moyen d’expression, s’affichaient dans ce
sinistre ballet de sauvagerie démente, tant et tant de fois
représenté sur les grandes scènes de l’époque. Pour ces coléreux-là pourtant, les choses se passèrent différemment de la
pièce habituellement jouée.
Tandis que deux des énervés secouaient la voiture comme
un rustique saladier dans les mains d’une vigoureuse campagnarde, l’homme à la barre de métal portait les premiers
coups sur la carrosserie. Dantin jugea qu’il était temps de sortir son arme. Mais il était déjà trop tard.
Robert Flégia, les yeux brûlants comme le Vésuve, avait
démarré brutalement. D’un coup de volant rageur, il envoya
son taxi sur celui qui frappait la gauche de sa voiture et le
heurta violemment sur le côté, lui fracassant la hanche en un
terrible craquement d’os. L’homme s’écroula en hurlant.
Flégia passa la marche arrière, braqua à fond son volant à
gauche et reculant brusquement. Couvrant un grand angle sur
sa droite, il percuta les jambes des deux autres qui s’effondrèrent à leur tour. L’un d’entre eux put voir, avant de s’évanouir,
son fémur acuminé qui avait traversé la chair de sa cuisse et le
jean qui la recouvrait. L’os s’était brisé en deux pointes acérées et l’une d’entre elles se dressait fièrement, sanglante et
terrible vers la nuit sombre, comme un doigt d’honneur fait à
la violence des hommes.
Le chef de la bande, resté sur le devant de la scène, jeta son
couteau au sol et sortit un pistolet mitrailleur de son blouson.
Il le pointa vers le pare-brise de la voiture, mais le fulminant
nocher parisien fut plus rapide que lui. Le taxi-driver, dont le
visage éclatait d’écarlate, avait réenclenché la première et d’un
coup d’accélérateur vengeur, fonçait sur le caïd. Celui-ci n’eut
Laissez toute espérance… Chant VIII
205
ni le temps de faire feu, ni celui de s’écarter de la trajectoire
du taxi. Il fit un bond de côté, mais ne put éviter totalement
le véhicule. Le choc le propulsa au loin, les genoux, le bassin
et les côtes brisés. Il rejoignit ses comparses dans le caniveau,
hurlant à son tour sa. Les deux voyous restants qui avaient
assisté au spectacle en béjaunes impuissants, déguerpirent instantanément sans demander leur reste.
Sur la scène du sinistre théâtre de colère, il ne restait plus
que quatre hommes se tordant de douleur, atteints gravement
dans leur corps et plus encore, dans leur fierté de « malfaisants », bafouée et jetée dans la boue.
— Ahh, les petits salopards, s’exclama Flégia. Ils ont abîmé
mon tacot ! Je vais leur montrer, moi…
Et ce disant, il descendit de son taxi, alla ouvrir son coffre
et en sortit une batte de base-ball à la peinture écaillée par
d’hétérodoxes utilisations. Son visage était maintenant rouge
comme le sang suintant des fleuves de l’Enfer. Il s’approcha
du chef de bande gisant sur le trottoir avec la ferme intention
de lui exploser le crâne, de répandre sur la chaussée l’infâme
bouillie inutile qui lui servait de moteur de pensée. Dantin
intervint avant le massacre et eut bien du mal à faire entendre
raison à Flégia. Enfin, celui-ci se calma, rangea sa lourde massue et remonta s’installer au volant. Il regarda un moment les
hommes par terre avec un rictus de satisfaction et redémarra.
La colère engendrée par la colère avait écrasé la colère.
— Les ordures ! Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient. Qu’ils
crèvent ! J’aime pas qu’on m’emmerde !
Dantin et Marot approuvèrent ces paroles bien qu’ls trouvassent exagérément radicale la technique anti-voyous de
l’irascible chauffeur de taxi.
— Merci quand même de m’avoir arrêté, M’sieur le grand
homme. J’aurais inutilement souillé ma batte de sa cervelle !
Laissez toute espérance… Chant VIII
206
L’ex-policier était également content de ne pas avoir eu à
utiliser son arme contre ces six hommes aux origines très
mélangées. Oui, il était heureux de ne pas à avoir eu à s’en servir. Sinon…

La légitime défense, à son tour, était devenue source d’interminables complications légales et de procès à rallonges
depuis l’affaire du « bijoutier de Nice », en septembre 2013.
L’Association de Lutte Anti Légitime-Autodéfense (ALALA)
avait réussi à faire légiférer pour en interdire même jusqu’à
l’idée, jugée dorénavant passéiste.
Dantin palpait son pistolet dans son étui. Il se dit que s’il
avait eu à tirer sur un de ces hommes, il aurait passé un long
moment avec son avocat et avec la police des polices.
Imaginant les suites juridiques de l’affaire, il s’imagina poursuivi par des associations anti-racistes, anti-antisémites, procatho, homophiles ou autres, qui eussent immédiatement
porté plainte contre l’impie, indépendamment de l’agression
dont il avait été victime. Il se vit poursuivi par le groupe Black
and French ou mis au banc des accusés par les FBB (French
Black-Beurs). Il serait soumis aux attaques des JFF (Jeunes Feujs
de France) et sûrement crucifié, roué, empalé par les MJCF
(Mouvement des Jeunes Catholiques de France) quoique cette dernière association, moins procédurière, n’allait presque jamais
jusqu’au tribunal.
L’ex-commissaire esquissa un sourire en se voyant ainsi mis
au pilori à la Une des journaux à grand tirage, dreyfusé en
place publique par ses anciens chefs, attaqué en justice par
toutes ces sectociations dont c’était devenu depuis des années la
principale occupat i o n . Il s’entendait traité d’irréfragabl e
Laissez toute espérance… Chant VIII
207
essentialiste ! Il imaginait ses passages à la télé, à la radio, les
interviews, les démentis et rétractations diverses, les excuses,
les demandes de réparation, les actes de contrition, les stigmates apparus sur sa chair prouvant à tous son infamie raciste, son âme discriminatrice et réactionnaire ! Et pire que tout,
il aurait à s’excuser en direct sur Worldface, sur Facebook et peutêtre même sur FT1.
Pour finir, il gravirait à genoux les marches centrales du
Sacré-Cœur en portant sur ses épaules une immense croix sur
laquelle serait imprimée la Déclaration des droits de
l’Homme, tandis que son front afficherait la marque sanglante du mot « raciste », scarifiée par le scalpel purificateur de la
justice monderniste.
L’ex-policier sortant de sa rêverie se rappela la manière dont
ces dernières années le vocabulaire avait subi à son tour les
exactions anti-racistes de la législation. Le terme logophobie, qui
avait été proposé par un fin penseur et caustique analyste des
années deux mille, trouvait, presque vingt ans plus tard, son
épanouissement total. Parmi les vocables placés dans la ligne
de mire des logophobes, le mot « Noir » figurait en tête de liste.
Il avait été enfin interdit par l’arrêté du 21 avril 2015. Il fut
remplacé sur tous les documents officiels par « Black ». Puis,
celui-ci ayant également eu droit à sa part de récriminations et
de procès malgré son accointement à la langue des publicistes, le législateur l’interdit à son tour. Il fallait écrire
« homme de couleur », ou colorman, néologisme anglomane,
préjugeant évidemment que la couleur en question fût plutôt
sombre. Un Amérindien, un Inuit, un Chinois, indépendamment de la pigmentation de leur peau, n’étaient pas des
« colormen », appellation exclusivement réservée à des habitants originaires d’Afrique sub-saharienne ! Il avait fallu
résoudre également un problème lié à l’âge de la personne
Laissez toute espérance… Chant VIII
208
mentionnée. Un adulte de plus de trente ans à la peau noire
pouvait, avec toutes les pincettes que requerrait la dénomination, être exceptionnellement appelé un Kebla. Si c’était un
jeune, la question terminologique se compliquait. On utilisait
alors, selon la désignation de l’activité sociale du sujet, c’està-dire un « honnête travailleur » ou un « jeune de banlieue »,
soit un colorman ou Kebla dans le premier cas, soit un youngdis cor (abréviation de « young disfavorised colorman ») dans le
second.
Voilà comment un grand quotidien du soir pouvait écrire
sans risquer un procès que « la jeune fille, avant d’être brûlée vive,
avait été violée et torturée par trois youngdiscors dont les identités ne
sont pas encore connues. D’après un témoin, elle serait restée indifféren te aux insultes que les trois “jeunes“ auraient proférées sur son chemin.
Se sentant injuriés par ce silence discriminatoire, les youngdiscors se
seraient alors énervés et jetés sur elle. La police dément formellement qu’il
puisse s’agir d’un acte rétro-raciste ». Les mots racaille ou caillera,
Beur, Feuj, Talri, Polish et toutes autres appellations ironicoracisto-communo-religieuse, en verlan, en javanais, en langue
des signes, en braille ou espéranto, furent également interdites
par ce même arrêté qui avait curieusement négligé de légiférer sur les rares dénominations anti-catholiques, pour le plus
grand bonheur des nombreuses communautés peu enclines à
la sympathie envers les chrétiens.
Seules certaines associations de défenses homophiles ou de
groupes sociaux ou religieux pouvaient garder leurs appellations, comme les Black and French ou les Jeunes Feujs de France !
Lassé de ces guéguerres de vocables, on en vint aux sigles,
beaucoup plus impersonnels. Les personnes originaires
d’Afrique du Nord seraient appelées des OPM (Originaires
des Pays du Maghreb), ceux venant de pays situés plus au sud,
des OPSS (Originaires des Pays Sub-Saharien). Les personnes
Laissez toute espérance… Chant VIII
209
de confession israélite deviendraient des PCJ (Pratiquant de
Confession Juive), les Asiatiques regroupés, les PDA (populations d’Asie) et ceux d’Europe centrale seraient appelés les
CEP (Central Europa People). On retarda quelque temps la
création des sigles pour tendances ou « orientations »
sexuelles, le sujet restant toujours d’une actualité brûlante.
Rares furent les lucides qui estimèrent qu’être dénommés
par un sigle était encore plus discriminateur, voire infamant,
que par un mot, même injurieux ; mais qui résonnait dans
cette lice de cacophonie lexico-légiférante ?
Puis, poussé à la sévérité par la puissance des associations
anti-discriminatrices, le Législateur, par l’arrêt 453-56 du
23 janvier 2017, décréta que « traiter » quelqu’un de Noir,
Arabe, Maghrébin, Juif, Chinois, Indien, Rouge, Jaune, etc.,
devenait un délit puni d’une amende de 2500 euros et de
trois mois de prison avec sursis.
Jacques Selbert, du parti nationaliste Ultra-France, voulait
absolument que ces termes, somme toute plutôt neutres, restassent permis quelle que soit la situation de leur utilisation.
René Carpot, secrétaire général de la Gauche Tranquille, estimait quant à lui que l’intonation, l’intensité de la voix, le
public à qui ils s’adressaient, le lieu où ces mots étaient exprimés et toutes sortes de choses indéfinissables devaient être
pris en compte par le législateur. D’interminables Grenelle du
vocable furent organisés par les formations politiques, par les
associations humanophiles et les représentants des communautés engagées dans ce beau combat afin de décider de la
suppression ou de la permissivité, toutefois très contrôlée, de
ces appelations discriminatrices.
Quelques petits malins s’ingénièrent à détourner les insultes
interdites (comme furent également interdites les injures ver lantisées ou contrepétisées telles « Va donc, eh lasope ! » ou
Laissez toute espérance… Chant VIII
210
« Fusse de pite ! ») en créant des néologismes ou en en utilisant des mots rares comme « Coprolithe », « Orchidoclaste »,
« Fils de cadeuse !», « Espèce de musanne ! », «Va te faire absterger chez les custodes ! ». Ceux-là créèrent en quelque sorte
un no insult’s land dans le bel organe judiciaire, car il était évidemment impossible de légiférer, jour après jour, sur ces
mots aux vies éphémères ! Mais les jouisseurs de pénal n’en
démordirent pas. Ceux qui avaient réussi à installer chez les
eco-citoyens la croyance que toute parole agre s s ive devait
immanquablement conduire à un acte non moins agressif,
exigeaient d’user de moyens prophylactiques pour interdire,
en amont, tout énoncé hostile. Les procès succédaient aux
procès et les censeurs du Verbe ne dormaient jamais.
L’œil liberticide était dans la salle d’audience et regardait le
lexique !

— Je voudrais bien voir ce cochon replonger dans son
bouillon, dit le chauffeur en parlant du chef de la bande.
— Je crois que vous serez satisfait, répondit Marot qui
regardait en arrière.
En effet, les voyous maculés de la boue des caniveaux
jugeant sans doute que la défaite infligée à leur honneur de
petites frappes était impardonnable, se retournaient contre
leur chef malgré leurs douleurs et le rouaient de coups.
Lui-même, oubliant pour un moment ses blessures, se mordait de rage les bras jusqu’au sang.
Marot ajouta :
— La crise d’identité de ces jeunes dont les seules références au monde sont celles qu’ils voient à la télé, est devenue
incurable. Les phénomènes traditionnels d’acculturation sont
Laissez toute espérance… Chant VIII
211
totalement pervertis par les images caricaturales du pseudoréel qu’ils reçoivent comme modèles.
— Je crois que l’aspect économique n’est pas non plus à
dédaigner, Luc. La télé et l’Internet IV montrant une société
exclusivement marchande leur donnent une perception faussée du rapport entre les hommes et le monde, les choses, les
sentiments, et la morale.
— Tu as raison. Pour ces catégories d’habitants, le monde
n’est que le lieu de la satisfaction immédiate de tous les désirs,
de toutes les demandes. Le concept même de refus leur est
devenu irréel. Comment est-il possible de les éduquer dans
ces conditions, comment les structurer dans une réalité qu’ils
méconnaissent puisqu’il est même impossible, ne parlant pas
leurs langages ni ne partageant leurs codes, de définir avec
eux une notion de limite ?
Flégia, regarda de nouveau dans son rétroviseur et aperçut
au loin, derrière le taxi, le chef de bande dans un piteux état.
— C’est bien beau votre bla-bla d’intellos, mais moi je dis
qu’en voilà un qui se prenait pour un roi et qui se trouve
maintenant comme un goret dans sa soue.
— Vous avez raison, ajouta Dantin. N’en parlons plus et
continuons notre chemin.
— Quelle idée stupide de vous emmener dans cette zone à
cette heure de la soirée ! insista Flégia. Je le sentais qu’on
aurait des emmerdes. Vous avez vu ma carrosserie ?
Heureusement que je suis assuré tous risques. Pouahh !
Quels cons !
— Cabossée tel le bouclier de Bellone après la bataille,
conclut Dantin.
Le taxi repartit. Il suivit la rue Saint-Martin, tourna à
gauche, prit un bout de la rue Réaumur et continua tout droit
dans la rue Beaubourg. Alors, Marot s’exclama :
Laissez toute espérance… Chant VIII
212
— Voilà la voie au nom maudit depuis la construction de la
pire horreur jamais érigée à Paris !

Il est aisé de comprendre la colère des habitants de ce quartier qui ont vu détruire nombre de rues, d’immeubles, de maisons, d’escaliers ou jardins historiques, qui étaient alors
Légion, pour élever à leur place ce mausolée au culte insensé
de l’art monderniste.
En remontant la rue Beaubourg à partir du carrefour
Réaumur, on peut encore savourer par une belle journée
ensoleillée, les tonalités enchantées et chaudes de la ville, étincelants ocres qui chantent de vieux lais et couplets parisiens,
rythmés par le découpage harmonieux, bien qu’irrégulier, des
façades de pierres. Malheureusement, cette douce ataraxie est
tôt rompue par l’apparition brutale du monstre bigarré aux
couleurs de chewing-gums régurgités : le Centre Pompidou !
Marot se lança dans une diatribe.
— Regarde Daniel, cette horreur, proclame aux passants
encore sous le charme du vieux Paris : « Halte-là ! Fini de
rire ! Le monde que vous avez connu est bien mort. Place au
nouveau ! Il n’y a pas à discuter. Le passé est le passé et le
Présent est multicolore, tuyauteux, quadrichromé, en plastique, et évidemment connecté. Il est en mouvement perpétuel et il est Bon ! Finies les cathédrales éternelles bâties pour
élever l’Homme ve rs l’art, ve rs la beauté, vers la foi.
Aujourd’hui, Moi, Centre Pompidou, parangon de la mochder nité, je vous montre la voie nouvelle ! Et vous aimerez cela,
car c’est cela, le moderne ! ». Et pour l’aimer, ce désastre
urbain, esthétique et financier (le Pompidolium ou Notre-Dame
de la Tuyauterie comme l’appellent depuis longtemps quelques
Laissez toute espérance… Chant VIII
213
lucides farceurs), il a fallu raser vingt-sept immeubles dont
celui qui était orné d’une magnifique façade Louis XIV, au 28
de la rue Rambuteau. Pire encore, vandalisme impardonnable,
fut la destruction, au numéro 32 de la même rue, de la maison Presty qui renfermait l’un des plus beaux escaliers parisiens du XVIIe siècle. C’était un petit bijou construit sur un
plan ovale avec une extraordinaire rampe en fer forgé prolongée par des balustres carrés dans la partie haute. Ce trésor du
patrimoine français a été supprimé sans remords par les assassins de Paris pour y implanter leur néo-musée d’art mort-derne
; ils n’étaient plus à une destruction près de toute façon !
Le poète continua sur la même lancée.
— Quarante ans plus tard, on sait que pour avoir maintenu
debout ce bourbillon polychromerdique, cette criminelle
extravagance, la quantité de millions d’euros engloutis aurait
permis de restaurer toutes les églises de France dont le
moindre bas-côté le vaut cent fois. Églises, d’ailleurs, que les
nouveaux maîtres de l’époque, ennemis implacables de tout
ce qu’elles représentent, abattent les unes après les autres !
— Affligeant !
— Sais-tu, cher Daniel, que cette peste de plastique a été
conçue par un Italien, un certain Renzo Piano ?
— Non, j’ignorais le nom de l’architecte.
— Par une curieuse ironie, le nom des architectes est parfois en contradiction flagrante avec leurs œuvres. Ce beau
quartier si parisien a vu ce désastre s’élever étonnamment
vite, s’abîmer tout aussi vite dans un monde où il fallait un art
moderne qui bouge incessamment dans une époque qui a déifié le mouvement. Voilà comment on a détruit en un rien de
temps un quartier historique et mis à sa place la négation
même de l’architecture urbaine. Et tout cela, sous l’incroyable
nom de Piano ! Quelle farce ! Piano, où l’anti-Eupolinos par
Laissez toute espérance… Chant VIII
214
excellence ! Et il ne s’est pas arrêté là ! En juillet 2012, pour
les Olympiades à Londres, il a élevé la « tour Shard », la plus
haute tour d’Europe qui culminait de ses 310 mètres.
— Oui, je me souviens des nombreux articles dans les quotidiens soumis qui ne faisaient que vanter cette performance
éminemment mesurable.
— Tandis que le fait que seulement 5 % des capitaux investis pour la construire étaient anglais et que les 95 % restants
étaient qataris a été longtemps caché. Et ceux qui ont fait
remarquer dans des colonnes de journaux encore un peu
libres que cette monstruosité brisait totalement, entre autres,
« l’intégrité visuelle sur la Tour de Londres », ont vite été
réduits au silence.
— Je ne peux vraiment pas comprendre les habitants des
cités du monde qui abandonnent leurs villes à ces gougnafiers
destructeurs !
— Paris a eu son compte, malheureusement. Et pourtant,
elle est momentanément protégée par des lois qui limitent la
hauteur des constructions. Quand les assassins bétonniers
hidalgoniens auront enfin fait tomber ces lois à leur profit, ce
sera réellement la fin de Lutèce.
Dantin approuva tristement sans ajouter de commentaire.

Non loin du centre Pompidou, la « pustule chromatopathe », comme le dénommait Marot, le quartier dit de
l’Horloge avait également été la victime d’irrémédiables actes
de vandalisme. La rue Brantôme fut l’une de celles qui avaient
subi les pires outrages. Soixante immeubles avaient été
balayés de l’Histoire pour y implanter ce lieu de vie mort-née
qui était devenu en peu de mois une cour des miracles, un
Laissez toute espérance… Chant VIII
215
coupe-gorge où nul ne s’aventurait plus après vingt-deux
heures. Voilà ce qu’on pouvait appeler, avec l’ironie que cela
requérait, « une belle réussite urbaniste ! ». Les destructions
de la rue Brantôme avaient été les coups les plus importants
portés aux secteurs historiques de Paris depuis Haussmann et
le magnifique escalier à claire-voie de la fin du XVIe siècle,
immolé alors, devait se retourner dans sa tombe de pierres. Le
plus affligeant, à l’énoncé de ces criminelles exactions, fut de
se rappeler qu’elles n’avaient guère suscité d’oppositions
quand elles eurent lieu. Les habitants du quartier étaient déjà
les apôtres du diktat doucereux et désiré du monderne.

Le taxi longea un court instant le parallélépipède RVB puis
tourna à gauche dans la rue Saint-Merri. Il roula encore un
moment et arriva au croisement de la rue du Plâtre et, près
d’un grand mur, il s’arrêta. Le chauffeur qui n’avait plus
ouvert la bouche depuis l’échappée de la porte Saint-Denis, et
qui semblait avoir enfin décoléré, se manifesta à nouveau tout
aussi sèchement :
— Nous y sommes. Ça fera 42,50 euros. Eh, sympa votre
coupe de cheveux, Monsieur Elvis !
— Merci ! répondit l’ex-policier.
Dantin paya. Les deux hommes descendirent du taxi qui
démarra immédiatement. Quelques secondes plus tard, il
avait disparu comme par enchantement.
Au carrefour, ils s’arrêtèrent un moment, stupéfaits par l’apparition fantomatique du centre Pompidou qui dégoulinait,
bavait, régurgitait ses couleurs exacerbées sur les toits, les
murs, les fenêtres, sur toutes les façades environnantes.
En haut du monstrueux musée, les tuyaux extérieurs s’in-
Laissez toute espérance… Chant VIII
216
carnaient en milliers de diables hurlants, menaçants, qui semblaient interdire pour l’éternité l’accès de toute la zone à quiconque. Les rampes de lumières rouges qui éclairaient le bâtiment en contre-plongée lui donnaient l’apparence d’une cité
biblique dévorée par les flammes divines. Le feu du ciel jeté
sur Sodome et Gomorrhe n’avait pas éclairé davantage la nuit
de colère de Dieu que ces tristes et érubescents projecteurs
électriques braqués sur l’Enfer plastico-moulé du Pompidolium

La façade du MNAM donnant sur la rue Rambuteau était
entièrement recouverte d’une affiche géante représentant
Akira Kotoyama devant l’une de ses tri-olfactopainting avec, audessous de lui, et en affiches beaucoup plus petites, les portraits de quelques-uns de ses disciples. Tout cela appelait à la
grande « exphibition des nouveaux vidéastes-plasticiens organiques », ici même, au centre Georges-Pompidou, du
17 octobre au 31 décembre 2017.
Akira Kotoyama (1975) naquit à Osaka. Il y fit ses
études d’art et eut un début de carrière un peu chaotique pendant lequel la plupart de ses tentatives plastiques ne furent pas
reconnues par ses pairs. En 2014, il devint pourtant enfin
célèbre en filmant en gros plans toutes sortes d’animaux (plutôt des mammifères) en train de déféquer puis en diffusant
ces images en sens inverse, et au ralenti, sur des empilements
d’écrans vidéo de trois mètres de haut sur quatre mètres de
large, agencés selon lui « comme des cathédrales romanogothiques ». Ces expositions-déjections, ces « vidé(o)jections » traitant « du cœur même de l’art par le corps gastrique
dans un monde déréalisé et spiritualiste », furent bientôt
Laissez toute espérance… Chant VIII
217
réclamées par tous les musées du monde, les palais nationaux
ou privés, les châteaux anciens qui découvraient tous, avec un
bonheur naïf, un artiste résolument moderne, sans « tabous
ni concessions » qui attirait les foules en ses lieux d’exposition. L’art de Kotoyama incarnait, selon Jacques Bouchard,
réputé critique d’art au Monde, « l’éternité stratégique du
vivant concret, organique et religieux contre les pulsions obscures de mort de l’étant » !
Grisé, porté, par ce succès et stimulé par son génie nouvellement et universellement reconnu, Kotoyama délaissa ses
architectures d’écrans et se proclama « peintre dimensiosoriel ».
En toute logique, il utilisa comme matériau pictural les déjections animales plus ou moins molles qu’il récupérait avec une
cuillère en argent massif après en avoir filmé leur éjection
organique en des performances publiques fort appréciées
d’un cénacle extasié, composé principalement de membres
issus de riches familles d’Europe et de stars de cinéma.
C’est ainsi qu’après le bleu Yves Klein (IKB de 1960), on vit
naître, en avril 2015, le marron Kotoyama, teinte que l’artiste s’empressa de déposer sous l’appellation AKB pour « Akira
Kotoyama Brown ». Son art avait alors atteint « un apogée
symbolique réifiant l’idée même d’art moderne tout en y
insufflant l’espoir de ressuscitations temporelles perdues ; un
art de son temps, un art réapproprié ! » tel que l’avait charabiatiquement écrit la journaliste d’un grand quotidien parisien, rédactrice enthousiasmée par ces peintures en relief,
ocres et olfactives.
Kotoyama sentit, dans les deux sens du terme, qu’il pouvait
aller encore plus loin. Il décida alors de produire lui-même ses
pigments et matériaux. Grâce à un régime alimentaire soigneusement concocté (pour une somme jamais révélée) par
Ølveg Jönkap, le célèbre nutritionniste suédois, il réussit à
Laissez toute espérance… Chant VIII
218
colorer en vert, rouge, bleu, jaune, ses propres fèces et ses
vomissures. Celles-ci avaient en outre l’avantage d’offrir des
morceaux plus ou moins gros qui donnaient, selon lui, un
relief, une « animation spatiale » au supports utilisés. Son
atelier, qu’il montrait complaisamment à tout journaliste qui
le lui demandait, et qui payait pour cela, présentait des séries
de bocaux remplis d’éléments divers, bien rangés par dégradés de teintes et de taille.
Akira Kotoyama vendait maintenant ses nouvelles toiles
tri-dimensiolfactiles, aux couleurs « chromologiquement cosmiques », des centaines de milliers de dollars dans des salles
des ventes qui, par un curieux et heureux hasard, appartenaient aux actionnaires des lieux dorés où il exposait, actionnaires nullement incommodés par les résidus d’odeurs de ses
œuvres et comblés par celle, proverbialement inodore, de l’argent qu’elles rapportaient. L’art d’Akira Kotoyama était défini par la presse et les médias comme un art libre, rebelle, nonconformiste, dérangeant, lucide, un art pour le peuple, un art
pour tous, car issu des fonctions naturelles de l’être, un art
résolument moderne. « L’art est maintenant libéré partout,
autour de nous, en nous, à chaque instant. Il est enfin à la portée de tous ! » déclama l’artiste nippon lors d’une célèbre
interview télévisée dans laquelle il glosa sur son œuvre passée,
présente et à venir, face à des journalistes totalement acquis à
sa cause. Afin que tout le monde puisse profiter des réalisations de cet immense art i s t e, Kotoyama accepta (pour
quelques millions d’euros) de céder les droits de diffusion des
images de ses œuvres à Bernard Devoux, gestionnaire des
panneaux EPA, afin que les villes montrassent en permanence ses créations les plus marquantes. Les récentes télévisions
olfactives géantes, les BSST (diagonale écran de 300 cm) ou
les panneaux vidéo-walls directement incrustés dans les cloi-
Laissez toute espérance… Chant VIII
219
sons des nouvelles habitations, ou « installables » à volonté,
permettaient ainsi aux amateurs d’art moderne d’avoir des
reproductions animées et odoriférantes des créations kotoyamesques sur toute la largeur de leurs chambres ou salons.
Les quelques voix en colère qui osèrent s’élever contre ce
« génie », trouvant tout de même un peu gros d’utiliser de la
merde et des régurgitations à la place de tubes de peinture, de
vendre une fortune les « nullités » ainsi créées, de les imposer dans les rues des villes, et les rares critiques d’art qui
dénoncèrent « l’insondable vacuité d’un tel travail » furent
rapidement voués aux gémonies de la « réaction », accusés
de méprisable jalousie ou, la pire injure de ces temps, de « ringardisme » ! « Méprisables iconoclastes », ils furent marqués
de la Lettre Écarlate d’un passéisme stérile et stigmatisés de
« fascisme anti-artistique ».
Ces exclus de l’art moderne firent pourtant valoir avec une
certaine logique qu’en des temps peu reculés, l’hostilité des
réactions du public était un signe permettant de juger et jauger une œuvre. Les foules scandalisées qui se pressaient en
différents musées ou expositions pour huer les créations qui
y étaient exposées, allant parfois jusqu’à l’émeute et au vandalisme, inventant des adjectifs infamants comme impression nistes, cubistes, fauves, etc., pour jeter du haut de la Roche
Tarpéienne ces artistes hérétiques, donnaient vie à ces courants artistiques par leur négation, par leur hostilité de public.
Cette position d’opprobre, naturelle, historique en art et qui
le légitimait par là même, avait disparu, remplacée par une
approbation généralisée concernant toute création revêtue
des haillons de modernisme. Enfin, ces mêmes esprits chagrins, retardataires et passéistes, estimaient avec une certaine
lucidité que si le public ne niait plus rien dans cet art, c’était
peut-être qu’il n’y avait effectivement plus rien à nier, l’art
Laissez toute espérance… Chant VIII
220
moderne étant devenu le parangon du néant artistique.
Mais pour le reste du monde, Kotoyama était l’artiste intouchable qui avait réussi, contre les « traditionalistes ringards »,
la « fusion entre l’humanité et l’animalité, entre le monde et
l’immonde, entre la vie et la mort, entre l’immobilisme et le
mouvement, entre l’artiste et l’homme ! ». Le 22 mars 2017, il
reçut en grandes pompes la médaille d’Honneur des Arts, des
mains moites d’émotion de la ministre de la MixCulture.
Ce génie franco-japonais (la nationalité lui fut accordée le
jour même où il la demanda, lui offrant en même temps
d’énormes ava n t ages fiscaux) représentait « l’incarn at i o n
biblique de l’artiste moderne qui crée de son temps, avec son
temps, pour son temps. » avait pompeusement écrit la revue
La Semaine des Arts. La formule fut reprise et imprimée en
grand et en AKB sous l’immense portrait souriant, fat, satisfait et judicieusement télévisuel du plasticien-étronique, affiché sur le flanc Est du Centre Pompidou, triste façade battue
par les vents froids d’automne.
Kotoyama en profita pour créer une marque de parfums
pour hommes (Kotodor), une ligne de vêtements de luxe pour
femmes (Kotostar) et, évidemment, toute une série de modèles
de téléphones portables Kotophon, de couleur AKB, et en
forme d’étrons divers que tous les asservis aux modes s’arrachèrent à prix d’or dès leur mise en vente ; Kotoyama était
souvent l’invité de plateaux télé.
Rapidement, il fit des émules. L’Américain John Waterberg
(1982) se lança dans la création de copies des plus beaux
sites naturels du monde, reproductions faites avec du mucus
nasal séché et du cérumen, le tout malaxé avec du sperme,
semence appartenant exclusivement à l’artiste. Il déposa son
matériau sous le nom de JWaterpaste (brevet A41D-254 du
20 février 2016). Le Grand Canyon d’Arizona, Ayers Rock, la
Laissez toute espérance… Chant VIII
221
baie d’Along, la Vallée de la Luna, les tourbières du
Connemara furent refaits avec une précision chirurgicale et
des couleurs pour le moins originales. Ces créations furent
aussitôt exposées dans les plus prestigieux musées européens
dont les conservateurs déclarèrent d’une seule voix que
Waterberg était le « néo-démiurge de la sculpture ». L’artiste
promit au Musée du Louvre, pour seulement cinq petits millions d’euros, une reproduction spermique animée des chutes
d’Iguazù qu’il ferait découvrir, en août 2018, à l’occasion de
la Semaine des Arts de Paris.
Il s’affichait toujours en compagnie de trois magnifiques
mannequins qui, on le devina aisément, l’aidaient autant à
empêcher la sursaturation de son compte bancaire qu’à produire le JWaterpaste. John Waterberg éleva la pâte de semence
au rang du marbre de Carrare. « L’homme qui sperme-est
d’être le Bernini de son temps ! » titra sans scrupule Le Parisien
du Soir, journal hautement modernophile, roi du pet de l’esprit et incroyablement lucide en matière artistique.
Un grand courant de création apparut alors en Europe occidentale où les substances les plus diverses, issues du corps
humain (ou animal), furent employées à la réalisation
d’œuvres dont la seule raison d’être, était de montrer la liberté retrouvée, la rebellitude de l’art moderne, évidemment sans
concession (formule pseudo-moderne totalement éculée,
mais toujours si « positive »), en tirant un grand trait vengeur
et éradicateur sur les matériaux du passé.
Enzo Caliparti (1978- ) devint le spécialiste de la glaire
séchée dont les sculpeintures sont aujourd’hui universellement
appréciées.
John Colridge (1973- ) fut le précurseur d’œuvres faites
de poils féminins collés par la sueur, la salive, la cyprine ou
autres productions corporelles agglutinantes. Il exposa à
Laissez toute espérance… Chant VIII
222
Londres une magnifique « Vierge Noire » ainsi produite qui
fit l’admiration de New Modern Art, la principale revue américaine d’art moderne.
Pedro Cabro del Monte (1963) alias le « Grand
Boudineur ». Il créait ses « transpositions transversales » de
Velasquez et du Greco en utilisant du sang de sanglier mêlé à
de l’urine de cerf, mélange qu’il faisait cuire exclusivement
dans un ancien four à pain et qu’il introduisait ensuite dans
des préservatifs colorés.
La peinture, en tant que matière, était décidément démodée,
ridicule, bannie. Le support artistique et ce qu’il pouvait
représenter de réalité, de symbolique, de moral ou de religieux, n’avait plus aucun d’intérêt. Seuls comptaient l’origine
biologique de la texture, sa projection sur le support en question par le geste, l’action, le mouvement (en se « réappropriant » la conception de Pollock), le remplissage de l’objet à
exposer, unique compensation à la mort de l’art classique. Et
n’étaient pas négligés les millions d’espèces sonnantes et trébuchantes que tout cela rapportait à ces artistes et à leurs cysticerques.
Enfin, dans un article mémorable du Monde annonçant l’exposition Kotoyama au Centre Pompidou pour la fin de l’année, article parsemé de terminologie pseudo-catholisante, on
put lire du plumitif verbigérateur de service : « l’acte créatif
kotoyamesque est édénique, cosmique, issu d’une genèse
artistique profondément originale. Grâce à Kotoyama, l’art
moderne, stigmatisé par la censure historique et populaire est
enfin ressuscité ; il a accepté l’assomption de son appellation ; il a annoncé la venue de son Messie ! Akira Kotoyama
a comblé le délai de viduité de l’acte créatif, ce veuf éploré de
l’art moderne »
Laissez toute espérance… Chant VIII
223

Dantin eut un vertige soudain. Il comprit ce qui le tourmentait depuis des jours, depuis des semaines, depuis des mois.
Il vit enfin le fossé immense, le gouffre qui s’était créé entre
la ville qu’il avait connue jadis et ce Paris-I de 2017. Il perçut
l’antagonisme radical entre ce bâtiment anachronique, monstrueux mausolée imposé par des hommes ayant vendu leur
âme de Parisien pour moins de cinq deniers, et le monde de
sa jeunesse. Ce soir-là, Dantin comprit « son » monderne.
C’était l’installation sur Terre de l’Enfer qu’il l’avait vu dans
quelques gravures anciennes avec les fleuves de glace, le sable
brûlant, le cône géant menant à Lucifer. Il côtoyait les damnés aux mille supplices qui avaient cédé à la tentation de leur
époque. Il croyait voir et entendre couler de tous côtés
l’Achéron, le Styx, le Phlégéton et le Cocyte et il les regardait
se déverser dans toutes les rues, dans tous les caniveaux du
bon vieux Pantruche. Ils charriaient toutes les âmes perdues
des Parigots qui abandonnèrent lâchement leur ville aux promoteurs, aux politiques, aux hommoïdes-musicopathes à patinettes ou autres pantins sans fil, juchés fièrement sur des
vélibs à pédales luminescentes, allant se dorer les fesses sur les
berges bétonnensablées de la Seine ou se trémoussant au rythme
de pathétiques musicnights. Il sentait ces pestilences sataniques
aux couleurs exacerbées qui suintaient de la place Beaubourg,
de la fontaine Stravinski, qui défiaient la tonalité naturelle et
douce des vieux immeubles du quartier de l’Horloge, de la
capitale, du pays, du monde entier. Partout où il dirigeait le
regard de ses souvenirs, partout il voyait que ce qui restait du
monde historique qu’il avait connu dans sa jeunesse, cédait du
terrain, jour après jour, contre les forces infernales du modernisme et ses sbires : l’économie déchaînée, la culture de
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masse, le sport de masse, la communication de masse, l’alimentation pervertie de masse, les festivités permanentes de
masses, la fin de la vie privée, la fin de la séparation des sexes,
la pénalophilie généralisée, l’égalitarisme obligé et toutes les
sinistres troupes de la grégarité.
Dantin ressentait tous les désastres causés par l’homoccidental
qui s’était déclaré « moderne » le jour où il se créa un
Nouveau monde à son image dans l’euphorie de sa nouvelle
Gloire arrivée. Le monderne de Dantin n’était pas tant cette
nouvelle époque qui avait totalitairement rompu avec celle de
son enfance, situation déjà paradoxale, que le lieu de cette rupture, ce lieu atopique en incessant mouvement. Il vit l’image
d’un train duquel la locomotive s’était détachée de ses wagons
et qui, lancée à toute vitesse, continuait aveuglément son chemin. Les wagons immobilisés représentaient le temps historique, ancré dans une intemporalité, une éternité fondatrice
de l’Histoire La locomotive emballée, c’était le Temps qui
toujours se déroule. Le monderne, lui, avait évidemment abandonné les voyageurs du convoi de l’Histoire et courait aveuglément à folle allure après le Temps, suivi de tous ceux qui
n’avaient pas voulu « rater le train en marche » selon une
vieille expression moderniste. Le monderne encore, refusait
toute discussion, toute analyse, toute critique, toute polémique sur sa course et ses motifs, s’auto-légitimant par des
éloges permanents, une culture approbatrice et des « lâchers »
récurrents d’idées, de philosophies, de gadgets techniques, de
pensées politiques, d’actes éco-citoyens, etc., toutes choses ou
concepts changeant tous les trois mois et remplacées cycliquement par leurs néo-avatars. Ce monderne, enfin, c’est-à-dire
l’Enfer de Dantin, n’était rien d’autre que le mouvement perpétuel d’un monde dont l’agitation incessante, devenu son
essence même, lui interdisait tout simplement d’être le monde.
Laissez toute espérance… Chant VIII
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— Eh bien, Daniel ? dit Marot en voyant le regard de son
ami, fixé sur le Centre Pompidou.
— Cette époque, dit Dantin, est un cauchemar dont j’essaie
de m’éveiller ! Lucie le disait si justement, je dois trouver le
porteur de lumière, je dois rejoindre le Lucifer de ce Temps
pour le traverser et en sortir ! Ne pas rester prisonnier du
monderne. Oui, il faut que j’entre dans cet Enfer et que je le traverse de part en part, jusqu’à son extrémité, car je veux me
prouver que je ne suis pas le dernier des hommes et surtout,
que je ne suis pas inférieur à cette méprisable époque. Je dois
boire le chicotin jusqu’à la lie. Mais pour l’instant, j’ai l’impression d’être bloqué, figé, de ne plus pouvoir avancer au
milieu de cette ville démoniaque.
— Cher ami, je suis sûr que tu trouveras les clés d’or de la
thébaïde que tu cherches. Il ne faut s’endormir, ni à l’ombre
d’un mancenillier, ni à l’ombre d’une armée. Laisse donc courir le monde, car jamais nous ne serons plus jeunes.
Maintenant, ne t’inquiète pas, nous trouverons quelqu’un par
qui la « ville » nous sera ouverte.
tal che per lui ne fia la terra aperta
226
Laissez toute espérance… Chant IX
227
CHANT IX
Elles avaient forme et gestes féminins
Hydres très vertes pour coiffures
Pour cheveux des serpents et des guivres.
Il était près de 21 h 55 quand Dantin et Marot entrèrent
dans le vieil immeuble de la rue du Plâtre où résidait le poète.
Un escalier étroit, guidé par une élégante rampe en métal
ouvragé, serpentait jusqu’au dernier étage. C’est par celui-ci
que les deux hommes montèrent au sixième, car un ascenseur, même pour deux personnes, eût été impossible à installer dans un espace aussi resserré que cette cage d’escalier. Les
marches en bois grinçaient à souhait, le papier peint collé sur
les murs avait au moins soixante ans et les interrupteurs de la
minuterie, vestiges des années quarante, étaient ces quarts de
globes métalliques argentés avec en leur centre le tout petit
levier chromé qui bascule en un clic retentissant comme un
microscopique battant de cloche.
À travers une des étroites fenêtres de la cage d’escalier,
Dantin aperçut, à peine illuminée, l’église Saint-Merri. Écrasée d’un côté par les hauts immeubles attenants, elle faisait
courageusement face, de l’autre, à la présence vulnérante du
Centre Pompidou. Dantin découvrit son curieux clocher en
tourelle octogonale et sa majestueuse façade gothique, serrée
entre les maisons, comme le furent si longtemps les églises,
pour rappeler aux démunis, aux malades, à tous les croyants,
la bienveillante proximité de Jésus ou Marie.
Laissez toute espérance… Chant IX
228
Une fois encore, l’ex-policier ne put s’empêcher de comparer les artistes médiévaux qui avaient érigé ces sublimes et
indestructibles monuments de pierre à la foi d’un Dieu miséricordieux avec les bâtisseurs de son époque qui avaient
détruit tant de magnifiques demeures historiques pour dresser leurs blocs architecturaux, morts-nés. Dantin se demanda,
en souriant intérieurement, à quoi ressembleraient les ruines
du Pompidolium dans sept cents ans tandis que la flèche de
Saint-Merri, comme le doigt de saint Jean-Baptiste, indexerait
toujours le ciel et insufflerait l’espoir et la foi en des cœurs
gorgés d’espérance.
Dehors, sur la façade, la statue du prétendu Baphomet (ou
symbole alchimique templier) gardait sa troublante apparence
hermaphrodite et continuait d’intriguer ceux qui, longeant
l’édifice en promeneurs curieux, lèvaient la tête et apercevaient sa face cornue accrochée à la clé de voûte du porche,
tandis que d’autres, plus au fait de son histoire, regrettaient la
turgescence disparue de la sculpture mystérieuse.

Ils arrivèrent au sixième étage et Marot fit entrer son ami
chez lui. L’appartement du poète avait cet aspect et ces
odeurs si typiques des vieux logements parisiens : un couloir
étroit et sombre distribuant des pièces petites, hautes et faiblement éclairées ; un papier peint obsolète aux couleurs délavées et aux motifs tortueux faits de grandes rosaces ou gerbes
florales anciennes, bien symétriquement disposées ; des plafonniers en verre opaque, ondulés et polis à leur circonférence, oscillant mélancoliquement au bout de longs fils électriques torsadés qui laissent voir, cà et là à travers quelques
centimètres dénudés, le doré des fins filaments de cuivre ; un
Laissez toute espérance… Chant IX
229
parquet dont les lattes étroites, épaisses et rainurées à leurs
extrémités et qui branlent en gémissant sous le poids des pas,
exhalent sensiblement leurs dernières senteurs cirées ; des
poignées de porte ovoïdes en laiton et ivoire, fixées tant bien
que mal à l’axe carré dont l’éternel clou rouillé qui le transperce, dépasse juste assez pour qu’on s’y écorche ; des sommiers
dont les ressorts grinçants et grimaçant sont écrasés par de
pesants et étouffants édredons cousus d’épais fils de lin ; la
petite cheminée à plaque métallique coulissante en trois volets
avec son plateau de marbre cassé au coin gauche et qui sent
encore l’âcre bois brûlé malgré le demi-siècle passé depuis sa
dernière flambée ; de larges moulures encadrant les plafonds
et d’autres, plus fines, mal cloutées à mi-hauteur des murs,
dont la peinture jaunie qui les recouvre est presque partout
écaillée ; des myriades de recoins de murs qui offrent un asile
bienveillant à la poussière tentée de s’y nicher ; de fins tuyaux
de plomb accouplés qui serpentent en sinuosités ostentatoires
à travers toutes les pièces selon les commodités de passage de
l’une à l’autre ; des toilettes où pend une longue chaîne qu’il
faut tirer avec force par la petite poignée en bois pour libérer
d’une traite, et avec un effroyable vacarme, toute l’eau contenue dans le réservoir en fonte solidement maintenu au mur
par d’énormes griffes d’acier ; surplombant un minuscule
lavabo trapézoïdal, deux petits robinets qui ne se ferment que
difficilement fuient toujours malgré les visites réitérées du
plombier ; et enfin, cette inimitable et merveilleusement attachante odeur du Paris des années passées, odeur d’appartements aujourd’hui délitée dans le PVC, le neuf et les nauséabonds aérosols des discounts-shops.
Ainsi apparaissait aux yeux de Dantin, le logement désuet
de son ami poète où étaient disséminés un peu partout sur le
sol, les meubles, les étagères, une incroyable quantité de livres.
Laissez toute espérance… Chant IX
230
Appuyé sur le chambranle du couloir, Dantin avait humé
tout cela avec délectation depuis qu’il était entré dans l’appartement et il serait bien resté des heures ainsi, à déguster les
senteurs de sa jeunesse évanouie. Marot rangea quelques
livres encombrant une table basse, servit à boire, répondit à
quelques messages téléphoniques, griffonna quelques notes
sur son agenda et proposa à Dantin d’aller se restaurer non
loin de chez lui. La cloche de Saint-Merri sonna alors, chanta
même, vingt-deux heures. Dantin fit part à son ami de sa surprise d’entendre un tintement d’une telle beauté.
— Quel son magnifique, dit-il à Marot. Je crois que je n’ai
jamais entendu un aussi merveilleux timbre.
— Oui, tu as raison, répondit le poète. Merry est exceptionnelle et exprime à merveille la symbolique des cloches.
— Ah ? Dis !
— Par exemple, le corps de la cloche est le prédicateur dont
la foi et la force de conviction sont à l’image de la dureté et
de la résistance du métal heurté. Le battant est sa langue qui
allant frapper successivement les deux bords du « vase »
sacré annonce les Vérités des deux Testaments.
— Magnifique !
— L’imposant montant qui soutient le grand vase de bronze, le bélier ou le mouton selon les gloses, est en bois et représente la croix du Christ tandis que la corde tressée qui sert à
mouvoir le battant est la science des Écritures, issue du mystère de la Croix.
— Merveilleux. Tu sais, je crois que je ne me lasserai jamais
de penser que chaque centimètre carré d’une église possède sa
symbolique et que tout converge vers un Tout sublime.
— Oui, Daniel. L’art médiéval fut un des principaux
moteurs de la foi. Chartes !… Chartres !… Si tu savais tout
!…
Laissez toute espérance… Chant IX
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Ils quittèrent l’appartement. La froide nuit d’automne était
maintenant bien installée sur Paris-I. Les ténèbres boueuses
renversées sur la ville étaient transpercées par les flèches multicolores lancées par le Centre Pompidou.
Les deux hommes arrivèrent au pied de l’immense image
publicitaire et regardèrent une fois encore le visage infatué et
satisfait de l’artiste japoniais. Luc Marot fit part à son ami,
qu’ainsi photographié, tout de blanc vêtu, ensaché dans son
sindon moderniste, Kotoyama incarnait avec une involontaire ironie la fusion des trois Érinnyes : tel Mégère, il haïssait
l’art vrai, refusant cet héritage offert ; tel Tisophone, il se vengeait de cette histoire de l’art en jouissant de sa disparition
programmée comme un coq allogène en parade ; tel Alecto,
enfin, il poursuivait implacablement son chemin de néant
artistique, aveuglément salué par les médias.
Les deux « voyageurs », cherchant où dîner, dépassèrent ce
que Marot appelait le MIAM, le Musée Inutile d’Art Monderne…
— Qu’une population ait pu s’amouracher d’une telle
« latrine » bariolée de si baveuses couleurs prouve bien l’effroyable abaissement des hommes de ce siècle, lança le poète.
Ils marchèrent un long moment sans trouver la moindre
gargote où se restaurer. Partout, ils se voyaient refuser l’entrée, soit parce que c’était complet, soit parce qu’il était trop
tard. De dépit, Marot emmena son ami dans un petit caboulot qu’il connaissait non loin de la place Saint-Michel. Ils y
dînèrent à leur faim puis se séparèrent.

L’église Saint-Merri, ou Saint-Merry (de Médéricus) a une
longue histoire que la plupart des guides touristiques sur Paris
racontent avec plus ou moins de détails et d’illustrations et de
Laissez toute espérance… Chant IX
232
vo c ation. Disons, pour résumer quelques informations
notables, que saint Merri a été choisi en l’an 885 pour être le
saint patron de la rive droite. L’église, une fois bâtie, fut donnée au Chapitre Notre-Dame et est aujourd’hui connue
comme la dernière des quatre « filles de Notre-Dame »
encore debout, miraculeuse rescapée des fureurs destructrices
jacobines, en attendant celles du monderne socialiste. Elle
accueillit quelque temps le grand poète italien Boccace ainsi
que saint Edmond, arch evêque de Cantorbéry. Comme
nombre d’édifices religieux, elle a subi d’irrémédiables destructions au cours des guerres de religion, la Révolution l’estropia, l’amputa de ses sculptures originales et l’utilisa comme
fabrique de salpêtre, puis de magasin. Gravement mutilée, elle
ne fut restituée au culte catholique qu’en 1803.
Saint-Merri, bien que bâtie en pleine Renaisance, est entièrement en style gothique tardif anglo-flamboyant et son plan
d’élévation est calqué sur celui de sa grande sœur, NotreDame de Paris. Le magnifique vaisseau de la nef à cinq travées a la particularité de n’avoir qu’un bas-côté nord et deux
bas-côtés sud. Au-dehors, le clocher carré, restauré, a retrouvé sa hauteur d’origine « grâce » à l’incendie de 1871 et sa
tourelle octogonale décorée d’arcatures abrite la plus ancienne cloche de Paris, baptisée « Merry » et fondue en 1331.
Enfin, sa crypte à laquelle on accède par un bel escalier de
pierre de quinze marches, contient la châsse où reposent les
saintes reliques de l’abbé Médéric. De plan carré, ses voûtes
retombent sur un épais pilier central dont le chapiteau est
orné de grappes et de raisins. Elle abrite également la dalle
funéraire de Guillaume Le Sueur et de sa femme Radegonde
Budé. De chaque côté de la dalle gisent quatre tombeaux,
imparfaitement scellés (comme prêts à laisser échapper au
dehors les esprits qui y sont enfermés) qui contiennent,
Laissez toute espérance… Chant IX
233
d’après les cartouches gravés sur leurs contours, quelques disciples d’Épicure. Un esprit éclairé sur les préceptes épicuriens
qui nient l’immortalité de l’âme trouverait curieuse la présence de ces tombeaux d’hérétiques en un tel lieu. C’est ce que
qu’avait expliqué Marot à son ami qui les découvrait, ce premier mardi de novembre, car tous deux avaient justement
évoqué le problème de l’immortalité de l’âme quelques
minutes auparavant.
Dantin, qui était arrivé beaucoup plus tôt que prévu au rendez-vous fixé avec le poète, bénit cette erreur, car elle lui permit de se retrouver attablé dans un petit bistrot de la rue
Rambuteau avec une noisette bien chaude devant lui. Il sortit
de son sac son carnet noir qui ne le quittait plus et poursuivit
son écriture.

(5)
Les jeudis, quand je n’avais pas assez d’argent pour aller au cinéma,
je me consolais par de longues promenades aux Galeries La Fayette.
Menant de la rue Pigalle à la rue de la Chaussée d’Antin, le trajet que
je parcourais d’un pied léger était le théâtre de tout un monde d’aventures,
de jungles infestées de monstres tentaculaires, de déserts torrides où
grouillaient et crépitaient crotales, crocodiles, crapauds scrofuleux et scor pions cyclopéens.
Je descendais la rue Pigalle où étaient postées les « dames » et me
demandais ce qu’elles attendaient, là, comme cela, adossées aux cham branles des portes étroites et sombres de la rue, lançant des regards
étranges aux hommes qui défilaient devant elles. Parfois, j’en voyais une
qui discutait activement avec l’un de ces hommes puis ils disparaissaient
tous deux, furtivement, dans une obscure entrée d’immeuble. D’autres
fois, une autre criait après un badaud qui s’éloignait tout penaud. Alors,
Laissez toute espérance… Chant IX
234
ses consœurs dictériades d’en face se mettaient à rire aux éclats, elles l’in terpellaient en lui criant des plaisanteries grivoises qu’elle renvoyait à son
tour (en employant des mots qui m’étaient inconnus) par-dessus les voi tures qui remontaient la rue pentue vers la place Pigalle.
En bas, au croisement de la rue Blanche, je tournais à gauche et cin quante mètres plus loin, j’obliquai à droite. Alors, j’arrivais aux pieds
de l’église de La Trinité. Je traversais la place d’Estienne-d’Orves et je
me retournais compulsivement, tel la femme de Loth, en jetant à chaque
fois un regard vers l’édifice. Je lui trouvais quelques similitudes avec mon
« Sactos », mais en moins majestueux.
La Trinité ! Je n’avais pas à cette époque les préoccupations hermé neutiques qui m’eussent poussé à approfondir le dogme de la Trinité,
l’un des plus anciens formulés, mais j’aimais la sonorité du nom de cette
église. Alors, je cherchais sur les tours, sur la façade, sur les côtés, sur les
portes, où je pouvais voir cette Belle Dame appelée « Trinité » à qui était
dédié cet imposant ersatz haussmannien. Ma culture catéchiste appro chait le néant, mais j’étais naturellement attiré vers ces églises catho liques, car je comprenais instinctivement qu’elles portaient toute l’histoi re de Paris, de France, qu’elles étaient les pièces d’un immense puzzle
civilisationnel auquel, non sans une certaine fierté, je me sentais appar tenir. Des années plus tard, en pénétrant pour la première fois dans la
nef ensoleillée de la Madeleine de Vézelay, je faillis m’évanouir tant la
beauté de l’architecture et la force spirituelle des lieux me chavirèrent
l’âme et le corps. Mais, revenons à Paris, à cette délicieuse et douce erran ce mnésique vers les Galeries La Fayette.
Les jours d’hiver, quand le froid et les frimas m’engourdissaient les
doigts, pour les réchauffer j’achetais des marrons grillés à l’échoppe atte nante à la terrasse du grand café, juste au début de la rue de la Chaussée
d’Antin. Leur odeur enchanteresse se répandait sur la place d’Estienne
d’Orves et se faufilait dans toutes les rues adjacentes jusqu’à ce que s’étei gnissent, bien plus loin, leurs derniers effluves d’odoriférantes douceurs.
Ainsi, tout en remontant la rue de la Chaussée d’Antin, quand mon
Laissez toute espérance… Chant IX
235
petit sachet était déjà vide, mon odorat continuait à profiter des saveurs
dont mes papilles étaient maintenant seuvrées.
Cent mètres plus loin, les magasins des Galeries La Fayette m’atten daient. Leurs immenses vitrines étaient remplies de jouets recouverts de
fausse neige se reflétant sur des océans de papiers argentés, jouets que les
rampes de projecteurs électriques et des gerbes de guirlandes clignotantes
faisaient étinceler en tous sens de leurs lactescents reflets.
Après avoir rêvé quelques minutes devant ce spectacle admirable, j’en trai vite me réchauffer et me précipitai au premier étage où l’on trouvait
tous les jeux possibles et inimaginables. À cette époque, les enfants en
avaient l’usufruit malgré la casse qui arrivait inévitablement sous les
regards assassins des vendeuses, transformées alors en Furies.
Nous étions quelques gamins du Sactos à venir profiter de ce Paradis
où le bruit et la fureur des enfances joyeuses éclataient à fendre-tympans,
là, au premier étage des Galeries La Fayette où la joie de vivre a nour ri mes jeunes années.
Sur un immense plateau de bois, un non moins immense réseau ferro viaire était installé. Des dizaines et des dizaines de trains lilliputiens se
croisaient, se doublaient, se frôlaient, roulaient en tous sens avec fumées
et bruitages dans un décor de maisonnettes multicolores, d’arbres et talus,
de tunnels, gares, aiguillages, passagers et badauds, garde-barrière,
poteaux de signalisation, passages à niveau. Certains trains émettaient
des sons enregistrés tandis que d’autres fumaient comme les vraies loco motives que je voyais parfois à la gare du Nord et qui se faisaient déjà
de plus en plus rares, signe évanescent de la fin d’une époque. Et nous,
avatars en culottes courtes de Lemuel Gulliver, manipulions les « trans fos » avec leur gros bouton rotatif central en forme de flèche pour accé lérer ou ralentir la course des convois, provoquant intentionnellement, de
temps en temps, des accidents ferroviaires.
Un peu plus loin, les Meccano aux couleurs flamboyantes nous pro posaient d’incroyables constructions faites de centaines de pièces assemblées
que toutes nos boîtes réunies n’auraient jamais pu concurrencer. Sur une
236
vaste table, des roues, poulies, rotors, plaques rouges, bleues et jaunes, bou lons, écrous et clés étaient généreusement étalés par milliers. Nos petites
mains de bricoleurs, fébriles et agiles, les utilisaient pour tenter de construi re la plus belle grue ou le plus beau camion de pompiers que l’on pût voir.
Sur un des bords de la grande table, un hélicoptère Alouette II de
démonstration d’un mètre de large suscitait l’admiration des pros du
Meccano tant la complexité de sa réalisation et sa fidélité au modèle
affiché à côté de lui étaient hallucinantes.
Ailleurs, il y avait les jouets téléguidés. Autos, grues, avions, fusées,
tout était téléguidé. On suivait dans les allées encombrées une rutilante
DS 19 ou une blanche Caravelle d’Air France accrochées à leur long
fil dont l’autre extrémité était reliée au boîtier magique. Sur celui-ci, le
petit volant que l’on tournait à droite, à gauche et re à droite pour le faire
zigzaguer, actionnaient l’avion et nous ne nous étonnions jamais qu’il ne
décollât point.
Le monde du bouton-poussoir naissait sans qu’on n’imagine l’avenir
radieux et universel qu’il allait avoir. Pour quelques années encore, le
contact avec les jouets passait par tous les sens. Cela leur donnait une vie,
une force éducative, une richesse morale même, toutes aujourd’hui dispa rues dans l’arsenal des jeux informatiques où la perception sensorielle du
matériau qui le compose n’existe plus. L’enfant qui joue a été entière ment remodelé par les Pygmalion sans âme de l’économie de marché et de
l’indifférenciation sexuée.
Après être resté un long moment l’étage des jouets, je montais au troi sième pour aller lire. Je tirais des étagères à bandes dessinées le tout der nier album relié de Spirou ou Tintin, un Blake et Mortimer ou un
Lucky Luke puis je m’asseyais à même le sol avec les copains que je
retrouvais là et nous dégustions ensemble des minutes de calme et de
découverte. Il n’était pas rare au cours de ces séances de lecture que l’un
de nous sortît d’une bibliothèque située de l’autre côté des rayons de BD,
un Jules Verne, un Gaston Leroux ou un Maurice Leblanc qu’il avait
déjà lu et nous en vantait avec conviction les immenses qualités. Alors,
Laissez toute espérance… Chant IX
237
nous nous empressions de le lire à notre tour. Ainsi, je découvris sous
l’insistance de « Grand Claude des Abbesses », L’Aiguille creuse et
Le tour du monde en 80 jours.
La lecture était mon amie intime, créatrice de mondes imaginaires, sen sibles, irréfragables et mystérieux, mais toujours reliés à la vie réelle par
ces tresses de fils séraphiques tissés d’encre dorée appelés « phrases ».
Elle agissait comme un ange protecteur de mes soucis de jeunesse et elle
repoussait les amères attaques de la tristesse adolescente en m’ouvrant les
portes d’univers merveilleux que je pouvais explorer à ma guise, fussentils peuplés de diaboliques et effrayants personnages. Que pouvais-je donc
redouter en grandissant sous cette fidèle égide ?
***
Un peu plus tard dans l’après-midi, d’humeur coquine, j’allais me fau filer près des escalators où, en levant discrètement la tête, je pouvais mirer
à travers les grandes plaques de verre translucide qui protégeaient les
accès aux marches de métal, les jolies jambes des jeunes femmes qui des cendaient à mon étage. Parfois, j’apercevais le haut d’un bas fixé à la
gaine par sa petite pince de caoutchouc ou mieux encore, le délinéament
troublant d’une culotte. Alors, satisfait, je redescendais aux rayons des
jouets et j’allais contempler les panoplies qui me faisaient tant envie
comme celles de Zorro ou d’Ivanhoé (le preux chevalier interprété par
Roger Moore) dont je suivais fidèlement les aventures à la télévision.
Il me revient subitement en mémoire des images qui s’entrechoquent
comme des boules de billard sur les bandes de mes souvenirs pour se
rejoindre en un de ses coins : les trajets de retour vers mon Sacré-Cœur
dans les froides nuits hivernales.
Chaque décembre entre Anvers et la Place de Clichy, le Boulevard
Rochechouart illuminait le quartier, car une fête foraine y était installée
et ses myriades de lucioles électriques éclairaient les trottoirs enneigés.
Les flâneurs riaient, criaient, piétinaient, piaillaient, dansaient à la
Laissez toute espérance… Chant IX
238
brume, faribolaient aux flocons. Je ne pouvais détourner mes regards des
manèges si beaux, si mouvants, paradoxalement si vrais : le train fan tôme, le palais des glaces, le tapis du délire, les autos-tamponeuses, le
grand bateau balançoire (où Françoise Hardy fut filmée pour son scopi tone de « Tous les garçons et les filles » — quand je regarde le scopitone de cette chanson, j’aime à croire que c’est moi le petit garçon plan té devant le Trianon, admirant l’immense manège tandis que Françoise,
cheveux secoués par le vent, chante mélancoliquement—), les Loteries où
l’on nous distribuait, une fois sur dix, des billets gratuits, les femmes à
barbe ou femmes serpent, les tirs au fusil sur les ballons ou les pipes en
argile, les billards et lancers d’anneaux, les boxeurs ou catcheurs, les
salles de jeux avec les grands appareils électriques dont le jeu de l’ours
—sur lequel il fallait tirer avec un fusil à lumière, et qui se levait, gro gnait, se retournait, et repartait dans l’autre sens quand on avait réussi
à atteindre l’oculaire cercle de verre— et tant d’autres merveilles pour un
petit enfant du Sactos. C’est ainsi qu’un soir, en flânant bien trop long temps devant les attractions illuminées, malgré le froid, je m’étais retrou vé fort tard à la porte de mon immeuble. Dès que je fus rentré chez moi,
honteux, j’inventai une excuse abracadabrante, que j’ai oubliée depuis,
pour expliquer mon retard et tenter de me sortir de l’embarras, pensant
être sévèrement réprimandé. Mon histoire et mon air faussement contrit
eurent de l’effet ; ce soir-là, à la place de la raclée attendue, méritée mais
redoutée, je reçus en mon cœur les éclats de rire de mes parents.
Cette fête foraine annuelle était pour moi une vraie fête, une coupure
dans le cycle banal de mes mornes semaines de collégien. La « Fête de
Noël » sur le boulevard Rochechouart générait des milliers de rires et de
moments de joie pendant le court mois de sa présence sur l’allée centrale.
Les clients de tous ces manèges riaient d’un rire qui venait du fond des
temps, du même rire que celui de ce paysan du moyen âge qui, quelques
fois l’an, lors des grands apports, pouvait enfin se reposer, manger, dan ser, boire, fêter son saint patron et lui rendre grâce de sa journée de
repos ; le même rire que celui de cet ouvrier métallurgiste du XIXe siècle
Laissez toute espérance… Chant IX
239
qui travaillait six jours par semaine du matin au soir et qui, épuisé mais
heureux, allait fêter le mariage de sa fille, de son fils ou celui de son voi sin ; le même rire que le nôtre, enfants de douze ans, bousculés, pour chassés dans les autos-tamponneuses par les copains que l’on essayait de
prendre en sandwich à notre tour. Tous ces rires étaient les rires joyeux
des fêtes qui extrayaient les hommes de la routine monotone de leur vie.
Ces fêtes-là accentuaient par leur irréalité et leur rareté, la prégnance de
l’existence individuelle fusionnée dans le flux historique de l’humanité.
À la Marot : Depuis, la notion de fête s’est radicalement transformée.
Les fêtes, ou ce qui a pris leur nom et place, sont devenues permanentes,
injonctives, dissolvantes dans le collectif le plus bruyant, le plus hysté rique et le plus mercantile [Des lieux mythiques de « soirées festives »
comme le Lido, les Folies Bergères, l’Ange Bleu, sont rachetés par
des sociétés d’industrie alimentaire ou de produits chimiques]. Le langa ge lui-même s’est chargé de lui faire sa fête, à la fête, en l’intransitivant.
On ne fête plus un saint, un moment, un événement, une revendication,
ni quoi que ce soit ; on FAIT la fête. La fête n’a plus d’autre but que
se fêter elle-même à travers des milliers de futiles prétextes puisque ce qui
compte c’est uniquement la fête faite pour elle-même, une fake foraine !
Elle est festivogène, car par son auto-reproduction elle est devenue l’oc cupation quotidienne de la nouvelle humanité. Elle n’est plus qualitative (peu importe le niveau de qualité de ce qu’elle fête), mais simplement
quantitative (sa valeur reconnue ne dépend que de la masse agrégée qui
la compose). Elle s’est fusionnée au temps, la fête est devenue LE temps.
La fête traditionnelle, historique, qui par son effraction occasionnelle per mettait d’avoir une sensation de l’écoulement de ce temps a disparu,
engloutie par l’amoncellement incessant de ce qui l’a remplacé, transfor mant l’existence quotidienne en mouvement d’une fête à l’autre dans
l’épanchement d’un bonheur mimétique, grégaire et si possible, assourdis sant. Par une noire ironie, la « vraie vie » n’existe plus qu’en moments,
brefs et rares, insérés comme un coin dans un tronc entre deux de ces fêtes
lémuriennes.
Laissez toute espérance… Chant IX
240
C’est ainsi qu’on a pu voir, dans les années quatre-vingt, un ancien
ministre de la sous-culture —qui en d’autres temps plus historiques eût
fait connaissance avec Martin bâton—, inventer et imposer à peu de
frais toute une série de fêtes ineptes et bruyantes que les Parisiens et
Français, déjà conquis par cette prétendue modernité, ont immédiatement
adoptées ; piteux p(h)arisiens en phase de rééducation civilisationnelle.
La mort et la mise au tombeau de l’individu et de son existence réelle se
sont accomplies dans la joie, les rires, la mixité et la hip-music.
Il en sera sûrement de même de l’Humanité ; elle finira par la
canaille, comme le prophétisa Nietzsche, mais en canaille festoyante…
Fin de « À la Marot » !

Une voix sortit Dantin de son écriture.
— Quis est homo, qui non fleret Parisis si videret in tanto supplicio ?
Entendant ces paroles de douleur, il leva la tête et vit arriver son Marot. Il referma son carnet et le rangea en se promettant de discuter bientôt avec lui des dernières lignes qu’il
avait écrites.
C’est ainsi que les deux hommes se retrouvèrent à neuf
heures moins le quart au bord de la fontaine Stravinsky.
Le climat était un peu moins sombre et sinistre que les jours
précédents et un vent plus doux soufflait des couloirs aériens
créés par la disposition des bâtiments autour de la fontaine.
Les touristes arrivaient déjà et photographiaient le Centre
Pompidou, les cafés à la mode, les artistes de rue, la fontaine,
c’est-à-dire tout ce qui était photographiable dans ce quartier
érigé pour le tourisme.
— Hello Daniel. Ponctuel, comme toujours !
— Hello Luc, en retard pour une fois ?
— Alors, bien dormi ? Ta nuit n’a pas été envahie par des
Érinnyes kotoyamesques ? demanda Marot à son ami.
Laissez toute espérance… Chant IX
241
— Non, aucunement ! répondit l’ex-commissaire.
— Alors, tes prochains cauchemars auront peut-être les
formes et les couleurs que tu vois ici ?
— Probablement ! Je n’ai jamais aimé ces horreurs bigarrées, répondit le policier.
— Oui, on peut dire que cette fontaine prête le flanc aux
« disputes théologiques ». Mais enfin, les Parisiens s’y sont
habitués.
— C’est une véritable horreur ! lança l’ex-commissaire.
— À ce qu’il me semble, tu ne goûtes pas plus les fables de
la fontaine… Stravinsky que le Pompidolium.
— Assurément non, répondit Dantin qui rit à la plaisanterie de son ami. Ni à sa morale de bas étage, animée comme
ses ridicules pantins mécaniques. Mais on s’habitue à tout,
même au toc ! Et quitte à défigurer la ville, autant le faire en
couleurs exubérantes, se sont dit les concepteurs de ce fatras
pour quincaillerie.
— La plupart des habitants de Paris se plaignaient de voir
leur ville trop monochrome, trop grise, argumenta Marot.
— Il ne tient qu’à eux de repeindre leurs immeubles et tous
les monuments historiques aux couleurs de Beaubourg et de
ce ridicule carnaval de ferraille. J’imagine la beauté retrouvée
des Invalides, de Notre-Dame ou du Louvre recouverts de
bleu, de vert, de jaune, de rouge.
— Oui, on aurait de magnifiques monuments hystériques !
— Très drôle ! Ah, que ce serait beau et moderne ! ajouta
Dantin sur un ton persiflant.
— Bien sûr ! Cela dit, je ne suis pas non plus un grand amateur de cet attrape-mouche peinturluré pour touristes chromophiles, déclama le poète.
— « Attrape-mouche peinturluré pour touristes chromophiles ». Tu as toujours de ces formules !
Laissez toute espérance… Chant IX
242
— Mais il s’agit bien de cela, non ? Et tu sais que cette fontaine, inaugurée en mars 1983 en hommage à l’œuvre de
Stravinsky, fut commandée par un ancien Maire de Paris qui
s’appelait Jacques Chirac ?
— Je me souviens parfaitement de lui, répondit Dantin. Il a
même été un président de la République qui n’a rien accompli d’historique pendant son mandat excepté, en faisant une
énorme gaffe, d’avoir évité à un Paris déjà moribond l’organisation des Jeux Olympiques de 2012, événement qui l’eût
immanquablement achevé ; ce qui vaut à ce Chirac le purgatoire, à mes yeux.
— Oui. Ce fut le premier d’une longue série de chefs
d’État complètement transparents, sans le moindre sens politique, qui ne laissent aucun souvenir dans l’Histoire de France
exceptés ceux de leurs concussions et de la désagrégation des
services publics déjà désespérés avant leur arrivée. Celui que
les moutons téléguidés viennent d’élire et son prédécesseur,
qui fut souvent traité de mollasson attentiste, brillent particulièrement dans ce vandalisme sociétal et dans celui de l’éradication forcenée de notre Histoire et de notre culture. Mais nous
développerons ce triste sujet plus tard, car il est bien trop
vaste. Revenons à cette fontaine. N’est-ce vraiment pas de
l’art pour toi ?
— De l’art ? Ce truc ? Si les guides touristiques le prétendent, si Jean Tinguely et sa femme qui l’ont conçu, s’il est
placé au pied d’un grand Centre Mondial d’Art Moderne, s’il
indique de l’entrée du sanctuaire de l’IRCAM, si des milliers
de touristes viennent s’y recueillir religieusement, a l o rs,
comme tu dis, c’est sûrement de l’art. Il n’empêche que quand
je regarde tout autour de moi, la seule vraie œuvre d’art que
je vois c’est Saint-Merri.
— Mais tu sais bien que les églises étaient également peintes
Laissez toute espérance… Chant IX
243
à leur « époque », polychromes comme l’expliquent les beaux
livres d’art catholique, dit Marot,
— À la différence que les motivations des uns étaient bien
différentes de celles des autres. On a l’impression que la
majorité des créations modernes appelées « Art » sont faites
à l’adresse d’enfants ou d’adultes attardés. L’infantilisation
permanente de la population passe par tous les supports,
recouverts, bien évidemment, du plus de couleurs chatoyantes et voyantes possible. Kotoyama en est l’incarnation.
— La couleur se joint à la cohorte des mercenaires de l’exhibitionnisme, ajouta le poète. Appelons cela le bigarrisme.
— Et je ne vois aucune d’âme là-dedans, affirma Dantin.
— Ahh, l’âme de l’art… soupira Marot.
— Oui ! Si l’art avait une âme. Mais si l’art est mort, son
âme lui a-t-elle survécu ?
— En voilà une drôle de question, répondit le poète,
presque de l’hérésie épicurienne. Je me demande également
ce que devient l’art vrai, à part des étrons d’animaux ou des
écrans géants de télé montrant, en 3D dans la grande Galerie
des Glaces à Versailles, des copulations d’Inuits en résine
dans des baignoires en marbre blanc remplies de vin, de graisse de phoque et de cartes graphiques.
— Va savoir, la merde et le foutre ont peut-être une âme
d’artiste, une « ârmtiste », plaisanta Dantin.
Les deux hommes s’esclaffèrent en se dirigeant vers l’église
qui semblait les attendre pour leur offrir un moment d’apaisement.

Au coin de la fontaine, rue du cloître Saint-Merri, et sur le
pourtour de la place Beaubourg, étaient disposées, comme les
Laissez toute espérance… Chant IX
244
tombes dans l’antique cimetière des Alyscamps, des rangées
de tentes précairement montées par ces « sans-abri » dont la
quantité ne faisait qu’augmenter en ce lieu précis, dans la plupart des autres quartiers de Paris-I et dans les grandes capitales d’Europe. La Mairie ne se souciait pas le moins du
monde de les loger et souhaitait même que les endroits occupés par ces squatters de rue fussent bien vite débarrassés de
leur encombrante présence. Aux pieds des tentes, quelques
réchauds à gaz qui dispensaient leurs flammes tentaient, en
vain, de réconforter les miséreux qui s’agglutinaient autour.
— Quelle horreur, tous ces malheureux partout, dit Dantin.
On dirait des chassés du Paradis-modenistes pour n’avoir pas
voulu y croire.
— Ou n’avoir pas voulu y adhérer, ajouta le poète. Là, les
hommes se retrouvent avec leurs semblables, unis par la précarité.
Tout en continuant leur discussion, ils se faufilèrent entre
les tentes que le tuyauteux monstre de plastique écrasait de
son ombre nombriliste. Ils dépassèrent ce lieu de supplice et
ses hauts remparts.
passamo tra i martiri e li altri spaldi
Laissez toute espérance… Chant X
245
CHANT X
Je répondis : « Le massacre et l’horreur
Qui teignirent de rouge le cours de l’Arbia
Font faire cette oraison dans notre temple. »
Un homme de grande taille, au visage livide sortit d’une
tente déchirée. Son regard malheureux et hagard se tournait
en tous sens à la recherche d’un morceau de sa vie perdue,
saccagé par le destin. Il s’approcha de Dantin et de Marot, et
s’adressa au premier, presque en pleurant.
— Par sainte Béatrice, avez-vous vu dans toutes ces ruines
mon ancien Paris, mon passé heureux ? Sont-ils vraiment
morts, tous les deux ?
Dantin, surpris par la question ne sut quoi répondre. Il resta
i m m o b i l e, mu e t , à regarder l’homme, puis la fontaine
Stravinsky, puis Marot et de nouveau l’homme. Le poète,
voyant le trouble dans lequel la question avait mis son ami,
intervint.
— Oui, nous avons vu votre beau Paris disparu. Nous
l’avons vu dans le grand cours du Temps, dans la tumultueuse rivière de l’Histoire, dans la nuit glacée de l’univers. Il a été
précipité dans les voraces entrailles de l’oubli et du néant.
La grande porte des souvenirs s’est refermée sur lui en
ouvrant, par un lien logique et fragile, l’autre porte, celle qui
lui fait face et qui donne sur le chemin de son futur, sur celui
de son modernisme outré.
Laissez toute espérance… Chant X
246
L’homme regardait Marot, les yeux emplis de larmes.
Le poète continua.
— Nous ne connaîtrons jamais ce qu’il en adviendra.
L’époque l’a érodé, ce lien, jusqu’à l’épaisseur d’un cheveu.
Ceux qui contrôlent les temps dans lesquels nous vivons ne
veulent plus que le présent soit issu d’une histoire, alors nous
renaissons à chaque seconde et l’oubli nous anime.
— Que ces mots sont durs à entendre et lourds à porter !
répondit l’indigent. Si passé et futur sont supprimés, comment vivre l’absence de ceux qui nous sont chers, dans le présent perpétuel ? ajouta-t-il, très ému.
— Voilà une question à laquelle je n’ai malheureusement
pas de réponse, continua Marot. Mais je sais qu’aux moments
où nos pensées ne sont que tournées vers le proche ou le présent, et que celui qui cherche la foi le fait dans les indéchiffrables symboles de l’univers, c’est le présage de bien des
temps de malheur !
L’homme soupira en baissant la tête. Il avait écouté la
longue tirade de Marot et comprenant que nulle lumière sur
ses doutes ne lui serait apportée par ces deux voyageurs, sans
plus dire un mot il retourna dans sa tente et ne reparut plus.
Dantin, honteux et désolé de n’avoir su lui venir en aide, le
regarda disparaître à sa vue. L’ex-policier s’était senti pris
dans d’inextricables lacs qui avaient endigué toute sa volonté.
Il avait été totalement bloqué face à cet homme, non pas tant
par des obstacles qui lui eussent été impossibles à franchir,
mais par l’absence de ce qui s’incarne comme la plus pure
définition de la Liberté : la Volonté ! Il venait d’éprouver ce
manque au plus profond de son être.

Laissez toute espérance… Chant X
247
Une jeune femme débraillée, hirsute, surgit à son tour d’une
des tentes. Elle avait une incroyable collection de piercings
disséminés sur le visage. Ses cheveux, colorés de rouge, de
blanc, de vert et de jaune s’harmonisaient à la perfection, mais
sûrement involontairement, avec la fontaine, là, juste à côté.
La femme vint se placer devant les deux hommes. Elle avait
entendu les dernières paroles déclamées dix minutes plus tôt
par la voix grave de Dantin.
— Vous n’auriez pas quelques euros pour une pauvre fille
perdue, chassée du Paradis moderniste ?
Ses anneaux qui cliquetaient quand elle bougeait la tête,
étincelaient dès qu’ils étaient frappés d’un des rares rayons de
soleil qui traversaient la boue nuageuse.
— Seriez-vous panier-piercing ? demanda Marot en souriant.
— Ahh, je suis tombé sur des petits comiques, lança la
femme. Bon, si vous n’avez rien pour moi, tant pis, je retourne dans mon terrier.
— Attendez ! dit Dantin. Je vais vous donner un peu d’argent.
— Eh, mais c’est qu’il est gentil, le grand, là. Et encore bel
homme malgré ses pattes démodées à la Elvis.
— Merci, répondit Dantin. Vous ne seriez pas mal non plus,
coiffée normalement et sans ces enseignes de quincaillerie
accrochées un peu partout à votre visage.
La femme rit à la plaisanterie.
— On ne me l’avait encore jamais faite, celle-là. Elle est
bien bonne !
— Merci, répondit Dantin.
— Vous savez, j’étais assez jolie, il n’y a pas si longtemps.
On me le disait même souvent. Mais cela ne suffit pas quand
la course au travail rend les autres féroces comme des loups.
Je n’étais pas assez louve, moi, alors, je me suis fait dévorer.
Laissez toute espérance… Chant X
248
— Vous faisiez quoi comme métier ? demanda le poète.
— J’étais vendeuse dans une grande librairie.
— Vous n’avez pas tellement le « look » d’une libraire,
ajouta Dantin en souriant.
— On change, quand la vie change ! Je connaissais bien
mon travail et les livres que je vendais. Je conseillais les clients
quand ils en avaient besoin et je les mécontentais rarement.
— Et ? demanda Marot.
— Pour pallier la crise économique et engranger davantage
de profits, les bureaux ont été délocalisés en Roumanie et la
totalité des ventes parisiennes est passée par l’Internet IV. Les
vendeurs et vendeuses peu combatifs, comme moi, ont été
mis à la rue et les autres ont dû partir en Roumanie. Mais ce
n’est pas sûr qu’ils soient mieux lotis, en fin de compte.
— Et vous ne touchez pas d’allocation-chômage ?
— Si ! Mais vous ne pensez tout de même pas que je pourrais vivre à Paris-I avec cette aumône ? dit-elle. Elle me suffit tout juste à me nourrir, et avec bien peu de produits de
qualité, quand je ne puis profiter des regrats.
Une larme apparut au coin de son œil.
— Non, évidemment, répondit Dantin.
Il sortit des billets de son portefeuille et les lui donna. Elle
les prit, les glissa dans la poche arrière de son jean délabré et
le remercia vivement.
— Comment vous appelez-vous ? lui dit-il
— Farinette !
— Farinette ?
— Oui, je sais, c’est un curieux prénom, mais après tout
pas plus ridicule que tant d’autres. Mes parents ne m’ont
jamais révélé la raison pour laquelle ils l’avaient choisi. J’ai
d’abord cru que j’étais née aussi blanche qu’un sac de farine
puis, plus tard, j’ai pensé qu’ils avaient vu le film consacré au
Laissez toute espérance… Chant X
249
célèbre castrat Farinelli. Enfin, j’ai cessé de me poser des
questions. C’était peut-être simplement qu’ils aimaient sa
sonorité.
— Quoi qu’il en soit, je le trouve très joli, répondit Dantin.
— Vrai ? demanda Farinette, les yeux s’emplissant soudain
de lumière.
— Juré ! affirma Dantin.
— Comme c’est gentil à vous de me dire cela.
Et avant même qu’il n’ajoute un mot, Farinette reprit :
— À propos de prénom bizarre, l’une de mes amies a appelé sa fille « Plateforme » malgré le refus du fonctionnaire de
la Mairie qui soutenait que l’appeler ainsi risquerait de couvrir
l’enfant de ridicule pour toute sa vie.
— Alors ?
— Alors, mon amie se sentant injustement lésée dans ses
droits de citoyenne a entamé une procédure judiciaire contre
cet employé et contre l’État-Civil. Le procureur qui s’occupa
de l’affaire trancha en sa faveur, arguant que refuser ce prénom portait atteinte aux droits inaliénables de choix des
parents, qu’il s’agissait encore une fois d’une décision discriminatrice. Puis il conclut son homélie en affirmant que
« Plateforme » était tout à fait joli, frais, original, consacré par
un romancier célèbre (que lui personnellement n’aimait pas)
et qu’il serait porté avec fierté par l’enfant ! L’employé de la
Mairie, lui, a été sanctionné pour « ostracisme onomastique ».
— Un monde devenu fourbe, marmonna le poète, à part.
— Je vous préfère en Farinette qu’en Plateforme, dit l’expolicier.
— Je vous avoue que moi aussi, ajouta la femme.
Dantin changea de sujet. Il tourna ses yeux vers les tentes.
— Cela fait-il longtemps que vous vivez de cette manière ?
— Quelques mois déjà. Nous sommes régulièrement chas-
Laissez toute espérance… Chant X
250
sés, mais nous revenons de tous côtés, toujours, jusqu’au jour
où ils enverront les Centaures pour se débarrasser de nous et
de leur mauvaise conscience que nous incarnons. Ce jour-là,
je ne sais pas ce qui se passera, mais que faire d’autre ?
— Oui, que faire ? se dit pour lui le poète. Quand le mal
est certain, la plainte ni la peur ne changent le Destin et le
moins prévoyant est toujours le plus sage. Quand viennent les
malheurs, ils ne viennent pas seuls, en éclaireur, mais par
bataillons !
— Les Centaures ! répéta Dantin, effrayé de la perspective.
— Peut-être un jour, vous-mêmes serez chassés de cet
endroit, ajouta la femme. Paris n’est plus un lieu à vivre.
— Vous êtes née ici ? demanda le policier.
— Oui, il y a quarante ans cette année.
— Vous êtes encore jeune et n’avez pourtant pas connu
Paris lors de sa splendeur.
— Non, sûrement. Mais j’ai quand même vu nombre de
transformations et changements bien regrettables. Je ne saurais dire si Paris a su garder son âme ni même si celle-ci survivra à la fin de ses murs quand ils seront tous tombés, érodés par la prévarication, détruits par le béton ou remodelés à
l’aune du moderne.
— L’âme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur
d’un mortel, glissa Marot.
— Eh eh ! Amateur de Baudelaire, l’ami du grand beau,
continua la jeune femme sans même le regarder. Ce que je
crois moins, c’est qu’elle puisse survivre aux destructions que
subit son corps de pierre, son corps historique. L’âme réifiée
de Paris est devenue celle d’un enfant qui ne pense plus qu’à
jouer à la patinette, à se gaver de gâteaux, de sushis ou de
kebabs et à se parer de bijoux en se remuant son cul comme
un épileptique. Les immeubles parisiens, qu’ils soient qataris
Laissez toute espérance… Chant X
251
ou non, ne servent plus qu’à loger des cadres de sociétés
informatiques, des traders millionnaires, des stars du cinéma
ou autres catégories de riches. Alors, qu’en est-il de l’âme du
Paris ancien et de ses habitants ?
— Morte ? Envolée ? C’est ce que je ressens quand je
regarde la ville, répondit le policier.
— Haussmann, qui fit percer des avenues et rasa des quartiers entiers pour avoir, entre autres, des lignes de tir de
canons afin de briser les élans révolutionnaires, n’a pas autant
détruit l’âme de Paris que les promoteurs des années soixante-dix, ajouta Farinette.
— Voilà justement ce qui fait que votre ville est muette,
répondit Marot, en riant à sa propre plaisanterie.
Farinette, cette fois, posa son regard plus précisément sur le
poète.
— Vous êtes un petit comique, Monsieur l’homme à la
mèche baudelairienne.
— Et vous, vous me semblez bien connaître l’histoire de la
ville.
— Assez ! Étudiante, j’ai travaillé sur ce sujet.
Puis, regardant fixement Marot :
— Mais c’est vrai que vous ressemblez étonnamment à
Baudelaire. Ne vous l’a-t-on pas déjà dit ?
Elle continua sans même attendre la réponse de Marot.
— Dans les mauvais temps, je n’ai point abandonné la ville
et dans les bons, je n’ai point eu d’intérêts et malgré ce que j’y
vis, la misère que j’y vois se répandre et les festivités et actions
politiques ridicules qui s’accumulent jour après jour, je crois
que si tout le monde s’accordait pour effacer Paris de la carte,
je serais la seule à le défendre.
— Qui sait… soupira Dantin.
Elle regarda les deux hommes tristement, comme emplie de
Laissez toute espérance… Chant X
252
lassitude, comme si elle voulait, elle, les consoler.
Le policier changea à nouveau de sujet de conversation.
— Vous ne vous sentez pas trop isolée ?
La cloche de Saint-Merri sonna neuf heures. Une houle de
tissu roula le long de la rue. Presque aussitôt, les tentes silencieusement alignées commencèrent à s’animer. Des dizaines
de personnes en sortirent comme des âmes damnées chassées
de leurs tombes par un brasier infernal. Tous sans foyer, sans
travail, sans aucune aide de l’État, sans avenir social, subissant
en plus les outrages du climat et du manque d’hygiène. Malgré
cela, une onde d’humanité se transmettait à travers eux, une
vibration qui les animait.
La jeune femme répondit à Dantin..
— Non ! Nous sommes nombreux dans ma situation de
newtramps, ici, dans ce quartier de Paris-I et dans tant d’autres
grandes métropoles occidentales. La pauvreté et la précarité
se développent partout dans le monde comme une gangrène
à progression accélérée. Le XXIe siècle n’est décidément pas
celui de la Fraternité ! Alors, nous nous aidons, nous nous
soutenons autant que possible. Et puis la solitude est affaire
de nature, vous devez le savoir, vous, le grand monsieur !
— Moi ? s’exclama Dantin. Et pourquoi devrais-je le
savoir ?
— Parce je sens bien qu’il y a en vous une quête inassouvie,
une recherche d’un absolu qui vous fait passer à travers toutes
sortes de chemins, d’expériences pour trouver une vérité, une
lumière apaisante. Et vous la trouverez, si vous persévérez !
Et avant même que Dantin ait pu répondre, elle ajouta :
— Au revoir Messieurs, et encore merci pour tout !
Elle tourna ses pas et retourna dans sa tente. Dantin la
regarda partir. Le visage de l’ex-policier montrait un grand
désarroi. Marot dut voir la gêne de son ami, car il lui dit :
Laissez toute espérance… Chant X
253
— Pourquoi donc sembles-tu si troublé ?
— N’as-tu pas remarqué sa ressemblance avec Lucie ?
— Oui, c’est vrai ! Une similitude de visage et de voix.
— Même sa façon de s’exprimer lui ressemblait. Quant à
sa dernière remarque, on aurait dit la sentence d’une Pythie.
De plus, elle a l’âge qu’aurait ma fille !
— Ta fille ? demanda Marot interloqué.
— Oui, je te raconterai un jour… nous étions si jeunes…
une femme que j’aimais beaucoup… elle a dû avorter…
— Allez viens, mon ami ! dit le poète, voyant que Dantin
était ému. Allons nous reposer dans cette église et peut-être
entendras-tu chanter par ces vieilles pierres quelques échos
du beau voyage de ta vie.
— Oui, allons-y, acquiesça le policier.
Ils dirigèrent leurs pas vers la gauche et laissèrent le mur
formé par les jouets métalliques bariolés de la fontaine chiraquienne. En face d’eux, Saint-Merri les attendait.
De l’autre côté de la rue, un grand panneau EAP à moitié
brisé par quelques irréductibles anti-mondernistes affichait inlassablement, comme les clics d’un vieux microsillon rayé, une
succession saccadée d’images de catalogues d’expositions du
centre Pompidou, les penalties spectaculaires d’un récent
match de foot et la promotion du dernier best-seller de Jim
Maussut. Au-dessus du panneau publicitaire, une Brother-K3
avait momentanément délaissé la surveillance des sans-abri et
tournait vers les deux hommes son pâle œil de verre aux
reflets noirs plutôt que pers.

Alors, d’épouvantables remugles regorgèrent des émonctoires souterrains s’extravasant sous la grande agora. On eût
Laissez toute espérance… Chant X
254
dit que le quartier entier régurgitait les pestilences des horreurs métalliques et plastiques d’Halloween, les grésillements
électroniques incessants, les vandales destructions architecturales, les ineptes fêtes journalières et leurs innombrables batteurs d’estrade, les rafles de police, les reportages truco-télévisés,
les bagarres de boulevards entre bandes rivales, les déchets
polluants laissés partout par les terrouristes, les aigres relents
acides des quick-food, enfin, tout ce qui lui avait été férocement imposé d’inhumain et qu’il supportait depuis tant d’années déjà.
Il exhalait jusqu’aux cieux cette puanteur affreuse.
Che’fin là sú facea spiacer suo lezzo
Laissez toute espérance… Chant XI
255
CHANT XI
Il nous faut retarder ici notre descente
Afin que nos sens s’accoutument un peu
Au souffle infect ; et puis nous n’y prendrons plus garde.
À peine les deux hommes pénétrèrent dans l’église qu’ils se
sentirent allégés, revigorés, libérés. Le silence aux doux échos
de la nef, les rais délicatement irisés ruisselant des vitraux, les
senteurs légèrement âcres exhalées de la pierre ancestrale
mêlées à celle du bois des chaises et des prie-Dieu, la beauté
et la grâce des voûtes d’ogives qui se rejoignaient en une pointe oblative comme les côtes d’une mitre d’évêque, l’hiératique
plénitude des statues ivoirées, tout cela apaisait le rejet organique de l’environnement oppressant qu’ils avaient traversé
pour y parvenir. À ceci, s’ajoutait une suave sérénité distillée
par le sacré qui se dégageait de la moindre parcelle de l’édifice. Tel un miroir magique qui conduit à un monde diamétralement opposé, un monde en négatif photographique, le
porche de Saint-Merri avait fait passer en un instant les deux
hommes d’un Enfer à un Paradis. La nef de l’église était
l’exact inverse de la place Beaubourg. Les énormes conduits
de plastique bleu et rouge, hurlant leur horreur, se muaient en
tuyaux d’orgue faits d’alliages célestes d’où sortait la divine
musique de Bach ; les pesants montants métalliques à la peinture déjà sale et putréfiée du CNAM devinrent les majestueux
Laissez toute espérance… Chant XI
256
et élancés piliers gothiques coiffés de leur chapiteau folié ou
historié ; le clinquant des couleurs criardes de la fontaine
Stravinsky se transformait en délicats ocres et beiges des
vieilles pierres appareillées des murs ; le piaillement stridulant
et superficiel des terrouristes laissait la place aux murmures des
sobres et ferventes prières ; enfin, la soumission béate, orgasmique en un désastreux modernisme s’effaçait pour ouvrir la
voie à une foi profonde en un Dieu miséricordieux.
Ce système de concordances, de rapports analogiques entre
domaines opposés fit sourire Marot.
— Tu vois, Daniel, la savante architecture de ce sublime
édifice me fait penser à une autre, terrible : celle de la structure sociale de notre monde dans sa simplification extrême et
sa sombre négativité. Celui-ci ne repose plus que sur un système de hiérarchie violente et implacable dont le profit est
l’unique moteur et carburant. Du pauvre au milliardaire, chacun ne songe plus qu’à prendre la place de celui qui est installé juste au-dessus de lui. Les strates de pouvoir se superposent et ne communiquent entre elles qu’au moment de l’éjection de l’un de ses membres et de son remplacement, provisoire évidemment, par un autre, déjà menacé du même traitement.
— Au son de Vivaldi ou de musique techno !
— Bien sûr ! Tout ce qui se fait de pire se fait dans un air de
fête et en musique rabâchée. Tu n’entendras jamais de chant
grégorien sur une plate-forme téléphonique, même située en
France. Pour le reste, jamais on n’adopte aussi adroitement la
formule « diviser pour régner », car la division opérée sur la
vie des hommes par les états, et par leurs néfastes dirigeants,
se fait à tous les niveaux en des cercles excentriques : religieux, social, ethnique, culturel, sexuel, politique, festifs,
pathologique. Une séparation des hommes aussi radicale rend
Laissez toute espérance… Chant XI
257
enfantine la manipulation du peuple, et paradoxalement, mais
est-ce si paradoxal, les hommodernes, tel que je t’ai entendu les
appeler, adorent cette infantilisation, cette déresponsabilisation, dans laquelle ils sont plongés et qui les rassure tant. Et
dans ce triste ballet, la violence sous toutes ses formes et sur
tous les objets sur lesquels elle peut s’exercer, même sur soimême, jette son masque et mène la danse. Mais, assez glosé !
Visitons ce lieu de paix.
Ils se promenèrent longuement dans l’église, respirant l’antique odeur de pierres et savourant le calme qui y régnait.
En flânant et en levant la tête pour admirer les sculptures et
vitraux placés en hauteur, ils découvrirent, sur la partie haute
d’un vitrail représentant la Résurrection du Christ, un large
médaillon où des condamnés en chemise attendaient d’être
suppliciés, tels des agneaux dans les couloirs de l’abattoir.
La croix, le fer, le gibet, les pierres, la hache, tout était prêt
pour que se déchaînât la barbarie naturelle des hommes
contre les hommes.
Marot regarda longuement le vitrail.
— Tu sais, dit-il à son ami, cette scène de mise à mort me
fait penser à deux choses.
— Ah oui ?
— Tout d’abord, à ce que je t’ai dit tout à l’heure sur la
manière dont est conduit notre monde. Ce monde à l’image
de ce qu’est devenu le « management » des grandes sociétés
avec ces strates superposées, strates dans lesquelles ceux qui
s’y meuvent n’ont plus aucune relation humaine avec ceux des
niveaux supérieurs et inférieurs, mais seulement des rapports
de compétitivité et de conflits.
— Passionnant comme vie !
— Et telle la cité volante de Laputa, dans les Voyages de
Gulliver, qui selon les ordres du roi, monte et descend, en
Laissez toute espérance… Chant XI
258
fonction de la position de la pierre magnétique, et peut tomber
verticalement sur la tête des récalcitrants et plus rien ne reste ni des
hommes, ni des maisons, telles les strates supérieures peuvent à
tout moment éradiquer celles du dessous si le besoin économique s’en faisait sentir.
— Il leur faut quand même des prétextes des excuses…
— Bien sûr ! Alors, la fonction créant l’organe, ils ont
inventé un langage à bas de Key Project, d’indicateurs, verts ou
rouges, de 24/7, de rendement, variable d’ajustement, management par
procédure, autonomie et responsabilité, efficience, et quantité d’autres
fumerolles linguistiques pour justifier cette vile vie de vautour. Malheur à qui leur barre la route ou à ceux qui veulent
leur place. Là, ils pourraient tuer si cette belle ordonnance
infernale qui les nourrit grassement, en fonction de l’étage où
ils se trouvent, risquait d’être brisée. Et évidemment, plus ils
sont haut placés, plus la violence exercée est grande.
— Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, tout est vanité. Et la
seconde chose à laquelle tu pensais ?
— À une autre page des Voyages de Gulliver, dans laquelle
Swift propose une explication de la violence humaine.
— Ah oui ? Raconte !
— Gulliver, dans la quatrième partie de ses voyages, arrive
chez les Houyhnhnms, de grands et majestueux chevaux
blancs dont la morale est pure et la sagesse immense. À leurs
côtés, vivent leurs esclaves, les Yahoos, horribles créatures
hommoïdes.
— Les Yahoos ?
— Oui, les Yahoos ! C’est bien des Voyages que vient le nom
de l’ancien site Internet.
— Comme quoi, on en apprend tous les jours. Vite la suite !
— Gulliver, traité avec bienveillance par les Houyhnhnms,
décide d’apprendre leur langue pour communiquer avec eux.
Laissez toute espérance… Chant XI
259
Après de longs mois de travail sur leur langage, il peut enfin
leur expliquer qui il est et d’où il vient.
Marot fit une pause.
— Et ?
— Alors, suit un pamphlet swiftien terriblement misanthrope dans lequel Gulliver raconte à son hôte Houyhnhnm les
vilenies des Hommes dès qu’ils ont du pouvoir ou de l’argent.
Il lui explique ce que sont les guerres et tente de lui décrire les
raisons qui poussent les hommes à les faire. Il en cite les principales : conquérir des terres, amasser des richesses, agrandir
son pouvoir, etc. Le Houyhnhnm ne peut croire tout d’abord
que tant de violence puisse exister pour de si futiles motifs,
puis il finit par admettre la réalité de tels comportements,
comportements qu’en fait il a déjà pu observer chez les
Yahoos. La discussion se termine par un résumé saisissant
expliquant la raison des violences entre créatures identiques.
— L’histoire s’arrête là ?
— Non ! Alors, le Houyhnhnm de dire : « C’est un fait
connu que les Yahoos se haïssent entre eux, bien plus qu’ils
ne haïssent aucune autre race d’animaux et l’on admet, généralement, que cette haine naît de la hideur de leur forme, que
tous peuvent voir ch ez leurs semblables, mais pas en
eux-mêmes » !
— C’est plutôt sarcastique.
— Très ! répondit le poète. Du scalpel jonathanien pur jus !
Pour Swift encore, si les humains nuisent à leurs semblables,
c’est qu’ils haïssent leur propre laideur.
— Lucide et caustique, l’Irlandais !
— Un peu plus tôt, dans la seconde partie, il enfonce déjà
le clou : « Quant à vous, continua le roi de Brobdingnag,
comme vous avez passé la moitié de votre vie à voyager, je
veux bien espérer que vous avez jusqu’à présent su vous gar-
Laissez toute espérance… Chant XI
260
der des nombreux vices de vos compatriotes. Mais d’après les
données que m’ont fournies à la fois votre propre récit et les
réponses que je vous ai extorquées à grand-peine, je ne puis
tirer qu’une conclusion : c’est que les gens de votre race sont
sûrement, dans leur ensemble, la plus odieuse petite vermine
à qui la Nature ait jamais permis de ramper à la surface de la
Terre. »
— Eh bien, nous voilà éclairés, ajouta Dantin.
— Oui ! On est bien peu de choses…
Quittant Gulliver et les Yahoos, les deux hommes reportèrent leurs regards vers le petit vitrail.
L’humanité montrait dans ce morceau de verre coloré sa
plus horrible face : sa volonté de tuer, d’humilier, d’éradiquer
l’autre en le faisant souffrir. Sur le sol de la scène représentée,
on voyait des têtes coupées, des membres arrachés, du sang
coulant à flots. Dantin et Marot songèrent que mille ans plus
tard, rien n’avait changé. Les dernières guerres inter-africaines, négligées par la NFE qui avait abandonné tous ses
intérêts en Afrique depuis 2016, avaient laissé place à une barbarie sans nom ; des révoltes au Sri Lanka et en Inde furent
réprimées dans des torrents de sang ; les batailles de gang qui
avaient repris aux USA et au Mexique renvoyaient les
fusillades de l’époque d’Al Capone au rang de jeux pour
enfants ; les attentats suicides des groupes terroristes de tous
bords visaient systématiquement, parce que télégéniquement
plus efficaces, des populations civiles complètement étrangères aux conflits impliquant ces terroristes. L’Homme se
montrait en fin de compte bien pire que le loup de Plaute
pour l’Homme : il était un Homme pour un Yahoo !
— Est-ce ainsi que le monde tourne, mû par une incessante violence ? demanda Dantin à son ami.
— La violence humaine suit la nature comme l’élève suit
Laissez toute espérance… Chant XI
261
son maître, ajouta le poète.
— Formule sûrement juste, avoua Dantin.
— C’est une autre paraphrase de Swift.
Marot prit encore une fois une voix théâtrale et déclama :
« Et le rivage de la folie des hommes, là, un peu plus loin,
s’abaisse… »
E ‘l balzo via là oltra si dismonta
262
Laissez toute espérance… Chant XII
263
CHANT XII
Autour de la fosse, ils vont par milliers
En perçant de flèches toute âme qui sort
Du sang plus que sa faute ne l’assigne.
Dantin allait répondre au poète quand son élan fut brutalement coupé par des cris, des bruits sourds, des chocs, des
coups de feu, des hennissements venant de tout près !
Il se précipita hors de l’église et découvrit un spectacle horrible. En l’espace de vingt minutes, le lieu qu’ils avaient quitté où vivaient tant bien que mal les sans-abri, entre l’église et
le centre Pompidou, s’était transformé en champ de bataille
médiéval. La place était entourée de cars de CRS qui bloquaient les issues tandis que des membres de la BEPTP
(Brigade Équestre pour la Protection du Tourisme Parisien,
ou Centaures) galopaient partout, chassant comme des tigres
affamés les personnes restées enfermées dans le périmètre.
À travers les fumées des gaz lacrymogènes qui recouvraient
la place Stravinsky, le plateau Beaubourg et la rue du cloître
Saint-Merri, Dantin et Marot virent que les tentes avaient été
arrachées, renversées, déchirées. Du haut de leurs chevaux, les
Centaures, en uniforme noir affichant l’énorme sigle BEPTP et
munis de masques à gaz de petite taille, frappaient tant qu’ils
pouvaient les « clochards » qui étaient restés prisonniers de
l’enclos. Avec une violence inouïe, ils s’acharnaient à coups de
matraque et de crosse de fusil sur les hommes ou femmes qui
n’avaient pu s’échapper du piège. Artistes de rue, SDF ou
Laissez toute espérance… Chant XII
264
simples passants, tous étaient matraqués sans discernement.
On entendait les os qui se brisaient, les cris de douleur, de
fureur et de colère, mélangés aux grésillements des mouvements de toutes les Brother-K3 qui filmaient complaisamment
le « grand nettoyage » d’automne.

Pour réprimer la manifestation organisée contre la loi du
11 août 2015 permettant les violences physiques sur toute
personne pouvant représenter un danger pour la société, la
Mairie socialiste de Paris-I avait reconstitué, en septembre de
la même année, un corps de policiers à cheval, et lourdement
armés, ayant la prérogative d’avoir tous les droits concernant
leurs faits et actions. L’État français avait ainsi fêté, à sa
manière, le tricentenaire du Riot Act anglais de 1715 en le
réinstallant dans la capitale. Les hommes qui avaient postulé
pour intégrer ces brigades, et qui furent engagés après des
tests peu poussés, étaient de corps et d’esprit parfaitement
adaptés à ce travail.

Dantin imposa à Marot de rester dans l’église et de l’attendre, puis il se précipita, sa carte de police à la main, pour
tenter de faire cesser ces violences. Tout en se bouchant le
nez comme il pouvait, il s’approcha d’un homme qui frappait
de sa lourde botte le visage d’une femme à terre.
— Qu’est-ce que c’est que ce charlot ? dit le Centaure en
voyant arriver vers lui ce grand échalas à l’allure d’Elvis
Presley. Attends un peu que j’en ai fini avec celle-là et ça va
être ton tour, mon salaud ! pensa-t-il en ricanant.
Laissez toute espérance… Chant XII
265
Il avait une face horrible de taureau d’où exsudait toute l’infamie humaine et une haleine fort chargée en alcool. Sur son
torse était agrafée le bandeau BEPTP au nom de
Cne Heurition. Dantin, qui s’était un peu trop approché de la
brute, faillit être frappé à son tour, mais le Centaure avait eu le
temps de voir la bande tricolore barrant la carte de police
avant d’abaisser son gourdin.
— Qu’est-ce que c’est que vous vient faire ici ? demandat-il dans un français approximatif en soufflant à travers son
casque une bouffée d’alcool au visage de l’ex-commissaire.
— Mais enfin, cria Dantin, que se passe-t-il ? Pourquoi tant
de violence ? Qui est le chef ici ? Je veux lui parler.
— Ça regarde pas à vous. Ça a rien à voir avec la « criminelle », répondit-il en frappant du pied la femme à terre.
— Mais cessez cela ! hurla Dantin au reître aviné. Vous
n’avez pas le droit d’agir ainsi ! C’est inadmissible. Je vous
ferai casser !
— Vous ne ferez rien du tout ! Centaures, tout pouvoir ! Si
vous insister, je vous mettre dans le même sac que ceux-là
pour apprendre à vous mêler vos affaires, dit-il en montrant
de la main deux de ses collègues qui emportaient des blessés
enfermés dans de grands sacs noirs, pour les jeter dans un des
camions de police.
— Je veux parler à votre chef ! répéta le commissaire.
— Le brigadier-chef Faulus pas disponible, répondit laconiquement la brute taurine.
Un sans-abri sortit de sa cache entre deux voitures et essaya
de se sauver. L’un des Centaures l’aperçut, lança son cheval à
sa poursuite, épaula un fusil et fit feu sans sommation.
Le fugitif porta la main à sa jambe et roula sur le sol en gémissant, le mollet déchiqueté par une balle de gros calibre.
— Mais vous êtes tous deve nus fous. Où est ce
brigadier-chef ? hurla Dantin une fois de plus !
Laissez toute espérance… Chant XII
266
— Je ne sais pas et m’en fiche. On m’a dit cogner et nettoyer la place de cette vermine clochards, dit-il de sa voix
d’ivrogne, alors je cogne et je nettoie.
Dantin, ivre de rage, s’éloigna et se mit à la recherche de ce
Faulus tout en se frottant les yeux irrités par les gaz. Dans
cette démence obsidionale, des passants placés à l’écart des
barrières installées peu avant et gardées par d’autres Centaures,
criaient pour essayer de guider quelques fugitifs encore
valides hors de cette nasse. Une femme âgée, qui s’avança un
peu trop près d’un des policiers et qui osa protester, reçut de
celui-ci une magistrale gifle qui l’envoya valser sur le trottoir.
Un adolescent qui voulut la protéger prit une volée de coups
dans le dos et s’effondra sur la femme, la colonne vertébrale
brisée. Plus loin, trois BEPTP frappaient à tour de rôle, en
riant, des hommes à terre qui se couvraient la tête comme ils
pouvaient. Ils les martelaient de leurs matraques comme des
pêcheurs portugais pilonnent les poulpes pour les adoucir,
avec une ludique insouciance.
La violence libérée était irréelle, impalpable. Sa permissivité
était absoute par ceux-là mêmes qui en jouissaient impunément.
Dantin courait partout, sa carte de police bien en vue, pour
trouver l’homme qui ferait cesser cette folie. Soudain, il s’arrêta net. Parmi trois corps recroquevillés contre les voitures
stationnées afin de se protéger, il vit Farinette.
La femme aux piercings était allongée, immobile, la tête
reposant sur l’épaule d’un de ses camarades. Le rouge de sa
joyeuse chevelure bigarrée était accentué par le sang qui l’avait
inondée. Dantin s’agenouilla, essaya de la relever, mais en
vain. Elle était gravement blessée, probablement une fracture
du crâne due à un coup de matraque. Il la souleva délicatement comme on prend dans ses bras un petit enfant pour le
Laissez toute espérance… Chant XII
267
coucher, le soir, quand les invités sont partis, et il tenta de
quitter cet enfer. Tout autour, des hommes couraient, criaient,
essayaient de se soustraire à la violence des Centaures. Dantin
crut devenir fou. Quel Attila recraché du Tartare s’était soudainement déchaîné sur ce quartier parisien ? Qu’avait-il pu
se passer pour que lui-même, le commissaire Dantin, n’ait
rien pu faire pour l’en empêcher ?

Par un comble de sinistre ironie propre à l’époque, et la violence appelant toujours la violence, les EAP de la place
Stravinsky rediffusaient au même moment des images de l’attentat à la bombe qui venait de se produire à l’aéroport de
Roissy. Ces images, soigneusement triées et choisies par les
chaînes de télévision pour leurs couleurs aussi érubescentes,
sanguines et pénétrantes que possible dans les inconscients
criminels des téléspectateurs, montraient les premiers secours
arrivant sur les lieux de la barbarie. L’explosion au terminal 2B avait pulvérisé tout le Roissy-Bar et les boutiques attenantes. À travers la poussière, les débris, la fumée et les
flammes, on discernait les dizaines de cadavres mutilés, déchiquetés ou cisaillés par des plaques métalliques arrachées brutalement des murs et des plafonds. Les caméras s’attardaient
complaisamment sur des conglomérats de viscères sanguinolents, des membres éparpillés loin des corps auxquels ils
appartenaient, des crânes écrasés ayant laissé s’échapper de
leur carcan osseux leur cervelle ainsi libérée. Les téléobjectifs
numériques suivaient précisément, avec toute l’hypocrite
déontologie qui caractérise ceux qui les contrôlent, les rus de
sang qui, à travers les gravats, allaient se jeter vers d’insondables mers de pourpre gluance.
Laissez toute espérance… Chant XII
268
Çà et là, des éclairs de décharges électriques faisaient scintiller d’un bleu blafard les assemblages tubulaires expulsés des
plafonds éventrés, les blocs de plâtre et morceaux de mobilier
brisés, devenus tous projectiles meurtriers sous l’effet du
souffle. Sur les larges écrans des EAP, on voyait, filmés en
gros plans, les pompiers qui visiblement choqués par ce qu’ils
découvraient autour d’eux semblaient ressentir au plus profond de leur être la stridulation glacée des élytres de la Mort.
L’Enfer, dans ses habits de Grand-duc de la Violence, et
sous l’effet d’un explosif de grande puissance, avait goulûment refermé ses crocs sur cette fourmilière humaine en villégiature. Le va-et-vient des secouristes s’accélérait, mais l’espoir de retrouver ne serait-ce qu’un survivant était quasi nul.
La Faucheuse avait tout enveloppé de son ténébreux manteau
de néant.
L’attentat avait été aussitôt revendiqué par le Mouvement de
Libération Sarde, par le HAM, un obscur et nouveau groupe
islamiste radical, par les Forces Armées du Mali Libre et par le
Front Vénitien Anti-touristes. Comme pour tant d’autres attentats commis en de grandes villes européennes ces trois dernières années, il serait sûrement impossible de connaître le
réel commanditaire et on en ignorerait également les vraies
raisons de sa mise en application.
Les états occidentaux visés par ces attaques terroristes ne
laissaient passer par le crible savamment dosé des médias que
quelques bribes d’informations. Les populations ne devaient
pas tout savoir du terrorisme, mais il fallait qu’elles en sachent
juste assez pour être persuadées que par rapport à ce terrorisme, leur lâche démocratie était malgré tout préférable. Il fallait donc veiller, jour et nuit, à ce que ces populations jugeassent inadmissible de voir ce monde si désirable aussi sauvagement et surtout, aussi injustement agressé.
Laissez toute espérance… Chant XII
269

Tandis que l’ex-policier essayait de s’extraire de sa torpeur,
la violence autour de Beaubourg avait pris fin. Les fumées des
gaz se dissolvaient, les cars repartaient regorgeant de prisonniers et les ambulances finissaient d’évacuer les corps des
blessés. Dantin, hébété, emporta la jeune femme et réussit à
la déposer dans une des dernières ambulances quittant la
place. Puis, en remontant vers l’église, il regarda tout autour
de lui ce théâtre de désolations.
Les EAP du quartier Beaubourg avaient délaissé l’attentat
de Roissy et diffusaient maintenant, sur une musique lénifiante de Corelli, les images du « nettoyage » qui prouvaient l’efficacité des Centaures, images bientôt reprises par toutes les
chaînes de télévision pour le journal sacré du soir, ad majorem
mediorum gloriam.
Tous les sites d’informations se régalaient de ces fleuves de
sang bouillant qu’ils pouvaient utiliser, montrer, offrir en
pâture plasmatique aux voyeurs téléphages impatients de les
gober.
Depuis une décennie environ, les scrupules concernant le
sang, le sexe, la violence et la vie privée avaient été radicalement effacés de la conscience des « journalistes » dont l’acception même, n’avait plus guère de sens. La déontologie captieuse de la transparence, du droit à l’information, de devoir de tout
montrer, avait vaincu. La violence pouvait enfin plastronner à
toute heure, en tout lieu, dans toutes ses étincelantes et compulsives couleurs. La télévision n’était plus que le Phlégéton
dans lequel venaient brûler, en paradant dans un principe
spectaculaire, tous ceux qui, inlassablement, faisaient acte de
violence envers leurs prochains, envers eux-mêmes, envers
Laissez toute espérance… Chant XII
270
cette société déifiée. Et ce média lui-même expiait à dose
homéopathique et en violentant le téléspectateur sous prétexte d’éthique journalistique, sa relation trouble, sa connivence
implicite, son immonde complicité, sa totale imbrication
jouissive avec ce qu’hypocritement, il prétendait dénoncer.
Dantin avait gardé en mémoire la terrible aventure survenue
à Paris-IV où, le 22 février 2016, cinquante-quatre personnes
avaient été assassinées et découpées en fines tranches par une
bande d’adolescents de « milieux défavorisés », gavés de jeux
vidéo. Le comble de l’horreur (pain bénit pour les médias) fut
que ces jeunes ne manifestèrent aucun repentir à leur procès,
car ils se croyaient toujours dans un « game play ». L’esprit
rempli d’exemples empruntés aux médias, et bien conseillés
par un avocat au fait du modernisme, ils contre-attaquèrent
en assignant eux-mêmes les juges au motif de « discrimination sociale et raciale ». Par cette logique judiciaire où la soif
de pénal comblait toutes les pépies causées par l’époque, ils
montrèrent qu’au-delà de leur passion commune à tous les
jeunes pour les pacotilles industrielles vidéo génératrices de
folies furieuses, ils étaient vraiment les enfants du monderne.
Cette dramatique histoire coûta évidemment sa place au
DSVG, le « délégué à la surveillance des video-games », mais
il ne fut pas inquiété davantage ; et ces pauvres jeunes sauvages, « brimés et brisés » , victimes inconscientes d’une réalité sociale qu’ils ne pouvaient assumer (selon ParisModerne), furent relâchés peu après avec, les excuses du tribunal !
Au seuil de l’église, Dantin regarda la place Stravinsky devenue momentanément déserte. Déjà au labeur, les camions de
nettoyage lavaient les trottoirs maculés de sang de leurs
tuyaux d’arrosage, aux couleurs évidemment pompidoliennes.
Ils évacuaient l’horreur des vingt dernières minutes sous
Laissez toute espérance… Chant XII
271
forme de boues rouges, cascades honteuses qui se déversaient
dans les vortex béants des noirs égouts de l’oubli instantané.
Tout fut remis en ordre le plus rapidement possible par les
autorités parisiennes pour que les touristes puissent revenir
tourister au plus vite au rythme joyeux et festif des Temps.
Marot écouta le récit de la sinistre opération policière.
Jamais il n’aurait cru les paroles de son ami s’il n’avait vu sur
son visage les marques de la colère mêlées à celle d’un terrible
désespoir. Mettant un terme aux effusions, Dantin proposa à
Marot de se rendre au plus vite l’hôpital où fut emmenée
Farinette. Il avait pu obtenir de l’ambulancier l’adresse, théoriquement secrète, où étaient conduits les blessés du nettoyage :
au CHP du « Bois-Belleville », un bâtiment hospitalier resplendissant de nouveauté !
Les deux hommes se dirigèrent rapidement vers la station
de métro Rambuteau, Dantin ayant estimé qu’un taxi mettrait
davantage de temps à cette heure de la journée pour arriver
jusqu’aux monts de Belleville.
Sur leur chemin vers les entrailles métropolitaines de Paris,
ils traversèrent l’un de ces sinistres ruisseaux érubescents.
Poi si rivolse e ripassossi ‘l guazzo
272
Laissez toute espérance… Chant XIII
273
CHANT XIII
Ses feuilles n’étaient pas vertes, elles étaient sombres,
Ses branches n’étaient pas droites, mais nouées et tordues
Il n’avait pas de fruits, mais des épines empoisonnées
Pendant le trajet en métro, leur discussion fut interrompue
par sept mendiants, peu francophones, dont deux fortement
mutilés (jambes, bras, œil), trois apprentis musiciens très
bruyants à la culture musicale plutôt hétérodoxe, donc fin prêts
pour la prochaine Fête de la Musique, deux pickpockets que
Dantin repéra immédiatement et qui s’évaporèrent en un instant dès qu’il leur fit apercevoir sa carte de policier, par les
remontrance d’une vieille dame, obligée de râler avec véhémence pour qu’un jeune lui laisse la place assise ; banalités
quotidiennes ! Le bruit des conversations diverses en langues
mélangées et hurlées, mêlé à celui des appareils musicaux en
tous genres des passagers et ajoutés aux instruments mal
accordés des vacarmeurs était assourdissant.
Dantin et Marot furent heureusement distraits de ce boulevari métropolitain par un jeune homme d’allure revêche qui
collait, frénétiquement sur toutes les portes de la rame, des
affiches ayant comme en-tête une reproduction du placard de
Jean-Jacques Le Barbier, illustrant la Déclaration des droits de
l’homme de 1789.
Le révolutionnaire proposait un amusant pastiche détourné
des articles de ladite déclaration.
Laissez toute espérance… Chant XIII
274
DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME DU XXIe SIÈCLE
Article premier
Les hommes naissent libres et égaux en droit de consommer. Les dis tinctions sociales ne peuvent être fondées que sur leurs revenus.
Article II
Le but de toute association politique est la confiscation des droits
naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté de se
taire, la propriété provisoire, la fragilité et la soumission à l’oppres sion du gouvernement
Article III
Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans l'écono mie. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane
expressément.
Article IV
La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à la fête géné ralisée : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme à fes toyer dans le plus grand bruit n'a de bornes que celles qui assurent
aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits.
Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi.
Article V
La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la somnolen ce des populations. Tout ce qui n'est pas défendu par la Loi le sera
bientôt, et tous doivent être contraints à faire ce qu'elle ordonne.
Article VI
La Loi est l'expression de la volonté de l'Économie Tous les Citoyens
ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à
sa soumission. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège,
soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont
également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics,
selon leur cupidité, et sans autre distinction que celle de leur servilité
et de leur soumission.
Article VII
Tout homme peut être accusé, arrêté, détenu dans les cas déterminés par
la Loi de l'Économie, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui
sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ord res arbitraire s ,
Laissez toute espérance… Chant XIII
275
doivent être récompensés ; tout Citoyen appelé ou saisi en vertu de cette
Loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance.
Article VIII
La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment néces saires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promul guée simultanément (ou postérieurement) au délit, et illégalement
appliquée.
Article IX
Tout homme étant présumé coupable jusqu'à ce qu'il ait été déclaré
innocent, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur sera
nécessaire pour s'assurer de sa personne, et doit être sévèrement encou ragée par la Loi.
Article X
Tous doivent être inquiétés pour leurs opinions, même religieuses,
même si leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la
Laïcité Sacrée.
Article XI
La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les
plus néfastes de l'Homme : tout Citoyen ne doit donc ni parler, ni écri re, ni imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté,
par la Loi de l'Égalité forcenée.
Article XII
La garantie des aliénations de l'Homme et du Citoyen nécessite une
force publique : cette force est donc instituée pour nuire à tous, ainsi
que pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée.
Article XIII
Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administra tion, une contribution commune est indispensable. Elle doit être inéga lement répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs richesses et
de leurs protecteurs.
Article XIV
Aucun Citoyen n'a le droit de constater, par lui-même ou par ses
Représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir
librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette,
le recouvrement et la durée.
Laissez toute espérance… Chant XIII
276
Article XV
La Société a le droit d'amnistier tout Agent public de son administra tion frauduleuse.
Article XVI
Toute Société dans laquelle la garantie des droits de l'argent n'est pas
assurée, ni l'union des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.
Article XVII
La vie privée étant un droit inadmissible et honni, tous peuvent en être
privé, et surtout lorsque la nécessité publique, et médiatique, légale ment constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et
préalable indemnité.
Articles XVIII et avatars
Tout eco-citoyen refusant d'aller se gargariser et s'anéantir dans le
festif imposé sera déclaré ringard et sera rejeté par la société.
Tout eco-citoyen refusant d'anéantir sa différence sexuelle sera décla ré réactionnaire et sera rejeté par la société.
Tout eco-citoyen refusant de s'abrutir devant la télé sera déclaré vieux
jeu et sera rejeté par la société.
Tout eco-citoyen refusant l'égalitarisme forcené sera déclaré homopho be (ou gynophobe) et sera rejeté par la société.
Tout Homme qui tentera de raconter la société du festacle sera décla ré fou et sera rejeté par ladite société.
Personne dans la rame n’accorda cependant la moindre
attention à l’aff i ch e. L’esprit des passagers était bien
ailleurs… si loin de préoccupations politiques, révolutionnaires ou pamphlétaires.
— Voilà ce que l’on pourrait appeler la Déclaration des Droits
de l’Hommoderne, glissa Marot. Belle communion d’idées !
— J’allais te le dire, répliqua Dantin, en riant.
Arrivés à la station Belleville, ils quittèrent le métro aussi
prestement que toute pensée séditieuse avait quitté les esprits
de ces masses que l’on sut satisfaire de leur sort monotone.

Laissez toute espérance… Chant XIII
277
L’hôpital du « Bois-Belleville », érigé sur les plateaux des
hauts de Belleville, après la destruction de toutes les maisons
anciennes où vivait une population inutile à la vie monderniste
parisienne, était un complexe ultra-moderne, principalement
financé par les fonds étrangers de divers magnats du pétrole,
dictateurs richissimes, mafieux multimillionnaires, stars du
cinéma ou politiciens véreux. Ceux qui détenaient une large
part de ces actions pouvaient y être soignés plus efficacement
qu’en leurs pays. En contrepartie de ces investissements, l’État y avait créé le CPLOI (Centre Parisien de Lutte contre
l’Ostéogenèse Imparfaite), centre qui ne désemplissait pas et
qui était en permanence demandeur en médecins qualifiés
(qualifications dont les trois quarts des internes venant de
pays d’Europe, plus ou moins précisées sur leurs diplômes,
déclaraient avoir acquis en leurs nations respectives ; il était
évidemment impossible d’en vérifier la véracité).
Le besoin d’économiser dans tous les domaines avait affecté à leur tour les études médicales, études devenues trop coûteuses en temps, en enseignants et en matériel. Une de ces
voies d’économie avait toutefois autorisé qu’un nombre
important d’étudiants en médecine puisse exercer, avec les
risques d’erreurs attendus (et en respectant des consignes
strictes sur le quota des actes médicaux à délivrer), dès leur
quatrième année. Les plus patients, et ceux qui pouvaient
payer la suite de leurs études (la gratuité cessant à ce
moment), continuaient leur scolarité pendant encore trois
ans. Les diplômés de fin de cycle étaient si recherchés qu’ils
pouvaient s’offrir le luxe de choisir leur lieu d’exercice et exiger un salaire élevé, qu’on leur refusait rarement.
Dans l’ensemble du monde estudiantin, le niveau général
des connaissances indispensables avait considérabl e m e n t
Laissez toute espérance… Chant XIII
278
baissé afin de s’adapter à la régression effective des moyens
intellectuels et bagages culturels de cette génération universitaire. Ainsi, les compétences médicales de ces jeunes internes
n’avaient fait que décroître pour arriver à un stade alarmant
où les erreurs de diagnostic devenaient de plus en plus fréquentes, tandis que le Législateur créait au fur et à mesure des
lois pour absoudre ces « erreurs de jeunesse médicale » afin
de s’en décharger la responsabilité.
Le système économique marchand ayant également phagocyté, et ce depuis fort longtemps, toute l’industrie pharmaceutique — les sommes d’argent brassées par les grands laboratoires dépassaient en millions de milliards l’entendement du
commun des consommateurs—, il en résultait que les possibilités de se soigner efficacement étaient devenues rares, et
hors de prix, tandis que les maladies diverses ne cessaient
d’augmenter en dangerosité ; et les plus graves, en incurabilité.
L’industrie pharmaceutique, quant à elle, assise tranquillement sur ses milliards, estimait en toute logique qu’une humanité en bonne santé était évidemment la pire chose envisageable pour ses actionnaires millionnaires.

Dantin et Marot furent reçus assez froidement par l’hôtesse d’accueil du « Bois-Belleville ». L’hôpital avait été réquisitionné par la Préfecture de Paris malgré les protestations de
la direction, car la présence des blessés de l’action policière au
CHP n’était guère appréciée de l’ensemble des membres du
personnel hospitalier, celui-ci étant plutôt habitué à ne voir en
ses murs que des malades « propres », sans blessures
ouvertes.
— Bonjour, dit l’ex-policier à la jeune femme de l’accueil.
Laissez toute espérance… Chant XIII
279
— Bonjour Messieurs, répondit-elle machinalement en
levant la tête vers la haute stature de son interlocuteur, le
bâton de rouge à lèvres encore dressé vers le plafond blafard.
Puis elle resta un moment silencieuse, les yeux rivés sur les
rouflaquettes et la coiffure de Dantin. Visiblement, elle
n’avait pas vu un homme coiffé et rasé ainsi depuis des
années, et peut-être même jamais.
— Non, je ne suis pas Elvis Presley, Mademoiselle, malgré,
paraît-il, une étonnante ressemblance.
— Elvis qui ? répondit-elle.
Dantin leva les yeux au ciel en ignorant superbement la
question. Il lui montra sa carte de police.
— Pourrions-nous voir une femme prénommée Farinette ?
Je ne connais pas son nom, mais je sais qu’elle a été emmenée
ici il y a peu de temps.
— Euh, oui. Un moment s’il vous plaît.
Elle prit le téléphone, dicta un bref numéro et transmit la
demande, probablement à un responsable.
— Oui, un policier ! Commissaire Daniel Dantin. Que doisje lui dire ? Oui ? Sûr ? D’accord ! Je le lui dis !
— Commissaire…
— J’ai entendu ! C’est quelle chambre ? demanda Dantin,
impatient.
— 512 ! Au fond du hall à droite, l’ascenseur de gauche, 5e
étage, à gauche au milieu du couloir.
— Merci. Tu viens, Luc ?
En chemin vers la chambre, Dantin et Marot virent avec
étonnement que l’arch i t e c t u re interne du bâtiment était
conçue le plus efficacement possible pour empêcher la lumière d’y pénétrer. Tout était terriblement sombre : halls, ascenseurs, couloirs, salles. Quand ils franchirent le seuil de la
chambre 512, ils découvrirent une pièce de grande dimen-
Laissez toute espérance… Chant XIII
280
sion, contenant huit lits, faiblement éclairée par les halos de
lampes à ultra-violets posées sur les tables de chevet. À cette
heure de la journée, les malades devant se reposer, seules ces
lumières bleutées étaient autorisées et leurs rais cyanosés faisaient ressortir de l’obscurité, comme des lémures luminescents dans la pénombre d’une nuit sans fin, la blancheur lactée des draps. Ces grabats devenaient autant de vaisseaux fantômes gréés de linceuls ivoirés naviguant sur de pélagiques et
furieux océans.
Farinette était étendue, inconsciente, sur un de ces lits, raccordée à un appareillage électronique très complexe par des
fils et tubes noués et entortillés en tous sens comme les vices
du démon autour d’un pécheur. Après avoir tenté de la tuer,
voilà qu’on s’obstinait à la faire vivre, remarqua Marot avec
l’ironie issue de cette illogique et caustique situation.
Dans les autres couches, des malades atteints d’ostéogenèse imparfaite discutaient à voix basse en veillant à ne pas tomber de leur lit. De partout vibraient et résonnaient les lamentations.
À côté de Farinette, un homme jeune, plâtré au bras gauche,
à la hanche et à la jambe droite, était également relié via un
écheveau de fils, câbles et tubes de diverses épaisseurs à un
appareillage de contrôle sophistiqué qui re s s e m blait au
tableau de bord d’un vaisseau spatial. Au prix d’un effort
important, il se tourna vers les deux hommes.
— Bonjour Messieurs ! Je suppose que vous venez voir
cette pauvre femme qui a reçu le ciel des Centaures sur la tête.
J’ai vu les images à la télé. Salauds de flics !
— Oui ! Répondit Dantin en prenant soin d’ignorer l’insulte lâchée par le jeune homme. Bonjour, je m’appelle Daniel
Dantin et voici Luc Marot.
— Bonjour. Moi, je m’appelle Pierre Vignal. Quant à votre
Laissez toute espérance… Chant XIII
281
amie, j’espère qu’elle s’en sortira et qu’elle pourra porter
plainte, mais je ne suis guère optimiste. L’interne qui l’a amenée n’aurait pas parié deux euros sur ses chances de survie.
— Mon Dieu, quelle horreur, lança Marot.
— Oui ! Le monde des humains se fissure, se déplace
comme les plaques tectoniques et à chacun de ses déplacements, un tsunami de folie violente déferle sur le vaste champ
du monde, répondit l’homme alité.
— Pauvre Farinette, continua Dantin en la reg ardant.
Elle savait ce qui allait arriver. On aurait dit qu’elle attendait
cette fin tragique. Était-ce la seule issue ?
— Il est bien souvent question de suicide en ce moment,
ajouta Marot.
— Oui, l’interrompit le malade plâtré. L’univers entier se
suicide, alors que vaut une vie d’homme ?
— Elle n’est que le temps de dire « Un », dit Marot, pour
lui-même.
Dantin, qui n’avait cessé d’observer Farinette, se retourna
vers le malade pour lui répondre. Sous l’effet de son imagination, ou les effets rétroactifs des gazs respirés, il eut pendant
une fraction de seconde une vision de cauchemar. L’homme
et ses coreligionnaires aux os de verre, entourés d’une dizaine de pieds à sérum portant les pochettes Baxter d’où partaient de nombreux tuyaux de caoutchouc, étaient métamorphosés en arbres filiformes d’une forêt d’acier dont les
branches, décharnées par le souffle acide d’un esprit mauvais,
s’agitaient en tous sens. Accrochés par des anneaux métalliques à ces montants, les sacs à sérum et leurs portants, extirpés de l’obscurité par la lumière blafarde, prolongeaient la
vision fantastique en se transformant en grimaçantes Harpies,
horribles et terribles. Hissées sur leurs pattes aux longues
serres crochues et tranchantes, elles attendaient, tels des vau-
Laissez toute espérance… Chant XIII
282
tours au guet sur des cactus asséchés de l’aride Ouest américain, le moment de se repaître de la chair chaude de ces malheureux aux os de cristal.
Il fallut quelques secondes à Dantin pour effacer de son
esprit la terrifiante vision et il reprit :
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Il suffit de regarder autour de soi, dans la ville, dans le
pays, dans le monde. Tout ce que fait l’homme concourt à sa
disparition future.
Pierre Vignal se retourna dans son lit. Un bruit se fit
entendre comme si on avait cassé une branchette de bois sec
et il fit une grimace. Il soupira et dit :
— Voyez tout d’abord ce qui lui nuit le plus, son alimentation. Tout ce qu’il ingurgite est gorgé de pesticides, d’OGM3
incontrôlés, de farines toxiques, d’additifs chimiques dont les
effets sur l’organisme ne sont même plus vérifiables. Et puis,
terres agricoles polluées par la radioactivité ou autres déchets,
volonté de produire en quantité des aliments toujours
meilleur marché, viandes de plus en plus trafiquées, poissons
nourris artificiellement ou mazoutés, fruits empoisonnés,
légumes irradiés…
— Oui, nous savons tout cela, l’interrompit Dantin.
— Oui, tout le monde le sait, mais que fait l’Homme pour
y remédier ? Rien !
— Vous n’êtes guère optimiste.
Vignal continua sa diatribe.
— La réalité de notre monde n’existe plus que sous la
forme de bruits insupportables appelés musique, de nourriture dégénérée appelée aliments, de réunions de zombies en
costumes fluos appelées fêtes et d’actions compulsives imposées appelées « consommer » ! Et le reste : les guerres de
territoires, de religions, d’ethnies, de profits, qui ne font que
Laissez toute espérance… Chant XIII
283
se multiplier depuis 2015, l’épuisement aveugle des ressources
naturelles pour alimenter la croissance permanente, les mers
et océans envahis de déchets plastiques, la déforestation, les
pollutions diverses toujours plus dangereuses, l’amplification
incontrôlée du niveau des ondes électromagnétiques des milliards de téléphones mobiles, la destruction irrémédiable de la
couche d’ozone protectrice des rayons solairs, la course effrénée au sur-confort, les relations familiales et humaines désintégrées par l’Internet IV, les délires mondialistes et toutes les
lois permissives, la violence incontrôlable des humains, la
folie déréalisante des jeux-vidéo, les accidents de centrales
nucléaires assez fréquents pour être banalisés, les marées
noires ingérables, car plus personne n’est responsable, l’art et
la culture méprisés par ceux qui devraient les promouvoir
pour allumer la flamme de l’optimisme. En fin de compte,
l’humanité ne survit que par chance, ou par miracle.
— Tout ceci est juste, dit Marot. Dans le crime, il suffit qu’une
fois on débute ; une chute toujours attire une autre chute. Et comme
vous l’avez dit, c’est devenu banal de lister tout cela. Mais
vous-même, comment êtes-vous arrivé ici ?
L’homme hésita un moment puis, finalement, il reprit :
— Comme bien d’autres, j’ai participé à cet effondrement,
j’en suis même un peu responsable, alors me voilà puni par où
j’ai péché.
— Responsable ? C’est-à-dire ?
— Tout d’abord, en achetant comme tout le monde toutes
ces merdes fabriquées en Chine ou en Europe orientale, et
surtout, et c’est le plus important, en en fabricant moi-même !
Ingénieur chimiste chez AgroWorld, ma mission consistait à
créer et à développer un ersatz de sucre bon marché, dans les
limites de la toxicité légale européenne, c’est-à-dire déjà dangereux pour la santé. J’étais peu motivé par ce travail, car
Laissez toute espérance… Chant XIII
284
j’avais encore une certaine éthique, mais j’ai subi tant de pressions psychologiques, financières, et physiques mêmes, que
j’ai dû céder. Les dirigeants d’AgroWorld ayant fini par me crever symboliquement les yeux pour m’aveugler sur la tâche
qu’ils m’avaient confiée, j’ai conçu ce qu’on me demandait : la
sucritôse, ou Z467, un colorant sucré indécelable pour pâtisserie industrielle.
— Et puis ?
— Et puis c’est tout ! Des années de travail dans ce type de
laboratoire ne sont pas spécialement bonnes pour la santé
d’un homme. Il y a deux ans, j’ai ressenti les premiers symptômes de la maladie des os de verre sans aucun signe avantcoureur, comme si un démon m’avait propulsé dans les cieux
et que, retombé au hasard dans une vaste et ténébreuse forêt,
je m’étais mis à germer et à devenir un arbuste grêle, fragile,
craquant de toutes ses branches au moindre gel. Les mois
passés dans mon labo à mettre au point la « sucritôse » en
sont sûrement la cause.
— Ça semble évident.
— Puis, tous mes travaux disparurent dans un incendie dû
à un accident électrique dans mon laboratoire, paraît-il.
Curieux hasard ! Enfin, j’ai été licencié par le grand patron luimême, Frédéric Hohen.
— Sous quel prétexte ? demanda Dantin.
— « Incompatibilité avec le reste du personnel » !
— Mensonges ?
— Évidemment ! Mais le mal était fait. La « sucritôse »
existait et était utilisée. Joli nom pour une belle saloperie !
— Vous n’avez pas porté plainte, après l’incendie ?
— Pourquoi donc me suiciderais-je deux fois ?
L’importance des capitaux investis dans ces recherches rend
le prix d’une vie humaine aussi insignifiante et fragile qu’une
Laissez toute espérance… Chant XIII
285
feuille d’arbre prise dans la tempête. Je tiens à ma famille, à
mes amis et à ma santé, même devenue défaillante.
— La vérité de ce monde, c’est la mort, a écrit un jour Céline,
ajouta Marot. Nous nous suicidons, tous, festoyant notre vie
dans le plus grand vacarme. Nous nous fendillons, nous nous
brisons en stridulant comme des brindilles qui s’embrasent
dans l’âtre ignifère.

C’est alors qu’un brouhaha se fit entendre dans le couloir.
Dantin ouvrit la porte de la chambre, sortit et vit trois infirmières noires, vêtues de larges blouses blanches, qui couraient
en zigzag dans le sombre couloir après deux malades, en chemise blanche également. Le spectacle de cette course poursuite était si insolite que pendant un instant le policier se crut
transporté à Bedlam, en plein XVIIe siècle.
Dans une semi-pénombre, les deux malades, agiles et
sveltes, renversant dans leur course les tables roulantes qui
encombraient le passage, zigzaguaient derrière les brancards,
bousculaient les internes qui se trouvaient devant eux, revenaient à leur point de départ, glissaient sur le dallage, tombaient, se relevaient, repartaient dans le corridor, se cognaient
dans les portes, les ouvraient et les refermaient aussitôt, montaient sur les tabourets, sautaient des tabourets, chamboulaient les tabourets, tout en étant giboyés par les trois infirmières, moins agiles, qui leur criaient de s’arrêter de leurs voix
de stentor. Lors de la poursuite, un bouton du pan de la blouse de la plus grosse des trois femmes se coinça dans une des
tables roulantes posées contre le mur, l’entraînant dans la
folle course. Tout son contenu fut projeté sur le sol, s’y brisa,
s’éclata en shrapnels tranchants éjectés tout autour. Après
Laissez toute espérance… Chant XIII
286
avoir dévalé quelques mètres, la table se détacha enfin de la
blouse en arrachant le bouton resté prisonnier et alla se fracasser contre la cloison. Elle heurta violemment au passage la
hanche d’un interne qui venait malencontreusement d’entrer
à l’étage. L’un des deux fugitifs sortit par la porte du fond et
se retrouva, cinq secondes plus tard, devant celle donnant sur
l’extrémité opposée du couloir, si bien que pendant un instant, c’est lui qui pourchassait les aides-soignantes. La scène
ressemblait aux délires visuels et destructeurs des dessins animés de Tex Avery, à l’exception que toute cette agitation surréaliste avait lieu dans une troublante lumière tamisée. On
entendait résonner à tout l’étage les cris, les bruits des chocs
des corps contre les murs, contre le mobilier, contre les
portes, contre tous ceux qui travaillaient au 5e et qui s’aplatissaient aux parois pour éviter d’être emportés par l’ouragan de
folie. Tout ce vacarme, comme sortant d’une forêt sauvage et
menaçante, ajoutait encore à l’atmosphère extravagante de la
scène.
L’une des infirmières finit par attraper le plus grand des
évadés qui, pour échapper à son emprise, s’accroupit et commença à se débattre violemment, mais inutilement, car la
femme avait la force d’une louve. L’homme, tentant de s’extirper de l’étau des mains de l’infirmière, se retrouva totalement écorché par ses grands ongles pointus. L’autre fuyard
trébucha dans le pied d’un des tabourets et s’étala de tout son
long par terre, s’arrachant également des lamelles de peau aux
éclats de verre qui jonchaient le sol. La troisième des aides
médicales, de stature imposante, l’attrapa par le col de sa
blouse, le releva de sa main d’acier comme s’il n’eût rien pesé
et le remit debout en le secouant comme pour l’épousseter.
Les trois femmes ramenèrent les deux fuyards dans leur
chambre, solidement et fermement maintenus.
Laissez toute espérance… Chant XIII
287
Dantin était resté dans le couloir pour profiter de la fin du
spectacle. Marot le rejoignit quand les deux infirmières revinrent ranger le mobilier renversé et nettoyer les taches de sang
qui maculaient le sol. Des lambeaux de chairs érubescentes
traînaient encore çà et là.
— Ce n’est pas de tout repos par ici, semble-t-il ? dit le
poète en s’adressant à l’une d’elles.
— Oui, ces deux-là surtout, il faut les surveiller constamment. Ils ne pensent qu’à s’enfuir du Centre Hospitalier.
— Ils ont la maladie des os de verre également ?
— Oui, mais à un degré bien moindre que les autres. Eux,
peuvent encore courir, mais on doit s’en méfier, car ils montrent, en plus, des tendances suicidaires. Mais, au fait
Messieurs, qui êtes-vous et pourquoi toutes ces questions ?
Dantin sortit sa carte de policier et la lui mis sous le nez afin
d’éviter une longue explication.
— Oui, je vois. Que puis-je faire pour vous, Commissaire ?
ajouta l’infirmière.
— Rien de très compliqué, Madame. Juste répondre à une
ou deux questions.
— Bien, Commissaire.
— Vous disiez « suicidaire » ? Comment ?
— Oui. Je ne sais trop quoi vous dire. L’un de ces deux
hommes, le plus grand, s’appelle Jacques André. D’après ce
que je sais, la semaine dernière, juste devant chez lui, il a lancé
en l’air une véritable fortune en billets de banque, il a attendu
que la foule attirée par l’odeur des billets eût tout ramassé
puis il est rentré dans sa maison en hurlant. Il y a mis le feu et
est resté à l’intérieur pour que tous ses voisins la voient brûler, et lui avec. Par chance, il fut évacué rapidement par les
pompiers appelés aussitôt par un des passants.
— Incroyable ! Et l’autre ?
Laissez toute espérance… Chant XIII
288
— L’autre se nomme Yano Decienne. Lui, il a la manie d’aller dans des quartiers de Paris-III, quartiers réputés dangereux pour ceux qui n’y vivent pas, et d’y dépenser de grosses
sommes d’argent de manière ostentatoire. Il a manqué plusieurs fois de s’y faire détrousser et assassiner.
— Dissipateurs et suicidaires. Mais pourquoi font-ils cela ?
— Qui peut le savoir, Messieurs ? L’esprit est une chose
bien complexe et ses troubles, bien plus encore.
— Pourquoi sont-ils ici ?
— Ils étaient dans un centre spécialisé pour suicidaires,
mais on les a transférés au Bois-Belleville car ils montrent des
symptômes d’ostéogenèse imparfaite à un stade initial.
— Je vois. Pourrais-je leur parler ?
— Oui ! Si vous voulez ! Venez, je vous y conduis.
— Merci ! répondit Dantin qui s’était retenu de dire à son
tour… Oui !
Avant de suivre l’infirmière, les deux hommes retournèrent
quelques instants dans la chambre 512 pour saluer Pierre
Vignal et les autres malades. Dantin s’enquit de l’état de santé
de Farinette auprès d’un interne qui passait par là et demanda à être prévenu dès qu’une évolution, dans un sens ou dans
l’autre, serait à signaler. Le jeune médecin le lui promit sur un
ton plutôt pessimiste.
L’ex-commissaire s’approcha du lit où elle reposait. Il la
regarda tristement et se pencha pour lui baiser la joue. Au
moment où il allait toucher la peau tuméfiée de son visage, il
sentit une petite main qui l’attirait vers elle avec une énergie
semblant venir de l’au-delà. Farinette avait recouvré un peu de
lucidité et voulait lui parler. Il approcha sa tête de ses lèvres.
Le souffle de la respiration difficile de Farinette chatouillait
l’oreille droite de Dantin tandis que de sa frêle main, elle serrait de plus en plus fort celle du policier. Alors, il colla son
Laissez toute espérance… Chant XIII
289
oreille contre la bouche de Farinette. Au prix d’un effort
important, elle réussit à prononcer quelques mots, noyés dans
un soupir :
— Elvis, Elvis…
— Oui… je suis là, répondit-il.
— Elvis, n’abandonnez pas… non, n’abandonnez pas !
— Oui Farinette ! Promis ! Je continuerai !
— Me… Merc… Merci, Elvis !
Elle reposa sa tête sur l’oreiller et sombra aussitôt dans l’inconscience dont elle s’était extraite, par miracle, quelques
secondes auparavant !
— De rien, ma chérie, répondit Dantin en susurrant et en
l’embrassant sur le front.
Dantin libéra la main qui avait relâché son emprise et sortit
de la chambre, la gorge nouée. Dans le couloir, il retrouva son
ami et tous deux se dirigèrent vers celle où étaient soignés les
deux dissipateurs suicidaires.

La chambre 518 était aussi sombre que la 512 qu’ils
venaient de quitter, à la différence que les lumières bleues n’y
étaient pas allumées. Elle contenait également huit lits occupés par des malades branchés eux aussi aux appareils de
contrôle par de longs câbles partout mélangés. Une des infirmières désigna à Dantin le grabat où était recouché Jacques
André, solidement attaché par les poignets et les chevilles aux
bordures de son lit. Dantin s’assit sur le petit siège placé à
côté du lit. L’homme tourna la tête et découvrant cette grande silhouette, son regard s’alluma.
— Bonjour. Puis-je vous poser une ou deux questions ?
— Pourquoi pas… si cela vous amuse…
Laissez toute espérance… Chant XIII
290
— Pourquoi donc vouliez-vous brûler dans votre maison ?
— Qui suis-je, moi, qui me suis dépouillé de ma fortune…
rien qu’un humain qui a vu son monde saccagé… vandalisé…
gangréné… ils ne lui pardonnent pas d’avoir été aussi beau…
se vengent… le monde… soutenu par ses habitants… il a
combattu ces vandales pendant des siècles… comme Réau…
courageusement… mais que peut-il faire maintenant que
ceux-là l’abandonnent aux mains des héritiers Pompom…
oh, je sais… il reste, çà et là, quelques traces… ce que fut la
Terre avant les Attalila… les Folland… les sinistres divers…
quelques croix… mais bientôt… que des cendres… fini les
croix… aux ch e m i n s … c a l va i res par terre… silence…
mieux mon silence que mes paroles… oser la fortune, la
mort et le danger… une coquille d’œuf… pauvre Jacques…
ils veulent le reconstruire à leur triste image… que du neuf…
coquille d’œuf vous dis-je… mais pour combien de temps
encore… mon monde… traces si petites… disparaissent jour
après jour… pourquoi continuer… tout finira toujours en
poussière… la vie n’est que cendres… partout des cendres…
alors, je me suis fait un brasier de ma propre maison…
Ses yeux perdirent leur éclat. Puis il se tut. Jacques André ne
voulait plus parler.
Dantin se tourna vers son ami poète et lui dit qu’il souhaitait quitter l’hôpital, rentrer chez lui, se reposer et faire le
point sur tout ce qui s’était passé depuis le matin. Marot
acquiesça et ils partirent.
Sur le seuil de l’hôpital, Dantin répéta : « je me suis fait un
brasier de ma propre maison… »
Io fei gibetto a me de le mie case
Laissez toute espérance… Chant XIV
291
CHANT XIV
Et sans repos était la danse
Des pauvres mains
Écartant de soi la brûlure nouvelle.
Lecteur, dont l’âme étale ne peut faire plus qu’illuminer la triste face
de cette histoire, ne crois-tu pas qu’il est temps de pousser plus loin enco re les propositions qui insultent cette époque honnie et ceux qui la
louent ?
Preux, disparaissez ! La scène s’assombrit ! La Grande Tâche reste
à écrire.

Dantin rentra chez lui en pensant qu’il aurait ainsi le temps
de se nettoyer de toute la poussière de violence morale qu’il
avait accumulée de la place Beaubourg. Il attendrait tranquillement la soirée pour retrouver son ami qui devait l’emmener dans un lieu qu’il avait choisi afin d’y continuer son
voyage initiatique. Malgré les questions que lui avait posées
Dantin, le poète, inflexible, resta muet comme une tombe sur
cette destination et lui dit simplement que puisque la journée
avait malheureusement commencé par un certain type de violence, elle devait finir par d’autres avatars de cette violence
humaine. Ils s’étaient donc quittés en se fixant un
rendez-vous le soir, à 21 h 30, devant le 167 boulevard de
Clichy.
Laissez toute espérance… Chant XIV
292
Dantin se servit une Orval et se jeta dans son grand fauteuil, fatigué, épuisé. La matinée avait laissé son lot de faits
sinistres, de révélations positives ou négatives. La visite de
Saint-Merri n’avait apporté que la énième confirmation de
l’irréductible et innée violence de l’homme et malgré le cocasse épisode de la chasse à courre dans les ténébreux couloirs
de l’hôpital, la discussion avec Jacques André et la découverte de l’état comateux de Farinette avaient profondément
attristé Dantin. Celui-ci avait également gardé, bien présente
en son esprit, la vision de cette inquiétante forêt faite de tubes
médicaux, vision à laquelle avait succédé une autre, non
moins étrange, d’un grand désert de sable brûlant (sa vie ?)
battu par une pluie enflammée (ses doutes existentiels ?) où
courraient désespérément mille Farinette (ses enfants perdus ?) à la recherche d’abris inexistants (son futur ?).
Une longue douche chaude lui fit le plus grand bien et, sans
qu’il sache vraiment pourquoi, l’eau qui l’arrosait à gouttes
épaisses lui fit repenser à Francesca. Il sentit avec un soulagement qui ne laissa pas de le surprendre que sa disparition lui
pesait moins qu’il ne le redoutait, car son image se délitait déjà
dans les limbes corrodants de ses souvenirs. Il convint que
l’imagination et la déception étaient des comme des sœurs
siamoises qu’aucune opération de pensée chirurgicale ne saurait séparer. Alors, il accepta une réalité apaisante qu’il n’aurait
jamais imaginée possible ; il ne reve rrait jamais plus
Francesca.
Séché, rhabillé et de nouveau tranquillement installé dans
son salon, il sortit le carnet de son sac, l’ouvrit, prit son
Mont-Blanc et se remit à son recueil.

Laissez toute espérance… Chant XIV
293
(6)
Les moments passés à jouer au Sacré-Cœur sont restés « gravés » en
moi (formule clichée, mais parlante, car la gravure est si profonde
qu’elle est devenue indélébile). Je ne peux m’empêcher d’être étonné de
voir ces souvenirs réapparaître de manière inattendue à la vue d’un nuage
anthropomorphe traversant un ciel incertain, d’une photo jaunie s’échap pant enfin des pages d’un livre trop longtemps fermé, de l’image d’une
vieille chaise métallique rouillée, ciselée et trouée comme un mille-pertuis
mordoré, d’une musique céleste issue des clapotis de cascatelles éclabous sant le béton fissuré d’un vieux bassin qui les recueille.
Au Sacré-Cœur, les copains de la bande et moi-même avions trois jeux
principaux qui occupaient la plupart de nos jeudis, ceux où je n’étais ni
au cinéma, ni aux Galeries Lafayette. À les retrouver ici, j’ai l’impres sion de réussir pour un instant LA chose impossible : re-vivre un
moment de mon passé ! Alors, en me retournant plus longuement sur ces
temps si joyeux et en les comparant avec la relative morosité de la vie que
je mène maintenant, malgré quelques récentes expériences étonnantes, je
ressens comme un incommensurable gâchis de n’avoir pas su, ou pas pu,
aux instants de cette enfance, saisir dans toute sa force cette indécente et
insaisissable souveraineté de l’existence. Je me pose alors cette terrible
question : puis-je vraiment être assuré que les moments de bonheur que
j’ai vécus le furent avec l’intensité qu’ils requéraient ? Seule la possibili té de les revivre, avec un recul d’adulte, me permettrait d’offrir à ces
heures la puissance de sensations que j’ai, que nous avons probablement
tous, sûrement négligée. Mais c’est impossible, et savoir qu’il n’y aura
JAMAIS de seconde chance suffit à provoquer en mon cœur une blessu re ouverte d’où sourd l’humeur noire d’un profond désespoir que rien
n’apaise.
Ce qui accroît la nostalgie pour une âme sensible, n’est pas tant la pen sée de savoir perdus tant de moments d’existence dans les grands gouffres
du Temps que celle, désespérante, de l’incertitude de ne les avoir vécus
qu’à moitié. « Les enfants n’ont ni passé ni avenir, et, ce qui ne nous
Laissez toute espérance… Chant XIV
294
arrive guère, ils jouissent du présent. ». Mais le doute reste !
Ce doute, créé par l’éloignement de chaque souvenir dont le flou et l’ir récupabilité brûlent mon âme de leur aveuglante évidence, me rend tou jours plus insupportable le temps qui passe, meurtrier de chacune des
secondes de ma vie. La vie d’adulte ne se résout qu’à un assassinat per pétuel de chaque souvenir éphémère, hapax d’existence.
Mais que je retourne serpenter et me lover à travers mes doux
engrammes montmartrois !
***
Les trois grandes fontaines en forme de coquille Saint-Jacques, situées
juste sous la terrasse haute du haut Sacré-Cœur, se reversaient inlassa blement sur toute la largeur du bassin principal dans lequel les bai gnades, par jour de forte chaleur, étaient plus ou moins tolérées pour tous
les petits Parigots du quartier qui venaient y jouer et s’y rafraîchir.
En ces jours d’été, quand la fin d’après-midi était arrivée et les flâ neurs partis, ou plus tard en tout début de soirée, nous montions au
« grand bassin ». Alors, chacun d’entre nous prenait deux chaises, les
métalliques de couleur rouille, nous les posions dans le bassin, l’une à côté
de l’autre, puis nous grimpions sur la première, déplacions d’un mètre la
seconde, remontions sur la seconde et redéplacions la première. Avançant
ainsi pas à pas, chaise à chaise, nous traversions les flots jusqu’aux fon taines situées au fond du bassin et là, nous les escaladions, tel Akim
dans de mystérieuses montagnes. Puis, une fois bien accrochés aux
rebords de pierres blanche, nous inventions alors d’autres jeux en faisant
bien attention de ne pas tomber dans l’eau.
D’autres fois, quand le bassin était asséché, nous organisions des
courses de chaises pour le traverser dans sa longueur, courses dont le raf fut provoqué par le raclement des sièges sur le béton du bassin alertait
immanquablement le gardien. Il accourait en sifflant et nous demandait
alors de cesser immédiatement ces « jeux stupides », en regrettant pro -
Laissez toute espérance… Chant XIV
295
bablement de ne pouvoir concourir avec nous. Il repartait ensuite sur veiller un autre endroit du parc, avec un petit sourire bienveillant en coin,
car il savait parfaitement que la compétition reprendrait dès qu’il aurait
disparu à notre vue. Quelques années plus tard, le bassin fut définitive ment vidé et ces jeux totalement interdits. De même ont disparu les chai sières (ou chaisiers) qui délivraient les tickets de location des fameux
sièges bruns de métal ouvragé. Puis, les chaises elles-mêmes ont été enle vées à partir du moment où elles ont commencé à être trop usées, ou
volées. Quel Montmartrois de l’époque aurait pu imaginer qu’advien draient des temps où l’on volerait les chaises du Sacré-Cœur !
***
Notre second grand jeu était lié à nos lectures de bandes dessinées qui
nous incitaient à organiser des simulacres de guerre, des combats épiques
où nous nous affrontions, sans merci, sur le vaste champ de bataille du
« Sactos ». Notre armement se départageait ansi : soit les tire-boulettes
(que nous avions perfectionnés en choisissant des épingles à cheveux
comme projectiles) soit, pour les plus riches d’entre nous, le Pneuma-tir.
Le Pneuma-tir était un pistolet à plomb (de faible puissance) avec une
petite poire en caoutchouc en guise de détente. Sous la force de l’air créée
par la pression de la poire, et selon le nombre de membranes que nous
installions et qui contrôlait cette pression, un petit plomb était éjecté à
distance raisonnable avec juste assez d’énergie pour en faire ressentir
l’inoffensive piqûre. Lors de ces jeux, nous avions édicté plusieurs règles
dont la première, la plus importante et celle à laquelle nul n’a jamais
dérogé, consistait à ne pas viser le visage de l’ennemi, quelle que fût l’ar me utilisée. L’élégance suprême était de viser les mains, et de les atteindre,
comme Miki le ranger ou Tex quand ils désarmaient leurs adversaires.
Par groupe de quatre ou cinq, nous nous cherchions à travers les
immenses jardins et escaliers labyrinthiques du Sacré-Cœur. et dès qu’un
de ces groupes repérait les ennemis, c’était l’attaque, l’assaut, l’hallali ;
Laissez toute espérance… Chant XIV
296
les plombs et les épingles à cheveux giclaient et fusaient de toute part en
sifflant d’un bord à l’autre des escaliers, telles les balles et flèches à la
bataille de Little Big Horn.
Notre art du tire-boulettes nous avait amenés à choisir des élastiques
de grande taille, larges et bien fermes, et à utiliser à la place des habi tuelles boulettes en papier replié, ces épingles à cheveux en forme de U
allongé et légèrement ondulées en leur milieu. Celles-ci offraient l’avanta ge d’être peu onéreuses, de fendre l’air à belle vitesse et de rivaliser en pré cision avec les plombs du Pneuma-tir. Dans nos combats homériques,
quand les belligérants étaient nombreux, nous ne comptions plus les
morts et blessés (« pour du beurre ») laissés sur le parvis ou sur les
grands escaliers latéraux qui embrassaient de leurs larges marches en
quinconce, les deux côtés de la colline où notre jeunesse s’est irrémédia blement perdue en s’écoulant comme les grains d’un intangible sablier.
Parfois, nous changions de terrain de chasse et de gibier. Nous restions
dans le parc du bas et, bien cachés, nous jouions à viser les jambes des
jeunes femmes qui s’y promenaient. C’était un jeu d’un goût évidemment
déplorable, mais quelle morale peut avoir un enfant de dix ans quand il
s’est réincarné en cow-boy armé d’une winchester et que tous les adultes
en jupe autour de lui ne sont que de sauvages Indiens ? Alors, quand
l’épingle à cheveux, ou le plomb, atteignait le mollet ou, mieux encore, la
cuisse de la belle comme un dard de feu, nous guettions le sursaut, le cri
de surprise ou de douleur que nous attendions, que nous espérions.
La satisfaction que nous ressentions se mesurait à l’aune de la manière
dont la victime expiatoire piaillait, ébaudie, regardant tout autour d’elle
en se frottant la partie meurtrie pour essayer de comprendre ce qui s’était
passé, ce qui avait provoqué cette piqûre impromptue. Et nous, assis sur
un banc comme d’innocents Angelots de Raphaël, nous jouissions d’un
incomparable plaisir coupable : nous devenions symboliquement, par
cette agression ludique et piquante, les amants imaginaires de ces Vénus
que notre jeune âge nous interdisait d’être en réalité.
Enfin, notre troisième grand jeu était induit par le cadre que le
Laissez toute espérance… Chant XIV
297
Sacré-Cœur nous offrait : un gigantesque terrain de cache-cache !
Nous connaissions par cœur toutes les allées, tortilles et sentes, toutes les
pentes herbeuses du lieu, toutes les cachettes possibles. Ainsi, nous avions
découpé la colline en secteurs où nous pouvions nous dissimuler tandis
que deux ou trois « pisteurs » devaient nous retrouver dans un délai
d’une demi-heure. Nous n’avions évidemment pas le droit de nous dépla cer pendant les recherches de nos camarades.
Je me souviens que nous préférions le côté Est du Sacré-Cœur, celui qui
donnait sur la rue Ronsard, car ses pentes étaient couvertes d’arbres, de
bosquets, de haies, de taillis, bien plus ombragées que celles situées de
l’autre côté, l’Ouest, celui de la rue Foyatier, beaucoup plus sablonneux,
muré, bâti. Je revois nettement les étroites grimpettes qui montaient de la
première volée de l’escalier de la rue Paul-Albert vers l’esplanade au
grand bassin. Ces sentiers serpentaient à travers toute la butte, alternant
petits chemins de terre et marches en pierre, toujours accompagnés de
rampes, de pierre également, sculptées à l’imitation de branches entremê lées, nos étais de jeunes garçons en thyrses minéraux aux inflorescences
axillaires. Je ne saurais dire si ces rampes existent encore tant la tristes se que j’éprouverais à les découvrir disparues m’a toujours empêché de
remonter reparcourir ces tortilles de mes dix ans. L’aire totale du lieu,
les deux volées de marches, les allées, les pentes verdoyantes et arborées
des jardins du Sacré-Cœur nous étaient si familières malgré la grande
dimension de l’ensemble. Les barrières qui séparaient les immenses
marches en zigzag des côtés de la butte, de nos « pentes », celles qui
démarquaient les allées en labyrinthes de la végétation où nous nous
cachions, ne circonscrivaient pas seulement les banales bornes de nos jeux,
mais les jalons concrets de leurs libres frontières, de ces mystérieux terri toires qui représentaient pour nous le rayon tangible d’un infini de joie
de vivre, notre infini diminutif d’enfant ! Et qu’importait s’il suffisait
à suggérer à nos jeunes esprits l’idée de l’infini total du bonheur d’être
jeune.
Le Sacré-Cœur nous appartenait comme nous lui appartenions, nous
Laissez toute espérance… Chant XIV
298
étions ses enfants comme il était un père pour nous et tel Baudelaire, nous
aurions pu dire : « Nous qui l’aimions, lui qui le savait ! ». Et aussi :
« Si l’on demandait à la grande et énorme ville : qu’est-ce que c’est que
cela ? Elle répondrait : ce sont mes petits »
Ce troc sentimental entre le Sacré-Cœur et nous était ce qu’il y avait
de plus sublime, de plus aveuglant dans le ciel céruléen de notre douce jeu nesse à présent disparue.

Dantin reposa le carnet et alluma sa BSST. Il médita longuement sur les phrases concernant la préhension absolue des
moments de vie par la conscience. Comme tout un chacun, il
lui était arrivé de se poser cette question, mais avait-il vraiment réfléchi, analysé ce doute, cette incertitude, cette irréductible fracture toujours présente entre un moment vécu et
l’idée que l’on se forge de l’intensité avec laquelle il aurait fallu
le vivre. Jamais dans le présent cette pensée ne s’incarne pour
se faire acte. Était-ce seulement possible ? Le fait même de
vouloir monter le potentiomètre de sensation ne le bloquait-il
pas ? Ou simplement, cette impossibilité d’avoir une
conscience souveraine de son existence au présent n’était-elle
qu’une manière puérilement humaine d’éviter la pensée de la
mort et de son inéluctable et prochaine venue. Seul le néant
issu de la jouissance sexuelle donnait-il une image, décalée,
mais fugitive de cette perception totale de l’existence ?
Pouvait-on réellement avoir conscience de sa vie ? Il lui revint
en mémoire l’association d’images si connue de La Tempête de
William Shakespeare dans laquelle la vie est supposée faite de
la même étoffe dont sont tissés les songes, et cette analogie
lui sembla encore plus sensible ce jour, tant certains de ses
souvenirs étaient implantés dans un espace qui mêlait rêves et
Laissez toute espérance… Chant XIV
299
réalités. Dantin se demanda si sa vie n’était qu’un long rêve
qui se vêtissait de réalité, le sage visage d’une vie-sage, l’essence d’un songe, d’un soupir, d’un souffle ? Allait-il se réveiller
brutalement et se rendre compte qu’il avait tout rêvé depuis
le début ?
Tout en réfléchissant sur ces questions qui lui paraissaient
insolubles, Dantin se rappela que Wagner l’attendait. Il dit à
haute voix : Music-Opera-Wagner-Parsifal-Final. L’écran scintilla
une seconde et des images apparurent, divisant le grand panneau en dix-huit parties. Celle située en bas à gauche montrait, à la fin du troisième acte, l’arrivée de Parsifal dans la salle
de Montsalvat où agonise Amfortas. Dantin prononça bien
fort eighteen-fullscreen et aussitôt l’image choisie s’agrandit et
occupa l’ensemble de l’écran. La sublime musique de Wagner
se déversa alors comme une cataracte dans toute la pièce.
L’ex-policier se mit à chanter et de sa voix rauque et grave, il
doubla celle du Fol au cœur simple.
« Nicht soll der mehr verschlossen sein,
Enthüllet den Graal, öffnet den Schrein. »
Il attendit que Parsifal eût découvert et levé le saint Graal
au-dessus de sa tête et de celles des Chevaliers et, dès que le
chœur commença son chant, il mit le son à un haut niveau.
Ces huit minutes de musique étaient pour Dantin les plus
belles jamais composées et il adorait les écouter à très forte
intensité. Après que le chœur eut fini ses entrelacs d’entrées
s u c c e s s ives, tuilées en pianissimo, et que les voix des
C o m p agnons du Graal chantant Höchsten Heiles Wunder,
Erlösung dem Erlöser s’unirent en une sublime homophonie
dans les fréquences aiguës, après l’intense crescendo des
cuivres resplendissant comme un soleil, avec le Graal révélé,
alors, le Mystère du saint Calice s’accomplit jusqu’à ce que le
decrescendo final s’éteignit totalement. Une fois encore, la
rémanence acoustique de ce dernier éclat de joie orchestrale
Laissez toute espérance… Chant XIV
300
émut Dantin jusqu’aux larmes.
Transporté en un Royaume Céleste par ce choral divin aux
accents de chrétienté, il se demanda si sa quête, comme celle
des Chevaliers du Graal, finirait un jour. Quelle serait la Sainte
Lance qui le guérirait de ses doutes, qui refermerait la plaie de
son trouble, qui l’absoudrait de ses péchés ? Tandis qu’il s’interrogeait, l’orchestre s’était tu. Il hésita un moment, avant de
remettre l’extrait puis arrêta son geste. Dans le silence,
d’autres questions liées à l’art lui vinrent à l’esprit. Quel
Wagner de son époque composerait un tel chant à la gloire
d’un Esprit, d’un Dieu, d’une Idée ? Kotoyama et ses émules
incarnaient-ils vraiment ce à quoi l’art contemporain était
réduit ? L’Art, qui avait toujours été le fait de l’UN pour les
masses était-il vraiment devenu celui des masses à l’attention
de l’individu ? L’Artiste s’était-il ainsi dissous dans le
nombre, dans la fête, dans la fraternité niaise, dans l’éradication de toute dialectique, dans le spectacle du vide ? L’Art
s’était-il suicidé ? Un Wagner contemporain se serait-il suicidé à cette triste époque moderniste ? Qui pourrait rédimer
ces temps festivo-modernistes ?
Tandis que le policier méditait sur l’hypothétique fin de
l’Art, il sentit les appels de son estomac. Alors, il alla dîner les
oreilles emplies du coruscant final de Parsifal et l’esprit survolant les jardins suspendus du Sacré-Cœur.

À vingt et une heures, Dantin faisait les cent pas devant le
Bulicame-Club, au 167 boulevard de Clichy. L’entrée du club,
large, outrageusement éclairée par des lumières multicolores,
clignotantes et tourbillonnantes était décorée d’innombrables
photos de couples, toutes tendances sexuelles confondues,
Laissez toute espérance… Chant XIV
301
dansant, s’embrassant, se pelotant à l’envi. Les photographes
employés par l’établissement étaient grassement payés pour
prendre des clichés de tous les danseurs et, si possible, dans
les poses les plus suggestives. Ils accomplissaient leur tâche
sans grand mal, tant les photographiés collaboraient avec
enthousiasme à ces mises en scène pixelisantes qui les fixaient
à jamais en sordides icônes fraternitaires. La célébration des
corps qui bougent en totale liberté et qui montrent ostensiblement leur orientation sexuelle était arrivée à son apogée.
Dantin regardait les photos épinglées sur les murs du hall
avec une certaine curiosité. Il se sentait aussi étranger à ces
attitudes exhibitionnistes que le Meursault de Camus l’était au
babil des humains.
En l’espace d’une minute, il fut accosté par une très grande
femme, longiligne et sèche comme une peau morte de serpent, par un homosexuel d’âge bien mûr au pantalon moulant
et au crâne singulièrement dégarni et par un transsexuel,
transgenre, transpirant, les yeux cernés et les joues rasées
depuis déjà bien trop longtemps.
La taille de Dantin, sa fière allure et son visage à la Elvis ne
passaient guère inaperçus, en général, et encore moins en ce
genre de lieux, en particulier. Le Cerbère du club l’interpella
plusieurs fois pour le faire entrer malgré son refus. Tout en
restant cordial, Dantin avait pris le temps de lui expliquer qu’il
attendait un ami, mais il n’apprécia que moyennement le sourire narquois de l’employé aux entrées qui sous-entendait, par
cette mimique, l’appartenance du policier à une communauté
sexuelle à laquelle il était étranger. Enfin, Marot arriva et
voyant son ami un peu désorienté, il se tassa, se recroquevilla
et lui dit :
— Donne-moi ton bras, pauvre Tom va te guider !
Ils entrèrent en passant devant le portier qui adressa un clin
Laissez toute espérance… Chant XIV
302
d’œil complice à Dantin puis ils furent conduits par une
hôtesse passablement dénudée vers la table qu’avait réservée
le poète. Ils lui commandèrent deux negronis.
Ceux qui se trémoussaient sous les lumières de la discoball-3D semblaient soumis à d’horribles tortures. Les rais
bleus, rouges et jaunes qui en surgissaient les frappaient
comme des flocons de feu affalés du ciel et les mouvements
épileptiques de leurs bras et de leurs jambes laissaient penser
qu’ils se débattaient sans que cela n’apaisât le moins du
monde les souffrances provoquées par les dards de lumière.
Les plus agités de ces pantins festoyeurs étaient les homosexuels des deux sexes. Ils couraient en tous sens sur la piste
de danse tels des marathoniens en faisant admirer, par des
vêtements taillés à cet effet, leur torse et poitrine musclés par
les nombreuses heures passées en salles de sport. Mais les
flèches colorées s’abattaient sur tous, qu’ils fussent debout,
accroupis, assis, ou couchés, en mouvement ou ivres morts
sur les banquettes.
Dantin et Marot, assis à la table soigneusement choisie par
le poète, car épargnée du bruit, de la fureur et de la lumière,
finissaient déjà leur premier cocktail. Non loin d’eux, un
homme allongé sur une banquette observait avec un regard
fier, arrogant, ce qui se passait autour de lui. Marot tourna ses
yeux vers lui et s’exclama :
— Capane ! C’est toi ?
L’homme releva la tête, regarda le poète et répondit :
— Tiens, qui vois-je ? Le Grand poète en personne ! Oui
Marot, je suis là, et depuis déjà une éternité !
Marot et Dantin le rejoignirent. Il restait allongé.
— Daniel, laisse-moi te présenter le sieur Capane, le roi des
blasphémateurs !
— Enchanté, dit-il à l’homme qui ne se leva toujours pas.
Laissez toute espérance… Chant XIV
303
— Bonsoir, répondit-il.
Capane était de grande taille, puissant, musclé, avec un air
noble et farouche, un regard franc et royal comme celui d’un
monarque des temps anciens. Toute son allure évoquait la
droiture, la fierté !
— Alors, dis-moi, que maudis-tu en ce moment ? La dernière fois, tu blasphémais à longueur de journée contre les
dieux antiques, contre le Dieu des chrétiens, contre la hiérarchie angélique. Puis, contre la Nature, le Temps, contre les
Hommes, contre les OGM, la pollution, la mondialisation et
l’appauvrissement provoqué des populations…
— Ça va, ça va ! l’interrompit Capane. Je sais tout cela.
— Alors, qui subit aujourd’hui tes éternelles foudres ?
— Toujours aussi curieux, Marot ! Allez, je peux bien te
répondre. Après avoir été rejeté par tous mes amis et mon
employeur, je maudis maintenant cette époque et ceux qui
nous ont légué un tel cauchemar.
— Et puis ?
— Et puis ? Écoute donc ! Sais-tu qu’on me tient souvent
un raisonnement bien étrange ? On me dit, en voulant récuser mon discrédit de l’époque : « C’est votre ennemie ! ». Mais
bien sûr que c’est mon ennemie ! Le mal que j’en dis est vrai,
parce qu’elle est telle que je la peins. Les habituels crétins
confondent toujours la cause pour l’effet, et l’effet pour la
cause. Alors, pourquoi j’en dis du mal ? Parce qu’elle est mon
ennemie ? Mais non ! Pourquoi ne pas supposer plutôt qu’elle est mon ennemie parce qu’il y a du mal à en dire ? Alors,
pour se venger de mes imprécations, pour me punir de ma
négation, ce monde me fait venir ici, par envie, par dépit, par
paresse. Ainsi, de cette banquette, je peux boire et regarder à
volonté ces néo-humains asexués se trémousser au rythme du
vacarme incessant que fait leur univers en attendant qu’un
Laissez toute espérance… Chant XIV
304
nouveau Zeus les foudroie, et moi avec ! Il me faut donc les
contempler pour les maudire !
— Il te faut les maudire pour les oublier ? ajouta Marot.
— Et toi, Marot, faut-il que je te maudisse pour t’admirer ?
répondit Capane pour conclure cette joute stichomythique.
— Pourquoi restez-vous allongé, si vous me permettez la
question, lui demanda Dantin.
— C’est pour éviter les flèches tueuses des éclairages que je
me couche sur cette banquette de bois, car je suis légèrement
photophobe, mais les lampes m’inondent malgré tout de leurs
rayons ravageurs. Je sais que je dois subir cela, c’est mon destin et je m’en moque ! Alors, je continuerai toujours à proférer mes exécrations !
— Il semblerait que mon ami Dantin et toi ayez quelques
idées communes, ajouta Marot, mais je vois qu’il est déjà
temps pour nous de te laisser. Adieu, Capane, et que Dieu, le
Temps, la Nature, les Hommes et notre sombre époque aient
pitié de toi ! Nous te laissons maintenant dévider le fil de tes
interminables litanies.
— Adieu Marot, répondit l’homme toujours allongé, tandis
que l’allevasse tourbillonnante de couleurs fluorescentes tombait sur lui en trombes hallucinées.
Le poète ramena son ami à leur table. La serveuse apporta
les deux autres cocktails qu’ils avaient commandés, rouges
comme le sang et comme les lumières hystériques jetées sur
la piste de danse, sur les murs et sur les danseurs. Dans les
deux verres, l’alcool rougeoyait et glougloutait comme le
Phlégéton au fond des Enfers.
Les deux amis regardèrent longuement les marionnettes
néo-humaines s’agiter à la fréquence des assourdissants
impacts sonores. Dantin éprouva alors une irrésistible envie
d’aller aux toilettes. Trop de boissons !
Laissez toute espérance… Chant XIV
305
Tel Dédale, il se fourvoya un moment dans les couloirs du
sous-sol avant de trouver son chemin. Enfin, il y arriva.
La salle aux urinoirs asexués, entièrement carrelée de blanc,
était occupée par une seule personne qui lui tournait le dos.
L’homme avait son regard fixé sur les grands carreaux de
céramique des cabinets, l’œil livide, comme s’il était égaré
dans les cieux, comme s’il voulait remonter le cours d’une
civilisation perdue, comme si l’espoir ne l’avait pas encore
quitté. Des boucles en or pendaient d’oreilles collées à une
tête aux longs cheveux dorés. Il était vêtu d’un costume
argenté, parfaitement repassé, qui tombait impeccablement
sur de belles chaussures d’un lumineux ocre. L’homme pleurait à chaudes larmes et celles-ci, tombant dans la rigole et se
mélangeant à son urine, étaient emportées par l’eau s’écoulant
de l’urinoir. Dantin vit ces fleuves naturels rejoindre ceux,
plus souterrains, des égouts de Paris où tout s’oublie. Il libéra sa vessie à son tour et alla retrouver son ami poète.
Puis tous deux burent encore et encore jusqu’à ce que sur
eux les flammes des lumières s’éteignissent.
e sopra loro ogne vapor si spegne
306
Laissez toute espérance… Chant XV
307
CHANT XV
Mais ce peuple ingrat et méchant
Qui descendit de Fiesole autrefois
Et qui tient encore du mont et du rocher
Sera ton ennemi, pour tes bonnes actions.
Ce samedi matin, Dantin s’était levé fort tard avec une
gueule de bois carabinée. Il regarda sa montre et vit qu’il était
presque quatorze heures. Son esprit était déjà loin du BulicameClub et la faim se signala à son attention par une myriade de
spectres tapotant sur les bords de son estomac.
Il lui prit grande envie de retourner au « Trois Gueules ». Il
s’habilla chaudement et s’y rendit.
Le lieu lui était maintenant familier et le restaurant n’étant
qu’à moitié plein, il s’installa à la même place que la fois précédente. Il alla prendre une bouteille de riesling, se remplit
une copieuse assiette de choucroute puis, revenu à sa table, il
replia tant bien que mal ses jambes sous sa chaise et mangea
d’excellent appétit. Tout en ouvrant grandes ses oreilles, il
écoutait, par déformation professionnelle tout ce qui se passait autour de lui.
À la table sise à sa droite, un couple d’homosexuels se régalait d’une fondue bourguignonne. Ils arboraient tous deux sur
leur maillot, bien exposé à la vue de tous, le récent et extravagant logo mis à la mode par l’indécrottable nouvelle
modernoMairesse de Paris-I, logo qui, par un graphisme simpli-
Laissez toute espérance… Chant XV
308
fié à la limite du vulgaire, illustrait la fière l’appartenance à
cette catégorie de pratique sexuelle. Dantin se souvint alors
des dernières « affaires » d’acting-out, de révélations extorquées sur l’homosexualité de personnalités les plus en vue du
monde des people. Ces « affaires » mettaient en lumière le fait
qu’il était devenu, en cet automne 2017, non seulement
impossible, mais même outrageant, de vivre tranquillement,
en privé, son homosexualité tel que ce fut le cas pendant des
siècles. Il fallait absolument l’afficher, la revendiquer — quitte à dénoncer aveuglément les récalcitrants qui refuseraient de
la révéler— pour l’extraire de la sphère privée. Tous ceux qu’il
avait vus s’exposant de manière ostentatoire, lors de la soirée
précédente, allaient dans ce sens et c’était sûrement ce
qu’avait voulu lui montrer son ami poète. Ainsi, se dit Dantin,
il s’agissait, plus ou moins inconsciemment pour une catégorie d’homosexuels revendicateurs (des deux sexes) d’éradiquer par cette ostentation l’autre sexualité, celle qui ose se
prétendre « normale », celle dont l’effet principal est de peupler le monde à travers la notion devenue ringarde, voire
insultante aux yeux des Hommodernes, de famille.
Dantin se dit en souriant qu’il n’avait jamais vu encore, mais
cela viendrait sûrement, de démonstrations d’hétérosexualité
aussi véhémentes et grotesques, car les hétérosexuels étaient
devenus, par réaction mimétique, aussi exhibitionnistes et
revendicateurs que les homosexuels. En fait, quelle que fût la
sexualité du sujet, LGBTH —en juin 2016, après un rude
combat mené sous l’étendard de l’anti-discrimination et à la
condition qu’ils acceptassent que le H les représentant figurât
en dernier, les hétérosexuels réussirent à faire ajouter la lettre
au fameux sigle—, il lui fallait maintenant se conformer aux
ordres impérieux du monderne et l’afficher en public, partout,
à chaque instant. L’Hommoderne avait accepté de renier sa vie
Laissez toute espérance… Chant XV
309
privée et les condottieres de la police exhibitionniste veillaient
au grain. Malheur à ceux qui prétendaient encore, tel le grillon
de Florian, être heureux en vivant cachés !
Un cri fit sortir l’ex-policier de sa rêverie génésique. La
flamme placée sous le chaudron d’huile bouillante servant à
cuire la viande du couple d’homosexuels étant réglée trop
fort, quand le plus grand des deux y plongea son morceau de
bœuf, des éclats d’huile furent projetés hors de la petite cuve
et vinrent brûler le dessus de sa main. Son compagnon,
moustachu et presque chauve, s’en moqua gentiment tandis
que l’autre, tout en gémissant, agitait sa main en tous sens
pour atténuer la sensation de brûlure. Pour se soulager, il courut à la table des sauces et en rapporta quelques échantillons
aux couleurs chatoyantes dans un large ravier. Il goûta la première avec un morceau de viande qu’il avait mis dans la cuve
juste avant de se lever. Mais sa précipitation fit que sous les
rires amusés de son compagnon, il reçut d’autres gouttes
d’huile éjectées par le facétieux chaudron. Sans aucune retenue, il se mit alors à vilipender à haute voix la fondue, la nourriture et tout l’Univers dans son ensemble.
— Ben quoi, Grissom tu trouves ça funny que je me brûle ?
— Mais non, mon Brunetton chéri ! Mais si tu te voyais…
— Quoi, si je me voyais, tu me jokes ?
— Un peu. T’es drôle en fait !
— Tiens, take that, tu vas voir si je suis funny !
Et joignant le geste à la parole, il se leva d’un coup et envoya
quelques gouttes d’huile brûlante sur le bras de son compagnon.
— Mais tu es fou, non ! Aïe, ça brûle !
Alors, le prénommé Grissom piqua un morceau de viande
encore dégoulinant dans le chaudron avec la petite fourche à
fondue et effleura, un bref instant, la main de son amant.
Laissez toute espérance… Chant XV
310
Celui-ci cria de nouveau, faisant sursauter les clients des
tables avoisinantes, occupés à mâcher consciencieusement
leur pâture.
— Ma ! Stupido ! Mi sono brusciato !
— Allons, je plaisante ! répondit son compagnon. Et puis
c’est toi qui as commencé !
— Not true ! Et j’ai le droit de blaguer, un peu, non ?
— Elle n’est pas très drôle ta blague, et à propos d’humour,
comme disait je ne sais plus qui : « parmi les âpres sorbiers, le
doux figuier ne peut donner de fruits ! »
Grissom prit la main de son compagnon et la baisa. Alors,
tout en secouant leurs bras et mains comme de larges éventails de Séville un jour de canicule, ils cessèrent les hostilités
et s’embrassèrent. Afin d’apaiser la douleur causée par les
pointes brûlantes, ils se levèrent et se rendirent dans les toilettes pour asperger d’eau froide leurs chairs meurtries. Ils
couraient maintenant comme deux damnés tentant vainement d’échapper à la justice divine. Celle-ci, pour la circonstance, s’était métamorphosée en fondue bourguignonne et
avait craché sur ces deux âmes perdues une giboulée pyroclastique expulsée du chaudron miniature d’un Enfer domestique.
Dantin regardait leur manège avec amusement et curiosité
en ayant noté que pendant presque toute la scène de ménage,
le plus petit n’avait cessé de lui envoyer des œillades complices ; Dantin, à l’évidence, plaisait également aux hommes.
Les brûlures des deux hommes à la fondue lui rappelèrent
la scène qu’il avait rêvée quelques heures plus tôt au retour du
« Bois-Belleville », vision d’un large carré de désert battu par
une averse enflammée, jetée d’un ciel de braises. Il ne put
s’empêcher de trouver la coïncidence troublante.
Au-dehors, la pluie se mit à tomber avec grande violence.
Laissez toute espérance… Chant XV
311
Laissant divaguer sa pensée et en se répétant mentalement
Brunetton et Grissom, Dantin se dit qu’ils n’étaient que d’autres
exemples d’une de ces folies de la fin du XXe siècle qui permit aux parents d’attribuer à leurs enfants les prénoms les
plus étranges, les plus ridicules, les plus anhistoriques, les plus
communautaires, à seule fin de revendiquer un « droit de
nommer » qui les rendissent à l’égal d’un parèdre moderniste. Que de fois, au commissariat, Dantin avait sursauté en
entendant des prénoms dont rien ne laissait imaginer qu’ils le
fussent, et que de fois il s’était indigné de ces choix parentaux,
générateurs de futurs « enfants à problèmes », de « graines de
divan », de « chair à discrimination ».
Un curieux hasard fit qu’au même moment, à une place où
déjeunaient deux femmes, l’une d’entre elles, peut-être la
mère biologique, interpella ses deux filles qui s’attardaient un
peu trop à la table des desserts. Gourmandes comme le sont
en général les jeunes filles, puis comme le demeure en vieillissant l’ensemble des humains, les adolescentes remplissaient
leur grande assiette de bien plus de nourriture que ce que
pouvait absorber leur petit estomac.
— Drucilla, Fibi, revenez maintenant !
N’obtenant aucune réponse, elle recommença, plus fort
cette fois.
— Drucilla, Fibi !
Il fallut un moment à Dantin pour comprendre que « Fibi »
était la prononciation de Phoebe, non pas l’ancien prénom des
Contes de La Fontaine, mais un Phoebe moderne, issu d’une
quelconque série américaine. Alors, lui revint en mémoire la
liste des patronymes affichée sur la porte de l’école Foyatier,
liste qu’il avait regardée distraitement lors de sa promenade
nostalgique de la veille. Son œil de policier, exercé à retenir les
plus petits détails, avait repéré parmi les habituels à conso-
Laissez toute espérance… Chant XV
312
nance chinoise, indienne, arabe ou africaine, toute une collection de prénoms probablement issus de séries télévisées ou de
jeux vidéo (Warrick, Brandon, Luke, Tori, Altaïr, Lindsay, Prue,
Piper) ainsi que quelques curiosités non moins affligeantes
(Mandarine, Europa, Fourchetine, Grâcieuse et Lanterne). La liste
ne contenait aucun Jean, Daniel, Paul, Michel, Philippe,
Louis, Thomas, ou Patrick. L’éradication de la culture chrétienne décidée par l’époque passait en toute logique par la disparition programmée des noms de baptême de ceux qui en
furent les vecteurs.
Les petites filles aux prénoms mondernistes revinrent vers la
table en tenant tant bien que mal leur assiette regorgeant de
desserts. Les gamines glissèrent dans leur gosier, gâteaux et
glaces qu’elles engloutirent goulûment.
Quelques instants plus tard, une femme de grande taille et
d’imposante corpulence, visiblement en retard, les rejoignit à
leur table en courant comme elle pouvait. Elle ôta son manteau de fausse fourrure, posa son chapeau encore dégoulinant
sur le rebord d’une chaise puis s’ébroua, comme pour se
débarrasser des piques de brûlure froide causées par les
gouttes d’eau qui l’avaient trempée. Elle embrassa négligemment les enfants et, en se penchant vers les deux femmes,
appliqua ses lèvres sur les leurs et les baisa un longuement,
amoureusement, goulûment. Puis, majestueuse et dodue, la
tribade alla s’asseoir en face de ses amies avec la chaude moiteur de leur langue encore bien présente sur sa bouche.
Dantin se dit qu’il y avait décidément beaucoup de femmes
dans cette famille, puis il tourna la tête afin de ne pas paraître
indiscret. Il vit alors une fumée odoriférante s’élever de la
table aux desserts. On y flambait de belles et mûres bananes
avec un rhum ancien dont les effluves se répandaient jusqu’à
son nez. Il se leva, s’y précipita comme un coureur après le
Laissez toute espérance… Chant XV
313
palio de Vérone et se servit une copieuse coupelle avant que
tous les clients ne se fussent rués dessus.
Après tout, se dit-il en remplissant son assiette, autant être
celui qui gagne plutôt que celui qui perd !
quelli che vince, non colui che perde
314
Laissez toute espérance… Chant XVI
315
CHANT XVI
Je vis par l’air lourd et obscur
Monter en nageant vers nous une figure
Étrange à voir même pour un cœur solide
De l’endroit où il était assis, Dantin entendait l’incessant
vrombissement de l’averse, pareil aux lancinants bourdonnements d’essaims d’abeilles autour et à rebours de leur ruche.
Le vent projetait la pluie avec grande force sur les baies
vitrées du restaurant et le claquement de l’eau qui ruisselait
sur le verre en violentes et voluptueuses volutes, faisait
entendre les rythmes troublants d’une hypnotique symphonie
funèbre. Tout en goûtant ces sonorités mystérieuses, l’excommissaire se régalait des bananes flambées qu’il s’était servies et qu’il avait prévu de faire suivre d’un ou deux caféscrème.
La table où était assis le couple Grissom-Brunetton était
enfin assagie. Les deux hommes, chaudement réconciliés,
dégustaient eux aussi leur dessert tout en se dévisageant
amoureusement.
L’attention de Dantin se déplaça de l’autre côté, vers sa
gauche, où quatre hommes discutaient avec agitation comme
s’ils étaient pourchassés par une armée de frelons prêts à les
darder de leur venin incandescent. Ils étaient probablement
professeurs d’université de l’annexe de Parisup-I, située non
loin du « Trois Gueules », car chacun d’entre eux portait fièrement un badge où était écrit son prénom en grosses lettres
Laissez toute espérance… Chant XVI
316
par-dessus le logo de la faculté. L’acuité visuelle de Dantin
étant restée excellente, il n’eut guère de mal à lire : Guy,
Jacques, Teddy et Guillaume. Ces quatre-là devaient accomplir des prouesses dans leurs métiers, car ils semblaient extrêmement satisfaits d’eux et s’exprimaient avec l’emphase de
ceux qui aiment qu’on les écoute religieusement, tant leurs
savants exposés le méritent. Et justement, cette dernière
harangue portait sur l’homosexualité, ses travers et ses fiertés,
l’évolution de sa répression à travers les âges et le bonheur de
la voir enfin libérée de l’ostracisme dont elle avait subi le
poids infamant depuis tant de siècles.
— C’est fou de penser qu’il n’y a pas trois siècles encore, on
envoyait au bûcher ceux qui étaient convaincus de sodomie,
commença le prénommé Guy.
— L’affaire « Diot et Lenoir » avait fait grand bruit en
1750, continua Jacques. Et notre époque homophile, perpétuellement honteuse de son passé et si emplie de culpabilité
et de contrition, a fait déposer une plaque commémorative à
l’angle des rues Bachaumont et Montorgeuil.
— Oui, car ce fut la dernière condamnation à mort pour
sodomie qui fut suivie d’une exécution, ajouta à son tour
Teddy, exécution à laquelle les citoyens ne croyaient pourtant
pas.
— En 1791, en France, on abandonna la répression légale
de l’homosexualité entre adultes consentants, le crime de
sodomie n’entrant pas dans le Code pénal, dit Guillaume.
— Ni dans le code anal, ajouta Teddy en s’esclaffant.
— Ah, c’est malin ! répondit Guillaume.
Chacun d’entre eux ayant placé leur phrase, la discussion
s’anima.
— Répression qui datait de fort longtemps. En 1120, le
concile de Napouse envoie les sodomites au bûcher.
Laissez toute espérance… Chant XVI
317
— Pourquoi le bûcher et pas la pendaison, le poison, le fer ?
— Il fallait purifier par le feu cette tache immonde !
— Ah oui ! Le feu, éternel purificateur des impies !
— Je vous rappelle que la première loi criminalisant les rapports homosexuels date de 342, sous l’empereur Constantin II.
« Tout homme se comportant au lit avec un homme comme une femme,
subira un châtiment atroce et raffiné », déclara Jacques.
— Tout cela est sorti droit du Lévitique, reprit Guillaume,
dans lequel du chapitre XX-10 au chapitre XX-17, il n’est
question que d’exterminer tous ceux qui pratiquent des actes
sexuels non conformes à la Loi. Et celui qui concerne l’homosexualité, le chapitre bien connu, est le XX-13.
— Tu le connais par cœur ? demanda Teddy.
— Évidemment, reprit Guillaume : L’homme qui couche avec
un homme comme on couche avec une femme ! C’est une abomination
qu’ils ont tous deux commise. Alors, ils devront mourir et leur sang
retombera sur eux. Et depuis, tant et tant d’assassinats, d’exécutions, d’emprisonnements, de persécutions.
— La Seconde Guerre mondiale de triste mémoire a vu
également son lot de chasses aux homosexuels, ajouta Guy.
— Oui ! L’histoire des répressions durant cette sombre
période est bien connue maintenant, que ce soit la loi pétainiste d’août 1942 ou les innombrables horreurs commises par
les nazis et leur triangle rose ! Il faut préciser qu’à cette
époque, ils n’étaient pourchassés que pour ce crime comme
des individus dangereux, des indésirables, sans autre alibi
comme ce fut le cas pour les Cathares.
— Au XIIIe siècle, aux temps de la croisade contre les
Albigeois, l’Inquisition et la royauté qui trouvaient que les seigneurs du sud prenaient trop de libertés face au pouvoir central, accusèrent les Cathares de bougrerie, en plus d’hérésie,
pour accélérer leur mise à mort.
Laissez toute espérance… Chant XVI
318
— De bougrerie ?
— Une déformation du mot boulgre, venant lui-même de
Bogomiles, une secte bulgare proche des Cathares dont les
membres, à l’époque, étaient tous considérés comme des
sodomites.
— Pour en revenir aux Cathares, les « Parfaits », comme ils
s’appelaient eux-mêmes, juraient « de ne plus toucher une
femme » et de « ne point manger sans compagnon ». Vous
imaginez bien comment ces dogmes, faits simplement pour
éviter que leurs esprits ne se fourvoient hors de la religion,
furent interprétés selon la volonté d’éradication des hérétiques par l’Inquisition.
— Bien sûr, Cathares égal bougres, égal sodomites ! Allez
hop, au bûcher !
— À propos de bougre, Sade n’a pas manqué d’utiliser le
terme de nombreuses fois dans ses romans. Il faut dire qu’il
maîtrisait parfaitement la question, le Divin Marquis, et que
l’homosexualité platonicienne était la dernière de ses préoccupations littéraires, ajouta Guy.
— Tu as raison de le rappeler. L’antiquité avait fait la part
des choses entre l’homophilie platonicienne et la stricte pédérastie. Toutes deux pouvaient provoquer, selon la position
adoptée, si je puis dire, une certaine ivresse de l’âme ou faire
tomber au rang de monstre, selon qu’on eût choisi la première ou la seconde.
— « Ce n’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur vos
anus infundibuliformes », ajouta Guillaume, qui avait lu
quelques poètes.
— Et maintenant ? demanda Teddy.
— Maintenant, répondit Guy, il n’y a plus guère de confusion des termes. Quant aux pratiques sodomites, il y a encore de nombreux pays du monde qui continuent de punir de
Laissez toute espérance… Chant XVI
319
mort ceux qui s’y adonnent, comme l’Afghanistan, l’Arabie
Saoudite, le Nigeria, la Mauritanie, la Tchétchénie, le Yémen.
En gros, les principaux pays qui appliquent la charia à la lettre.
Et les temps changeant, on peut imaginer que cela va se développer dans l’ensemble du monde musulman, par réaction
amour/haine du monde occidental.
— « On dit sodomite, Monsieur, le juge ! » déclama
Guillaume, décidément féru de poésie et de plus en plus
égayé par le vin qu’il ne laissait pas vieillir dans son verre.
— L’Inde et le Pakistan, le Sri Lanka, la Birmanie et d’autres
vont probablement suivre l’exemple après n’avoir, pendant
longtemps, puni les homosexuels que de longues peines
d’emprisonnement, reprit Jacques.
— En gros, nous avons d’un côté du monde, les pays prétendus « modernes » qui acceptent les pratiques homosexuelles et qui laissent ceux qui s’y adonnent s’afficher dans
de bruyantes et injonctives fêtes organisées à leur intention et
de l’autre côté, des pays dits « rétrogrades », de plus en plus
répressifs à leur égard.
— L’un dans l’autre, c’est assez bien résumé, répondit
Guillaume en éclatant de rire.
— Ah, tu es drôle ce midi. Bon, restons un peu sérieux.
Et le mariage homosexuel, ajouta Teddy, qu’en pensez-vous ?
Jacques prit une large respiration et commença un discours
qu’il avait déjà eu l’occasion de prononcer. Les arguments
étaient tout chauds, la conférence bien rodée !
— Jamais, commença-t-il, nous n’aurions pu imaginer, il y a
quatre ans, une telle guerre idéologique et morale sur un sujet
aussi démodé, aussi médiatiquement inintéressant que le mariage. En fait, si l’on analyse la question, on a vu deux camps qui
se sont fait une guerre farouche. Dans le premier, les hétérosexuels, défenseurs « archaïques » d’un mariage dont le but
Laissez toute espérance… Chant XVI
320
et la raison mêmes, historiques, sont l’engendrement d’une
famille et la prolongation de l’humanité. Ceux-là étaient et
sont encore contre le mariage homosexuel, car ils veulent préserver cette institution ancestrale, sa valeur, sa signification,
qui sont perdues, selon eux, depuis qu’on l’a également accordée aux homosexuels, qu’ils soient gays ou lesbiennes.
— Oui…
— Le second camp, celui des homos, estimait qu’ils avaient
des droits et que leur refuser ce « sacrement » était une
marque supplémentaire de discrimination, d’intolérance, de
mise au ban. Mais les tenants du mariage hétérosexuel
n’étaient pas opposés le moins du monde à ce que des homosexuels se marient « hétérosexuellement » et vivent ensuite
leur sexualité comme bon leur semble. Tout ce qu’ils voulaient, ces « passéistes », c’est que l’appellation mariage fût
uniquement réservée aux couples hétérosexuels, comme l’appellation contrôlée d’un grand Camembert.
— Ne serait-ce pas l’égalitarisme forcené de notre époque
qui a donné son sens à cette « guéguerre » ? demanda Guy.
— Tout à fait ! Le mariage hétérosexuel confine dans leur
différence irréductible les rôles de l’homme et de la femme
(rôles attaqués également par le gender) et l’image du patriarcat
qui y est encore très présente. Les délires politiques des partis maçonniques de gauche et de toutes les associations féministes aux poitrines ou fesses nues, bien démagogiques et
hypocritement humanistes sur le « partage des tâches », ne
fomentent que des discours contre la tradition catholique ou
pour éradication de la différence entre les sexes, différence
évidemment impossible à effacer ; et tant mieux pour l’humanité, car c’est ce qui la lie ! Le paradoxe vient de la méprise née de la revendication des homosexuels. On pourrait penser, à les entendre, que leur position soit une position de type
Laissez toute espérance… Chant XVI
321
révolutionnaire, ou anarchisante, faite pour miner en sapeur
l’un des piliers de l’ordre social traditionnel, chrétien, au nom
de la Liberté, de l’Égalité et de la Modernité. Or, on s’est
aperçu que ce combat, manipulé par les vrais destructeurs de
la culture historique française, c’est-à-dire ceux qui veulent
imposer un monde surréalistement égalitaire, n’était en fait
rien d’autre que le banal conflit du faible contre le fort, du
petit contre le gros, du juste contre l’injuste, du laïque contre
le religieux.
— L’argument me paraît faible !
— Évidemment ! C’est pourquoi on peut aller encore plus
loin. Pourquoi donc dans ces conditions, quatre ans plus tard,
serait-il impossible de ne pas exiger également la légalisation
de l’inceste, de la bigamie, de la trigamie, de la pédophilie, de
la gérontophilie, de la tératophilie, tant que l’objet désiré est
consentant ? On voit bien l’incohérence ou la mauvaise foi
de la revendication.
— Mais, oui, après tout, pourquoi pas ? Intervint
Guillaume, passablement éméché. D’ailleurs, la fille d’un de
mes amis…
Jacques le coupa :
— En fait, le plus illogique dans cette querelle c’est que le
mariage fut présenté uniquement comme un droit ! À ma
connaissance, dans les temps anté-modernistes, le mariage
était un devoir à accomplir, béni par une institution sacrée afin
de fonder une famille par accouplement légitimé par l’Église
puis l’État-Civil, tout cela évidemment dans le but de perpétuer l’espèce ad vitam æternam. Le passage insensible, à partir
de la fin du XXe siècle, d’un devoir à un droit a attiré, comme
une meute d’ours vers un océan de miel, tous les défenseurs
des causes égalitaires et anti-discriminatrices. Mais cette irrationnelle translation n’équivaut, en fin de compte, qu’à récla-
Laissez toute espérance… Chant XVI
322
mer à grands cris le droit de payer ses impôts, de vivre, de
vieillir et de mourir.
— Je me demande si ce passage d’un devoir à un droit a eu
une influence sur la désaffection du mariage hétérosexuel
chez les Français de notre temps, dit Guy.
— Sûrement ! répondit Jacques, qui arrivait au bout de sa
« conférence ». Un devoir exerce une force importante sur les
actions des individus tandis qu’un droit perd vite de son attrait
dès qu’il est obtenu, comme n’importe quel désir enfin réalisé. La baisse désastreuse du pourcentage de vote à l’élection
présidentielle de l’année dernière en est la preuve éclatante.
— C’est affreux, ajouta Jacques, de penser que ce droit de
vote qui fut si durement gagné après tant de terribles batailles,
parfois sanglantes, est maintenant négligé, abandonné.
— Ce qui me fait avancer l’hypothèse que pour les prosélytes du traditionnel mariage hétérosexuel, la meilleure stratégie à suivre était, au lieu d’organiser les grotesques manifestations auxquelles nous avons assisté, d’ailleurs aussitôt traficotées et conspuées par les médias asservis, d’attribuer aux
homosexuels, comme ils le réclamaient bruyamment, le droit
de se marier afin qu’ils s’en lassassent rapidement. Après tout,
pourquoi voter, pourquoi se marier quand on en a le droit et
non plus le devoir ? Le droit dissout l’acte comme avoir le droit
dissout le désir.
— Et c’est ce qu’a accordé, en toute logique servile et
maçonnique, la gauche sirupeuse et laïcomaniaque de l’ancien
président Hollande, ajouta Guy.
— Du coup, les associations qui s’y sont opposées n’ont fait
que renforcer la revendication au lieu de la désamorcer.
— Toi, Jacques, dans quel camp te plaçais-tu ?
— Moi ? Évidemment dans celui des vieux cons réactionnaires. Dans celui des passéistes ringards contre les moder-
Laissez toute espérance… Chant XVI
323
nistes égalitaristes.
— Moi, j’avais choisi celui des homosexuels, dit Guy, afin
de profiter, au maximum, des spectacles souvent cocasses de
ces mariages. J’en ai d’ailleurs vu d’assez délirants dans la
bouffonnerie imitative de célébration religieuse. J’ai vu
« Independance gay » !
— Très drôle ! Allez, buvons un coup, dit Teddy à ses amis,
nous l’avons bien mérité après avoir tant jacassé.
— Et nous aurions jacassé davantage si le gouvernement
n’avait pas reculé devant la marée gigantesque qui s’était levée
contre sa volonté, après le « mariage pour tous », d’introduire la théorie du « genre » dans la législation.
— Et dans l’Éducation nationale ! Les manuels scolaires du
primaire ont failli être truffés de références au « genre » dès la
rentrée 2014-2015 sous prétexte de combatte l’homophobie
que les politicards avaient eux-mêmes provoquée, ajouta
Jacques.
— On a quand même vu publier une pléthore de livres pour
enfants où il n’était question que de Jeannot et ses deux papas, de
Martine et ses deux mamans, de Tonton et sa robe rouge ou de Nanie
et sa moustache ! La guerre menée contre la différence des sexes
est devenu le conflit du siècle et ceux qui en subiront les pires
conséquences seront les héritiers des inconscients qui l’ont
déclarée.
— Sont-ils si inconscients que tu le dis ? Comme toujours,
il faut se dire : à qui profite le crime ? ironisa Teddy.
— Le-la monde est devenu totalement fou-folle ; je dis cela
pour ne pas être attaqué en justice pour discours lexicomo phobes.
Les hommes rirent de bon cœur à la boutade de leur camarade, tout en trouvant que la boutade en question avait un
âcre goût d’amère vérité.
Laissez toute espérance… Chant XVI
324
— Le délire de suppression des différences sexuelles instauré par l’époque a atteint là son seuil de raison. Mort à la biologie, à la nature, à l’histoire ! Le consommateur, pour mieux
consommer, doit être pauvre, mondialiste, métissé et, évidemment, asexué ! Mais, mes amis, une discussion approfondie sur le gender et son lien avec l’économie nous emmènerait
jusqu’à la nuit, alors je vous propose de la remettre à notre
prochaine « soirée petersbourgeoise », conclut Jacques.
— Allez, buvons, buvons mes amis !
— Oui, buvons pour pleurer la future éradication de la différence des sexes.
—- Et à la mémoire de tous ceux qui voient leurs libertés,
droits, devoirs, peu à peu supprimés à la convenance de
l’époque !
— C’est-à-dire, buvons à tout le monde !
Et ils levèrent leur verre.

Dantin se souvint qu’en 2013, il s’était rangé, lui, automatiquement, dans le camp des ringards réactionnaires, ce qui lui
avait valu quantité de reproches de la part de quelques collègues. Il continua à observer, discrètement, la table des beaux
parleurs qui portaient un toast au vœu pieux de voir cesser la
répression des libertés individuelles. Après avoir estimé qu’ils
avaient fait le tour de la question homosexuelle, ils se mirent
à disserter, toujours à voix haute, sur l’évolution de leurs villes
natales du nord au sud de la France, villes qui comme Paris
subissaient les outrages des temps nouveaux.
— Dis-nous Jacques, demanda le nommé Teddy, que
devient le quartier de Lyon où tu es né ?
— Il devient ce que deviennent les villes historiques aban-
Laissez toute espérance… Chant XVI
325
données aux délires destructeurs des urbanistes modernistes.
Par exemple, connais-tu le « Crayon » ?
— Le « Crayon » ?
— Oui, la tour Crédit-Lyonnais. LE gratte-ciel lyonnais. Cent
soixante-cinq mètres d’horreur de béton marron-chiotte sortie des esprits dérangés des architectes du cabinet américain
Araldo Cossutta & Associates. Voilà un exemple lyonnais du
saccage de la beauté d’une ville.
— C’est si laid que cela ?
— Tu n’en as pas idée ! On dirait un étron géant déposé
verticalement puis taillé en pointe par un monstre cosmique
en proie à de rudes problèmes gastriques. Et devinez ce qu’il
y a au sommet, au 42e étage ?
— Un restaurant panoramique cossu Cossutta ?
— Bravo ! Le même que celui placé sur la tour Shard de
Londres. Il faut avouer que la question n’était pas difficile.
— Gratte-ciel et restaurant au sommet, le duo de choc du
modernisme clinquant ! clama Guy.
— Cela dit, le pire a été d’accorder à la tour Swiss Life, en
2015, la permission d’être élevée à 160 mètres. Le conseil
municipal qui avait réussi à bloquer la hauteur à 80 mètres a
fini par céder aux pressions financières. Quant à la
tour Oxygène qui ne brillait que par grand soleil, elle est déjà en
réfection, huit ans après sa construction, et ce, pour la
modique somme de cent vingt millions d’euros.
— Lyon s’américanise, et comme les autres grandes villes,
elle creuse les écarts entre les riches et les pauvres !
— Quelle tristesse, ajouta Teddy.
Guillaume oscillait comme le balancier d’une ancienne
comtoise. Il ne disait plus rien et l’inéluctable moment de sa
chute se rapprochait.
— Et le plus triste est à venir, continua Jacques. Voilà cinq
Laissez toute espérance… Chant XVI
326
ans que les associations du quartier Saint-Jean, le quartier historique de la ville, résistent contre l’implantation d’une autre
tour juste à la proximité de la Manécanterie, ave nu e
Adolphe Max. Or, en mai dernier, l’équipe de la mairie a
donné son accord pour y construire la tour E u ro-TV !
D’astronomiques sommes d’argent sont en jeu et cela s’accomplira aux dépens de populations déplacées, populations
les moins aisées, évidemment !
— Comme un peu partout, tu sais. Les nouveaux habitants
et les nouveaux riches ont engendré orgueil et démesure dans
les villes qu’ils ont investies. Le nombre de ceux qui engrangent des millions et celui de ceux qui se nourrissent à peine
ne fait qu’augmenter des deux côtés du bâton merdeux. Les
classes que nous appelions moyennes ont presque totalement
disparu J’ai presque honte, parfois, de faire partie du bas de
l’échelle des riches et de voir tant et tant de miséreux tout
autour de moi.
— Nous en sommes tous les quatre au même point, mais je
sais que chacun de nous, à sa manière, aide du mieux possible
ceux qui sont dans le besoin, ajouta le dénommé Jacques.
Même Guillaume, dont l’esprit semble nous avoir momentanément quittés !
— Hein ? Quoi ? dit soudain Guillaume dont la chute,
attendue, le réveilla brutalement.
Tous rirent et chacun de raconter ensuite ses bonnes
œuvres, ses versements à telle ou telle association caritative,
son éco-participation à des envois de riz ou de farine en des
pays encore plus pauvres qu’il n’est imaginable, ses achats de
produits « équitables » sud-américains ou venant de fermes
françaises bio, sa signature en de nombreuses pétitions circulant contre tout abus.
Dantin les écoutait et, dans la naïveté de ce singulier qua-
Laissez toute espérance… Chant XVI
327
tuor, malgré tout généreux, cultivé, humaniste, il trouva
quelque estime à accorder à chacun de ses membres. Il se dit
que ces quatre-là méritaient d’être sauvés des flammes de la
prochaine Apocalypse. Il se leva, alla payer son repas et sortit
du « Trois Gueules ».
Dehors, la pluie continuait de tisser des fils d’eau sombres
reliant le ciel et la terre de son monde meurtri.

De retour chez lui, l’ex-policier s’essuya longuement. Les
flots de l’averse l’avaient trempé, mais il se sentait comme
soulagé. Ce copieux repas avait calmé son corps et son esprit.
Il sirotait maintenant un whisky bien tourbé tout en écoutant
avec délectation le dernier mouvement de la 3e symphonie de
Schumann, la Rhénane. Au moment où les cuivres allaient sonner leur magnifique fanfare, le téléphone fit de même. Dantin
stoppa la musique et accepta la communication.
— Allô ?
— Allô, Daniel ? C’est Luc ! Puis-je passer chez toi un
moment ? Je voudrais te présenter quelqu’un.
— Oui, bien sûr ! Je te prépare un verre ?
— Prépares-en trois ! Tu en prendras bien un avec nous ?
— OK ! Je vous attends.
— Nous serons là dans un quart d’heure environ.
— Parfait ! À tout de suite !
Il coupa la communication, remit la musique au début du
Lebhaft et se laissa emporter par l’ouragan schumannien.
Quinze minutes plus tard, la sonnette de l’entrée retentit.
Dantin ouvrit la porte et resta un moment stupéfait quand il
vit les deux hommes figés sur le seuil de son appartement.
Luc Marot était là, flanqué d’un curieux bonhomme à l’allure
Laissez toute espérance… Chant XVI
328
incertaine.
— Bonjour Luc. Bonjour Monsieur.
— Bonjour, Daniel, répondit Marot. Je te présente Stepan
Jairion, une vieille connaissance.
— Les amis de mes amis sont mes amis, comme on dit.
Entrez, dit Dantin en serrant la main de Jairion. Les boissons
nous attendent.
— Merci beaucoup ! répondit l’homme en adressant à
Dantin un grand sourire qui lui sembla immédiatement exagéré.
L’ex-commissaire entraîna les deux hommes vers le salon.
Sur la table basse, Dantin avait posé sur un plateau de bois
finement marqueté de fins losanges polychromes, trois verres
à whisky, la bouteille de Lagavulin, un bol avec des glaçons,
des biscuits salés et quelques noix de cajou.
— Mais peut-être préférez-vous du café ?
— Non merci, fit l’homme, avec de nouveau ce sourire qui
semblait tellement forcé, j’adore le whisky.
Le poète ne disait rien. Il regardait Dantin et Jairion avec un
petit air amusé puis enfin, il prit la parole :
— Voilà, je t’explique. Je souhaite t’emmener tout à l’heure
dans un lieu qui va te passionner, mais malheureusement, il
m’est impossible de le faire sans l’aide de notre ami Jairion.
— Ah bon ? répondit Dantin.
— Oui, lui seul connaît le chemin pour s’y rendre et à ma
demande insistante, il consent à nous y conduire.
— Voilà qui est curieux, mais je sais qu’avec toi, il ne faut
s’étonner de rien. Eh bien, merci Monsieur Jairion.
Marot reprit :
— Mais avant, verse-nous à boire comme si tu nous tressais
une longue cordelette dorée, tissée aux éclats d’ambre.
Et tandis que Dantin remplissait les verres de nectar d’É-
Laissez toute espérance… Chant XVI
329
cosse, Stepan Jairion déambulait dans le salon et regardait les
meubles, les bibelots et les reproductions accrochées çà et là.
Il sifflait de contentement à chaque arrêt, donnant l’impression de trouver tout si beau, si élégant, si plein de charme, si
parfaite incarnation de bon goût !
Enfin, les trois hommes s’assirent. Le whisky coula à flot
dans les trois gosiers. Dantin observait Jairion qui lui semblait
de plus en plus étrange. Celui-ci tendait son corps comme le
fait un plongeur remontant péniblement un lourd coffre
découvert dans la carcasse d’un antique galion englouti.
Il s’étira tout en hauteur, comme s’il voulut se grandir, puis
replia ses jambes.
che ‘n sú si stende e da piè si rattrappa
330
Laissez toute espérance… Chant XVII
331
CHANT XVII
Je n’en reconnus aucun ; mais je vis
Que du cou de chacun pendait une bourse
D’une certaine couleur, portant un signe
Dont il semblait que l’œil se repût.
« Voici venir la bête à la queue aiguë, voici celle qui infecte le monde »,
marmonna presque imperceptiblement Marot en reposant le
verre qu’il avait bu d’une traite et attendant ce qu’allait
immanquablement demander ce curieux personnage à
Dantin. Cel dernier, tout en dégustant son alcool, dévisageait
cet invité dont l’attitude et les remarques exagérément obséquieuses l’intriguaient.
Stepan Jairion avait un visage qui inspirait naturellement la
confiance. Ses traits étaient découpés nets. Des yeux marron
brillaient d’une lueur hâlée ; une bouche bien dessinée aux
lèvres fines ordonnait la face ; au-dessus de celles-ci, une fine
moustache fonçait légèrement l’ensemble à la carnation étrangement pâle. Puis, dès que le regard posé sur lui s’élargissait,
une curieuse sensation de trouble apparaissait, amplifiée par
le dessus de ses mains et de ses avant-bras étonnamment
velus. Son costume était coloré de teintes vives et sa coupe,
très serrée, exacerbait ses mouvements, lents et sinueux
comme ceux d’un cobra. Le balancement de ses jambes, qui
oscillaient lentement de droite à gauche au bord du grand
divan, ressemblait en effet à celui d’un serpent à lunettes,
dressé, prêt à mordre, au point que Dantin finit par ressentir
Laissez toute espérance… Chant XVII
332
un léger malaise à le regarder. De cet homme sourdait une
foule d’images contradictoires, car l’honnêteté qui émanait de
son visage, malgré la présence de quelques tics, laissait bien
vite la place à une impression de fraude, de tromperie qui
dégoulinait de tout le reste de son corps.
Dantin finit son verre. Jairion regarda alors sa montre et lui
demanda, soudainement :
— S’il vous plaît, Monsieur Dantin, voudriez-vous allumer
la télé, c’est l’heure de Super-Europeople.
L’ex-policier resta un moment stupéfait par l’incongruité de la
demande, mais voyant le clin d’œil discret que lui fit Marot, soulagé d’entendre enfin la question qu’il attendait depuis dix
minutes, Dantin répondit :
— Oui ! Volontiers !
Il se leva et dit à haute voix tivi. Aussitôt, les petits carrés
colorés s’animèrent. Dantin demanda à Jairion sur quel canal
fallait-il se connecter. Celui-ci le lui indiqua. Dantin dit twelve
et la zone de cette chaîne s’agrandit immédiatement et prit
tout l’écran.
— Monsieur le Commissaire, vous pouvez brancher la S-O,
s’il vous plaît, dit Jairion.
— La S-O ?
— Oui, la Smell-Option. Vous avez bien cela sur ce modèle
de télé ?
— Oui, il me semble, mais comme je la regarde assez peu,
je ne l’ai pas mise en route.
— Vous devriez, commissaire, car c’est vraiment sympa,
répondit Jairion. On se croirait vraiment dans les roseraies ou
dans les grands champs de tulipes hollandaises quand on se
branche sur Flower-TV !
— Je ne regarde jamais Flower-TV, répondit Dantin tout en
branchant « l’option effluves » et en se demandant ce que sen-
Laissez toute espérance… Chant XVII
333
tirait une émission culturelle consacrée aux latrines des
abbayes cisterciennes.
— Ah, ça y est ! Super-Europeople va commencer, ajouta
Jairion en fixant l’écran géant fixé au mur. J’adore cette émission. Je rêve d’y aller.
— Regardons un moment, conseilla Marot. Cela nous permettra d’évacuer un peu nos vapeurs d’alcool avant de partir.
L’écran montrait un générique aux couleurs forcées où passaient en un vertigineux kaléidoscope des photos de stars du
cinéma, de la télé, du sport, des arts, des médias.

Parmi les dix millions de personnes voulant participer
chaqe semaine à Super-Europeople, trois seulement sont tirées
au sort toutes les semaines. Dans une liste diffusée au générique de fin d’émission, les candidats choisissent une star avec
laquelle ils souhaitent passer quarante-huit heures. Les heureux gagnants déambulent pendant deux jours dans les rues
d’une ville européenne de leur choix, vont à l’Eurhôtel de leur
choix, dépensent les sommes offertes par la production dans
les magasins Europeople de leur choix avec « leur » vedette.
Disséminés sur cet itinéraire connu d’avance, des dizaines de
photographes de la chaîne ou de revues people, et une quantité inconnue de paparazzis, tirent le portrait du couple de la
semaine. Le Super-Europeople et « sa » star rencontrent des politiciens, des journalistes, des joueurs de foot, d’autres stars,
donnent des conférences de presse, des interviews pour des
m agazines people et sites I nternet. Toute cette agitation
médiatique permet d’atteindre des chiffres records d’audimat,
indépendamment de la qualité, souvent toute relative, de leurs
interventions.
Laissez toute espérance… Chant XVII
334
Les sommes d’argent nécessaires pour rémunérer les stars
invitées ainsi que l’ensemble de la production étant très
importantes, les frais d’inscriptions à l’émission sont beaucoup plus élevés qu’une grille de loto, mais le gain est tellement plus désiré que de simples billets de banque, même en
grande quantité : c’est celui d’être, pour deux jours, une célébrité médiatique aussi connue que celle des stars accompagnantes.
La célébrité, même éphémère, était devenu le statut le plus
convoité de cette époque uniformisante.

— Regardez, cria Jairion avec une excitation et une jubilation infantiles, c’est Pristy Mandelton ! Elle est géniale dans
son dernier film. Oh, qu’elle est belle et qu’elle sent bon !
Et lui, c’est Kevin Filasse, le premier gagnant de la semaine.
Il est mannequin pour la revue Beautifulmen.
— Il est vrai qu’elle est franchement jolie, dit Marot dont
les narines sollicitées, par la Smell-Option qui amplifiait les fragrances du parfum de la belle, frétillaient autant que ses
pupilles.
— Canon, même ! ajouta Dantin, déjà un peu gai.
— Et Filasse, il a l’air plutôt heureux, non ? reprit Jairion.
— Oui, admit Dantin. Il a l’air content. On ne saurait l’être
à moins.
L’heureux élu était vêtu d’un magnifique complet bleu
cobalt aux reflets lapis-lazuli, chaussé d’escarpins de luxe en
daim et lacés de cuir spartiate Le cou, les oreilles et les doigts
étaient ornés de toutes sortes de bijoux qui le faisaient scintiller comme un sapin de Noël en fibre de verre. Pristy
Mandelton, la belle actrice rousse, portait une longue robe
Laissez toute espérance… Chant XVII
335
jaune, au décolleté sexy et généreusement rempli, dont les plis
et replis ondulés comme des lames océanes accentuaient
encore son élégance. Main dans la main et accompagnés de
photographes qui les mitraillaient, Kevin et Pristy flânaient
sur la place Saint-Marc, entourés d’une myriade de tourterelles qui virevoltaient autour d’eux comme des volutes de
feuilles de novembre s’envolant dans le vortex d’un khamsin
vénitien.
Les pubs firent alors irruption, déferlantes comme un torrent de boues sales, nauséabondes, véritables dégorgeoirs de
conduits de chiottes bouchées. Bien que Dantin se fût refusé
à toute manipulation informatique sur sa personne, qu’il fît
un minimum d’achats sur Internet et qu’il eût toujours été
avare de renseignements le concernant sur tout site de
l’Internet IV, les publicités s’adressaient quand même directement à lui : pubs pour produits rajeunissants, lunettes de cowboy, bandes dessinées et disques de l’époque yé-yé, Lagavulin
en promotion, instituts de coiffures pour rockers, vêtements
et chaussures de grande taille. PubIn, le nouveau système de
publicité personnalisée avait atteint son maximum d’efficacité en ayant réussi à briser tout secret domestique.
— Daniel, plus un geste ! Tu es repéré, dit Marot d’une voix
encore plus théâtrale que d’habitude. On sait que tu es là !
Quelques images de vieux scopitones défilèrent à l’écran.
On y voyait, entre autres, Johnny Hallyday chanter sur un plateau de télé au décor fait d’immenses damiers noir et blanc.
Trois belles danseuses, vêtues de collants blanc, noir et rouge
papillonnaient autour de lui tandis, qu’imperturbable, il chantait : noir c’est noirrrrr, il n’y a plus d’espoirrrrrr…
Dantin fit la grimace. Il n’y a plus d’espoirrrrrr… Toutes ces
images révélaient la faiblesse de ses tentatives protectrices de
sa vie privée. Il se servit un autre verre de whisky pour s’en
Laissez toute espérance… Chant XVII
336
consoler. Super-Europeople reprit.
— Regardez, cria Jairion en voyant apparaître le deuxième
couple de l’émission. C’est Kevin Cantora, le célèbre ténor
milanais. Et elle est plutôt mignonne, la gagnante, non ?
Dantin et Marot, scotchés par le spectacle émétique qui
s’offrait à leurs yeux, acquiescèrent nonchalamment.
— Il faut préciser, ajouta Jairion qui voulait apporter à son
hôte quelques explications concernant l’émission, que lorsqu’on envoie son bulletin de participation à Super-Europeople,
il faut y joindre quelques photos personnelles. Quand le premier tirage au sort est fait, il y a un jury qui choisit ceux dont
le physique s’accommodera le mieux avec les vedettes souhaitées. Vous imaginez Lucind Tyler qui passerait deux jours
avec un gars qui aurait la tête de Quasimodo ?
— Non, je ne l’imagine pas une seule seconde, répondit
Dantin tout en ne sachant absolument pas dans quelle activité officiait cette Lucind Tyler.
— Oh, regardez, qu’ils sont mignons ! Comme j’aimerais
être à sa place, dit Jairion.
Dantin se demanda de quelle place il était question, mais se
garda de l’exprimer à haute voix. Kevin Cantora et la dénommée Julie Obria semblaient filer le parfait amour dans leur
loge du Staatsoper de Vienne. Les flashs crépitaient tout autour
d’eux, brisaient la délicate lumière distillée par les lustres de
verre accrochés au plafond d’où gouttaient des perles de cristal aux rais diaprés.
Julie Obria, peu habituée à supporter les éclats des flashs se
protégeait les yeux de ses mains comme le font les chiens des
campagnes attaqués par les mouches et les taons. Les photographes devaient, selon les ordres de leurs patrons, immortaliser la présence, en ce haut lieu de la musique occidentale, de
ce « couple si bien assorti grâce à Super-Europeople » comme le
Laissez toute espérance… Chant XVII
337
psittacisait toutes les deux minutes le présentateur asservi. Le
smoking blanc du célèbre ténor s’unissait à la perfection avec
l’éclatante robe carmin de Julie Obria dont le visage resplendissait d’un ineffable bonheur télévisuel, car son investissement financier avait été récupéré au centuple du centuple.
Après un autre moment d’agression publicitaire et olfactive,
les trois hommes reg ardèrent l’arrivée du dernier couple.
Dantin crut tomber de son divan quand il découvrit la célébrité invitée par Shirley-Anne Mapron, la troisième gagnante :
c’était Akira Kotoyama !
Le Japonais se pavanait à la National Gallery tel un paon en
rut devant quelques-unes de ses créations « étroniques » courtoisement prêtées par la Tate Modern et accrochées, là, pour
la circonstance télévisuelle. À ses côtés, une jolie femme
d’une quarantaine d’années jubilait d’être filmée devant ces
chefs-d’œuvre en ayant à son bras leur créateur. Les Turner,
Constable et Gainsborough faisaient pâle figure auprès des
« surconceptions fécales » de Kotoyama. La belle ShirleyAnne Mapron portait une longue robe coupée dans une
somptueuse étoffe de couleur AKB, tandis que le jovial génie
japonais gesticulait joyeusement en jean et gilet jaune.
Au fur et à mesure de sa déambulation dans les allées du
musée, Shirley-Anne Mapron, sollicitée en gros plans par les
journalistes et présentateurs, expliquait, analysait, glosait sur
les toiles, classiques ou romantiques, devant lesquelles le
couple s’arrêtait. Sa connaissance de la peinture anglaise était
assez « pers o n n e l l e, originale et passionnée » selon
Kotoyama, qui s’en amusait visiblement beaucoup. De fait,
les explications de la jeune femme ne s’encombraient guère
de logique ou de culture artistique, mais enfin, les eurospectateurs de ce programme ne devaient pas s’offusquer des
énormités proférées par une Cendrillon de télé en robe AKB.
Laissez toute espérance… Chant XVII
338
Les fans de Super-Europeople avaient probablement des
connaissances en peinture aussi réduites que celles de ShirleyAnne Mopron, érudition fragmentaire et éphémère, superficiellement acquise au cours de longues heures passées à regarder les émissions culturelles des chaînes de télévision européenne, publiques ou privées.
Le PhoneX fixe de Dantin sonna. Il abandonna un moment
ses deux invités et alla accepter la conversation.
— Allô ? Oui ? Oui, c’est bien le commissaire Dantin.
Comment ? Oui, bien sûr, je vous écoute. Ahh ? Très bien !
Voilà une excellente nouvelle ! Merci beaucoup de m’avoir
prévenu. Au revoir.
Il stoppa la conversation puis revint dans le salon.
— Luc, je viens d’avoir un appel du « Bois-Belleville ».
L’interne m’a prévenu que Farinette…
— Oui ? L’interrompit Marot, inquiet.
—… Farinette va mieux, elle va s’en sortir.
— Ouf ! Ah, enfin un peu de lumière dans ce monde de
ténèbres, ajouta le poète.
— Oui, enfin un peu d’espoir. Il m’a dit qu’elle sera à peu
près rétablie dans trois mois. Par chance, le traumatisme crânien est moins violent qu’il n’y semblait.
— Tant mieux, tant mieux, dit Marot, visiblement très
content pour son ami.
— De quoi est-il question ? demanda distraitement Jairion,
les yeux toujours rivés sur Shirley-Anne Mapron.
— Oh, pas grand-chose, répondit Dantin qui souhaitait éluder la question. Juste une affaire personnelle.
— Ah, bon, très bien, conclut Jairion. Très bien !
Tandis que cette conversation s’achevait, l’émission d’eurovariété télévisuelle faisait de même. Le générique de fin montrait les noms des trois gagnants de cette semaine puis s’arrê-
Laissez toute espérance… Chant XVII
339
ta un long moment sur le nom des stars invitées de la semaine suivante (une de cinéma, une de sports et une de la chanson) et sur l’adresse où envoyer le montant de l’inscription
afin de devenir LE prochain Super-Europeople.
Jairion dit à Dantin qu’il pouvait éteindre s’il le voulait, ce
que l’ex-policier fit immédiatement.
— Je verrai la fin demain, dit Jairion.
Marot prit la parole :
— Daniel, notre ami Jairion va maintenant nous emmener
en un lieu où il y a encore bien des choses à découvrir sur les
tenons et mortaises désemboîtés de notre époque.
— Cela me va fort bien, dit Dantin. Et quand
partons-nous ? demanda-t-il à Jairion.
— À l’instant, répondit l’homme au sourire monté comme
un meuble en kit. Ma moto et demie nous attend en bas de
l’immeuble.
— Votre moto et demie ? s’exclama Dantin.
— Oui, mon side-car, si vous préférez, mais vous verrez, il
y a de la place pour trois et c’est même assez confortable,
n’est-ce pas Luc ?
— Oui, c’est vrai, répondit Marot.
— Bon, allons-y alors, conclut Dantin, peu rassuré à l’idée
d’être transporté en moto par ce drôle de bonhomme.
Ils descendirent et sortirent de l’immeuble. Juste devant la
porte donnant sur la rue, la grosse cylindrée de Jairion occupait toute une place de parking et comme ce dernier l’avait
affirmé, le « panier », de grande taille, semblait assez confortable.
— Luc, tu seras le « singe », dit Jairion.
— D’accord !
— Le singe ? demanda le policier.
— Oui, c’est-à-dire le passager du panier, répondit le poète.
Laissez toute espérance… Chant XVII
340
— Ah, bon. Voilà une terminologie de motard que je ne
connaissais pas.
— Monsieur Dantin, vous monterez derrière moi et vous
me tiendrez bien, car je vais rouler vite. Il faut arriver juste
avant la nuit !
— Entendu !
Les trois hommes s’installèrent, s’attachèrent et Jairion
démarra en trombe.
Daniel Dantin eut rarement autant peur dans sa vie. Il aurait
voulu serrer dans ses bras son ami poète, car il crut que sa
dernière heure était arrivée, mais malheureusement c’était
Jairion qu’il devait tenir fermement. Celui-ci enfilait les rues à
toute allure comme s’il dévalait les chutes du Niagara ou tombait dans les gouffres de l’Enfer. Jairion refaisait, en
novembre 2017, du haut vers le bas de Paris-I, ce qu’avait fait
en 1976, de la porte Dauphine à Montmartre, la Mercedes
450 SEL de l’étonnant film de Lelouche C’était un rendez-vous.
Les feux rouges et les sens uniques étaient bafoués, les piétons s’écartaient de frayeur en entendant la pétaradante moto,
le vent lacérait de ses griffes acérées et gelées le visage de
Dantin dès qu’il penchait la tête latéralement pour regarder la
route.
Après avoir tourné et retourné en des dizaines de boulevards, rues et ruelles parisiennes, avoir traversé le périphérique, être sorti de la capitale, avoir laissé loin derrière eux
l’ombre glacée de la tour Montparnasse, après avoir traversé
d’obscures et inquiétantes banlieues et avoir longuement
roulé sur des petites routes sombres et désertes de campagne,
la moto s’arrêta enfin. Dantin et Marot en descendirent, physiquement secoués.
Au loin, vers l’Est, la pénombre nocturne arrivait déjà.
Laissez toute espérance… Chant XVIII
341
Jairion laissa les deux hommes à l’intérieur d’une cour de
ferme, si ronde et si obscure que l’Espérance elle-même,
comme une chauve-souris égarée, s’en fût allée follement en
se cognant aveuglément la tête à des cieux perdus.
Un instant plus tard, sans même avoir salué ses passagers, il
avait disparu aussi vite qu’un carreau tiré d’une arbalète.
si dileguò come da corda cocca
342
Laissez toute espérance… Chant XVIII
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CHANT XVIII
Alors nous entendîmes les gens qui se lamentent
Dans l’autre bolge, en soufflant du museau
Et se frappent eux-mêmes avec leurs paumes
C’est le Monderne !
L’œil chargé de larmes hypocrites, il rêve d’échafauds en régurgitant
partout ses images de fêtes. Tu le connais, lecteur, cet infâme
monde-monstre. Lecteur, mon semblable imposé, mon frère infligé, mon
égal obligé.
Me suivras-tu encore tout au long de ce dernier et obscur Chant ?

Marot dit à son ami qu’il était déjà venu en cet endroit, bien
des années auparavant, toujours mené par Jairion, mais qu’il
n’avait pas reconnu le chemin, car ils étaient passés alors par
une autre route, maintenant fermée. Jamais le poète n’aurait
été capable de retrouver seul la bâtisse. Subtilement isolée
dans une campagne rase et esseulée, elle servait de lieu de rencontres illicites, interlopes, de boîte de nuit et de club de jeu,
elle louait des salles pour des mariages douteux ou des conférences secrètes, des salons privés, des salles de fêtes ou de
spectacles osés et possédait toute une quantité de pièces, de
taille variable, réservées à des activités plus « discrètes »,
dont l’accès était très réglementé. La plus grande difficulté
consistait à trouver un interlocuteur gérant de l’endroit !
Laissez toute espérance… Chant XVIII
344
Autour d’eux, tout était silence et froideur comme auprès
du lac glacé de l’Enfer. La construction faite de pierres
épaisses aux rudes couleurs de métal et à l’allure fantomatique
qui se dressait là, au fond de la cour, sous les reflets inquiétants de la lune, avait son nom affiché sur un vieux pan de
mur : « Le Mas Lebolge » !
Au centre de ladite cour, les vestiges d’un large puits laissaient supposer l’innombrable quantité d’hommes et femmes
qui y avaient été jetés au cours des âges anté-fraternitaires.
Dantin s’approcha de sa bouche béante et y lança une pièce
de monnaie afin d’en estimer la profondeur. Il n’entendit
jamais le choc de la pièce contre le fond et imagina sans peine
que ce gouffre pût être l’huis de l’ignescent gosier de Satan.
— Tu viens ? demanda Marot.
— J’arrive, répondit l’ex-policier, toujours étonné de n’avoir
rien entendu venant de là-bas, du vaste abîme ténébreux.
Les deux hommes entrèrent dans la bâtisse par une large
porte, non close, qui donnait accès à une froide véranda qui
faisait office de narthex. Ils la traversèrent et se retrouvèrent
dans un sombre couloir où la température était sensiblement
plus élevée. Des sons de voix commencèrent à se faire
entendre au fur et à mesure qu’ils avançaient vers son extrémité illuminée puis ils virent enfin, au bout et à leur droite,
l’entrée d’une grande salle.
— Voilà, dit Marot. Nous y sommes, je reconnais maintenant les lieux !
Il appuya sur une sonnette. Une caméra accrochée au plafond pivota et dirigea son objectif vers le poète. Quelques
secondes plus tard, la porte s’ouvrit. Marot entra le premier,
suivit par Dantin.
L’ex-policier observa le curieux aménagement intérieur.
L’éclairage y était faible et la réflexion des scintillements aléa-
Laissez toute espérance… Chant XVIII
345
toires des écrans bScreen sur les murs blancs donnait à la pièce
une allure de boîte de nuit ou de salle de cinéma, si ce ne fut
l’épais silence qui troublait l’atmosphère. Sur chacune des
trois grandes tables rondes étaient installées six tab lettes
vocales, séparées par des videoglass sono-absorbantes, sur lesquelles s’affairaient des hommes habillés de gris, appartenant
visiblement tous à la même corporation. Chacun d’entre eux,
après avoir étudié une liste de noms et de visages sur son
bScreen, fouettait l’espace avec un curseur de feu et tous
avaient leurs bras voletaient en tous sens comme ceux d’épileptiques jacquemarts.
Marot laissa un moment son ami observer la scène, persuadé que poussé par la curiosité, il irait se renseigner sur ce qui
motivait ces hommes à s’agiter ainsi. Ce qui arriva promptement.
— Bonjour, dit Dantin à celui assis près de lui.
Celui-ci, serré dans un costume gris taillé comme un uniforme, offrit à la vue des deux hommes un visage démesurément
allongé en hauteur, marqué en son milieu par une barbichette à la Richelieu dont la croix de poils, imparfaitement peignée, encadrait des lèvres fines et striées. Les doigts effilés de
ses mains étaient terminés par des ongles pointus, cassés et
sales. Ses yeux noirs, posés très bas sous un interminable
front dépassaient de deux orbites profondément creusées. Par
périodes aléatoires, une longue langue sortait de sa bouche,
glissait tout autour des lèvres alors entrouvertes et réintégrait
sa gaine buccale en émettant un slurrp sonore.
En levant bien haut la tête, d’une voix rocailleuse, malaimable, s’échappant d’un larynx trop étroit, il répondit :
— Bonjour !
— Pourrais-je savoir ce que vous faites dans cette pièce ? lui
demanda Dantin.
Laissez toute espérance… Chant XVIII
346
— Ça dépend ! C’est pourquoi ?
Dantin lui montra sa carte de police.
— Ah ! Dans ce cas, que puis-je pour vous, Monsieur le
Commissaire géant ?
— Je souhaiterais juste vous poser quelques questions.
— Allez-y, je vous répondrai si je peux, slurrp.
— Qui êtes-vous et à quelle activité vous consacrez-vous
exactement ?
— Moi je suis le n°23, affirama-t-il avec un calme étonnant.
— Numéro 23 ? C’est-à-dire ?
— C’est-à-dire qu’ici, nous ne sommes que des anonymes,
des numéros, comme dans le vieux feuilleton télé, répondit-il
avec l’indifférence d’un homme soumis de longue date..
— Et cela ne vous dérange pas plus que cela, semble-t-il !
— Bof…
— Je me souviens très bien du « Prisonnier », continua
Dantin, et je me souviens également qu’il n’avait jamais
accepté de n’être qu’un numéro.
— Mais, Commissaire, c’était de la fiction ! Ici, les choses
sont plus complexes. La réalité nous manipule selon son bon
vouloir et nous n’avons même plus la possibilité de la nier !
Elle se venge d’être méprisée en piétinant impitoyablement
tous nos rêves.
— Peut-être.… Alors dites-moi, en résumé, c’est quoi exactement, ici ?
— C’est le DCC, le Delation Conjugal Center. Nous travaillons
principalement pour l’agence World-Press et nous recherchons toute information concernant des relations extraconjugales, des actes de séduction abusive commis par des
stars du show-business, du sport, des arts et spectacles ou des
politiques ; encore que pour ces derniers on nous impose un
quota maximum.
Laissez toute espérance… Chant XVIII
347
— Et quel est le but de ces recherches ?
— Mais le profit, commissaire, le profit, tout simplement !
Ces données se vendent très cher aux revues people, aux
médias papier ou Internet, car toute cette agitation virtuelle
détourne le peuple des choses qui concernent son existence
réelle.
— C’est bien pensé !
— Dès que nous repérons un adultère, ou même une
simple tentative, nous la récupérons aussitôt et la revendons
à ceux qui sont les plus « convaincants » dans leurs propositions d’achat.
— Mais ce n’est pas moral, on dirait une chasse à l’homme.
— « Ainsi, dans une chasse contre un nègre marron, à travers la forêt, à un moment convenu, chaque membre de la
troupe suspend son fusil aux lianes », dit doucement Marot.
— Mon bon Monsieur, répondit l’homme qui était pressé
de se débarrasser de ces importuns — il n’avait pas révélé que
pour chaque « trouvaille d’adultère », il touchait une prime
selon un pourcentage établi à l’avance et que chaque seconde
de perdue lui faisait rater une chance de faire une belle « trouvaille » —, la moralité est exclue depuis bien longtemps de
notre monde, slurrp !
— Quand même ! En tant que policier, je crois encore à la
morale comme élément vital pour notre civilisation.
— L’intellect pur vise à la vérité et le sens moral nous
enseigne le devoir, ajouta Marot.
— Très bien ! continua le n°23. Que puis-je vous dire
alors ? Je suppose qu’il faut encore des gens d’une grande
pureté comme vous dans un monde pourri comme le nôtre,
mais dans cet enfer de délation, de libertinage, d’adultère où
je suis plongé du matin au soir, la morale est comme qui
dirait plutôt « négligée » !
Laissez toute espérance… Chant XVIII
348
— Que se passe-t-il ensuite pour les personnes que vous
avez soumis à l’exhibition de leur vie privée ?
— Ce n’est plus notre problème. Ils sont plus ou moins
« fouettés » par la vindicte populaire, par les diverses associations de défense des femmes trompées, slurrp, et par les tribunaux qui sont la plupart du temps saisis par les plaignants.
— On est vraiment, là, dans la dilution moderniste des stimulants libidinaux par la jouissance pénale, intervint Marot.
— Tarabiscotée votre formule, mais exacte, Monsieur, et
c’est ce qui nous fait vivre, et plutôt bien ! Mais vous avez raison. Les gens jouissent, comme vous dites, de tous ces procès
et lois nouvelles inventées par la société pour pallier l’ennui
qu’elle crée et celui qu’elle répand pour assurer sa survie.
— S’exhiber et punir sont les deux faces du sexe continuant
sa parade bientôt posthume, ajouta encore le poète.
— Et ces « peoples » que vous jetez en pâture à la vindicte populaire, n°23, sont-ils tous vraiment coupables ? reprit
Dantin.
L’homme, tout heureux d’avoir été appelé par son numéro,
fit un grand slurrp.
— Pour la grande majorité, oui ! Car enfin, n’ont-ils pas
profité de leur notoriété pour séduire de pauvres créatures et
les abandonner ensuite comme des chaussettes usées ? Être
« star » ne donne pas forcément le droit d’abuser de la naïveté d’esprit, de l’envie ou de l’orgueil de ces femmes ou ces
hommes en manque de satisfaction sentimentale. Tenez, voilà
où revient de manière inattendue la moralité que vous déploriez disparue. Ils sont punis de leurs mauvaises actions et le
DCC est le bras armé de leur châtiment.
Dantin sentit toute la jalousie qui émanait du ton avec
lequel l’homme avait tenu ces derniers propos.
— Et après, que se passe-t-il ?
Laissez toute espérance… Chant XVIII
349
— Et après, ils courent, ils courent en tous sens comme cet
acteur néo-zélandais, Jason Knight, que j’ai de nouveau épinglé ce matin. Ils courent après d’autres plaisirs, d’autres
femmes, d’autres satisfactions. Leur popularité n’est jamais
troublée très longtemps. Quant aux procès qui les mettent en
cause, ils les perdent, presque toujours.
— Sauf les politiques ! ironisa Dantin.
— Sauf les politiques qui se sont offerts, comme vous le
savez, une d’immunité juridique libidinale, slurrp, après « l’affaire Jacques Merteuil », candidat potentiel à la présidentielle.
— Bien sûr, Jacques Merteuil, surpris avec son chauffeur
dans la chambre d’un petit hôtel belge, dans une situation,
disons, peu équivoque.
— Oui. Celui-là même ! Et vous vous souvenez également
du Jason Knight en question ?
— Oui, je me le rappelle parfaitement ainsi que Médina
Olchida, sa maîtresse délaissée qui s’est jetée avec ses deux
enfants du haut de la SkyTower d’Aucklan après avoir tenté en
vain de tuer la femme de l’acteur. Heureusement pour cette
dernière, elle était toujours accompagnée d’un garde du corps
pour écarter les paparazzis et il lui a évité de recevoir le coup
de couteau de la jalouse. Knight, lui, n’a pas été inquiété du
suicide de sa maîtresse grâce à l’excellence de ses avocats qui
ont pu faire admettre aux jurés que la folie auto-destructrice
de Médina était antérieure à la trahison de l’acteur et que la fin
de cette liaison ne pouvait être la cause du triple décès. Quant
à « l’affaire Merteuil », elle n’a été que le énième poinçon
empoisonné planté dans le cœur du secret de la vie privée et
c’était d’autant plus fâcheux qu’il était le seul candidat à posséder la stature d’un vrai chef d’État et à avoir comme préoccupation première, le bien de la France et des Français, ce que
nous n’avions pas vu depuis au moins quarante ans.
Laissez toute espérance… Chant XVIII
350
— Tout à fait d’accord avec vous, commissaire.
— Ensuite, vos « peoples » mis en examen ?
— Ils remboursent d’énormes indemnités à celles et à ceux
qu’ils ont abusés, mais la publicité que leur procure indirectement ces procès leur permet d’amortir assez vite ces
dépenses, slurrp. Puis le naturel revenant au galop, la machine
à séduire se remet en route et ils recommencent avec d’autres.
— Ils gravent dans leurs biograp h i e s, sans honte ni
remords, les lettres écarlates de leur peccamineuse concupiscence et paient un instant de jouissance le prix d’une éternité
de damnation ! récita Marot, en verve baudelairienne.
— Et parfois, l’un d’entre eux se suicide, continua le n°23
qui n’avait pas entendu le moindre mot de la tirade de Marot.
— Se suicide ?
— Oui, par fatigue, par ennui, par désintérêt de la vie.
— Comme tous ceux qui passent à l’acte, non ?
— Pas tout à fait, commissaire, répondit le n°23. Je pense
que la majorité des suicides est motivée par le désespoir, la
maladie, la souffrance, la lassitude, motifs que tout homme
sensé peut estimer valables. Chez nos people du DCC, les raisons se révèlent plus irrationnelles, mais il faut avouer que
cette vie hyper-médiatisée ne leur permet guère de saisir la
réalité dans sa vérité.
— Oui, c’est juste. Déjà qu’il reste bien peu de réalité pour
les hommes « normaux » hors le Mondo-Park, alors j’imagine
sans peine où peut bien vivre un « people ».
— Oui, slurrp, ajouta n°23, Où vivent-ils, en vrai ?
— Hors de la déliquescence, du délitement, du pus de
l’époque. Dans ces écrans ! lança Marot.
— Oui ! Exactement ! Dans ces écrans, rien d’autre. Ils sont
dématérialisés, pixelisés, dissous dans le binaire.
Dantin resta un moment perplexe quant à la dernière
Laissez toute espérance… Chant XVIII
351
remarque entendue. Il regardait distraitement la videoglass
murale du n°23 et vit une colonne, à droite, qui lui semblait à
part.
— Et eux ? demanda-t-il à l’employé aux délations.
— C’est ce que nous appelons une « sous-catégorie », car
beaucoup moins rentable, slurrp. Ils ont offert des femmes en
paiement de services rendus, d’avantages financiers, concussions ou diverses maltôtes politiques, etc.
— Des ruffians, quoi !
— Oui, c’est exactement cela, des ruffians !
— Et quelles sont les peines endurées par ceux-là ? Ont-ils
droit au même traitement judiciaire que les séducteurs ?
— Presque ! Mais ils sont plus difficiles à coincer, car il
manque encore, mais plus pour très longtemps heureusement, des textes de loi pour les condamner. Nous archivons
leurs noms en attendant. Parfois, slurrp, l’un d’entre eux franchit le seuil juridique et là, hop, nous balançons l’affaire aux
médias intéressés qui sauront le knouter, le schlaguer de leur
nerf de bœuf !
Dantin vit passer une lueur de feu dans les yeux de l’homme au visage diabolique. Celui-ci prenait visiblement un plaisir extrême à s’immiscer dans la vie privée des people, à en
dévoiler tout déraillement et à mettre en branle une action
pénale dès que possible.
— En fait, vous incarnez les justiciers de l’anti-vie privée ?
— Oui, ou les défenseurs de la vie publique, comme vous
voulez. Le DCC est l’empire des réserves de l’Outing !
— King Kong en haut de l’Empire State Outing, continua
Marot sur sa lancée de réparties.
— Amusant, répliqua le n°23.
— Pas très joli, joli ! relança Dantin.
— Non, mais que voulez-vous, c’est notre gagne-pain et
Laissez toute espérance… Chant XVIII
352
nous obéissons aux ordres de nos chefs, slurrp !
— Tout le monde obéit aux ordres de ceux qui ont assez de
pouvoir pour en donner et pas assez pour ignorer ceux qu’ils
reçoivent eux-mêmes, continua Marot.
— C’est vrai, admit le policier qui avait également beaucoup
obéi dans sa carrière et qui avait compté sur les doigts de ses
deux mains les slurrp de l’homme.
— Et encore, ajouta le n°23, savez-vous que nous ne
sommes pas les plus immoraux ? Allez donc voir à la Salle 18
ce qui s’y passe !
— La Salle 18 ?
— Oui, « la Salle 18 » ! Bon, maintenant, si vous en avez
fini avec vos questions il faudrait que je me remette au travail.
Les traites de fin de moins n’attendent pas.
— Oui, bien sûr. Merci beaucoup de votre disponibilité, de
votre amabilité et de vos informations n°23. Je veillerai à ne
pas me faire prendre par le DCC en flagrant délit d’adultère
avec une de mes belles adjointes, bien que je ne sois pas une
star !
— Riez, commissaire, riez ! Mais faites quand même attention à vous, slurrp. Tout le monde est surveillé ! Pas toujours
de la même façon, mais tout le monde ! Oui ! Tout le
monde est fiché, filmé, écouté, surveillé, enregistré, numérisé,
estampillé !
L’homme reprit son travail et se remit à s’agiter frénétiquement. Ses bras fouettaient l’air avec une hallucinante volubilité et une précision d’horloger.
Marot et Dantin quittèrent la salle. Du couloir, ils entendirent nettement résonner un dernier… Slurrp !

Laissez toute espérance… Chant XVIII
353
Après une brève discussion sur ce qu’ils venaient de voir et
d’entendre, et poussés par la curiosité, Dantin et Marot partirent à la recherche de cette fameuse « Salle 18 ».
Ils divaguèrent dans les lacets des lieux comme les condamnés à mort jetés dans l’antique et inextricable labyrinthe qui
cachait le fruit des monstrueuses amours de Pasiphaé. Les
couloirs, escaliers, recoins, passages se mêlaient au point que
jamais les deux hommes ne croisèrent la moindre âme pour
les guider. Aucune indication de salle n’apparaissait à nul
endroit et les lumières faiblissaient davantage à chaque étage
qu’ils montaient, à chaque galerie qu’ils parcouraient, à
chaque corridor qu’ils traversaient.
— Luc, ne m’as-tu pas dit que tu es déjà venu ici ?
— Oui, je suis venu, mais jamais à cet étage. Et tout est
transformé depuis ma dernière visite.
— Bon ! Alors, continuons, nous finirons bien par la trouver, cette damnée « Salle 18 » !
Après avoir accompli d’incroyables détours dans la déda lesque demeure, ils se retrouvèrent par hasard devant la salle
du DCC qu’ils avaient quittée vingt minutes plus tôt. Au
moment où Dantin, énervé et fatigué, allait proposer à Marot
de partir, les deux hommes entendirent des bruits, des soupirs, des clameurs, des râles, des cris, arrivant de l’autre côté
du couloir tandis qu’une odeur épouvantable, issue du même
secteur, atteignait leurs narines.
Ils s’avancèrent vers l’endroit d’où venait le brouhaha. Au
fur et à mesure qu’ils s’approchaient de la porte sur laquelle
était écrit en grosses lettres, SALLE 18, l’effluence infecte
s’amplifiait.
Ils la poussèrent et entrèrent dans une vaste pièce noyée de
lumières tourbillonnantes.
Laissez toute espérance… Chant XVIII
354

À l’intérieur de la pièce, l’odeur était encore plus suffocante. La « Salle 18 », sombre, vaste et sans fenêtre était peu
meublée. Dans deux de ses quatre murs étaient intégrés de
grands US (UniversalScreen) que manipulaient, assis sur deux
divans placés en face, quatre utilisateurs, deux hommes et
deux femmes en binômes mixtes (selon la loi « seximixte » du
12 avril 2015 qui imposait à tout lieu de travail salarié d’avoir
des employés de sexe différent, d’origine sociale, de culture et
de religion mélangées). Ils portaient tous de longues blouses
blanches, des lunettes optico-Sreen et des écouteurs X-Phi. Un
troublant silence accompagnait leurs activités.
Chacun de ces US était partagé en trois zones. La plus large,
au milieu, contenait des textes que les manipulateurs composaient. Celui du bas, nettement plus petit, rappelait des termes
et leurs nuances qu’il ne fallait pas confondre : Éloge,
Flatterie, Dithyrambe, Panégyrique, Célébration, Louange,
Apologie, Oraison, Réclame, Approbation. À gauche, une
colonne était remplie de noms de personnalités politiques,
d’artistes, de sportifs, d’acteurs et actrices, de footballeurs,
d’hommes de télévision, etc., avec la destination de l’article à
écrire (journal papier, site ou Bloxnet, discours, interview, télévision, radio, etc.).
Dantin et Marot regardèrent un moment à quoi se livraient
les huit scripteurs et n’eurent pas besoin de les interrompre
pour comprendre ce qui se passait là : c’était de cette salle que
sortait tout ce qui se disait, tout ce qui se lisait, tout ce qui
s’entendait comme paroles positives sur les hommes et femmes
qui occupaient positivement l’attention du « bon peuple » !
Le monde allant plutôt mal dans sa réalité, il fallait éviter que
cela soit révélé aux masses dans sa représentation. Alors, un
Laissez toute espérance… Chant XVIII
355
brouillage positiviste permanent travaillait à cette tâche, et
cette voix vénale était issue de la « Salle 18 ».
Dantin qui observait attentivement l’un de ces écrivants s’exclama soudain :
— Alex ! Ça alors ! C’est toi ?
L’ex-commissaire venait de reconnaître Alex Intherme, un
de ses vieux compagnons de l’École Technique de Police avec
lequel il avait passablement bourlingué et fait les quatre cents
coups. Intherme, après avoir échoué au concours d’inspecteur, avait quitté la police et les deux hommes ne s’étaient plus
revus depuis malgré le fort lien de camaraderie qui les avait
unis pendant les mois agités qu’ils passèrent ensemble.
L’homme tourna la tête, négligemment, mécontent d’être
dérangé en plein travail. Il baissa ses lunettes et reconnut à
son tour son ancien camarade.
— Elvis ! Quelle surprise ! Que je sois pendu ! Daniel
Dantin ! Mais que fais-tu ici ? Sacré Daniel, tu n’as pas changé. Toujours tes jeans à la mode, ta coupe et tes pattes de
vieux rocker. J’étais pourtant persuadé qu’on te les aurait fait
couper après le concours.
— Non, tu vois, on me les a laissées. Et même pendant
toute ma carrière. Alex, que cela me fait plaisir de te revoir,
mais permets-moi de te présenter un ami très cher, Luc
Marot.
— Heureux de vous connaître, dit Alex.
— Moi de même, répondit le poète.
— Alors, raconte ! Depuis le temps, qu’as-tu fait toutes ces
années ? demanda Dantin.
Intherme abandonna un moment son poste.
— Comme tu t’en souviens, j’ai été « recalé » au concours.
Alors, j’ai trouvé un emploi de pigiste au Monde où je suis
resté quelques années. Quand en décembre 2014, le journal
Laissez toute espérance… Chant XVIII
356
Europ-Soir a été créé, j’ai postulé pour une place de rédacteur
et l’expérience que j’avais acquise au Monde a joué en ma
faveur parmi les nombreux prétendants au poste.
— Et…
— Rien de très spectaculaire. J’ai été engagé, j’y ai travaillé
pendant deux ans et l’année dernière, j’ai été contacté par le
PPC, où nous sommes…
— Le PPC ?
— Le Permanent Praise Center ! C’est-à-dire un des « Centres
d’Éloges Permanents », l’organisme qui crée le langage melliflu de l’époque. Le PPC m’a sollicité suite à divers articles que
j’avais publiés dans Europ-Soir, articles assez réussis dans le
genre « cauteleux cirage de pompe ». J’ai accepté l’offre et me
voilà ici. Je suis très bien payé et mon travail n’est pas harassant. Mais, et toi Daniel, au moins commissaire, non ?
— Oui ! Mais ex-commissaire de la brigade criminelle du
18e arrondissement de Paris-I. Je suis retraité depuis quelques
jours. Mais avant toute chose, s’il te plaît, raconte-moi précisément ce que tu fais ici, ce qui s’y passe.
— Ce que je fais, ce que nous faisons tous les quatre, est
relativement simple. Nous écrivons des textes, des slogans,
des formules-choc, des UNE de grands quotidiens, des lettres
ouvertes, des discours, des sketches, des interviews de star,
l’apologie de l’Internet IV et de la mondialisation, de l’égalité
homme-femme, de l’homophilie, des éloges de tout nouvel
appareil électronique qui rendra davantage esclave ses utilisateurs pour le bien de l’économie, etc.
— Oui ! Les nécessités de l’époque doivent diffuser partout
et à tout moment les incessantes louanges sur tout ce qui se
vend, sur toute idée neuve qui se propage, sur toute promesse politique, sur tout discours égalitaire, etc., dit Marot.
— C’est tout à fait cela, Monsieur Marot.
Laissez toute espérance…
Chant XVIII
357
Puis se tournant vers son ami Dantin.
— Regarde, Daniel. Sur l’US, à gauche, je clique sur le dernier nom de la liste. Je lis ce qui est commandé.
Alex Intherme montra à Dantin le nom sélectionné, Félix
Lucques (un des ces nouveaux prétendus comiques) et le
texte à écrire : cinq pages d’un sketch célébrant l’inénarrable
et merveilleuse égalo-laïcité anti-discrimination.
Il nota la commande dans une cellule de son agenda.
— Je vais devoir me farcir 15 000 mots, bien anticléricaux
de base, pour ce pauvre crétin qui ira les braire dans des salles
remplies de gogos pré-programmés pour rire à chaque fin de
phrase, car, comme tu le sais, il FAUT rire des humoristes.
Marot sauta sur l’occasion pour intervenir :
— Vosu avez raison, Monsieur Intherme. Les humoristes,
dont le statut de comique ne les rassasie plus, se sont sacrés
chantres de la pseudo-vérité dans le rire forcé et ont pris un pouvoir
dictatorial sur les hommes politiques qu’ils transforment en
matériau comique modelé à leur convenance. Faire rire à
l’écran leur permet de se transhumaniser de clown en analyste
socio-politologue, indépendamment de leur évidente absence
de culture historique. Ils se prétendent les seuls détenteurs de
la subversion et certains osent même s’auto-nommer les néoVoltaire ou néo-Zola des temps nouveaux. Sauf que leurs
écrits insipides, à des univers des deux romanciers en question, ne servent qu’à faire jouir béatement un public de moutons du plaisir insigne de bouffer du curé ou du politicard. Ils
profèrent de l’anti-discriminatif tout en disant le contraire
sans le dire vraiment, tel l’hypocrite visage biface de l’époque,
conclut longuement et fier de lui le poète.
— Votre analyse est pertinente, Monsier Marot.
— Et qui commande tout cela ? demanda Dantin à
Intherme en lui désignant les écrans.
Laissez toute espérance… Chant XVIII
358
— Le croiras-tu ? On ne le sait même plus ! L’opacité la
plus totale règne sur ceux qui règnent sur les éloges.
— Et personne ne s’en plaint ?
— Non ! C’est comme cela, voilà tout !
— Hallucinant !
Marot intervint, pour lui :
— L’éloge se peut partager, mais non pas l’or, a dit
l’Encomiaste, à l’envers du grand La Fontaine.
Intherme reprit :
— L’ironie de la situation est que je dois également, parallèlement à ce sketch sordide, écrire des articles de journaux
qui feront l’éloge de son spectacle (et de ce sketch en particulier) et je préparerai ensuite l’interview dithyrambique de
Claude Laiche, le présentateur vedette de TFNews, qui recevra
Lucques la semaine prochaine dans son émission nullissime.
Tu vois, les éloges recouvrent les éloges. Au PPC, on écrit
tout le bien que le monde entier doit penser du monde entier.
Et surtout pas n’importe comment.
— C’est-à-dire ?
— Le langage utilisé est savamment travaillé. Comme on
s’adresse à des ovins, on fabrique des phrases courtes, dix
mots environ avec minimum de syllabes ; priorité aux termes
affectifs (aimer, sentir, amitié, confiance) et dynamiques
(construire, initier, avancer, bâtir) et en plus, bien sûr, un
vocabulaire d’enfant de dix ans. Tu imagines le niveau où on
en est arrivés ?
— Affligeant ! Vu sous cet angle, cela ne doit pas être drôle
tout le temps.
— Non, pas tout le temps, mais c’est facile. À part l’odeur
infecte qui règne ici, le métier est simple, la température est
douce, mes collègues sont sympas, je fais assez vite ce que
l’on me demande et je suis grassement payé.
Laissez toute espérance… Chant XVIII
359
— Au fait, oui, c’est quoi cette odeur de, de… merde ?
— C’en est ! Les canalisations des toilettes passent juste
au-dessous de la pièce et comme elles sont anciennes et
poreuses, elles nous gratifient de leurs relents. Cela sent si fort
qu’on a l’impression d’en avoir jusque sous les ongles !
Dantin remarqua alors l’espèce de manège que faisait la collègue d’Alex. Elle se levait de son siège, s’asseyait, se relevait
et se rasseyait tout en se frottant le visage et le buste de ses
mains. Il l’entendit gémir D’un geste nerveux, elle ôta ses
lunettes et ses écouteurs et commença à se plaindre :
— Aujourd’hui, ça dépasse l’entendement ! On croirait que
la merde ressort du sol, des murs, des plafonds et qu’elle
recouvre tout. Faut vraiment qu’on se plaigne. Ce n’est plus
supportable de travailler dans ces conditions !
— Tu parles, Talisse, que le PPC va refaire le système de
canalisations pour tes beaux yeux. On est bien partis pour
supporter cette odeur de fiente pour l’éternité. Au fait, laisse-moi te présenter un vieux copain, Daniel Dantin, commissaire de police à la retraite. Daniel, cette charmante jeune
femme est Talisse Tabernant, ma collègue de site.
Dantin serra la main de la jeune femme qui était effectivement tout à fait jolie.
— Commissaire de police ? répondit-elle en sursautant,
presque honteuse, comme si elle avait eu un crime sur la
conscience et étonnée par l’allure démodée de ce Presley de
grande taille, planté devant elle.
— Commissaire, quand je travaillais, mais maintenant que je
suis à la retraite, je me promène !
La remarque fit sourire Talisse et la calma immédiatement.
Elle reprit :
— Ah ! Alors, heureuse de vous connaître.
Puis elle se retourna vers Alex.
Laissez toute espérance… Chant XVIII
360
— Alex, as-tu trouvé mon cadeau ? Est-il à ton goût ?
— Tu veux dire, la proposition d’échange entre le discours
du président à ETV et le bla-bla de la remise de médaille des
arts à Houellebecq ?
— Oui, je veux bien m’occuper du président à ta place.
— Je te remercie infiniment et j’accepte volontiers ! Cela me
faisait mal au ventre d’offrir un beau texte à un tel incapable !
Un chanteur de variété, président ! De pire en pire dans ce
pays. Même Ronald Reagan était un intellectuel comparé à lui.
As-tu entendu les promesses qu’il a faites hier dans son français approximatif ? J’ai cru que j’allais m’étouffer de rire…
Marot ne put s’empêcher de lancer une de ses citations,
pour lui :
— « Il coûte si peu aux grands à ne donner que des paroles,
et leur condition les dispense si fort de tenir les belles promesses qu’ils vous ont faites, que c’est modestie à eux de ne
promettre pas encore plus largement. »
— Je te remercie encore pour cette délicate attention. Tu es
merveilleuse ! Je vais rédiger le plus beau compliment possible pour Houellebecq. Pour une fois que des éloges sortant
d’ici seront mérités… et bien écrits.
Repoussant l’air vicié par la transsudation des tuyaux,
Talisse Tabernant retourna s’asseoir en maugréant. Intherme
se tourna vers Marot.
— Dire qu’on passe notre temps à dire des amabilités sur
tout ce monde de merde dans ces odeurs de fientes ! Il faut
croire que les chiottes crachent autant de vérités que nous,
dit-il en se frottant également, comme pour se débarrasser à
son tour de la fétidité incrustée jusque dans ses vêtements.
— Vous qui entrez dans l’antre du dithyrambe merdeux,
laissez l’espérance que les parfums d’Arabie pourront le purifier, lança Marot.
Laissez toute espérance… Chant XVIII
361
Les trois hommes discutèrent encore un moment du rôle
manipulateur tenu par PPC dans la perception qu’ont les
foules, du monde dans lequel elles vivent. Ce morphing textuel que les producteurs du grand cinéma mondial hypnotique fabriquent et régurgitent aux peuples en l’image d’une
sirupeuse réalité devenue totalement inexistante.
Dantin et Intherme se promirent de se revoir au plus tôt et
se séparèrent après que l’ex-policier lui eut laissé ses coordonnées. Intherme indiqua aux deux hommes le moyen pour
quitter le « Le Mas Lebolge » le plus rapidement.

Marot et l’ex-policier sortirent de la « Salle 18 ». Ils tournèrent à gauche, puis à droite, parcoururent le sombre couloir
sur 15 mètres, prirent un petit escalier dérobé sur leur droite,
descendirent un demi-étage, longèrent un autre corridor sur
leur gauche et se retrouvèrent enfin devant une grande porte
qui les mena à une sortie située à l’exact opposé du côté par
lequel ils étaient entrés. Cette partie, étonnamment illuminée
malgré l’heure tardive, donnait sur une rue très animée qui
aboutissait, cent mètres plus loin, dans une large avenue non
moins éclairée. Ils la suivirent jusqu’à la bouche d’entrée du
RER-H4 qui les emporta à Paris-I. Pendant tout le trajet, en
plus d’un brouhaha constant de musique techno qui les gêna
fort, ils furent cernés par des citrouilles aux grimaçantes
gueules de tarasques, accrochées partout jusque dans les stations et rames de métro, empuantées, elles aussi.
Dantin et Marot s’étonnèrent du fort contraste existant
entre l’entrée de la construction, dans cette noire campagne
d’un autre âge, désertiquement isolée, et cette sortie, à son
opposé, donnant dans une cité moderne faite de vacarme, de
Laissez toute espérance… Chant XVIII
362
souffle, de furie et d’éclaboussures de lumières, comme si la
Salle 18 » était un axe immobile de rotation du monde.
Peu avant minuit, au métro Marcadet-Poissonniers, les deux
hommes se séparèrent. Marot dit à son ami que celui-ci
n’avait parcouru que la moitié du chemin et qu’il « pourrait
encore aller plus en avant, parce qu’il avançait dans le mystère ». Il ajouta qu’ils se reverraient bientôt, car il restait beaucoup à visiter de l’Enfer du Monderne.

Dantin prit une longue douche bien chaude pour se nettoyer des suffocantes et fétides odeurs accumulées tout au
long de cette journée, puis il alla se coucher.
Une heure plus tard, ne trouvant pas le sommeil, il se leva
et s’installa une nouvelle fois dans son divan pour y continuer
ses « Mémoires ». Un verre d’Orval et le final de la 3e symphonie de Mahler, dirigé par Bernstein, l’acccompagnèrent dans
son écriture.
***
(7)
La découverte de la mixité fut la révolution de mes quinze ans.
En 1970, je rentrai en 2de au lycée Turgot, sis au 27 rue Turbigot, non
loin de la place de la République. Je ne savais pas encore ce qu’était une
fille, en vrai, en chair en os et en nénés, car les photos de mes revues
H & E étaient les seules sources de ma culture anatomico-féminine. Dès le début, je fus troublé par ces curieuses créatures, souriantes,
virtuoses en paroles à double sens, versatiles, charmantes et désirables à
la fois, si pleines de vie et de fraîcheur, exhalant de si suaves effluves.
Un heureux hasard de naissance m’avait fait grande taille et plutôt
mignon. J’en découvris bien vite les effets par l’attirance que j’exerçais sur
Laissez toute espérance… Chant XVIII
363
les filles. Mon meilleur ami de l’époque, Charles Durtelle, était égale ment beau gosse et de plus, excellent sportif, ce qui le faisait admirer (et
jalouser en même temps) par la plupart des autres garçons de la classe.
Nous devînmes rapidement de redoutables prédateurs spécialisés dans la
chasse à courre féminine et nous avions pléthore de gibier. Charles et moi
apprîmes bien vite à adapter nos comportements aux genres de filles que
nous voulions séduire ; lui, choisissait plutôt les grandes aux cheveux
noirs et moi je préférais les petites blondes. Nous ne nous concurrencions
jamais.
Nous eûmes un premier trimestre fort animé où passèrent dans nos
bras de psylles, grâce à des progrès fulgurants dans la connaissance et la
manipulation de ces curieuses créatures, quelques-unes des plus jolies
filles de l’école ; tandis que soupiraient nombre de nos camarades, moins
entreprenants que nous, qui se languissaient d’être écartés de ces jeux de
séduction par les demoiselles en question.
Puis l’idée nous vint de nous échanger nos conquêtes. Nous avions
découvert que les filles nous appréciaient autant l’un que l’autre et que,
de notre côté, nous pouvions prendre un grand plaisir de goûter à ce qui
ne correspondait pas à notre penchant naturel.
Alors, un océan de négativité nous submergea. Nous nous mîmes à
jouer les séducteurs immoraux qui se détachaient de leurs conquêtes, aus sitôt faites, et nous nous appropriâmes bien vite une réputation de gou jats, de malappris, de salauds ; mais les salauds ont souvent du charme
et tout salaud que nous étions, celui-ci ne faiblissait pas. Nous apprîmes
ainsi que les filles aiment les garçons qui plaisent aux filles, fussent-ils
de parfaits salauds et que pour séduire à quinze ans, il suffisait d’être
au minimum drôle, gentil, attentif et si possible, beau gosse. Ces jeunes
femmes nous firent connaître l’un des visages ravinés de la grande vache rie de la vie : l’implacable et injuste inégalité des hommes face aux
femmes qui leur plaisent.
Charles et moi étions encore trop jeunes pour développer beaucoup plus
loin l’intimité de ces relations, mais l’odeur des filles, le goût de leurs
Laissez toute espérance… Chant XVIII
364
caresses furtives, leurs baisers enflammés comblaient nos chastes désirs et
nous laissaient présager le foudroiement des futures relations sexuelles.
Puis, pour approfondir davantage notre éducation sentimentale, nous
avons changé de jeu : nous nous sommes transformés en ruffians, en
entremetteurs réciproques. Nous nous efforcions d’en séduire une à la
place de l’autre en vantant ses nombreuses qualités et en insistant bien
sur le fait qu’il était très amoureux, mais trop timide pour déclarer sa
flamme lui-même. Lors des récrés, nous courrions en tous sens pour
« vendre notre camelote » aux filles que nous avions choisies.
Il arriva un jour ce qui devait arriver. Charles promit à une petite
blonde, à qui il plaisait beaucoup, de sortir avec elle seulement après
qu’elle m’eut embrassé. Par défi elle accepta, mais il se trouva qu’une fois
la chose faite, nous passâmes quelque temps ensemble et nous tombâmes
amoureux l’un de l’autre.
Patricia Châlain, adorable blondinette de quinze ans, devint ainsi
mon premier grand amour. Alors, Charles et moi stoppâmes nos tendres
tenderies.
J’emmenai Patricia dans mes promenades, à nos moments libres des
midis. Nous avalions un sandwich assis au pied de la statue de la
République, l’ensemble de Léopold Morice dont nous regardions, toujours
émus, le marin de pierre tombé à la mer s’extrayant miraculeusement de
la gangue rocheuse pour attraper la main tendue qui le sauvait de la mort
certaine. Alors, tout en fixant ces marmoréennes mains réunies, nous
nous prenions les nôtres et nous nous les serrions avec tendresse.
Comme Patricia aimait beaucoup écouter les groupes de pop-rock
anglais, nous filions ensuite aux Magasins Réunis pour aller y décou vrir les nouveaux modèles d’électrophones stéréophoniques en démonstra tion comme le Philips Stéréo351 ou le Radiola Stéréo4640 qui fai saient entendre Led Zeppelin, les Who, Chicago, Cream, etc., à fort
volume pour leur publicité. Ensuite, nous revenions sur la place où à côté
de la statue était fréquemment installé un grand manège d’autos-tampon neuses. Nous dépensions nos maigres économies en nous offrant quelques
Laissez toute espérance… Chant XVIII
365
tours, serrés l’un contre l’autre afin d’amortir les chocs avec les autres
cabines qui nous pourchassaient impitoyablement ; myrmidonnesques et
ferreux vaisseaux pirates pilotés par les copains fédérés fous jaloux.
Aux étincelles luminescentes éjectées par les lames conductrices des voi tures frottant sur la grille d’alimentation, répondaient celles, pétillantes,
de mon petit cœur d’adolescent, provoquées par le sourire de Patricia qui
m’électrisait. De ces moments de bonheur, tout contre elle, si belle, j’ex trayais goutte à goutte, comme distillé par un alambic sensible, le suc
cohobé de mon amour.
De l’autre côté de la place, en remontant la rue du Temple, il y avait
le café où nous nous retrouvions autour d’une bière ou d’un sirop grena dine, lors de moments libres entre les cours. Ce café avait installé en
octobre 1970 des mini juke-boxes stéréos individuels aux tables don nant sur les grandes baies. Ces petites machines à sons remplaçaient la
monumentale des années cinquante, déjà démodée, qui assourdissait tout
l’espace intérieur et qui étouffait de ses décibels tout désir d’intimité.
Assis à une table pour deux personnes où nous pouvions nous isoler un
peu des autres, Patricia et moi entendîmes pour la première fois Black
Night, le nouveau « hit » de Deep Purple. Plus tard, en flânant enco re aux Magasins Réunis, nous nous achetâmes chacun le mythique
45 tours à la pochette rouge, bleue et blanche. Peu après, en l’écoutant
une fois de plus au café, nous déclarâmes nous aimer pour toujours.
À quelque temps de là, Patricia me quitta pour un troisième larron
qui avait eu tôt fait d’imiter nos techniques de séduction, de les assimiler
et d’y exceller !
***
La place de la République, remaniée en février 2015 par le « Cabinet
Urban-TVK », ressemble aujourd’hui à toutes ces places européennes
où l’espace réservé aux promeneurs est déserté, tant il est laid. La vie qui
y grouillait en 1970 a été repoussée au plus près des grands immeubles
Laissez toute espérance… Chant XVIII
366
qui la circonscrivent et les sinistres aménagements delanoéens, vandalisés
depuis, montrent clairement leur effroyable indigence et leur insigne inuti lité. Encore une fois, la volonté de modifier l’âme et l’agencement histo rique d’une ville avait conduit à un échec et malgré les éclatantes preuves
quotidiennes de son ineptie, le délire « réapproprionniste » des années
deux mille ne s’est pas apaisé depuis. On ne « s’approprie » ni se
« réapproprie » une ville !
La tresse d’amour qui me reliait à Paris à chacune de mes promenades
d’enfant est maintenant rompue et cette rupture n’est pas liée à une pué rile nostalgie que je célébrerais plus ou moins inconsciemment dans ces
pages. La cause de la destruction des rapports affectifs que j’ai eus avec
la ville qui m’a vu naître, par delà la transformation de sa population
en mixo-zombies festifs, s’incarne en ce refus d’une fixité historique que
les maîtres des lieux ont imposé en proclamant comme inéluctablement
moderne, le mouvement permanent des bâtiments, des hommes et de
leurs conditions de vie. Ce délire de mobilité incessante n’a été installé
que pour édicter au peuple la croyance bienfaitrice en la spirale positivis te de l’économie marchande devenue la réalité de la grande scène sur
laquelle s’agitent, en vain, les locataires exploités du monderne.
Qui pourrait encore souhaiter vivre dans d’aussi tristes coulisses ?
Ces charniers immondes, que je rougis de nommer, me choquent et me
courbent souverainement.
On n’a plus rien, tout est gâché, quand on obtient sans joie ce que
d’autres désirent pour vous.
***
Charles et moi changeâmes ensuite de centre d’intérêt tout en conti nuant nos activités de séducteurs. Nous découvrîmes les effets surpre nants de ce que Jean de La Fontaine a si génialement décrit dans sa fable
Le Corbeau et le Renard, et que je dénommai alors la « flattutilitaire » ou l’utilitaire flatterie. Nous apprîmes à nous fondre dans les
Laissez toute espérance… Chant XVIII
367
plus intimes méandres de l’esprit de ceux avec qui nous discutions, jus qu’à être capable d’en instiller de manière indécelable, insidieuse, les com pliments, les éloges, les flatteries qui nous permettaient d’obtenir de ceuxlà ce que nous voulions. Et en vérité, nous vîmes que cela fonctionnait
plutôt bien. Nous lûmes La Rochefoucault et en méditâmes longuement
ses maximes. « On n’aime point à louer, et on ne loue jamais
personne sans intérêt. La louange est une flatterie habile,
cachée, et délicate, qui satisfait différemment celui qui la
donne, et celui qui la reçoit. L’un la prend comme une récompense de son mérite ; l’autre la donne pour faire remarquer
son équité et son discernement. » Nous nous arrêtâmes particu lièrement sur la 143, la plus parfaite formulation de nos manigances :
« C’est plutôt par l’estime de nos propres sentiments que
nous exagérons les bonnes qualités des autres, que par l’estime de leur mérite ; et nous voulons nous attirer des louanges,
lorsqu’il semble que nous leur en donnons ». Ainsi, quand nous
percevions chez notre interlocuteur la volonté de nous louer pour se louer
lui-même, nous savions comment recevoir et accepter l’éloge afin de le flat ter davantage comme par réflexion. Nous déplaçâmes ces jeux de l’es prit dans nos travaux scolaires et plus particulièrement dans les devoirs
de français où nous excellions. En plus d’une orthographe irréprochable
et d’un vocabulaire très étendu, nous pouvions orienter notre discours
dans le sens exact que souhaitait lire notre enseignant. Nous ne le pre nions certes pas pour un sot (ce qui eût été une grosse erreur, car c’était
loin d’être le cas), mais nous étions persuadés qu’il nous imaginait inca pable, à notre âge, d’ourdir ces machiavéliques machinations dissertatives
à son égard.
Charles, d’un naturel explorateur, se lassa rapidement de ces joutes lit téraires et se consacra alors aux mathématiques avec un étonnant brio.
Je restai donc seul à continuer mes « jeux » que je translatais sur les
lettres d’amour. J’entrepris, après avoir lu, dévoré même (comme le dit un
cliché éculé), les Liaisons dangereuses, de ne plus séduire les filles
Laissez toute espérance… Chant XVIII
368
qu’exclusivement par épistoles. Je me mis à la tâche et commençai plu sieurs relations épistolaires avec quelques filles que je trouvais tout à fait
à mon goût. Au bout de quelques échanges de missives dans lesquelles
j’avais presque indiciblement évoqué les sentiments naissants et croissants
que j’éprouvais pour elles, avec un crescendo très progressif de termes
amoureux, avec une retenue exemplaire et un choix lexical d’une préci sion d’orfèvre, j’en constatai les surprenants résultats en retour. Les mots
et formules utilisés par mes correspondantes, évidemment plus naturels
que les miens, révélaient, lentement mais sûrement, une tendresse, une
affection (que j’avais parfois honte d’avoir provoquée) qui ne tardaient
jamais à se transmuer en amour clairement énoncé. Ainsi, les filles
aimaient m’aimer par courrier… pour commencer ! J’eus alors la certi tude que, paradoxalement, et indépendamment de l’histoire de la littéra ture française, majoritairement masculine, l’attachement viscéral au
langage était essentiellement, féminin !
Quand mes lettres m’avaient enfin acquis leurs lèvres convoitées et que
je m’en fusse abreuvé à satiété, je m’arrangeais pour les décevoir juste
assez afin qu’elles se séparassent de moi avec, si possible, un simple petit
regret. Pour que la rupture soit acceptée sans heurts, il fallait que ce fût
un regret qui leur laissait toutefois le goût d’une délicate et indicible
saveur : celle d’avoir presque réussi à corriger les défauts d’un jeune
homme, car j’avais également découvert que l’une des plus grandes fiertés
des femmes était la capacité de rédimer un pauvre pécheur égaré.
Alors, ma liberté retrouvée, je recommençais avec une autre. Je jouis sais intensément de sentir le pouvoir que j’exerçais sur autrui par la
simple force des mots et par la faculté que j’avais acquise de m’en servir
efficacement. Avec le recul, je juge ces années et ces expériences comme les
plus animées (physiquement) et les plus intéressantes (intellectuellement)
de ma jeunesse ; mais aussi comme les plus méprisables (moralement).
Le coup d’arrêt de ce jeu sentimental dont la moralité était discutable,
fut donné par une fille qui nommée Catherine. Après l’habituelle
manœuvre de séduction par lettres (dont je maîtrisais l’économie à la per -
Laissez toute espérance… Chant XVIII
369
fection), après quelques jours d’effusions passionnées avec la belle, après
que ma technique de dépréciation de moi-même pour entamer une sépa ration en douceur fut exécutée, et après que ladite séparation fut consom mée, Catherine fut informée de toutes mes lâches manipulations par un
de mes meilleurs amis à qui j’avais eu grand tort de confier mes secrets.
Lors d’une récréation où nombre de mes camarades étaient rassemblés
près de moi, Catherine me héla et, devant tout le monde, en élevant bien
fort la voix, elle me lança au visage :
— En réalité, tu n’es rien de plus qu’un hypocrite manipulateur, un
impérial salaud, un affligeant menteur et un nauséabond merdeux.
Moisis donc dans la fange puante où tu croupis ! Puis elle se retourna et
quitta le groupe ! Elle avait parfaitement raison. Je n’étais qu’un « nau séabond merdeux » !
Le soir même, je lui fis une longue lettre dans laquelle j’assumais tous
les reproches qu’elle m’avait lancés et où je la priais de bien vouloir excu ser une attitude et des actes soumis plus à une passion du jeu, même mal honnête, plutôt qu’à une volonté délibérée de nuire. Sa réponse fut sèche,
mais cordiale. Elle accepta mes excuses et nous restâmes en bons termes ;
nous nous étions aimés, malgré tout.
Je sentis ce soir-là qu’il me fallait me débarrasser de cette odeur fétide
qui me collait à la peau, aux ongles, à l’âme ! Je décidai de m’amender.
J’avais passé deux ans à jouer les Don Juan avec Charles ou seul.
J’avais connu de nombreuses filles, j’en avais aimé quelques-unes et toutes
m’avaient aimé. Alors, j’ai porté mon regard vers des buts plus élevés.
J’ai essayé de pénétrer plus honnêtement l’esprit des adolescentes, des
femmes, des hommes que je croisai par la suite pour leur apporter du
réconfort, leur dévoiler des vérités, leur procurer de l’amour vrai. Je déci dai de devenir professeur de français et d’offrir à mes futurs élèves les
consolants fanaux de la culture, les extases de la littérature, les beautés
ineffables cachées aux profondeurs hadales des textes des grands écri vains, et ceci, jusqu’à ce que mon cœur, mon âme et mes yeux fussent
enfin rassasiés.
Laissez toute espérance… C XVIII
370
FIN DU PREMIER CARNET

Dantin referma son carnet avec un fort pincement au cœur.
Les souvenirs de ses belles amours de jeunesse, vraies ou
fausses, l’intensité des amitiés vécues, cette prescience de la
puissance inaltérable issue des mots, la douceur des rencontres et la prégnance des séparations, tout ce qui dans ses
relations aux autres fondèrent son être présent, lui firent ressentir, plus que toute autre chose, l’insupportable poids du
monderne dans lequel les rapports humains étaient pervertis
par les canaux qu’ils empruntaient et irrémédiablement dissous par le flou de leur objet.
Que restait-il vraiment des relations entre ces néo-humains
à travers ces milliards d’écrans, dans ces familles décomposées, par-delà cette mixité désavouée, au seuil de ces religions
fratricides, selon cette morale délitée, sous ces haines sociales
irréconciliables, quêtant des joies sexuelles inassouvissables ?
Il voyait en le bipède qu’il avait surnommé l’Hommoderne,
l’incarnation de la fin de la culture occidentale et de la notion
d’humanité, arrivées toutes les deux à ce carrefour annihilateur de l’histoire. Il se demanda si le but ultime de cette humanité, depuis son commencement et malgré de sporadiques
périodes de lumières, n’était pas tout simplement son anéantissement programmé au XXIe siècle par l’Hommoderne ?
Après tout, qui se soucierait de voir disparaître à jamais la
« plus odieuse petite vermine à qui la Nature ait jamais permis de ramper à la surface de la Terre » ?

Laissez toute espérance… Chant I à Chant XVIII
371
Daniel Dantin stoppa la musique de Mahler puis finit nonchalamment sa bière devenue tiède. Ses yeux se fermaient
malgré lui. Alors, il décida de retourner se coucher, car il estima que pour cette journée, entre la découverte de la violence
revendicastratrice des identités sexuelles, de la servilité des
hommo-spectateurs, de la « Salle » génératrice de la fallacieuse tonalité euphorique du monde et l’achèvement de la première partie de ses Engrammes parisiens, son esprit et ses yeux
étaient à leur tour enfin rassasiés.
e quinci sian le nostre viste sazie
FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE
Laissez toute espérance… Chant I à Chant XVIII
372