Laissez toute espérance…
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Laissez toute espérance…
LAISSEZ TOUTE ESPÉRANCE… Première partie Chant I à Chant XVIII Tenter de raconter une époque qui accumule folies sur folies, plébiscitées par ceux-là mêmes qui les subissent, est automatiquement source d’incompréhensions multiples et conflictuelles. Pour accomplir cette tâche ingrate, l’auteur s’est fait aider par quelques contempteurs célèbres (que les lecteurs reconnaîtront sans doute) qui furent ses indispensables et joyeux compagnons de route et de pensée. Il leur dédie ce « Livre Premier » avec toute sa reconnaissance. Sont également convoqués nombre d’écrivains et poètes dont les voix et présences ont été capitales à la rédaction de cette « Comédie ». Ils apparaissent, selon les nécessités, nommément dans tout l’éclat de leur génie ou transposés et cachés dans le texte. Ce choix de citations et de références se rapporte à une phrase de Guy Debord : « Je devrai faire un assez grand emploi des citations. Jamais, je crois, pour donner de l’autorité à une quelconque démonstration ; seulement pour faire sentir de quoi auront été tissés en profondeur cette aventure, et moi-même. » Pour épicer le sombre constat de ce que devient notre époque où le plus grand crime est de « discriminer », c’est-à-dire oser affirmer que l’égalité de toutes choses imposée par l’Empire du Bien est un leurre et rappeler que le moindre acte de pensée est discriminatoire, le texte est parsemé de touches pimentées d’humour qui seront prises, ou non, comme telles selon le degré de « collaboration » du lecteur avec l’époque en question. Dante Alighieri a fourni la trame sur laquelle tout le texte repose. Le lecteur « dantologue » goûtera les modes de transpositions finement tressés pour respecter l’agencement de la descente en Enfer d’il sommo poeta, tandis que ceux, moins férus de l’œuvre du grand poète italien pourront toutefois apprécier ce voyage dans les fuligineux cercles de l’Enfer moderne du XXIe siècle et, peut-être, prendre goût de lire ou relire la Divine Comédie. Par moi on va dans la cité dolente… …vous qui entrez, laissez toute espérance ! Laissez toute espérance… Chant I CHANT I - 5 VESTIBULE Elle est si amère que mort l’est à peine plus Mais pour parler du bien que j’y trouvai Je dirai des autres choses que j’y ai vues. Au milieu du chemin de sa vie, Daniel Dantin se trouva dans des ténèbres inextricables. Sa voie droite était perdue et son errance irrémédiable, car le monde s’était détaché de lui, et lui du monde. À la retraite depuis quelques jours, il voyait sa longue carrière de policier prendre fin au moment où les Parisiens s’enivraient des festivités d’Halloween, sépulcrales kermesses plébiscitées et encensées par les diverses autorités parisiennes. Pour Dantin, tout était pour le pire dans le pire des mondes possibles. Lecteur enhardi et bientôt féroce comme ce que tu vas lire, il me faut maintenant, pour toi, planter longuement le triste décor dans lequel notre héros va accomplir son ultime voyage à travers les neuf cercles de l’Enfer qu’est devenu son univers ! Il me faut le raconter avec moult détails, ce monde moderno-positif (ce monderne, comme le nommerait bientôt Daniel Dantin) qui, tel le Joker, d’un rasoir acéré s’est ouvert les chairs aux commissures de ses lèvres de progrès et de fraternité afin d’exhiber, en tous lieux, son horrible et fallacieux sourire moderniste. Laissez toute espérance… Chant I 6 Il n’y a pas à se désespérer de voir la fin d’une ville, d’une culture, d’une civilisation, car tout ce qui existe, soit par nature, par accident ou créé par l’homme, doit disparaître un jour. On ne peut donc que se réjouir d’avoir eu la chance de vivre au moment de leur effondrement et d’y avoir assisté ; et plus encore, de s’être trouvé placé sur le devant de la scène quand elles ont brillé pour la dernière fois d’un feu intense. En cette fin d’année 2017, le vieux Parisien des années soixante avait ainsi vu l’anéantissement de son beau Paris, redécoupé dès 2016 en quatre zones excentriques appelées Paris-I, Paris-II, Paris-III et Paris IV, noms attribués selon leur éloignement de Notre-Dame et des catégories de populations qui y résidaient. La civilisation et l’Humanité dont ce Parisien était l’un des éléments, jusqu’à leur transformation en délires onirico-festifs, se délitaient jour après jour sous ses yeux. L’environnement naturel, social, affectif, sexuel, artistique, moral, religieux et les autres avaient été remodelés en bulle uniforme et transparente, sans solution de continuité, dans laquelle l’éco-citoyen, branché incessamment à tous ses sens par les réseaux de pseudo-communication, était mis en somnolence. Seuls lui restaient, savamment injectés et contrôlés par les différentes formes de pouvoir, le désir de consommation des innombrables pacotilles exhibées partout —qu’il faisait fabriquer en des pays qu’il ruinait davantage, jour après jour, pour les obtenir à des tarifs toujours plus bas— et celui de nuire quotidiennement à son prochain. Tout cela en festivisant, en infantilisant son présent devenu le Bien auto-proclamé de l’époque et, surtout, en interdisant toute critique objective sur ce dernier. Cette infantilisation, cette dérespon- Laissez toute espérance… Chant I 7 sabilisation des i n d ividus scellaient la tro u ble collusion installée entre les dirigeants et les dirigés, aux dépens des seconds. Les maîtres de la marchandise avaient parfaitement su détourner à leur profit une des pensées de Pascal : La nature humaine est malheureuse en tous états. Ses désirs figurent un état heureux parce qu'ils joignent à l'état où ils sont, les plaisirs qu’ils n’ont pas ; et quand ils obtiennent ces plaisirs, ils ne sont pas plus heureux pour cela, parce qu’ils créent d'autres désirs conformes à ce nouvel état. Tout ce qui avait représenté la glorieuse nature du peuple Français pendant huit siècles avait été détruit en quarante années par le monde prétendument moderne après que son Histoire, sa Morale, sa Pensée, sa Religion, sa Culture enfin, furent laminées par une dévotion en un modernisme marchand, une foi en un obsessionnel égalitarisme et une transformation de la vie réelle en vie-rtuelle et par l’éradication programmée des restes de civilisation chrétienne. La volonté d’imposer une hypocrite fraternité universelle communiquant et, surtout, commerçant dans la langue d’un néo-Shakespeare europhile bluté au SMS, prouvaient que le désastre avait déjà eu lieu. Le développement croissant de la mixité des catégories ethniques, sociales, religieuses et civilisationnelles avait eu pour buts et pour effets, essentiels pour cette société économicomoderne, outre de créer puis de satisfaire la demande sans cesse renouvelée de consommation d’objets dont le choix était de plus en plus restreint, de supprimer toute pensée révolutionnaire. Tout esprit un peu éclairé sait très bien qu’aucune révolution ne fut jamais faite par des gens qui en la faisant se retrouvèrent socialement plus élevés que s’ils s’en fussent abstenus. Et cette population hétérogène était parfaitement conditionnée pour ne rêver que d’« élévation sociale ». Laissez toute espérance… Chant I 8 Cette société en désintégration produisait ainsi le meilleur terreau pour intégrer ces masses désintégrées, bien plus avides de pain et de joujoux techniques communicatoires que de barricades élevées pour changer leurs vies. Le « travail » ne résultait plus d’une demande ou d’un réel besoin, mais de la poursuite irraisonnée d’une foi en la crois sance. La raison d’être de l’objet fabriqué et proclamé comme indispensable à l’Homme moderne était décidée par ceux-là mêmes qui le vendaient, indépendamment de son lieu de fabrication et de la durée prévue de son obsolescence programmée. Celle-ci était d’ailleurs savamment calculée au mois près, par des ingénieurs qui eussent tout aussi facilement rendu l’objet fiable et inusable si l’économie, leur maître, l’eût souhaité. Propagé par la fratrie médiatique, ce mode de vie était parfaitement « entendu » par cette nouvelle population-corbeau qui, bernée par le renard moderniste de l’avoir, avait laissé choir l’être en ouvrant grand la gueule ; et au contraire de la fable, on l’y prend encore quotidiennement ! L’ingérence de l’économie dans la politique avait atteint un point qui condamnait à jamais les tentatives entreprises par l’État en faveur des populations nécessiteuses, si cette idée saugrenue lui fût venue ! Toute mesure politique ou sociale proposée par un élu qui n’apportait pas un profit immédiat était rejetée. Les notions de durée, d’Histoire, de mémoire avaient été bannies de la pensée politique, créant ainsi les conditions idéales pour voir se développer à un niveau jamais atteint, le mensonge, la prévarication, la concussion et autres malversations notoires qui augmentaient encore le pouvoir des dirigeants et accéléraient impunément leur enrichissement ; où la guêpe a passé, le moucheron demeure. Le silence des masses et leur impossibilité d’agir réellement sur les gouvernants avaient fa i t Laissez toute espérance… Chant I 9 que ceux-ci ne cachaient même plus leurs frauduleuses activités à ceux-là. La fo rce des lobby i n g, think-tanks, brain-box (dont le plus secret et le plus dange reux s’appelait le « ParisNova ») et autres associations de lutte contre l’Individu, était devenue irrépressible. Il n’y avait plus aucun organe de presse qui perdît son temps à dénoncer les vilenies des malfrats de l’État, car ces clameurs de révolte se diluaient dans une accumulation insensée de banalités hissée au rang d’Information. On avait toutefois autorisé à un heb d o m a d a i re satirique de révéler occasionnellement quelques broutilles, quelques « affaires » sans conséquence, afin de donner au peuple l’illusion d’une réelle liberté d’expression. La totalité de la presse écrite et audiovisuelle ro n ronnait tranquillement, ou s’agitait subitement selon les ord res reçus, lénifiée par le pouvoir de l’argent et grassement nourrie par les gueltes qu’elle percevait de ses maîtres. Ce pouvoir de l’argent et l’argent du pouvoir appartenait depuis des années aux mêmes mains sales. En cerise sur le gâteau avarié de l’économie marchande, les pays de la NFE (Nouvelle Fédération Européenne) s’étaient accordés pour que dès janvier 2017, les images imprimées sur les billets de banque ne fussent plus que des portraits de stars du cinéma, de célébrités footballistiques ou des représentations de constructions modernistes. Dantin gravissait lentement les escaliers de son immeuble, marche par marche, comme s’il accomplissait un chemin de croix, mais nulle sainte Véronique n’était sur son passage à la sixième station pour lui essuyer le visage. Il venait de rentrer, pour la dernière fois, du commissariat du 18e arrondissement. Laissez toute espérance… Chant I 10 L’État avait sacrifié l’enseignement secondaire général humaniste au profit d’un enseignement spécialisé adapté à la seule gestion de l’économie où un anglais basique occupait la majeure partie des heures de cours. L’Histoire, le Français, les matières littéraires et artistiques avaient été optionnalisées, car leurs contenus, même simplifiés, se révélaient devenus trop contraignants et trop difficiles à assimiler pour la nouvelle génération de collégiens élevés à l’Internet IV, au tablanet et à la TVNet, le récent avatar de l’antique télévision. On avait remplacé ces matières culturelles par du sport, des activités ludiques, de la récréation afin d’occuper autant que possible ces jeunes dont les possibilités d’accéder à un métier agréable à exercer, intéressant et bien rémunéré, étaient quasi nulles. La vraie Culture, non rentable pour l’industrie, avait disparu de l’enseignement général depuis déjà quelques années et avait même déserté les sphères des classes dites « aisées ». La plupart des grands patrons et dirigeants étaient devenus des ignares et ils clamaient, sans la moindre vergogne, leur mépris envers eux qui avaient encore foi en l’ancestrale culture européenne. Le monderne, n’avait pas plus besoin de Culture que la Révolution, selon une réplique apocryphe, n’avait eu besoin de Lavoisier. Dans tous les établissements scolaires, les élèves étaient formatés au combat pour l’argent, à l’écrasement de l’autre, à la course au pouvoir, à ce que Jean-Claude Foucard, analyste aigu du monde moderne, avait nommé l’ego-isthme. Au primaire et au secondaire, le Savoir avait été remplacé par la pédagogie des groupes, la team-work, car il fallait enseigner le plus Laissez toute espérance… Chant I 11 tôt possible aux enfants « non sexués » à travailler en groupe (en équipe), à parler en groupe, à penser en groupe afin de les insérer rapidement dans les structures de groupe de l’économie de groupe, dans la vie en groupe. Par le dialogue imposé avec leurs professeurs, les jeunes scolarisés participaient à quantité égale à leur enseignement et les enseignants voyaient disparaître, jour après jour, leur fonction de transmetteur de savoir aux dépens de celle « d’animateur scolaire ». La modernisation des pratiques pédagogiques ne consistait plus qu’à simplifier les matières et à augmenter la quantité d’options pour créer une espèce de zapping intellectuel afin de coller le plus possible à l’univers familier des enfants, c’est-à-dire faire en sorte qu’il y ait de moins en moins de différences, pour l’élève, entre ses demi-journées à l’école et le reste de sa vie devant la TVNet. Les familles modestes, étouffées par des conditions d’existence toujours plus astreignantes, en étaient arrivées à déléguer l’éducation morale et sociale de leurs progénitures aux enseignants (eux-mêmes déjà désespérés par un mode de travail sans cesse dégradé pour des raisons économiques), à la TVNet, aux livres ou aux sites internet spécialisés. Le vocabulaire courant était chaque jour simplifié et sa quantité de mots se voyait réduite drastiquement de manière à ne répondre qu’aux besoins élémentaires d’échanges banals ou commerciaux. Des anglicismes, toujours plus nombreux, envahissaient l’espace du langage afin de satisfaire ceux qui croyaient naïvement en la toute puissante civilisation américano-mondiale. Les publicistes les employaient dans toute situation où ils pouvaient les glisser et les abandonner comme des laissés d’animaux, traces d’un pseudo-modernisme dont l’efficacité en matière de ventes était avérée. La moindre miette de déchet alimentaire ou technique, le moindre nouveau métier Laissez toute espérance… Chant I 12 à la solde du monderne avait une appellation anglicisée : meatbox, fruit-délices, slat-fich, breiz-butter, tortellimint, Xphone, touchscreeny, team-inspector, sport-mentor, new-system, muscles-modeling, training-book, bScreen, tech-teach, creative technology, etc. Les relations entre les humains avaient été radicalement transformées depuis une décennie avec l’arrivée des nouveaux réseaux Internet III et IV et du cybermonde enchanté qu’ils avaient créé. Le langage relationnel, les comportements, les sentiments étaient dictés, modelés, par les grands réseaux rela-sociaux. Facebook se battait pour retrouver la place dominante qu’il avait eue dans les premières années du XXIe siècle. Yourlife comptabilisait maintenant 1,5 milliard d’abonnés et Worldface menait la course avec ses trois milliards de connectés par jour. Les innombrables bornes WiXFi et les systèmes Satelphone installés dans toutes les grandes avenues des grandes villes de ce grand monde permettaient aux passants d’être connectés en permanence, à très haut débit, soit avec leurs PINS (Portable Independant Network System) soit directement à partir des puces intégrées dans leurs membres (les BIMP, Body Implanted Micro Processor) et de lire instantanément leurs worldwall, worldmails, worldnews… L’ e ffet principal de cette accumulation de bornes Internet IV, outre l’augmentation d’émission d’ondes magnétiques dans les grandes agglomérations, ondes évidemment « inoffensives » selon Eurocom, était que les simples échanges de paroles entre citadins devenaient quasi inexistants. Les regards et l’attention des humains se portaient en permanence vers leurs systèmes Internet ou, pour les plus jeunes, vers leurs appareils miniatures d’écoute de musique. L’isolement des hommes par l’industrie de la communication, sous trompeuse apparence de partage utile, était arrivé à sa triste et ironique perfection : transformer cette communication en son Laissez toute espérance… Chant I 13 essence même, en en supprimant tout message. Les hommes, en se déplaçant à pied, en voiture, en vidéolib, ou en patinette à moteur, ne cessaient jamais de s’adresser à des dizaines d’interlocuteurs virtuels pour raconter des événements capitaux dont la transmission, solitaire et à haute voix quelque soit le lieu, ne souffrait aucun délai. Le soliloque déclamé pedibus cum jambis avait remplacé le rire comme « propre de l’Homme ». L’humain abandonnait son langage comme un serpent son exuvie et se délitait, contraint par l’économie, dans une espèce d’animalitéchnique. Dantin regarda négligemment son divan. Il se demanda s’il allait s’y jeter ou non. Pendant un moment, il éprouva le terrible vertige de ne pas savoir quoi faire de l’instant présent. Allait-il connaître l’ennui ? Non pas celui, léger, quotidien, insouciant, tépide, que chacun ressent plusieurs fois par jour, mais l’effrayant, l’indicible, l’ontologique, l’insupportable ennui de vivre. Le passage à l’Euro, imposé par les États marchands contre la volonté des peuples, avait ruiné ou mis en difficulté financière une grande partie des populations. Le naufrage de la Grèce fin 2015, celui de l’Espagne en 2016 et de l’Angleterre peu après, et leur renflouage in extremis au prix d’autres emprunts toujours impossibles à rembourser, avaient appauvri davantage ceux qui avaient cru aux bienfaits d’une Europe économique et qui avaient voté pour elle, tandis que celle-ci, en retour, les avait europaupérisés. Le niveau de vie des Français modestes avait considérable- Laissez toute espérance… Chant I 14 ment baissé, mais l’État leur avait judicieusement laissé juste de quoi acheter un peu de nourriture et des grandes télés Made in China où ils pouvaient, pour se consoler de leur indigence, contempler les riches, toujours plus nombreux et toujours plus riches, se pavaner en des sphères inaccessibles. À tous ces nouveaux pauvres, on offrait ainsi la liberté de rêver de cette autre vie, étalée incessamment au travers des écrans, en leur laissant espérer gagner l’un des merveilleux prix que La Française des Jeux leur proposait comme sas d’entrée. L’autre possibilité de s’extraire de la misère était qu’ils devinssent « star du football ». Taper du pied dans une outre de cuir remplie d’air était devenu l’activité la mieux rémunérée du monde. Il y avait pléthore de candidats, car cela nécessitait nettement moins d’études que pour devenir historien, musicien ou scientifique, mais les élus étaient très rares. Les jeunes qui restaient quelques années au FFFFFF (Forum de Formation de la Fédération des Fils du Football Français) — avec pour but, à peine avoué, plus de s’enrichir rapidement que de servir la cause sportive française (mais restait-il une cause sportive française ?)— devaient supporter la forte concurrence des autres écoles européennes. Tout au plus, ces années passées dans ce centre de formation permettaient d’occuper des jeunes en inappétence scolaire et de leur éviter, plus ou moins rapidement, de s’enrôler dans les bandes de délinquants de Paris-III et Paris-IV. Ceux qui passaient avec succès les épreuves de fin d’apprentissage footballistique avaient toutes les chances d’être embauchés par les innombrables clubs qui proliféraient maintenant partout, tant les bénéfices générés par le spectacle du football étaient importants ; et peut-être ces « élus » finiraient-ils par devenir des stars des stades. La majorité des équipes nationales des pays de la NFE avait Laissez toute espérance… Chant I 15 été achetée par des magnats du pétrole ou autres milliardaires orientaux, suivant en cela l’exemple du PSG acquis par le Qatar en 2011. Les sommes dépensées par les « grands clubs » pour les transferts de tel ou tel joueur étaient arrivées à des quantités tellement irrationnelles que les citoyens ne s’en indignaient même plus. Football ou autre, il avait bien fallu admettre que dans ce monde, l’argent n’était pas fait pour être équitablement distribué et que celui que les riches avaient en trop, était partagé avec d’autres riches. Les rapports sociaux entre les personnes étaient maintenus comme auparavant, mais à l’intérieur d’espaces toujours plus surveillés où l’on avait pris soin de créer des zones d’agglutination socialo-mixées impropres à la naissance d’idées révolutionnaires. Et comment eussent-elles pu naître ces idées factieuses en des logis où se nourrir, forniquer et regarder la télé étaient les activités essentielles pour ces prolétaires qui retrouvaient ainsi l’étymologie de leur condition ? La population était endormie par les médias de masse, par l’image d’une mixité de masse bienheureuse, par le cinéma d’action, par le tourisme de masse, par une prétendue liberté sexuelle de masse, par le sport-spectacle de masse et par d’autres écrans de fumée masse-modernistes éradicateurs de réflexion. Le travail salarié, avec le somnambulisme qu’il nécessite pour s’y adonner et celui qu’il génère pour s’en dégager le soir venu, une fois rentré en de mornes habitations édifiées toujours plus loin des lieux où il se déroule, était l’un de ces calmants. Les prisons, bien que surchargées, gardaient toujours quelque lieux pour les agités et les récalcitrants. Les autres avaient signé de leur sang une captieuse cédule de cesser-le- Laissez toute espérance… Chant I 16 feu avec cette société qui avait condescendu à leur laisser une petite place en son sein rassurant et nourricier. Le commissaire revenait de la soirée organisée pour fêter son départ en retraite. Daniel Dantin, qui avait pourtant beaucoup aimé festoyer dans ses jeunes années, trouvait que tout cela était devenu maintenant parfai tement ennuyeux, car justement, cela ne cessait jamais. Il était toutefois ravi du magnifique cadeau que lui avaient offert ses collègues : un MontBlanc Meisterstück 149 ! Il se servit un whisky et alluma sa télé. Toute activité humaine pouvant être pratiquée coreligionnairement et dans le plus assourdissant vacarme possible se voyait encouragée par les pouvoirs publics. Les populations étaient invitées, sommées même, de participer toujours plus collectivement à ces fêtes dont chaque jour, la « Une » d’un grand quotidien stipendié vantait les mérites citoyens ! Dans ce domaine, le grotesque des inventions n’avait plus aucune limite et les anglicismes, encore eux, jouissaient d’y fourmiller. L’inénarrable « Fête de la Musique », imposée jadis par un sinistre ministre de triste mémoire, avait engendré des rejetons comme la Drum-Musday, la Zic-Day, la Sound-Days, la RapTime, la Technothing-else, la Week-Note, la Dream-Rave, la Nuit de la Note ! L’agence de publicité « Modern-Style » avait touché deux millions d’euros de la Mairie de Paris-I pour la création de quelques-unes de ces ridicules appellations mondernistes ; le directeur de l’agence était au mieux avec celui du nouveau cabinet de pub de la Mairie. L’État imposait aux communes le prêt de leurs terrains Laissez toute espérance… Chant I 17 pour l’organisation de ces réunions festives et quand, parfois, celles-ci se révoltaient contre cet abus (comme ce fut le cas pour le Teknival de Vannes en 2006) et portaient plainte contre lui, elles étaient automatiquement déboutées, mises au ban et reléguées au terrible sort d’être nommé « communes ringardes ». Depuis, les grandes métropoles ont obligation d’organiser des street-parades annuelle devant réunir au moins un million de participation-dancers, tel que l’initia Zurichlors de l’été 2012 avec une poussive jouissance mathématique. Le monde était devenu festivogène. Après la société du spectacle, ce fut l’avènement de la « société du festacle » qui éleva une génération pliée à ses lois avec la différence, non négligeable, que cette « société du festacle », loin de susciter une révolution comme le fit en son temps son illustre ancêtre, s’était au contraire trouvée immédiatement approuvée par les thuriféraires de l’abrutissement généralisé ! Ailleurs, dans de lointaines banlieues laissées pour compte (Paris-III et Paris-IV, résidus du Grand-Paris désastreux des années 2015), des jeunes désœuvrés, dont l’espoir de mener une vie confortable s’étiolait jour après jour, rejoignaient les hordes de barbares organisées à l’ancienne qui, avec grande violence, guerroyaient inlassablement sous les yeux indolents des forces de l’ordre qui faisaient occasionnellement semblant d’intervenir, filmées fort à propos par les caméras de la télévision d’Étatt, ces brigades se contentaient d’enlever les corps des victimes expiatoires, les petits matins venus. Pour ces populations perdues en mal de place reconnue dans la société et en désir frustré de participation à la GFC (Grande Fête de la Consommation), dont le vrai nécessaire Laissez toute espérance… Chant I 18 était devenu le pain, l’XPhone et l’écran moléculaire, la notion de futur n’avait pas plus de sens qu’elle n’en a pour un enfant de deux ans. Symptomatiquement, le seuil de l’âge d’acquisition de moralité s’élevait régulièrement, créant ainsi de jeunes brutes toujours plus violentes, car toujours moins éduquées. Les règlements de compte mortels entre bandes rivales qui se disputaient, comme toujours, le partage de zones bien délimitées pour leurs pratiques illégales étaient un exutoire idéal pour la reprise de la consommation post-bellum dans ces cités ainsi que pour la régulation du nombre de ces « inadaptés ». Parfois, à l’approche de période électorale, on laissait ces guerres de gangs se déplacer en des quartiers plus bourgeois, au-delà des remparts de béton hautement surveillés qui les contenaient. Là, hors de leurs traditionnels champs de bataille intra-muros, elles provoquaient, tel un trop-plein de tuyauterie de toilettes, quelques fâcheux dégâts collatéraux sur des populations habituées à une vie trop tranquille. Ces rixes sanglantes rappelaient aux classes aisées la présence d’un monde réel qu’elles oubliaient régulièrement ainsi que l’existence de l’ensemble de ses composants. Dès lors, télégéniquement filmée, la répression policière, le « nettoyage », selon la formule du Préfet Chaumières, pouvait s’exercer sous la bénédiction et les applaudissements des habitants de ces quartiers naturellement bien pourvus en bons électeurs. Les citoyens ap p renaient quotidiennement les innombrables actes de traîtrise qui entachaient la vie des hommes politiques qu’ils avaient élus. Adhérents de partis, sympathisants, camarades, amis, parents, ils étaient aspirés dans le maelström de la traîtrise. Ils ne trahissaient pas tous, mais Laissez toute espérance… Chant I 19 tous étaient trahis. La confiance était devenue un vocable à obsolescence programmée. Chacun trahissait au plus vite son congénère de peur d’être déjà trahi. Alors, en plus des hommes, toutes les lois, les promesses, les paroles, les actions politiques étaient vénéficiées à leur tour par cette gale. Et les citoyens, désabusés, trahis à leur tour, votaient malgré tout sans grand espoir de voir changer quoi que ce soit. Dantin regarda deux épisodes d’un feuilleton américain policier ultraviolent dont il ne comprit pas grand-chose. Les saccades d’images collées au hasard par le scénariste firent qu’à aucun moment il ne put fixer son attention sur les histoires racontées, mais il se sentit soulagé d’avoir lais sé filer insensiblement deux heures de sa vie sans s’être occupé du mou vement des aiguilles de sa montre. La science météorologique gardait jalousement une zone d’ombre sur les réelles possibilités de sa complète connaissance et les scientifiques avaient laissé l’économie prendre une large part de l’utilisation de cette lacune. La grande finance avait estimé inutile d’engager une « force financière » à long terme pour tenter de réguler les dérèglements climatiques liés à la surabondance de dépense d’énergie et avait proclamé, pour se justifier, que « le climat ayant déjà tant changé au cours des siècles, cela s’arrangerait bien tout seul ». Avec ces discours rebattus par des scientifiques télégéniques en blouse blanche, plus personne ne s’étonnait de voir augmenter la fréquence et la violence des tempêtes, les pluies de grêle, ne s’inquiétait de constater la désagrégation de la vie des plantes, la Laissez toute espérance… Chant I 20 disparition des insectes ou ne s’offusquait du déplacement temporel des saisons. Les voitures polluaient moins, mais on en produisait beaucoup plus, car chaque foyer devait en posséder au moins deux si ses hôtes voulaient bénéficier des grandes surfaces pour y acheter, à low cost, leur nourriture quotidienne et jouir d’un minimum de considération sociale. L’achat répété et l’accumulation d’objets, plus ou moins polluants, consistaient en l’un des nombreux moyens permettant d’échapper à l’exclusion discriminatrice de la sphère du monderne et tout, même de voir devenir rare le bonheur de contempler la délicatesse insigne d’un ciel céruléen, était préférable à ce dam. La pollution avait considérablement augmenté à l’aune de l’abandon de volontés prophylactiques ou curatives par les politiques. Eau-air-terre, tout se dégradait. Afin de stimuler chez la population une prise de conscience « économologique », une opaque terminologie à base d’eco avait été instaurée. Tout était éco : l’éco-carburant, les éco-productions, l’éco-partici pation, les éco-taxes, les éco-déchets, l’éco-nature, l’éco-sexe, bref, l’éconnerie ! On avait évidemment créé le néologisme d’éco-citoyen afin de culpabiliser ceux qui ne se sentaient pas assez concernés par toutes les dégradations planétaires et qui ne se contentaient que de trier leurs déchets dans les grands conteneurs multicolores que les Mairies avaient eu la bonté, écocitoyenne, de mettre à leur disposition. Un abécédaire illustré des gestes éco-citoyens avait été édité par le ministère de l’ÉcoEnvironnement et des lois avaient été votées pour punir les réfractaires ou ceux que l’on jugeait trop lents à les mettre en action. Le ministère de l’Intérieur, lui, incitait les voisins à dénoncer les voisins jugés bien peu éco-citoyens et la neighbordenunciation était devenue un banal acte d’éco-citoyenneté. Et à ceux qui ne comprenaient plus les préfixes latins, on Laissez toute espérance… Chant I 21 semait des miettes de français ou de simples adjectifs comme le vocable durable. Le développement économique, que nul état ne se serait laissé aller à ralentir, ou à questionner vraiment, devait être durable. Une femme politique en responsabilité du chantier du « Grand Paris » avait même eu, en 2012, le culot d’accoler ce terme avec la ville qui en devenait ansi une ville-durable. Cette formulation de développement durable, laissait bien entendre que tout était soigneusement contrôlé pour durer ainsi, c’est-à-dire continuer à tout détruire ad vitam æterrenam. N’étant plus à un néologisme près, l’époque avait inventé la durabilité d’un produit ! Ainsi, un vendeur de grande surface vous expliquait que la « durabilité » d’une télé moléculaire 3D était « égale à son quotient de fiabilité multiplié par la qualitativité de son inside-making » ! On voit immédiatement les nombreux avantages commerciaux que les fabricants de pacotille pouvaient tirer de tels vocables ! Dantin éteignit sa télé, finit son verre de Lagavulin. Il s’allongea sur le divan et regarda le plafond, sans bouger, jusqu’au moment où il s’en dormit. Tandis que les villes étaient recouvertes d’un voile de grisaille, les campagnes avaient vu leurs terres envahies par toujours plus de plantations transgéniques et par toujours moins de moyens légaux de s’en protéger. Les paysans et fermiers disparaissaient les uns après les autres, effacés par les grandes compagnies agro-alimentaires. Les champs et prés Laissez toute espérance… Chant I 22 eux-mêmes s’évaporaient, remplacés par des lotissements où s’entassait la pseudo-classe aisée, exilée des centres des grandes cités. Suivant cette imparable logique, la transformation des aliments en produits chimiques de plus en plus dangereux, car produits en plus grande quantité dans des conditions toujours pires et en des pays toujours moins renseignés, avait suivi son cours jusqu’à ce qu’il devînt difficile de trouver une vraie tomate, une vraie pomme, un poulet dont la viande avait encore le goût de poulet ou simplement de viande ; ou même un simple poulet à deux pattes. Le résultat de cette alimentation frelatée était que la plupart des maladies auto-immunes, loin d’être vaincues, augmentaient régulièrement ce qui permettait d’énormes économies aux caisses de retraite. On surveillait avec attention, pour cette raison, les avancées et les progrès de la recherche dont ceux de la chimie bio-cellulaire, des technologies NBIC, du séquençage ADN, les avancées du « transhumanisme », tout ce qui avait permis la mise au point toute récente d’une nanomolécule (Em45z) qui ralentissait déjà la dégénérescence des éco-citoyens. À partir de février 2016, on vit pourtant les hôpitaux accueillir en masse des malades atteints de la maladie de Porak et Durante, forme sévère de l’ostéogenèse imparfaite appelée communément « maladie des os de verre ». Bien peu de commentateurs firent le lien entre le désastre atomique de Nogent (en juin 2015), l’implantation à grande échelle des OGM3 (un an plus tard) et l’augmentation importante de personnes présentant un arrêt brutal de fabrication de collagène. L’ostéogenèse imparfaite, maladie génétique en théorie, s’attrapait maintenant comme un simple rhume selon la provenance et l’état de modification chimique des aliments ingurgi- Laissez toute espérance… Chant I 23 tés, des lieux de travail, de l’air respiré. Ceux qui y échappaient, ainsi qu’aux innombrables autres maladies provoquées par les nouvelles conditions d’existence, pouvaient quand même espérer, grâce à l’Em45z, vivre et consommer pendant cent-vingt ans. Le problème de la crise énergétique n’était toujours pas résolu. Après quelques tentatives, en 2014-2015, d’utiliser le gaz de schiste, tentatives qui se révélèrent désastreuses pour l’économie des régions concernées et catastrophiques pour la santé des habitants des villes où la prospection fut imposée, après l’échec de la mise en place de milliers d’éoliennes démesurées, peu rentables en quantité d’énergie produite, après la pollution géante de 2015 en Bretagne créée par la dissémination accidentelle de plantations de graminées huileuses OGM3 par le vent, après l’accident de la toute récente centrale atomique de Nantes en mars 2016, le coup de pied de l’âne à l’Humanité fut donné le 18 avril 2017 à la conférence de Londres par le refus des grandes puissances d’instaurer une décroissance intelligente. Les pays de la NFE se déclarèrent incapables d’en assurer la mise en pratique, avouant leur impossibilité d’en assumer les conséquences économiques. L’ouverture des frontières aux populations exilées des pays du tiers, du quart-monde, du huitième-monde, ruina totalement les quelques tentatives isolées dans le domaine de la décroissance. Comment eut-on pu imposer à des centaines de milliers d’immigrants à peine sortis de la misère et avides de modernisme, de pseudo-progrès et de confort minimum, d’accepter que les pays qui les accueillaient si généreusement réduisissent la production de ces biens tant rêvés, fétiches du monde moderne, et surtout qu’ils freinassent leur appétit de consommation. Laissez toute espérance… Chant I 24 La fonte de l’Arctique avait provoqué l’implantation de nombreuses usines sur les zones devenues accessibles afin d’extraire les dernières ressources de la planète déjà exsangue. Il fallait se rendre à l’évidence que les humains, dans leur immense majorité, en étaient arrivés à se moquer complètement de l’avenir de la Terre ; et de leur futur, par voie de conséquence. Ainsi, l’homme moderne, l’Hommoderne, n’avait plus d’autre destin que vivre sans but historique et d’obéir, surveillé en permanence, mais satisfait de son sort à défaut de pire, aux divers ordres des lois impérieuses de l’économie de marché et aux injonctions des innombrables et sinistres fêtes en tous genres qui l’extrayaient de l’Histoire pour le fusionner dans l’époque. La société affichait encore quelques qualités pour montrer qu’elle était l’image de l’homme, mais ne cachait même plus ses défauts qui prouvaient qu’elle n’en était que l’image. L’Hommoderne, tel le chien de la fable se noyant presque dans la rivière, avait échangé contre une ombre de progrès la proie d’existence qu’il avait en fait déjà perdue ! Un nouveau Serpent avait tendu à l’Homme une nouvelle pomme sans qu’une nouvelle Ève eût besoin de le convaincre de croquer dedans. La nouvelle Chute qui s’en suivit ne les chassa nullement d’un nouveau jardin d’Éden où tout était déjà devenu, propagé sur l’ensemble du Monde, un infernal parc d’attractions. Le monderne de Dantin était ce nouveau monde moderne que l’homme avait recréé à sa ludique, infantilisante, abstraite, animale et diaphane image. Le vin de l’humanité était tiré Laissez toute espérance… Chant I 25 et il ne restait, pour tout sujet de gloire, que la lie. Tous les parfums d’Arabie ne pouvaient purifier la puanteur de l’époque. C’est pourquoi, pour Daniel Dantin, tout était pour le pire dans le pire des mondes possibles. Alors, il se mit en route et je suivis ses pas… Allor si mosse, e io li tenni dietro 26 Laissez toute espérance… Chant II 27 CHANT II Va donc, car nous avons tous deux un seul vouloir Toi mon guide, mon seigneur et mon maître. Le jour s’en allait et l’air obscur posait sa fatigue sur les humains. À vingt et une heures, Dantin se réveilla. Il alla se passer la tête sous l’eau et s’alluma une cigarette. Il jeta un regard à travers la fenêtre, vers la rue froide, en bas. Les lumières changeantes, clignotantes et artificielles de la ville avaient remplacé celle, monochrome et lendore, du frêle soleil automnal. Les citrouilles synthétiques pendues partout diffusaient tout autour d’elles leurs fades lueurs dansantes, leurs falots halos de feu, leurs lux mystérieux. À tous les carrefours, pour la proche Halloween, dégoulinaient des citrouilles phosphorescentes, oscillaient de ténébreux et pustuleux masques et crânes de vampires, s’agitaient le travesti de sorcières sinistres, le strass strié des Stryges, des sinueux symboles de mort ; un fatras ridicule, à perte de vue suspendu. Un groupe de jeunes néo-riches chevauchant de bruyants scooters arriva dans la rue. Radios hurlantes et gilets fluos, ils apparurent fugitivement sur leurs pétulantes et pétaradantes pétrolettes décorées pour la circonstance d’araignées luminescentes et de têtes de mort grimaçantes. L’ex-commissaire Daniel Dantin avait une imposante stature d’un mètre quatre-vingt-dix. Sa chevelure drue était enco- Laissez toute espérance… Chant II 28 re noire par endroits et les vagues océaniques de sa coiffure à la « rocker » ondulaient avec légèreté au gré du vent. Une chaîne en or bien en vue sur le haut de son torse velu laissait ressortir de cette forêt pileuse poivre et sel une impression de saine virilité. Un éternel jean, dernier modèle, recouvrait des jambes interminables et ses longues et épaisses rouflaquettes brunes l’avaient fait surnommer « Elvis » par ses amis et collègues. Elvis eut soudainement grand faim ! Dantin quitta son appartement, car il souhaitait aller manger une pizza, un kebab, un hamburger, des nems, une choucroute, quoi que ce soit qui différait des conserves habituelles dont il se nourrissait et qui lui eût rempli l’estomac en lui vidant l’esprit. Arrivé dans la rue, il perçut la fraîcheur de ce dernier soir d’octobre avec la nostalgie que cette saison provoque bien souvent sur les âmes sensibles. Il se mit à la recherche d’un restaurant tout en brassant les pensées inspirées par ces ineptes citrouilles et décorations arachnophiles accrochées en tous points des rues. Il les trouvait toutes plus affreuses les unes que les autres, pleurant la fausse joie, irradiant l’hypocrisie de cette prétendue fête totalement inutile, laide, d’une bêtise incommensurable et pourtant tellement prisée des néo-Parisiens ; Halloween empuantissait la ville de son épandage mercantile ! La rêverie de Dantin fut brutalement interrompue par des cris et des bruits stridents qui dévalaient la rue. Malgré la température plutôt fraîche, une procession de jeunes femmes en rollers, vêtues de shorts très courts qui moulaient leurs formes à l’extrême, déambulait sur les froids pavés en scandant à tue-tête des slogans féministes tels « Fin du patriar- Laissez toute espérance… Chant II 29 cat ! », « Mère si je veux ! », « Mort aux machos ! » « Femmes aux commandes ! ». Celles de tête, trois créatures étranges habillées plus chaudement que les autres, hélaient toutes les passantes qu’elles croisaient afin qu’elles les rejoignissent et s’intégrassent dans la Feminist-Roller-Run pour partager ce moment de pur bonheur déambulatoire, revendicateur et évidemment misandre. Tout en appréciant le galbe nerveux de quelques belles paires de fesses et d’appétissantes rondeurs mammaires dodelinant lascivement au rythme des revendications, l’ex-commissaire se demanda comment leur ressentiment anti-masculin avait pu les mener jusqu’à ces démonstrations totalement irrationnelles. Il s’avança pour les dépasser en les coudoyant le plus discrètement possible tandis qu’elles chantaient à tue-tête : Allons enfants de la matrie, le jour des femmes est arrivé… Les trois femmes s’arrêtèrent. Deux d’entre elles, belles, mystérieuses et attirantes, parées de peau de panthère ou autres félins inconnus au pelage obscur, s’avancèrent vers lui, menaçantes. Dantin se figea. — Hello, bel homme aux grands favoris, dit la première d’un ton sensuel, presque obscène. Dis-nous la vérité, es-tu un vieux macho ? — Moi ? Du tout ! Je suis le plus délicat et le plus galant des hommes, répondit Dantin totalement dérouté. — Hello, beau gosse, demanda la seconde, arrogante et fière Hécate, tout en lui pinçant la rouflaquette gauche. Jures-tu de ne jamais outrager la gent féminine ? — Je le jure ! répondit aussitôt le policier en levant la main droite et en souriant. La troisième femme, cachée alors par les deux autres, sortit de l’ombre. Elle était entièrement vêtue de noir. Ses cheveux Laissez toute espérance… Chant II 30 étaient peints de la noirceur du désespoir et ses yeux de celui du noir le plus noir des gouffres noirs de l’Enfer. Elle se colla outrageusement à Dantin et d’une voix de contralto au timbre sombre, elle lui demanda : — Hello, l’homme. Sais-tu où tu vas ? Sais-tu quelle est ta voie ? Dantin sentit son souffle sur ses lèvres. Il eut l’impression qu’une morte-vivante l’embrassait. « Sais-tu quelle est ta voie ? » répéta-t-elle. — Non, répondit-il, troublé. — Alors, pars ! Change de route ! Fais demi-tour ! ordonna-t-elle, tout enveloppée de ténèbres terribles et en se détachant brutalement de lui. Dantin, effrayé par la force d’injonction de cette étrange créature, obéit en baissant la tête, tel un petit enfant pris sur le fait en train de voler un bonbon dans une boulangerie. Confus, il fit demi-tour et redescendit la rue des Trois Frères. Un peu plus loin, il se retourna compulsivement et vit les trois femmes, figées, qui le regardaient avec leurs yeux de feu ! Puis, elles se retournèrent à leur tour et repartirent comme elles étaient arrivées, entraînant à leur suite leur harde d’Amazones féministes qui se remirent à vociférer mécaniquement leurs imprécations androphobes. Dantin se sentit extrêmement contrarié et soudainement très seul. Il resta un long moment sans bouger, essayant de comprendre ce qui l’avait effrayé et pourquoi il avait obéi si docilement à cette Mater Suspiriorum. Sans aucun doute, elle maîtrisait les artifices d’une goétie inconnue qu’elle venait d’exercer sans retenue sur lui, envoûtement qui lui interdit de prendre la direction qu’il avait choisie. Il se remit alors en route, mais par un autre chemin. Laissez toute espérance… Chant II 31 Tout en marchant, et sans qu’il sût vraiment pourquoi, Daniel Dantin se mit à songer à son passé. Il pensa à cet amour ancien et perdu, Lucie, et à sa rigide famille catholique. Il se rappela comment il avait rencontré cette jeune femme lors du mariage de son cousin, Pierre Dantin, et comment ils se plurent dès leurs premiers regards ; il se rappela les récriminations que lui adressèrent ses ex-futurs beaux-parents parce qu’il n’était pas assez pratiquant à leur goût ; il se remémora tout ce qu’il avait enduré de leur part et comment il avait fini par mépriser tous ces gens dont les actes et paroles contredisaient totalement la foi religieuse qu’ils confessaient ; il se rappela la terrible déception de Lucie qui avait tant désiré une somptueuse cérémonie de mariage en l’église de Clignancourt et qui avait dû y renoncer. Il avait pourtant pris consciencieusement tous les renseignements nécessaires auprès du curé de la paroisse de son quartier de naissance, à Montmartre, afin de combler les souhaits de sa fiancée en se faisant baptiser. Autant, il en eût volontiers fait la démarche —il aimait Lucie et cette religion lui semblait, somme toute, plus qu’acceptable (n’était-elle pas à l’origine de tant de chefs-d’œuvre réalisés depuis tant de siècles, dans tant de domaines ?)—, autant la durée du catéchuménat, d’un an et demi environ, lui semblait interminable, qu’il fût soutenu ou non par un accompagnateur. Il voyait déjà chrême, tavaïolle, fonts baptismaux, obsécrations, encensoir oscillant aux mains des thuriféraires et musique céleste ; l’épithalame était prêt. Il avait souvent prié, seul ou en communauté, et il estimait qu’il avait suffisamment de foi pour accepter la catéchèse, mais le problème insoluble qui se posait à lui était son Laissez toute espérance… Chant II 32 manque de patience. C’était ce point avait subi les plus virulentes attaques de ceux qui auraient dû devenir sa belle-famille. Quand on « aime vraiment », disaient les parents de Lucie, on peut bien attendre dix-huit mois pour se marier. Dantin se serait volontiers soumis à cette exigence s’il avait pu goûter, malgré tout, les joies de la chair avec celle qu’il aimait, mais celle-ci les lui refusait, appuyée en cette résolution par des parents trop stricts sur cette question de la consommation antematrimonio. L’ex-policier, bien que croyant, n’était pas pratiquant régulier, mais il acceptait que d’autres le fussent et il avait naïvement pensé que ces autres-là ne lui auraient pas refusé l’amour de l’une d’entre eux pour cette seule raison. Son errance mnésique lui rappela également d’autres catholiques qu’il avait connus, dont la bonté, la grande culture humaniste, l’intelligence d’esprit et de cœur étaient remarquables. Ces catholiques-là n’avaient pas oublié l’étymologie de leur appartenance religieuse. Pour ceux-là, les vertus théologales, Foi, Espérance et Charité, nourrissaient leur vie de chaque instant. Ils en savaient autant sur l’art des bâtisseurs de cathédrales, sur la littérature classique ou religieuse, sur la musique ou la peinture de la Renaissance, sur la logique et la philosophie, que les autres en savaient sur les commérages mesquins des voisinages et les raisons des haines ancestrales qu’ils vouaient aux autres âmes de leurs villages. C’était de ces vrais catholiques qu’il aimait la compagnie, avec lesquels il sentait des affinités harmonieuses et délicates, des correspondances électives. De ceux-là, il avait reçu l’amour du Beau, une connaissance approfondie de l’Art, une idée juste de la Générosité et de la Fraternité, une compréhension de la prière ; les autres ne lui avaient montré que de l’égoïsme et du mépris, en plus du célibat. Il sut qu’au sein d’une même foi, les fidèles pouvaient pen- Laissez toute espérance… Chant II 33 ser différemment et que cette différence, souvent transformée en animosité mortelle par les effets de la jalousie, ressemblait à la guerre maintenant ouvertement déclarée du monde moderne contre cette religion fondatrice de la culture occidentale. Les faits d’armes de cette guerre de religion, le modernisme contre le catholicisme, s’étalaient jour après jour dans tous les journaux, dans tous les médias et dans une infinité de lieux communs de langage ou d’attitudes. Dantin, repensant à son passé avec Lucie, s’attristait des avancées de cette religion nouvelle qui foulait partout l’ancienne de son pied vert-dollar et qui allait se faire couronner « capitalisme universel », le capitholicisme ! Il avait donc été décidé, de part et d’autre, de rompre cette relation sans suite matrimoniale. Lucie, dont le lumineux prénom était sans doute prédestiné, lui avait offert comme cadeau d’adieu un viatique en forme de prophétie. Un matin, elle lui dit en l’embrassant tendrement, comme une mère : — Tu trouveras l’issue que tu cherches lorsque tu auras fini de traverser l’enfer de tes doutes et que tu auras atteint le Porteur de Lumière du monde dans lequel tu patauges. Puis elle avait pris sa valise, ouvert la porte et était sortie de l’appartement et de la vie de Dantin sans même s’être retournée une dernière fois pour lui sourire. Une gifle de vent froid expulsa Dantin de sa rêverie. Il dépassa un groupe de miséreux lovés dans des cartons plus ou moins épais, posés à même le sol. La quantité de ces laissés pour compte avait considérablement augmenté depuis cinq ans. Étrangers venus pour la majorité de pays encore plus pauvres que la pauvreté qu’on leur offrait comme pré- Laissez toute espérance… Chant II 34 sent de bienvenue, ils étaient là, transis de froid, à attendre un lendemain qui ne leur apporterait guère plus que ce jour-ci. Et cette attente, pourtant, gorgée de senteurs d’ordures parisiennes, désaltérée au vin de la communauté européenne et rythmée au son d’horribles haut-parleurs made in China, ils la préféraient à quoi que ce fut d’autre chez eux. Dantin s’arrêta et vida ses poches de la monnaie qu’elles contenaient dans un gobelet sale, renversé, à moitié déchiré. Il se dit que seul un miracle permît que la société tournât encore avec cette volonté tacite d’exclure du partage des biens communs les quatre-vingt-quinze pour cent de ceux qui la composent. Il se remit en chemin, chemin que déjà ce soir-là il trouvait dur et sauvage. Intrai per lo camino alto et silvestro Laissez toute espérance… Chant III 35 CHANT III Avant moi rien n’a jamais été créé Qui ne soit éternel, et moi je dure éternellement Vous qui entrez, laissez toute espérance Il marcha encore un peu et aperçut enfin, au début de la rue Labat, la faible lumière de l’enseigne d’un restaurant asiatique. Bien qu’il ne fût guère amateur de cuisine chinoise dito, il s’y dirigea tant les cloches de son estomac battaient le rappel. Une fois devant le restaurant, il observa les murs décrépis et fendus du restaurant, la vitrine crasseuse et opaque, l’entrée fuligineuse comme celle de l’Enfer et la carte du menu, négligemment scotchée sur la vitre tachée. L’enseigne qu’il avait repérée de loin lui semblait maintenant, de près, être d’un autre âge. Il aurait pu, sans en être aucunement surpris, voir clouté sur cette porte une plaque de bois vermoulu sur laquelle eussent été gravés les mêmes mots que ceux qui furent apposés jadis sur celle de la Cité de Douleurs. Dinanzi a me non fuor cose create Se non etterne, e io etterno duro Lasciate ogne speranza, voi ch’intrate Il hésita un moment, comme soumis à une mystérieuse appréhension. Tout en se récitant Vous qui entrez, laissez toute espérance, il secoua la tête, poussa la porte, et entra. Laissez toute espérance… Chant III 36 À peine fut-il dans le vestibule du restaurant qu’il se trouva nez à nez avec un énorme chien-loup ! Il resta figé un moment, non pas tant à cause de l’animal, encore que celui-ci fut de bonne taille, mais par la surprise de voir son chemin barré de manière aussi inattendue. Il se demanda s’il allait demeurer longtemps ainsi, car le chien ne semblait nullement disposer à lui céder le passage et commençait même à montrer ses crocs acérés et ses babines humides. Ses yeux noirs, comme ceux de la prêtresse androphobe, fixaient méchamment ceux de l’ex-commissaire. Dantin était encore une fois, comme tétanisé. À ce moment, il s’entendit héler ! — Elvis ! Ça alors ! Dantin tourna la tête et regarda les clients assoupis devant leurs assiettes qui diffusaient dans tout le restaurant des senteurs mélangées de nuoc-mâm, de soja, de riz cantonais et de viandes variées marinées aux épices orientales. Il balaya de nouveau la salle d’un œil panoramique sans reconnaître qui que ce fut de ses connaissances. Il était pourtant bien sûr qu’on l’avait appelé. Peu de personnes ont ce surnom, car rares sont qui osent encore arborer, en 2017, une coupe de rocker et des rouflaquettes aussi exubérantes. Dantin, toujours immobile, ne discerna tout d’abord qu’une ombre informe se mouvant lentement entre les murs du fond de la salle. À ce moment, le patron du restaurant, nettement plus auvergnat que chinois, revint de son arrière-cuisine et vit son chien, toujours à l’arrêt avec la gueule menaçante, prêt à se jeter sur Dantin. Il le siffla et le fit asseoir bien sagement à ses pieds, à côté de la caisse. Cela étant fait, il ne s’excusa pas plus que ne s’excusent les propriétaires de ces molosses en prome- Laissez toute espérance… Chant III 37 nade non tenus en laisse, dont les mâchoires dégoulinantes de bave vont déposer leurs déjections salivaires sur les bébés passant à leur hauteur. Leurs maîtres, cynophiles arriérés dont la bêtise dépasse l’entendement ne savent que répondre, sempiternellement, aux parents écœurés qui osent regimber contre ce manque d’éducation élémentaire, qu’il n’y a pas de raison d’avoir peur de leurs saloperies canidés, car elles ne sont, évidemment, pas méchantes. Ils ne peuvent imaginer, ces estropiés de l’esprit dont le cœur inoccupé s’est donné aux bêtes, que les parents du bébé en question pourraient invoquer une simple et évidente question d’hygiène. Ils ne peuvent l’imaginer une seule seconde, tant leurs pauvres cerveaux sont déjà racornis à l’identique de ceux de leurs progénitures à truffe. Et, les milliards de microbes, expulsés sauvagement sur les joues des enfants qui ont eu la fâcheuse idée de se trouver à portée de ces babines, se réjouissent du caractère hospitalier de leurs hôtes ancestraux, les gueules de ces immondes et fangeux quadrupèdes. Tandis que le maître du chien se rasseyait sur son tabouret, Dantin leva distraitement les yeux et vit une théorie de diplômes accrochés au mur, juste au-dessus du comptoir. Dans des cadres décorés avec un mauvais goût suprême, il y avait des documents officiels aux armes hiéroglyphiques de l’ACP qui offraient à la vue des curieux les incroyables prix qu’ils couronnaient : 1er prix 2012, 2e prix 2013, 4e prix 2014 et enfin, 2e prix 2016. Ils ne récompensaient pas des victoires à des concours de cuisine ou des compétitions sportives, comme on pouvait s’y attendre : c’était des prix pour des procès gagnés contre des cynophobes. Cet Auvergnat était devenu, pour défendre toute atteinte à l’intégrité canine, membre d’une redoutable association procédurière dont le seul but, sous le masque d’un grand amour des chiens, était le plaisir de Laissez toute espérance… Chant III 38 satisfaire juridiquement la haine viscérale qu’éprouvent ses adhérents envers les autres humains. Il ne faisait que suivre, en cela, l’exemple de bien d’autres catégories de pénalophiles, ces amoureux des procédures pénales à l’encontre de ceux qui agissent ou pensent à l’opposé de l’objectophilie qu’ils ont adoptée. Cette sinistre manie, si bien analysée quelques années plus tôt par un brillant essayiste à l’humour féroce, était devenue la marque des temps. Dantin s’approcha du mur et réussit à lire les petits caractères écrasés par le sigle ACP : Amicale des Cynophiles de Paris, association moderno-liberticide qui, en plus de s’appeler Amicale, distribuait des prix de procédure ! — Daniel ! Daniel ! Eh bien ! Tu ne me reconnais pas ? insista l’homme assis dans un coin sombre de la salle de restaurant. Enfin libre de ses mouvements, Dantin alla rejoindre celui qui l’appelait. Passant devant le patron, il interpella avec un sourire aux lèvres : — Est-ce que je risque également un procès si je ne présente pas illico mes excuses au chien en aboyant dans sa langue ? L’homme ouvrit grand les yeux en signe d’incompréhension. Voyant que son ironie faisait long feu, Dantin s’éloigna du comptoir et s’approcha de la table où l’ombre avait pris corps. — Daniel ! répétait encore la voix qui ânonna : What may this mean, that thou, dead corse, revisits thus the glimpses of the moon. Dans la pénombre, deux yeux de suie brillaient d’un éclat de soleil noir. Un front haut et très dégarni, balayé par une longue mèche grisonnante tombant à droite, occupait la partie supérieure d’un visage à l’expressivité peu commune. Sa bouche aux lèvres fines, l é g è rement pincées sous deux longues fossettes et un nez assez fort, semblait dessinée pour Laissez toute espérance… Chant III 39 mordre d’ironie tout l’univers ou semer les vérités à tous les vents. Une aura d’intelligence suraiguë flottait au-dessus de cette apparition. — Bon sang ! Luc, bien sûr ! s’exclama Dantin en allant s’asseoir en face de lui. Luc Marot ! Quelle bonne surprise ! Ils se serrèrent longuement et chaleureusement la main. — Cela fait bien longtemps ! Raconte ! Guéri des tribunaux ? Toujours poète ? Que fais-tu maintenant ? — Que de questions en une courte seconde. Alors, quelques réponses dans l’ordre : Oui, cela fait presque dix ans. Oui, finis les procès, car grâce à toi je n’ai plus été inquiété par les « Amis des Belles Lettres ». Depuis l’acquittement, en mars 2007, et la levée de la censure qui a frappé mon recueil, Les Troncs du Bien, plus personne ne s’est risqué à me traîner à nouveau en justice. J’écris peu de poésie en ce moment. Je ne libère plus les mots, mais je garde un magasin. Je ne mate plus les mots, mais je suis « maton de matos » ! — C’est-à-dire ? — Je suis un simple vigile ! — Vigile ? — Oui, je surveille le magasin L’Entonnoir, à côté de la Mairie du 18e. Tu connais ? — Je suis souvent passé devant, mais je n’y suis jamais entré. On y vend quoi ? — Du néant ! Des pacotilles pékinoises en papier, des chiures de sculptures asiatiques en plastique outrageusement peinturlurées, d’abominables bibelots bulgares bariolés par des bambins mal payés, des faux instruments de musique africaine en plastique blanc, des conserves de sardines ou de saucisses en sursis de consommation, des stères de piles électriques LR03, LR6, 3LR12 pour réveils, appareils photo numériques et autres inutilités électroniques, des déluges Laissez toute espérance… Chant III 40 d’OMD (Optical Molecular Disc) démodés de dessins animés, des cascades de cadres calamiteux, des serviettes et essuie-mains hallucinants de laideur, des tankers de rallonges électriques, des kilomètres de câbles et fils téléphoniques, des calendriers indiens en paille de riz chinoise représentant de gros et gras Ganesha ventripotents aux couleurs exacerbées, des pots de fleurs sphériques en carton avec fleurs en étoffe mal fagotée, des livres sur l’art roman bourguignon imprimés en Europe sur rotatives roumaines et reliés à Taïwan avec de la colle coréenne… — C’est tout ? -… des chargeurs-transformateurs-adaptateurs pour tous appareils imaginables, des posters Spiderman transsubstantiés en cinquante sous-catégories arachnides, des bordées de bouteilles de Bordeaux presque buvable, des verres, carafes et couverts atroces, des sacs à main en vrai faux skaï, des consoles de jeux pour jeunes à consoler, des casquettes grotesques pour rap e u rs frileux du chef, des gâteaux secs humides, des bombes de bouse à raser, des désodorisants à la banane, de la peinture à séchage instantané, de l’huile de crevette, des mangas… Il reprit sa respiration. -… bref, d’horribles et innombrables déchets orientaux commandés par les maîtres occidentaux pour consoler leurs esclaves d’être privés d’authentiques belles choses. Quelle odeur de magasin, comme l’écrivait l’autre ! — Et cela te plaît comme travail ? — Cela me va comme un gant ! Je n’ai pas grand-chose à faire, je suis correctement payé et je peux réfléchir à la fin prochaine du monde. Mais, dis-moi, et toi, toujours commissaire de police ? Tu es sur une affaire ? — Non, c’est fini depuis deux jours ! Je suis à la retraite ! Laissez toute espérance… Chant III 41 — Déjà ! Mais alors, quel âge as-tu maintenant ? — Soixante-deux, dans un mois et demi pour être précis. La moitié de ma vie, car j’espère bien vivre jusqu’à 125 ans. — Et toi qui avais hésité à entrer à l’éducation nationale pour y enseigner le français, tu y serais encore jusqu’à 70 ans ! — Alors peut-être ai-je fait le bon choix, car j’ai beaucoup aimé mon métier de policier. Mais laissons cela ! Vraiment, je suis très content de te revoir. On va fêter cela, et au champagne ! Et du grand teint, pas de la bulle d’imitation ! — Ici ? Dans ce boui-boui chinois ? On y mange bien, il est vrai, mais de là à y boire du bon champagne… — Non bien sûr, pas ici ! Mais d’abord, j’ai grand faim. Si tu as le temps, après dîner, je t’emmènerai au Barachamp, tu t’en souviens ? — Oui, très bien ! C’est dans la rue du Mont-Cenis. Tu m’y avais fait boire d’excellentes cuvées et je me rappelle également que ce bistrot était souvent fréquenté par des rimailleurs dans mon genre, mais je n’y suis pas retourné depuis. — Il l’est toujours ! — Alors, j’accepte avec un grand plaisir ton invitation ! Je n’ai rien de prévu pour ce soir et je suis de repos demain. — Parfait ! Et je profiterai de l’incroyable coïncidence qui me fait te retrouver ici ce soir pour te parler, car je crois qu’avec la lucidité poétique que tu as toujours manifestée concernant le monde qui nous entoure et ta grande culture philosophique, tu sauras me comprendre. — Tiens, tiens ! Que se passe-t-il ? — C’est assez compliqué à expliquer, mais… — Allez, dis-moi ! Un peu gêné par la musique sino-orientalo-techno-pop diffusée par les haut-parleurs accrochés sur les coins de la salle, Dantin se lança : Laissez toute espérance… Chant III 42 — Voilà ! L’évolution de ce monde finit par me déplaire souverainement. Par exemple, ce que je viens de lire sur le mur au-dessus de la caisse et le rappel des procès que l’on t’a intentés pour « outrage aux mœurs littéraires et propos gynophobes », ces horreurs potagères en plastique étalées partout dans les rues, ces défilés permanents de clowns fluorescents et vacarmants, la course à l’auto-destruction des humains et tout le reste, ejusdem farinæ, m’empoisonnent au sens littéral du terme. Je me sens de plus en plus « étranger » à tout cela ! — Parmi l’énumération nombreuse des droits de l’homme que la sagesse du XXIe siècle impose, si souvent et si complaisamment, deux assez importants ont été oubliés : le droit de se contredire et le droit de s’en aller, aurait dit Baudelaire. — Oui, « le droit de s’en aller », c’est assez juste. Ou de me placer comme « de côté ». Je n’ai jamais trouvé quelqu’un à qui je puisse confier ces impressions, ces sentiments. — Même Lucie ? — Même Lucie ! Elle était trop empêtrée dans ses propres problèmes et contradictions. Et puis, comme tu le sais… — Oui, je me souviens ! Vous vous êtes séparés. Tu l’as revue depuis ? — Non ! Jamais. De toute façon, elle n’aurait pu m’éclairer. Elle n’arrivait déjà pas à résoudre le conflit entre les buts de sa vie et les freins que lui imposait sa pratique religieuse, entre la pression affective et conservatrice de ses parents et sa volonté de liberté. — Un esprit sage, qui voit la société telle qu’elle est, ne trouve partout que de l’amertume. Il faut diriger les regards vers le côté plaisant et s’accoutumer à regarder l’homme comme un pantin, et le monde comme la planche sur laquelle il s’agite frénétiquement. Dès lors, tout change… le grand théâtre s’allume ! déclama théâtralement Marot. Laissez toute espérance… Chant III 43 — Oui, peut-être. — Allez, Daniel, comme tu l’as dit, mangeons ! Il y a ici d’excellents plats cuisinés par un chef-cuisinier ! Le patron est certes cet Auvergnat bizarre, mais son coq est un authentique Cantonais et un cordon-bleu des casseroles et du canard laqué ! Ensuite, en savourant une bonne flûte au Barachamp, je t’écouterai bien plus longuement et je te répondrai. — Il nous faudra sûrement plus d’une flûte ! — Eh bien, nous boirons à l’aune de tes questionnements. La table placée à côté d’eux était occupée par trois jeunes couples qui discutaient interminablement sur les menus en se passant précipitamment, comme s’ils couraient après, l’unique carte que leur avait donnée le patron. Leur indécision fit sourire Dantin et son ami qui pensèrent que ces curieux voisins allaient finir par ne jamais manger à force de ne rien décider. Dans le même temps, probablement attirée par la forte élévation thermique corporelle de l’un ou de plusieurs des trois hommes, une armée de moustiques tournait autour d’eux comme pour les presser de choisir enfin leurs plats afin qu’eux aussi puissent passer à table. Les trois femmes, agitées comme des abeilles, excitaient leurs maris au moins autant que les diptères piqueurs. Elles portaient les prénoms ridicules de Lucilie, Tachine et Glossine, prénoms qui furent évidemment accordés sans la moindre objection par les services de l’État-Civil depuis que tant de procès furent intentés, et gagnés, contre les empêcheurs de prénommer en liberté ! Luc lança : — L’indécision est un bien terrible péché. Rend-elle l’homme plus malheureux que méprisable ? Il y a toujours plus d’in- Laissez toute espérance… Chant III 44 convénient à prendre un mauvais parti, qu’à n’en prendre aucun. Mais ne nous occupons plus d’eux et mangeons. Dantin et son ami, ayant soigneusement choisi leurs mets, se régalèrent des entorses qu’ils firent aux « plats clonés » préparés par la communauté restauratrice chinoise pour les Européens privés de goût. Déjà, toute une génération d’amateurs de cuisine orientale avait été formée à trouver mangeables, et plus étonnamment encore, à les apprécier, ces plats insipides pour agueusiques que l’on servait à l’identique dans tous les restaurants asiatiques. Leur repas terminé, ils partirent pour le Barachamp situé de l’autre côté de la rue Ordener, au 42 de la rue du Mont-Cenis. Ils remontèrent une partie de la rue Labat, prirent à droite la rue Ramey, la rue Hermel et arrivèrent à la Mairie. Dantin montra à son ami les deux nouvelles caméras de vidéo-surveillance à infrarouges, des Sonor-480 talkings-cameras, qui avaient été installées en grandes pompes à ce carrefour la semaine précédente sous les huées de quelques irréductibles anarcho-libertaires disséminés parmi une foule immense. La mise en place de ces caméras, remplaçant les Brother-K3, avait été l’occasion pour de nombreux journalistes sectateurs d’écrire de sirupeux articles sur les bienfaits de la vidéo-surveillance, tout en faisant l’éloge du miracle commercial qui avait permis de franchir la barre symbolique du million de caméras installées en France. Chaque fra n chissement numérique spectaculaire d’un nombre d’appareils électroniques, mécaniques, fabriqués en vue de dissoudre l’opacité de la vie privée des hommes sous prétexte sécuritaire, ou au contraire, présenté comme symbo- Laissez toute espérance… Chant III 45 le de progrès, était aussitôt acclamé comme une victoire des forces du Bien et de la Liberté. C’est ainsi que l’arithmétique s’était vue à son tour embrigadée au service de la Morale progressiste et incluse aux armées parties en guerre contre le secret des vies privées. Pour être plus efficaces, les caméras prenaient maintenant l’apparence de jouets inoffensifs, voire drôles, tant leurs couleurs étaient calquées sur celles des jeux de Noël. Cela faisait déjà une dizaine d’années que les pires machines de répression s’étaient affublées de nez de clown afin de se rendre, avec cette face infantile, encore plus désirables. Qui refuserait des caméras de surveillance à tête de Mickey ? Pour ce qui concernait les factieux anti-caméras, la police avait eu tôt fait de les disperser à coups de matraque sous les applaudissements des gens du quartier —si heureux d'être constamment surveillés pour leur bien— et sous l'œil scrutateur et vitré d’autres caméras, ravies d’avoir enregistré de belles images sanguines à diffuser aux actualités du soir. Dantin remarqua que la circulation, si dense au coin de la rue Hermel, avait nécessité qu’un agent de police y fût mandé pour faciliter celle des piétons. Ceux-là s’amassaient en meute folle, en vagues ininterrompues au bord du trottoir à chaque fois que le sémaphore laissait circuler les voitures. Puis, quand il tournait carmin, c’était la ruée humaine. Alors, l’agent intimidait, bousculait, chassait de son bâton la gent piétonne pour lui faire traverser la voie droite, tel Charon remplissant sa barque de larrons pour les mener, tout en les frappant de son terrible aviron, au-delà du sombre Achéron. Les deux hommes hésitèrent un moment avant de se mêler aux damnés de la rue, puis le policier emmena son ami quelques mètres plus loin afin de traverser à un gué plus apaisé. La caméra parlante qui avait enregistré leur image sur le Laissez toute espérance… Chant III 46 trottoir ne les décelant plus lors de la traversée mit son avertisseur vocal en route. Une voix métallique, robotisée, aux fréquences nasillardes et aiguës, s’exprimant dans un français approximatif résonna au carrefour : il est interdit de traverser hors des piétons passages et des surveillances zones, il est interdit de tra verser hors des piétons passages et des surveillances zone, il est interdit de traverser hors des piétons passages et des surveillances zone ! Marot ne put s’empêcher de lever le majeur de sa main en signe de révolte, puis ils s’éloignèrent prestement. Daniel Dantin, ex-commissaire de police, jouissait d’une certaine immunité, mais le poète risquait un procès-verbal, car insulter une caméra était un délit nouvellement ajouté au Code Pénal. Cet amendement avait été demandé, et obtenu, par le lobby des produits de vidéosurveillance qui n’avait cessé d’agrandir son pouvoir ces dernières années. Le texte juridique en question, avalisé par l’Académie, avait introduit le néologisme caméraphobes pour nommer ceux qui s’opposaient à cette surveillance policière électronique. Bien vite, des associations de caméraphiles s’étaient constituées partie civile lors des premiers procès intentés contre les empêcheurs d’être filmés pour leur bien. Ces associations avaient aussitôt instauré, pour les réprimer plus facilement, un répertoire gradué d’insultes faites aux caméras : des grimaces caractérisées jusqu’à leur destruction vandale, en passant par toute une série de bras d’honneur dont chacun avait une force d’outrage différente selon sa forme, son mouvement et la vitesse du geste. Des employés assermentés aux estimations pénales avaient été formés, recrutés et engagés, et sous-payés, sous le titre pompeux de CTIC (Conseiller Technique en Insulte aux Caméras). Les séides de la pénalophilie ambiante trouvaient toutefois que c’était franchement exagéré, mais indispensable, puisque pour le Bien public. La caméraphobie avait rejoint la longue liste des phobies Laissez toute espérance… Chant III 47 de l’époque qu’il fallait éradiquer au plus vite, ce dont la Justice s’occupait activement. Un coup de sifflet strident retentit. Les deux hommes, surpris, s’arrêtèrent. Caché entre deux voitures en stationnement, un agent du CRIC (Centre de Repression des Infractions aux Caméras), brassard rouge et blanc bien visible, surgit et s’avança vers eux, menaçant comme un roquet. — Alors ? On ne respecte pas la loi ? Vous ne savez pas qu’il est interdit de traverser en dehors des zones de surveillance ? Article 1564-23 du 21 juillet 2016. Vos papiers ! Ces quelques mots furent assénés avec l’arrogance et le plaisir mêlés que procure, chez la majorité des humains, le fait d’avoir un semblant de pouvoir et la possibilité d’en abuser. Le regard de l’agent était illuminé par cette jouissance manifeste et l’on pouvait y lire qu’il s’imaginait déjà au tableau d’avancement, nominé parmi les plus ardents zélateurs de la cause big-brotherienne. — Voici ! fit Dantin, en lui montrant la carte de police qu’il avait gardée. Faites vite, nous sommes pressés ! — Euhh, grommela l’assermenté, tout penaud et se dégonflant brutalement en voyant la carte barrée tricolore. Excusezmoi, Monsieur le Commissaire, je ne pouvais pas savoir. Je suis désolé, Monsieur le Commissaire. Il y a tellement d’irréductibles qui transgressent les lois. Vous me comprenez, Monsieur le Commissaire ? Marot ne put s’empêcher d’intervenir. — Vous avez raison, mon ami ! Il faut être intraitable et ne pas hésiter à verbaliser tous ces affreux anarch i s t e s ! Continuez, mon ami, continuez… — Oui, Monsieur l’Inspecteur, répondit l’homme du CRIC, tout honteux d’avoir gaffé et effrayé à l’idée que le commissaire ne se plaigne d’avoir été ainsi interpellé. Laissez toute espérance… Chant III 48 — Merci, Monsieur le Commissaire, Monsieur l’Inspecteur. Au revoir, Messieurs ! Agent 247 du CRIC pour vous servir. Merci Messieurs ! conclut-il en faisant un curieux salut, mélange de salut militaire et de révérence classique. Puis, telle une murène, il retourna se lover dans sa cachette pour y guetter d’autres proies, moins récalcitrantes cette fois. Plus loin, Dantin et Marot partirent d’un rire tonitruant. — Sacré Luc ! Tu sais que j’ai failli éclater quand tu as commencé ton numéro de brosse à reluire. — Oui, je t’ai vu. Il faut avouer que ce bonhomme-là était gratiné. Je me demande où ils sont allés le chercher ! — En effet, un pur produit de notre époque ! Enfin, au moins, celui-là a un travail et de quoi manger ! Et ils reprirent leur route… Tel un recoin endormi de la sombre forêt de Tiffauges, la rue du Mont-Cenis était recouverte des plus noires ténèbres, mais les feux du Barachamp guidaient les deux hommes comme le phare d’Alexandrie guidait les navires égyptiens ou grecs, perdus dans les antiques brumes opaques et compactes de mers mystérieuses. Quelques minutes plus tard, Dantin et Marot entrèrent dans le bistrot à vin. Une délicate lumière y scintillait, une musique douce berçait les oreilles, les effluves d’alcool ajoutaient leur effet vulnéraire à l’ambiance ; le calme régnait en despote éclairé dans ce lieu éclairé par des spots. Le patron interpella Dantin : — Té ! Honorons le grand Elvis. Son ombre est revenue, qui nous avait quittés ! Et toujours avec ses énormes favoris ! — Allons, fi de moquerie, répondit Dantin. Va plutôt nous Laissez toute espérance… Chant III 49 chercher une bouteille de Telmont. Et du blanc de blanc, s’il te plaît — De suite, Monsieur le Commissaire ! — Je ne suis plus commissaire, je suis… vacancier ! Et se tournant vers Marot : — Tu es d’accord pour du blanc de blanc ? — Bien sûr ! Le patron leur demanda s’il devait apporter des coupes ou des flûtes. Dantin le fusilla du regard. Comme s’il était possible qu’un vrai amateur de champagne pût boire dans une coupe ! Cette mode était pour le policier une hérésie coupable des pires châtiments, allant de la roue à l’estrapade en passant par le pal, et il le rappela en termes crus au patron du Barachamp. Celui-ci, revenu à la raison, sortit d’un buffet situé derrière lui deux magnifiques récipients en cristal fin qu’il posa délicatement sur un plateau. Puis, il déposa sur le même plateau la bouteille de Jacques de Telmont portée à 8 °C, température idéale pour la dégustation du champagne. Tandis qu’ils allaient s’asseoir à une grande table ronde entourée de confortables banquettes, Dantin montra à son ami la magnifique collection de bouteilles de champagne exposée au-dessus du comptoir. Leur taille allait décroissant jusqu’à un ridicule petit flacon. — Patron, tu veux bien nous rappeler les noms de toutes ces bouteilles ? demanda Dantin. — Mais oui ! Alors voilà, de la plus grande à la plus petite : salomon, nabuchodonosor, balthazar, mathusalem, réhoboam, jéroboam, magnum, champenoise, medium, demie, quart et enfin huitième. — Tiens, il manque la salmanazar dit négligemment Marot. — Mais c’est vrai ! s’étonna le patron du Barachamp. J’aurais pourtant juré en avoir une ! Quant aux souverain, primat et mel chizédec de la maison Drappier, je les ai laissées à la cave, mon Laissez toute espérance… Chant III 50 étagère étant trop petite, lança-t-il, tout fier de posséder la collection complète et de connaître les noms de tous ses récipients à champagne. Puis il retourna négligemment à ses verres et à ses affaires. — Je vois que tu es même calé dans ce domaine, dit Dantin à son ami. Mais, cela ne m’étonne guère de toi. Je suppose que tu connais par cœur ton Parker ? — Sang-dieu ! Crois-tu qu’il soit plus aisé de jouer de moi que d’une flûte… à champagne ? répondit Marot en riant. Puis il ajouta, en récitant avec une voix de collégien consciencieux : « Champagne, au sortir d’un long dîner qui lui enfle l’estomac, et dans les douces fumées d’un vin d’Avenay ou de Sillery, signe un ordre qu’on lui présente, qui ôterait le pain à toute une province si l’on n’y remédiait. Il est excusable : quel moyen de comprendre, dans la première heure de la digestion, que l’on puisse quelque part mourir de faim ? » — Sacré Luc ! Toujours tes citations. La Bruyère ? — La Bruyère, of course ! dit le poète en riant. Au bar, quelques clients racontaient avec verve et humour leurs journées malheureuses, leurs semaines d’esclavage, leur vie d’échecs répétés. Ils passaient de la plus noire tragédie à la comédie la plus hirsute sans oublier la satire, dans laquelle ils excellaient. On eût dit, ce curieux soir d’automne, que l’Histoire avait rassemblé en ce coin de Montmartre, Homère, Ovide et Horace pour leur faire jouer un étonnant acte de la grande fable du Monde. Ils parlaient suffisamment fort pour que Dantin et son ami prissent le temps de les écouter avant de commencer leur propre discussion. Il n’était question que d’infidélité à leurs femmes, à leurs patrons, à leurs idées, à tout ce qu’ils avaient vécu avant la naissance de ce monde moderne, de ce monderne comme le nomma l’un d’entre eux en un savoureux lapsus, appellation qui fit sourire Dantin et qu’il Laissez toute espérance… Chant III 51 s’empressa de faire sienne, la jugeant tout à fait adéquate. Leur discours était empreint d’une sagesse infinie. Ils ne parlaient, en fin de compte, que de l’inguérissable déception d’être éloigné d’un Paradis Terrestre qu’ils eussent mérité sous d’autres cieux, en d’autres temps, sur les planches d’un bien plus beau théâtre. L’un d’eux, qui avait reconnu Luc Marot, se retourna vers la table où le champagne pétillait déjà dans les tubes cristallins. — Eh, Marot, te revoilà toi aussi ? Ça fait un bail ! Toujours à trébucher sur les mots et heurter des vers depuis longtemps rêvés ? Rejoins-nous un instant avec ton ami. Il est le bienvenu parmi nous ! Marot acquiesça et entraîna Dantin au comptoir. Les deux hommes bavardèrent un moment avec ces « poètes aux péchés splendides » et pendant ces quelques minutes, Dantin se sentit le cinquième parmi ces sages. Puis, Marot prit son ami à part. — Bon, il ne suffit pas de s’occuper de ces interdits d’Éden. Je crois que tu as des choses à me raconter, à m’expliquer, à me faire sentir. — Oui, beaucoup de choses… Mais allons maintenant nous rasseoir. Et ils quittèrent cette douce et lumineuse compagnie pour retrouver leur sombre abri, amadoués par le tintinnabulant cliquetis des bulles minuscules qui escaladaient le cristal des flûtes pour venir éclore en suaves soupirs à la surface étale de la nappe d’or liquide. Marot leva sa coupe et déclama : — Pour noyer la rancœur et bercer l’indolence, de tous ces vieux maudits qui meurent en silence, Dieu, touché de remords, avait fait le sommeil, l’Homme ajouta le Vin, fils sacré du soleil ! Laissez toute espérance… Chant III 52 Les deux hommes trinquèrent et burent leur champagne. — Au fait, Luc, n’écris-tu plus ? — Oh que si ! J’ai déjà de nombreux poèmes achevés que je vais publier bientôt. Je suis toujours très motivé, de plus en plus même, d’autant que, curieusement, ma motivation principale vibre en harmonie avec ce dont tu me parlais il y a peu. La poésie et la littérature sont peut-être « l’arme ultime » contre cette dictature du TPI. — Le TPI ? — Oui, ce que j’appelle le Transparent Positif Imposé ! — « Transparent Positif Imposé » ! Sacré Luc ! — Le Positif qui prend si souvent la forme d’actes oppressifs, imposés pour notre prétendu bien et qui taxe de conservatrice, de réactionnaire, d’immobiliste et, la pire des injures, de « ringarde », la moindre critique à son égard ! Dantin leva son verre. — Alors, à la santé de tous les ringards ! — Aux ringards, confirma Marot. Ils poursuivirent leur discussion fort longtemps avant de se séparer sur la promesse de se revoir dès le lendemain afin d’y continuer cette conversation à leur aise, dans un restaurant montmartrois que Marot indiqua à son ami. Celui-ci quitta le Barachamp en premier et laissa le poète avec ses compagnons de versification ; et avec le reste de la seconde bouteille. Luc Marot comprit que Dantin était perdu, égaré. Alors, il prit la décision de l’accompagner un moment sur la voix de la vérité. Un peu plus tard, ivre et fatigué, il s’affala au fond de la banquette comme celui qui succombe au sommeil. e caddi come l’uom cui sonno piglia Laissez toute espérance… Chant IV 53 CHANT IV Pour un tel manque, et non pour d’autres crimes Nous sommes perdus, et notre unique peine, C’est que sans espoir nous vivons en désir. La rencontre avec son ami Marot réveilla la conscience de Dantin qui sut alors comment combler le gouffre de cet ennui viscéral qui commençait à s’emparer de lui. Il avait failli être professeur de français, mais il avait choisi le métier de policier par amour de la justice et par respect d’une morale inculquée dès son plus jeune âge par ses parents et ses lectures. Arrivé à celui de la retraite, il rallumerait le feu de sa passion de la langue. Il prit la décision de décrire ce qu’il appelait maintenant le monderne ainsi que sa jeunesse montmartroise qui était en contradiction radicale avec ce monde moderne. Il allait comparer ses souvenirs avec ce qui s’étalait chaque jour sous ses yeux, non pas tant pour s’immerger dans une stérile contemplation nostalgique ou narcissique, mais pour tenter de mesurer la distance qui séparait les hommes des années soixante de ce qu’ils étaient devenus, cinquante ans plus tard, et le monde dans lequel ils pataugeaient. Ce travail mnésique éploierait sans doute de brûlantes échappées d’images qui permettraient d’accélérer le vol lent, si lent des heures égrenées de la vie de Dantin. Il alla chercher un grand carnet noir dans son bureau et sortit de sa boîte le magnifique stylo-plume qu’il avait reçu 54 comme cadeau de retraite de la part de ses ex-collègues. Il se versa un grand verre de Lagavulin, son whisky préféré, en avala la moitié d’une traite et s’assit confortablement. Son long corps était lourd, mais son esprit déjà bien allégé par les alcools cumulés. Comme il le faisait quotidiennement, mécaniquement, il alluma sa BSST (Big Screen Smelling TV) et coupa le son. La fluorescence épileptique des images de feuilletons américains, des stades de football, des publicités et des pseudo-débats culturels — qui ne débattaient toujours et toujours, en réalité, de rien d’autre que la possibilité ou non de débattre sur un sujet qui prête à débat — irradiaient des lumières hystériques, tamisées et colorées, parfaitement en adéquation avec le papier peint obsolète de son salon. Dans le coin droit de l’écran s’afficha la boîte de réception de sa messagerie wiMail. Comme tous les jours, elle indiquait l’arrivée de plus de 300 mails. Depuis deux ans déjà, tout le système Internet était « piloté » par commandes vocales et les réponses des machines s’étaient acoustiquement incarnées en voix sensuelles, bien loin de l’aspect robotique de celles du début des années deux mille dix. Dantin lança : — Tout sélectionner ! Un écran apparut avec une interminable liste de noms qui devint bleutée. — Tout effacer ! — Êtes-vous sûr que vous voulez tout effacer ? repiqua l’aguichante voix féminine. — Oui ! — Êtes-vous vraiment sûr ? Cette opération est définitive ! Réfléchissez bien avant de confirmer. Vous risquez de perdre des amis sur WorldFace, sur FaceBook, sur Friends for Ever ou de supprimer des messages importants ! Laissez toute espérance… Chant IV 55 Dantin ne répondait plus aux wiMails depuis déjà longtemps et ceux qui voulaient vraiment le joindre, lui écrivaient ou lui téléphonaient. Il se demandait comment les gens pouvaient encore avoir une vie de famille quand une fois rentrés chez eux, ils devaient lire des centaines de courriels quotidiens dont certains, comble de l’irrationnel, venaient de leurs propres enfants ou, plus délirant encore, de leur conjoint. — Oui ! — Opération faite. Tous les messages sont effacés. — Quitter wiMail ! — wiMail quitté. La fenêtre de l’écran se referma et les images des séries reprirent au moment où elles avaient été interrompues. Il éteint la BSST. Dantin sourit intérieurement. Il avait réussi, certes avec difficulté, à réduire considérablement la charge insupportable que le monde des connectés faisait peser sur lui. Il ne lisait plus ses courriels et son téléphone portable ne sonnait que pour quelques correspondants, soigneusement triés. Il croisait tous les jours, en tous lieux, des hommes et des femmes dont une grande partie de leur temps de libre n’était occupée qu’à répondre aux milliers de sollicitations de l’Internet et des réseaux téléphoniques. Il se disait, en les observant, que ces nouveaux humains, nouveaux esclaves du nouveau monde du travail, allaient tous devenir les nouveaux fous de l’époque, car toujours plus aliénés à ce qui leur nuit et toujours moins libres de s’en détacher Il prit Abbey Road des Beatles, l’inséra dans le lecteur OMD et sélectionna Because. Le son cristallin des guitares jouant la mélodie inspirée de la sonate n°14 op.27, dite Sonate au clair de lune de Beethoven, loin de perturber son attention, lui offrait un calme qui stimulait ses fonctions cognitives. Depuis qu’il Laissez toute espérance… Chant IV 56 avait acheté l’album à sa sortie, en 1969, cette musique était devenue un baume pour l’âme agitée de Dantin. Toutes les fois qu’il avait eu besoin de courage, de force, d’imagination, de ressources intellectuelles, il avait pu compter sur le medley de la face B, succession de huit courts chefs-d’œuvre joués sans interruption, pour les lui procurer. Des années plus tard, le vieux 33 tours ayant fait son temps, il s’était résolu à acheter le CD. Puis, dans les années 2010, lors du revival des vinyles, il avait racheté l’album. Enfin, plus récemment, il s’offrit l’OMD, bien qu’il manquât à ce dernier la beauté intrinsèque de l’objet de cire au sillon magique et la musicalité profonde donnée par la diaphonie issue de l’enregistrement analogique. Il baissa légèrement le son, ouvrit le carnet et commença à écrire. PREMIER CARNET (1) Je me sens le devoir de raconter l’évolution du monde où je suis né, celui où j’ai vécu, celui dont j’ai vu la fin. Il me paraît capital (jeu de mots involontaire) de vous décrire mon vieux Paris, mon vieux Montmartre des années soixante, les Halles, de vous narrer ces lieux qui ont brillé de leurs derniers feux, comment ils ont été détruits et pourquoi. Vais-je pou voir soulever ces chers et innombrables souvenirs plus lourds que des rocs ? Je les écrirai dans une confusion nécessaire pour ne pas leur faire trop d’honneur, bien qu’ils le méritent. Avec le recul, je m’estime néanmoins comblé d’avoir vécu en ce Paris une enfance choyée et bénie. Ces souvenirs heureux amoindrissent la tristesse que j’éprouve quand je vois ces ruines épreintes par les pieds de ces nouveaux rustres et cuistre modernophiles que l’on continue pourtant à appeler… « Parisiens » ! Laissez toute espérance… Chant IV 57 Avant que j’aie à subir les critiques me mettant en position de tradi tionnel nostalgique, d’idiot qui ne voit pas que de tout temps « on » a regretté le passé, de naïf qui aurait oublié que les générations anciennes ont toujours critiqué les parents, et vice-versa, et tant d’autres niaiseries que j’aurais mal assimilées, il me faut ici paraphraser le génial Edgar Poe : « Dans les investigations du genre de celle qui nous occupe, il ne faut pas tant se demander comment les choses se sont passées, qu’étudier en quoi elles se distinguent de tout ce qui est arrivé jusqu’à présent ». Et notre époque, pour un grand nombre de raisons liées à une transfor mation brutale de la morale, à une évolution incontrôlée des techniques, à l’utilisation effrénée des systèmes de communications devenus irration nellement internationaux, à des mixités de populations imposées, à une volonté de désintégrer notre culture chrétienne et ce qui a été bâti sur la séparation des sexes, à des manipulations sur les génomes, etc., se dis tingue radicalement « de tout ce qui est arrivé jusqu’à présent » ! « Les enfants ressemblent plus à leur temps qu’à leurs parents » a dit un grand penseur au style étincelant ! *** J’ai grandi à l’ombre du Sacré-Cœur, le « Sactos » comme on appe lait cette espèce d’horreur basilicale, ersatz d’architecture patchwork très critiqué par les puristes, copie romano-byzantino de Sainte-Sophie de Constantinople, bref, ce que je nommais, à vingt ans, une Abadinerie en butte majeure. Mais moi, je ne le trouvais pas si moche que cela, mon Sactos. Il faut avouer qu’à six ans je ne connaissais rien à l’art des bâtisseurs d’églises et que je ne m’occupais guère des querelles esthético-architecturales ; je VIVAIS au Sacré-Cœur, et c’était tout ! Ma prime jeunesse s’est passée tranquillement à côté du théâtre de l’Atelier, anciennement « théâtre Charles Dullin ». Mon père était arri vé d’Italie en 1950 avec ses diplômes de coupeur et cinq ans plus tard, Laissez toute espérance… Chant IV 58 il ouvrit son propre magasin de Tailleur sur mesures, au numéro 3 de la rue Dancourt, non sans avoir légèrement francisé son nom au pas sage. Nous vivions tous les trois dans un petit appartement de deux pièces (au même numéro de rue) perché au sixième étage, sans ascenseur. À l’âge de six ans, en 1961, j’avais développé des mollets d’acier à force de monter et descendre « au trot », selon l’expression favorite de ma mère, vingt fois par jour les six étages de l’immeuble. J’étais devenu un Lachenal des escaliers, un vif-argent sur cent quatorze marches ! Et des escaliers, il y en avait partout dans ma vie : chez moi, à l'école, au « Sactos », dans les rues du quartier (rue Berthe, rue de la Vieuville, rue Chappe, rue Gabrielle, rue Muller, etc.). L’école Foyatier, où j’ai fait mes années de primaire, donnait (et donne toujours) sur le long escalier qui longeait le trajet du Funiculaire, le vieux, le vert et blanc comme les rames du métro dont le devant arborait fièrement le grand logo SNCF. Quand parfois, après le déjeuner, mon pote Fred et moi arrivions à l’école en avance, nous le défions à la cour se. Les passagers nous regardaient cavaler, amusés, pariant sur le gagnant ou se racontant des histoires sur les drôles de titis qu’ils obser vaient par les vitres poussiéreuses et embuées de la cabine. Il faut dire qu’on y allait de la gambette et que cela ne chômait pas dans les rotules ! On avait peut-être l’air un peu bête à courir comme cela, mais on lui fai sait la nique à notre Funiculaire. Nous avalions les 222 marches deux par deux, jusqu’en haut, sans faiblir ! Alors, ayant atteint la cime de la colline un moment avant lui, on admirait la roue géante qui le tirait et on tremblait de peur devant la vision du gouffre béant de béton qui contenait le moteur monstrueux. Dans le même temps, nous essayions d’estimer le diamètre et la longueur de l’énorme câble en métal qui s’en roulait au fur et à mesure que le Funiculaire approchait du sommet. En abandonnant ces calculs trop compliqués pour notre âge, on se disait qu’il ne valait mieux pas qu’il ne se brise, le câble, sinon notre Funi irait s’écraser en bas comme un œuf frais sur le sol. Puis on redescendait quatre par quatre les marches pour arriver à l’heure en classe. Ah, on Laissez toute espérance… Chant IV 59 s’en est ramassé de sacrées gamelles lors de ces descentes ! C’est un miracle qu’on ne se soit jamais fracturé tous les os du corps, mais il y avait un bon Dieu pour les jeunes casse-cou du Sactos. Parfois, quand le cœur nous en disait, arrivés au croisement des esca liers de la rue Berthe, juste avant l’école, vvllloufff, nous obliquions à droite pour remonter les autres volées de marches jusqu’à la rue Chappe que nous dévalions elle aussi, à tout berzingue. Quand je dis qu’il fal lait être des graines d’Herzog pour habiter là ! Le flux de voitures dans Montmartre était nettement moins important que de nos jours et courir dans ces rues ne présentait alors que très peu de danger pour de jeunes enfants remplis à craquer de joie de vivre. *** En avril 1964, année de mes neuf ans, la famille déménagea dans un appartement de trois pièces, au numéro 20 de la rue de Clignancourt. J’avais enfin une chambre isolée à moi. Je découvris la « Liberté de la vie privée » ! Je suivais alors la classe de 8e, ce qu'on appelle de nos jours, le CM1. *** Les jours de classe, quand à midi la cloche de l’école nous avait libé rés, secondée par la clameur céleste de la Savoyarde qui faisait tonner sur tout Montmartre ses dix-neuf mille kilos d’airain, j’allais retrouver mes parents qui m’attendaient pour fermer le magasin puis nous rentrions tous les trois pour déjeuner. Selon un rituel quotidien, nous remontions la rue Dancourt, à droite, sur trente mètres et nous saluions Pierrot, le coiffeur, qui était toujours en sentinelle sur le seuil de sa boutique tandis que son employée s’activait à la tâche. Comme mon père se faisait coiffer chez lui et que lui, en retour, se faisait habiller chez mon père, ils avaient fini par devenir d’excellents amis. Dans la rue Dancourt, tout le monde Laissez toute espérance… Chant IV 60 connaissait tout le monde, tout le monde parlait avec tout le monde, tout le monde invitait tout le monde à prendre l’apéro chez Monsieur Carbonnel —le bougnat, comme on l’appelait traditionnellement et affectueusement— lors des belles et tièdes journées du printemps de ma vie, au pied de Montmartre. Arrivés sur la place de l’Atelier, nous tournions à droite et remontions la rue d’Orsel jusqu’à son début où, tel le Nil dans la Méditerranée, elle se jette dans la rue de Clignancourt. Mais bien avant d’en arriver là, juste après les coulisses du théâtre, au 43 de la rue d’Orsel, il y avait la petite Crémerie du Théâtre qui laissait régulièrement sur le trottoir ses grands pots à lait en aluminium (de 80 ou 100 litres) afin qu’ils soient récupérés par la Compagnie Laitière Parisienne. Énormes, presque aussi hauts que moi, leur couvercle était attaché au corps du bidon par une chaîne épaisse comme mes poignets. Ils semblaient scellés pour en interdire l’accès à quiconque excepté à leur propriétaire crémier, seul dépositaire du secret de leur ouverture. Souvent, je tentais de soule ver un de ces bidons, mais comme ce travail herculéen était impossible à accomplir, je baissais la tête, penaud, et continuais mon chemin sous les rires affectueux de mes parents qui m’encourageaient à réessayer la pro chaine fois. Plus loin sur le même trottoir, celui de droite, je m’arrêtais à l’angle de la rue de Steinkerque où était situé le grand magasin de philatélie dont les vastes devantures vitrées exposaient des milliers de timbres plus ou moins rares, mais toujours étonnamment colorés. Comme presque tous les enfants de mon âge, j’étais apprenti philaté liste. Alors, quand j’avais réuni la somme d’argent économisée à cette intention, j’entrais dans la boutique pour en acheter un ou deux (de l’Aéropostale ou du Vénézuéla), goulûment repérés dans l’Yvert et Tellier de l’année ! C’est avec ce célèbre catalogue que j’avais détaillé la collection de mon oncle Giuseppe, mort à la guerre, que mon père m’of frit pour mes dix ans et dans laquelle ne survivaient que quelques vieux Robinson de timbres édentés. J’avais espéré y trouver des trésors philaté - Laissez toute espérance… Chant IV 61 liques qui nous eussent rendus millionnaires, mais la déception fut à l’image de l’espoir : le classeur ne contenait que les habituels et banales vignettes que possède tout philatéliste débutant, sans aucune valeur mar chande, mais que j’ai gardés en souvenir de cet oncle que je n’ai jamais connu. Encore un peu plus loin, au croisement de la rue Seveste, il y avait le petit magasin de jouets à la façade bleu azur dont la minuscule vitrine était principalement consacrée aux trains électriques (Jouef et Märklin). À l’intérieur, des centaines de jouets se pressaient comme des sardines les uns contre les autres sur les étroites étagères : Télécran, Coloredo, pano plies, masques de Mickey, Donald ou Zorro, voitures téléguidées, avions Heller, Circuit 24, grues et garages, chalets suisses, soldats de fer ou de plastique, osselets, billes, agates et calots, etc. J’avais bien du mal à quit ter mon poste de délectation visuelle. Je rêvais, collé à la vitrine, jusqu’à ce que l’habituel sifflement paternel me rappelât à la dure réalité. Plus loin, remontant à l’opposé sur la gauche, filait la rue Livingstone où habitait mon copain Fred. Notre chemin nous menait tout droit vers la rue de Clignancourt. Là, trente mètres en avant, se trouvaient deux autres haltes qui faisaient mes délices, chacune d’un côté de la rue et se faisant face. Il y avait d’abord à gauche, au numéro 2, la Droguerie d’Orsel, genre de bazars qui pullulaient en ces années heureuses. Je ne cessais d’être émerveillé par l’innombrable quantité d’objets et de produits en tous genres que l’on pouvait y découvrir, de la paire de gants en peau de bison jusqu’à l’escabeau pour unijambiste en passant par la chaudière à charbon, les débouche-WC, le boulon de huit ou les pneus de vélo 650/2 ballon Dunlop. La connaissance encyclopédique qu’avait le propriétaire de ses milliers de références et de leur utilisation me laissait pantois. Son visage avait été terriblement marqué par la guerre. Un œil de verre, à droite, provoquait une troublante asymétrie à son regard et j’imaginais qu’il en changeait la bille régulièrement, car cette translucide sphère irisée, incrustée dans un des côtés de son visage, lui donnait d’un Laissez toute espérance… Chant IV 62 jour à l’autre un regard différent, d’une fixité modulante. Bien que fort courtois, il me laissait toujours une impression étrange quand je quittais l’endroit après avoir payé et emporté les pavés de savon de Marseille que ma grand-mère lui avait commandés. Juste en face, au n° 7, il y avait le marchand de journaux où j’ache tais mes illustrés dont les noms sont restés gravés en mes tympans et pupilles : Rodeo, Blek, Tartine, Geppo, Pepito, Dan Dair, Hondo, Akim, Ivanhoé, Super Boy ! Tous ces personnages de papier prenaient vie et m’invitaient dans leurs aventures dès la première page lue. Mes copains et moi nous nous transformions dans nos jeux en leurs doubles virtuels, héros manichéens certes, mais si nobles et si bons ! Ces « bédés » nous conviaient dans un monde infrangible où Mal et Bien s’affrontaient quotidiennement. Les Bons gagnaient, c’était dans l’ordre des choses, comme était dans l’ordre des choses, et nous l’atten dions, l’intervention récurrente d’un « méchant » plus fourbe et plus dia bolique que celui de l’histoire précédente. Cet incessant combat se dérou lant dans nos illustrés incarnait la dialectique simple de mon enfance et la morale que j’y ai acquise depuis lors, et qui m’a mené vers le métier que j’ai fait, n’a pas varié d’un iota. Mephisto, Despenser, la ChauveSouris, Wampus, Luthor, le Joker, les Rapetou, etc., n’étaient pas que des faire-valoir générateurs d’aventures, c’étaient les serviteurs du Mal, l’un des deux grands piliers sur lesquels reposait, stable pour quelques années encore, notre univers. Ces personnages de mon enfance furent les compagnons d’heures bénies où les nécessités d’opérer des choix, de prendre des responsabilités, d’assumer ses actes n’étaient pas de notre fait ; pour toutes ces raisons, ces bandes dessinées ne finirent pas toutes calcinées dans l’âtre familial. Ma mère râlait régulièrement de me voir plongé dans ces lectures que beaucoup considéraient comme abêtissantes, mais elle faisait contre mau vaise fortune bon cœur, car elle les trouvait malgré tout fort bien écrites et estimait qu’elles pouvaient m’aider en orthographe, ce qui fut d’ailleurs avéré. Le maître s’étonnait souvent de la richesse de mon vocabulaire Laissez toute espérance… Chant IV 63 comparé à celui de mes camarades, moins férus d’illustrés. Je pense que je dois, en partie, à Akim et à Miki, et ma vocation de policier et mon amour de la langue ! Mais, que je revienne à mon trajet. Au carrefour des rues d’Orsel et de Clignancourt, sur la droite, il y avait la grande Boucherie Clignancourt dont les vendeurs clamaient haut et fort de leur voix de stentor, jusque de l’autre côté de la rue, la qualité et le prix exception nels des viandes qu’elle proposait. Les bouchers portaient leurs habits de bouchers : tablier blanc maculé de sang replié sur un énorme torse mus clé et chemise à petits carreaux rouges et blancs, comme les nappes des toiles cirées qui recouvraient, tels d’odoriférants linceuls, les tables de nos anciennes fermes campagnardes. Le crayon de ces derniers, ligaturé en son extrémité par une petite ficelle de cuisine, était habituellement rangé dans leur poche-poitrine. L’ensemble du tablier était tenu par une cordelette de lin tressée, passant par-dessus leurs épaisses épaules. L’aisance avec laquelle ces géants sanguinolents découpaient les gros quartiers de viande me fascinait autant que les monstrueux couteaux qu’ils utilisaient pour le faire, et leur allure de brute (alors qu’ils étaient les plus gentils des hommes) me les faisait imaginer aux prises avec Blek le Roc ou Ivanhoé dans d’épiques combats à travers les immensités des plaines d’Amérique ou dans les denses et impénétrables forêts d’Écosse. Juste à côté de la boucherie, il y avait la Crémerie du Delta dont les employés rivalisaient de cris avec leurs voisins bouchers. Les traditionnels mots « Beurre-Œufs-Fromages », les BOF comme disaient ceux des Halles, étaient écrits en immenses lettres dorées sur la devanture décorée du magasin. Les employés de la Crémerie du Delta arboraient un habit similaire de celui des bouchers excepté que l’ensemble de leur cos tume était blanc. Les us et coutumes des bouchers et des crémiers dif féraient peu. Les crayons étaient placés chez ces derniers exclusivement sur l’oreille et aucun d’entre eux ne se serait permis d’y déroger en osant le mettre dans la poche poitrine de son tablier. Les commerçants, leurs clients, les passants et les enfants interprétaient Laissez toute espérance… Chant IV 64 quotidiennement, dans cette rue typiquement parisienne, une éclatante symphonie vocale à l’unisson d’une vie commune. En face, à côté de la boulangerie, il y avait la petite, l’étroite, la minus cule, échoppe des Gueules Cassées de la Loterie Nationale. La ven deuse de billets qui était assise, ou plutôt pliée en quatre, à l’intérieur de ce mètre carré devait être née sous Napoléon III. Elle avait sûrement passé toute sa vie dans cet incroyable et microscopique réduit de bois posé à même le trottoir. Je l’ai connue déjà vieille et ne me souviens même pas l’avoir vu disparaître ; elle s’est envolée des visions de ma jeunesse tel un soupir à peine exhalé. Toute cette animation, tous ces hommes et femmes sont perdus mainte nant loin dans le Temps. Ces gens de la rue faisaient partie d’une fra trie que j’avais espérée éternelle, car soudée par un fil d’acier civilisation nel qui les unissait étroitement. Puis les parkings, les avenues, le béton, le modernisme, les nouveaux habitants de Babel sont arrivés. Les désas treux architectes aux ordres d’une nouvelle caste pompidolienne de diri geants et décideurs (dont je parlerai un autre jour) ont pris le pouvoir et ont remodelé la ville sous l’habit d’une modernité qu’il eût été impensable d’oser refuser. Alors, Paris est devenu muet, gris, aigri, morne, mort. *** Il faut avoir été gamin à Paris, à Montmartre, dans les années soixan te pour se souvenir de la vie qui y régnait, cette « existence collective » comme l'a dit un grand historien au nom si noble, et comprendre com ment cette ville est morte. Il faut connaître le film Le cerf-volant du bout du monde pour savoir à quoi ressemblait Montmartre avant les destructions et reconstructions immobilières, les embouteillages, l’expro priation des commerçants, la séparation des Hommes et, pire que tout, le tourisme à outrance. Il faut avoir à l’esprit les images des terrains vagues et du maquis, dont les vestiges à cette époque qui étaient encore nombreux en haut du Sacré-Cœur, pour imaginer la vue, similaire à celle Laissez toute espérance… Chant IV 65 qu’eut Lucien de Rubempré lorsqu’il lança son fameux défi à Paris, qui s’épandait alors de ces sublimes hauteurs. Il faut pouvoir entendre les meutes de petits Parigots en culottes courtes dévalant la butte sur des planches de bois à roulettes, sur des patins de bric et de broc, sur d’im probables patinettes et poussant, selon leur clan, leurs cris de guerre en prenant à l’assaut le clan ennemi. Il faut se rappeler l’intime communau té de pensée, d’Histoire, de culture entre les habitants de ce quartier. La vie, pour nous une fois sortis de l’école et des devoirs, s’épanchait en jeux dans la rue avec les « poteaux ». Les bandes que nous fréquentions se transfiguraient, non pas dans un vandalisme gratuit de décérébrés en mal de reconnaissance sociale, étouffant de désirs de surconsommation, mais dans l’organisation d’enquêtes, la résolution de concours sportifs ou de jeux de pistes tirés des hebdomadaires Spirou ou Tintin, des prome nades dans des zones inconnus de notre Pantruche, ou pour les plus grands, dans les discussions sur les filles dont l’école était située non loin de la nôtre. Nous sentions sur nous le souffle de l’esprit de la ville qui était alors la ville de l’Esprit, car nous étions les enfants chéris de Paris. Il faut s’être promené aux Halles (avant leur destruction) comme nous le faisions les jeudis après-midi quand nous n’avions pas assez d’argent pour aller au cinéma, y avoir couru dans et entre les nombreux pavillons de fer et d’acier, juste pour le plaisir de courir, y avoir fait de folles et magiques parties de cache-cache, y avoir ressenti une indicible effervescen ce de vie pour connaître ce qui anime une ville. Nous admirions les « Forts » qui déchargeaient sur leurs épaules de géants des montagnes de viandes, de légumes ou de poissons ; nous regardions les piliers de bistrot qui allaient, titubant d’un café à l’autre jusqu’à finir vautrés dans des poubelles ou couchés à l’arrière de camions de légumes ; nous regardions tous les curieux qui venaient eux aussi aux Halles pour y sentir le cœur battant d’une ville. Les Halles étaient l’âme de Paris comme Paris patronnait Les Halles ! Avant, Paris était un pays ; puis Paris a eu des quartiers, des cinquantains, des dizains ; puis Paris s’est révolté et a libéré Broussel ; Laissez toute espérance… Chant IV 66 puis Paris a eu des arrondissements ; puis Paris s’est encore révolté ; puis Paris s’est barricadé et s’est dépavé ; puis Paris est devenu moderne et a eu des fêtes ! Alors sont advenus les festivomaires et leurs innom brables fêtes mortifères. RIPP : Rest In Peace, Paris ! Mais, que je finisse de décrire le parcours jusqu’à notre nouveau domi cile. La rue d’Orsel se jetait donc dans la rue Clignancourt, tout près de la place du Delta (qui porte si bien son nom) à l’endroit où le métro aérien de la ligne 2, entre Barbès et Anvers, s’engouffre dans les profon deurs de la ville. J’allais là, de temps en temps, me placer devant la gran de grille du pont du Delta pour regarder le métro disparaître sous mes pieds, dans le bruit et la fureur des vibrations métropolitaines. Sur un arc de la place, de l’autre côté du boulevard Rochechouart, c’est-à-dire dans l’autre arrondissement, était situé un cinéma que nous fréquentions régulièrement : Le Delta. Nous remontions donc la rue Clignancourt, à gauche, en prenant soin de passer du côté où étaient rangées, les unes à côté des autres, les car rioles des marchands des quatre saisons. Leurs étals regorgeaient de fruits et légumes dont les couleurs chatoyantes illuminaient les charrettes et la rue, quelle que fût la saison. Les tomates déversaient leur érubes cente chair gorgée de Provence jusque par-dessus les bords du chariot, tan dis que les poireaux, haricots verts, blettes, fenouils éclairaient de leurs feux pers ce côté-ci de la carriole. Ailleurs, les fruits de saison offraient des odeurs et des senteurs égales aux merveilles chromatiques générées par les jeux de lumière des peaux des légumes. Ces marchés ambulants colo raient la rosace mystique d’une cathédrale légumineuse qu’un maître-ver rier médiéval eût apposée sur une façade gothique maraîchère. Le son de la voix des marchands des quatre saisons qui criaient leurs marchandises pour la seule joie d’animer acoustiquement la rue s’ajou tait aux autres sens, déjà tant sollicités. Jeune enfant de dix ans, je m’en ivrais de cette symphonie de vie, jouée par ces hommes et ces femmes enco re authentiques. Je les voyais arriver, ces commerçants matutinaux, quand je partais Laissez toute espérance… Chant IV 67 potron-minet à l’école. Ils venaient à pied, avançant tranquillement, tirant leur carriole dont les longs bras de bois aux extrémités courbées semblaient des antennes de cricket géant. Discrets le matin face aux vendeurs des magasins devant lesquels ils s’installaient, le midi, c’était eux qui criaient le plus fort. Et s’il advenait que par coïncidence aux cris des marchands de tomates et de poires vinssent s’ajouter ceux du rémouleur et du vitrier qui remontaient la ru e, mon père et moi nous nous bouchions les oreilles pour traverser cet assourdissant Achéron. Alors, nous rejoignions le trot toir aux numéros pairs, de l’autre côté, sans imaginer un seul instant que nous les regretterions, que je les regretterais tant ces cris, adulte devenu ! Nous passions devant le Monoprix (où je vis pour la première fois un Scopitone, ancêtre des clips vidéos, avec Henri Salvador dans la peau de Zorro), traversions la rue de la Nation et, selon un rituel que jamais nous ne transgressâmes, nous nous arrêtions, une fois tous les trois jours chez le caviste qui jouxtait la porte de notre immeuble. Là, mon père achetait religieusement sa bouteille de Préfontaine. Il vérifiait méticuleusement la présence du bon à découper sur l’étiquette afin qu’il puisse obtenir la bouteille gratuite quand il en aurait collé douze sur la carte de fidélité. Il ne raffolait pas spécialement de cette piquette infâme, mais il s’y était habitué et l’on sait que l’habitude est un maître bien intraitable. Sur le haut mur en béton de l’immeuble nouvellement construit qui fai sait face à notre porte, de l’autre côté de la rue, des hommes en salopette grise avec échelles et seaux de colle posaient quotidiennement les affiches géantes des publicités qui envahissaient déjà tout l’espace visuel. C’est sur ce mur qu’au cours du printemps 1967, j’ai vu deux affiches géantes qui sont restées en ma mémoire. La première était une publicité pour la revue Tout l’Univers. La couverture de ce numéro montrait le hissage, par une grue démesurée et sous un soleil de plomb, d’une des têtes démontées du temple d’Abou Simbel. Deux hommes perchés dessus, juste sous une énorme poulie, révélaient par leur taille de fourmi celle du géant de pier re. Grâce à l’UNESCO, on déplaçait pièce par pièce le précieux site Laissez toute espérance… Chant IV 68 archéologique pour le sauver de la future montée du Nil, immanquable ment provoquée par la construction d’un nouveau barrage à Assouan. Sans que je sache jamais pourquoi, ce jour-là, le soleil du printemps qui donnait à plein sur le ciel parisien a imprimé pour toujours ses ors égyp tiens sur cet engramme flamboyant. Sur la seconde affiche, on voyait, à droite, un énorme rond rouge tan dis qu’à gauche, étaient écrits les mots « Les ronds rouges arrivent » avec un effet graphique de flou évoquant une grande vitesse de déplacement. Fred et moi, nous sommes demandés pendant d’interminables semaines ce qu’étaient ces « ronds rouges qui arrivaient ». Cette campagne publi citaire changeait régulièrement, mais peu, le texte du placard tout en continuant de ne rien préciser sur la nature ou la date de l’événement annoncé. Sur l’une des affiches suivantes, les mots « Les ronds rouges arrivent » était précédé d’un gros « ATTENTION ! » qui ne faisait qu’augmenter le suspense. La quantité d’hypothèses et de suppositions que nous avons faite tous les deux sur cette publicité, de l’arrivée d’extra-ter restres humanivores jusqu’aux nouveaux modèles de Jaguar Type E en passant par de fantasmatiques sous-vêtements ou de collection de livres, était astronomique. La curiosité qui ne faisait que croître exponentielle ment jour après jour égala la déception éprouvée quand le secret fut enfin levé et que nous apprîmes qu’il ne s’agissait que de l’annonce de la créa tion d’une nouvelle marque d’essence, ELF. Somme toute, nous n’étions absolument pas concernés par cet avènement pétrolifère si ostensible ment proclamé par une étoile en forme de rond rouge. J’ai appris dep u i s que cette campagne publicitaire a été la première en France à utiliser ce qu’on appelle aujourd’hui « l’aguichage » (en anglais, le « teasing »), tech nique qui est devenue depuis ces années le langage même de la publicité et de la télévision qui emploie tous les moyens « d’aguichage » possibles pour que jamais, les hypnotisés du pixel ne se détournent de l’écran. Quant aux compagnies pétrolières, on sait depuis l’intérêt qu’elles portent à la sauvegarde de nos belles côtes de Bretagne. À travers le temps, ces mystérieux ronds rouges sont restés incrustés Laissez toute espérance… Chant IV 69 sur les autres ronds, marron foncé, de mes pupilles pouponnes d’enfant de douze printemps qui vivait en étoile perdue ses incomplètes aventures. *** Au numéro 20, nous entrions, traversions les deux courettes et arri vions dans le troisième immeuble, le nôtre. Le repas se passait devant la télé, avec Paris-Club ou le Journal Télévisé, puis mon père allait faire sa demi-heure de sieste tandis que ma mère rangeait la cuisine et s’attelait à la vaisselle sans éprouver le moindre ressentiment d’injustice gynophobe. La guerre pour l’égalité des sexes n’avait pas encore commencé et sa vie de femme au foyer lui appor tait bonheur et joie de vivre. Moi, je révisais mes leçons et quand je disposais d’un peu de temps supplémentaire, je me jetais sur ma DS Pallas téléguidée ou sur le der nier album Spirou, recueil trimestriel que j’achetais régulièrement avec la modeste somme d’argent de poche que m’octroyaient mes parents. Vers 13 h 40 la porte de ma chambre s’ouvrait et mon père appa raissait, me disant « c’est l’heure, au boulot ! ». Alors, nous repar tions, lui à sa boutique et moi à l’école en prenant cette fois le chemin qui longeait le Sacré-Cœur. De là, regardant vers les clochers à travers l’im mense espace délimité en largeur par les escaliers aux marches démesu rées qui zigzaguaient de chaque côté du parc, j’admirais, en haut de la blanche colline, les trois majestueux cônes marbrés couronnés de leurs croix christiques fièrement dressées vers le ciel. Et pendant ce court trajet de début d’après-midi baignée de soleil, en remontant de la rue Clignancourt à la rue Foyatier, mon petit cœur d’en fant de dix ans et celui du Paris millénaire battaient à l’unisson… Dantin referma le carnet et arrêta la musique des quatre de Laissez toute espérance… Chant IV 70 Liverpool. En se caressant la rouflaquette droite, il sentit une larme dévaler sa joue. La lente agonie de son époque qu’il avait perçue insensiblement avec le nébuleux passage des ans se révélait en images, en odeurs, en sons à travers ces phrases abandonnées sur le papier. Il imaginait clairement la nef symbolique de cette Lutèce sombrant, malgré sa devise latine, dans le gouffre infernal des villes damnées du monderne qui clame incessamment qu’il est « bon » parce qu’il « bouge » ! L’ex-policier posa son carnet sur la table basse. Il avait suffisamment écrit pour ce soir. Il tourna les yeux vers sa bibliothèque où les Grecs et Latins anciens, Platon, Socrate, Démocrite et Empédocle, Héraclite et Zénon lui montraient leurs dos dorés et le saluaient. À leurs côtés, Sénèque et Hippocrate l’encourageaient à la tâche de mémorialiste qu’il s’était donné. Dantin accorda un regard à la nuit qui avait recouvert de son ténébreux carrick la morne et étroite cour qu’il ne discernait déjà plus à travers la fenêtre aux carreaux encrassés. Il s’allongea sur son divan. Dans le coin supérieur de la vitre, il aperçut un morceau de lune qui versait sur le crépuscule un cône de rayons extatiques où palpitaient, comme de diaphanes phalènes, des atomes d’argent d’une douceur ineffable. Alors, il s’endormit et voyagea en un lieu où nulle lumière n’existe. E vegno in parte ove non è che luca Laissez toute espérance… Chant V 71 CHANT V La tourmente infernale, qui n’a pas de repos Mène les ombres avec sa rage Et les tourne et les heurte et les harcèle. Daniel Dantin fut réveillé par un rai de lumière qui avait pu franchir les lames resserrées des persiennes. Il regarda l’heure sur son vieux réveil à aiguilles fluorescentes, sortit de son lit et se dirigea vers la douche. L’eau tiède fit frissonner ses narines et s’écoula sur ses longs muscles qui commençaient à être couverts, çà et là, d’une légère couche de graisse. S’il n’y prenait garde dès maintenant, cette graisse finirait un jour par recouvrir l’ensemble de son corps, mais Dieu merci, il n’en était pas encore là. Son métier de policier lui avait donné accès à de nombreuses activités sportives qui entretenaient son physique et, tout en étant ce qu’on appelle un beau « sexagénaire à la Mastroianni », il se dit qu’il devait quand même se surveiller, l’irréparable outrage des ans arrivant toujours plus vite qu’on ne l’imagine. Il sortit de la douche, s’essuya rapidement en jetant un coup d’œil sur son sexe, le tripota un moment comme s’il voulait lui parler puis s’en abstint, le jugeant à ce moment-là indigne d’intérêt. Il se rasa en dessinant précisément le délinéament de ses rouflaquettes et mit son tout nouveau L12 de chez Lévis, unique concession à la mode, car seuls cette marque et ce modèle de jeans allaient parfaitement avec ses jambes démesurées. Laissez toute espérance… Chant V 72 Dantin avait rendez-vous à 13 heures avec Marot au Minos Montmartrois, restaurant typiquement français situé dans la partie ascendante, calme et ombragée de la rue Lamarck. Il était prévu qu’ils se régaleraient d’un excellent cassoulet, la spécialité de la maison, et qu’ils termineraient tranquillement la discussion commencée la veille au Barachamp, conversation où Dantin avait évoqué de manière parfois confuse sa tristesse causée par la désagrégation de l’univers dans lequel il vivait. — Oui, lui avait dit Marot. Je vois assez bien ce que tu veux dire. Mais rassure-toi, contrairement à ce que tu penses peut-être, tu es, nous sommes, nombreux à ressentir ce bouleversement et à le regretter malgré la force terrible de la pression qui s’exerce pour que tout le monde accepte cette évolution prétendument irréversible. — Alors, que dois-je faire ? Me laisser vivre et manipuler, me révolter, me résigner, me suicider ? — Non ! Certes pas ! D’abord, il nous faut accomplir un long voyage, un voyage où tu verras la grande scène du théâtre contemporain, un voyage où tu découvriras des réalités insoupçonnées, un voyage, enfin, où tu trouveras peutêtre la lumière qui te permettra d’assumer ton futur. C’est sur ces mots qu’ils s’étaient séparés et c’était sur cet espoir que le policier devait retrouver son ami, ce jour, autour d’une bonne table. Dantin regarda sa montre et vit qu’il disposait de plus d’une heure de libre devant lui. Il prit le téléphone et appela le commissariat. — Bonjour Tanqueux. — Ah, bonjour Commissaire. Alors, ça vous fait drôle de ne pas venir au poste, ce matin ? — Oui, plutôt ! D’ailleurs, tu vois, je vous appelle. Quoi de neuf, aujourd’hui ? Laissez toute espérance… Chant V 73 — On ferme le commissariat à midi. Moi, je vais fleurir les tombes de mes aïeux avec mes enfants. — Ah, c’est vrai ! C’est la Toussaint aujourd’hui, ou plutôt, le jour des Morts. Au fait, et cette Police-Night ! Raconte ! — Super, chef ! On a bien rigolé ! Ça a fini fort tard et les petites amenées par Chaprot étaient bien cochonnes, mais je vous raconterai ça de vive voix. Les téléphones ont parfois des oreilles ! — D’accord Tanqueux. À bientôt alors ! — Passez nous voir quand vous voulez, chef ! Dantin raccrocha, un peu déçu malgré tout d’avoir raté la dernière Police-Night de sa carrière et d’avoir appris, au sousentendu de son inspecteur, que les filles avaient été plutôt accueillantes. Il appréciait toujours les plaisirs du sexe quand ils ne sont pas assortis de leur éternel pendant sentimental et il trouvait que le sexe dégagé de l’amour offrait certains avantages que la situation de célibataire lui permettait de goûter au-delà du raisonnable. Puis pensant à Tanqueux, marié et père de famille, il se dit que de toute façon, la vie matrimoniale n’empêchait nullement quelques « récréations » ! La Police-Night de l’année précédente s’était terminée par une orgie délirante dont les protagonistes mirent plusieurs jours à récupérer l’énergie et la semence dépensées ! Cette année-là, c’était encore Chaprot qui s’était occupé d’amener les filles. Il possédait un agenda rempli de bonnes adresses que tous ses collègues voulaient lui soustraire et qu’il se gardait bien, pour cette raison, de laisser traîner. Dantin chassa ces idées de son esprit, tourna la tête et vit son carnet noir posé sur sa table basse. Comme il avait quarante-cinq minutes devant lui, il le prit et continua la rédaction de ses souvenirs. Laissez toute espérance… Chant V 74 (2) Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage, traversé çà et là par de brillants soleils. Les jours de congé scolaire, quand il y avait urgence à la boutique, mon père me transformait en commissionnaire. J’allais porter les pantalons chez le culottier qui habitait Clichy ou bien j’allais chercher les liasses de tissus qu’il avait commandées chez Dormeuil, à Montreuil, ou encore je courrais livrer à Passy un gilet à peine terminé. La plupart du temps, je faisais ces trajets en bus, les bus à plate-forme, les chers vieux Renault TN4H avec la manette chasse d’eau à l’arrière. Je revois le receveur donnant le signal de départ avec cette tirette à poignée de bois que tous les enfants rêvaient de manipuler à leur tour. Puis il fermait l’accès au bus en enclenchant horizontalement, avec la sûreté d’un geste mille fois accompli, l’épaisse et lourde chaîne gainée de cuir rigide. Dès que l’oblong véhicule avait démarré, il y avait toujours quelques voyageurs kangourou qui réussissaient à sauter in extremis dedans et d’autres, moins sveltes, qui ne le rattrapaient jamais. De la plate-forme, on les voyait s’éloigner, s’estomper, rétrécir au loin, prisonniers des pavés, puis disparaître à notre vue. Alors, le contrôleur abaissait le panneau affichant COMPLET situé juste sous l’auvent de métal. Selon un rituel rigoureux, l’homme en uniforme actionnait la chaîne reliée par un long câble de métal à une clochette placée dans la cabine du conducteur afin de lui transmettre des informations codées : un coup pour démarrer ; un coup immédiatement après pour arrêter le bus quand un sportif avait réussi à sauter sur la plate-forme malgré la fermeture qui le lui interdisait ; trois coups rapides après un arrêt pour signaler que le bus était complet et qu’il ne fallait pas s’arrêter au suivant si personne ne le demandait. Une fois assis à l’intérieur, il fallait séparer avec délicatesse le long et étroit ticket du carnet de dix en faisant bien attention à ne pas le déchi - Laissez toute espérance… Chant V 75 rer et on le présentait au contrôleur qui le « moulinait sur son ventre » (comme l’écrivit si poétiquement Queneau) avec sa curieuse boîte de fer. Quand le bus était bondé, le contrôleur remontait l’allée tel un saumon dans un torrent en se faufilant tant bien que mal à travers la masse de chair compacte des voyageurs, et « moulinait » les tickets avec un coup de poignet d’un époustouflant professionnalisme. Sa boîte à composter, fer mement accrochée à un large ceinturon de cuir estampillé du signe RATP, lui donnait l’air d’un cow-boy sorti d’un de ces westerns que mon père aimait tant regarder sur la première chaîne. Cette drôle de machine, l’un des plus beaux jouets possible pour un enfant, faisait entendre en un rythme irrégulier son stridulant cliquetis. Quand le tra jet que j’avais à parcourir était long, je m’étonnais toujours de la facul té du receveur à mémoriser les visages des voyageurs déjà contrôlés, tant le va-et-vient des passagers était important. Je retrouve, en écrivant ces lignes, l’odeur qui émanait des sièges en skaï et celle des relents d’essence qui traversaient les parois poreuses des maigres tôles du bus. Je revois le sol strié de longues et fines lattes de bois dont les profondes rainures dégorgeaient de tickets usagés, de chewinggums séchés et autres déchets de petite taille, jetés négligemment ; je revois les clignotants en forme de longues oreilles orange, tombantes comme celles d’un vieux cocker, lobes hypertrophiés qui se relevaient de chaque côté de la cabine du chauffeur quand le véhicule allait tourner ; je revois les plans du parcours de la ligne, accrochés tels des vitraux de cathédrale dans la nef du bus, dont chaque nom de station chantait comme une symphonie ou un concerto sublime ; je revois aussi le petit répertoire RATP de Paris de ma grand-mère qui, une fois ouvert, devenait un guide touristique magique dont les lignes de bus symbolisaient des voyages en des îles colorées et enchantées, pays de Cocagne ou tout était beau, tranquille, luxueux et poétique. À travers le temps, je me remets à calculer le nombre de stations par sections et compter les tickets nécessaires pour les parcourir. Je ressens sur mes cuisses nues de jeune enfant en culottes courtes, la tex - Laissez toute espérance… Chant V 76 ture des sièges en simili cuir et leur température sur la peau, froids ou brûlants selon la saison. Je retrouve le clinquant des hautes barres d’acier qui les délimitaient et qui gardaient de chuter dans les tournants quand le bus allait trop vite et que nous étions emportés par la force centrifuge. Ces sièges de couleur marron étaient décorés, illustrés comme par des pochoirs, de dizaines de petits logos de la RATP que je comptais machi nalement quand le trajet me semblait trop long. Alors, bercé par les conversations mélangées des Parisiens en vadrouille que je suivais d’une oreille distraite, parfois je m’endormais.. Mon bus préféré était le 54. C’est celui que je prenais quand, les jeu dis fastes, j’allais au Gaumont Palace. Le trajet à lui seul valait déjà tous les spectacles du monde. Il y avait des cinémas partout, de Barbès à la Place Clichy. Quinze au moins. J’ai leurs noms, là, dans ma tête, et les citer les uns à la suite des autres me fait l’effet d’entendre une sym phonie de Mozart qu’on viendrait de retrouver dans un improbable et poussiéreux grenier viennois : à gauche, de l’autre côté de Magenta, dans le 9e, Le Louxor. Puis en remontant, sur le même trottoir, la Gaîté Rochechouart et Le Delta, sur la place éponyme. Du côté pair, dans « mon beau 18e », en continuant toujours sur le trottoir de droite, le Palais Rochechouart, le Trianon, le Montmartre-Ciné et, le der nier avant la place Pigalle, la Cigale. Juste en face de la Cigale, de l’autre côté du boulevard, il y avait le cirque Medrano, démoli en 1973, où figure maintenant à sa place un horrible immeuble nommé dérisoire ment « Résidence Bouglione ». L’immense bâtiment du cirque Médrano au toit circulaire et au beau narthex composé d’une large avancée cubique à trois porches, diffusait sur la place (non encore offerte aux activités libertines ou aux boutiques musicales des années quatre-vingt) une multitude d’odeurs mélangées, de sable, de crottin de cheval, de pelage d’animaux sauvages, de sueur d’ar tistes, de jus de fruits variés, et tant d’autres fragrances encore, toutes liées à ce qu’on appelait, à l’instar de l’inénarrable Monsieur Loyal télévisuel, Roger Lanzac : la « magie du cirque ». La fontaine centrale de Jean- Laissez toute espérance… Chant V 77 Baptiste Pigalle recueillait en son bassin, puis transférait aux cieux en projetant leurs échos sur les façades des immeubles qui les répercutaient encore, les cris des enfants qui avaient été heureux toute une après-midi grâce aux artistes des pistes sablées et des trapèzes ailés. De l’autre côté de la place, il y avait le secteur de la prostitution, des caïds, des règlements de compte nocturnes, des clubs aux noms exotiques comme Narcisse, Ève de Paris, Sphinx ou Folies Pigalle, mais c’était un monde qui pour moi n’existait pas, car invisible et inanimé aux heures où je flânais à Pigalle. Toujours sur la partie droite du boulevard, se succédaient le Ritz, le Scarlett, l’Agora, le Colorado, le Moulin Rouge, le Mexico, le Mery et enfin, tout au bout à droite, sur la partie nord de la place Clichy, titanesque parmi les titans avec son écran géant, réalité issue des rêves d’enfants les plus fous, colosse de 4500 places, haut comme un grat te-ciel new-yorkais, se dressait le plus grand et le plus beau cinéma de l’univers : le Gaumont Palace ! Lors de ces trajets en autobus, je prenais grand soin de m’asseoir à droite afin d’admirer les affiches et les décorations de toutes ces salles de cinéma. La médaille d’or de l’affiche la plus extraordinaire revenait immanquablement au Colorado qui ne projetait que des films d’hor reur ou de science-fiction. Le réduit servant de caisse du Colorado, situé juste au milieu de sa devanture, était encadré par d’énormes panneaux peints qui représentaient un horrible visage de monstre-reptile aux crocs de vampire devant une colline. Sur le sommet de celle-ci, émergeant d'un sinistre château, une grosse tête de loup-garou s'approchait d'une stryge, séduisante et sensuelle, toute de blanc vêtue, transpercée par une dague d'argent. Sur un petit plateau de bois placé au-dessus de l'entrée, comme celui apposé sur la porte de l'Enfer, il y avait écrit : Laissez toute espérance… Chant V 78 *** Ces cinémas drainaient une quantité inimaginable de Parisiens de tous âges. Alors, le boulevard de Clichy se transformait en un microcosme où les habitants échangeaient leurs joies, leurs peines, leurs amours et leurs haines. Ça grouillait comme aux abords d’une fourmilière sous un torri de soleil d’été. Ça parlait, ça commerçait, ça criait, ça riait, ça pleurait, ça chantait jusqu’aux tréfonds des plus petites ruelles, jusqu’aux cimes des balcons sombres, jusqu’aux extrémités infinies des arrières-arrières cours d’immeubles. C’était une ville dont les habitants n’étaient pas invités quo tidiennement par les gérants de la vie à se la « réapproprier » ; ils ne l’avaient jamais perdue ! C’était le Paris qui avait existé ainsi, pendant des siècles avant que les destructeurs, ces « malfaisants architectes », et parce qu’on le leur laissa lâchement, aient pris un pouvoir dictatorial, sou verain, sur la vie de la cité. Et c’était avant que leurs rejetons, les GOE (Gentils Organisateurs d’Existence), ne créassent Pa r i s l a n d. Je cite ici un passage d’un article de loi de juin 1955 « création d’un commissaire à la construction et à l’urbanisme pour la région parisienne, chargé de coordonner des autorités, des pouvoirs, comme ceux qui relèvent de l’État, exerçant pour ce faire des délégations de pouvoir d’origine à la fois ministérielles et préfectorales », révélant la mise en place d’un fonc tionnaire de l’État et non plus de la ville, c’est-à-dire un complice des assassins de Paris. Il y a quelques années, un sinistre scribouilleur de journal à jeter avait pondu un article retentissant, mais débile, sur le thème « Repenser la ville ». Enfin, comme si elle avait été pensée une fois, comme si la pensée avait quoi que ce soit à voir avec le passé, le présent, le futur d’une ville. C’est son Histoire et les conflits humains qui la nourrissent qui créent la vie grouillante d’une ville ; une ville comme Paris, dont les habitants n’avaient pas encore été chassés, dispersés et remplacés par d’incompa tibles pièces de puzzle ; une ville comme Paris dont la population, alors unie, avait barricadé dix fois, vingt fois ses rues et mis en fuite des rois ; Laissez toute espérance… Chant V 79 une ville comme Paris qui ne se payait pas d’ineptes plages de faux sable ou de délirante « fête de la zicmu ». Où est donc ce Paris, aujourd’hui… Il y a un temps pour naître et un temps pour mourir, un temps pour démolir et un temps pour construire, un temps pour consommer, un temps pour se révolter ! Ce lieu d’Histoire, Halles-ventre, cœur battant de Paris, aux arcades métalliques a été éradiqué pendant la présidence de Georges Pompidou. Sous celle-ci, dans le même temps que la destruction des pavillons Baltard, se construisirent, entre autres, la tour Montparnasse (d’où l’on a la plus belle vue sur Paris, car c’est le seul endroit de la capitale d’où l’on ne la voit pas), la détestable voie sur berge qui interdit à jamais aux rêveurs les flâneries sur les quais de leur Seine chérie (rouverts en 2014 avec une structure essentiellement touristique et sinistrement festive), le tuyauteux bâtiment aux couleurs de régurgitations d’ivrogne où s’expo sent les plus insupportables croûtes ou sculptures imaginées et réalisées en signe d’allégeance aux temps modernes. On peut dire à son propos que lorsqu’on a offert aux Français, selon une très vieille recette du pouvoir, un « Temple de l’Art », c’était tout simplement, comme l’écrivait Machiavel, « afin qu’ils conservassent au moins le nom de ce qu’ils avaient perdu ». Voie sur berge, gratte-ciel gangréné et léproserie géante b i ga rrée portent maintenant, et heureusement, cet affligeant Pompigrotesque patronyme afin qu’il n’y ait aucun doute sur leur ori gine,ni davantage sur leur destination. Je l’imagine, ce désastreux Attila auvergnat, apostat et relaps, rejoi gnant avec les anciens Maires de Paris, l’archevêque Ubaldini au 9e cercle de l’Enfer. C’est là qu’ils subiront, tous, dans les glaces de l’Anténor, le châtiment infligé aux traîtres à leur patrie ; c’est là qu’ils endureront l’éternelle damnation luciférienne pour avoir livré, sans aucun remord, mon beau Paris aux énarquassassins ; c’est là qu’ils auront le crâne éternellement dévoré par un vieux Parigot damné désespéré qui a vu agoniser sa ville devant lui comme Ugolin a vu mourir ses enfants dans la ténébreuse tour de la Mue. Laissez toute espérance… Chant V 80 Dantin referma son carnet noir et se lança dans la spéléologie mnésique. Il se rappelait le film Les Daleks envahissent la Terre de Gordon Flemyng qu’il avait vu au Gaumont Palace en 1964, il revoyait l’immense affiche ornant la façade, telle la statue géante d’une divine Athéna installée sur la proue d’un navire mythologique aux dimensions cinématographicosmiques. Son travail d’écriture ne faisait que rendre plus nettes d’autres remenbrances que le temps avait floutées ou mises de côté. Il se souvenait maintenant parfaitement des vieux Renault TN4H qu’il avait empruntés si souvent et de leur odeur caractéristique, de la tirette chasse d’eau manipulée par le contrôleur, de sa boîte à composter, moulinette ventrale et des tickets fins, si fins qu’ils se déchiraient toujours quand il ne le fallait surtout pas. Le paragraphe citant les caïds et le monde de la prostitution à Pigalle fit resurgir d’autres souvenirs que le temps avait recouverts. Jouxtant le Ritz, il y avait un bar-tabac dont une des vitrines, largement avancée sur le trottoir, exposait sur ses longues étagères translucides, des souvenirs de Paris d’un kitch consommé. Le Dantin de onze ans lorgnait dans cet amas de bibelots parisiens, à s’en décrocher les yeux, des stylos dont l’extrémité du corps, quand il était tenu la tête encreuse en bas, montrait une femme quasi nue qui, par une petite astuce hydraulique, perdait le reste de sa pudeur, et de ses sous-vêtements, lorsque le stylo était retourné. Dantin aurait voulu pouvoir s’en offrir un, mais le prix en était relativement élevé et de toute façon, jamais il n’aurait osé aller le demander à l’employée ni le rapporter chez lui. Bien que ses parents ne fussent pas spécialement bigots, il avait été éduqué dans la pudicité chrétienne et les objets porteurs d’images ou de symboles sexuels étaient interdits à ses Laissez toute espérance… Chant V 81 jeunes yeux autant qu’à son esprit. « Il aurait le temps, il verrait cela plus tard, cela n’était pas le moment », disait sa mère. Ce n’était jamais le moment ! Sur l’étagère en verre située au-dessous des stylos coquins, entourés de hideuses Tours Eiffel, de laidissimes NotreDame, d’affreux Sacré-Cœur en métal mal argenté, d’horribles boules à neige contenant les mêmes édifices grossièrement modelés, d’infâmes dépliants multilingues, d’atroces cartes postales et de quatre ou cinq écussons ridicules brodés aux armes de Paris, il y avait des jeux de cartes dont les traditionnels Judith, Hector, Lahire et Argine aux effigies bêchevetées étaient remplacés par des photos de femmes nues en compagnie d’hommes, non moins nus, accouplés dans des postures extraordinaires, mais parfaitement inéquivoques. Leurs « parties honteuses » étaient cachées par les étiquettes de prix judicieusement collées en cet endroit. Il y avait cinq ou six modèles de paquets aux couleurs différentes dont les boîtes étaient lascivement étalées sur l’étagère comme les pétales d’une marguerite lubrique s’offrant indécemment aux luminescents sillons d’un concupiscent soleil. Dantin se souvint alors que cette vitrine pour touristes était re s p o n s able de ses premiers tro u bles issus de la question du sexe. Il délaissa le ciné des Abbesses et le pat ro n age de l’église « Saint Jean de Montmartre », où ses parents l’avaient inscrit, pour les animations plus vivantes du bouleva rd de Clichy. Il en o u blia même les longs moments de halte devant le minuscule m agasin d’ap p a reils électriques situé en haut de la rue Houdon où trônait le magnifique petit magnétophone Geloso G257 qu’il rêvait de posséder depuis qu’il l’avait vu. Ses promenades régulières sur le boulevard lui permettaient de contrôler que les jeux de cartes étaient toujours à leur place, que les femmes n’étaient pas rhabillées, que les éti- Laissez toute espérance… Chant V 82 quettes de prix n’avaient pas été déplacées et que l’achat du stylo coquin était devenu du domaine du possible, du réel ! Quelque temps après, vers le milieu de l’année scolaire, ses camarades de classe du collège Bernard Palissy lui offrirent d’autres objets de découvertes sensuelles : des images monochromes tirées de pages arrachées du guide naturiste hebdomadaire Health and Efficiency (H & E), si célèbre dans les cours des collèges de ces années soixante. Il se fabriqua une cachette dans un coin de sa chambre pour y entreposer les pages qu’il avait échangées contre des soldats de plastique ou des billes et entra à tout petits pas dans ce monde nouveau, territoire adoré des adolescents : la vie privée. Il découvrit la joie inborne que procurent la saisie et l’appropriation d’une sphère intime, d’un espace occupé par soimême, d’une zone interdite à tout autre. Alors, commença le plus naturellement du monde, c’est-à-dire secrètement, sa vie sexuelle. Il ne rencontra la pornographie, cette vision crue, anatomique, tronquée, macroscopique, du sexe, qu’un peu plus tard, vers ses quinze ans. Il expérimenta les plaisirs de la masturbation avec les pages des H & E troqués et tronquées, ne montrant que des femmes épilées, édulcorées, retouchées, policées… asexuées. Ainsi, comme chaque pièce insérée d’un grand puzzle facilite la mise en place des autres, de nombreux souvenirs lui revinrent en mémoire, des souvenirs de sa vie génésique, en solitaire ou en couple. Sa sexualité avait été plutôt orthodoxe, sans folies, sans délires, sans excès jusqu’à un âge assez avancé, mais il espérait encore faire des découvertes, luxurieuses au possible, avant que l’envie ne finisse par s’éroder, usée par le souffle anésthésique du Temps. Son écriture et sa rêverie l’avaient mené à l’heure de son rendez-vous avec Marot. Il se gratta distraitement le menton Laissez toute espérance… Chant V 83 et alla s’habiller tandis que d’autres images lui revenaient, plus précises : des femmes sans poil en niveaux de gris qui s’offraient au soleil et aux objectifs des photographes, des corps mélangés qui s’agitaient mécaniquement, des râles suant d’efforts, des ombres de son enfance qui se glissaient lubriquement entre les chairs photographiquement émoussées. Il se rasa et sortit. Dantin avait ainsi mis un peu d’ordre dans ses souvenirs tandis qu’il se dirigeait vers la rue Lamarck. La perspective de déguster un savoureux cassoulet le mettait en joie tandis qu’un bon vin, bu en quantité à peine modérée, canaliserait le cours de sa pensée, faciliterait son élocution. Un vent violent souffla soudainement, emportant et déchirant dans un irréel tourbillon les quelques feuilles restées accrochées aux arbres pas encore racornis par l’automne ou par la pollution. Il les regarda virevolter en tous sens et les assimila à ses aventures sexuelles qui l’avaient emporté, elles aussi, en tourbillons incontrôlés pour un unique et souverain aboutissement des sens. Que de fois sa raison avait cédé devant l’injonction du désir ; que de fois il avait baissé lâchement la tête et s’était soumis aux ordres impérieux de son excitation ; que de fois il avait laissé souffler sur sa froide morale le sirocco brûlant de son désir ; que de fois il avait comparé son sexe en érection avec le bouton d’un vieil interrupteur électrique qui, baissé ou levé, ouvrait ou coupait le circuit de sa raison. Enfin, que de fois il aurait tout aussi bien fait, à la place de cette agitation frénétique qu’il jugeait ensuite inutile, voire ridicule, de rester chez lui à lire un bon livre… Laissez toute espérance… Chant V 84 Marot était là, assis sur un banc, à quelques mètres de l’entrée du Minos. En ce triste jour de Toussaint, les bourrasques soufflaient par intermittence tandis que d’épars rayons de soleil transperçaient dolentement, çà et là, le pesant couvercle de grisaille plombée recouvrant la ville. — Hello Daniel, ponctuel, comme toujours ? — Hello Luc, en avance, comme toujours ! Au moment où les deux hommes allaient pénétrer dans le restaurant, le serveur qui gardait la porte les arrêta et leur annonça d’une voix assourdissante que tout était réservé et qu’ils devaient revenir plus tard. — Allez dire à votre patron que Luc Marot est là et laissez-nous donc passer ! Troublé et décontenancé par l’injonction impérative de Marot, l’homme s’excusa, s’écarta et les laissa entrer. La salle du Minos était relativement petite et le plafond si bas que Dantin crût s’écrânier en s’y avançant. Sur les murs étaient punaisées des photos des principales régions gourmandes de France : Alsace, Périgord, Bretagne, Lyonnais, Nord, Provence, Normandie. Les tables du restaurant étaient sobrement nappées, dressées de verres élégants et de couverts judicieusement choisis. Les senteurs qui franchissaient la frontière de la porte menant à la cuisine, épanouissaient leur force apéritive luminescente dans toute la salle qui n’était éclairée que par les fenêtres donnant sur la rue et par la porte d’entrée, à moitié vitrée. Aucune lumière électrique ne venait pervertir la douceur et le charme de l’ambiance que le patron avait su instaurer dans son restaurant. Ce dernier, s’extrayant de son comptoir, les rejoignit et tint à les placer lui-même. — Désolé pour mon serveur, cher ami, j’avais oublié de le prévenir. Voilà, je vous ai gardé votre table préférée, la huit, et j’ai préparé ce que vous m’avez demandé. Laissez toute espérance… Chant V 85 — Merci, cher ami, répondit le poète, flagorneur à son tour. La carte des plats, aux appellations supra-poétiques, promettait des merveilles. Dantin et Marot, installés dans les profondes banquettes du Minos, grignotèrent les amuse-gueules que le serveur, penaud, leur avait apportés. Trois cassoles fumantes arrivèrent bientôt à leur table ; coustelous, confit d’oie et lingots, cuits à la perfection, y gargouillaient en embaumant merveilleusement. Les deux hommes restèrent un moment à contempler les plats, tant cette simple vision les ravissait déjà. — Pour accompagner votre cassoulet, je vous propose un petit Château Cautelouze 2015 dont vous me direz des nouvelles, leur proposa le patron. — Excellent ! répondit Marot. J’adore le Cahors. Et toi ? demanda-t-il à son ami. — Seul le vin sait revêtir le plus sordide bouge d’un luxe miraculeux, chantonna Marot ! Va pour le Cautelouze ! Le patron hurla à travers la salle : — Jacques, un Cautelouze pour la huit ! Alors, avec un sourire commercial savamment étudié dans quelque miroir, il se tourna vers les deux hommes, leur souhaita bon appétit puis se dirigea vers les tables voisines afin de s’occuper des autres clients qui l’interpellaient sans cesse. — Voilà qui devrait satisfaire quelques-uns de nos sens ; du moins ceux que la décence le permet dans un restaurant, plaisanta Dantin ! Mais, pourquoi diable le patron a-t-il apporté trois cassoles ? — C’est moi qui le lui ai demandé. Nous aurons un invité-surprise tout à l’heure ! Et je pense qu’elle te plaira. — Elle ? — Oui, Elle ! Mais je ne t’en dis pas plus pour l’instant. — Et bien, justement, répondit Dantin. En prolongement Laissez toute espérance… Chant V 86 de notre conversation d’hier soir, je souhaiterais avoir ton avis sur les rapports entre les sexes de nos jours. Marot réfléchit un moment, puis il commença sa harangue : — La différence des sexes, un des éléments fondateurs de notre société, se trouve prise dans le tourbillon d’uniformisation généralisée du monde moderne ce qui fait qu’elle se délite dramatiquement, comme le reste. Le tabou de l’inceste qui liait la communauté humaine depuis l’aube des temps a perdu sa force de contention. Les choses du sexe ont radicalement changé en peu de temps. Sémiramis, Cléopâtre et Didon seraient bien étonnées si elles imaginaient accomplir leurs turpitudes devant des milliers d’écrans. Le néo-matriarcat combat violemment l’antique patriarcat, non pour une égalité qu’il estime juste, ce qu’il hurle hypocritement à tous les vents, mais pour l’éradiquer, par vengeance. Il ne s’agit plus de guerroyer éternellement entre sexes pour accomplir la destinée humaine, tel que l’histoire nous l’a enseignée, mais tout simplement supprimer la question, ou mieux encore, la remplacer par des procès. Et l’arrivée massive des lois sur le genre visant à niveler davantage la différence des sexes, lois que les apprentis sorcialos aux commandes de l’État imposent par lâcheté politique et par servilité économique, va encore aggraver les choses. — Oui, encore et encore des lois et des procès ! — Oui, de plus en plus ! Homophobie, androphobie, gynophobie, x éno phob i e, p é d o p h i l i e, adolescentophobie, zoophilie, iconophobie, pigmentophobie, graissophobie, maigrophobie. Tout est bon comme dans le cochon pour aller plaider ! Ce qui de notre civilisation a été bâti pendant des siècles sur la différence des sexes, c’est-à-dire LA différence, la possibilité d’être autre, le fait de penser cette différence, de Laissez toute espérance… Chant V 87 la concevoir et d’approuver une pensée discriminatrice, est devenu l’ennemi public n°1 des Temps Nouveaux. — Je le ressens comme cela également. — Cette différence des sexes est sommée de s’aplanir, de s’effondrer comme élément cristallisant de la sphère privée pour devenir, comme les religions qu’on expurge inlassablement de leur essence divine pour les réduire à des signes de distinction et de séparation sociale, un simple liant communautaire de la sphère publique. Un banal liant citoyen dont l’uniformisation est acceptée avec le plus bel aveuglement par la population et imposée avec la plus irrationnelle férocité par ses maîtres. — Une « irrationnelle férocité », formule qui me paraît tout à fait juste, ajouta Dantin. Et que penses-tu des revendications toujours plus ostentatoires et violentes des diverses communautés sexuelles ? — Comme les religions parallèles implantées en France, les différentes appartenances sexuelles n’ont plus pour principales raisons d’être que d’exprimer, le plus bruyamment et le plus ostensiblement possible, par des fêtes, des manifestations ou des rituels d’un inimaginable ridicule spectaculaire, leur banale haine des autres sous le masque hypocrite de la liberté de cul-te et de revendication égalitariste. Les va-t-en guerre contre l’homophobie, la gynophobie, la pédophilie, la zoophilie, la gérontophilie, puis, comme la logique le veut, contre la traditionnelle hétérosexualité, ne sont que les suppôts de la nouvelle névrose venue d’outre-Atlantique, pathologie compensatoire de l’Ennui ou de la misère sexuelle de notre époque que nomma, il y a déjà quelques années avec une ironie, un humour, une lucidité et une intelligence suraiguë, l’excellent Philippe Muray : la pénalophilie. — La pénalophilie ? — Oui ! Ce délire jouissif de porter plainte pour un oui ou Laissez toute espérance… Chant V 88 pour un non. Je pense que tu as déjà vu des éléments de cette partie immergée de l’icebeurk dans tant de revues qui en vivent ainsi que dans les couloirs de ton ex-commissariat. — Je connais, oui ! Comme ce qui est accroché au mur du restaurant chinois de la rue Labat et comme ce que tu as dû subir de la part de ceux qui jouissaient tant de t’avoir attaqué pour atteinte à la « pureté » des Lettres. — Voilà ! C’est ceux-là que Philippe Muray a appelés les « porte-plainte » comme on en appelait également, en d’autres temps, les « porte-flingue ». — Ah ça, j’en ai croisé. Le bureau des dépôts de plainte en était surchargé. Si tu savais ce qu’on m’a rapporté parfois : plaintes pour empêcher les chiens de crotter sur les trottoirs ou pour leur donner le droit, équitable, de faire où ils veulent ; plaintes pour empêcher les voisins de se murger à toute heure ; plaintes pour interdire le port d’une croix chrétienne en bikini sous prétexte d’atteinte à la sacro-sainte laïcité républicaine ; plaintes pour interdire certains mots français devenus discriminatoires ; plaintes pour exiger l’abolition de toutes les différences ; plaintes pour avoir le droit de nommer ses enfants de manière la plus débile possible ; plaintes pour interdire les jouets trop nettement sexués… — Stop ! Arrête sinon je vais aller porter plainte pour pléthore de discours anti-plaintes. Vois-tu, l’avocat et le juge sont les nouveaux maîtres à penser de ce monde, les chevaliers servants des « nimportequoiphobes ». Tout ce qui ose critiquer, discriminer, devient chair à procès. Il est interdit de refuser l’égalitarisme imposé par la société festive, ce nouvel avatar sirupeux et huilé du fascisme. — Quelle belle tirade, répondit Dantin. Les deux hommes éclatèrent de rire et se rafraîchirent l’œsophage en avalant le contenu du grand verre que venait de Laissez toute espérance… Chant V 89 remplir de Cautelouze, le pétulant et bougon serveur prénommé Jacques. — Et la luxure là-dedans ? demanda Dantin. — Les guerres et la luxure ! Rien d’autre n’est à la mode ! Non, en fait, la luxure c’est l’élévation du niveau de vits, a également dit Muray. — Ah ! Excellent ! L’élévation du niveau de vits. Je la replacerai, celle-là ! Mais dis-moi, sérieusement ! — La Luxure, le Mal, a perdu son caractère d’interdit blasphématoire, donc religieux, pour devenir un anodin passemisère que les pauvres et les classes moyennes pratiquent comme, et quand ils le peuvent, tandis que les riches s’adonnent sans retenue à l’une de ses formes primaires dans les pays où le tourisme sexuel est la principale ressource économique. — Et ici ? En France ? — Qui croirait qu’un des ressorts les plus vigoureux de mon esprit fut trempé dans la même source d’où la luxure a coulé dans mon sang, disait l’autre. De fait, il y a toujours dans les grandes villes des lieux protégés des regards où le cadre supérieur, ou soupérieur, peut dépenser le peu d’énergie qui lui reste une fois qu’il a payé à ses maîtres leur gabelle, dîme et autres maltôtes d’essence vitale. Dans ces endroits secrets se déroulent les turpitudes sexuelles de notre époque, miettes plus moins rassies, mais parfois savoureuses, des relations humaines. C’est dans un de ces lieux que je te mènerai tout à l’heure et tu y suivras les traces des luxurieuses Sémiramis, Cléopâtre et d’autres, plus contemporaines… — Et l’amour ? demanda Dantin. — L’amour ? Cet infini mis à la portée des caniches ? Marot éclata de rire tout en regardant sa montre. — Mais tout d’abord, il me faut te présenter celle que nous Laissez toute espérance… Chant V 90 attendions. Elle s’appelle Francesca ! Oui, elle est d’origine italienne, comme toi, et je pense qu’elle devrait te plaire. — Et pourquoi l’as-tu invitée ? — Parce qu’elle sera ton guide là où je ne puis aller. — Tu m’intrigues. Et où va-t-elle me mener ? — En une de ces places qui éclaireront certaines de tes questions, et plus précisément celles sur le sexe et la luxure. À ce moment, la Savoyarde sonna treize heures et la porte du restaurant s’ouvrit. — La voici. Laisse-moi te la présenter. Une femme magnifique entra dans le Minos. Dantin avait déjà vu ce genre de créature sur des écrans de cinéma, dans des revues au papier glacé pour bourgeoises endiamantées, dans des publicités pour produits de luxe, mais rarement en chair et en os ; et jamais d’aussi près. Très grande, fine et féline avec une abondante chevelure bouclée d’un noir astral, un visage gracieux à la dissymétrie subtile qui lui donnait un air préraphaélite, elle irradiait l’éclat de ses grands yeux vert clair sur tout ce qu’ils regardaient. Un riche veston bordeaux aux longs cols fins et pointus tombait élégamment sur ses épaules et une magnifique jupe d’un pourpre profond révélait la grâce d’une parfaite paire de hanches. Ses longues jambes, minces, recouvertes de bas couleur chair parsemés d’imperceptibles motifs floraux, ajoutaient une sensualité infinie à une silhouette déjà extrêmement attirante. Un diaphane chemisier blanc garni de fines fanfreluches laissait entrevoir une poitrine généreuse où, bien visible dans l’entre-deux-seins, resplendissait un magnifique petit crucifix en argent. Elle était réellement très belle. Laissez toute espérance… Chant V 91 La femme lança un regard complice à Marot et s’approcha du policier qui s’était levé. — Bonjour Monsieur Dantin. Je m’appelle Francesca. — Bonjour, je m’appelle Daniel, répliqua-t-il en serrant avec précaution la main gracile tendue par la jeune femme. Dantin fut immédiatement charmé par la douceur du timbre vocal, la finesse de la peau, le délicat et odoriférant parfum et la sensualité insigne qui s’évaporaient de ses moindres mouvements. Il la fit asseoir à côté de lui et attendit les explications. — C’est vrai qu’il est plutôt mignon avec son look démodé à la Elvis, dit-elle à Marot. Et puis, il est à ma taille. Tu avais raison, je crois qu’il va me plaire ! — Si je vous dérange, vous me le dites ! lança l’ex-policier en riant. — Mais non, tu ne déranges pas ! répondit Marot. Je vais t’expliquer, ou plutôt non, Francesca va t’expliquer. Francesca plongea le reg ard émeraude de ses yeux droit dans ceux de Dantin et lui dit, un joli sourire aux lèvres : — Voilà, c’est somme toute assez simple. Je suis « chargée » par notre ami commun de vous guider en un endroit où le corps devient l’ennemi de la raison, où les sens commandent l’esprit, où la luxure s’accomplit sans entraves. Je n’ai accepté cette mission qu’à la condition que vous fussiez à mon goût et Luc, qui me connaît de fort longue date, me l’avait assuré. — Et le suis-je, à votre goût ? demanda Dantin en l’observant attentivement et en pensant que contrairement à toutes ces femmes qui donnent envie de les vaincre et de jouir d’elles, celle-ci inspirait plutôt le désir de mourir lentement sous son regard. — Assez oui, malgré vos rouflaquettes d’un autre âge ! répondit-elle en les lui caressant. Laissez toute espérance… Chant V 92 — Vous m’en voyez flatté, et vexé. J’espère qu’elles ne vous empêcheront pas de tout m’expliquer ? — Non, bien sûr ! Mais pas tout ! Il y aura une part d’inconnu… Marot la coupa. — Mais, auparavant, mangeons ce cassoulet qui nous attend si chaudement et… partons à cheval sur le vin, pour un ciel féerique et divin, déclama-t-il, d’un ton emphatique. Ils déjeunèrent. Le repas terminé, le trio se retrouva devant le Minos, prêt à se séparer. — Je vous quitte maintenant, dit Marot. Mes affaires m’attendent ! Nous nous reverrons demain Daniel, et encore une fois dans un restaurant, abri de secrètes luxures quand la pluie cruelle frappe à traits redoublés. — Encore ? — Oui, encore, il le faut. Je t’expliquerai ! Je laisserai un message sur ton répondeur pour te donner mes « instructions » ! — D’accord, chef ! répondit Dantin en mettant sa main sur sa tempe pour le saluer. Francesca embrassa le poète et lui murmura quelques mots à l’oreille. Il sembla satisfait. Elle revint vers l’ex-commissaire et lui saisit gentiment le bras. — Où allons-nous maintenant ? demanda-t-il. — Pas très loin, précisa la jeune femme. Ils se mirent tranquillement en route en remontant vers Montmartre. Francesca prit la parole. — Pendant notre trajet, vous me raconterez ce qu’est pour Laissez toute espérance… Chant V 93 vous la luxure, quels désirs elle vous inspire et quels sont ceux que vous souhaiteriez assouvir. Dantin, troublé par cette demande, ne sut d’abord que répondre. Puis, détendu par le sourire de Francesca, il se laissa aller à avouer des situations fantasmées de coït qui lui venaient à l’esprit et lui en dressa une liste qu’elle s’empressa de noter sur son XPhone : avec plusieurs femmes, avec une femme bien grasse, avec une adolescente, avec des adoratrices de Lesbos (se plaçant comme observateur), avec une naine, avec une cul-de-jatte, avec une noire albinos, avec une dominatrice qui le lierait sur un lit ancien au cadre de fer forgé, avec une Chinoise édentée, puis il ajouta après une pause, « et avec vous ! » — Tout cela n’est pas foncièrement original, mais assez drôle, et vous serez satisfait, ou presque. Mais il vous faudra auparavant traverser une épreuve de langage et me dire où en est le sexe ! — J’aurai tout ? insista Dantin en tentant de faire comprendre à la jeune femme que dans ce tout, il l’intégrait. — Tout ! répondit-elle d’un ton qui signifiait qu’elle avait parfaitement compris son allusion et qu’elle agréait la supplique. Dantin sourit. — Mais attention, ajouta-t-elle, il y a une modalité écrite en caractères minuscules, au bas de notre contrat : la « clause Lohengrin » ! — La « clause Lohengrin » ? Qu’est-ce ? Un piège ? — Nullement, Daniel ! Vous permettez que je vous appelle Daniel ? — Bien sûr ! Au contraire, j’en serai ravi. Alors, Francesca, dites-moi, cette « clause » ? — Elle est fort simple. Où je vous mène, vous allez com- Laissez toute espérance… Chant V 94 bler à peu près tous ces désirs. Ensuite, nous irons chez vous et nous finirons la nuit ensemble. — Francesca, je… -… mais demain matin, je partirai, dit-elle en posant son index sur les lèvres du policier afin de lui couper la parole. Et nous ne nous reverrons plus ! Plus jamais ! Je sortirai de votre vie comme j’y suis entrée, tel un mirage. Vous ne chercherez pas à me revoir. Il est impossible que naissent des sentiments entre nous. De toute façon, vous n’aurez pas d’informations sur moi. C’est cela, la « clause Lohengrin » ! — Mais… — Aucune discussion ! trancha-t-elle. Alors, que décidezvous ? Nous y allons ou non ? Vous pouvez encore refuser. Dantin regarda de nouveau la jeune femme et se dit que cette formalité serait peut-être « contournable », le moment venu. — Nous y allons, répondit-il ! Le vent se remit alors à souffler, plus fort encore… Le couple remonta la rue Ramey et la rue de Clignancourt jusqu’à la rue Pierre-Picard qu’ils prirent à droite vers le Sacré-Cœur. Ils croisèrent un petit groupe de jeunes déguisés en sorciers, araignées géantes et monstres divers qui, tout en hurlant, riaient, épanchaient dans un bruit assourdissant leur bonheur de faire partie de la masse festive hallowinienne. L’un d’entre eux, outrageusement maquillé, s’adressa à Dantin. — Alors, les amoureux, on ne fait pas la fête ? — Non ! répondit Dantin, provocateur. Nous n’aimons pas Halloween. Laissez toute espérance… Chant V 95 — Évidemment, répondit le jeune homme, z’êtes trop vieux et trop ringards. Y qu’à voir vos cheveux ! — Crétin décérébré ! lui lança Dantin en levant la main, se retenant par miracle de lui asséner une formidable gifle. Le jeune festivomane eut peur une seconde et, ignorant la pique, il tourna la tête et rejoignit sa harde de co-hurleurs. Dantin et Francesca continuèrent leur marche pendant une centaine de mètres sur le trottoir de droite epuis s’arrêtèrent devant une porte à l’allure parfaitement insignifiante. — Voilà ! Nous y sommes, dit Francesca en faisant défiler ses doigts ductiles sur le digicode. La porte s’ouvrit. Ils entrèrent dans un couloir, long et sombre à souhait, comme le corridor de l’Enfer — Ici, s’étonna Dantin. Mais ce n’est qu’un simple immeuble ! — Oui, un simple immeuble d’une simple rue qui donne dans une simple cour qui donne, à son tour, dans un deuxième simple bâtiment qui est suivi d’une simple seconde cour qui mène, enfin, au troisième et simple dernier immeuble, le tout, caché à la vue des simples habitants du quartier. — Simplement si discret ? demanda Dantin en riant. — Oui ! Ce n’est pas une forteresse, mais son accès est très, comme vous dites, discret ! — Je vois. Et la police des mœurs est-elle au courant ? — Évidemment, mais elle n’a aucune raison de fermer les lieux ou les yeux. Nombre de crimes crapuleux sont évités grâce à ce type de maisons. — Elles sont nombreuses dans nos Paris ? — Il y en a sept dans Paris-I et trente-quatre jusqu’à la dernière limite de Paris-IV. — Stupéfiant ! Je n’en ai jamais été informé, même pas par Maubert. Laissez toute espérance… Chant V 96 — Maubert ? — Oui, un de mes ex-adjoints qui dispose pourtant de quelques connaissances dans le domaine des lieux secrets. — Ah… — Nous y allons ? — Non ! Pas maintenant. — Pourquoi ? — Parce qu’auparavant, je voudrais boire un café et nous avons encore à parler… Dantin fut désappointé par ce contretemps, mais il fit contre mauvaise fortune bon cœur. Puis il ajouta : — Ma foi, après tout, je prendrais également volontiers un bon petit crème ! En regardant vers l’extérieur à travers la béance créée par la porte de l’immeuble restée entrouverte, le couple vit s’envoler des papiers, des bouteilles en plastique, des morceaux de carton, toutes choses qui ne pouvaient résister à la force ascensionnelle du vent qui redoublait de violence. — Embrassez-moi, lui dit-elle. Un peu décontenancé par une telle injonction, Dantin hésita une seconde puis, ravi, s’exécuta. Il la prit dans ses bras et l’embrassa. La jeune femme se pressa contre lui jusqu’à ce qu’elle obtînt que les tourbillons de sa langue enflammée et la chaleur de son ventre lui provoquassent une forte érection. Puis elle s’écarta, lui sourit et déposa un baiser, cette fois bien chaste, juste sous sa rouflaquette droite. — Allons le boire, ce café, lui susurra-t-elle. Bravons les éléments déchaînés ! Dantin mit quelques instants à reposer son esprit sur Terre puis ils coururent jusqu’au bar situé au coin, à l’angle de la rue Clignancourt, poursuivis par divers déchets tourbillonnants qui s’étaient lancés après eux. Laissez toute espérance… Chant V 97 Le barman sourit quand il aperçut les rouflaquettes du policier et s’amusa de la difficulté qu’il eut à caler ses longues jambes sous les petites tables. Une fois que les boissons furent apportées, Francesca prit la parole : — Alors, dit-elle, qu’est-ce la luxure pour vous ? — Vous me prenez un peu, beaucoup même, au dépourvu. — Je m’en doute et c’est justement ce qui va rendre votre réponse intéressante. — Je pense qu’il faudrait d’abord en donner une définition simple et qui s’accorde à notre époque ? La luxure est déjà affaire d’époque. — Je vous le concède volontiers. — Je vois cela comme la transgression de tout interdit social, moral, religieux, politique, économique, ethnographique, sexuel, à condition que cette transgression apporte une source, déréglée, d’excitation sensorielle. Une définition que je qualifierais de « traditionnelle ». — J’en conviens. — Cela dit, si elle ne comportait point une forme de sacrilège, la luxure serait tellement moins attirante. Il faut donc avoir foi, d’une certaine manière, en ce à quoi la luxure s’attaque, sexe, religion, alimentation, humanité, etc., car qui éprouverait de l’allégresse à profaner ce qui lui est indifférent ? — Voilà qui est fort bien raisonné. Et pour le sexe et ses interdits, fallacieusement cachés sous une forme de permissivité totale ? — Quand cette l’excitation est détournée, gênée ou tout Laissez toute espérance… Chant V 98 simplement interdite, alors elle se venge en prenant la forme monstrueuse de la procédure pénale. — Procédure pénale ? — Notre ami commun m’a fait réfléchir sur ce qu’il appelle la pénalophilie. La prolifération de nouveaux interdits, nouvelles phobies, issus d’associations revendicatrices et liberticides, ne fait qu’augmenter le nombre et la hargne procédurière de ces associations. Dantin se tut un moment pour regarder attentivement la femme assise en face de lui. — Continuez, Daniel, je vous prie. — Ces hyènes associatives veulent dépecer le cadavre de l’intime, du secret. Leur revendication première est l’exigence du droit à l’exhibitionnisme, à l’étalage en public de la sphère privée, à la transparence imposée partout et à l’égalité en tous points entre les sexes ! Le succès démesuré des sites de réseaux sociaux où tout le monde se dénude sans aucune vergogne en est l’évidente démonstration. — Et la luxure là-dedans ? — Et bien, la luxure serait justement d’entrer en totale contradiction avec ces nouvelles attitudes exhibitionnistes du monderne. — Le monderne ? — Oui, c’est ainsi que je nomme notre époque, ce monde moderne éradicateur de libertés individuelles, placé sous la dictature d’un Bien collectif, aseptisé, oppressif, mort-vivant ; celui que j’ai entendu Luc qualifier de « monde anhistorique » ! — Vous progressez vite, cher Daniel. Luc me l’avait prédit d’ailleurs. — Touché du compliment. — Mais, s’il vous plaît, continuez… Laissez toute espérance… Chant V 99 — En simplifiant, je dirais que la luxure, celle dont on parle, celle qui m’intéresse, est devenue le moyen de retrouver le secret de sa vie privée au nez et à la barbe du monderne. — Et le sexe, en particulier ? — Dans ce cas, le sexe reprendrait sa fonction essentielle de cohésif social par la fracture qu’il crée entre les êtres dans la sphère de l’intime, donc son rôle de création d’histoires et d’Histoire. Il retrouverait ainsi la place que lui ont arrachée les médias et ses serfs. — C’est une vue de l’esprit qui se défend ! — La luxure serait donc le retour du sexe en chambre, un sexe redevenu privé. — Daniel, la luxure que vous allez connaître tout à l’heure n’aura pas cette force de négation dont vous parlez, mais vous y prendrez quand même plaisir, j’en suis persuadée, car, comme vous le souhaitez, il sera en chambre ! — Eh eh… vous excitez ma curiosité, entre autres ! — Et dites-moi, Daniel, que pensez-vous du Mal ? — Le Mal ? — Oui, le Mal ! insista Francesca. — C’est la transgression, c’est dénouer et brûler le nœud de l’ordre qui régit la vie en société. Dans son acception religieuse, j’ai l’impression qu’il n’existe plus guère alors qu’il me paraît la seule réponse efficace, humaine, aux méfaits du Bien généralisé imposé par le monderne. Le Mal contre l’acceptation aveugle de tout mouvement oppressif de la société, contre le ronronnement des festivités incessantes, contre la transparence et la désindividualisation des villes. Tandis que Dantin exprimait sa pensée, à la « Marot », Francesca, par-dessous la table, lui titillait la braguette avec son pied droit tandis que ses prunelles smaragdines sondaient celles du policier jusqu’aux tréfonds de son âme. Laissez toute espérance… Chant V 100 Le garçon n’en perdait pas une miette et combattait difficilement la force de l’éréthisme que lui inspirait la scène ! Un nuage tchérnobylien de luxure traditionnelle envahit la salle du café. Le jeune homme au tablier blanc se servit un ballon de rouge pour calmer ses sens qui distendaient son pantalon et l’avala d’une traite. Comme tous ceux qui rencontraient Francesca, il ne pouvait détourner son regard des yeux de cette si belle femme. — Francesca, comment puis-je me concentrer dans ces conditions ? continua Dantin. — Faites un effort, mon cher, il vous faudra être résistant ! — Vous me troublez beaucoup, vous savez ! — Je sais ! Reprenez Daniel, reprenez où vous en étiez… La Cendrillon aux yeux verts remit son pied dans la chaussure vide. — En fa it, je me disais que le Mal, tel qu’il est conçu et rep r ésenté dans l’art catholique, reste la seule défense contre le rouleau compresseur du Bien monderniste. — Catholique ? — À voir la croix qui orne votre poitrine, ne l’êtes-vous pas vous-même ? — Disons que si je m’abstiens de participer aux rituels dominicaux, je trouve l’ensemble des préceptes de cette religion plutôt à ma me convenance. Quant à l’art qu’elle a procuré, je le trouve sublime sous toutes ses formes ! Alors, oui, je me sens catholique de cœur et d’esprit, mais… il me manque la foi ! — C’est-à-dire le principal ! — Je le sais, cher Daniel, mais je ne débattrai pas de cela avec vous, pas maintenant et pas ici. Revenons-en à notre discussion si vous le voulez bien. Vous disiez, le Mal catholique ? — Oui, catholique. Le Mal de la séparation, des antago- Laissez toute espérance… Chant V 101 nismes fondateurs de notre civilisation, de Babel et de l’éclatement des langues. Avez-vous remarqué que c’est encore la seule religion qui supporte les critiques ou attaques diverses sans immédiatement lancer ses chiens de garde ou ses avocats contre ceux qui les profèrent ? En cela, en son refus de participer à la grande névrose pénalophilique des temps, je la trouve plutôt sympathique cette religion, et paradoxalement luxurieuse dans sa résistance au monderne. — Église et Luxure, réunies après tant de siècles ! — Je ne suis donc pas surpris de voir quotidiennement la guerre ouverte déclarée par le monderne à la chrétienté et à la culture qui en est issue. — Et vous, Daniel, dans quel camp vous rangez-vous ? — Je suis dans celui de Raphaël, du Titien, de Bossuet, de Pascal et de la cathédrale de Chartres ! Dans celui de ceux qui pleurent leurs libertés gommées, défigurées, éradiquées ! Je suis dans celui du Mal contre le Bien monderniste, du secret contre l’exhibition, de la chambre close contre les réseaux sociaux, du sexe caché contre la pornographie, du séparé contre l’égalitaire, de la vie contre la survie, et, quant à l’époque, du radical anti contre le collaborationniste alter. — Fort bien, Monsieur le Commissaire à la retraite. Tout cela me convient à merveille et me satisfait. Cette discussion vous fait gagner le sésame du « Palais du Désir »… et la cerise qui va avec le gâteau : moi ! — Le « Palais du Désir » ? Et vous ? — Oui. Je vais vous y conduire maintenant. — Jamais on ne vit aussi belle cerise sur un gâteau ! Francesca sourit, leva la main et demanda l’addition. Regardant par la grande vitre qui les séparait de la rue, ils virent passer, ou plutôt voler, un baigneur asexué en plastique rose que le vent enroulait et emportait. En l’espace d’un court Laissez toute espérance… Chant V 102 instant, celui que mit la poupée pour traverser leur champ de vision, le jouet rosé dévoilait le châtiment infernal qu’il subissait, harcelé et déchiré pour l’éternité par le souffle noir et morne de l’ouragan luxurieux de la Géhenne. Quelques minutes plus tard, le couple était de nouveau dans l’immeuble aux deux cours. Francesca appuya sur la sonnette du « Palais du Désir ». Alors, comme on le voit si souvent dans les vieux films américains, une petite tirette horizontale, à hauteur d’yeux d’homme de taille réduite, coulissa vers la gauche et découvrit un rectangle de visage hirsute au teint hâve. Une voix éraillée en sortit. — C’est pourquoi ? Oh ! Mais ! Madame Francesca ! Quelle surprise ! L’homme referma immédiatement la trappette et ouvrit la porte. Francesca et Dantin entrèrent. — Bonjour Jacques. Toujours fidèle au poste ? — Oui, Madame Francesca. Cela fait bien longtemps qu’on ne vous avait vue. J’espère que vous allez bien. — Oui, Jacques, très bien. Monsieur Claude est ici ? — Bien sûr ! Je vais vous y mener. Il sera certainement très heureux de vous revoir. Le dénommé Jacques s’effaça devant le couple et Dantin découvrit l’étonnante décoration du couloir dans lequel il venait d’entrer. Les murs étaient tapissés d’un élégant velours rouge bordeaux, é clairés par une rangée de luminaires modern-style ingénieusement répartis afin de diffuser régulièrement, sans heurts, leur lumière dans le corridor. Entre chaque applique, coincée entre deux camélias, il y avait une peinture dans le style désuet et suranné de celles d’Hubert Robert et Laissez toute espérance… Chant V 103 les ruines qu’elles célébraient, savamment et délicatement illuminées d’ocres et de rosé, donnaient une atmosphère de calme, de sérénité à ce hall longiligne. Au milieu du couloir, un autre cadre moins coloré laissait découvrir la devise de la maison : Là, tout n’est qu’ordre et beauté, Luxure, joie et volupté. — Entrez, entrez, répétait inlassablement le petit homme. — Merci, Jacques ! répondit Francesca. Jacques emmena ses deux invités par un autre couloir tout aussi décoré, mais dans des tons plus verts. Ils s’arrêtèrent près d’une grande porte métallique peinte en un noir profond, soulagien. L’homme activa une sonnette. Une voix chaude, mais ferme répondit. — Oui ? — C’est Jacques, Monsieur. — Oui ! Et alors ? — Il y a madame Francesca, avec un grand monsieur. — Madame Francesca ? Monsieur Claude appuya sur un petit bouton de son bureau et la porte s’ouvrit, mue par un automatisme invisible. Ils entrèrent. Un homme assis dans un large fauteuil rotatif en cuir noir les reçut. Presque chauve, sa tête s’inclinait légèrement sur sa gauche comme les absides des églises catholiques. Il portait des petites lunettes rondes à la John Lennon, lunettes qui lui allaient fort bien, car elles reposaient sur un long nez fin, non moins à la John Lennon. Une minuscule cicatrice sur le coin de sa lèvre supérieur qui passait pour une fossette accentuait la délicatesse de son sourire. Il était vêtu d’un polo pourpre de grande marque qui laissait deviner ses muscles nerveux, et d’un pantalon blanc, parfaitement repassé, tenu par une cein- Laissez toute espérance… Chant V 104 ture en crocodile dont la boucle représentait un C majuscule d’une forme élégante. Sa bouche pinçait un cigarillo de grande marque dont l’odeur, loin d’incommoder Dantin, lui donna grande envie d’en fumer un également bien qu’il avait arrêté le tabac depuis les articles R.351-28-2, R.355-28-3 et R.355-28-6 de janvier 1991. L’homme, qui dégageait beaucoup de charme, se leva. — Francesca, quel plaisir de vous revoir. Vous êtes toujours aussi ravissante à ce que je peux constater. — Merci Claude. Et moi, je vois que vous fumez toujours vos horribles cigares. — Oui, que voulez-vous, c’est mon péché mignon. Ils me coûtent une fortune, mais je ne peux m’en passer. Puis se tournant vers Dantin, la main tendue. — Monsieur ? — Dantin. Daniel Dantin. Ravi de faire votre connaissance, dit-il en la lui serrant. — Moi de même cher Monsieur. Puis-je vous offrir un de ces cigarillos ? Dantin, qui n’attendait que cela, accepta volontiers. — Je vous remercie. J’en suis très amateur, mais je n’ai que rarement l’occasion de fumer des Flor de Selva. — Je constate que vous êtes assez connaisseur pour reconnaître une marque à son odeur. — Merci du compliment, mais je ne le mérite pas. J’ai lu le nom inscrit sur le paquet. — Vous possédez alors un excellent sens de l’observation ! Tous s’assirent. Dantin, comme toujours, eut un peu mal à ranger ses longues jambes. — Alors, Francesca, racontez-moi la raison de votre venue ici. — Voilà, je vous amène mon ami Daniel qui doit être « initié » et comme vous gérez la meilleure maison de la capitale, Laissez toute espérance… Chant V 105 c’est chez vous que je l’ai conduit. Il m’a dressé une liste qui ne devrait pas poser trop de problèmes. — Laissez-moi regarder ! L’homme parcourut le papier que lui avait donné Francesca. Il tira quelques bouffées sur son cigare tout en ânonnant quelques interjections entrecoupées de sourires que lui procurait la lecture des désirs de l’ex-policier. — Oui, je pense pouvoir le satisfaire à peu près totalement, dit l’élégant chef barbeau. Après tou, « futution et pédication » ne sont-elles pas les deux mamelles de la maison ? Puis relisant la liste, il conclut par : « il ne me manque que les gouines qui sont déjà retenues pour la journée ». — Vous me le bichonnerez ? demanda la jeune femme. — Bien sûr, chère Francesca. Que ne ferais-je pour vous être agréable ! Et puis, il y a longtemps que je n’ai vu d’aussi jolis favoris, ajouta-t-il à l’adresse de Dantin. Je suppose qu’on vous a déjà dit que vous ressembliez à Elvis Presley. — Oui, souvent ! — Et vous exercez quelle profession, cher Monsieur ? — Je suis… —… ex-commissaire de police, coupa Francesca ! À la retraite depuis quelques jours. — Étonnant, répondit l’homme au cigare. — Rassurez-vous, je ne suis là qu’en explorateur, en simple curieux… — Ne vous justifiez pas, cher Monsieur, tout est parfaitement légal ici et je ne suis nullement inquiet. Vous savez sûrement que depuis l’arrêté du 24 avril 2015, nos maisons sont « tolérées »… — Oui, je suis au courant de cet arrêté, mais je n’avais jamais encore eu l’occasion de tester la « chose ». Et l’article est si flou dans sa rédaction qu’il est presque impossible d’en Laissez toute espérance… Chant V 106 comprendre la teneur exacte ! — C’est vrai, répondit Claude en riant, mais c’est sûrement volontaire ! Pour le reste, vous êtes amené par cette créature du ciel, et cela me suffit. Alors, revoyons un peu cette liste, dit-il en reprenant la feuille. Puis, repensant à la remarque de Dantin concernant les cigares, il ajouta : — Du coup, je m’explique votre sens de l’observation. Dantin se régalait du cigare, du charme irrésistible de l’homme, de la présence de Francesca. Il se dit que s’il devait mourir à l’instant, il serait malgré tout satisfait d’avoir vécu ces dix dernières minutes. — Donc, cher Monsieur Dantin, je peux vous proposer : l’albinos, une belle petite adolescente, une naine à forte poitrine (mais très ferme), trois filles bien serviles, une grassouillette à souhait et, le croirez-vous, un magnifique lit-cage en métal de 1942, occupé par une propriétaire assez… exigeante ! Pour le reste, il faudra passer commande, dit-il en riant. Mais je dispose de bien d’autres choses en magasin. Voyons voir. Une unijambiste, un petit mignon à moustache, une vierge Papoue avec ou sans ses peintures de guerre, des siamoises suédoises, deux androgynes coquins, une femmetronc, une presque géante, une « barrée », vous connaissez ? — Je sais ce que c’est, mais je n’en ai jamais connue. — Et également des sosies à volonté. Voyons… vous avez une soixantaine d’années, alors j’ai pour vous : Greta Garbo, Brigitte Bardot, jeune ou vieille, Claudia Cardinale, Rita Hayworth, Grace Kelly, Alice Sapritch ? — Merci, mais je crois que cela ira pour aujourd’hui, répondit Dantin en riant. — Ah ! Encore une précision. La jeunette, vous la voulez blonde ou brune ? Laissez toute espérance… Chant V 107 — Blonde, je préfère. — Très bien, c’est noté. — Vous l’accompagnez ? demanda l’homme à Francesca. — Non ! Il ira seul ! lança la femme. Monsieur Claude appela son employé. Le petit homme surgit de derrière la porte à la vitesse d’un diable s’expulsant d’une boîte à malice. — Oui, patron ? — Vous ferez préparer au plus vite les chambres 8, 14 et 22. — Bien Monsieur ! — Précisez bien à nos pensionnaires que ce Monsieur est de mes amis et que je tiens à ce qu’il soit particulièrement « bichonné » ! Dantin s’étant collé au mur pour y admirer une superbe lithographie de Dali, Francesca en profita pour approcher sa bouche de l’oreille de monsieur Jacques. — Dites Claude… — Oui, chère Francesca ? — Vous me le rendrez en bon état, s’il vous plaît ! Je dois lui offrir le bouquet final, plus tard. — Ah, l’heureux homme. Il en sera donc fait selon vos désirs. Il se tourna vers son employé. — Jacques ! Commencez par emmener Monsieur Dantin à la 14… et donnez-lui deux pilules de ZH22 ! — Du ZH22 ? demanda Dantin. — Oui, c’est un dérivé de citrate de sildénafil que nous faisons élaborer par un laboratoire de notre connaissance. — Une espèce de viagra ? interrogea le policier. — Oui, mais plus efficace et sans toutes ses contre-indications telles qu’étourdissements, diarrhées, congestions nasales, etc., et vous en aurez sûrement besoin, à voir votre liste ! ajouta Monsieur Claude avec un grand sourire. Laissez toute espérance… Chant V 108 — Voilà qui promet ! lança Dantin. — Deux, patron ? demanda l’hiérodule qui n’avait pas encore quitté son poste d’employé aux ordres. — Oui, j’ai dit deux ! le coupa impérativement son patron. — Mais au fait, cher Monsieur, je suppose que tout cela a un coût, et élevé ? Je dois vous régler. — Vous n’y pensez pas, monsieur l’ex-commissaire ! C’est offert par la maison. Les amis de Francesca sont mes amis. — Mais… — J’insiste ! — Alors, dans ce cas, je vous remercie infiniment. Le petit homme fit signe à Dantin de le suivre. Celui-ci regarda Francesca qui lui répondit par un discret salut de la main et un tendre clin d’œil. Les deux hommes sortirent. L’importante différence de taille entre eux fit pouffer de rire Francesca et monsieur Claude, quand ils eurent franchi la porte. Monsieur Claude actionna le bouton rouge d’un tableau de commande placé sur son bureau. Un pan de mur se déplaça et, comme par enchantement, un immense lit étonnamment luxueux en sortit. — Toujours amateur de ces genres de gadgets ? lança Francesca à l’homme au cigare. — Oui, c’est mon autre péché mignon. Mais vous le savez déjà, n’est-ce pas ? — Je le sais ! répondit la jeune femme. — Il vous plaît ? — Beaucoup. Il semble terriblement confortable. Je suppose qu’il est le prix à payer pour l’initiation de mon ami. Laissez toute espérance… Chant V 109 — Absolument pas ! Vous pensez bien que je ne me permettrais jamais ce genre de marché avec vous. Mais… Francesca regarda le lit, leva la tête et vit les yeux de l’homme qui pétillaient de malice et de lubricité non contenues. Elle avait déjà décidé. — Vraiment attirant, ce lit ! Nous l’essayons ? — Oui ! répondit simplement Monsieur Claude. En un instant, Francesca se débarrassa de ses vêtements. Nue, resplendissante, elle alla se lover entre les soyeux et diaphanes draps délicatement parfumés, artistiquement bordés de valencienne. Une minute plus tard, monsieur Claude, en sybarite non moins nu, la rejoignit. Dantin vécut la plus folle après-midi de sa vie. Les pilules que le policier avait avalées lui firent un effet exceptionnel. Il passa d’une chambre à l’autre sans la moindre faiblesse, comme s’il s’était totalement incarné en un sex-toy, brûlant insensiblement, presque sans effort, son appétence génésique. Il assouvit ses fantasmes sans que cela altérât le moins du monde son psychisme, ce qui ne laissa pas de le surprendre, car il avait toujours lu, ou entendu, que le propre des fantasmes est qu’ils devaient rester en l’état. Mais peut-être s’était-il simplement illusionné sur la réalité de ceux-ci. L’adolescente se montra d’une douceur et d’une délicatesse indicible et Dantin goûta avec un plaisir incommensurable les saveurs interdites de sa jeunesse, l’irisé doré de sa fine pilosité, le galbe naissant des petits globes de sa poitrine nubile et la suave étroitesse de son anatomie. L’albinos, goulue et vorace, lui fit découvrir des nouvelles facettes de jeux érotiques et Laissez toute espérance… Chant V 110 lui apprit qu’une certaine brutalité, parfaitement contrôlée et à des univers de celle, cinématographique et sur-jouée, des films pornographiques était finalement très agréable. La naine lui offrit un postérieur rondelet des plus accueillants, joliment rosé et bien potelé, à la chair tendre et ferme, dont la chaude et élastique cavité fut pour le policier un fourreau paradisiaque qui lui semblait sans extrémité. En outre, la petite taille de la femme permit à l’ex-policier d’entreprendre avec ses mains toutes les parties de ce corps miniature tandis qu’il la fourrageait allégrement. L’obèse lui enseigna que les nombreux et inattendus plis cutanés et adipeux d’une anatomie bien enrobée pouvaient contenir intégralement son sexe et lui offrir, de ce fait, des plaisirs insoupçonnés peu communs. Le trio féminin épuisa toutes les ressources imaginatives de l’excommissaire tant les possibilités de jeu sexuel, de positions originales, d’enchevêtrements nodaux impossibles de bras et jambes, de tableaux à arranger, étaient variées. Enfin, la séance orgiaque se termina par la femme au « lit-cage » ! Il profita de cet instant où il se trouva lié aux quatre coins du sommier par de fins lacets de cuir noir, attaché en croix comme un ancien régicide prêt à subir la roue, pour se reposer un peu tandis que la propriétaire du lit, dictame bourreau, tout en martelant de ses pieds un rythme exotique sur les montants en fer forgé, le gamahuchait avec une adresse qui prouvait l’éclatante maîtrise qu’elle possédait de son métier. Puis, sentant venir l’orgasme de son esclave, elle le libéra de sa gorge et vint s’empaler sur lui, lentement, tandis qu’elle le fixait de ses yeux noirs comme l’ébène. Dantin, au bout de sa résistance, ne put retenir longtemps sa jouissance tant l’excitation que la femme avait créée était arrivée à un indicible apex. Il crut mourir en épectase quand il explosa. Compatissante et délicate, elle s’allongea alors lentement sur lui puis resta un moment ainsi, Laissez toute espérance… Chant V 111 apaisée elle aussi, sa joue contre la joue de l’homme qu’elle venait d’exténuer, attendant qu’il lui dise de partir. Pendant ces trois heures de folie sexuelle, jamais Dantin n’avait oublié le bonheur qu’il éprouverait de retrouver Francesca quand tout serait fini. Et tout était fini ! Un quart d’heure plus tard, après quelques ablutions dans une riche salle de bains aux couleurs lactescentes du local, Dantin se trouvait affalé dans le grand fauteuil placé contre un des murs du hall. Il se mit à analyser les heures qu’il venait de passer à user et abuser de son sexe. Était-il aussi satisfait qu’il le croyait, qu’il l’avait désiré ? Bien sûr, il avait vécu quelques expériences originales, mais les avait-il vraiment vécues comme il se les était imaginées ? N’était-ce pas, en fait, quel que soit le partenaire ou le symbole qu’il incarne, qu’une seule et même activité, jumelle à jamais, devenant, à force de répétition clonée, presque insipide quand le corps n’agit plus que mécaniquement ? « La chair est triste, hélas, et j’ai lu presque tous les livres ! » se dit-il en souriant. Certes, il avait amplement joui, certes sa fatigue prouvait l’intensité de ses dépenses, certes il avait rempli le vide effrayant de ses désirs secrets, mais il ne pouvait s’ôter de l’esprit qu’un manque irréfragable persistait, un manque de vie qui ne s’était pas cautérisé ! Était-ce l’absence d’amour, de sentiment ? Il n’en était même pas persuadé. La luxure, même accouplée à un ange rayonnant, qui aura beau s’assouvir sur un lit divin, n’aura pour fin que la déception. Il arriva à la ténébreuse conclusion, avec le captieux espoir que des situations extrêmes le détromperaient, que le sexe, tel qu’il le connaissait, ne pouvait combler l’irrépressible ennui de vivre et qu’en fait, rien, mais absolu- Laissez toute espérance… Chant V 112 ment rien ne pouvait le faire, excepté, bien sûr, la mort ! Cette mort inéluctable que tout homme oublie à chaque instant et qu’il espère voir arriver le plus tard possible dès qu’elle se rappelle à sa conscience ! Jacques, qui attendait Dantin au sortir de la salle de bains, le repéra dans le couloir et l’invita à rejoindre Francesca et monsieur Claude. Il l’accompagna courtoisement jusqu’à la porte du bureau de son patron. Le lit escamotable avait été replacé dans sa cache et Francesca était parfaitement rhabillée. Monsieur Claude avait déjà préparé deux whiskies écossais de grand cru et une flûte de champagne qu’il glissa sensuellement dans la main de la jeune femme. Il s’adressa au policier en lui tendant l’un des deux verres et un autre cigare. — Alors, cher Monsieur, satisfait ? — C’est le mot, Monsieur Claude, c’est le mot ! — Vous m’en voyez ravi. J’espère que vous reviendrez chez nous bientôt. Dantin avala une gorgée. — Mmm, quel nectar ! — Je le fais venir directement d’une distillerie d’Isley dont le patron est un ami. — Cher Monsieur Claude, le coupa Dantin, il y a une ou deux questions que je souhaiterais vous poser. — Oui ? — Je n’ai vu personne ce soir. Étais-je le seul « client » ? — Non, bien sûr. Ma maison est spécialement agencée pour que personne ne croise personne, mais elle est toujours complète ou quasiment et j’ai un carnet de réservations rempli jusqu’à avril prochain. — Et dites-moi, est-ce cher ? — Disosn que c’est raisonnable. La plupart de mes clients « normaux » sont issus de classes moyennement aisées et leurs Laissez toute espérance… Chant V 113 souhaits sont satisfaits à moindre coût de la part de mes pensionnaires. Quant aux « exigeants », ils paient le prix fort, mais ils en ont les moyens ! — Pourquoi tous ces gens viennent-ils ici ? — Ils s’ennuient, Monsieur Dantin, même au lit. Les couples modernes usent bien vite leur imagination et leurs désirs. En fait, la représentation fantasmatique et spectaculaire de la sexualité humaine, via les sphères médiatiques, finit par ennuyer les Occidentaux monogamiques qui se rendent compte, jour après jour, qu’il n’y a plus grand-chose de vraiment jouissif dans leur triste vie. Et peut-être n’ont-ils pas les moyens, ou le temps, d’aller combler leur manque en des pays d’Asie où le tourisme sexuel est l’unique source de revenus et où, de toute façon, on propose moins de choix et de fantaisie que chez moi. — La « misère sexuelle » dont a tant parlé Houellebecq dans sa littérature des années deux mille ? — Oui, celle-là même ! Ma maison offre une énorme bouffée d’oxygène aux asphyxiés du sexe étriqué. — Il est vrai que le magasin est riche en surprises ! Et l’intimité de chacun paraît vraiment respectée. — Voyez-vous, Monsieur Dantin, ici nous respectons, comme vous dites, au plus haut point ce qui nous semble le plus important : le secret de leur vie privée ! — Amusant ! lança l’ex-commissaire. — Qu’est-ce qui est amusant ? s’étonna Claude. — Et bien, Francesca et moi avons justement longuement débattu de ce « secret » en venant ici. La Luxure, le secret et leurs imbrications actuelles dans le combat de notre époque, celui du public contre le privé. — Alors, nous combattrons ensemble pour le secret de l’intime, cher ami, ajouta monsieur Claude en levant son verre. Laissez toute espérance… Chant V 114 Ils trinquèrent joyeusement à cette idée frondeuse. — Mais je vois qu’il est déjà 18 h 30 ! Évidemment, vous restez dîner avec moi, proposa l’élégant tenancier. Dantin lança un regard interrogatif à Francesca qui lui répondit par un autre, approbateur. — Mais avec grand plaisir, dit Dantin. — Je vais nous faire préparer un bon dîner. Voyons voir, aimez-vous la cuisine alsacienne ? — Oui, beaucoup, s’exlamèrent Dantin et Francesca, presque en même temps. — Parfait ! Monsieur Claude actionna un interrupteur de son ministandard téléphonique. — Jeanne, préparez pour 19 h 30 un copieux « spécial Colmar » pour trois personnes. Puis se tournant vers ses invités. — Voilà, c’est réglé. D’ici là, vous me raconterez, cher Monsieur, si vous le voulez bien, quelles furent vos dernières enquêtes. — Volontiers, Monsieur Claude ! Après un second apéritif et maintes précisions sur les dernières investigations de Dantin, ils passèrent à table et se régalèrent du griesbep et du hassepfeffer, savoureusement préparés par la cuisinière en chef du lieu et abondamment arrosés d’excellent Riesling vendanges tardives. À vingt-deux heures, Francesca et Dantin décidèrent de quitter leur hôte. Monsieur Claude prit la main de Francesca et la porta à cinq millimètres de sa bouche. — Au revoir, créature céleste. À bientôt ? Laissez toute espérance… Chant V 115 — Peut-être ! répondit-elle en souriant. — Au revoir, Monsieur Dantin. — Au revoir, Monsieur Claude, et merci de votre chaleureux et amical accueil, ainsi que pour votre délicieux… lupinard ! — Ahh, Commissaire, je vois que vous avez autant d’esprit que de goût ! Francesca et Dantin quittèrent l’immeuble. Ils retraversèrent les cours et une fois sortis dans la rue, ils se trouvèrent pris dans un tourbillon venteux encore plus violent que celui qu’ils avaient laissé quelques heures plus tôt. La nuit s’était imposée, caparaçonnée de son immense manteau de givre et de brouillard et s’étalait sur un Montmartre battu par un Éole devenu furieux. Ils marchèrent en luttant contre le vent, serrés, ballottés contre les murs par les brutales et vertigineuses bourrasques des impétueux autans montmartrois. Tout autour d’eux, les feuilles voltigeaient comme les âmes des damnés emportées par le souffle du Juge Infernal, tandis qu’à certains coins de rue, quelques citrouilles encore allumées étaient arrachées de leurs fixations par la tempête et projetées avec violence contre les façades des boutiques. Elles éclataient, en semant sur les trottoirs leurs bothriocéphales luminescents, comme des baudruches de fêtes foraines éclatent entre les mains des enfants turbulents. La ville, outragée de tant d’horreurs, se débarrassait ainsi des inepties festives et mercantiles des hommes. Quelques pétards tonnaient çà et là, célébrant à leur manière bruyante la fête des sorcières et les EAP de la Mairie de Paris-I, installés partout, diffusaient en boucle d’assourdissantes et injonctives publicités. Pris d’une rage égale à celle des éléments, Dantin, pour qui Laissez toute espérance… Chant V 116 l’effet euphorisant et tonique du ZH22 n’était pas encore totalement dissipé, se mit à fracasser, à l’aide d’un long manche à balai qu’une concierge avait négligemment abandonné sur le trottoir, les quelques caméras de surveillance Sonor-480 qu’il croisait en prenant soin de le faire de côté pour ne pas être filmé dans son œuvre de justice va n d a l e. Francesca l’imita dès qu’il lui eut expliqué comment faire pour éviter de croiser l’œil de métal, puis ils continuèrent leur chemin en titubant et en riant aux éclats de leur séditieuse action de destruction salutaire tandis que des débris métalliques qui jonchaient le sol faisaient entendre, d’une voix non moins métallique et grésillante : la loi punit d’une peine de 5 ans d’emprisonnement toute destruction ou tentative de destruction des camé ras de surveillance. La loi punit d’une peine de 5 ans d’emprisonnement toute destruction ou tent… loi punit d’une pei… Francesca habilla alors son beau visage de son plus sarcastique sourire et dit à Dantin ; — Cher Daniel, n’est-ce pas mal de détruire ce qui est installé pour notre bien ? — Il est bon, en vérité je vous le dis, que le Mal gagne parfois, répondit le commissaire sur un ton docte et en joignant religieusement les mains. Il en a toujours été ainsi. Comme il est bon que le Démon foule aux pieds l’article 1564-23, ajouta-t-il en shootant dans une coque de métal qui grésillait encore au sol. Malgré cela, le reste de la caméra continuait à gémir ses imprécations judiciaires. Alors, comme un vieux cow-boy qui doit achever son cheval blessé, Dantin sortit de son veston l’arme de service qu’il avait gardée par habitude, un pistolet Sig-Sauer Pro SP 2052. Francesca eut un geste de recul à sa vue, mais elle demanda à Dantin de lui montrer de plus près l’objet de mort. Elle le prit dans la main, constata la curieuse Laissez toute espérance… Chant V 117 impression de poids et de froide température dans sa paume. Éprouvant simultanément l’étrange pouvoir et la sensation de danger mélangés, elle perçut la force phallique dégagée par l’arme. Elle le rendit à Dantin, non sans lui avoir fait sentir l’excitation que cela lui avait provoquée. L’ ex-policier apprit à sa belle compagne qu’en 2015, le m i n i s t è re de l’Intérieur avait commandé 365 000 pistolets de ce modèle en remplacement des Malbro-SP2042, récemment acquis après de bien rapides et louches négociations, pour un montant avoisinant deux cents millions d’euro s. En effe t , après avoir découvert un dy s fonctionnement dans le système du percuteur des Malbro, il fallut mettre à la destruction les 365 000 armes en question et fa i re, en urgence, une nouvelle commande auprès du fabricant des Sig-Sauer. Le président de la société Malbro ne fut pas inquiété le moins du monde, car la presse d’état le défendit en expliquant qu’il n’était pas re sp o n s able des pro blèmes de l’usine délocalisée en Chine où se faisaient les vérifications des armes. On le savait un peu partout au mieux avec des gens haut placés. Depuis, le satrape s’est fait bâtir une troisième magnifique villa qui domine un agréable coteau sur la Côte d’Azur, à l’abri des regards indiscrets des passants. — Je ne peux pas voir souffrir une caméra-espion blessée, dit-il en prenant l’accent de cow-boy des grandes plaines américaines. Dantin leva le levier de désarmement, visa et tira sur le déchet électronique. La détonation se fondit dans la pétarade hallowinienne. Des petits morceaux de plastique furent projetés en tous sens puis une dernière diode rouge s’éteignit, lentement, comme l’ultime soupir d’une âme errante. Le silence se fit alors, très momentané. Aussitôt les pétards reprirent leurs polyrythmiques aboiements célébrant la tintamaresque fête Laissez toute espérance… Chant V 118 funèbre. Dantin rangea son arme, regarda Francesca, lui prit la main et fit semblant de sangloter. — Je devais le faire… je devais ! Ils éclatèrent de rire et continuèrent leur route, enlacés comme les éléments d’une guédoufle en cristal de Venise, oubliant dans l’amour de l’instant et l’instant de l’amour, le vent froid qui soufflait sur eux à pierre fendre. Un peu plus bas dans la rue Ramey, sur un mur triste où serpentait encore, autour de mornes fenêtres en PVC blanc, une préhistorique gouttière en plomb coincée entre une dizaine d’antennes satellites, un poète « urbain », l’un de ces nouveaux soi-disant Baudelaire dont les journaux modernophiles, n’ayant rien de plus réel à se mettre sous la presse, font les éloges quotidiennement, avait écrit de sa plus belle bombe à taguer avec une graphie plutôt hétérodoxe : J’ai gouter la lie de la vie et elle était amer Elle n’avai pas comme toi la peaux lisse J’en ai plus envie et je dit nique ta mère Et puis je nique aussi la police Léonar de Raincy Au pied de l’immeuble au slam-tag, sous une grande quantité de cartons humides et de vieilles couvertures trouées et sales, serrés les uns contre les autres pour se communiquer un peu de chaleur, des hommes et des femmes tentaient de dormir pour oublier la misère dans laquelle ce beau monde doré, festif et cruel les avait jetés. Dantin délesta son portefeuille de quelques billets qu’il déposa dans la poche déchirée d’un sac de couchage qui Laissez toute espérance… Chant V 119 dépassait du tapis de carton. Il tapota légèrement du pied le lit de fortune afin que son propriétaire puisse trouver et ranger rapidement l’argent qu’il avait laissé avant que d’autres « abandonnés de l’époque » ne la lui prennent. L’homme se secoua un peu, se réveilla, vit les billets, les empauma et les cacha bien vite. Dantin lui dit : — Voici Monsieur, c’est pour vous. En espérant que cela vous apporte un petit peu de joie et de réconfort. Peut-être un bon repas… L’homme, cette fois tout à fait réveillé, lui répondit d’une voix triste : — Il n’est de plus grande douleur que de se souvenir des jours heureux dans la misère, mais je vous remercie infiniment. Le Paradis saura vous attendre ! Le policier et la femme quittèrent les indigents et suivirent leur suave sentier vers la promesse de douces oaristys. Arrivés chez Dantin, au 4bis rue Nicolet, ils se reposèrent un moment. L’ex-policier servit du champagne à sa belle amie. Sur la table basse du salon, parmi des revues et quelques livres, Francesca aperçut un magnifique ouvrage illustré de la Légende du Graal. Elle l’ouvrit, le parcourut, et se mit à lire les pages consacrées à Lancelot et à la reine Guenièvre. Dantin se serra contre elle et lut à son tour. Plusieurs fois, ils levèrent les yeux et se regardèrent. Au tourné d’une page, ils découvrirent la rep roduction d’une étincelante broderie médiévale montrant le baiser de Lancelot à la Reine. Alors, Dantin embrassa Francesca et cette nuit-là, ils ne lurent pas plus avant. Quand le jour fit son apparition, le rideau se releva sur la plus extraordinaire nuit qu’ait jamais entaillée sur l’océan alcyonien de l’existence de Daniel Dantin, le coutre écarlate du scalpel de l’amour. Laissez toute espérance… Chant V 120 Amour, qui s’apprend vite au cœur gentil, Amour, qui force tout aimé à aimer en retour, Amour nous a conduits à une mort unique. Émergeant de son sommeil, il se retourna dans le lit et chercha sa compagne, mais elle était partie ! Sur l’oreiller que sa magnifique chevelure d’ébène avait imprégné de son parfum, Francesca avait laissé sa petite croix en argent ! Dantin la prit et éprouvant brutalement la révélation de ce départ et la douleur provoquée par la siccité de cette soudaine solitude il embrassa le bijou et s’évanouit comme tombe un corps mort. e caddi come corpo morto cade Laissez toute espérance… Chant VI 121 CHANT VI Tel un chien aboyant et vorace Qui se calme quand il a sa pâtée sous la dent Car il s’acharne et s’évertue à dévorer Ce matin-là, les conditions climatiques se dégradèrent nettement. Une forte averse de neige fondue tombait en trombes drues et denses, percutant violemment les trottoirs et chaussées, les recouvrant en peu de temps d’une boue visqueuse, mucilagineuse et cauchemardesque. La température faisant des écarts de plusieurs degrés en des laps de temps extrêmement courts, les cordons de pluie se transformaient presque instantanément en dards de grêle qui laissaient de nouveau la place à ces longs fils glacés et opaques. Une telle agression météorologique fit déserter si rapidement tous les lieux non abrités et les caméras de surveillance ne filmaient plus que des trottoirs vides, n’enregistraient plus que les images d’une ville abandonnée. Même les citrouilles en plastique, tels de tristes histrions, semblaient désespérées malgré leurs théâtrales grimaces forcées. Lorsque Dantin reprit connaissance, sa perception de la durée avait complètement disparu. Tout à l’heure, c’était la nuit, maintenant c’est le jour. Ai-je dormi, ou n’ai-je pas dormi ? Ma jouissance a-t-elle duré toute la nuit, et la notion du temps étant sup primée, la nuit entière n’a-t-elle eu pour moi qu’à peine la valeur d’une seconde ? Une langueur s’empara de son esprit, séquelle de la Laissez toute espérance… Chant VI 122 punition infligée pour la prodigalité impie avec laquelle il avait fait une si grande dépense de fluides spermatique et psychique. Ayant jeté sa personnalité aux quatre vents du ciel, maintenant il peinait à la rassembler et à la concentrer. Redevenant peu à peu lucide, il constata qu’il était seul dans le lit et que rien ne résonnait dans son appartement. En serrant dans sa main la petite croix d’argent pour ne pas la laisser échapper, il se leva et chercha machinalement sur la table de nuit, dans la salle de bain, dans la cuisine, partout, un papier sur lequel Francesca aurait laissé un numéro de téléphone, une adresse, n’importe quoi qui lui eût permis d’espérer la retrouver. Malheureusement, ce lien qu’il avait rêvé recoudre était définitivement tranché. Elle ne lui avait rien abandonné que le bijou d’argent posé sur l’oreiller. Francesca avait accompli la tâche assignée par Marot, comme il en avait été convenu, et elle était partie, pour toujours. C’était la clause Lohengrin ! Dantin embrassa tendrement la croix, glissa son anneau dans la chaîne en or qui entourait son cou et la laissa s’enfoncer dans la prairie déjà grisonnante de son poitrail. Il se fit un immense bol de café avec un peu de lait et, pour se changer les idées et évacuer sa tristesse, mit en boucle Dr Robert de l’album REVOLVER. Il négligea douche et rasage, car il voulait garder encore un moment sur la peau les multiples odeurs qui l’avaient imprégnée lors de cette nuit mémorable et laisser s’effacer, naturellement, trace par trace, atome par atome, la sueur de Francesca mélangée à la sienne… Pour la troisième fois, Dantin allait retrouver Luc Marot autour d’une table. Le poète avait insisté pour que ce fût dans un de ces restaurants où pour une somme raisonnable, les Laissez toute espérance… Chant VI 123 entrées, les plats et les desserts sont proposés à volonté ; un de ces restaurants où les clients peuvent, s’empiffrer, se gaver jusqu’au malaise pour le plaisir, non pas uniquement de se nourrir, mais de profiter du système ; un de ces restaurants où les nouveaux affamés viennent assumer la possibilité de dépasser intrinsèquement la valeur d’échange alimentaire en avalant trois fois plus que ce que coûte le repas ; un de ces restaurants, enfin, où les régurgitations qui suivent sont le plus souvent la marque tangible du surplus de ce profit ! Marot avait beaucoup à dire, à montrer à son ami sur la « bouffomanie » de l’homme occidental, mais en fin gourmet, il avait choisi un endroit où la nourriture, proposée à l’envi, était quand même excellente. Dantin s’habilla chaudement et enfila son ciré marin dont la toile épaisse serait sans doute suffisamment étanche pour l’isoler de la douche infernale qui tombait du ciel. Quand il fut sorti, il se crut dans un film de science-fiction tant le dôme du jour était si bas et si sombre qu’on eût dit un matin islandais qui ne s’était jamais levé. Les grêlons crachés par le ciel en furie s’écrasaient sur les capots des voitures dans un bruit de mitrailleuse et certains morceaux de glace, découpés si gros, laissaient leur empreinte dans les tôles en un choc terrible. Pour les éviter, le policier longea les murs au plus près tout en descendant la rue Ramey, tandis que l’eau tombant du ciel rayait de ses cannelures et gouttes de fange tout le terne environnement. Dix minutes plus tard, Daniel Dantin entra dans cet antre de la restauration à volonté que lui avait indiqué son ami. Installé au croisement de la rue Marcadet, le Trois Gueules était situé juste en face du grand Quik-Ramey, un immense fastfood dont les lumières, agressives et artificielles, se répandaient et dégoulinaient jusque dans les rues adjacentes telles Laissez toute espérance… Chant VI 124 les sauces immondes qu’on y servait. Les deux gardiens faisant office de Cerbère devant la porte d’entrée du Trois Gueules l’avaient regardé attentivement et avaient même hésité à lui barrer le passage, trouvant sans doute son allure de rocker curieuse, voire louche. Marot, qui était déjà là, lui fit un signe de la main. — Daniel ! Viens me rejoindre. — Bonjour Luc. Dis donc, c’est qu’ils ne m’auraient pas laissé entrer, les deux clowns de garde devant la porte. — Oui ! Ils font d’autant plus de zèle que le restaurant a de nouveau été cambriolé, il y a deux jours. D’ailleurs, la dernière fois que je suis venu, il n’y avait qu’un seul gardien. — Cambriolé ? La caisse ? — Non ! Juste de la nourriture. Probablement une bande d’affamés qui n’en pouvait plus d’être si près de mourir de faim. Même en face, où la bouffe est dégueulasse, les frigos ont été dévalisés. Que veux-tu, l’État ne nourrit plus son peuple ni ne lui donne du travail pour se payer de quoi s’alimenter ! — Je sais ! C’est à souhaiter au plus vite une révolution ! — Et qui la fera ? Les miséreux ? Ils ont déjà du mal à vivre en bonne intelligence dans des quartiers encore plus miséreux qu’eux et s’en consolent en s’endormant dans le lit de l’intégrisme religieux, du foot ou de la téléhypnose. Les classes moyennes ? Elles usent toutes leurs forces à éviter de redescendre au stade inférieur qu’elles ont eu tant de mal à franchir et ont bien trop peur de décevoir leurs nouveaux maîtres pour ne bouger ne serait-ce que la dernière phalange de leur petit doigt. Les Riches ? Peu de chance non plus, tout est parfait pour eux ! Je te prédis, moi, que Paris n’est pas près de revoir pousser des ailes aux pavés ! Alors, et toi, comment vas-tu ? — Passablement. Laissez toute espérance… Chant VI 125 — Je vois à ton visage et à ton regard que tu sembles fatigué… et éduqué ! — J’ai passé la soirée et la nuit la plus délirante de ma vie, mais pour te dire la vérité, que tu devines déjà sans doute, je suis attristé du départ de Francesca et insatisfait sur le plan fantasmatique. — Je l’imagine, mais qui a jamais prétendu que l’on puisse assouvir le pépie de ses fantasmes ? Quant à ce qui concerne Francesca, elle a rempli la mission qui lui était confiée et il est normal qu’elle disparaisse maintenant de ta vie. De toute façon, tu sens bien qu’aucun avenir avec elle n’était possible. Seul le temps fou court à travers les nuits les plus ingrates. — Oui, tu as raison. Mais j’ai du mal à l’accepter ! — Je vois qu’elle t’a laissé de quoi ne pas l’oublier trop vite, dit le poète en apercevant le haut de la croix d’argent dans l’échancrure de la chemise du policier. Sois heureux de ce legs, car bien peu d’hommes en ont reçu de sa part. Tu devais vraiment lui plaire et, si cela peut te consoler, sache qu’elle a également dû être triste de te quitter. — Je pense que je ne l’oublierai jamais. Et pas uniquement pour la nuit que nous avons passée ensemble. — Il est vrai qu’à sa manière, c’est une sorte de sainte, mais tu découvriras bientôt que les souvenirs de Francesca sont étonnamment volatiles. Mais nous avons pour l’heure d’autres préoccupations, d’autres chemins à explorer. J’ai pensé que ce serait instructif de nous retrouver ici, dans ce Sanctuaire de la Mastication. Dantin regardait tout autour de lui les allées et venues des clients qui se précipitaient vers les consoles où étaient exposées, à volonté, les marchandises alimentaires. L’oblongue salle du restaurant était exceptionnellement vaste, avec en son centre les cantines et casseroles généreusement exhibées. Les Laissez toute espérance… Chant VI 126 tables étaient disposées le long des quatre murs du local en deux grands rangs concentriques qui laissaient la place pour circuler entre eux afin d’accéder aux plats. L’éclairage fixé sur les parois diffusait une lumière discrète et chaleureuse tandis que quelques photographies de célèbres lieux culinaires européens et orientaux décoraient sans exagération les larges pans de murs en question sans lesquels ils eussent été trop arides. Au centre de la salle, la grande table était divisée en deux parties sensiblement égales. Sur une des moitiés, se trouvaient les hors-d’œuvre : potages, salade niçoise, salade de pommes de terre, salade de pâtes, salade de riz, salade de maïs, œufs durs mayonnaise, feuilles d’artichaut, charcuteries diverses, jambon à l’os, roulades, champignons à la grecque, radis, chou rouge, macédoine de légumes, avec, pour rehausser les goûts, cornichons, moutarde forte ou aux algues, aromates, épices, mayonnaise, vinaigrette, petits oignons et toute une théorie de sauces variées. Sur l’autre moitié, les plats chauds : choucroute garnie, potau-feu, cassoulet, poulet rôti, poulet en sauce, escalopes de dinde, rôtis de porc, cuisse de canard avec de nombreux légumes d’accompagnement. Venaient ensuite les lasagnes, spaghettis, pizzas, bäkeofe, Irish stew, wiener früntzel qui côtoyaient couscous, canard laqué, nems, moufzé libanais, z abl atki à la Sobl evez ou ladkibiou biodrowe polonais. Des bols étaient remplis d’épices aux couleurs toutes plus chatoyantes les unes que les autres et aux saveurs savamment agencées en crescendo dans l’échelle de Richter des sapidités. Plus loin, l’espace réservé aux fromages-desserts exposait une hallucinante quantité de produits, parfois rares, de toutes les régions fromagères. Les plus appétissants, fiers représentants de la France, clamaient leurs noms aux sonorités si musicales : Moulinet de Gallois, Chevrotin savoyard, Vieux Laissez toute espérance… Chant VI 127 Taméro, Pouzal cendré, Coup de Pied au Cul de Normandie, Curé nantais, Munster d’Alsace, Brillat Savarin, Salers et l’habituelle troupe de fromages traditionnels aux noms plus communs de Gruyère et Gouda, Camembert, Comté, Caprice des Dieux… Les desserts, moins nombreux faute de place, semblaient également très savoureux. Dantin lorgna à s’en décrocher un œil les crèmes brûlées dont les croûtes étaient si brunes qu’on les eût imaginées dorées à même la photosphère. La clientèle était socialement très variée. Ceux qui avaient élu domicile près des présentoirs étaient tout autant des personnes de condition modeste que des riches bourgeois ; l’estomac n’a cure des fiches de paie ! — Allons nous servir et nous mangerons les yeux bien ouverts, proposa Marot. Les deux hommes se dirigèrent à leur tour vers les plats. Marot prit de la salade de pommes de terre et une belle part de bäkeofe. Dantin, par curiosité, goûta le mets russe et le plat polonais en quantités modestes, car il avait grande envie d’une cuisse de canard confite et il voulait garder assez de place pour se régaler d’une crème brûlée et de quelques fromages dont les noms l’avaient charmé et qu’il avait choisis. Ils revinrent s’asseoir en n’omettant pas de prendre, au passage, une bouteille de Riesling et une bouteille de Bordeaux. — Je suppose qu’il va falloir éviter de confondre nos boissons, lança Dantin au poète. — Oui, cela vaudra mieux, répondit Marot ! Écoute ceci : Une gorgée de vin est meilleure qu’un nouveau royaume. Évite tout chemin, sauf celui qui conduit au vin… c’est mieux ainsi. Une coupe vaut cent fois mieux que le royaume de Feridan. La tuile qui recouvre la jarre vaut mieux que la couronne de Khosroès. — Tiens, je ne connais pas. Qui a écrit ce bijou ? Laissez toute espérance… Chant VI 128 — C’est un quatrain d’Omar Kháyyám, un sublime poète soufi du XIe siècle. Et ceci, du grand Charles Baudelaire, puisque nous devons être attentifs à ce qui se passe ici : J’ai demandé souvent à des vins captieux D’endormir pour un jour la terreur qui me mine. Le vin rend l’œil plus clair et l’oreille plus fine. Marot tourna la tête. Par la fenêtre située juste à côté de leur table, il observait les clients du Quik-Ramey, en face. Les attitudes étaient quasi similaires, seule changeait la qualité de nourriture. Tous mangeaient, avalaient leur pitance comme si c’était leur tout dernier repas avant la fin du monde. On sentait bien que des deux côtés de la rue se jouait le drame de la perte de l’avenir. L’espérance ayant disparu du cœur des hommes, le carpe diem était devenu le Maître-mot de ceux-là. Faim et Fin unissaient là leurs sons et leurs sens. — Tu vois Daniel, reprit-il, on peut résumer l’homme en deux mots : le sexe et la tripe ! — Mais, cher Luc, cela ne fait-il pas des siècles que c’est ainsi ? — Si ! Bien sûr, cela fait des siècles que les hommes s’emplissent les tripes et se vidangent l’âme par le bas-ventre, mais regarde les visages de ceux-là et souviens-toi des visages de ceux d’antan si bien immortalisés par nos grands artistes. Ne vois-tu pas le drame qui s’est joué ces dernières décennies ? Revois les portraits illustrant les peintures anciennes, les cartes postales du début du siècle, les photos des années cinquante, toutes ces images représentant de simples repas entre amis, des fêtes de villages, mariages ou communions. Sens les joies saines, les bonheurs qui irradiaient les visages de ces humbles. Maintenant, regarde les yeux de ceux d’en face. — Oui ! Je comprends. Les hommes ont connu depuis toujours le sexe insouciant et la tripe joyeuse, quand il y en avait, Laissez toute espérance… Chant VI 129 car leurs vies accablées de labeur ne leur laissaient que peu de temps pour en profiter. — Les fêtes de ces années anciennes étaient comme des petits rochers émergeant de la tumultueuse rivière des existences sur lesquelles les hommes pouvaient, occasionnellement, et comme des équilibristes, respirer un peu. Or, comme aujourd’hui la fête est devenue permanente, ces outres stomacales occidentales suintent la surabondance, la satiété, le gavage d’urgence avec, en lot de consolation, un résidu de tristesse, de désespoir. La « fête » est devenue un mouvement centripète dont la fonction est d’attirer tout élément passant à sa portée pour assurer sa survie. « Viens bouger, viens chanter, viens manger avec nous ! » compose le langage minimum du coercitif-festif. Réussir à imposer l’idée qu’il serait honteux de s’y dérober est l’une des plus grandes victoires de l’époque ; et qu’y a-t-il de pire, dans un monde d’images, qu’imaginer la sienne exposée aux yeux de tous sous le masque fulighideux de la honte ? — Alors, répondit Dantin, ça mange, ça re-mange, ça re-remange pour se rassurer… Fixé en hauteur dans chaque coin de la salle, un gigantesque écran vomissait ses images d’émission de variétés. Fun-TV, au triste nom anglomane, diffusait ses inepties afin de stimuler les appétits de ceux qui ne pouvaient manger que flasquement posés devant des écrans comme des flans flânant dans une assiette à dessert. Heureusement, le son n’était pas réglé à fort volume. Les deux hommes regardaient machinalement les marionnettes colorées qui s’agitaient au rythme des éclairages bleus et roses des projecteurs qui les illuminaient. Laissez toute espérance… Chant VI 130 Pendant quelques secondes, Dantin et Marot subirent, comme des millions d’humains le subissent, jour après jour, la force hypnotique d’images totalement dénuées de sens. Ces images qui, chassant d’autres, immédiatement remplacées par d’autres encore, suppriment toute réflexion et transforment par leur mouvement tout dialogue en soliloque ! Au bout de quelques secondes, comme soudainement réveillé d’une transe vaudoue, Dantin prit la parole. — Je me souviens que quand j’avais dix ans, la télé éduquait et informait. Sa mission était de répandre la culture parmi ces nouveaux humains appelés téléspectateurs. Quand on voit ce truc infernal, ajouta-t-il en désignant l’écran, on se dit que cela a bien changé. — Tu as raison. La télévision s’est radicalement transformée depuis cinquante ans et son histoire est passionnante et fort instructive. — Tu es téléphile, toi ? — Bien au contraire ! Mais j’ai un peu réfléchi à cette question pour un poème télérime que j’ai composé, et j’ai « assumé » pour cela des réflexions d’un excellent penseur québécois. — Ah ? Tu me fais part de ton analyse ? — Si tu veux ! Voici ! Commençons par les quatre âges de la télé : après une enfance euphorique, et comme tu l’as souligné, à vocation éducative, la télé s’est transformée dans son adolescence quand l’État, pour répondre à une demande croissante que la chaîne publique ne pouvait plus satisfaire, décida d’ouvrir à la concurrence privée. Puis, jeune adulte, elle n’a cessé d’étendre son emprise, s’est redéfinie entièrement et a pris le visage qu’on lui connaît aujourd’hui. Les chaînes se sont multipliées, les heures de diffusion se sont allongées, la couleur a fait son apparition, et ainsi de suite en suivant les progrès techniques de son temps jusqu’à ce qu’elle devienne Laissez toute espérance… Chant VI 131 la maîtresse incontestée des médias, un Dorian Gray de la communication. Aujourd’hui, dans son âge mûr, la télé ayant honteusement copulé avec le Net et s’étant baptisée TVNet, elle est devenue le régisseur des masses dont elle règle injonctivement l’emploi du temps et les pensées. — Il est vrai qu’on ne compte plus les familles qui ne vivent qu’à son rythme. — La télé transforme le bruit de la vie en silence des agneaux et pour ce faire, elle apporte à l’adulte la jouissance de le renvoyer au stade de sa petite enfance, quand il n’était que totale réceptivité. — Mais comment s’y prend-elle pour avoir ce pouvoir ? — Très simple ! En simplifiant tout message contenant du réel, en supprimant les programmes d’informations au profit d’émissions de pur divertissement, comme cet horrible SuperEuropeople. — Super quoi ? — Super-Europeople. Un jeu-variété qui condense les pires inepties télévisuelle de ces vingt dernières années ! Ce pouvoir démesuré de la télé vient du fait qu’elle diffuse des images insensées qui offrent au téléspectateur, et c’est le nœud de l’affaire, le plaisir indolent d’une sensation de bien-être, fondu dans la masse. Elle lui offre, en outre et simultanément, un trône sur lequel il est comme un roi avec à la main son sceptre royal en forme de télécommande. — Tu veux dire que la télé donne la possibilité de jouir de ce réconfort grégaire infantile, tel celui qu’on retrouve lors des grands rassemblements sportifs, musicaux ou festifs ? — Exactement, Daniel ! C’est le nœud de son emprise, car les hommes ne vivent plus que par « masse » ! Le téléspectateur éprouve ainsi la sensation de faire partie d’une masse à la puissance quasi divine ; il connaît, presque au sens biblique, le Laissez toute espérance… Chant VI 132 bonheur du bonheur d’être nombreux ensemble ! — Comme les fans des people ? — Oui. Mais l’énorme avantage qu’a le téléspectateur sur le supporter, ou le « fan », c’est d’arriver à s’intégrer à une formidable marée humaine tout en restant dans son fauteuil et que, contrairement à ceux qui la composent assis dans un stade ou coincés dans la houle de la foule, il peut s’en extraire à tout moment. Il lui suffit de décider d’éteindre sa télé, ce qui paradoxalement est devenu l’image de la négation de l’entente sociale. — Et tout cela, sans qu’il n’y ait de sa part aucun engagement réel, physique, avec d’autres êtres vivants. — Voilà ! Tu l’as dit ! C’est la force de la télé et des réseaux sociaux ! Elle peut instaurer avec son public innombrable une communication pure, encore une fois exempte de tout message, en le libérant de pénibles contraintes relationnelles. — Mais tu ne peux nier qu’il y a encore des émissions à vocation culturelle. — Certes, la télévision actuelle continue de se déguiser occasionnellement en instrument d’éducation populaire. Mais quand la littérature, le cinéma, la musique ou la philosophie passent à travers le miroir de l’écran, cela n’équivaut qu’à une forme radicale de dépossession. — De dépossession ? — Oui, quittant l’univers qui leur était propre où la valeur d’une œuvre dépendait des autres œuvres qui constituaient avec elles un univers et une histoire, ces formes artistiques entrent dans un espace dont les règles et la logique n’ont plus rien à voir avec celles qui étaient les leurs. Ce sont maintenant les règles et la logique de la télévision qui règnent. Passant par la télé, les ouvrages se retrouvent exilées hors de leur charnier natal et dépossédées de leur âme. Laissez toute espérance… Chant VI 133 — C’est juste ! J’ai ressenti cela les dernières fois que j’ai regardé une émission prétendue culturelle. — Tu vois, le choix effectué par les réalisateurs et programmateurs parmi l’ensemble des produits de l’art, parce que cela deviendra de la marchandise à ce moment-là, ne sera pas fondé sur des critères artistiques, mais essentiellement sur le potentiel télévisuel ou résuel des opus en question. — Résuel ? — Oui, c’est un adjectif que j’ai inventé pour parler du monde des réseaux. — À garder ! J’en reviens à ce que tu disais. Tu penses à leur capacité à devenir un spectacle audiovisuel hypnotisant ? — Exactement ! Ainsi, on choisira les œuvres les plus faciles : Agatha Christie plutôt que Joyce, Vivaldi plutôt que Schönberg, BHL plutôt que Philippe Muray. Et si la télévision accepte d’accueillir en son sanctuaire des œuvres ou des pensées plus exigeantes, elle les adaptera, par force, à son langage en les rendant télégéniques, elle les rendra aussi attrayantes, aussi agréables pour les téléspectateurs que les autres divertissements qui passent à la même heure sur les chaînes et sites concurrents. — J’imagine Bach en jean fluorescent, comme une vedette pop et Madame Bovary, transposée au XXIe siècle à New York, fréquentant les centres de body-building. — Oui, Daniel. C’est ce qu’on appelle « règle de l’adaptabilité » ! — La règle de l’adaptabilité ? répéta Dantin. — La règle de l’adaptabilité, c’est l’obligation faite à toute pensée, à tout discours, à toute œuvre, d’être télévisible o u résuelle. Il faut qu’une fois son contenu banalisé, voire éliminé purement et simplement, il reste encore un stimulus télévisuel quelconque capable d’arrêter la main du roi-téléspectateur Laissez toute espérance… Chant VI 134 toujours prêt à appuyer sur sa spectrocommande, car le Dieu publicité va arriver. — Il est vrai que les vedettes du spectacle, les hommes politiques, les terroristes de tout acabit et quelques intellectuels bavards sont passés maîtres dans cet art de l’adaptabilité. — Et pour cause, ils ont suivi des cours en les nombreuses écoles spécialisées. L’effet de cette règle est la « vidéoclipisation » galopante aussi bien de la télévision elle-même que de toutes les autres formes de discours publics qui alors se distinguent de moins en moins du discours télévisuel, devenu la norme et le modèle de la communication moderne. — TVNet impose donc une vision diaphane et légère du monde. — Je dirais plutôt une vision lyrique du monde, comme l’avait nommé l’excellent Ricard. La télé-résuelle réduit l’univers à la taille de cette lucarne menteuse, le privant ainsi de toute étrangeté, de toute altérité véritable, de toute dialectique, pour le mettre « à la portée » non pas des barbets à poil frisé, mais des individus. — Un Univers recréé à la mesure de nos petites vies et de nos grandes opinions. — Eh, Daniel, tu nous fais du Shakespeare ! — Ne te moque donc pas de moi. — Mais non ! Au contraire ! Ce que tu dis est parfaitement juste. Qu’il s’agisse de la politique, des arts et des lettres, de la religion et bien sûr, du commerce, tout ce qui prétend aujourd’hui s’adresser à la masse n’a d’autre choix, s’il veut être entendu, que d’emprunter la logique et les méthodes résuelles, c’est-à-dire se faire reflet et divertissement en minimisant son contenu et en maximisant son image pour atteindre, comme tu viens de le dire, l’ensemble des petites vies et des grandes opinions de la masse. Laissez toute espérance… Chant VI 135 — Et tout cela, évidemment, au profit de l’économie et des entreprises. — Bien sûr ! Toute la question n’est qu’économique, comme tout ce qui dirige nos sociétés et nos vies, d’ailleurs. — Il y a pourtant de nombreux discours qui dénoncent cet état de fait. — Ils sont Légion et c’est devenu un lieu commun que de diaboliser la télévision, mais elle sait intégrer et dissoudre à son profit toute attaque contre son règne. Comprendre que la relation étroite entre l’augmentation exponentielle des auditoires, des heures d’écoute, du nombre de diffuseurs, et la hausse du niveau d’insignifiance et de bêtise qui caractérisent la production télévisuelle n’est pas contradictoire, c’est aussi mieux comprendre ce que tu appelles le monderne et ses néohabitants. En fait, plus la télé étend son empire, et plus le sens, pire même, le besoin de sens diminue ! — On peut dire dès lors que plus la présence de la télévision croît, plus celle du monde s’étiole. — Exactement ! L’amie numéro UN des humains est devenue l’ennemie numéro UN de la réalité dans laquelle ils survivent. Mais qui est encore attaché, à notre époque, à la réalité ? Le téléspectateur aura toujours pour la télé, hypocrite merveille, une dévotion à nulle autre pareille. — Et l’Internet, n’est-il pas le plus aliénant et le plus destructeur de réalités ? demanda Dantin. — Pas tout à fait, répondit le poète. Son univers se révèle beaucoup plus complexe et contient, qui sait pour combien de temps, de la dualité, une espèce de no man’s land où survit encore un micro contre-pouvoir. Mais nous en parlerons plus tard. Le moment n’est pas encore venu pour éclairer de notre lanterne sourde le monde complexe du résuel. — Bien, comme tu veux, Luc. Alors, concluons sur cette Laissez toute espérance… Chant VI 136 triste interrogation concernant la réalité de notre monde à travers la télé et mangeons. Et ils détournèrent définitivement leurs regards de l’écran où continuaient de s’agiter sur ses planches aux couleurs surexposées, de chimériques et pâles pantins pitoyables. La porte du restaurant, soufflée par une bourrasque, claqua en se refermant. Un homme entra en titubant. On l’aurait cru pourchassé par une meute de tigres en furie. Il était transi, frigorifié, littéralement mitraillé par la pluie ténébreuse qui tombait au-dehors. Ayant glissé et chu sur le seuil, il se relevait en secouant la boue restée accrochée à son imperméable. Dantin, dont le regard fut attiré par l’involontaire spectacle donné par cet intrus, s’exclama : — Regarde Luc, c’est Jean Legroin. Tu te souviens de lui ? — Mais oui, tu as raison ! C’est lui ! Appelons-le ! — Euh… ce n’est pas obligé ! — Ah oui, j’oubliais votre inimitié ancestrale. Tu lui en veux toujours ? — Oui ! Mais, bon, appelons-le quand même, cela peut être intéressant. Marot se leva et cria à la cantonade. — Eh, Legroin ! Legroin, tu viens nous rejoindre ? L’homme se retourna, mais sembla ne voir personne. Marot appela une seconde fois, plus fort. — Eh bien Legroin, tu ne nous reconnais plus ? Ventre affamé n’a réellement pas d’oreilles ? L’homme trempé les fixa un court moment et s’écria : — Ah ça ! Marot ! Dantin ! Quelle surprise ! Cela fait un sacré bail. Laissez toute espérance… Chant VI 137 — Oui, des années. Viens t’asseoir avec nous. — Je me sers et j’arrive ! Il alla se remplir une assiette de charcuterie, prit une carafe d’eau puis rejoignit Dantin et Marot à leur table. Il était encore bien mouillé et le haut de son imperméable dégoulinait sur la nappe. Marot déplaça son assiette de quelques centimètres vers la gauche pour lui éviter de recevoir les remugles de pluie. L’homme enleva son manteau boueux et le posa contre le dossier d’une des chaises libres. Il s’assit. — Alors, raconte, que deviens-tu ? demanda Marot. — Pas grand-chose de passionnant, à vrai dire. J’ai échangé la robe d’avocat contre un tablier de critique gastronomique pour un hebdomadaire féminin. — Pas passionnant ? Cela doit pourtant être plus facile à rédiger que tes ex-interminables tirades et tu dois te remplir la panse de bonnes choses, jour après jour, dit Dantin. — Tu rêves ! Ce n’est pas cela du tout. Au contraire ! Je dois m’avaler quotidiennement toutes sortes de dégueulasseries immondes dans des endroits sordides puis pondre de brefs comptes rendus pour un hebdomadaire merdique dans un français approximatif afin qu’il soit compris par une meute de lectrices incultes. C’est fini l’époque des bons petits plats, dans les bons petits restaurants, aux bons petits prix, cachés dans les belles petites rues des belles petites villes. Maintenant, les assiettes sont gavées d’OGM de première, deuxième et troisième générations, aliments conditionnés dans des suremballages tous plus polluants les uns que les autres, de préparations faites de produits venant de pays inconnus et assemblées ou élaborées —vous noterez les termes volontairement trompeurs— en des pays qui restent tout aussi inconnus. Tout cela, rempli de colorants chatoyants créés sur tablette informatique, de légumes chargés jusqu’à la Laissez toute espérance… Chant VI 138 gueule de pesticides impossibles à nettoyer, de vins et d’huiles composés de mélanges de dizaines de vins et d’huiles venant de pays différents, de viandes d’animaux nourris avec des produits dont on ne peut connaître ni la nature ni la provenance, de… — Arrête ! Tu vas nous faire vomir ! s’exclama le poète. — Alors, de temps en temps, quand je ne « travaille » pas, je me rattrape ici. C’est l’un des rares endroits du quartier où les aliments ont encore du goût, où ils sont issus de la nature et pas sortis d’éprouvettes de laboratoires. — C’est vrai que l’on y mange diablement bien. Les bons mor ceaux de tout, il faut qu’on me les cède, et si j’en viens à roter, qu’on me dise « Dieu vous aide ! » marmonna Marot. J’étais même étonné que Daniel ne connaisse pas l’endro i t . — Oui ! Je suis bien souvent passé devant, mais je n’avais jamais eu l’idée d’entrer. Cela dit, il y a de grandes chances pour que je revienne. — Que disais-tu, Jean, à propos des éprouvettes et des OGM ? questionna Marot. — Il s’agit des éprouvettes qui ont conduit à la création des nouveaux OGM3, les MAN201, ajouta Legroin. C’est bien fini l’époque des premiers OGM où l’on introduisait des gènes dans les plantes. On s’était aperçu que toutes les plantes traitées n’acceptant pas la manipulation, il fallait les mettre sous antibiotiques pour trouver les 10 % qui avaient intégré le gène. Tout cela était coûteux en temps et en plantes. Maintenant, la technique permet d’introduire le gène dans 98 % des plantes manipulées. — Mais c’est épouvantable, lança Dantin. — Oui, on peut dire cela. Tenez, je vous raconte autre chose. L’augmentation catastrophique du taux de mortalité des abeilles provoque une perte importante des déplacements Laissez toute espérance… Chant VI 139 de pollen et facilite encore l’expansion du MAN201, mais cette fois, c’est l’Homme qui le répand et de manière bien plus expansive encore. Comme l’implant du pollen dans les arbres fruitiers au Japon, sauf que là-bas, c’est à l’unité. — C’est quoi, cette histoire d’arbres japonais ? — Depuis quarante ans environ, l’élévation désastreuse de la pollution au Japon a tué toutes les abeilles. Du coup, la pollinisation naturelle des vergers ne se fait plus et les Japonais sont obligés de la faire, cette pollinisation, manuellement, fleur par fleur ! Ainsi, les fruits sont devenus tellement rares qu’ils se vendent à l’unité et non plus au kilo ! répondit Legroin. — Hallucinant ! J’imagine les problèmes de santé que cela induit, ajouta Marot. — Oui ! Et tout ce que tu imagines est loin de la réalité, répondit Legroin. — Et quelle est, d’après toi, la pire conséquence de ces manipulations génétiques ? demanda Dantin. — Tout d’abord, l’accoutumance à ces antibiotiques consommés par les humains, via les plantes, et pire encore, via les viandes qui en sont gorgées, rend ceux-ci de plus en plus insensibles aux autres antibiotiques, ceux qui sont censés les soigner. Ensuite, les chimistes des labos ont trouvé une molécule, quasi irrepérable, qui, tout en ayant les effets escomptés sur la plante et sur l’asservissement habituel des agriculteurs à ces labos, provoque des maladies déjà connues, issues de causes plus naturelles (grippes, méningites, céphalées, diabète, altération de la circulation sanguine, divers, etc.). — Un véritable coup de génie, lança Marot. — Ainsi, l’élévation de ces maladies graves n’est pas mise sur le compte de ses vrais responsables, mais sur l’effet de serre, le changement du climat, le stress du travail et autres Laissez toute espérance… Chant VI 140 leurres. Et tout cela, bien sûr, en ayant finalement convaincu les populations que les OGM3 sont inoffensifs et qu’il sont la seule solution aux problèmes de la nutrition dans le monde. — Des génies du Mal au service du nouveau Bien ! renchérit le poète. — Mais, et le goût ? Tout cela est insipide, dégueulasse même, ajouta Dantin. Marot prit la parole. — Tu sais bien que la société qui en est arrivée à ce point de félonie a eu la précautionneuse sagesse de former une génération dont les papilles gustatives sont devenues sans objet avec des estomacs qui, selon leur résistance, s’adaptent tant bien que mal à cette néo-nourriture. Les défenses immunitaires régressant régulièrement, le choix laissé à l’homme aux faibles revenus, concernant son alimentation, est, selon sa patience, soit de mourir de faim, soit de mourir empoisonné. — C’est affreux ! lança Dantin. — Concernant les manipulations sur les types d’aliments donnés aux animaux pour les engraisser et les faire procréer davantage, et rapidement, l’opacité la plus totale a été appliquée par les agros en toute impunité. Il s’agit de produire suffisamment de nourritures variées à bas prix pour alimenter les nouvelles classes de pauvres. Un chimiste compétent aurait bien du mal à analyser les différentes composantes d’un steak, d’une paupiette ou d’une merguez et à affirmer de quel animal la viande en est extraite, ajouta Legroin. — Oui, acquiesça Marot. Et les membres influents des sociétés agroalimentaires sont, eux, suffisamment riches pour ne jamais consommer en famille les produits délétères qu’ils imposent à l’humanité. Et en cas d’accident, ils peuvent toujours s’offrir les soins de médecins spécialisés dont les dépassements d’honoraires sont aussi surréalistes que la présence Laissez toute espérance… Chant VI 141 d’un cerveau en état de fonctionnement dans la boîte crânienne d’un animateur d’émission de variété, d’un rapeur ou d’un footballeur. — Sacré Marot, lança Legroin. Tu n’as pas ch a n g é . Toujours le mot pour rire, même des pires atrocités. — La majorité de l’humanité s’aime en mouton qu’on mène à l’équarrissoir, ajouta Dantin. — Heureusement, il reste quelques rares endroits, comme ici, où la nourriture est à l’abri de ces maîtres-sorciers, dit Marot. Et qu’est-ce un homme, si tout son bien et le commerce de son temps n’est que manger ? — Il est vrai que c’est savoureux, déclara Dantin en finissant son assiette de zablatki à la Soblevez. — D’où mon étonnement, sans cesse renouvelé, de ne pas trouver l’endroit davantage bondé, ajouta le poète. — Et vous les gars ? Toi, Dantin, toujours à pourchasser les escrocs et les mauvais sujets ? Et toi, Marot, toujours poète ? Un nouveau livre bientôt prêt pour la correctionnelle ? ironisa Legroin. — Non ! Finie la police, répondit Dantin. Je suis à la retraite depuis quelques jours. — Ça alors ! Incroyable. Le Grand Dantin-Zorro qui ne chasse plus le brigand. — Oui, ex-policier ! Je ne suis plus cet animal en voie de disparition, jamais corrompu comme certains avocats véreux que j’ai connus jadis. Legroin ne releva pas la pique qui lui était adressée. — Quant à moi, trancha Marot en souriant à la remarque de Legroin, je travaille comme vigile dans un bazar non loin de la Mairie et je prépare, en effet, un nouveau livre qui ne sera pas lisible par des jeunes filles de 14 ans et qui subira probablement les foudres d’associations de défense des lettres Laissez toute espérance… Chant VI 142 offensées ou de divers autres maîtres-censeurs. Et accessoirement, je fais le guide. — Mais quand même, pourquoi t’obstines-tu à écrire ? — Voilà une question bien sérieuse. Trébuchant sur les mots comme sur les pavés, heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés… Disons, en simplifiant et afin d’éviter d’entrer dans des heures d’explications, que c’est pour retrouver, dans la poésie, le Mal constitutif de l’histoire de notre civilisation occidentale. Je cours après la cathartique beauté du Mal comme bien d’autres poètes l’ont fait avant moi. Je versifie pour signifier mon désaccord avec ce monde proclamé si positif, pour bondir hors des rangs des laudateurs. — Ahh ? répondit Legroin, d’un air dubitatif. Mais la poésie… — La poésie, pour peu qu’on veuille descendre en soi même, interroger son âme, rappeler ses souvenirs d’enthousiasme, n’a pas d’autre but qu’elle-même ; elle ne peut pas en avoir d’autre, et aucun poème ne sera si grand, si noble, si véritablement digne de ce nom, que celui qui aura été écrit uniquement pour le plaisir d’écrire un poème. Et puis en plus, j’aime cela ! La discussion se focalisa alors sur les restaurants en général et sur l’alimentation en particulier. Legroin fit remarquer que les magasins « discount » fleurissaient un peu partout, expansion stimulée par la hausse hallucinante du prix des aliments dits « de qualité », situés juste au-dessus des limites des normes de santé alimentaire, c’est-à-dire ce qu’était l’alimentation naturelle des humains il y avait tout simplement q u a rante ans. Ces boutiques low-cost, p ropriété de deux grandes enseignes qui se partageaient l’ensemble des hypers, supermarchés et supérettes, étaient remplis du matin au soir par une population toujours plus paupérisée qui devait mal- Laissez toute espérance… Chant VI 143 gré tout s’alimenter. Le changement important du régime de sécurité sociale du 13 mai 2015 (arrêté 765U-74) avait résolu de manière radicale le problème du si célèbre déficit en cessant tout remboursement de médicaments dits « légers ». L’augmentation spectaculaire des maladies de l’intestin et de l’estomac que cela provoqua permit à l’industrie pharmaceutique, déjà fort fleurissante, d’accuser des bénéfices énormes dont une grande partie sortait de France sans que qui que ce soit ne s’en préoccupât. La majorité des cancers dus à cette nourriture surfrelatée fut mise sur le compte de la pollution qu’il était, évidemment, difficile, voire impossible de modérer. La loi 4237-67 d’octobre 2015 sur l’étiquetage permettant aux agroalimentaires de ne plus indiquer la provenance, ni les additifs intégrés dans les aliments, fut votée sans le moindre mouvement de protestation des consommateurs, déjà tant malmenés. Les bouteilles de vin, par exemple, pour continuer à se vendre, avaient gardé fidèlement leurs étiquettes, et cette exactitude fournissait l’assurance que l’on pouvait éventuellement les photographier afin de les retrouver telles qu’elles étaient jadis, mais non les boire. En fait, le jeu des divers règlements de la NFE prohibait tout ce qui n’est pas fabriqué industriellement. La dernière offensive des agros fut de faire interdire aux particuliers d’avoir leur propre potager. Et déjà les légiférant, encouragés et financés par ceux-là, travaillaient sur de futurs textes de loi, encore plus liberticides. — Cela me fait penser à une publicité de grande surface que j’ai lue hier, lança Dantin. J’ai été stupéfait de découvrir de nouvelles appellations concernant la fabrication et l’origine des produits alimentaires. — Raconte ! dit Legroin. — Vous avez déjà vu, dans les petits journaux publicitaires Laissez toute espérance… Chant VI 144 de ces supermarchés, les termes utilisés pour les affichages : « élaboré en France », « transformé en France », « produit fait en France » ? — Oui, on connaît l’arnaque. — Eh bien, j’en ai découvert d’autres, continua Dantin. Par exemple : « viande recollée en France », « composition Française », « France Meat » et, le plus démentiel de tous, « France inside » — Vous imaginez, en plus de la quantité de sombres crétins qui sont grassement payés pour oser pondre des conneries aussi méprisables, la collection d’helminthes que cela doit procurer ? ajouta Marot. — Des textes ont été votés pour légaliser ce genre d’abus afin d’écouler n’importe quels produits achetés au rabais dans des pays où la législation sur les aliments est inexistante, par des compagnies qui ont de riches et puissants appuis, précisa Legroin. — Ça me rappelle le scandale de la viande de cheval dans les lasagnes congelées, en 2013, dit Dantin. — Ce n’était qu’un grain de sable dans l’océan de ces trafics. D’ailleurs, il n’y avait pas eu de personnes malades, mais la « Confiance » subit son premier coup de bélier destructeur, répondit Legroin. — Les lois ont été faites pour défendre les Hommes ; elles défendent maintenant ce qui leur nuit, ajouta Marot. — Oui, termina Legroin. On ne sait même plus qui les font voter, ces lois sur l’alimentation, tant elles sont nombreuses et opaques. La devise des législateurs européens de la bouffe est : « Si l’Homme agonise, alors tout est permis ! » Les trois hommes s’accordèrent sur le fait que la notion même de goût disparaissait progressivement de la culture. En cuisine, comme dans bien d’autres domaines, on avait assisté Laissez toute espérance… Chant VI 145 à une néo-domestication de l’Hommoderne. Il fallait, non pas qu’il continue à jouir du plaisir ancestral de goûter des infinités de saveurs aux nuances innombrables, mais qu’il se satisfasse, docilement, de la misérable quantité d’impressions gustatives qu’on lui laissait, comme un os que l’on jette à un chien. On l’avait élevé afin que de cette pâtée immonde et empoisonnée qui composait son alimentation quotidienne, il apprécie, avec la plus respectueuse gratitude envers ses maîtres, l’étroite échelle de sapidité et les infimes qualités nutritionnelles qui étaient toutefois vantées comme excellentes. Le monderne n’avait nul besoin d’hommes sachant goûter la bonne chère et il était préférable que ceux qui étaient encore capables de le faire s’habituassent à perdre cela aussi ; de tout temps, on a mal nourri les esclaves. — Ce n’est pas très étonnant que cela ne soit pas totalement rempli ici, expliqua Marot. Tous les plats sont très savoureux, trop savoureux. Le glouton de notre époque, qui n’a plus le sens du goût, préfère se gaver de hamburgers au ketchup. Regardez en face, c’est bondé. Regardez-les manger ! Pour eux, peu importe la saveur. Même un ragoût au fumet prononcé de créosote leur conviendrait ; seule la quantité compte ! Au moins, ceux qui se remplissent le ventre, ici, sollicitent encore leurs papilles. — On est passé du gourmet au gourmand et du gourmand au glouton, ajouta Dantin. — Au fait, vous avez vu ces spectacles effroyables que les Américains appellent Hot Glutton Bowl ? demanda Legroin. — Non ! répondit, Dantin. De quoi s’agit-il ? — Ce sont les nouveaux concours d’empiffrage. Après les Glutton Bowl qui étaient déjà à vomir, les Américains ont réussi à faire encore pire : les Hot Glutton Bowl ! — Raconte vite ! Laissez toute espérance… Chant VI 146 — Filmés en direct et diffusés à des heures de grande écoute sur les chaînes commerciales américaines, des femmes plus ou moins obèses, en string et seins nus, doivent se jeter sur des montagnes de hamburgers trempant dans des bols de Tabasco afin d’en manger le plus possible en un temps souvent très court. Celle qui avale le plus de cette nourriture terriblement épicée en ce temps imparti, sans s’évanouir de douleur, gagne en dollars la valeur de mille fois ce qu’elle a ingurgité. Il est de bon ton, pourtant, de suffoquer ou d’avoir un malaise pendant l’émission. Derrière la scène, des infirmiers se tiennent debout et stoïques, prêts à évacuer les participantes qui s’effondrent. — Mais ils sont réellement complètement fous ces Américains — Il y a déjà eu trois morts dus à des accidents prévisibles, et même souhaités par la production qui offre, en ce cas, un million de dollars à la famille, ajouta Legroin — J’imagine le gain en audience ! — Oui ! C’est un premier pas vers des émissions où la mort en direct sera filmée et diffusée, comme dans le vieux film d’Yves Boisset. — Incroyable et horrible, dit Marot. — Le comble, une Japonaise grosse comme mon auriculaire est l’une des championnes de ces débilités honteuses et fait des tournées de démonstration, accompagnée d’un orchestre de rock et de danseurs à poil, parité oblige ! — Mais enfin, qui peut prendre plaisir à regarder de telles horreurs ? interrogea Dantin. — Mais tout le monde, mon cher ami ! répondit Marot. La masse des travailleurs, fatiguée, exploitée, pressée comme des citrons jusqu’à ce que les pépins craquent, ne demande qu’à obéir, bien docilement, pour se reposer un moment, aux Laissez toute espérance… Chant VI 147 ordres énoncés par les chaînes de télévision. Tout ce qui est proclamé comme spectacle de divertissement le devient ! Le directeur de chaîne crée le nom, le nom crée l’émission, l’émission crée le besoin qui crée lui, enfin, le téléphage ! — Hallucinant ! dit Dantin. — Le public aime voir des « monstres » depuis l’aube des Temps, continua Marot. C’est d’ailleurs l’étymologie du mot. Les rois et reines du Hot Glutton Bowl sont les monstres de notre époque, si monstrueux de corps et d’âme qu’ils en sont idéalement les tératologiques icônes, comme le fut la Vénus Hottentote en son temps. — Et certains n’en sont pas loin ! répliqua Legroin, en regardant ceux d’en face par la grande baie vitrée. — Sauf que l’Hottentot n’était qu’à moitié consentante et qu’elle en mourut, précisa Marot. — Mais dis-moi, si mes souvenirs sont bons, tu étais un sacré gourmand toi aussi, non ? demanda Dantin à Legroin. — C’est vrai. Mais à cause de mon nouveau travail, et pour ne pas mourir trop vite, j’ai levé le pied. Et je limite les sauces piquantes, ajouta-t-il en riant. — Il est vrai que tu as minci, confirma Marot. Tu as peu de chances de gagner un Hot Glutton Bowl. — Championnats de gloutonnerie épicée… c’est vraiment fou ! se désespéra Dantin. — Le Temps déploie les plis cachant la fourberie. Des forfaits qu’il voilait, la honte un jour se rit, ajouta Marot. Non loin d’eux, quelques clients faisaient la navette entre les plats et leurs tables. Un ballet frénétique d’assiettes vides, remplies et aussitôt vidées se dansait au Trois Gueules ! Les trois hommes sourirent en se disant que l’Amérique n’était pas si loin à la différence, certes capitale, de la qualité des mets que le restaurant proposait et qu’un grand nombre Laissez toute espérance… Chant VI 148 de ces clients, encore un peu sensés, eussent refusé de se faire filmer comme des animaux de foire. — On aura bientôt, sur FT1, des images de concours de Starving Bowl, enchérit Legroin. Ceux qui mourront de faim en direct gagneront de quoi nourrir leur famille pour la vie, s’exclama-t-il, révolté. — La mort en direct, comme tu disais, Legroin. Oui, on va finir par y arriver, dit Dantin. — Je sais qu’il y a des tractations sur ce sujet entre la société de production Néo-Word et le ministère de l’audiovisuel. L’enjeu en euros est considérable et comme pour une large part du public il est devenu impossible de s’y retrouver entre réalité et fiction, c’est une belle aubaine et une manne immense pour le monde télévisuel. — Et l’Éthique n’est incorruptible que jusqu’à une certaine somme, bien sûr, ironisa Dantin. — Les billets ont cette curieuse faculté d’effacer toute moralité, ajouta Legroin. Comme ont été effacées les tentatives de renouer avec une agriculture régionale, autonome, des petites coopératives qui se s’étaient créées il y a une dizaine d’années. Comme ont échoué les tentatives des divers « labels bio » qui ont été immédiatement récupérés contre leur gré par les grandes surfaces qui, se faisant la guerre des prix, ont ruiné plus vite que prévu ces productions. Puis ces grandes surfaces assassines ont dû importer, en fin de compte, des produits bio sans pouvoir en contrôler la réelle qualité. Quelle pitrerie ! — Oui, répondit Dantin. C’est affligeant. — Et la télé y a mis, bien sûr, son grain de sel sale ! ajouta Legroin. — C’est vrai, se souvint Marot. Une énorme campagne de publicité télévisuelle et journalistique a eu tôt fait de discrédi- Laissez toute espérance… Chant VI 149 ter les tentatives de s’affranchir des groupes agroalimentaires. Il aura suffi de semer un « OGM3 de doute » sur l’honnêteté des agriculteurs et paysans, sur les véritables qualités biologiques de leurs produits et, le plus facile, gêner discrètement, mais efficacement leur production, leur récolte, leur distribution et leur vente. — Et le pouvoir des collusions financio-politiques ! répliqua Legroin. Leurs néfastes ramifications s’étendent jusqu’aux petites mairies de villages où s’organisent ces paysanneries indépendantes. Des maires, serfs de l’agro, ont reçu leurs ordres ! — David a déjà perdu contre les Goliath de l’empoisonnement généralisé. — David et nous tous avec ! Quant à ces petits cultivateurs qui se rêvèrent libres, on lâcha sur eux quelques chiens : ils firent fort peu de résistance ! répondit le poète. — Heureusement, il reste malgré tout quelques-uns de ces rares vrais petits agriculteurs, dit Legroin. — Oui ! Même les empoisonneurs doivent se nourrir et ils n’ont guère envie de subir les effets nécrosants de leur politique alimentaire. Alors, ils laissent quelques paysans, sous contrôle, produire de la nourriture saine, persifla Marot. — On voit pourtant quelques potagers dans les jardins des propriétés des classes moyennes ou aisées, ajouta Dantin. — Plus pour très longtemps, d’après ce que j’ai entendu. La tolérance à ce propos cesse ce mois-ci et de fortes amendes vont être données à ces hors-la-loi ! L’homme sera bientôt dépossédé de son auto-alimentation, et une autre page de l’humanité va être tournée, conclut le poète. Laissez toute espérance… Chant VI 150 À quelques mètres de leur table se déroulait un autre spectacle qui illustrait ce qu’était devenue la relation à la nourriture. Une femme d’une forte corpulence (stéatopyge eût immanquablement précisé Marot) et au visage assez ingrat faisait la navette entre la chaise qu’elle occupait, dont débordaient deux énormes fesses, et la table des plats. Elle était seule et toute personne un tant soit peu observatrice aurait juré que c’était une délaissée des joyeux banquets du sexe. La gloutonnerie avec laquelle elle ingurgitait les pâtisseries qu’elle avait mises dans son assiette était visiblement la marque de la compensation de son insatisfaction sexuelle. Son désir inassouvi, comme pour la plupart des Occidentaux, se comblait non pas par celui de supprimer les libertés d’autrui, tel qu’en jouit la majorité des frustrés du monderne, mais par une sursatisfaction de consommation alimentaire. Elle était relativement laide, mais l’air de bonheur qui émanait de son visage montrait que la translation sexe/bouffe de son désir s’opérait sans le moindre problème et que, somme toute, elle palliait agréablement sa frustration de cette manière. Elle affichait, entre autres, la défaite monderniste de toute illusion sur le corps. Un curieux système de vase communicant s’était installé en elle entre l’excès de crème et la pénurie de sexe. Elle s’était créé un nouveau Point G comme Gâteau, Gourmandise ou Gloutonnerie. Un vrai Point G, car un vagin sans G est vain ! On pouvait tout à fait l’imaginer, la soirée solitaire venue, en train de se combler d’une main tout en grignotant quelques parts de flan ou de tarte au citron qu’elle tiendrait de l’autre. Et, en accomplissant sa douce besogne, elle regarderait un feuilleton sentimental américain en se disant qu’elle était somme toute bien heureuse de ne pas avoir un mec dans ses pattes, un mec qui la ferait chier du matin au soir avec des problèmes de mecs : de sexe, de foot, d’alcool et de bagnole ; Laissez toute espérance… Chant VI 151 c’est-à-dire vraiment rien d’intéressant. — Allez, mangeons, proposa le poète, et buvons ! — Tu as raison, cher Luc, buvons. — Emplissons chacun la coupe de l’autre, mais ne buvons pas à la même coupe ! — Re-Kháyyám ? demanda Dantin. — Re-Kháyyám ! répondit, Marot. Marot désigna à Legroin les deux bouteilles de vin posées sur la table pour lui offrir à boire. — Que de l’eau pour moi ! dit Legroin. — De l’eau ? s’exclama Dantin. — Notre ami est devenu abstème, semble-t-il.. — Abstème ? — C’est celui qui ne boit pas de vin. — Ahh, ces poètes ! lança Legroin. Toujours le mot précis ! Mais c’est vrai, je ne bois que rarement du vin en dehors de la gorgée indispensable et répugnante de vinasse que mon travail m’oblige à avaler. — Un homme qui ne boit que de l’eau à un lourd secret à cacher à ses semblables, ajouta Marot, pour lui. Il faudra que je te présente ma copine, Edwina Veritas. — Tu n’as jamais droit à du bon vin ? intervint Dantin. — C’est devenu rare. Et il est vrai que je ne l’apprécie plus de toute façon. — Ah, pourtant, quels délices pour les oreilles que les descriptions de grands vins ! Quel vocabulaire ! dit Marot. Bouche svelte, souple, allonge fraîche, fruit gourmand, fin en bouche, montante et aérienne, vin droit, sans lourdeur, etc. — C’est assez musical, j’en conviens, dit Legroin. Laissez toute espérance… Chant VI 152 Alors, Marot : — Un soir, l’âme du vin chantait dans les bouteilles : « Homme, vers toi je pousse, ô cher déshérité sous ma prison de verre et mes cires vermeilles, un chant plein de lumière et de fraternité ! » — Et puis, de toute façon, maintenant quand je bois, je bippe comme un compteur Geiger, ajouta-t-il en riant ? — Tu bippes ? interrogea Marot. — Oui, à cause de la radioactivité du vin. — Qu’est-ce que tu nous racontes ? demanda Dantin. — Ah, vous n’êtes pas au courant, si je puis dire, s’esclaffa Legroin. Bon, je vous explique. — Oui, explique ! Tu nous intrigues, là, dit Marot. — Voilà. Parmi les méthodes utilisées pour vérifier l’année d’un millésime, il en est une, très précise qui consiste à mesurer la quantité de césium 137 qu’il contient… — Du césium 137 ? — Oui ! Le césium radioactif issu des essais nucléaires à l’air libre des années soixante s’est propagé dans l’atmosphère et s’est déposé sur le sol, sur les vignes. Il est inoffensif, car l’activité du césium 137 est toujours inférieure à un becquerel par litre, mais il permet de savoir très précisément à quel moment le raisin a été cueilli et mis en bouteille. Par exemple, un Saint-Émilion de 1960 a quatre fois plus de césium 137 qu’une bouteille du même château mise en bouteille en 1986. Un Pomerol de 1955 est 100 fois plus radioactif qu’un Pomerol de 1950. — Incroyable ! lança l’ex-policier. — De plus, la courbe de radioactivité du vin permet de connaître exactement celle de la radioactivité dans l’atmosphère, courbe qui est bien entendu tenue secrète. — Non ! souffla Dantin. Continue… Laissez toute espérance… Chant VI 153 — Ainsi, on sait, grâce au césium contenu dans les bouteilles, que les retombées de Tchernobyl donnent un taux d’environ 150 millibecquerels tandis que les essais nucléaires des années 1955 à 1963 montent jusqu’à… — Jusqu’à ? demanda Marot, impatient de le savoir. — Jusqu’à plus de 1100 millibecquerels ! — Tant que cela ? Mais on n’en parle jamais ! — Tu m’étonnes qu’on n’en parle jamais. Cela ferait du vilain si l’État le reconnaissait, répondit Legroin. Tu connais pourtant le taux de cancers divers et la quantité de personnes victimes de problèmes de thyroïde apparus depuis ces années soixante. Les retombées de Fukushima, en 2011, ont donné un pic de 500 millibecquerels et l’accident de la centrale de Nantes de 2016, d’après les mesures faites sur le vin et contrairement aux chiffres avancés par l’Agence Française du Nucléaire, indiquent que l’on est monté à 1800 millibecquerels ! Tu vas voir ce que cela va provoquer comme désastre de santé publique dans vingt ans ! — Mon Dieu ! s’écria Dantin. Mais alors, faut-il ne plus boire de vin, ne plus respirer ? — Mais si, profitez, tant que vous pouvez ! lança ironiquement Legroin. Ce n’est pas le vin qui vous tuera, c’est l’air ! Marot souleva son verre rempli de bordeaux et déclama, joyeusement : — En toi je tomberai, végétale ambroisie, Grain précieux jeté par l’éternel Semeur, Pour que de notre amour naisse la poésie, Qui jaillira vers Dieu comme une rare fleur ! Puis, il ajouta : de mémoire d’ivrogne, on n’aurait jamais imaginé que l’on pût voir des boissons disparaître du monde avant le buveur. Laissez toute espérance… Chant VI 154 À l’extérieur, la grêle s’abattait furieusement sur ceux qui quittaient le Quik-Ramey, repus à éclater de graisses recuites, de colorants chimiques, de viandes dont la provenance était un mystère, de pain à la texture d’éponge dont le blé qui le composait, du MAN202, ingrédients qui ne laissaient aucun doute sur leur nocivité. La pluie, drue et raide comme des fils d’acier tirés des ténèbres, semblait couler des millions d’yeux de ceux qui étaient morts de faim en ces pays que l’Occident pressait jusqu’à la moelle pour se suralimenter à bas prix. Dantin se décida à interroger son ancien « ennemi » — Mais dis-moi, Legroin, depuis le temps, que penses-tu de ce que devient ce beau Paris dans lequel tu as vécu toi aussi ? As-tu des nouvelles de tes anciens amis, ceux qui ont échappé à mes griffes de jeune inspecteur, grâce à toi ? — Je vois que tu es homme de rancune. Tant pis, cela te passera. Je vais quand même te répondre. Notre beau Paris, enfin celui que nous avons connu, sera un jour le théâtre tragique d’une bataille sanglante entre les nantis et les miséreux, entre les croyants fanatiques et les athées, entre les homos et les hétéros, entre tout le monde et les chrétiens. Mais cela, vous le savez déjà, n’est-ce pas ? Pour le reste, j’ai su que Farin était devenu « technico-logisticien en adaptation psycho-médiatique » au sein du gouvernement. Jacques Teggaud est « agent judiciaire de liaisons scripto-verbales » dans une association de lutte contre l’andro-gynophobie. Arrige et Moscant font des piges dans des journaux à scandales ; ils sont tous les quatre bien protégés par des hommes hauts placés. — Tu les vois toujours ? Laissez toute espérance… Chant VI 155 — Non, je ne les ai pas revus depuis des années. Ils m’ont laissé tomber dès que j’ai cessé de pouvoir leur être utile. — Vive le roi, vive la ligue, ricana Marot. — Il semblerait donc qu’ils continuent leurs maltôtes, persifla Dantin. Mais ils seront bientôt jugés ! — Comment cela ? — Je veux dire qu’on ne peut éternellement être malhonnête, nuire à autrui. Il y aura bien un jour où les méchants seront punis, d’une manière ou d’une autre, comme l’enseignait la « roue de la Fortune » médiévale sculptée aux porches gothiques. Ils tomberont après être montés ! Un juge suprême les attend, tout en bas. — Un Enfer pour tous ! ajouta Marot qui s’égayait à mesure qu’il buvait ! — Oui, tandis que vous les purs, vous les honnêtes, vous irez au Paradis, je suppose. — Daniel Dantin a pris un peu de poussière dans les tourbillons, mais pas de tache dans la boue, déclama Marot. — Bon, je vais vous laisser entre gentils. Je n’en ai pas plus à vous dire aujourd’hui et puis j’ai faim. Sur cette remarque, Legroin se leva, empila son assiette et ses couverts et alla s’installer à une table située à l’opposé de celle qu’il venait de quitter. — Il va rester le nez dans son plat jusqu’au Jugement dernier, dit Marot. — Jusqu’à l’ouverture du 7e sceau, ironisa Dantin. — Voilà… jusqu’à la fin, ajouta Marot, visiblement éméché, qui cita encore, solennellement : - Et, comme un long linceul traînant à l’Orient Entends, cher Dantin, le doux Enfer qui marche ? Un silence de quelques secondes s’abattit sur eux comme une philippique de journaleux monderniste s’abat sur un fer- Laissez toute espérance… Chant VI 156 mier refusant l’organisation et le déroulement d’une TechnoRave-Party dans son champ ! — Alors ? demanda Marot qui reprenait un peu de vie hors du vin. — Alors quoi ? — Il reste encore bien des choses à découvrir, mais, finissons notre repas, nous aussi. La qualité de ces mets va effacer les horreurs que nous avons évoquées, affirma-t-il en servant généreusement le reste des bouteilles de vin dans les verres sous l’œil noir de la caméra-espion fichée dans le coin haut de la salle. Marot, rendu infatigable dans ses citations par les effets du jus de Bacchus, alla chercher deux autres bouteilles pour, dit-il, « tuer le Temps qui a la vie si dure, et accélérer la Vie qui coule si lentement ». Il leva son verre en direction du sournois objectif numérique et le salua. Aussitôt, une diode rouge de la Sonor-480 se mit à clignoter et une voix métallique se fit entendre : il est interdit de s’adresser à la caméra du restaurant, il est interdit de s’adresser à la caméra du restaurant. Puis, la diode s’éteignit et l’objectif de la caméra se détourna lentement d’eux en un sinistre ronronnement. Leur repas fini, les deux hommes quittèrent le Trois Gueules. Dantin souhaitait aller se promener un peu pour rêver de Francesca et Marot devait retourner travailler à l’Entonnoir. Rendez-vous fut pris pour se retrouver le soir, à dix-neuf heures en un lieu que lui communiqua le poète. Dehors, les noires hallebardes de glace qui pleuvaient du ciel bas et vengeur recouvrant Montmartre, continuaient d’écraser de leur haine infernale les gloutons agueusiques Laissez toute espérance… Chant VI 157 gavés sortant du Quik-Ramey ; et ceux-là allaient se jeter dans la gueule d’un autre Pluton, des Hommes le grand ennemi. quivi trovammo Pluto, il gran nemico 158 Laissez toute espérance… Chant VII 159 CHANT VII Pour toujours ils iront aux deux points de rencontre Ceux-ci resurgiront de leur sépulcre Avec le poing fermé, ceux-là le poil rogné. « Papa at t e n d s, Papa attends, arrête ! » gronda Jules Platheau, le portier de la salle de jeu. L’ex-policier, au cours de sa carrière, avait été interpellé de nombreuses manières, pas toujours polies, mais jamais encore on ne l’avait appelé « Papa ». Il en resta un moment stupéfait. Luc Marot intervint. — Ne t’inquiète pas Daniel, Monsieur Platheau aboie, mais ne mord pas. Je le connais depuis longtemps et ce n’est pas lui qui nous empêchera d’entrer. Deux heures plus tôt, Dantin était attablé dans le Grand Café Ordener, à la croisée de la rue de Clignancourt et d’Ordener. Il sirotait sa première noisette en regardant distraitement les passants qui couraient dans tous les sens, poussés par les sommations d’agitation de l’époque. Il sortit son carnet noir de sa poche, commanda deux autres café-crème, et se remit à écrire. Laissez toute espérance… Chant VII 160 (3) Cette année mille neuf cent soixante-cinq, ma génération opéra la transition du porte-plume au stylo-bille, c’est-à-dire qu’elle fit enfin connaissance avec la révolution moderne de l’écrit sans pâtés ! Parallèlement à cette bascule historique et à l’un de ses effets, la dispari tion des courbes, pleins et déliés [qui faisaient la beauté de notre écriture et que je m’efforce de retrouver grâce au beau stylo que l’on vient de m’of frir], un produit miracle fut mis sur le marché : le « Corector », avec un seul r ! C’était un effaceur d’encre pour taches abandonnées sur les feuilles d’écolier (ou sur toute lettre de secrétaire distraite, de rédacteur précipité, etc.) par les ancestrales sergent-major. Le produit se compo sait de deux petites bouteilles de sept centimètres de haut qu’il fallait uti liser précautionneusement et surtout dans le bon ordre. On déposait trois ou quatre gouttes de la bouteille au bouchon rouge sur la tache, puis, après quelques secondes, la même quantité de la bouteille au bouchon blanc. Alors, comme par magie le pâté s’estompait progressivement, tel le visage de l’homme invisible enlevant ses bandages dans le feuilleton que nous regardions à la télévision. Grâce au « Corector », nous ressentions pour la première fois la possibilité d’un retour en arrière, d’une virtuelle « réparation », d’un Rewind, d’un Annulez, bref, de ce qui allait devenir l’une des perceptions principales de notre vie moderne oniricodémente. Les petits Montmartrois que nous étions occupaient leurs longues jour nées de classe à se prêter mutuellement les flacons magiques, devenus d’extraordinaires jouets, tandis que le Maître, ayant d’autres préoccupa tions que le nettoyage de pâtés fuligineux, s’acharnait à nous faire apprendre la poésie de Vigny, La mort du loup. « Le loup vient et s’assied, il a deux trous rouges au côté droit ». Non ! C’était une autre ! Le Dormeur du Val ! Nous mélangions tout à travers les larmes que nous arrachaient ces poésies emplies d’une profonde tristesse, larmes que le maître traitait avec un dédain, une Laissez toute espérance… Chant VII 161 insensibilité qui amplifiait notre affliction. Alors, au bout d’un moment, dépité en constatant que ses efforts de prosélytisme poétique étaient peu récompensés et que notre tristesse n’était pas autant feinte qu’il le croyait, afin de nous consoler il sortait le guide-chant de la grande armoire à portes coulissantes où il était précieusement rangé. Le brouhaha de contentement qui s’ensuivait lui faisait savoir que nos larmes avaient déjà séché. Nos pieds trépignaient et battaient le plancher comme une armée de tambours-majors ! Le Maître, avec un effort proportionnel au poids de l’instrument, lâchait le monstre de métal vert bouteille sur son bureau en un grand bruit. Il en ouvrait la petite clenche, soulevait le cou vercle et nous lançait un regard de défi, tout impatient de nous diriger. Ce curieux harmonium métallique qui se manipulait d’une main créait des sons peu mélodieux, mais suffisamment justes pour nos oreilles et lar gement assez intenses pour nous accompagner dans nos chants. Notre ins tituteur pompait consciencieusement de la main gauche avec l’épaisse poi gnée à boule et, avec l’agilité acquise par une pratique régulière, il faisait virevolter la droite sur le court ambitus de deux octaves et demi du petit clavier de cette pataude machine. De temps en temps, il tirait l’un des deux boutons ivoirés situés sous les touches et nous affirmait, majestueux, qu’il changeait de « registre », puis il recommençait à pomper, tout fier d’avoir su modifier le timbre de l’instrument. Il nous emmenait, avec toute l’énergie qu’il pouvait nous consacrer, fouler les traces du « Kapellmeister de Weimar » dont il nous parlait si souvent. Sa générosité musicale obte nait un résultat satisfaisant et ses chers petits Titis du Sactos finissaient par chanter plutôt bien sous sa bienveillante direction ! La divine musique de Bach veillait sur nos jeunes oreilles. Parmi les souvenirs les plus marquants de cette époque d’école primai re, il me faut citer également ceux qui ont un rapport étroit avec les per ceptions olfactives. La réminiscence la plus nette, la plus forte, la plus présente ressentie à travers ces longues années passées à l’école Foyatier est celle de l’odeur du bois. Les murs de la classe en étaient couverts ; le sol était en vieux parquet, les tables en bois brut, les portes, les fenêtres, Laissez toute espérance… Chant VII 162 les armoires, le tableau, les règles suspendues aux murs, le grand bureau, tout était en bois, même la férule vengeresse du maître. Nous aimions, sans la comprendre, l’éthique du bois ! Bien qu’ayant maintenant passé la soixantaine, chaque fois que je sens une forte odeur de bois, je me retrouve en culottes courtes dévalant les chemins de mon école primaire, dans les arènes joyeuses de mon enfance. L’école Foyatier était un gigantesque labyrinthe aux innombrables cou loirs et escaliers où nous courions partout comme d’hallucinés Dédale. Les différences de niveau des salles d’un même étage, comblées par quelques marches çà et là, nous donnaient l’impression de vivre sur le pont d’un immense galion pirate où l’aventure surgirait à chaque instant. Les courtes volées des escaliers qui reliaient les couloirs grinçaient immanquablement sous les pas du maître. Ainsi, bien souvent dans la journée, après qu’il fut allé voir le directeur pour se plaindre une fois encore de Grand-Jacques ou du Rouquin, le guet nous prévenait dès qu’il s’approchait de la classe. Alors, nous nous précipitions à nos places afin de ne pas être surpris en plein acte de chahut. Les punitions infli gées en cas de flagrant délit d’agitation allaient de la petite tape sur la tête jusqu’à l’arrachement d’une mèche de cheveux au-dessus des oreilles en passant par les coups de règle sur le bout des doigts ou, le plus humi liant, devoir rester un long moment à genoux, près du bureau, les mains sur la tête. Les pires crimes, comme secouer bruyamment une table, lan cer une boulette de papier avec un élastique ou mettre une punaise sur la chaise de son voisin, étaient punis d’une magistrale gifle, une « giroflée à cinq branches » comme disait notre instituteur. Cette gifle retrouvait sa sœur jumelle, le soir, si par malheur nos parents étaient mis au courant de nos méfaits par le Maître. L’autorité des instituteurs dans ces années était parfois abusive, mais toujours revêtue d’un habit d’infaillibilité pontificale. *** Laissez toute espérance… Chant VII 163 Bien que quelques années fussent passées depuis la loi Mendès France de 1954, nous recevions quotidiennement notre bouteille de lait chocola té au début de la récréation de l’après-midi. Ce qui avait changé, c’était que seuls les volontaires y avaient droit, c’est-à-dire en gros toute la clas se. Le maître distribuait quelques bouteilles supplémentaires à ses chou chous ou à d’autres selon les mérites acquis dans la journée. Parmi ces mérites, il y avait le « jeu du dictionnaire ». Celui-là se déroulait tou jours de la même manière : nous avions notre Petit Larousse Illustré, fermé et posé sur le coin gauche de la table et les mains posées dessus, bien visibles. Le maître ouvrait le sien, choisissait un mot au hasard et l’énon çait bien fort. Au moment où il frappait le bureau de sa badine, nous devions ouvrir notre dictionnaire, retrouver le plus rapidement possible le mot en question et lever la main dès que c’était fait. Au coup de baguet te, nous nous précipitions dans les pages du Grand Livre comme des lévriers de course après un lièvre mécanique. Le premier qui trouvait le mot du Maître gagnait aussitôt la bouteille tant convoitée puis il lisait sa définition à haute voix et le reste de la classe en recopiait la première phrase. Je dominais mes camarades à ce jeu, car j’avais parfaitement assi milé le classement alphabétique des mots. J’eus mon heure de gloire le jour où un incroyable hasard fit que j’ouvris mon dictionnaire à la page exacte du mot à retrouver. Je levai ma main une seconde après le coup de baguette ce qui eut pour effet, non seulement de me faire gagner deux bou teilles de cacao froid, tant le Maître fut surpris, mais également de me faire élire champion du monde de dictionnaire et de passer auprès de mes camarades pour un héros à l’égal « d’Ulysse aux mille ruses ». *** Le petit-neveu d’un de mes amis, qui est en CM2, ne joue pas en clas se avec un dictionnaire. Il fait des recherches sur Internet IV à propos de la NFE et sur l’évolution des lois anti-tabagisme et anti-homophobes, c’est-à-dire qu’en fait il ne fait rien d’utile à son développement intellec - Laissez toute espérance… Chant VII 164 tuel. Il perd son temps en obéissant aux consignes ministérielles qui ont principalement pour but d’imposer à chaque famille l’utilisation d’un tabla-net et de se vider la tête en le manipulant servilement. Après la télé, et le vieil ordinateur, le tabla-net est devenu outil décérébrant par excellence, déversant incessamment dans les jeunes cerveaux ce qui a été programmé par quelqu’un d’autre, et qui se veut intemporel, supérieur, total. On sait depuis longtemps que c’est la lecture, et elle seule, qui demande un jugement à chaque instant et qu’elle seule apporte à l’hu main la logique, la connaissance de l’histoire, la révélation du langage et le plaisir lascif d’en jouir. C’est évidemment la raison pour laquelle les états font tout pour la supprimer. Quand la langue et la mémoire histo rique d’un peuple ont disparu, la tyrannie n’a même pas besoin de faire son lit, il est déjà prêt ! *** Mes amis et moi étions immergés à longueur de temps, sous les ordres du Maître, dans les tables de multiplication, les dictées, le calcul mental et l’Histoire. C’est dans cette matière que nous avions appris comment résonna, par delà les montagnes ibères, le cor du pauvre Roland agoni sant sur son rocher. Entouré des cadavres de ses soldats, il avait corné jusqu’à son dernier souffle pour avertir Charlemagne de la trahison de son beau-frère, Ganelon. Le Maître nous donnait alors une leçon de morale sur la fidélité, l’honneur et le courage. Puis, après avoir comblé notre âme de ces préceptes, il nous faisait rêver en nous racontant le miracle de Durandal, l’épée magique de Roland qui fendit en deux le rocher sur lequel le héros voulut la briser pour ne pas l’abandonner aux Sarrasins. Si le Maître sentait que tels de jeunes oblats nous étions prêts à accepter le dit d’un autre miracle, il nous contait que l’épée fichée sur le flanc de la falaise de Rocamadour est justement cette étincelante et sublime Durandal. Sur le point de mourir, en levant pour la dernière fois ses beaux yeux céruléens vers l’azur pyrénéen, le Chevalier Roland avait Laissez toute espérance… Chant VII 165 exhorté le messager de Dieu à satisfaire son ultime requête : ne pas aban donner Durandal aux mains de ses ennemis. L’Archange saint Michel, dans un éclat de lumière resplendissante, était alors apparu à Roland et d’un geste d’une douceur et d’une puissance indicibles, Il lui avait guidé la main pour lancer la sublime épée à travers l’espace et le temps. Le livre d’Histoire que nous utilisions, savamment rédigé pour nous inculquer des valeurs que mes contemporains jugent maintenant obsolètes, réactionnaires, homophobes, sexistes et autres billevesées, était illustré d’images aux couleurs chatoyantes qui sont restées gravées dans nombre de mémoire d’enfants de ma génération. Ces couleurs, sombres ou claires, chaudes ou froides, contrastées ou pâles, éclairaient la morale de l’histoi re : la noire trahison de Ganelon, l’irréductible volonté et courage de Roland, sa grande foi jusqu’à son dernier souffle, enfin sa mort, rédimée par l’Archange. La tragédie de Roncevaux s’est achevée il y a bien long temps et les années ont passé comme un soupir. Quel enfant de 2017 connaît Roland et sait ce qu’était Durandal ? Mais, que je retourne à la rue Foyatier, car je n’en ai pas encore fini avec mon bon vieux Paris. *** Dès la sortie de l’école, nous nous précipitions au n°1 de la rue Tardieu où était située la toute petite échoppe de la marchande de bon bons que nous avions surnommée la Bonbonnière. On l’apercevait parfois, le midi, poussant de toutes ses forces la minuscule boutique qui glissait comme un tramway miniature sur le rail intégré au sol de l’im meuble. La Bonbonnière avait la soixantaine, était bien charpentée et parlait avec cette gouaille inimitable des vieux Parisiens, musique voca le disparue maintenant aux dépens d’un accent arrogant, préfabriqué, rugueux. Sa boutique formait un morceau géant de quart-de-rond. Une fois son rideau de lattes de bois relevé, nous y admirions les trésors de bonbons Laissez toute espérance… Chant VII 166 qui se répandaient des étagères comme le Zambèze dans les chutes Victoria : Roudoudou, Coco Boer, Reine pétillante, Berlingots, Caram’bar, Mistral gagnant, Car en sac, Boule de coco, Malabar avec décalcomanies, rouleaux de réglisse, bonbons Pez, petits jouets, fils de scoubidous et autres innombrables objets de désir. Tout y était exposé pour l’émerveillement et le plaisir gourmand des enfants de dix ans. L’agitation autour de la caisse était indescriptible et la Dame Bonbons, généreuse comme une Mamie, offrait des gâteries supplémen taires aux plus démunis ou aux plus polis de ses chers Titis du Sactos. Fred et moi, en fieffés coquins, répétions aux récrés quelques formules de politesse —en faisant bien attention aux liaisons, car la Bonbonnière, comme la plupart des femmes de sa génération, parlait un excellent fran çais— que nous savions être efficaces pour avoir LE bonbon de rab. Dantin fut soudainement expulsé de ses souvenirs par l’écho d’un klaxon rageur. Par la grande vitre du bistrot, il voyait tous ces gens pressés et stressés. Alors, il songea à l’époque où les Parisiens qui travaillaient à Paris y vivaient également et s’y déplaçaient en marchant. Il se remit à son écriture, stimulé par cette réminiscence. La transmission et l’utilisation d’un français évolué faisaient partie, à cette époque, du projet de l’Éducation nationale. L’économie n’avait pas encore mis la main sur cette vénérable institution et les emprunts aux vocables des communautés étrangères étaient réduits, comme l’étaient ces communautés elles-mêmes avant qu’elles ne fussent chassées et parquées hors de Paris en de sinistres zones appelées banlieues (ces lieux mis au ban !), suivies bientôt par de nombreux Parisiens. Les urbano-socio - Laissez toute espérance… Chant VII 167 logues appellent « gentrification » le déplacement obligé des anciens habi tants des centres historiques des grandes cités et leur remplacement par une classe aisée, totalement ignorante de l’histoirique des bâtiments qu’el le investit. Ainsi, on oubliera plus vite que de ces lieux d’histoire, et sur tout à Paris, les populations exaspérées de la tyrannie, de la concussion ou de l’incapacité de leurs maîtres, les ont à plusieurs reprises chassés par les fusils et les canons. « Le précieux avantage que l’époque retire de cette mise hors la loi de l'histoire, c’est d’abord de couvrir le mouvement même de sa récente conquête du monde. Tous les usurpateurs veulent faire oublier qu’ils viennent d'arriver ». Si ces Parisiens des années soixante avaient pu imaginer qu’ils seraient expulsés de leur ville pour aller vivre en ces mornes plaines desservies par de sombres trains qu’ils prendraient quotidiennement ; si ces Parisiens des années soixante avaient pu imaginer qu’ils voyageraient écrasés les uns contre les autres par leurs tristes coreligionnaires salariés, serfs domestiqués comme eux-mêmes ; si ces Parisiens des années soixante avaient pu imaginer qu’ils finiraient esclaves de ces transports qui leur volent une grande partie de leur vie, alors, sans aucun doute, ils auraient éclaté de rire en appréciant la farce à sa juste valeur tout en se moquant du farceur. C’est pourtant devenu la réalité ! L’époque a hypocritement offert aux populations laborieuses des semaines moins chargées, mais elle s’est bien gardée de leur parler du temps qu’elles engloutiraient dans les gouffres chronophages des embouteillages ou des transports en commun qui les relient —toujours plus loin pour leur offrir un confort toujours plus artificiel— à leur lieu de servilité : Saint–Denis-Paris-I, CergyParis, Beauvais-Paris-II, puis Amiens-Paris-III, Lille-Paris-IV, et ainsi de suite, tous les matins et tous les soirs. Leurrés encore une fois, les hommes se sont jetés sur la poudre d’ombre de perlimpinpin du temps libre qu’on agitait devant leur vue devenue basse, et ont lâché une proie dont ils avaient de toute façon déjà été dépos sédés : la sensation de l’écoulement de la vie. Laissez toute espérance… Chant VII 168 Dantin arrêta là sa rédaction. Son salaire de commissaire lui permettait de payer le loyer exorbitant de son appartement pourtant relativement banal et peu lumineux. C’était ainsi. Les prix des logements à Paris-I étaient devenus extrêmement élevés et en acquérir un nécessitait d’être millionnaire. Les démolisseurs et les promoteurs, pour la défense des intérêts de leurs maîtres, avaient su rendre la surface parisienne hors de prix. L’ex-policier ne pouvait s’imaginer une seule seconde serré comme une sardine dans les glaireux trains de banlieues comme le faisaient, contraints et forcés, la majorité des hommes de son ex-service. Cela lui coûtait cher, mais il restait dans le Paris historique, enfin… en ses ruines. Il regarda en hauteur par la baie vitrée du café et vit un courageux rayon de soleil qui crevait le caligineux couvercle coiffant le ciel. Ce rai exemplaire, issu peut-être d’un passé oublié, lui donna une irrépressible envie d’aller humer l’odeur de son Paris disparu et de retrouver des sensations laissées dans ses pages. Il mit son carnet noir dans sa poche et sortit. Le climat s’était un peu adouci et la pluie infe rnale avait cessé. Rouflaquettes au vent, il remonta la rue de Clignancourt et marcha les yeux grands ouverts comme il avait négligé de le faire, par habitude, depuis des années. Il se mit à regarder avec une attention toute nouvelle, les façades, les fenêtres des immeubles, les magasins, les trottoirs, les nouveaux habitants de ce nouveau Paris afin de prendre la pleine mesure de la transformation de son quartier natal. Au cours de ce trajet, il observa ce qu’étaient devenues les boutiques qu’il avait connues quand il avait dix ans et qui affichaient maintenant comme raison sociale Coiffure Antillaise, Extra Kebabs, Espace Laissez toute espérance… Chant VII 169 Mariage, Sandwichop, Marseille Bar, Fret Multiservice, Marché Exotic-Market, Lotus Beauté, Droumi Djala Spices, World-Téléphon, Indiens-Saris, Kébab Inside, Super-Proxinette, General-Computer, African Bazar, Speedfood. Tous ces magasins aux façades délavées, aux murs décrépis, aux éclairages blafards et, comble d’ironie, aux enseignes anglomanes, ne faisaient que renforcer la terrible impression d’une lèpre de désolation tombée sur ces rues si animées autrefois. Il vit, de manière macroscopique, la nécrose de l’uniformisation obligatoire du monde tandis que des lignes, lues bien longtemps avant, lui revirent en mémoire : pendant que la peau de ma poitrine était immobile et calme, comme le couvercle d’une tombe. La Roue de la Fortune qui meut sa sphère à son gré et jouit de soi, avait donc tourné pour ces anciennes boutiques qui chantaient de joie, jadis, sur les fiers pavés parisiens. Dantin passa devant le magasin Cycles Jeannot, curieux rescapé des décimations toponymiques de l’époque, dont le rideau de fer, totalement rouillé, était baissé depuis quatre décennies. Un dérailleur Simplex, un pneu Dunlop ou une boîte de rustines siamoises à tirette ne s’achetait plus, et depuis longtemps, chez un connaisseur de vélos ou un amateur de cycles. Ce genre de magasins d’une époque plus confraternelle avait vécu ! Quelques barbouilleurs s’auto-proclamant « artistes de rue » avaient régurgité sur le vieux store oxydé, palimpseste rubigineux, leurs signatures dégoulinantes. Ces mérycismes de peinture, aussi laids qu’enfantins, remplaçaient l’ancienne enseigne imagée aux grandes lettres ludiques. Ces « graffeurs », fantassins de la sous-culture devenue universelle, fils putatifs d’un ex-ministre fossoyeur, étaient incapables de comprendre le sens même du mot art, ce que prouvait à l’évidence leur désir intense d’être reconnus artistes de « rue ». Ces street-artists ont simplement al entendu, ou plutôt, mal Laissez toute espérance… Chant VII 170 compris, la phrase que leurs maîtres leur ont jetée comme des miettes à des pigeons, la sentence qui leur promettait qu’ils seraient « comme des artistes », tel le serpent qui avait promis à Adam et Ève qu’ils seraient « comme » des dieux. Ce qu’ils ont négligé, comme le couple biblique, c’était d’entendre la conjonction de comparaison comme qui faisait d’eux des ersatz d’artistes. Ils n’ont retenu que le mot artistes. Alors, ils se sont mis à croire qu’ils l’étaient devenus par le simple fait d’écrire ou de dessiner sur des murs, de « s’exprimer », en quelque sorte ! En d’autres temps, un Saint-François aux oiseaux de Giotto, un Paradis du Tintoret, La barque de Dante de Delacroix une Madone de Picasso, étaient des « œuvres d’art pictural ». L’époque avait changé, l’Art avait changé et sa nouvelle vie s’était offerte à tous avec d’insignes largesses. La croyance quasi théologique en ce que chacun est un artiste méconnu qui a le droit, le devoir même, de « s’exprimer » avait atteint des dimensions abyssales. L’ex-commissaire dépassa le commissariat qu’il regarda à peine puis, un peu plus loin, il entra dans la minuscule supérette de Monsieur Farid Boukassa. — Bonjour m’sieur Dantin. Alors, ça y est ? Vous êtes enfin à la retraite, à ce que j’ai entendu ? Une petite bouteille d’eau, comme d’habitude. — Oui ! Je peux enfin me reposer un peu. Dantin prit la bouteille et se dirigea vers la caisse. Monsieur Farid alla s’asseoir sur son siège fait de trois clayettes superposées, encaissa le billet que lui tendit le policier et lui rendit la monnaie. Laissez toute espérance… Chant VII 171 — Dites, Monsieur Farid, j’ai l’impression qu’il y a moins de monde chez vous depuis quelques semaines. Je me trompe ? — Non m’sieur Dantin. C’est vrai ! — Alors, on boude votre boutique ? — C’est le Chinois qui s’est installé au bout de la rue, m’sieur Dantin. Il vend moins cher que moi, car il a la mafia chinoise qui lui fournit en grosse quantité. Alors, les Africains d’en face et les autres y vont chez lui. — Et vos compatriotes Maghrébins, ils vous abandonnent ? — Non, m’sieur Dantin, mais ils sont pas riches non plus, et le Chinois il vend moins cher ! C’est la concurrence, comme on dit. — Et les autres communautés, elles ne viennent pas chez vous ? — De moins en moins, m’sieur Dantin. De toute façon, c’est chacun chez soi. Les Africains avec les Africains, les Chinois avec les Chinois, les Portugais avec les Portugais, les Polonais avec les Polonais ! Ils sont tous trop différents. Les Noirs y veulent pas des Chinois, les Chinois y veulent pas des Arabes, les Arabes y veulent pas des Juifs, les Juifs y veulent pas des Noirs. Personne y veut de l’autre, en fait. C’est le bisiness qui les rapproche tous un instant, et après, vite, ils se séparent. Y a que la mort qui les unit pour de bon ! Jamais ils ne lèveraient le petit doigt pour une autre communauté ! — C’est triste non ? — Oui, c’est triste, mais c’est la vie ! Les hommes, y sont pas faits pour s’entendre ! C’est comme cela ! Tout le monde y veut du gâteau, mais le gâteau il est devenu tout petit ! Y en a plus pour tout l’monde, alors, chacun sa part. — Je comprends, répondit le policier. Merci. Au revoir Monsieur Farid. Bonne journée quand même. — T’inquiète, m’sieur Dantin, la journée elle sera bonne. Laissez toute espérance… Chant VII 172 Après le découpage et l’attribution des quartiers aux différentes populations, ethnies ou cultures, à partir des années soixante, l’important accroissement démographique de ces communautés fit qu’elles avaient à se partager maintenant les mêmes rues. Ainsi, à quelques mètres les uns des autres, les magasins étaient tenus par des hommes aux langues, coutumes et religions si variées qu’ils ne se côtoyaient pas le moins du monde, même rassemblées dans cette étroite proximité. Le souhait pieux d’un bienveillant mélange de ces populations se révélait être un énorme échec pour la société mon derno-humaniste qui avait cru —mais était-elle vraiment si naïve ?— en une heureuse et étale mixité. Ce n’était toutefois qu’un échec relatif, car pour ce qui concernait la volonté d’accroître le désir de consommation de ces gens-là, et donc d’en faire bénéficier l’économie, la réussite était parfaite. En fait, la réalité montrait qu’au sommet des États, personne, vraiment, n’avait de réelle pensée humaniste. Il fallait juste que ces nouveaux Français soient pleinement satisfaits de cette société marchande qui leur accordait généreusement le statut de consommateurs, statut qui était comme l’alliance sigillé de cette insertion, et qu’elles s’adonnassent avec la plus grande volupté à l’acte consommatoire. On avait su leur inculquer la faculté de prendre des vessies « Made in China » pour des lanternes de bonheur. Et pendant ce temps, les rues des cités, faites de patchwork culturel, agonisaient tandis que la séparation des hommes continuait sur d’autres bases. Suite à la première vague destructrice de Paris lancée par les promoteurs des années soixante-dix, une deuxième vague, sous forme d’implantation de populations incompatibles, Laissez toute espérance… Chant VII 173 avait presque achevé l’ouvrage. La capitale avait succombé, lasse, épuisée, vaincue. Paris n’était pas la première ville et ne serait pas la dernière à mourir ainsi, mais c’était la plus belle. La plupart des grandes cités historiques finissaient leur existence de cette façon. Le rouleau compresseur du Bien Obligatoire Uniforme et Moderne (le BOUM) passait sans pitié d’une proie à l’autre, d’un continent à l’autre, avec ses troupes de guerriers laudateurs, ses mercenaires de la chasse aux négativités, ses condottieres de la Jurisprudence effrénée, ses soldats sexophobes, ses fantassins de la surveillance, ses maquisards pro-constructions de béton, ses sapeurs de la délation à-tout-va, ses biffins lexicophobes, ses artilleurs de la mixité laudative, ses zouaves zoophiles, ses pioupious infantophiles, ses guérilleros lèche-médias, ses bidasses d’un monde qui bouge, ses sbires de l’avancée modernophile. Et puis, il y eut la troisième vague : le Grand Paris de 2015. L’assassinat suprême avec ses terribles séquelles, Paris-III et Paris-IV ! S’extrayant de ces noires pensées, Dantin reprit son chemin. Il passa devant un de ces récents panneaux électroniques publicitaires géants, reliés informatiquement aux agences médiatiques et aux puces électroniques (BIMP) implantées dans les bras des volontaires modernophiles, toujours plus nombreux. Il s’assit un moment sur un banc situé en face et regarda les images qui défilaient. Un gros homme passa devant l’EAP. Immédiatement, des publicités sur des produits de régime, des adresses de grands restaurants, des photos d’agence de tourisme et des magasins de vêtements « spécial grandes-tailles » apparurent. Puis, un jeune d’allure sportive déclencha toute une théorie de téléphones portables, d’écrans Laissez toute espérance… Chant VII 174 plasmoléculaires, de romans à la mode, de centres de rencontres, de photos de chaussures de sport. Enfin, juste avant que Dantin ne quittât son poste d’observation, un couple poussant un landau fit défiler sur l’écran géant des images de supermarché, de produits laitiers maternisés, de vêtements, jouets et OMD pour bébé ! Tout cela, entrecoupé d’interventions policières mu s clées tournées aux État s - U n i s, au Mexique et autres lieux où la pauvreté tente de se révolter, mais en vain. Sur le seuil en pierres d’un immeuble assez cossu, un SDF assis sur un carton qui l’isolait à peine du trottoir glacé regardait au hasard dans la rue à la recherche d’un spectacle qui lui fît oublier un moment sa condition d’exilé du monderne. Par terre, à côté de lui, gisait un demi-litre de vin de la NFE, c’està-dire une innommable dégueulasserie chimiquement trafiquée à on-ne-sait-quoi ainsi qu’un reste de gobelet en plastique, triste mandé royal déserté du monde ! Deux femmes vêtues de somptueux manteaux de loutre descendaient la rue. Jeunes, charmantes et probablement riches, elles ginginaient en marchant comme ces nouvelles créatures humaines qui ne se déplacent qu’avec la main droite à hauteur de la hanche, tenant un mini-Xphone servant de baladeur musical ou avec de minuscules écouteurs à infrarouge, bien enfoncés dans les oreilles afin de s’isoler totalement du monde. Dodelinant leur tête de droite, à gauche en suivant le rythme lancinant de leur musique à la mode, elles montraient ostensiblement à tous ceux qu’elles croisaient leur plaisir d’ignorer les bruits de la rue, les bruits de la vie. Elles se régalaient de l’extrême bonheur d’être devenues des monder nistes, ou pire encore, des modernautistes. Ces deux amies qui se promenaient ensemble isolément, sans s’adresser la moindre parole, incarnaient l’une des facettes de la servilité comporte- Laissez toute espérance… Chant VII 175 mentale de cette génération. Comme Dantin s’y attendait, leur passage devant l’EAP déclencha une cascade d’images de montres suisses en or, de robes de couturiers, une démonstration de la nouvelle KoSuï électrique 5 places à « 37 000 € seulement », des sex-toys aux formes délirantes et toute une galerie de sacs à main de haut de gamme. Les deux femmes n’accordèrent pas le moindre regard au clochard vautré à leurs pieds richement chaussés. Par un troublant écho, deux limousines de luxe aux vitres teintées descendaient également la rue, leurs calandres et carrosseries étincelantes cisaillant le gris de l’air et du ciel. Elles dépassèrent lentement les deux bourgeoises et pendant ce court moment, un monde de riches, unifié et prospère, enjoué et heureux, recouvrit la réalité de la misère sans cesse grandissante étalée partout. Glissant sur le bitume dans le plus grand silence, comme le fait justement un regard de riche sur un indigent, chacune de ces voitures valait au bas mot le prix d’une vie entière de SMIS (le SMIC, salaire minimum interprofessionnel de croissance avait été remplacé, en mai 2015, par le SMIS, salaire minimum interprofessionnel de survie dont la somme permettait, en effet, tout juste de survivre). Quelques rares journalistes persifleurs (pour un temps, encore indépendants) eurent tôt fait de changer l’appellation dérivée, SMISAR, en SMISER, afin de relier plus étroitement la sonorité du mot à sa réalité. Les deux limousines s’éloignèrent vers la rue Ordener puis disparurent de la vue de Dantin. Il reprit sa promenade. Un peu plus loin, trois autres crève-la-faim, transis de froid, tendaient leurs écuelles tordues aux passants pour récupérer de quoi pouvoir manger le soir, triste spectacle brouillé par la musique infernale éructée des haut-parleurs installés tous les vingt mètres afin de diffuser, telles des langues de feu pentécostaire, la sainte parole d’Halloween. Laissez toute espérance… Chant VII 176 La charité avait fait son temps. L’État ne réconfortait plus les pauvres dont il se moquait totalement. L’Église dont c’était la vocation ne pouvait plus prendre en charge toute cette misère, car elle n’en avait plus les moyens, ceux-ci étant en grande partie mis au service de la réfection de ses bâtiments en ruine ou de la sauvegarde de ceux que l’État maçonnique et ses promoteurs asservis voulaient détruire. Elle avait également la lourde tâche de défendre tous ses vestiges historiques, fragiles remparts contre la volonté expansionniste de l’époque laïcomane. Celle-ci, dans son expansion collectiviste, fraternopathe et exhibitionniste, ne pouvait tolérer sur son chemin tout tracé vers la catastrophe, cette vieille religion rétrograde qui défendait l’intimité, le privé, le singulier, l’immobilité, l’âme et, évidemment, le Mal ! Ainsi, jour après jour, le monderne commettait contre la tradition chrétienne de la France un ethnocide dont la licéité était tacitement approuvée par tous. Quant aux riches, seuls ceux qui pouvaient montrer leur magnanimité à tous les connectés, via des vidéos clinquants et bruyants, acceptaient de verser quelques miettes de leur immense fortune aux miséreux ; être généreux, oui, mais à condition que ça se sût ! Dantin sortit son portefeuille, l’ouvrit, en tira un billet de vingt euros et le donna à un des sans-abri. — Tenez, c’est de la part de l’État qui vous aime sûrement, mais qui vous a simplement oublié. L’homme rit à la plaisanterie en montrant, accrochées tant bien que mal à ses mâchoires érodées, les quelques dents qui lui serviraient peut-être à mâchouiller un bon repas au Trois Gueules. Malgré son dépouillement, sa déchéance physique, il avait gardé une fierté d’homme qui avait vécu en des temps plus civilisés. — Merci, mon bon Monsieur ! Laissez toute espérance… Chant VII 177 — De rien, répondit Dantin, de rien, une larme à l’œil. Un cri le fit se retourner. Une des deux bourgeoises qu’il avait croisées criait à tue-tête après un garçon qui lui venait de lui arracher son portable, et qui disparaissait déjà au loin. La femme, suffoquée par la vitesse à laquelle le vol s’était passé, restait interloquée, mais chanceuse, car pour une fois un voleur de portable n’avait pas usé de violence. On ne comptait plus les personnes blessées pour un simple téléphone. Le vol d’un Xphone3D pouvait entraîner la mort de son propriétaire, s’il essayait de résister tant la moralité des petits voleurs à la tire avait été effacée par l’époque. Que l’on fût un adolescent, un homme mûr ou une personne âgée, les voleurs ne s’en préoccupaient pas le moins du monde. Dantin reprit sa route. Il remonta la rue Muller d’où l’on voit déjà un des clochetons du Sacré-Cœur, pomme de pin laiteuse, hideuse signature d’Abadie, et arriva rue du Cardinal Dubois, qu’il prit à gauche. Il longea la basilique jusqu’à la vaste esplanade d’où l’on peut contempler à perte de vue, par beau temps, les transformations architecturales du GrandParis. Là, il reg arda vers la plaine parisienne et pensa au Rastignac de Balzac. Ce qu’il voyait en deçà des escaliers qui délimitaient l’horizon n’était plus Paris, mais un Luna-Park grimaçant, encombré de citrouilles qui affichaient partout leur mercantile engeance festive. Dantin se surprit à rire intérieurement quand il s’entendit chuchoter : « À nous deux, Parisneyland ! » Il remonta encore un peu jusqu’au poste d’arrivée du Funiculaire puis arrivé en haut des escaliers de la rue Foyatier, il les prit pour redescendre vers l’école primaire de sa jeunesse. Arrivé à la dernière volée de marches, il jeta un regard nostalgique sur la barrière métallique qui ferme, à droite, la rue Berthe à son débouché sur les escaliers. Laissez toute espérance… Chant VII 178 Dantin termina sa descente et se retrouva devant la grande porte close de l’école. Il s’attarda un moment à contempler le bâtiment et les hauts murs de pierres parfaitement appareillées des constructions scolaires de cette époque, puis il posa un œil distrait sur les affiches apposées près de la porte. Ensuite, il alla voir le porche de l’immeuble où était installée, un demi-siècle plus tôt, la « Bonbonnière ». Il essaya d’y retrouver l’odeur des bonbecs et des copains de sa jeunesse, mais il lui fallut se rendre à cette triste évidence que même la ville la plus sublime ne peut garder éternellement en ses murs, la trace olfactive de ses enfants perdus. Il arriva en avance au lieu de son rendez-vous avec Marot, « Le Bar du Sactos », rue Tardieu. Alors, il décida d’y noyer de noisettes et de plusieurs verres d’alcool l’émotion que cette promenade lui avait provoquée. Il entra et s’installa à une table placée près de la baie vitrée puis reg arda à travers le funiculaire qui gravissait, seul, car plus aucun titi ne faisait la course avec lui, la vertigineuse montée jusqu’à la basilique. La cabine était remplie de ces effrayants monstres contemporains encombrés d’artillerie électronico-débile enregistreuse d’images, vêtus de blousons fluos, pantalons à carreaux jaunes et verts, avec des écouteurs enfoncés dans les oreilles et criant comme des évadés de Sainte-Anne. Ils bêlaient plus qu’ils ne s’exprimaient et dans ce novbabil, le tourisme équarrisseur de différences culturelles jouait un autre acte de son ravage quotidien sur la scène unifiée du monde. Ces novmen repartiraient bientôt chez eux, les appareils remplis de photos, les sacs regorgeant de cartes postales et les esprits gavés de pensées profondes. Dantin les compara à une armée de Laissez toute espérance… Chant VII 179 morts-vivants investissant l’ancien cimetière géant des Alyscans. Il se répéta que son malheureux Montmartre était mort comme le reste de Paris, comme ces bistrots parisiens que le décret du 1er janvier 2008 contre le tabac avait fini de ruiner. La vipère pénal avait une fois de plus étranglé une liberté individuelle sous prétexte de bien collectif ! L’ex-commissaire, arrivé avec une petite demi-heure d’avance, commanda donc deux noisettes et un whisky. Le garçon les lui apporta assez vite, car la salle était presque déserte. Le policier avala d’une traite le whisky et sa mémoire, immédiatement stimulée par l’alcool, le renvoya à une époque où ces débits de boisson étaient bondés d’Alsaciens, d’Auvergnats, de Limousins, de Corses, de Parisiens, de Provinciaux, de Ch’tis, etc., qui s’y disputaient bruyamment, en toute amitié. Il se rappela les joueurs de 421, duos ou trios accoudés au bar qui lançaient, à travers les salles enfumées, des tonitruants : « À moi les Bobs », « Rampo », « Améliore », « Nenette », « Sec ! », « Trois culs de singe », « Patron, remets-nous ça ! ». Il se rappela les rapsodies cristallines jouées par les verres qui s’entrechoquaient, par les dés qui roulaient des heures durant sur la piste circulaire miniature, par les petits jetons oblongs de bois lancés avec fièvre sur le comptoir. Il but ses noisettes et se laissa bercer par sa rêverie tandis que le Funiculaire ingurgitait et régurgitait ses hordes de touristes comme un ivrogne avale et vomit sa vinasse. Ces touristes, ou plutôt ces terrouristes, montaient vérifier que la basilique correspondait bien aux images qu’en donnaient les photos vues sur Internet IV. À l’extrême limite, ils pourraient même y entrer pour y voir, et peut-être même y entendre, le sublime Cavaillé-Coll aux tuyaux à infrasons. Mais pour ces destructeurs de villes, le territoire existait-il en dehors de la carte ? Ils négligeaient — mais comment auraient-ils pu avoir Laissez toute espérance… Chant VII 180 été informés ? — de s’attarder aux nombreux symboles de la Montagne et de La Trinité qui illuminent tout le site, de s’interroger sur la signification des grands escaliers croisés qui embrassent de leurs marches géantes le côté ensoleillé de la colline, de découvrir la curieuse conception architecturale d’Abadie et, le plus important, de comprendre le Vœu expiatoire d’Alexandre Legentil du 29 janvier 1871 qui motiva la construction de la basilique quinze ans plus tard. Lequel d’entre eux avait jamais entendu parler de ce Paul Abadie, disciple de Viollet-le-Duc et arc hitecte calamiteux, dont le Sacré-Cœur était une pâle copie de l’église Saint-Front de Périgueux qu’il avait déjà vandalisée ? Et pourtant, ce Paul Abadie et bien d’autres destructeurs de monuments avaient au moins l’excuse, si tant est qu’on puisse excuser leurs irréparables méfaits, qu’ils croyaient bien faire. Mais ces pelotons de terrouristes, au fond, à quelle réalité croyaient-ils encore ? Dantin commanda un second whisky, jeta un regard vers l’école Foyatier et reprit son carnet noir. (4) Après avoir fait le plein de bonbons, nous nous les partagions le plus équitablement possible en privilégiant, quand ils nous accompagnaient, ceux dont les moyens financiers étaient réduits. Les BD très mani chéennes que nous lisions, aux héros très marqués, nous avaient inculqué cette morale de partage que nous nous honorions de suivre. Parfois, quand l’un d’entre nous laissait ressortir comme par un lapsus, une ava rice familiale et refusait de répartir ses bonbecs entre tous les copains alors que son sachet en regorgeait, nous nous transformions alors en jus ticiers implacables et malheur à l’avare ! Pierrot, le costaud du groupe, projetait par terre le paquet de bonbons du grigou et le puni n’avait plus qu’à courir sous les injures après ses boules de coco qui roulaient le long du caniveau. Une punition identique était infligée à celui qui montrait Laissez toute espérance… Chant VII 181 trop d’ostentation à offrir par brassées indécentes les bonbons que son argent de poche lui permettait d’acheter. Exact pendant de l’avarice, la prodigalité n’était pas non plus acceptée par notre bande quand elle rem plaçait la véritable générosité. Puis nous nous séparions et nous rentrions chez nous, car nos devoirs nous attendaient et il fallait qu’ils fussent terminés avant Bonne nuit les petits, Vive la vie, Noëlle aux quatre vents ou Rocambole. Plus tôt, à seize heures, c’était l’heure du goûter : chocolat chaud et tar tines beurrées, sans télé, bien sûr ! Les parents voyaient d’un mauvais œil que cette machine fût allumée à d’autres moments que le midi pour les actualités ou le soir pour le film (ou l’émission musicale), excepté les jeu dis, quand Zorro humiliait le commandant Monastorio ou se moquait gentiment du sergent Garcia. Aucun adulte de cette époque n’aurait pu imaginer les centaines d’heures perdues par les nouvelles générations devant les Ducretet-Thomson de la vie moderne ; ils n’en auraient sur tout pas compris la nécessité. Les feuilletons ou adaptations d’œuvres littéraires que la télé proposait comme Belphégor, Les Habits Noirs, La Marche de Radetzky, les Illusions perdues, d’autres, plus philosophiques comme Le Prisonnier ou L’invention de Morel, les séries historiques comme La Caméra explore le temps, Le Tribunal de l’impossible, étaient conçus et réalisés par des hommes qui avaient une haute idée de leur métier, qui croyaient en une télévision humaniste et utile et qui réflé chissaient de manière lucide sur le monde présent et en devenir. Pierre Lazareff, Pierre Desgraupes, Pierre Dumaye t … et Igor Barrère vous proposent…ta, tan, ta tan, ta tan, cinq colonnes à la une. J’ai revu récemment, avec un immense plaisir, la série Le Prisonnier et je suis resté abasourdi, émerveillé, du fait que cet ovni télévisuel a été diffusé il y a exactement cinquante ans. Aujourd’hui, nous sommes tous des numéros 6, le « Village » est devenu planétai re et les vrais Numéros 2 sont bien plus sinistres et dangereux que ceux du feuilleton. Quant au Numéro UN, il n’a plus la figure grima - Laissez toute espérance… Chant VII 182 çante et magnifiquement allégorique du héros prenant conscience de sa propre prison humaine et sociale, mais celle, lénifiante, hypocrite et désas treuse, de la mondialisation. La télévision tentait, jusque vers 1970, d’être généreuse artistiquement et intellectuellement. L’économie de marché lui a bien vite ôté ses illusions éducatives. Les téléspectateurs les plus avertis eurent tôt fait d’approuver ce fait, estimant que ces vertus étaient de toute façon incompatibles avec un média d’essence unilatérale, ce en quoi ils furent parfaitement lucides. D’innombrables irréductibles naïfs pensent encore que la télévision apporte quelque chose d’intéressant à ceux qui la regardent. En fait, la télé ne sert qu’elle-même en aspirant dans un tourbillon d’images stériles et trompeuses, la représentation d’un monde idéalisé par les téléspecta teurs qu’elle recrache ensuite, transformée selon sa volonté et ses intérêts, pour ces mêmes téléspectateurs. Ces derniers prennent alors cette vomis sure de pixels pour le vrai monde dans lequel ils survivent, tout en le louant. Peu de choses me consolent de la télé puisque tout m’afflige, dirait le poète… Palmolive à l’huile d’olive la boldoflorine la boldoflorine la bonne tisane pour le foie ça c’est vrai ça vous vous changez changez de Kelton une formule très musclée un parfum citron très frais la saleté s’en va en tornade blanche… Tous les océans du monde arriveront-ils à laver ces ordures télévi suelles ? De généreuse, en souhaits, la télé est devenue le parangon de l’avarice, en faits. Elle prend tout de ceux qui la subissent (en croyant naïvement la domestiquer) et ne donne en retour que de fallacieuses repré sentations du réel, des connaissances fragmentaires et des images quoti diennes qu’elle efface à mesure qu’elle en montre d’autres. Il faut quand même lui accorder qu’elle a fait don aux jeunes généra tions de cette opportunité de pouvoir facilement s’intégrer au monderne, univers qu’elle a fabriqué de toutes pièces et qu’elle sert de sa souve raine puissance de persuasion spéculaire. Elle coordonne cette intégration dans la plus parfaite coercibilité en donnant le moins de vocabulaire et Laissez toute espérance… Chant VII 183 d’esprit critique possible pour l’analyser à ceux qu’elle manipule. Le champ lexical extrêmement restreint qu’elle a imposé à ses aficionados lui a permis de leur donner l’illusion qu’ils comprennent la vacuité du théâtre qu’elle affiche. Ainsi, gagnant sur tous les tableaux, elle a fabri qué des esclaves qui s’imaginent être des maîtres. La télé s’est changée en télé de consommation puis en télé de consummation. Elle ordonne, selon sa vocation et sa fin maintenant réelles, de consommer ce qu’elle indique comme indispensable de l’être. La télé n’est plus qu’un impi toyable tyran coiffé d’un bicorne à grelots de zélé majordome. — Daniel ! Ohé, Daniel ! Alors, tu es devenu sourd ? — Ah, te voilà ! Excuse-moi, j’étais plongé dans l’écriture de mon recueil de souvenirs… — Tu écris tes souvenirs ? — Oui ! Maintenant que j’ai le temps, j’écris pour essayer de retrouver un peu de mon enfance et surtout, de tracer des lignes temporelles, parallèles, entre le Paris de ma jeunesse et ce qu’il est devenu. — Mais oui, je me souviens ! Tu m’avais dit que tu avais failli être professeur de français. Tu me le feras lire ? — Bien sûr ! Tu y trouveras la blanche nostalgie des temps anciens et le noir pessimisme de notre époque. — J’imagine que cela ne sera pas pour toi une mince satisfaction que de présenter un ouvrage absolument au-dessus de toute critique ! Car quelles objections pourrait-on faire à un auteur qui ne relate que des faits réels concernant un passé perdu qui ne procure aux Temps présents, aucune concussion économique, sociale ou politique ? — C’est bien dit. On dirait une citation. — C’en est une, enfin, presque ! Mais allez, viens donc avec Laissez toute espérance… Chant VII 184 moi contempler ce pour quoi je t’ai donné rendez-vous ici, viens découvrir ces âmes damnées que sont les joueurs invétérés. Viens observer ceux qui se laissent mourir de faim pour économiser un euro à jouer et ceux qui se ruinent pour jouir du plaisir de dépenser en jouant. Dantin termina son verre, déposa un billet sur la table et suivit son ami vers le fond de la salle où un grand rideau de velours pourpre cachait un large panneau de bois. Au-dessus de la tringle, sur une plaque de métal étincelante était gravé : Vous qui entrez… gardez toute espérance ! Marot écarta le rideau et frappa trois coups secs à la porte. Quelques instants après, celle-ci s’ouvrit et un curieux personnage apparut : le gardien des lieux. Dantin observa l’homme qui se tenait devant la porte. Il était de petite taille, très brun, mal rasé, avec des yeux de fouine. Un morceau de fil électrique pendait de son oreille dans laquelle était vraisemblablement installé un minuscule écouteur XI-FI. Sa bouche, presque cachée par une énorme moustache asymétrique, était anormalement grande et semblait prête à mordre tout ce qui serait passé à sa portée. Il arborait des bagues en or à tous les doigts qu’il avait fort longs, tordus au milieu et effilés à leur extrémité. L’échancrure de sa chemise jaune-canari, mal fermée par une belle lavallière en cuir, laissait voir une épaisse chaîne, en or également. Son costume sur mesure fait d’une magnifique étoffe devait équivaloir à deux mois de salaire de l’ex-commissaire. Le cerbère gardait visiblement un lieu d’argent. L’homme dévisagea Dantin qui avait fait un pas vers lui. C’est probablement la découverte des surprenantes rouflaquettes du policier qui le poussa à l’interpeller de manière si familière, en lui barrant le chemin. — « Papa attends, Papa attends, arrête ! » Laissez toute espérance… Chant VII 185 — Ne t’inquiète pas Daniel, dit Marot à son ami. Monsieur Platheau aboie, mais ne mord pas. Je le connais depuis longtemps et il ne nous empêchera pas d’entrer. De plus, le patron est mon obligé de quelques services rendus jadis. Puis, se tournant vers le péremptoire portier. — Tais-toi donc, bavard ! répliqua Marot. Ton patron me connaît et ce qui nous amène se passe de tes jérémiades ! La caméra de surveillance de l’entrée du casino pivota légèrement vers les arrivants et resta un moment braquée sur eux. Un petit grésillement se fit entendre dans l’écouteur que portait le gardien. Assurément, il recevait un message. Son visage perdit aussitôt son air supérieur. — Ah, Monsieur Marot ! Désolé, je ne vous avais pas reconnu. Entrez, entrez… Le cauteleux moustachu s’écarta et laissa passer les deux hommes. — S’il gardait la porte de l’Enfer, il serait tout le temps à tourner la clé, dit Marot à son ami. La salle de jeux dans laquelle ils pénétrèrent était vaste et peu enfumée malgré la présence de nombreux fumeurs, l’interdiction de fumer dans les lieux publics n’ayant jamais réussi à franchir les portes closes du casino. Des aérateurs fixés au plafond filtraient les fumées de tabac issues des dizaines de cigares et cigarettes allumés çà et là et les transformaient en délicates senteurs forestières. Des miroirs suspendus partout reflétaient les tables de jeu, les croupiers, les paquets de cartes, les roulettes et jetons répandus partout. Les murs étaient recouverts d’un vieux papier peint aux motifs si graphiquement outrés qu’ils eussent fait se retourner dans sa Laissez toute espérance… Chant VII 186 tombe le bon vieux William Morris. Les grandes tables de jeu étaient bien disposées dans la salle, suffisamment écartées les unes des autres pour que le passage (ou la flânerie) entre elles fût facile et agréable. Cartes et jetons glissaient et virevoltaient sur les tapis verts, telles de gracieuses patineuses de l’exAllemagne de l’est sur des glaces olympiques. Des lumières efficacement pointées les éclairaient assez pour que les joueurs jouissent de jouer joyeusement. En musique de fond, la Berceuse op. 57 de Chopin tournait en boucle, presque imperceptiblement. Deux magnifiques serveuses, que Marot eût inévitablement qualifiées de callipyges, une blonde et une brune, vêtues de manière très sexy, servaient les boissons à ceux que le jeu assoiffait. Elle courraient incessemment prendre les commandes de ceux qui, ne jouant pas, voulaient simplement goûter le bonheur de les contempler de près. Dantin et son ami choisirent une des tables spécialement disposées pour les simples consommateurs. — On va s’asseoir et boire un verre ? demanda le poète. — Bien sûr. C’est aussi pour cela que nous sommes venus, non ? — Oui, pour cela aussi ! Je suppose que tu n’as pas envie de jouer ? — Non, pas du tout, mais j’ai encore grand-soif. — Pas de problème. Ils ont tout ce que tu veux, ici. Marot fit un signe à la serveuse blonde. Tel Mercure aux pieds ailés, elle arriva près des deux hommes instantanément. Elle était extrêmement belle et Dantin imagina facilement les sommes d’argent que l’on pouvait dépenser en boisson juste pour le plaisir de se faire servir à répétition par une telle créature. — Mademoiselle, un mescal bien frais pour moi, comman- Laissez toute espérance… Chant VII 187 da Marot. Et toi ? demanda-t-il à son ami. — Un whisky, s’il vous plaît. — Irlandais ou écossais ? — Écossais, évidemment ! — Tout de suite, Messieurs. Ils burent, commandèrent la même chose et burent encore. — Bon, je te laisse aller à ton observation, dit Marot à son ami. Je reste ici. — Et moi je vais aller voir d’un peu plus près tout ce curieux monde. Dantin fit un tour dans la grande salle, regarda les tables et en repéra une autour de laquelle deux hommes l’intéressèrent tout particulièrement. Il les reconnut immédiatement à ce qu’ils étaient : un flambeur et un avare. L’attitude du premier reflétait parfaitement son âme. Tout chez lui dénotait une aisance financière qu’il sacrifiait religieusement au dieu Ludos. Il était très soigné et sa petite moustache était évidemment taillée par un professionnel. Des ongles fins et propres terminaient des doigts épargnés du travail manuel et les mouvements de son corps dégageaient une prestance que la fréquentation des soirées mondaines avait fini par rendre naturelle. Il était vêtu d’un magnifique costume blanc fait d’un tissu précieux et ses chaussures, en beau cuir marron, n’ avaient certes pas été achetées à Chaussure-Land ou à Shoe-Shoe ! À la table de jeu, imitant sans le savoir les tribus amérindiennes Tlinkit ou Haïda qui pratiquaient le potlatch afin de canaliser par ces dons somptuaires les énergies vitales qu’elles eussent autrement consacrées à la guerre, l’homme perdait de grosses sommes avec désinvolture et légèreté, n’espérant, en retour, que ressentir profondément la jouissance souveraine que lui procurait la sensation du jeu. Ses gestes rapides s’ac- Laissez toute espérance… Chant VII 188 complissaient avec une précision que seule une pratique assidue du Black-Jack pouvait expliquer. Il prenait les cartes, les jetons, les triait, les retournait, les soupesait, les lançait, les changeait. Sa main droite grattait avec une étonnante légèreté le tapis avec sa donne pour demander des cartes supplémentaires. Il signait des chèques, regardait distraitement les jetons qu’on lui donnait en échange, perdait tout, resignait des chèques, reprenait des jetons, rejouait et reperdait. Tout cela dans un silence de cénotaphe et la vivacité de gestes mille et mille fois accomplis. Ne résonnait, à la table, que la voix lancinante et monocorde du croupier. Juste à côté du prodigue était assis son négatif. Négligé, hagard, dans des fripes usées, il comptait et recomptait ses réserves, lésine sordide, comme le fait un écureuil avec ses glands peu avant les grands froids. Après avoir hésité sur la somme d’argent à parier, il posait un ou deux jetons sur le tapis de jeu, hésitait, puis en posait de nouveau. Il vérifiait à chaque donne que les sommes étaient les plus justes possible et quand il avait perdu sa mise, il attendait deux ou trois tours afin d’économiser son temps de jeu, et son argent. Ce qui le caractérisait n’était pas tant les modestes sommes qu’il avait à dépenser, que l’avarice qui émanait de tout son être. Parfois, les deux hommes se lançaient des regards interrogatifs, emplis d’incompréhension totale puis retournaient à leurs cartes. Le Black-Jack ne laissait pas de temps pour les mondanités ou pour d’existentiels examens d’autrui. La frontière qui les isolait, chacun en son monde, était de toute façon infranchissable. Bien que ne misant que de toutes petites quantités d’argent, l’avare voyait son tas de jetons se réduire comme une peau de chagrin. Puis, vint le moment où ses réserves furent épuisées. Les deux hommes en étaient arrivés au même point finan- Laissez toute espérance… Chant VII 189 cièrement. Le prodigue avait utilisé tout son carnet de chèques et l’avare n’avait plus le moindre billet à changer. Le prodigue se tourna vers l’avare. — Je crois bien qu’on a perdu tous nos jetons ! Je vous offre à boire ? L’avare hésita un moment. Il n’avait guère envie de parler à cet étranger; visiblement d’une autre caste que la sienne, mais comme l’invitation était cordiale, il accepta. — Volontiers. Merci. — Bordeaux ? — Ma foi ! — Mademoiselle ! Apportez-nous une bouteille de château Marcillac, s’il vous plaît. Et mettez-la sur mon compte ! — Bien Monsieur Charles. Tout de suite. Une minute plus tard, la serveuse brune revint avec un plateau sur lequel reposaient deux grands verres remplis du nectar christique et la bouteille, posée à côté. — C’est du 2005, Messieurs ! — Parfait ! répondit le riche, probablement fin œnologue. Ils trinquèrent à leurs pertes respectives. Ils entrechoquèrent leur verre l’un contre l’autre avec le bruit qu’eût fait le Crystal Palace frappé par la foudre en un songe effrayant d’une nuit d’été, puis burent et retrinquèrent. Chacun se balançait sur sa chaise, d’avant en arrière. Il ne fallut pas plus de dix minutes pour que la bouteille fût vidée et qu’ils devinssent intimes. — Pourquoi dépenses-tu ? demanda l’avare. — Pourquoi épargnes-tu ? répondit le prodigue. Alors, par un geste malheureux dû à une ébriété naturellement arrivée, l’avare renversa la moitié de son dernier verre sur son hôte. Le riche vit alors son costume blanc maculé de pourpre, comme s’il s’était donné le seppuku. L’homme fixait Laissez toute espérance… Chant VII 190 la tache indigne sur son bel et virginal habit de laine et mohair. Un si bon vin salissant un si précieux tissu était la pire chose qu’il pût concevoir. Alors, pris d’une rage subite et incontrôlable, il envoya le reste de son verre au visage de son invité. À peine revenu de sa surprise, l’économe, dont toutes les rancunes accumulées contre cette coterie de cossus capitalistes, qu’il méprisait et qu’il enviait tout à la fois, surgirent brutalement à sa conscience, se jeta sur le riche comme un fauve enragé, les ongles sortis, basculant les chaises, emportant la table de jeu, les cartes et les jetons. Les deux hommes roulèrent au sol en se frappant au visage, au ventre. « Salaud de riche ! », « Pouilleux de pauvre ! ». Le croupier ramassait frénétiquement les jetons et billets qui avaient volé et roulé partout tandis que les autres joueurs s’étaient écartés, indifférents, peu concernés par le pugilat. Le poing du riche, lancé avec force et précision vers le visage du pauvre lui éclata le nez, le tuméfiant aussitôt. Celui-ci, dont la narine se mit à inonder de sang le reste de sa face, décocha à son irréductible ennemi social un magnifique uppercut au menton qui eut pour effet de lui casser une incisive qui se trouvait au mauvais endroit, au mauvais moment. Le bruit fut terrible, et effrayant. La rage s’amplifia. Les coups pleuvaient. Les deux hommes roulèrent sur le sol. Le pauvre, en se relevant pour éviter le pied de son adversaire, trébucha et tomba sur une table de jeu qui se renversa sur lui, cognant violemment au passage le crâne du riche qui s’apprêtait à l’étrangler. Une fois encore, les deux combattants se retrouvèrent allongés sur le tapis de la salle à se ruer de coups, motivés par une haine indomptable. Des fleuves d’hémoglobine coulaient du nez, arcades sourcilières et mâchoires des belligérants, maculant de grenat tout ce qui se trouvait à leur portée. Dantin profitait du spectacle qui, selon son expérience de policier, ne risquait pas Laissez toute espérance… Chant VII 191 de dégénérer davantage. Il trouvait ce combat humain, tellement humain. Et les serveuses piaillaient, criaient, hurlaient qu’il fallait appeler la police. L’une d’entre elles, mue soudainement par on ne sait quel courage impromptu, tenta de s’interposer pour calmer les ardeurs belliqueuses des deux hommes. Elle s’approcha des combattants qui continuaient de se frapper à terre, mais mal lui en prit. L’avare, voulant s’accrocher à son bras pour se relever, s’agrippa à la bretelle du soutien-gorge qui céda instantanément sous la tension. Très élastique, il se détendit brutalement et s’envola comme un ballon de foire dont on libère l’air. Libérés des deux élytres de nylon qui les compressaient, les deux superbes globes charnus de la Vénus se regonflèrent immédiatement et se mirent à danser la samba au rythme de son empressement à les cacher. Ce spectacle divinement cocasse n’échappa nullement aux deux ennemis qui pactisèrent un moment pour s’en régaler ; ni à Dantin qui apprécia à sa juste valeur la beauté sculpturale de la poitrine de la jeune femme ; ni à quelques joueurs amateurs de jolies formes qui posèrent un instant leurs cartes sur la table et leurs yeux sur le buste dénudé de la belle serveuse. Réussissant enfin à apaiser de son bras droit la sensuelle oscillation de ses seins, et les couvrant afin qu’on ne les sût voir, elle récupéra de sa main gauche son sous-vêtement fugace et s’échappa, penaude, de cette humiliante et fâcheuse situation en jurant, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus. Le joyeux motif de trêve ayant disparu, les joueurs se remirent à leurs parties et la bagarre reprit de plus belle. Enfin, sur ordre de leur patron dont les écrans de télésurveillance reliés aux caméras fixées un peu partout lui montraient la scène, trois costauds surgirent de nulle part, séparèrent les deux Laissez toute espérance… Chant VII 192 pugilistes et les expulsèrent, gentiment, mais fermement de la salle de jeu. Le pauvre et le riche sortirent du casino en titubant, en s’injuriant et en continuant de se frapper jusqu’à ce qu’ils disparussent de l’ouïe du poète, de son ami et des autres joueurs, maintenant impassibles. Sans aucun doute, ces deux-là se combattraient jusqu’à la fin des temps… Dantin rejoignit Marot qui avait fini d’écrire. — Alors, dit celui-ci. Tu as vu ce que tu voulais ? La bagarre fut instructive ? — Oui, j’ai vu. — Veux-tu rester davantage ? — Non ! Nous pouvons partir. Je n’ai pas spécialement envie de jouer, ni les moyens financiers de le faire d’ailleurs. Et toi ? — Moi ? répondit Marot. D’abord, je n’aime pas jouer et de toute façon, avec ce que je gagne au Bazar et ce que me rapportent mes livres de poésie, je ne tiendrais pas cinq minutes à une de ces tables de jeu. Les deux hommes sortirent à leur tour et se retrouvèrent sur la banquette qu’ils occupaient une heure plus tôt. La salle était maintenant bondée et bruyante. Les curieux avaient débarqué pour la visite nocturne du Sacré-Cœur, imposée par les édiles des compagnies de tourisme. Le serveur du soir arriva à leur table, visiblement un des derniers vieux Parigot, car avec une gouaille typique il leur dit : — Salut les hommes ! Y prendront quoi ? Marot regarda les trois coupoles du Sacré-Cœur puis, malgré la saison qui ne s’y prêtait guère et inspiré par le vieux Laissez toute espérance… Chant VII 193 Paris que le monument incarnait, il commanda un piconbière. Dantin fit immédiatement de même. Un sourire jocon dier du garçon accueillit cette demande. Cela faisait probablement longtemps que ces deux mots qui fleuraient un passé révolu n’avaient été prononcés dans ce bistrot du néoMontmartre. La clientèle contemporaine, maintenant constituée de novmen en shorts et pantalons bariolés qui avait pour activité principale de saccager inlassablement tous les restes du vrai monde qu’elle parcourait, afin de le « recréer à son image », ne buvait certes pas des picons-bière ! ! Le serveur arriva bientôt avec les deux boissons. — Voilà Messieurs ! — Merci, dirent ensemble Marot et Dantin. — Au fait, Messieurs, l’addition est pour mézig ! — Pour vous ? Et pourquoi donc ? — Pour moi ! Primo, je suis trop jouasse de resservir enfin un picon-bière bien de chez nous. J’crois bien que j’en ai pas apporté à une table de puis dix piges et ça me change méchamment des « cacacolas, demi-pression, schnaps, thé à la bergamote » et autres dégueulasseries du même tonneau ! Deuzio, quelqu’un qui a les pattes d’Eddy Mitchell, de Dick Rivers ou de l’Immense Elvis ne peut être que sympa. Terzio, vous avez tous les deux des bobines qui me bottent. Pas comme toutes ces touristes, tronches de cake aux yeux vides, Ricains, Chintocks, Teutons, Ritals, Japonais, Indiens, Fricains du nord, du milieu, du sud, etc., que je dois me farcir tous les soirs ! Y a plus un seul mec qui jacte le françouze ici, après dix plombes ! C’est Babel-Oued ! Arf, arf… bref, les Picons, c’est pour ma pomme — Merci beaucoup ! dit Dantin. C’est très aimable à vous. — De rien ! répondit le garçon. Et vous allez vous régaler, je vous les ai préparés à « la Marcel » ! Laissez toute espérance… Chant VII 194 — À la Marcel ? — Oui ! C’est mon prénom. Et vous allez goûter un dosage spécial de mon invention ! Et sur ces mots, tout en chantonnant « un picon-bière, ça glisse, ça glisse, un picon-bière, ça glisse dans l’estomac » sur l’air d’un kilomètre à pied ça use, le garçon regagna son comptoir en sautillant comme une étoile de ballet. Dantin prit son verre et en avala la moitié d’une traite. — Nom de diou, que c’est bon ! Le dosage « à la Marcel » est tout simplement parfait ! — À Marcel, dit Marot, en levant également son verre. Le petit ticket déchiré gisait dans la traditionnelle soucoupe de plastique bordeaux. Dantin le prit et lut la somme écrite dessus. — Seize euros pour deux picons-bière. Seize euros ! Tu te rends compte ? s’exclama l’ex-policier. Plus de cent francs d’il y a quinze ans. On aurait crié au fou à cette époque. Que naïfs furent les Français de se faire imposer cette Europe économique ! — Je te rappelle qu’en 2015, lors de la grande secousse contre le deuxième gouvernement Hollande, il s’en est fallu d’un rien qu’on en revienne au Franc, ajouta Marot. — Oui, je m’en souviens. Les Français, redevenus lucides, ont eu une volonté de rejet de l’Europe de l’argent. Puis, le foot, la télé, la crise, une belle loi homophile de base, bien fédératrice et re-le foot ont bien calmé leurs ardeurs sécessionnistes, répondit Dantin. — Tu parles Daniel, qu’on les a calmés. De beaux discours e u ropélénifiants des téléconomistes pour euro ff rayer les masses et hop, à la trappe, le retour à la normale. Et aujourd’hui, deux ans plus tard, les choses ont empiré ! Un litre de lait qui valait un franc en 2001 vaut maintenant deux euros ! Laissez toute espérance… Chant VII 195 — Tu penses que c’est uniquement le changement de monnaie qui a provoqué cette augmentation du coût de la vie ? — Je ne suis pas spécialiste, tu penses bien, mais voilà ce qu’un ami économiste m’a expliqué. Je te cite en vrac les quelques éléments qu’il m’a indiqués : augmentation du « prix » du travail malgré la stagnation des salaires ; hausse du prix des produits frais, due aux modifications des conditions climatiques ; augmentation de la demande de consommation à cause de celle des services ou des produits proposés (par exemple dans les boulangeries) ; l’effet « d’aubaine » pour de nombreuses entreprises qui en ont profité pour augmenter, voire exploser, leurs marges bénéficiaires ; mondialisation, transfert des usines en Asie et augmentation de la production de masse ; difficulté de penser le taux de changement avec un euro à 6,5595 et perdre des centimes d’euro à chaque achat ; consommation quotidienne des produits dont les prix ont le plus augmenté (comme la nourriture, l’essence, le chauffage) comparée aux produits de consommation plus rares comme les cochonneries technico-vidéo en tous genres qui, eux, ont baissé, et tous les points obscurs que les économistes les plus avertis ne peuvent (ou ne souhaitent) expliquer. On ne sait même plus calculer le prix réel d’un bien en fonction de la minute de salaire du SMIS. — La manière dont tout cela est ressenti est donc très variable. — Oui, tu as parfaitement choisi ton terme. Il y a le facteur « ressenti », très important dans la perception de l’économie et de son impact sur la vie courante. — Tout cela est bien compliqué. Ce qui est sûr, en revanche, c’est que les salaires n’ont pas été multipliés dans les mêmes proportions, répliqua Dantin. — Évidemment. Cela explique la ruine ou la paupérisation Laissez toute espérance… Chant VII 196 d’une grande partie de la classe moyenne. Les riches discernent à peine ce changement qui n’affecte nullement leur vie quotidienne. Les pauvres surveillent leurs achats, s’alimentent en produits bas de gamme, s’habillent chichement, se chauffent moins en hiver, se soignent mal des maladies que cette baisse de qualité de vie leur provoque, vont moins et moins loin en vacances, quand ils en prennent, ne peuvent plus payer d’études à leurs enfants et, pour ne pas désespérer, ils jouent de plus en plus au loto, engraissant davantage l’État. Bref, ils vivent de moins en moins bien. Ils n’ont même plus l’idée de faire une révolution, car leurs différences de cultures, trop exclusives, les empêchent de s’unir pour en fomenter une. Alors, ils survivent. — L’argent reste donc le plus concret, le plus éternel des murs entre les humains ? — Des murs et des haines ! Je n’aurais pas dit mieux ! Allez, quitte à boire aux Européens, buvons à ce qu’ils sont devenus : des Euro-péons ! — Aux Euro-péons, répondit Dantin en souriant à la plaisanterie caustique de Marot. Ils levèrent leur verre, trinquèrent, et se régalèrent de ce picon-bière délicieux qui leur avait été offert par un garçon de café nostalgique d’une époque où les noms de boissons étaient ch a n ta n ts, les saveurs réelles, les Parisiens, des Parisiens, et la vie, une vie possible pour tous ! Marot désirant passer chez lui, les deux hommes quittèrent le bar et se mirent à la recherche d’un taxi qu’ils trouvèrent presque immédiatement. La grosse Mercedes qui remontait la rue Tardieu s’arrêta à leurs pieds. Le chauffeur baissa sa vitre Laissez toute espérance… Chant VII 197 automatique, fumée, silencieuse et opaque comme la faux de la Camarde. — Bonsoir, dit le poète. On va au 12 rue du Plâtre, anciennement rue du Styx. — Pas de problème, répondit l’homme. — C’est à côté du centre Pompidou, ajouta-t-il, dans le Marais. — Pas de problème, je connais le quartier. Ils s’installèrent à l’arrière. Le chauffeur de taxi alluma son GPX, annonça à haute voix l’adresse à l’appareil. Une jolie voix féminine, répondit aussitôt : « Adresse localisée. Prêt à partir » La voiture démarra et se dirigea rapidement vers le boulevard Magenta. À l’extrémité du boulevard Rochechouart, juste avant de tourner à droite au carrefour Barbès, un énorme embouteillage les attendait. Tout était bl o q u é . Des dizaines et dizaines de voitures étaient emmêlées inextricablement. Les gens hurlaient de colère, s’insultaient, s’acharnaient comme des forcenés sur leurs klaxons. Partout des paroles gargouillées, verbigérations diverses et inintelligibles sortaient des gosiers de ces hommes et femmes figés dans cet uligineux marais de métal. On eût dit que leurs gorges étaient remplies de boue. Des bagarres commençaient déjà çà et là. Les plus brutaux se mordaient sauvagement, arrachant des morceaux d’oreille ou de joue à leurs nouveaux ennemis. Les policiers arrivés sur les lieux sifflaient à perdre haleine, ajoutant au vacarme des avertisseurs leurs insupportables fréquences suraiguës. Les faisceaux alternés de leurs sémaphores qui balayaient la scène de rais rouge sang accentuaient encore son aspect apocalyptique. Ce tohu-bohu provoquait un fracas d’enfer dans tout le carrefour. Le métro aérien s’était arrêté sur le pont Barbès et ses Laissez toute espérance… Chant VII 198 passagers s’écrasaient sur les vitres pour observer l’incroyable enchevêtrement de véhicules bloqués dessous. On se serait cru, si ce ne fut le tintamarre et la nuit maintenant arrivée, dans le célèbre film de Robert Wise, Le jour où la Terre s’arrêta. — C’est normal ce bazar ? demanda Marot au chauffeur de taxi. — Non ! J’ai jamais vu un truc pareil ici, répondit-il. On croirait qu’ils sont tous en panne et tous fous. — Oui, quelle pagaille, ajouta Marot. Mais cela ne m’étonne pas tant que cela. Cela fait déjà des années que le nouveau quarteron de la Mairie de Paris-I, à la suite de son calamiteux prédécesseur, étouffe la ville en faisant édifier sur la plupart des grands boulevards des guides de béton qui limitent la circulation à une seule voie. En voulant débarrasser Paris des voitures, ce qui a évidemment échoué, ils n’ont réussi qu’à l’asphyxier davantage. C’est un malheur des temps quand les fous guident les aveugles ! — Je vois que tu connais bien la Mââdââme la Maire ! — Oui, je la connais. Il faut avouer que depuis cette loi égalitaromane votée l’année dernière sur l’obligation d’avoir à la tête des villes de plus de deux cent mille habitants des représentants de communautés religieuses, sexuelles et d’origines variées sous l’égide du maire, la gestion des cités en question est devenue plutôt, irrationnelle, tant les conflits internes sont forts entre ces élus. Notre modernomairesse en sait quelque chose ! Pour le reste, rien n’a changé : les vélibs, rollers et patinettes augmentent les statistiques d’accidents mortels, le bruit des fêtes permanentes assourdit tout le monde, les événements spectaculaires grotesques sont Légion, la destruction des bâtiments historique se poursuit discrètement et l’argent de la concussion coule à tsunami sous les tables. Tout ce qui est imposé à Paris frise le summum du ridicule et le mutile Laissez toute espérance… Chant VII 199 plus cruellement chaque jour. Ces nouveaux incapables passent leur mandat à donner le coup de pied de l’âne à la Ville Lumière. — C’est un portrait assez précis, il faut l’avouer. — En attendant que ça se dégage un peu, laisse-moi te composer un petit poème en l’honneur d’un Paris défunt et d’une mairie saccageuse, clama théâtralement le poète. — Je t’écoute, répondit Dantin ; — Voilà : Paris, merveille des cités, Chargé d’ans, et pleurant son antique prouesse, Fut enfin attaquée par ses propres sujets Devenus forts par sa faiblesse. Pompidou s’approchant lui donne un coup de pied, Mitterand, un coup de dent ; le Sarko, un coup de corne. Le malheureux Paris, languissant, triste, et morne, Peut à peine rugir, par l’âge estropié. Il attend son Hollande, sans faire aucune plainte Quand, voyant l’Hidalgo même à son antre accourir : Ah ! c’est trop, lui dit-il, je voulais bien mourir ; Mais c’est mourir deux fois que souffrir tes atteintes. — Excellent, dit Dantin. Je suis sûr que le grand La Fontaine l’eût approuvé ! — Merci du compliment, répliqua Marot, décidément en verve lafontainienne, qui ajouta : Jamais une lourdaude, quoi qu’elle fasse, Ne saurait passer pour galante. Comme rien n’avait bougé depuis dix minutes et que la fureur devenait générale, Dantin et Marot décidèrent de continuer à pied. — Cela ne vous ennuie pas qu’on descende ? — Pas de problème, répondit le conducteur. De toute Laissez toute espérance… Chant VII 200 façon, on est complètement bloqués. — Combien vous doit-on ? — Trois euros, mes bons Messieurs. — Voilà cinq euros. Gardez la monnaie. — Pas de problème. Merci ! Ils descendirent de la voiture, marchèrent un peu et prirent à droite le boulevard Magenta. Après l’avoir longé quelques minutes, les deux hommes aperçurent, tout au loin en hauteur au bout de la rue du Faubourg Poissonnière, la tour Montparnasse. Elle se tenait droite, irréelle, fantomatique, scintillant comme une guirlande de Noël sous l’effet de ses centaines de fenêtres qui s’allumaient et s’éteignaient comme les lucioles vénéficiées d’un satanique sabbat. Marot et Dantin la regardaient avec stupeur. Sa tête de géant, en béton et verre déjà fissurés par les ans, s’enfonçait dans un ciel obscur, sinistre et menaçant, tandis que leurs pas entraient au pied de son ombre. Venimmo al piè d’una torre al da sezzo Laissez toute espérance… Chant VIII 201 CHANT VIII Combien se prennent là-haut pour de grands rois Qui seront ici comme des porcs dans l’ordure Laissant de soi un horrible mépris. Lecteur, je reprends ce jour mon voyage. Ne te fâche pas contre moi si cette histoire n’a pas le bonheur de te satisfaire pleinement, mais pense plutôt à tous les miséreux de cette époque fratricide qui pour s’absoudre de ses crimes, s’est revêtue d’un hypocrite manteau fraternitaire. Dantin et Marot marchèrent dix minutes dans le froid, la boue, le bruit, la nuit. Arrivés non loin de la gare de l’Est, les deux hommes constatèrent que la circulation était redevenue parfaitement fluide. Une lumière de phares d’automobile apparut derrière eux, au loin. Marot leva un bras. Un taxi qui se déplaçait étonnamment vite s’arrêta à leurs pieds. La vitre avant gauche de la voiture s’abaissa et un curieux visage se montra, hirsute avec un menton très bas surplombant un cou fort et rouge et un regard noir, coléreux comme un Érostrate qui voudrait enflammer l’univers. D’une voix sèche, il demanda : — Bonsoir, c’est pour aller où ? — 12, rue du Plâtre, répondit le poète. Laissez toute espérance… Chant VIII 202 — Rue du Plâtre ? Zut ! C’est loin et j’ai presque fini mon service. Il est déjà 21 heures ! — Allez, soyez sympa, il est tard et il fait un froid de canard, supplia Dantin. — Bon, d’accord ! On pourra pas dire que Robert Flégia aura laissé deux pauvres gars sur le carreau. Mais franchement, ça m’emmerde ! Les deux hommes montèrent dans la voiture qui démarra aussitôt. Dantin demanda au chauffeur d’avancer un peu le siège avant droit afin qu’il puisse déplier ses longues jambes. Celui-ci accepta en regimbant. Quelques instants plus tard, le taxi tourna à droite et s’engagea dans la rue du Faubourg Saint-Denis. Les phares de la voiture découpaient la brume tombée sur la ville comme un brise-glace cisaille avec peine la banquise gelée de l’Arctique. De partout, les avertisseurs sonores de tous les esclaves incarcérés dans leurs roulottes de métal hurlaient au monde entier, par-delà les immeubles du boulevard Magenta, la réprobation de leur vie d’enchaînés, leur haine des autres, leur sourde colère. Les avenues, rues et boulevards parisiens n’étaient plus qu’exutoires à la rage de ces bannis du Paradis Terrestre. Un peu plus bas, rues et trottoirs étaient déserts. Les résidents de ce quartier étaient barricadés chez eux et avalaient leur sportule de télévision hypnotisante malgré les incessantes injonctions halowiniennes de sortir festoyer urbi et orbi. La voiture s’arrêta au feu rouge de la porte Saint-Denis. Alors, en un instant, comme par magie, le taxi fut entouré par une bande de six jeunes voyous d’origines variées, évidemment encagoulés et habillés de l’uniforme monotone de l’apprenti malfrat. L’un d’entre eux, au manteau plus boueux que ceux de ses comparses, et qui était sûrement le « chef », lança d’un ton menaçant : Laissez toute espérance… Chant VIII 203 — Qu’est-ce que vous venez faire ici, vous ? Dantin qui connaissait ce genre de jeunes excités se résolut à ne pas se fâcher. Il baissa légèrement la vitre de sa portière et dit calmement : — Nous ne faisons que passer. Une petite visite à rendre et nous retournons d’où nous venons. — Si je veux ! lança le voyou en sortant de son survêtement un long coutelas. — Eh, Silver ! Tu as vu ce look d’archi-ringard ? cria l’un des membres du sextet après avoir aperçu la coupe de rocker du policier. — Oui ! On va le raser, l’ancêtre ! répondit l’homme au couteau. Dantin sentit chez ces jeunes une colère prête à éclater, une colère accumulée et entretenue par des années de frustrations diverses dont la plus récente, la plus alimentée, la plus impatiente, était l’impossibilité pécuniaire de profiter pleinement des produits de consommation courante affichés partout, diffusés partout, imposés partout. Ce manque d’assouvissements des désirs consommatoires, transformé en colère, ne pouvait évidemment que se libérer sous sa forme la plus radicale, la plus noire et la plus simpliste : la violence. Un des vauriens s’approcha du taxi en se dandinant comme un pingouin désarticulé, fier et rigide, afin de faire descendre les trois hommes pour les rançonner ou les malmener. Dantin attendit le moment propice puis ouvrit brutalement la portière de la voiture. Elle frappa le voyou si violemment dans les genoux que celui-ci s’affaissa d’un coup, sur le sol, en gémissant. Alors, les cinq autres se précipitèrent sur le taxi. L’un deux avait déjà levé une longue barre de métal, apparue dans ses mains comme par enchantement, et s’apprêtait à fracasser le pare-brise. Laissez toute espérance… Chant VIII 204 La colère et la violence qui avaient nourri ces hommes à défaut d’éducation, et qui étaient devenues par la force des choses leur seul moyen d’expression, s’affichaient dans ce sinistre ballet de sauvagerie démente, tant et tant de fois représenté sur les grandes scènes de l’époque. Pour ces coléreux-là pourtant, les choses se passèrent différemment de la pièce habituellement jouée. Tandis que deux des énervés secouaient la voiture comme un rustique saladier dans les mains d’une vigoureuse campagnarde, l’homme à la barre de métal portait les premiers coups sur la carrosserie. Dantin jugea qu’il était temps de sortir son arme. Mais il était déjà trop tard. Robert Flégia, les yeux brûlants comme le Vésuve, avait démarré brutalement. D’un coup de volant rageur, il envoya son taxi sur celui qui frappait la gauche de sa voiture et le heurta violemment sur le côté, lui fracassant la hanche en un terrible craquement d’os. L’homme s’écroula en hurlant. Flégia passa la marche arrière, braqua à fond son volant à gauche et reculant brusquement. Couvrant un grand angle sur sa droite, il percuta les jambes des deux autres qui s’effondrèrent à leur tour. L’un d’entre eux put voir, avant de s’évanouir, son fémur acuminé qui avait traversé la chair de sa cuisse et le jean qui la recouvrait. L’os s’était brisé en deux pointes acérées et l’une d’entre elles se dressait fièrement, sanglante et terrible vers la nuit sombre, comme un doigt d’honneur fait à la violence des hommes. Le chef de la bande, resté sur le devant de la scène, jeta son couteau au sol et sortit un pistolet mitrailleur de son blouson. Il le pointa vers le pare-brise de la voiture, mais le fulminant nocher parisien fut plus rapide que lui. Le taxi-driver, dont le visage éclatait d’écarlate, avait réenclenché la première et d’un coup d’accélérateur vengeur, fonçait sur le caïd. Celui-ci n’eut Laissez toute espérance… Chant VIII 205 ni le temps de faire feu, ni celui de s’écarter de la trajectoire du taxi. Il fit un bond de côté, mais ne put éviter totalement le véhicule. Le choc le propulsa au loin, les genoux, le bassin et les côtes brisés. Il rejoignit ses comparses dans le caniveau, hurlant à son tour sa. Les deux voyous restants qui avaient assisté au spectacle en béjaunes impuissants, déguerpirent instantanément sans demander leur reste. Sur la scène du sinistre théâtre de colère, il ne restait plus que quatre hommes se tordant de douleur, atteints gravement dans leur corps et plus encore, dans leur fierté de « malfaisants », bafouée et jetée dans la boue. — Ahh, les petits salopards, s’exclama Flégia. Ils ont abîmé mon tacot ! Je vais leur montrer, moi… Et ce disant, il descendit de son taxi, alla ouvrir son coffre et en sortit une batte de base-ball à la peinture écaillée par d’hétérodoxes utilisations. Son visage était maintenant rouge comme le sang suintant des fleuves de l’Enfer. Il s’approcha du chef de bande gisant sur le trottoir avec la ferme intention de lui exploser le crâne, de répandre sur la chaussée l’infâme bouillie inutile qui lui servait de moteur de pensée. Dantin intervint avant le massacre et eut bien du mal à faire entendre raison à Flégia. Enfin, celui-ci se calma, rangea sa lourde massue et remonta s’installer au volant. Il regarda un moment les hommes par terre avec un rictus de satisfaction et redémarra. La colère engendrée par la colère avait écrasé la colère. — Les ordures ! Ils n’ont eu que ce qu’ils méritaient. Qu’ils crèvent ! J’aime pas qu’on m’emmerde ! Dantin et Marot approuvèrent ces paroles bien qu’ls trouvassent exagérément radicale la technique anti-voyous de l’irascible chauffeur de taxi. — Merci quand même de m’avoir arrêté, M’sieur le grand homme. J’aurais inutilement souillé ma batte de sa cervelle ! Laissez toute espérance… Chant VIII 206 L’ex-policier était également content de ne pas avoir eu à utiliser son arme contre ces six hommes aux origines très mélangées. Oui, il était heureux de ne pas à avoir eu à s’en servir. Sinon… La légitime défense, à son tour, était devenue source d’interminables complications légales et de procès à rallonges depuis l’affaire du « bijoutier de Nice », en septembre 2013. L’Association de Lutte Anti Légitime-Autodéfense (ALALA) avait réussi à faire légiférer pour en interdire même jusqu’à l’idée, jugée dorénavant passéiste. Dantin palpait son pistolet dans son étui. Il se dit que s’il avait eu à tirer sur un de ces hommes, il aurait passé un long moment avec son avocat et avec la police des polices. Imaginant les suites juridiques de l’affaire, il s’imagina poursuivi par des associations anti-racistes, anti-antisémites, procatho, homophiles ou autres, qui eussent immédiatement porté plainte contre l’impie, indépendamment de l’agression dont il avait été victime. Il se vit poursuivi par le groupe Black and French ou mis au banc des accusés par les FBB (French Black-Beurs). Il serait soumis aux attaques des JFF (Jeunes Feujs de France) et sûrement crucifié, roué, empalé par les MJCF (Mouvement des Jeunes Catholiques de France) quoique cette dernière association, moins procédurière, n’allait presque jamais jusqu’au tribunal. L’ex-commissaire esquissa un sourire en se voyant ainsi mis au pilori à la Une des journaux à grand tirage, dreyfusé en place publique par ses anciens chefs, attaqué en justice par toutes ces sectociations dont c’était devenu depuis des années la principale occupat i o n . Il s’entendait traité d’irréfragabl e Laissez toute espérance… Chant VIII 207 essentialiste ! Il imaginait ses passages à la télé, à la radio, les interviews, les démentis et rétractations diverses, les excuses, les demandes de réparation, les actes de contrition, les stigmates apparus sur sa chair prouvant à tous son infamie raciste, son âme discriminatrice et réactionnaire ! Et pire que tout, il aurait à s’excuser en direct sur Worldface, sur Facebook et peutêtre même sur FT1. Pour finir, il gravirait à genoux les marches centrales du Sacré-Cœur en portant sur ses épaules une immense croix sur laquelle serait imprimée la Déclaration des droits de l’Homme, tandis que son front afficherait la marque sanglante du mot « raciste », scarifiée par le scalpel purificateur de la justice monderniste. L’ex-policier sortant de sa rêverie se rappela la manière dont ces dernières années le vocabulaire avait subi à son tour les exactions anti-racistes de la législation. Le terme logophobie, qui avait été proposé par un fin penseur et caustique analyste des années deux mille, trouvait, presque vingt ans plus tard, son épanouissement total. Parmi les vocables placés dans la ligne de mire des logophobes, le mot « Noir » figurait en tête de liste. Il avait été enfin interdit par l’arrêté du 21 avril 2015. Il fut remplacé sur tous les documents officiels par « Black ». Puis, celui-ci ayant également eu droit à sa part de récriminations et de procès malgré son accointement à la langue des publicistes, le législateur l’interdit à son tour. Il fallait écrire « homme de couleur », ou colorman, néologisme anglomane, préjugeant évidemment que la couleur en question fût plutôt sombre. Un Amérindien, un Inuit, un Chinois, indépendamment de la pigmentation de leur peau, n’étaient pas des « colormen », appellation exclusivement réservée à des habitants originaires d’Afrique sub-saharienne ! Il avait fallu résoudre également un problème lié à l’âge de la personne Laissez toute espérance… Chant VIII 208 mentionnée. Un adulte de plus de trente ans à la peau noire pouvait, avec toutes les pincettes que requerrait la dénomination, être exceptionnellement appelé un Kebla. Si c’était un jeune, la question terminologique se compliquait. On utilisait alors, selon la désignation de l’activité sociale du sujet, c’està-dire un « honnête travailleur » ou un « jeune de banlieue », soit un colorman ou Kebla dans le premier cas, soit un youngdis cor (abréviation de « young disfavorised colorman ») dans le second. Voilà comment un grand quotidien du soir pouvait écrire sans risquer un procès que « la jeune fille, avant d’être brûlée vive, avait été violée et torturée par trois youngdiscors dont les identités ne sont pas encore connues. D’après un témoin, elle serait restée indifféren te aux insultes que les trois “jeunes“ auraient proférées sur son chemin. Se sentant injuriés par ce silence discriminatoire, les youngdiscors se seraient alors énervés et jetés sur elle. La police dément formellement qu’il puisse s’agir d’un acte rétro-raciste ». Les mots racaille ou caillera, Beur, Feuj, Talri, Polish et toutes autres appellations ironicoracisto-communo-religieuse, en verlan, en javanais, en langue des signes, en braille ou espéranto, furent également interdites par ce même arrêté qui avait curieusement négligé de légiférer sur les rares dénominations anti-catholiques, pour le plus grand bonheur des nombreuses communautés peu enclines à la sympathie envers les chrétiens. Seules certaines associations de défenses homophiles ou de groupes sociaux ou religieux pouvaient garder leurs appellations, comme les Black and French ou les Jeunes Feujs de France ! Lassé de ces guéguerres de vocables, on en vint aux sigles, beaucoup plus impersonnels. Les personnes originaires d’Afrique du Nord seraient appelées des OPM (Originaires des Pays du Maghreb), ceux venant de pays situés plus au sud, des OPSS (Originaires des Pays Sub-Saharien). Les personnes Laissez toute espérance… Chant VIII 209 de confession israélite deviendraient des PCJ (Pratiquant de Confession Juive), les Asiatiques regroupés, les PDA (populations d’Asie) et ceux d’Europe centrale seraient appelés les CEP (Central Europa People). On retarda quelque temps la création des sigles pour tendances ou « orientations » sexuelles, le sujet restant toujours d’une actualité brûlante. Rares furent les lucides qui estimèrent qu’être dénommés par un sigle était encore plus discriminateur, voire infamant, que par un mot, même injurieux ; mais qui résonnait dans cette lice de cacophonie lexico-légiférante ? Puis, poussé à la sévérité par la puissance des associations anti-discriminatrices, le Législateur, par l’arrêt 453-56 du 23 janvier 2017, décréta que « traiter » quelqu’un de Noir, Arabe, Maghrébin, Juif, Chinois, Indien, Rouge, Jaune, etc., devenait un délit puni d’une amende de 2500 euros et de trois mois de prison avec sursis. Jacques Selbert, du parti nationaliste Ultra-France, voulait absolument que ces termes, somme toute plutôt neutres, restassent permis quelle que soit la situation de leur utilisation. René Carpot, secrétaire général de la Gauche Tranquille, estimait quant à lui que l’intonation, l’intensité de la voix, le public à qui ils s’adressaient, le lieu où ces mots étaient exprimés et toutes sortes de choses indéfinissables devaient être pris en compte par le législateur. D’interminables Grenelle du vocable furent organisés par les formations politiques, par les associations humanophiles et les représentants des communautés engagées dans ce beau combat afin de décider de la suppression ou de la permissivité, toutefois très contrôlée, de ces appelations discriminatrices. Quelques petits malins s’ingénièrent à détourner les insultes interdites (comme furent également interdites les injures ver lantisées ou contrepétisées telles « Va donc, eh lasope ! » ou Laissez toute espérance… Chant VIII 210 « Fusse de pite ! ») en créant des néologismes ou en en utilisant des mots rares comme « Coprolithe », « Orchidoclaste », « Fils de cadeuse !», « Espèce de musanne ! », «Va te faire absterger chez les custodes ! ». Ceux-là créèrent en quelque sorte un no insult’s land dans le bel organe judiciaire, car il était évidemment impossible de légiférer, jour après jour, sur ces mots aux vies éphémères ! Mais les jouisseurs de pénal n’en démordirent pas. Ceux qui avaient réussi à installer chez les eco-citoyens la croyance que toute parole agre s s ive devait immanquablement conduire à un acte non moins agressif, exigeaient d’user de moyens prophylactiques pour interdire, en amont, tout énoncé hostile. Les procès succédaient aux procès et les censeurs du Verbe ne dormaient jamais. L’œil liberticide était dans la salle d’audience et regardait le lexique ! — Je voudrais bien voir ce cochon replonger dans son bouillon, dit le chauffeur en parlant du chef de la bande. — Je crois que vous serez satisfait, répondit Marot qui regardait en arrière. En effet, les voyous maculés de la boue des caniveaux jugeant sans doute que la défaite infligée à leur honneur de petites frappes était impardonnable, se retournaient contre leur chef malgré leurs douleurs et le rouaient de coups. Lui-même, oubliant pour un moment ses blessures, se mordait de rage les bras jusqu’au sang. Marot ajouta : — La crise d’identité de ces jeunes dont les seules références au monde sont celles qu’ils voient à la télé, est devenue incurable. Les phénomènes traditionnels d’acculturation sont Laissez toute espérance… Chant VIII 211 totalement pervertis par les images caricaturales du pseudoréel qu’ils reçoivent comme modèles. — Je crois que l’aspect économique n’est pas non plus à dédaigner, Luc. La télé et l’Internet IV montrant une société exclusivement marchande leur donnent une perception faussée du rapport entre les hommes et le monde, les choses, les sentiments, et la morale. — Tu as raison. Pour ces catégories d’habitants, le monde n’est que le lieu de la satisfaction immédiate de tous les désirs, de toutes les demandes. Le concept même de refus leur est devenu irréel. Comment est-il possible de les éduquer dans ces conditions, comment les structurer dans une réalité qu’ils méconnaissent puisqu’il est même impossible, ne parlant pas leurs langages ni ne partageant leurs codes, de définir avec eux une notion de limite ? Flégia, regarda de nouveau dans son rétroviseur et aperçut au loin, derrière le taxi, le chef de bande dans un piteux état. — C’est bien beau votre bla-bla d’intellos, mais moi je dis qu’en voilà un qui se prenait pour un roi et qui se trouve maintenant comme un goret dans sa soue. — Vous avez raison, ajouta Dantin. N’en parlons plus et continuons notre chemin. — Quelle idée stupide de vous emmener dans cette zone à cette heure de la soirée ! insista Flégia. Je le sentais qu’on aurait des emmerdes. Vous avez vu ma carrosserie ? Heureusement que je suis assuré tous risques. Pouahh ! Quels cons ! — Cabossée tel le bouclier de Bellone après la bataille, conclut Dantin. Le taxi repartit. Il suivit la rue Saint-Martin, tourna à gauche, prit un bout de la rue Réaumur et continua tout droit dans la rue Beaubourg. Alors, Marot s’exclama : Laissez toute espérance… Chant VIII 212 — Voilà la voie au nom maudit depuis la construction de la pire horreur jamais érigée à Paris ! Il est aisé de comprendre la colère des habitants de ce quartier qui ont vu détruire nombre de rues, d’immeubles, de maisons, d’escaliers ou jardins historiques, qui étaient alors Légion, pour élever à leur place ce mausolée au culte insensé de l’art monderniste. En remontant la rue Beaubourg à partir du carrefour Réaumur, on peut encore savourer par une belle journée ensoleillée, les tonalités enchantées et chaudes de la ville, étincelants ocres qui chantent de vieux lais et couplets parisiens, rythmés par le découpage harmonieux, bien qu’irrégulier, des façades de pierres. Malheureusement, cette douce ataraxie est tôt rompue par l’apparition brutale du monstre bigarré aux couleurs de chewing-gums régurgités : le Centre Pompidou ! Marot se lança dans une diatribe. — Regarde Daniel, cette horreur, proclame aux passants encore sous le charme du vieux Paris : « Halte-là ! Fini de rire ! Le monde que vous avez connu est bien mort. Place au nouveau ! Il n’y a pas à discuter. Le passé est le passé et le Présent est multicolore, tuyauteux, quadrichromé, en plastique, et évidemment connecté. Il est en mouvement perpétuel et il est Bon ! Finies les cathédrales éternelles bâties pour élever l’Homme ve rs l’art, ve rs la beauté, vers la foi. Aujourd’hui, Moi, Centre Pompidou, parangon de la mochder nité, je vous montre la voie nouvelle ! Et vous aimerez cela, car c’est cela, le moderne ! ». Et pour l’aimer, ce désastre urbain, esthétique et financier (le Pompidolium ou Notre-Dame de la Tuyauterie comme l’appellent depuis longtemps quelques Laissez toute espérance… Chant VIII 213 lucides farceurs), il a fallu raser vingt-sept immeubles dont celui qui était orné d’une magnifique façade Louis XIV, au 28 de la rue Rambuteau. Pire encore, vandalisme impardonnable, fut la destruction, au numéro 32 de la même rue, de la maison Presty qui renfermait l’un des plus beaux escaliers parisiens du XVIIe siècle. C’était un petit bijou construit sur un plan ovale avec une extraordinaire rampe en fer forgé prolongée par des balustres carrés dans la partie haute. Ce trésor du patrimoine français a été supprimé sans remords par les assassins de Paris pour y implanter leur néo-musée d’art mort-derne ; ils n’étaient plus à une destruction près de toute façon ! Le poète continua sur la même lancée. — Quarante ans plus tard, on sait que pour avoir maintenu debout ce bourbillon polychromerdique, cette criminelle extravagance, la quantité de millions d’euros engloutis aurait permis de restaurer toutes les églises de France dont le moindre bas-côté le vaut cent fois. Églises, d’ailleurs, que les nouveaux maîtres de l’époque, ennemis implacables de tout ce qu’elles représentent, abattent les unes après les autres ! — Affligeant ! — Sais-tu, cher Daniel, que cette peste de plastique a été conçue par un Italien, un certain Renzo Piano ? — Non, j’ignorais le nom de l’architecte. — Par une curieuse ironie, le nom des architectes est parfois en contradiction flagrante avec leurs œuvres. Ce beau quartier si parisien a vu ce désastre s’élever étonnamment vite, s’abîmer tout aussi vite dans un monde où il fallait un art moderne qui bouge incessamment dans une époque qui a déifié le mouvement. Voilà comment on a détruit en un rien de temps un quartier historique et mis à sa place la négation même de l’architecture urbaine. Et tout cela, sous l’incroyable nom de Piano ! Quelle farce ! Piano, où l’anti-Eupolinos par Laissez toute espérance… Chant VIII 214 excellence ! Et il ne s’est pas arrêté là ! En juillet 2012, pour les Olympiades à Londres, il a élevé la « tour Shard », la plus haute tour d’Europe qui culminait de ses 310 mètres. — Oui, je me souviens des nombreux articles dans les quotidiens soumis qui ne faisaient que vanter cette performance éminemment mesurable. — Tandis que le fait que seulement 5 % des capitaux investis pour la construire étaient anglais et que les 95 % restants étaient qataris a été longtemps caché. Et ceux qui ont fait remarquer dans des colonnes de journaux encore un peu libres que cette monstruosité brisait totalement, entre autres, « l’intégrité visuelle sur la Tour de Londres », ont vite été réduits au silence. — Je ne peux vraiment pas comprendre les habitants des cités du monde qui abandonnent leurs villes à ces gougnafiers destructeurs ! — Paris a eu son compte, malheureusement. Et pourtant, elle est momentanément protégée par des lois qui limitent la hauteur des constructions. Quand les assassins bétonniers hidalgoniens auront enfin fait tomber ces lois à leur profit, ce sera réellement la fin de Lutèce. Dantin approuva tristement sans ajouter de commentaire. Non loin du centre Pompidou, la « pustule chromatopathe », comme le dénommait Marot, le quartier dit de l’Horloge avait également été la victime d’irrémédiables actes de vandalisme. La rue Brantôme fut l’une de celles qui avaient subi les pires outrages. Soixante immeubles avaient été balayés de l’Histoire pour y implanter ce lieu de vie mort-née qui était devenu en peu de mois une cour des miracles, un Laissez toute espérance… Chant VIII 215 coupe-gorge où nul ne s’aventurait plus après vingt-deux heures. Voilà ce qu’on pouvait appeler, avec l’ironie que cela requérait, « une belle réussite urbaniste ! ». Les destructions de la rue Brantôme avaient été les coups les plus importants portés aux secteurs historiques de Paris depuis Haussmann et le magnifique escalier à claire-voie de la fin du XVIe siècle, immolé alors, devait se retourner dans sa tombe de pierres. Le plus affligeant, à l’énoncé de ces criminelles exactions, fut de se rappeler qu’elles n’avaient guère suscité d’oppositions quand elles eurent lieu. Les habitants du quartier étaient déjà les apôtres du diktat doucereux et désiré du monderne. Le taxi longea un court instant le parallélépipède RVB puis tourna à gauche dans la rue Saint-Merri. Il roula encore un moment et arriva au croisement de la rue du Plâtre et, près d’un grand mur, il s’arrêta. Le chauffeur qui n’avait plus ouvert la bouche depuis l’échappée de la porte Saint-Denis, et qui semblait avoir enfin décoléré, se manifesta à nouveau tout aussi sèchement : — Nous y sommes. Ça fera 42,50 euros. Eh, sympa votre coupe de cheveux, Monsieur Elvis ! — Merci ! répondit l’ex-policier. Dantin paya. Les deux hommes descendirent du taxi qui démarra immédiatement. Quelques secondes plus tard, il avait disparu comme par enchantement. Au carrefour, ils s’arrêtèrent un moment, stupéfaits par l’apparition fantomatique du centre Pompidou qui dégoulinait, bavait, régurgitait ses couleurs exacerbées sur les toits, les murs, les fenêtres, sur toutes les façades environnantes. En haut du monstrueux musée, les tuyaux extérieurs s’in- Laissez toute espérance… Chant VIII 216 carnaient en milliers de diables hurlants, menaçants, qui semblaient interdire pour l’éternité l’accès de toute la zone à quiconque. Les rampes de lumières rouges qui éclairaient le bâtiment en contre-plongée lui donnaient l’apparence d’une cité biblique dévorée par les flammes divines. Le feu du ciel jeté sur Sodome et Gomorrhe n’avait pas éclairé davantage la nuit de colère de Dieu que ces tristes et érubescents projecteurs électriques braqués sur l’Enfer plastico-moulé du Pompidolium La façade du MNAM donnant sur la rue Rambuteau était entièrement recouverte d’une affiche géante représentant Akira Kotoyama devant l’une de ses tri-olfactopainting avec, audessous de lui, et en affiches beaucoup plus petites, les portraits de quelques-uns de ses disciples. Tout cela appelait à la grande « exphibition des nouveaux vidéastes-plasticiens organiques », ici même, au centre Georges-Pompidou, du 17 octobre au 31 décembre 2017. Akira Kotoyama (1975) naquit à Osaka. Il y fit ses études d’art et eut un début de carrière un peu chaotique pendant lequel la plupart de ses tentatives plastiques ne furent pas reconnues par ses pairs. En 2014, il devint pourtant enfin célèbre en filmant en gros plans toutes sortes d’animaux (plutôt des mammifères) en train de déféquer puis en diffusant ces images en sens inverse, et au ralenti, sur des empilements d’écrans vidéo de trois mètres de haut sur quatre mètres de large, agencés selon lui « comme des cathédrales romanogothiques ». Ces expositions-déjections, ces « vidé(o)jections » traitant « du cœur même de l’art par le corps gastrique dans un monde déréalisé et spiritualiste », furent bientôt Laissez toute espérance… Chant VIII 217 réclamées par tous les musées du monde, les palais nationaux ou privés, les châteaux anciens qui découvraient tous, avec un bonheur naïf, un artiste résolument moderne, sans « tabous ni concessions » qui attirait les foules en ses lieux d’exposition. L’art de Kotoyama incarnait, selon Jacques Bouchard, réputé critique d’art au Monde, « l’éternité stratégique du vivant concret, organique et religieux contre les pulsions obscures de mort de l’étant » ! Grisé, porté, par ce succès et stimulé par son génie nouvellement et universellement reconnu, Kotoyama délaissa ses architectures d’écrans et se proclama « peintre dimensiosoriel ». En toute logique, il utilisa comme matériau pictural les déjections animales plus ou moins molles qu’il récupérait avec une cuillère en argent massif après en avoir filmé leur éjection organique en des performances publiques fort appréciées d’un cénacle extasié, composé principalement de membres issus de riches familles d’Europe et de stars de cinéma. C’est ainsi qu’après le bleu Yves Klein (IKB de 1960), on vit naître, en avril 2015, le marron Kotoyama, teinte que l’artiste s’empressa de déposer sous l’appellation AKB pour « Akira Kotoyama Brown ». Son art avait alors atteint « un apogée symbolique réifiant l’idée même d’art moderne tout en y insufflant l’espoir de ressuscitations temporelles perdues ; un art de son temps, un art réapproprié ! » tel que l’avait charabiatiquement écrit la journaliste d’un grand quotidien parisien, rédactrice enthousiasmée par ces peintures en relief, ocres et olfactives. Kotoyama sentit, dans les deux sens du terme, qu’il pouvait aller encore plus loin. Il décida alors de produire lui-même ses pigments et matériaux. Grâce à un régime alimentaire soigneusement concocté (pour une somme jamais révélée) par Ølveg Jönkap, le célèbre nutritionniste suédois, il réussit à Laissez toute espérance… Chant VIII 218 colorer en vert, rouge, bleu, jaune, ses propres fèces et ses vomissures. Celles-ci avaient en outre l’avantage d’offrir des morceaux plus ou moins gros qui donnaient, selon lui, un relief, une « animation spatiale » au supports utilisés. Son atelier, qu’il montrait complaisamment à tout journaliste qui le lui demandait, et qui payait pour cela, présentait des séries de bocaux remplis d’éléments divers, bien rangés par dégradés de teintes et de taille. Akira Kotoyama vendait maintenant ses nouvelles toiles tri-dimensiolfactiles, aux couleurs « chromologiquement cosmiques », des centaines de milliers de dollars dans des salles des ventes qui, par un curieux et heureux hasard, appartenaient aux actionnaires des lieux dorés où il exposait, actionnaires nullement incommodés par les résidus d’odeurs de ses œuvres et comblés par celle, proverbialement inodore, de l’argent qu’elles rapportaient. L’art d’Akira Kotoyama était défini par la presse et les médias comme un art libre, rebelle, nonconformiste, dérangeant, lucide, un art pour le peuple, un art pour tous, car issu des fonctions naturelles de l’être, un art résolument moderne. « L’art est maintenant libéré partout, autour de nous, en nous, à chaque instant. Il est enfin à la portée de tous ! » déclama l’artiste nippon lors d’une célèbre interview télévisée dans laquelle il glosa sur son œuvre passée, présente et à venir, face à des journalistes totalement acquis à sa cause. Afin que tout le monde puisse profiter des réalisations de cet immense art i s t e, Kotoyama accepta (pour quelques millions d’euros) de céder les droits de diffusion des images de ses œuvres à Bernard Devoux, gestionnaire des panneaux EPA, afin que les villes montrassent en permanence ses créations les plus marquantes. Les récentes télévisions olfactives géantes, les BSST (diagonale écran de 300 cm) ou les panneaux vidéo-walls directement incrustés dans les cloi- Laissez toute espérance… Chant VIII 219 sons des nouvelles habitations, ou « installables » à volonté, permettaient ainsi aux amateurs d’art moderne d’avoir des reproductions animées et odoriférantes des créations kotoyamesques sur toute la largeur de leurs chambres ou salons. Les quelques voix en colère qui osèrent s’élever contre ce « génie », trouvant tout de même un peu gros d’utiliser de la merde et des régurgitations à la place de tubes de peinture, de vendre une fortune les « nullités » ainsi créées, de les imposer dans les rues des villes, et les rares critiques d’art qui dénoncèrent « l’insondable vacuité d’un tel travail » furent rapidement voués aux gémonies de la « réaction », accusés de méprisable jalousie ou, la pire injure de ces temps, de « ringardisme » ! « Méprisables iconoclastes », ils furent marqués de la Lettre Écarlate d’un passéisme stérile et stigmatisés de « fascisme anti-artistique ». Ces exclus de l’art moderne firent pourtant valoir avec une certaine logique qu’en des temps peu reculés, l’hostilité des réactions du public était un signe permettant de juger et jauger une œuvre. Les foules scandalisées qui se pressaient en différents musées ou expositions pour huer les créations qui y étaient exposées, allant parfois jusqu’à l’émeute et au vandalisme, inventant des adjectifs infamants comme impression nistes, cubistes, fauves, etc., pour jeter du haut de la Roche Tarpéienne ces artistes hérétiques, donnaient vie à ces courants artistiques par leur négation, par leur hostilité de public. Cette position d’opprobre, naturelle, historique en art et qui le légitimait par là même, avait disparu, remplacée par une approbation généralisée concernant toute création revêtue des haillons de modernisme. Enfin, ces mêmes esprits chagrins, retardataires et passéistes, estimaient avec une certaine lucidité que si le public ne niait plus rien dans cet art, c’était peut-être qu’il n’y avait effectivement plus rien à nier, l’art Laissez toute espérance… Chant VIII 220 moderne étant devenu le parangon du néant artistique. Mais pour le reste du monde, Kotoyama était l’artiste intouchable qui avait réussi, contre les « traditionalistes ringards », la « fusion entre l’humanité et l’animalité, entre le monde et l’immonde, entre la vie et la mort, entre l’immobilisme et le mouvement, entre l’artiste et l’homme ! ». Le 22 mars 2017, il reçut en grandes pompes la médaille d’Honneur des Arts, des mains moites d’émotion de la ministre de la MixCulture. Ce génie franco-japonais (la nationalité lui fut accordée le jour même où il la demanda, lui offrant en même temps d’énormes ava n t ages fiscaux) représentait « l’incarn at i o n biblique de l’artiste moderne qui crée de son temps, avec son temps, pour son temps. » avait pompeusement écrit la revue La Semaine des Arts. La formule fut reprise et imprimée en grand et en AKB sous l’immense portrait souriant, fat, satisfait et judicieusement télévisuel du plasticien-étronique, affiché sur le flanc Est du Centre Pompidou, triste façade battue par les vents froids d’automne. Kotoyama en profita pour créer une marque de parfums pour hommes (Kotodor), une ligne de vêtements de luxe pour femmes (Kotostar) et, évidemment, toute une série de modèles de téléphones portables Kotophon, de couleur AKB, et en forme d’étrons divers que tous les asservis aux modes s’arrachèrent à prix d’or dès leur mise en vente ; Kotoyama était souvent l’invité de plateaux télé. Rapidement, il fit des émules. L’Américain John Waterberg (1982) se lança dans la création de copies des plus beaux sites naturels du monde, reproductions faites avec du mucus nasal séché et du cérumen, le tout malaxé avec du sperme, semence appartenant exclusivement à l’artiste. Il déposa son matériau sous le nom de JWaterpaste (brevet A41D-254 du 20 février 2016). Le Grand Canyon d’Arizona, Ayers Rock, la Laissez toute espérance… Chant VIII 221 baie d’Along, la Vallée de la Luna, les tourbières du Connemara furent refaits avec une précision chirurgicale et des couleurs pour le moins originales. Ces créations furent aussitôt exposées dans les plus prestigieux musées européens dont les conservateurs déclarèrent d’une seule voix que Waterberg était le « néo-démiurge de la sculpture ». L’artiste promit au Musée du Louvre, pour seulement cinq petits millions d’euros, une reproduction spermique animée des chutes d’Iguazù qu’il ferait découvrir, en août 2018, à l’occasion de la Semaine des Arts de Paris. Il s’affichait toujours en compagnie de trois magnifiques mannequins qui, on le devina aisément, l’aidaient autant à empêcher la sursaturation de son compte bancaire qu’à produire le JWaterpaste. John Waterberg éleva la pâte de semence au rang du marbre de Carrare. « L’homme qui sperme-est d’être le Bernini de son temps ! » titra sans scrupule Le Parisien du Soir, journal hautement modernophile, roi du pet de l’esprit et incroyablement lucide en matière artistique. Un grand courant de création apparut alors en Europe occidentale où les substances les plus diverses, issues du corps humain (ou animal), furent employées à la réalisation d’œuvres dont la seule raison d’être, était de montrer la liberté retrouvée, la rebellitude de l’art moderne, évidemment sans concession (formule pseudo-moderne totalement éculée, mais toujours si « positive »), en tirant un grand trait vengeur et éradicateur sur les matériaux du passé. Enzo Caliparti (1978- ) devint le spécialiste de la glaire séchée dont les sculpeintures sont aujourd’hui universellement appréciées. John Colridge (1973- ) fut le précurseur d’œuvres faites de poils féminins collés par la sueur, la salive, la cyprine ou autres productions corporelles agglutinantes. Il exposa à Laissez toute espérance… Chant VIII 222 Londres une magnifique « Vierge Noire » ainsi produite qui fit l’admiration de New Modern Art, la principale revue américaine d’art moderne. Pedro Cabro del Monte (1963) alias le « Grand Boudineur ». Il créait ses « transpositions transversales » de Velasquez et du Greco en utilisant du sang de sanglier mêlé à de l’urine de cerf, mélange qu’il faisait cuire exclusivement dans un ancien four à pain et qu’il introduisait ensuite dans des préservatifs colorés. La peinture, en tant que matière, était décidément démodée, ridicule, bannie. Le support artistique et ce qu’il pouvait représenter de réalité, de symbolique, de moral ou de religieux, n’avait plus aucun d’intérêt. Seuls comptaient l’origine biologique de la texture, sa projection sur le support en question par le geste, l’action, le mouvement (en se « réappropriant » la conception de Pollock), le remplissage de l’objet à exposer, unique compensation à la mort de l’art classique. Et n’étaient pas négligés les millions d’espèces sonnantes et trébuchantes que tout cela rapportait à ces artistes et à leurs cysticerques. Enfin, dans un article mémorable du Monde annonçant l’exposition Kotoyama au Centre Pompidou pour la fin de l’année, article parsemé de terminologie pseudo-catholisante, on put lire du plumitif verbigérateur de service : « l’acte créatif kotoyamesque est édénique, cosmique, issu d’une genèse artistique profondément originale. Grâce à Kotoyama, l’art moderne, stigmatisé par la censure historique et populaire est enfin ressuscité ; il a accepté l’assomption de son appellation ; il a annoncé la venue de son Messie ! Akira Kotoyama a comblé le délai de viduité de l’acte créatif, ce veuf éploré de l’art moderne » Laissez toute espérance… Chant VIII 223 Dantin eut un vertige soudain. Il comprit ce qui le tourmentait depuis des jours, depuis des semaines, depuis des mois. Il vit enfin le fossé immense, le gouffre qui s’était créé entre la ville qu’il avait connue jadis et ce Paris-I de 2017. Il perçut l’antagonisme radical entre ce bâtiment anachronique, monstrueux mausolée imposé par des hommes ayant vendu leur âme de Parisien pour moins de cinq deniers, et le monde de sa jeunesse. Ce soir-là, Dantin comprit « son » monderne. C’était l’installation sur Terre de l’Enfer qu’il l’avait vu dans quelques gravures anciennes avec les fleuves de glace, le sable brûlant, le cône géant menant à Lucifer. Il côtoyait les damnés aux mille supplices qui avaient cédé à la tentation de leur époque. Il croyait voir et entendre couler de tous côtés l’Achéron, le Styx, le Phlégéton et le Cocyte et il les regardait se déverser dans toutes les rues, dans tous les caniveaux du bon vieux Pantruche. Ils charriaient toutes les âmes perdues des Parigots qui abandonnèrent lâchement leur ville aux promoteurs, aux politiques, aux hommoïdes-musicopathes à patinettes ou autres pantins sans fil, juchés fièrement sur des vélibs à pédales luminescentes, allant se dorer les fesses sur les berges bétonnensablées de la Seine ou se trémoussant au rythme de pathétiques musicnights. Il sentait ces pestilences sataniques aux couleurs exacerbées qui suintaient de la place Beaubourg, de la fontaine Stravinski, qui défiaient la tonalité naturelle et douce des vieux immeubles du quartier de l’Horloge, de la capitale, du pays, du monde entier. Partout où il dirigeait le regard de ses souvenirs, partout il voyait que ce qui restait du monde historique qu’il avait connu dans sa jeunesse, cédait du terrain, jour après jour, contre les forces infernales du modernisme et ses sbires : l’économie déchaînée, la culture de Laissez toute espérance… Chant VIII 224 masse, le sport de masse, la communication de masse, l’alimentation pervertie de masse, les festivités permanentes de masses, la fin de la vie privée, la fin de la séparation des sexes, la pénalophilie généralisée, l’égalitarisme obligé et toutes les sinistres troupes de la grégarité. Dantin ressentait tous les désastres causés par l’homoccidental qui s’était déclaré « moderne » le jour où il se créa un Nouveau monde à son image dans l’euphorie de sa nouvelle Gloire arrivée. Le monderne de Dantin n’était pas tant cette nouvelle époque qui avait totalitairement rompu avec celle de son enfance, situation déjà paradoxale, que le lieu de cette rupture, ce lieu atopique en incessant mouvement. Il vit l’image d’un train duquel la locomotive s’était détachée de ses wagons et qui, lancée à toute vitesse, continuait aveuglément son chemin. Les wagons immobilisés représentaient le temps historique, ancré dans une intemporalité, une éternité fondatrice de l’Histoire La locomotive emballée, c’était le Temps qui toujours se déroule. Le monderne, lui, avait évidemment abandonné les voyageurs du convoi de l’Histoire et courait aveuglément à folle allure après le Temps, suivi de tous ceux qui n’avaient pas voulu « rater le train en marche » selon une vieille expression moderniste. Le monderne encore, refusait toute discussion, toute analyse, toute critique, toute polémique sur sa course et ses motifs, s’auto-légitimant par des éloges permanents, une culture approbatrice et des « lâchers » récurrents d’idées, de philosophies, de gadgets techniques, de pensées politiques, d’actes éco-citoyens, etc., toutes choses ou concepts changeant tous les trois mois et remplacées cycliquement par leurs néo-avatars. Ce monderne, enfin, c’est-à-dire l’Enfer de Dantin, n’était rien d’autre que le mouvement perpétuel d’un monde dont l’agitation incessante, devenu son essence même, lui interdisait tout simplement d’être le monde. Laissez toute espérance… Chant VIII 225 — Eh bien, Daniel ? dit Marot en voyant le regard de son ami, fixé sur le Centre Pompidou. — Cette époque, dit Dantin, est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller ! Lucie le disait si justement, je dois trouver le porteur de lumière, je dois rejoindre le Lucifer de ce Temps pour le traverser et en sortir ! Ne pas rester prisonnier du monderne. Oui, il faut que j’entre dans cet Enfer et que je le traverse de part en part, jusqu’à son extrémité, car je veux me prouver que je ne suis pas le dernier des hommes et surtout, que je ne suis pas inférieur à cette méprisable époque. Je dois boire le chicotin jusqu’à la lie. Mais pour l’instant, j’ai l’impression d’être bloqué, figé, de ne plus pouvoir avancer au milieu de cette ville démoniaque. — Cher ami, je suis sûr que tu trouveras les clés d’or de la thébaïde que tu cherches. Il ne faut s’endormir, ni à l’ombre d’un mancenillier, ni à l’ombre d’une armée. Laisse donc courir le monde, car jamais nous ne serons plus jeunes. Maintenant, ne t’inquiète pas, nous trouverons quelqu’un par qui la « ville » nous sera ouverte. tal che per lui ne fia la terra aperta 226 Laissez toute espérance… Chant IX 227 CHANT IX Elles avaient forme et gestes féminins Hydres très vertes pour coiffures Pour cheveux des serpents et des guivres. Il était près de 21 h 55 quand Dantin et Marot entrèrent dans le vieil immeuble de la rue du Plâtre où résidait le poète. Un escalier étroit, guidé par une élégante rampe en métal ouvragé, serpentait jusqu’au dernier étage. C’est par celui-ci que les deux hommes montèrent au sixième, car un ascenseur, même pour deux personnes, eût été impossible à installer dans un espace aussi resserré que cette cage d’escalier. Les marches en bois grinçaient à souhait, le papier peint collé sur les murs avait au moins soixante ans et les interrupteurs de la minuterie, vestiges des années quarante, étaient ces quarts de globes métalliques argentés avec en leur centre le tout petit levier chromé qui bascule en un clic retentissant comme un microscopique battant de cloche. À travers une des étroites fenêtres de la cage d’escalier, Dantin aperçut, à peine illuminée, l’église Saint-Merri. Écrasée d’un côté par les hauts immeubles attenants, elle faisait courageusement face, de l’autre, à la présence vulnérante du Centre Pompidou. Dantin découvrit son curieux clocher en tourelle octogonale et sa majestueuse façade gothique, serrée entre les maisons, comme le furent si longtemps les églises, pour rappeler aux démunis, aux malades, à tous les croyants, la bienveillante proximité de Jésus ou Marie. Laissez toute espérance… Chant IX 228 Une fois encore, l’ex-policier ne put s’empêcher de comparer les artistes médiévaux qui avaient érigé ces sublimes et indestructibles monuments de pierre à la foi d’un Dieu miséricordieux avec les bâtisseurs de son époque qui avaient détruit tant de magnifiques demeures historiques pour dresser leurs blocs architecturaux, morts-nés. Dantin se demanda, en souriant intérieurement, à quoi ressembleraient les ruines du Pompidolium dans sept cents ans tandis que la flèche de Saint-Merri, comme le doigt de saint Jean-Baptiste, indexerait toujours le ciel et insufflerait l’espoir et la foi en des cœurs gorgés d’espérance. Dehors, sur la façade, la statue du prétendu Baphomet (ou symbole alchimique templier) gardait sa troublante apparence hermaphrodite et continuait d’intriguer ceux qui, longeant l’édifice en promeneurs curieux, lèvaient la tête et apercevaient sa face cornue accrochée à la clé de voûte du porche, tandis que d’autres, plus au fait de son histoire, regrettaient la turgescence disparue de la sculpture mystérieuse. Ils arrivèrent au sixième étage et Marot fit entrer son ami chez lui. L’appartement du poète avait cet aspect et ces odeurs si typiques des vieux logements parisiens : un couloir étroit et sombre distribuant des pièces petites, hautes et faiblement éclairées ; un papier peint obsolète aux couleurs délavées et aux motifs tortueux faits de grandes rosaces ou gerbes florales anciennes, bien symétriquement disposées ; des plafonniers en verre opaque, ondulés et polis à leur circonférence, oscillant mélancoliquement au bout de longs fils électriques torsadés qui laissent voir, cà et là à travers quelques centimètres dénudés, le doré des fins filaments de cuivre ; un Laissez toute espérance… Chant IX 229 parquet dont les lattes étroites, épaisses et rainurées à leurs extrémités et qui branlent en gémissant sous le poids des pas, exhalent sensiblement leurs dernières senteurs cirées ; des poignées de porte ovoïdes en laiton et ivoire, fixées tant bien que mal à l’axe carré dont l’éternel clou rouillé qui le transperce, dépasse juste assez pour qu’on s’y écorche ; des sommiers dont les ressorts grinçants et grimaçant sont écrasés par de pesants et étouffants édredons cousus d’épais fils de lin ; la petite cheminée à plaque métallique coulissante en trois volets avec son plateau de marbre cassé au coin gauche et qui sent encore l’âcre bois brûlé malgré le demi-siècle passé depuis sa dernière flambée ; de larges moulures encadrant les plafonds et d’autres, plus fines, mal cloutées à mi-hauteur des murs, dont la peinture jaunie qui les recouvre est presque partout écaillée ; des myriades de recoins de murs qui offrent un asile bienveillant à la poussière tentée de s’y nicher ; de fins tuyaux de plomb accouplés qui serpentent en sinuosités ostentatoires à travers toutes les pièces selon les commodités de passage de l’une à l’autre ; des toilettes où pend une longue chaîne qu’il faut tirer avec force par la petite poignée en bois pour libérer d’une traite, et avec un effroyable vacarme, toute l’eau contenue dans le réservoir en fonte solidement maintenu au mur par d’énormes griffes d’acier ; surplombant un minuscule lavabo trapézoïdal, deux petits robinets qui ne se ferment que difficilement fuient toujours malgré les visites réitérées du plombier ; et enfin, cette inimitable et merveilleusement attachante odeur du Paris des années passées, odeur d’appartements aujourd’hui délitée dans le PVC, le neuf et les nauséabonds aérosols des discounts-shops. Ainsi apparaissait aux yeux de Dantin, le logement désuet de son ami poète où étaient disséminés un peu partout sur le sol, les meubles, les étagères, une incroyable quantité de livres. Laissez toute espérance… Chant IX 230 Appuyé sur le chambranle du couloir, Dantin avait humé tout cela avec délectation depuis qu’il était entré dans l’appartement et il serait bien resté des heures ainsi, à déguster les senteurs de sa jeunesse évanouie. Marot rangea quelques livres encombrant une table basse, servit à boire, répondit à quelques messages téléphoniques, griffonna quelques notes sur son agenda et proposa à Dantin d’aller se restaurer non loin de chez lui. La cloche de Saint-Merri sonna alors, chanta même, vingt-deux heures. Dantin fit part à son ami de sa surprise d’entendre un tintement d’une telle beauté. — Quel son magnifique, dit-il à Marot. Je crois que je n’ai jamais entendu un aussi merveilleux timbre. — Oui, tu as raison, répondit le poète. Merry est exceptionnelle et exprime à merveille la symbolique des cloches. — Ah ? Dis ! — Par exemple, le corps de la cloche est le prédicateur dont la foi et la force de conviction sont à l’image de la dureté et de la résistance du métal heurté. Le battant est sa langue qui allant frapper successivement les deux bords du « vase » sacré annonce les Vérités des deux Testaments. — Magnifique ! — L’imposant montant qui soutient le grand vase de bronze, le bélier ou le mouton selon les gloses, est en bois et représente la croix du Christ tandis que la corde tressée qui sert à mouvoir le battant est la science des Écritures, issue du mystère de la Croix. — Merveilleux. Tu sais, je crois que je ne me lasserai jamais de penser que chaque centimètre carré d’une église possède sa symbolique et que tout converge vers un Tout sublime. — Oui, Daniel. L’art médiéval fut un des principaux moteurs de la foi. Chartes !… Chartres !… Si tu savais tout !… Laissez toute espérance… Chant IX 231 Ils quittèrent l’appartement. La froide nuit d’automne était maintenant bien installée sur Paris-I. Les ténèbres boueuses renversées sur la ville étaient transpercées par les flèches multicolores lancées par le Centre Pompidou. Les deux hommes arrivèrent au pied de l’immense image publicitaire et regardèrent une fois encore le visage infatué et satisfait de l’artiste japoniais. Luc Marot fit part à son ami, qu’ainsi photographié, tout de blanc vêtu, ensaché dans son sindon moderniste, Kotoyama incarnait avec une involontaire ironie la fusion des trois Érinnyes : tel Mégère, il haïssait l’art vrai, refusant cet héritage offert ; tel Tisophone, il se vengeait de cette histoire de l’art en jouissant de sa disparition programmée comme un coq allogène en parade ; tel Alecto, enfin, il poursuivait implacablement son chemin de néant artistique, aveuglément salué par les médias. Les deux « voyageurs », cherchant où dîner, dépassèrent ce que Marot appelait le MIAM, le Musée Inutile d’Art Monderne… — Qu’une population ait pu s’amouracher d’une telle « latrine » bariolée de si baveuses couleurs prouve bien l’effroyable abaissement des hommes de ce siècle, lança le poète. Ils marchèrent un long moment sans trouver la moindre gargote où se restaurer. Partout, ils se voyaient refuser l’entrée, soit parce que c’était complet, soit parce qu’il était trop tard. De dépit, Marot emmena son ami dans un petit caboulot qu’il connaissait non loin de la place Saint-Michel. Ils y dînèrent à leur faim puis se séparèrent. L’église Saint-Merri, ou Saint-Merry (de Médéricus) a une longue histoire que la plupart des guides touristiques sur Paris racontent avec plus ou moins de détails et d’illustrations et de Laissez toute espérance… Chant IX 232 vo c ation. Disons, pour résumer quelques informations notables, que saint Merri a été choisi en l’an 885 pour être le saint patron de la rive droite. L’église, une fois bâtie, fut donnée au Chapitre Notre-Dame et est aujourd’hui connue comme la dernière des quatre « filles de Notre-Dame » encore debout, miraculeuse rescapée des fureurs destructrices jacobines, en attendant celles du monderne socialiste. Elle accueillit quelque temps le grand poète italien Boccace ainsi que saint Edmond, arch evêque de Cantorbéry. Comme nombre d’édifices religieux, elle a subi d’irrémédiables destructions au cours des guerres de religion, la Révolution l’estropia, l’amputa de ses sculptures originales et l’utilisa comme fabrique de salpêtre, puis de magasin. Gravement mutilée, elle ne fut restituée au culte catholique qu’en 1803. Saint-Merri, bien que bâtie en pleine Renaisance, est entièrement en style gothique tardif anglo-flamboyant et son plan d’élévation est calqué sur celui de sa grande sœur, NotreDame de Paris. Le magnifique vaisseau de la nef à cinq travées a la particularité de n’avoir qu’un bas-côté nord et deux bas-côtés sud. Au-dehors, le clocher carré, restauré, a retrouvé sa hauteur d’origine « grâce » à l’incendie de 1871 et sa tourelle octogonale décorée d’arcatures abrite la plus ancienne cloche de Paris, baptisée « Merry » et fondue en 1331. Enfin, sa crypte à laquelle on accède par un bel escalier de pierre de quinze marches, contient la châsse où reposent les saintes reliques de l’abbé Médéric. De plan carré, ses voûtes retombent sur un épais pilier central dont le chapiteau est orné de grappes et de raisins. Elle abrite également la dalle funéraire de Guillaume Le Sueur et de sa femme Radegonde Budé. De chaque côté de la dalle gisent quatre tombeaux, imparfaitement scellés (comme prêts à laisser échapper au dehors les esprits qui y sont enfermés) qui contiennent, Laissez toute espérance… Chant IX 233 d’après les cartouches gravés sur leurs contours, quelques disciples d’Épicure. Un esprit éclairé sur les préceptes épicuriens qui nient l’immortalité de l’âme trouverait curieuse la présence de ces tombeaux d’hérétiques en un tel lieu. C’est ce que qu’avait expliqué Marot à son ami qui les découvrait, ce premier mardi de novembre, car tous deux avaient justement évoqué le problème de l’immortalité de l’âme quelques minutes auparavant. Dantin, qui était arrivé beaucoup plus tôt que prévu au rendez-vous fixé avec le poète, bénit cette erreur, car elle lui permit de se retrouver attablé dans un petit bistrot de la rue Rambuteau avec une noisette bien chaude devant lui. Il sortit de son sac son carnet noir qui ne le quittait plus et poursuivit son écriture. (5) Les jeudis, quand je n’avais pas assez d’argent pour aller au cinéma, je me consolais par de longues promenades aux Galeries La Fayette. Menant de la rue Pigalle à la rue de la Chaussée d’Antin, le trajet que je parcourais d’un pied léger était le théâtre de tout un monde d’aventures, de jungles infestées de monstres tentaculaires, de déserts torrides où grouillaient et crépitaient crotales, crocodiles, crapauds scrofuleux et scor pions cyclopéens. Je descendais la rue Pigalle où étaient postées les « dames » et me demandais ce qu’elles attendaient, là, comme cela, adossées aux cham branles des portes étroites et sombres de la rue, lançant des regards étranges aux hommes qui défilaient devant elles. Parfois, j’en voyais une qui discutait activement avec l’un de ces hommes puis ils disparaissaient tous deux, furtivement, dans une obscure entrée d’immeuble. D’autres fois, une autre criait après un badaud qui s’éloignait tout penaud. Alors, Laissez toute espérance… Chant IX 234 ses consœurs dictériades d’en face se mettaient à rire aux éclats, elles l’in terpellaient en lui criant des plaisanteries grivoises qu’elle renvoyait à son tour (en employant des mots qui m’étaient inconnus) par-dessus les voi tures qui remontaient la rue pentue vers la place Pigalle. En bas, au croisement de la rue Blanche, je tournais à gauche et cin quante mètres plus loin, j’obliquai à droite. Alors, j’arrivais aux pieds de l’église de La Trinité. Je traversais la place d’Estienne-d’Orves et je me retournais compulsivement, tel la femme de Loth, en jetant à chaque fois un regard vers l’édifice. Je lui trouvais quelques similitudes avec mon « Sactos », mais en moins majestueux. La Trinité ! Je n’avais pas à cette époque les préoccupations hermé neutiques qui m’eussent poussé à approfondir le dogme de la Trinité, l’un des plus anciens formulés, mais j’aimais la sonorité du nom de cette église. Alors, je cherchais sur les tours, sur la façade, sur les côtés, sur les portes, où je pouvais voir cette Belle Dame appelée « Trinité » à qui était dédié cet imposant ersatz haussmannien. Ma culture catéchiste appro chait le néant, mais j’étais naturellement attiré vers ces églises catho liques, car je comprenais instinctivement qu’elles portaient toute l’histoi re de Paris, de France, qu’elles étaient les pièces d’un immense puzzle civilisationnel auquel, non sans une certaine fierté, je me sentais appar tenir. Des années plus tard, en pénétrant pour la première fois dans la nef ensoleillée de la Madeleine de Vézelay, je faillis m’évanouir tant la beauté de l’architecture et la force spirituelle des lieux me chavirèrent l’âme et le corps. Mais, revenons à Paris, à cette délicieuse et douce erran ce mnésique vers les Galeries La Fayette. Les jours d’hiver, quand le froid et les frimas m’engourdissaient les doigts, pour les réchauffer j’achetais des marrons grillés à l’échoppe atte nante à la terrasse du grand café, juste au début de la rue de la Chaussée d’Antin. Leur odeur enchanteresse se répandait sur la place d’Estienne d’Orves et se faufilait dans toutes les rues adjacentes jusqu’à ce que s’étei gnissent, bien plus loin, leurs derniers effluves d’odoriférantes douceurs. Ainsi, tout en remontant la rue de la Chaussée d’Antin, quand mon Laissez toute espérance… Chant IX 235 petit sachet était déjà vide, mon odorat continuait à profiter des saveurs dont mes papilles étaient maintenant seuvrées. Cent mètres plus loin, les magasins des Galeries La Fayette m’atten daient. Leurs immenses vitrines étaient remplies de jouets recouverts de fausse neige se reflétant sur des océans de papiers argentés, jouets que les rampes de projecteurs électriques et des gerbes de guirlandes clignotantes faisaient étinceler en tous sens de leurs lactescents reflets. Après avoir rêvé quelques minutes devant ce spectacle admirable, j’en trai vite me réchauffer et me précipitai au premier étage où l’on trouvait tous les jeux possibles et inimaginables. À cette époque, les enfants en avaient l’usufruit malgré la casse qui arrivait inévitablement sous les regards assassins des vendeuses, transformées alors en Furies. Nous étions quelques gamins du Sactos à venir profiter de ce Paradis où le bruit et la fureur des enfances joyeuses éclataient à fendre-tympans, là, au premier étage des Galeries La Fayette où la joie de vivre a nour ri mes jeunes années. Sur un immense plateau de bois, un non moins immense réseau ferro viaire était installé. Des dizaines et des dizaines de trains lilliputiens se croisaient, se doublaient, se frôlaient, roulaient en tous sens avec fumées et bruitages dans un décor de maisonnettes multicolores, d’arbres et talus, de tunnels, gares, aiguillages, passagers et badauds, garde-barrière, poteaux de signalisation, passages à niveau. Certains trains émettaient des sons enregistrés tandis que d’autres fumaient comme les vraies loco motives que je voyais parfois à la gare du Nord et qui se faisaient déjà de plus en plus rares, signe évanescent de la fin d’une époque. Et nous, avatars en culottes courtes de Lemuel Gulliver, manipulions les « trans fos » avec leur gros bouton rotatif central en forme de flèche pour accé lérer ou ralentir la course des convois, provoquant intentionnellement, de temps en temps, des accidents ferroviaires. Un peu plus loin, les Meccano aux couleurs flamboyantes nous pro posaient d’incroyables constructions faites de centaines de pièces assemblées que toutes nos boîtes réunies n’auraient jamais pu concurrencer. Sur une 236 vaste table, des roues, poulies, rotors, plaques rouges, bleues et jaunes, bou lons, écrous et clés étaient généreusement étalés par milliers. Nos petites mains de bricoleurs, fébriles et agiles, les utilisaient pour tenter de construi re la plus belle grue ou le plus beau camion de pompiers que l’on pût voir. Sur un des bords de la grande table, un hélicoptère Alouette II de démonstration d’un mètre de large suscitait l’admiration des pros du Meccano tant la complexité de sa réalisation et sa fidélité au modèle affiché à côté de lui étaient hallucinantes. Ailleurs, il y avait les jouets téléguidés. Autos, grues, avions, fusées, tout était téléguidé. On suivait dans les allées encombrées une rutilante DS 19 ou une blanche Caravelle d’Air France accrochées à leur long fil dont l’autre extrémité était reliée au boîtier magique. Sur celui-ci, le petit volant que l’on tournait à droite, à gauche et re à droite pour le faire zigzaguer, actionnaient l’avion et nous ne nous étonnions jamais qu’il ne décollât point. Le monde du bouton-poussoir naissait sans qu’on n’imagine l’avenir radieux et universel qu’il allait avoir. Pour quelques années encore, le contact avec les jouets passait par tous les sens. Cela leur donnait une vie, une force éducative, une richesse morale même, toutes aujourd’hui dispa rues dans l’arsenal des jeux informatiques où la perception sensorielle du matériau qui le compose n’existe plus. L’enfant qui joue a été entière ment remodelé par les Pygmalion sans âme de l’économie de marché et de l’indifférenciation sexuée. Après être resté un long moment l’étage des jouets, je montais au troi sième pour aller lire. Je tirais des étagères à bandes dessinées le tout der nier album relié de Spirou ou Tintin, un Blake et Mortimer ou un Lucky Luke puis je m’asseyais à même le sol avec les copains que je retrouvais là et nous dégustions ensemble des minutes de calme et de découverte. Il n’était pas rare au cours de ces séances de lecture que l’un de nous sortît d’une bibliothèque située de l’autre côté des rayons de BD, un Jules Verne, un Gaston Leroux ou un Maurice Leblanc qu’il avait déjà lu et nous en vantait avec conviction les immenses qualités. Alors, Laissez toute espérance… Chant IX 237 nous nous empressions de le lire à notre tour. Ainsi, je découvris sous l’insistance de « Grand Claude des Abbesses », L’Aiguille creuse et Le tour du monde en 80 jours. La lecture était mon amie intime, créatrice de mondes imaginaires, sen sibles, irréfragables et mystérieux, mais toujours reliés à la vie réelle par ces tresses de fils séraphiques tissés d’encre dorée appelés « phrases ». Elle agissait comme un ange protecteur de mes soucis de jeunesse et elle repoussait les amères attaques de la tristesse adolescente en m’ouvrant les portes d’univers merveilleux que je pouvais explorer à ma guise, fussentils peuplés de diaboliques et effrayants personnages. Que pouvais-je donc redouter en grandissant sous cette fidèle égide ? *** Un peu plus tard dans l’après-midi, d’humeur coquine, j’allais me fau filer près des escalators où, en levant discrètement la tête, je pouvais mirer à travers les grandes plaques de verre translucide qui protégeaient les accès aux marches de métal, les jolies jambes des jeunes femmes qui des cendaient à mon étage. Parfois, j’apercevais le haut d’un bas fixé à la gaine par sa petite pince de caoutchouc ou mieux encore, le délinéament troublant d’une culotte. Alors, satisfait, je redescendais aux rayons des jouets et j’allais contempler les panoplies qui me faisaient tant envie comme celles de Zorro ou d’Ivanhoé (le preux chevalier interprété par Roger Moore) dont je suivais fidèlement les aventures à la télévision. Il me revient subitement en mémoire des images qui s’entrechoquent comme des boules de billard sur les bandes de mes souvenirs pour se rejoindre en un de ses coins : les trajets de retour vers mon Sacré-Cœur dans les froides nuits hivernales. Chaque décembre entre Anvers et la Place de Clichy, le Boulevard Rochechouart illuminait le quartier, car une fête foraine y était installée et ses myriades de lucioles électriques éclairaient les trottoirs enneigés. Les flâneurs riaient, criaient, piétinaient, piaillaient, dansaient à la Laissez toute espérance… Chant IX 238 brume, faribolaient aux flocons. Je ne pouvais détourner mes regards des manèges si beaux, si mouvants, paradoxalement si vrais : le train fan tôme, le palais des glaces, le tapis du délire, les autos-tamponeuses, le grand bateau balançoire (où Françoise Hardy fut filmée pour son scopi tone de « Tous les garçons et les filles » — quand je regarde le scopitone de cette chanson, j’aime à croire que c’est moi le petit garçon plan té devant le Trianon, admirant l’immense manège tandis que Françoise, cheveux secoués par le vent, chante mélancoliquement—), les Loteries où l’on nous distribuait, une fois sur dix, des billets gratuits, les femmes à barbe ou femmes serpent, les tirs au fusil sur les ballons ou les pipes en argile, les billards et lancers d’anneaux, les boxeurs ou catcheurs, les salles de jeux avec les grands appareils électriques dont le jeu de l’ours —sur lequel il fallait tirer avec un fusil à lumière, et qui se levait, gro gnait, se retournait, et repartait dans l’autre sens quand on avait réussi à atteindre l’oculaire cercle de verre— et tant d’autres merveilles pour un petit enfant du Sactos. C’est ainsi qu’un soir, en flânant bien trop long temps devant les attractions illuminées, malgré le froid, je m’étais retrou vé fort tard à la porte de mon immeuble. Dès que je fus rentré chez moi, honteux, j’inventai une excuse abracadabrante, que j’ai oubliée depuis, pour expliquer mon retard et tenter de me sortir de l’embarras, pensant être sévèrement réprimandé. Mon histoire et mon air faussement contrit eurent de l’effet ; ce soir-là, à la place de la raclée attendue, méritée mais redoutée, je reçus en mon cœur les éclats de rire de mes parents. Cette fête foraine annuelle était pour moi une vraie fête, une coupure dans le cycle banal de mes mornes semaines de collégien. La « Fête de Noël » sur le boulevard Rochechouart générait des milliers de rires et de moments de joie pendant le court mois de sa présence sur l’allée centrale. Les clients de tous ces manèges riaient d’un rire qui venait du fond des temps, du même rire que celui de ce paysan du moyen âge qui, quelques fois l’an, lors des grands apports, pouvait enfin se reposer, manger, dan ser, boire, fêter son saint patron et lui rendre grâce de sa journée de repos ; le même rire que celui de cet ouvrier métallurgiste du XIXe siècle Laissez toute espérance… Chant IX 239 qui travaillait six jours par semaine du matin au soir et qui, épuisé mais heureux, allait fêter le mariage de sa fille, de son fils ou celui de son voi sin ; le même rire que le nôtre, enfants de douze ans, bousculés, pour chassés dans les autos-tamponneuses par les copains que l’on essayait de prendre en sandwich à notre tour. Tous ces rires étaient les rires joyeux des fêtes qui extrayaient les hommes de la routine monotone de leur vie. Ces fêtes-là accentuaient par leur irréalité et leur rareté, la prégnance de l’existence individuelle fusionnée dans le flux historique de l’humanité. À la Marot : Depuis, la notion de fête s’est radicalement transformée. Les fêtes, ou ce qui a pris leur nom et place, sont devenues permanentes, injonctives, dissolvantes dans le collectif le plus bruyant, le plus hysté rique et le plus mercantile [Des lieux mythiques de « soirées festives » comme le Lido, les Folies Bergères, l’Ange Bleu, sont rachetés par des sociétés d’industrie alimentaire ou de produits chimiques]. Le langa ge lui-même s’est chargé de lui faire sa fête, à la fête, en l’intransitivant. On ne fête plus un saint, un moment, un événement, une revendication, ni quoi que ce soit ; on FAIT la fête. La fête n’a plus d’autre but que se fêter elle-même à travers des milliers de futiles prétextes puisque ce qui compte c’est uniquement la fête faite pour elle-même, une fake foraine ! Elle est festivogène, car par son auto-reproduction elle est devenue l’oc cupation quotidienne de la nouvelle humanité. Elle n’est plus qualitative (peu importe le niveau de qualité de ce qu’elle fête), mais simplement quantitative (sa valeur reconnue ne dépend que de la masse agrégée qui la compose). Elle s’est fusionnée au temps, la fête est devenue LE temps. La fête traditionnelle, historique, qui par son effraction occasionnelle per mettait d’avoir une sensation de l’écoulement de ce temps a disparu, engloutie par l’amoncellement incessant de ce qui l’a remplacé, transfor mant l’existence quotidienne en mouvement d’une fête à l’autre dans l’épanchement d’un bonheur mimétique, grégaire et si possible, assourdis sant. Par une noire ironie, la « vraie vie » n’existe plus qu’en moments, brefs et rares, insérés comme un coin dans un tronc entre deux de ces fêtes lémuriennes. Laissez toute espérance… Chant IX 240 C’est ainsi qu’on a pu voir, dans les années quatre-vingt, un ancien ministre de la sous-culture —qui en d’autres temps plus historiques eût fait connaissance avec Martin bâton—, inventer et imposer à peu de frais toute une série de fêtes ineptes et bruyantes que les Parisiens et Français, déjà conquis par cette prétendue modernité, ont immédiatement adoptées ; piteux p(h)arisiens en phase de rééducation civilisationnelle. La mort et la mise au tombeau de l’individu et de son existence réelle se sont accomplies dans la joie, les rires, la mixité et la hip-music. Il en sera sûrement de même de l’Humanité ; elle finira par la canaille, comme le prophétisa Nietzsche, mais en canaille festoyante… Fin de « À la Marot » ! Une voix sortit Dantin de son écriture. — Quis est homo, qui non fleret Parisis si videret in tanto supplicio ? Entendant ces paroles de douleur, il leva la tête et vit arriver son Marot. Il referma son carnet et le rangea en se promettant de discuter bientôt avec lui des dernières lignes qu’il avait écrites. C’est ainsi que les deux hommes se retrouvèrent à neuf heures moins le quart au bord de la fontaine Stravinsky. Le climat était un peu moins sombre et sinistre que les jours précédents et un vent plus doux soufflait des couloirs aériens créés par la disposition des bâtiments autour de la fontaine. Les touristes arrivaient déjà et photographiaient le Centre Pompidou, les cafés à la mode, les artistes de rue, la fontaine, c’est-à-dire tout ce qui était photographiable dans ce quartier érigé pour le tourisme. — Hello Daniel. Ponctuel, comme toujours ! — Hello Luc, en retard pour une fois ? — Alors, bien dormi ? Ta nuit n’a pas été envahie par des Érinnyes kotoyamesques ? demanda Marot à son ami. Laissez toute espérance… Chant IX 241 — Non, aucunement ! répondit l’ex-commissaire. — Alors, tes prochains cauchemars auront peut-être les formes et les couleurs que tu vois ici ? — Probablement ! Je n’ai jamais aimé ces horreurs bigarrées, répondit le policier. — Oui, on peut dire que cette fontaine prête le flanc aux « disputes théologiques ». Mais enfin, les Parisiens s’y sont habitués. — C’est une véritable horreur ! lança l’ex-commissaire. — À ce qu’il me semble, tu ne goûtes pas plus les fables de la fontaine… Stravinsky que le Pompidolium. — Assurément non, répondit Dantin qui rit à la plaisanterie de son ami. Ni à sa morale de bas étage, animée comme ses ridicules pantins mécaniques. Mais on s’habitue à tout, même au toc ! Et quitte à défigurer la ville, autant le faire en couleurs exubérantes, se sont dit les concepteurs de ce fatras pour quincaillerie. — La plupart des habitants de Paris se plaignaient de voir leur ville trop monochrome, trop grise, argumenta Marot. — Il ne tient qu’à eux de repeindre leurs immeubles et tous les monuments historiques aux couleurs de Beaubourg et de ce ridicule carnaval de ferraille. J’imagine la beauté retrouvée des Invalides, de Notre-Dame ou du Louvre recouverts de bleu, de vert, de jaune, de rouge. — Oui, on aurait de magnifiques monuments hystériques ! — Très drôle ! Ah, que ce serait beau et moderne ! ajouta Dantin sur un ton persiflant. — Bien sûr ! Cela dit, je ne suis pas non plus un grand amateur de cet attrape-mouche peinturluré pour touristes chromophiles, déclama le poète. — « Attrape-mouche peinturluré pour touristes chromophiles ». Tu as toujours de ces formules ! Laissez toute espérance… Chant IX 242 — Mais il s’agit bien de cela, non ? Et tu sais que cette fontaine, inaugurée en mars 1983 en hommage à l’œuvre de Stravinsky, fut commandée par un ancien Maire de Paris qui s’appelait Jacques Chirac ? — Je me souviens parfaitement de lui, répondit Dantin. Il a même été un président de la République qui n’a rien accompli d’historique pendant son mandat excepté, en faisant une énorme gaffe, d’avoir évité à un Paris déjà moribond l’organisation des Jeux Olympiques de 2012, événement qui l’eût immanquablement achevé ; ce qui vaut à ce Chirac le purgatoire, à mes yeux. — Oui. Ce fut le premier d’une longue série de chefs d’État complètement transparents, sans le moindre sens politique, qui ne laissent aucun souvenir dans l’Histoire de France exceptés ceux de leurs concussions et de la désagrégation des services publics déjà désespérés avant leur arrivée. Celui que les moutons téléguidés viennent d’élire et son prédécesseur, qui fut souvent traité de mollasson attentiste, brillent particulièrement dans ce vandalisme sociétal et dans celui de l’éradication forcenée de notre Histoire et de notre culture. Mais nous développerons ce triste sujet plus tard, car il est bien trop vaste. Revenons à cette fontaine. N’est-ce vraiment pas de l’art pour toi ? — De l’art ? Ce truc ? Si les guides touristiques le prétendent, si Jean Tinguely et sa femme qui l’ont conçu, s’il est placé au pied d’un grand Centre Mondial d’Art Moderne, s’il indique de l’entrée du sanctuaire de l’IRCAM, si des milliers de touristes viennent s’y recueillir religieusement, a l o rs, comme tu dis, c’est sûrement de l’art. Il n’empêche que quand je regarde tout autour de moi, la seule vraie œuvre d’art que je vois c’est Saint-Merri. — Mais tu sais bien que les églises étaient également peintes Laissez toute espérance… Chant IX 243 à leur « époque », polychromes comme l’expliquent les beaux livres d’art catholique, dit Marot, — À la différence que les motivations des uns étaient bien différentes de celles des autres. On a l’impression que la majorité des créations modernes appelées « Art » sont faites à l’adresse d’enfants ou d’adultes attardés. L’infantilisation permanente de la population passe par tous les supports, recouverts, bien évidemment, du plus de couleurs chatoyantes et voyantes possible. Kotoyama en est l’incarnation. — La couleur se joint à la cohorte des mercenaires de l’exhibitionnisme, ajouta le poète. Appelons cela le bigarrisme. — Et je ne vois aucune d’âme là-dedans, affirma Dantin. — Ahh, l’âme de l’art… soupira Marot. — Oui ! Si l’art avait une âme. Mais si l’art est mort, son âme lui a-t-elle survécu ? — En voilà une drôle de question, répondit le poète, presque de l’hérésie épicurienne. Je me demande également ce que devient l’art vrai, à part des étrons d’animaux ou des écrans géants de télé montrant, en 3D dans la grande Galerie des Glaces à Versailles, des copulations d’Inuits en résine dans des baignoires en marbre blanc remplies de vin, de graisse de phoque et de cartes graphiques. — Va savoir, la merde et le foutre ont peut-être une âme d’artiste, une « ârmtiste », plaisanta Dantin. Les deux hommes s’esclaffèrent en se dirigeant vers l’église qui semblait les attendre pour leur offrir un moment d’apaisement. Au coin de la fontaine, rue du cloître Saint-Merri, et sur le pourtour de la place Beaubourg, étaient disposées, comme les Laissez toute espérance… Chant IX 244 tombes dans l’antique cimetière des Alyscamps, des rangées de tentes précairement montées par ces « sans-abri » dont la quantité ne faisait qu’augmenter en ce lieu précis, dans la plupart des autres quartiers de Paris-I et dans les grandes capitales d’Europe. La Mairie ne se souciait pas le moins du monde de les loger et souhaitait même que les endroits occupés par ces squatters de rue fussent bien vite débarrassés de leur encombrante présence. Aux pieds des tentes, quelques réchauds à gaz qui dispensaient leurs flammes tentaient, en vain, de réconforter les miséreux qui s’agglutinaient autour. — Quelle horreur, tous ces malheureux partout, dit Dantin. On dirait des chassés du Paradis-modenistes pour n’avoir pas voulu y croire. — Ou n’avoir pas voulu y adhérer, ajouta le poète. Là, les hommes se retrouvent avec leurs semblables, unis par la précarité. Tout en continuant leur discussion, ils se faufilèrent entre les tentes que le tuyauteux monstre de plastique écrasait de son ombre nombriliste. Ils dépassèrent ce lieu de supplice et ses hauts remparts. passamo tra i martiri e li altri spaldi Laissez toute espérance… Chant X 245 CHANT X Je répondis : « Le massacre et l’horreur Qui teignirent de rouge le cours de l’Arbia Font faire cette oraison dans notre temple. » Un homme de grande taille, au visage livide sortit d’une tente déchirée. Son regard malheureux et hagard se tournait en tous sens à la recherche d’un morceau de sa vie perdue, saccagé par le destin. Il s’approcha de Dantin et de Marot, et s’adressa au premier, presque en pleurant. — Par sainte Béatrice, avez-vous vu dans toutes ces ruines mon ancien Paris, mon passé heureux ? Sont-ils vraiment morts, tous les deux ? Dantin, surpris par la question ne sut quoi répondre. Il resta i m m o b i l e, mu e t , à regarder l’homme, puis la fontaine Stravinsky, puis Marot et de nouveau l’homme. Le poète, voyant le trouble dans lequel la question avait mis son ami, intervint. — Oui, nous avons vu votre beau Paris disparu. Nous l’avons vu dans le grand cours du Temps, dans la tumultueuse rivière de l’Histoire, dans la nuit glacée de l’univers. Il a été précipité dans les voraces entrailles de l’oubli et du néant. La grande porte des souvenirs s’est refermée sur lui en ouvrant, par un lien logique et fragile, l’autre porte, celle qui lui fait face et qui donne sur le chemin de son futur, sur celui de son modernisme outré. Laissez toute espérance… Chant X 246 L’homme regardait Marot, les yeux emplis de larmes. Le poète continua. — Nous ne connaîtrons jamais ce qu’il en adviendra. L’époque l’a érodé, ce lien, jusqu’à l’épaisseur d’un cheveu. Ceux qui contrôlent les temps dans lesquels nous vivons ne veulent plus que le présent soit issu d’une histoire, alors nous renaissons à chaque seconde et l’oubli nous anime. — Que ces mots sont durs à entendre et lourds à porter ! répondit l’indigent. Si passé et futur sont supprimés, comment vivre l’absence de ceux qui nous sont chers, dans le présent perpétuel ? ajouta-t-il, très ému. — Voilà une question à laquelle je n’ai malheureusement pas de réponse, continua Marot. Mais je sais qu’aux moments où nos pensées ne sont que tournées vers le proche ou le présent, et que celui qui cherche la foi le fait dans les indéchiffrables symboles de l’univers, c’est le présage de bien des temps de malheur ! L’homme soupira en baissant la tête. Il avait écouté la longue tirade de Marot et comprenant que nulle lumière sur ses doutes ne lui serait apportée par ces deux voyageurs, sans plus dire un mot il retourna dans sa tente et ne reparut plus. Dantin, honteux et désolé de n’avoir su lui venir en aide, le regarda disparaître à sa vue. L’ex-policier s’était senti pris dans d’inextricables lacs qui avaient endigué toute sa volonté. Il avait été totalement bloqué face à cet homme, non pas tant par des obstacles qui lui eussent été impossibles à franchir, mais par l’absence de ce qui s’incarne comme la plus pure définition de la Liberté : la Volonté ! Il venait d’éprouver ce manque au plus profond de son être. Laissez toute espérance… Chant X 247 Une jeune femme débraillée, hirsute, surgit à son tour d’une des tentes. Elle avait une incroyable collection de piercings disséminés sur le visage. Ses cheveux, colorés de rouge, de blanc, de vert et de jaune s’harmonisaient à la perfection, mais sûrement involontairement, avec la fontaine, là, juste à côté. La femme vint se placer devant les deux hommes. Elle avait entendu les dernières paroles déclamées dix minutes plus tôt par la voix grave de Dantin. — Vous n’auriez pas quelques euros pour une pauvre fille perdue, chassée du Paradis moderniste ? Ses anneaux qui cliquetaient quand elle bougeait la tête, étincelaient dès qu’ils étaient frappés d’un des rares rayons de soleil qui traversaient la boue nuageuse. — Seriez-vous panier-piercing ? demanda Marot en souriant. — Ahh, je suis tombé sur des petits comiques, lança la femme. Bon, si vous n’avez rien pour moi, tant pis, je retourne dans mon terrier. — Attendez ! dit Dantin. Je vais vous donner un peu d’argent. — Eh, mais c’est qu’il est gentil, le grand, là. Et encore bel homme malgré ses pattes démodées à la Elvis. — Merci, répondit Dantin. Vous ne seriez pas mal non plus, coiffée normalement et sans ces enseignes de quincaillerie accrochées un peu partout à votre visage. La femme rit à la plaisanterie. — On ne me l’avait encore jamais faite, celle-là. Elle est bien bonne ! — Merci, répondit Dantin. — Vous savez, j’étais assez jolie, il n’y a pas si longtemps. On me le disait même souvent. Mais cela ne suffit pas quand la course au travail rend les autres féroces comme des loups. Je n’étais pas assez louve, moi, alors, je me suis fait dévorer. Laissez toute espérance… Chant X 248 — Vous faisiez quoi comme métier ? demanda le poète. — J’étais vendeuse dans une grande librairie. — Vous n’avez pas tellement le « look » d’une libraire, ajouta Dantin en souriant. — On change, quand la vie change ! Je connaissais bien mon travail et les livres que je vendais. Je conseillais les clients quand ils en avaient besoin et je les mécontentais rarement. — Et ? demanda Marot. — Pour pallier la crise économique et engranger davantage de profits, les bureaux ont été délocalisés en Roumanie et la totalité des ventes parisiennes est passée par l’Internet IV. Les vendeurs et vendeuses peu combatifs, comme moi, ont été mis à la rue et les autres ont dû partir en Roumanie. Mais ce n’est pas sûr qu’ils soient mieux lotis, en fin de compte. — Et vous ne touchez pas d’allocation-chômage ? — Si ! Mais vous ne pensez tout de même pas que je pourrais vivre à Paris-I avec cette aumône ? dit-elle. Elle me suffit tout juste à me nourrir, et avec bien peu de produits de qualité, quand je ne puis profiter des regrats. Une larme apparut au coin de son œil. — Non, évidemment, répondit Dantin. Il sortit des billets de son portefeuille et les lui donna. Elle les prit, les glissa dans la poche arrière de son jean délabré et le remercia vivement. — Comment vous appelez-vous ? lui dit-il — Farinette ! — Farinette ? — Oui, je sais, c’est un curieux prénom, mais après tout pas plus ridicule que tant d’autres. Mes parents ne m’ont jamais révélé la raison pour laquelle ils l’avaient choisi. J’ai d’abord cru que j’étais née aussi blanche qu’un sac de farine puis, plus tard, j’ai pensé qu’ils avaient vu le film consacré au Laissez toute espérance… Chant X 249 célèbre castrat Farinelli. Enfin, j’ai cessé de me poser des questions. C’était peut-être simplement qu’ils aimaient sa sonorité. — Quoi qu’il en soit, je le trouve très joli, répondit Dantin. — Vrai ? demanda Farinette, les yeux s’emplissant soudain de lumière. — Juré ! affirma Dantin. — Comme c’est gentil à vous de me dire cela. Et avant même qu’il n’ajoute un mot, Farinette reprit : — À propos de prénom bizarre, l’une de mes amies a appelé sa fille « Plateforme » malgré le refus du fonctionnaire de la Mairie qui soutenait que l’appeler ainsi risquerait de couvrir l’enfant de ridicule pour toute sa vie. — Alors ? — Alors, mon amie se sentant injustement lésée dans ses droits de citoyenne a entamé une procédure judiciaire contre cet employé et contre l’État-Civil. Le procureur qui s’occupa de l’affaire trancha en sa faveur, arguant que refuser ce prénom portait atteinte aux droits inaliénables de choix des parents, qu’il s’agissait encore une fois d’une décision discriminatrice. Puis il conclut son homélie en affirmant que « Plateforme » était tout à fait joli, frais, original, consacré par un romancier célèbre (que lui personnellement n’aimait pas) et qu’il serait porté avec fierté par l’enfant ! L’employé de la Mairie, lui, a été sanctionné pour « ostracisme onomastique ». — Un monde devenu fourbe, marmonna le poète, à part. — Je vous préfère en Farinette qu’en Plateforme, dit l’expolicier. — Je vous avoue que moi aussi, ajouta la femme. Dantin changea de sujet. Il tourna ses yeux vers les tentes. — Cela fait-il longtemps que vous vivez de cette manière ? — Quelques mois déjà. Nous sommes régulièrement chas- Laissez toute espérance… Chant X 250 sés, mais nous revenons de tous côtés, toujours, jusqu’au jour où ils enverront les Centaures pour se débarrasser de nous et de leur mauvaise conscience que nous incarnons. Ce jour-là, je ne sais pas ce qui se passera, mais que faire d’autre ? — Oui, que faire ? se dit pour lui le poète. Quand le mal est certain, la plainte ni la peur ne changent le Destin et le moins prévoyant est toujours le plus sage. Quand viennent les malheurs, ils ne viennent pas seuls, en éclaireur, mais par bataillons ! — Les Centaures ! répéta Dantin, effrayé de la perspective. — Peut-être un jour, vous-mêmes serez chassés de cet endroit, ajouta la femme. Paris n’est plus un lieu à vivre. — Vous êtes née ici ? demanda le policier. — Oui, il y a quarante ans cette année. — Vous êtes encore jeune et n’avez pourtant pas connu Paris lors de sa splendeur. — Non, sûrement. Mais j’ai quand même vu nombre de transformations et changements bien regrettables. Je ne saurais dire si Paris a su garder son âme ni même si celle-ci survivra à la fin de ses murs quand ils seront tous tombés, érodés par la prévarication, détruits par le béton ou remodelés à l’aune du moderne. — L’âme d’une ville change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel, glissa Marot. — Eh eh ! Amateur de Baudelaire, l’ami du grand beau, continua la jeune femme sans même le regarder. Ce que je crois moins, c’est qu’elle puisse survivre aux destructions que subit son corps de pierre, son corps historique. L’âme réifiée de Paris est devenue celle d’un enfant qui ne pense plus qu’à jouer à la patinette, à se gaver de gâteaux, de sushis ou de kebabs et à se parer de bijoux en se remuant son cul comme un épileptique. Les immeubles parisiens, qu’ils soient qataris Laissez toute espérance… Chant X 251 ou non, ne servent plus qu’à loger des cadres de sociétés informatiques, des traders millionnaires, des stars du cinéma ou autres catégories de riches. Alors, qu’en est-il de l’âme du Paris ancien et de ses habitants ? — Morte ? Envolée ? C’est ce que je ressens quand je regarde la ville, répondit le policier. — Haussmann, qui fit percer des avenues et rasa des quartiers entiers pour avoir, entre autres, des lignes de tir de canons afin de briser les élans révolutionnaires, n’a pas autant détruit l’âme de Paris que les promoteurs des années soixante-dix, ajouta Farinette. — Voilà justement ce qui fait que votre ville est muette, répondit Marot, en riant à sa propre plaisanterie. Farinette, cette fois, posa son regard plus précisément sur le poète. — Vous êtes un petit comique, Monsieur l’homme à la mèche baudelairienne. — Et vous, vous me semblez bien connaître l’histoire de la ville. — Assez ! Étudiante, j’ai travaillé sur ce sujet. Puis, regardant fixement Marot : — Mais c’est vrai que vous ressemblez étonnamment à Baudelaire. Ne vous l’a-t-on pas déjà dit ? Elle continua sans même attendre la réponse de Marot. — Dans les mauvais temps, je n’ai point abandonné la ville et dans les bons, je n’ai point eu d’intérêts et malgré ce que j’y vis, la misère que j’y vois se répandre et les festivités et actions politiques ridicules qui s’accumulent jour après jour, je crois que si tout le monde s’accordait pour effacer Paris de la carte, je serais la seule à le défendre. — Qui sait… soupira Dantin. Elle regarda les deux hommes tristement, comme emplie de Laissez toute espérance… Chant X 252 lassitude, comme si elle voulait, elle, les consoler. Le policier changea à nouveau de sujet de conversation. — Vous ne vous sentez pas trop isolée ? La cloche de Saint-Merri sonna neuf heures. Une houle de tissu roula le long de la rue. Presque aussitôt, les tentes silencieusement alignées commencèrent à s’animer. Des dizaines de personnes en sortirent comme des âmes damnées chassées de leurs tombes par un brasier infernal. Tous sans foyer, sans travail, sans aucune aide de l’État, sans avenir social, subissant en plus les outrages du climat et du manque d’hygiène. Malgré cela, une onde d’humanité se transmettait à travers eux, une vibration qui les animait. La jeune femme répondit à Dantin.. — Non ! Nous sommes nombreux dans ma situation de newtramps, ici, dans ce quartier de Paris-I et dans tant d’autres grandes métropoles occidentales. La pauvreté et la précarité se développent partout dans le monde comme une gangrène à progression accélérée. Le XXIe siècle n’est décidément pas celui de la Fraternité ! Alors, nous nous aidons, nous nous soutenons autant que possible. Et puis la solitude est affaire de nature, vous devez le savoir, vous, le grand monsieur ! — Moi ? s’exclama Dantin. Et pourquoi devrais-je le savoir ? — Parce je sens bien qu’il y a en vous une quête inassouvie, une recherche d’un absolu qui vous fait passer à travers toutes sortes de chemins, d’expériences pour trouver une vérité, une lumière apaisante. Et vous la trouverez, si vous persévérez ! Et avant même que Dantin ait pu répondre, elle ajouta : — Au revoir Messieurs, et encore merci pour tout ! Elle tourna ses pas et retourna dans sa tente. Dantin la regarda partir. Le visage de l’ex-policier montrait un grand désarroi. Marot dut voir la gêne de son ami, car il lui dit : Laissez toute espérance… Chant X 253 — Pourquoi donc sembles-tu si troublé ? — N’as-tu pas remarqué sa ressemblance avec Lucie ? — Oui, c’est vrai ! Une similitude de visage et de voix. — Même sa façon de s’exprimer lui ressemblait. Quant à sa dernière remarque, on aurait dit la sentence d’une Pythie. De plus, elle a l’âge qu’aurait ma fille ! — Ta fille ? demanda Marot interloqué. — Oui, je te raconterai un jour… nous étions si jeunes… une femme que j’aimais beaucoup… elle a dû avorter… — Allez viens, mon ami ! dit le poète, voyant que Dantin était ému. Allons nous reposer dans cette église et peut-être entendras-tu chanter par ces vieilles pierres quelques échos du beau voyage de ta vie. — Oui, allons-y, acquiesça le policier. Ils dirigèrent leurs pas vers la gauche et laissèrent le mur formé par les jouets métalliques bariolés de la fontaine chiraquienne. En face d’eux, Saint-Merri les attendait. De l’autre côté de la rue, un grand panneau EAP à moitié brisé par quelques irréductibles anti-mondernistes affichait inlassablement, comme les clics d’un vieux microsillon rayé, une succession saccadée d’images de catalogues d’expositions du centre Pompidou, les penalties spectaculaires d’un récent match de foot et la promotion du dernier best-seller de Jim Maussut. Au-dessus du panneau publicitaire, une Brother-K3 avait momentanément délaissé la surveillance des sans-abri et tournait vers les deux hommes son pâle œil de verre aux reflets noirs plutôt que pers. Alors, d’épouvantables remugles regorgèrent des émonctoires souterrains s’extravasant sous la grande agora. On eût Laissez toute espérance… Chant X 254 dit que le quartier entier régurgitait les pestilences des horreurs métalliques et plastiques d’Halloween, les grésillements électroniques incessants, les vandales destructions architecturales, les ineptes fêtes journalières et leurs innombrables batteurs d’estrade, les rafles de police, les reportages truco-télévisés, les bagarres de boulevards entre bandes rivales, les déchets polluants laissés partout par les terrouristes, les aigres relents acides des quick-food, enfin, tout ce qui lui avait été férocement imposé d’inhumain et qu’il supportait depuis tant d’années déjà. Il exhalait jusqu’aux cieux cette puanteur affreuse. Che’fin là sú facea spiacer suo lezzo Laissez toute espérance… Chant XI 255 CHANT XI Il nous faut retarder ici notre descente Afin que nos sens s’accoutument un peu Au souffle infect ; et puis nous n’y prendrons plus garde. À peine les deux hommes pénétrèrent dans l’église qu’ils se sentirent allégés, revigorés, libérés. Le silence aux doux échos de la nef, les rais délicatement irisés ruisselant des vitraux, les senteurs légèrement âcres exhalées de la pierre ancestrale mêlées à celle du bois des chaises et des prie-Dieu, la beauté et la grâce des voûtes d’ogives qui se rejoignaient en une pointe oblative comme les côtes d’une mitre d’évêque, l’hiératique plénitude des statues ivoirées, tout cela apaisait le rejet organique de l’environnement oppressant qu’ils avaient traversé pour y parvenir. À ceci, s’ajoutait une suave sérénité distillée par le sacré qui se dégageait de la moindre parcelle de l’édifice. Tel un miroir magique qui conduit à un monde diamétralement opposé, un monde en négatif photographique, le porche de Saint-Merri avait fait passer en un instant les deux hommes d’un Enfer à un Paradis. La nef de l’église était l’exact inverse de la place Beaubourg. Les énormes conduits de plastique bleu et rouge, hurlant leur horreur, se muaient en tuyaux d’orgue faits d’alliages célestes d’où sortait la divine musique de Bach ; les pesants montants métalliques à la peinture déjà sale et putréfiée du CNAM devinrent les majestueux Laissez toute espérance… Chant XI 256 et élancés piliers gothiques coiffés de leur chapiteau folié ou historié ; le clinquant des couleurs criardes de la fontaine Stravinsky se transformait en délicats ocres et beiges des vieilles pierres appareillées des murs ; le piaillement stridulant et superficiel des terrouristes laissait la place aux murmures des sobres et ferventes prières ; enfin, la soumission béate, orgasmique en un désastreux modernisme s’effaçait pour ouvrir la voie à une foi profonde en un Dieu miséricordieux. Ce système de concordances, de rapports analogiques entre domaines opposés fit sourire Marot. — Tu vois, Daniel, la savante architecture de ce sublime édifice me fait penser à une autre, terrible : celle de la structure sociale de notre monde dans sa simplification extrême et sa sombre négativité. Celui-ci ne repose plus que sur un système de hiérarchie violente et implacable dont le profit est l’unique moteur et carburant. Du pauvre au milliardaire, chacun ne songe plus qu’à prendre la place de celui qui est installé juste au-dessus de lui. Les strates de pouvoir se superposent et ne communiquent entre elles qu’au moment de l’éjection de l’un de ses membres et de son remplacement, provisoire évidemment, par un autre, déjà menacé du même traitement. — Au son de Vivaldi ou de musique techno ! — Bien sûr ! Tout ce qui se fait de pire se fait dans un air de fête et en musique rabâchée. Tu n’entendras jamais de chant grégorien sur une plate-forme téléphonique, même située en France. Pour le reste, jamais on n’adopte aussi adroitement la formule « diviser pour régner », car la division opérée sur la vie des hommes par les états, et par leurs néfastes dirigeants, se fait à tous les niveaux en des cercles excentriques : religieux, social, ethnique, culturel, sexuel, politique, festifs, pathologique. Une séparation des hommes aussi radicale rend Laissez toute espérance… Chant XI 257 enfantine la manipulation du peuple, et paradoxalement, mais est-ce si paradoxal, les hommodernes, tel que je t’ai entendu les appeler, adorent cette infantilisation, cette déresponsabilisation, dans laquelle ils sont plongés et qui les rassure tant. Et dans ce triste ballet, la violence sous toutes ses formes et sur tous les objets sur lesquels elle peut s’exercer, même sur soimême, jette son masque et mène la danse. Mais, assez glosé ! Visitons ce lieu de paix. Ils se promenèrent longuement dans l’église, respirant l’antique odeur de pierres et savourant le calme qui y régnait. En flânant et en levant la tête pour admirer les sculptures et vitraux placés en hauteur, ils découvrirent, sur la partie haute d’un vitrail représentant la Résurrection du Christ, un large médaillon où des condamnés en chemise attendaient d’être suppliciés, tels des agneaux dans les couloirs de l’abattoir. La croix, le fer, le gibet, les pierres, la hache, tout était prêt pour que se déchaînât la barbarie naturelle des hommes contre les hommes. Marot regarda longuement le vitrail. — Tu sais, dit-il à son ami, cette scène de mise à mort me fait penser à deux choses. — Ah oui ? — Tout d’abord, à ce que je t’ai dit tout à l’heure sur la manière dont est conduit notre monde. Ce monde à l’image de ce qu’est devenu le « management » des grandes sociétés avec ces strates superposées, strates dans lesquelles ceux qui s’y meuvent n’ont plus aucune relation humaine avec ceux des niveaux supérieurs et inférieurs, mais seulement des rapports de compétitivité et de conflits. — Passionnant comme vie ! — Et telle la cité volante de Laputa, dans les Voyages de Gulliver, qui selon les ordres du roi, monte et descend, en Laissez toute espérance… Chant XI 258 fonction de la position de la pierre magnétique, et peut tomber verticalement sur la tête des récalcitrants et plus rien ne reste ni des hommes, ni des maisons, telles les strates supérieures peuvent à tout moment éradiquer celles du dessous si le besoin économique s’en faisait sentir. — Il leur faut quand même des prétextes des excuses… — Bien sûr ! Alors, la fonction créant l’organe, ils ont inventé un langage à bas de Key Project, d’indicateurs, verts ou rouges, de 24/7, de rendement, variable d’ajustement, management par procédure, autonomie et responsabilité, efficience, et quantité d’autres fumerolles linguistiques pour justifier cette vile vie de vautour. Malheur à qui leur barre la route ou à ceux qui veulent leur place. Là, ils pourraient tuer si cette belle ordonnance infernale qui les nourrit grassement, en fonction de l’étage où ils se trouvent, risquait d’être brisée. Et évidemment, plus ils sont haut placés, plus la violence exercée est grande. — Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, tout est vanité. Et la seconde chose à laquelle tu pensais ? — À une autre page des Voyages de Gulliver, dans laquelle Swift propose une explication de la violence humaine. — Ah oui ? Raconte ! — Gulliver, dans la quatrième partie de ses voyages, arrive chez les Houyhnhnms, de grands et majestueux chevaux blancs dont la morale est pure et la sagesse immense. À leurs côtés, vivent leurs esclaves, les Yahoos, horribles créatures hommoïdes. — Les Yahoos ? — Oui, les Yahoos ! C’est bien des Voyages que vient le nom de l’ancien site Internet. — Comme quoi, on en apprend tous les jours. Vite la suite ! — Gulliver, traité avec bienveillance par les Houyhnhnms, décide d’apprendre leur langue pour communiquer avec eux. Laissez toute espérance… Chant XI 259 Après de longs mois de travail sur leur langage, il peut enfin leur expliquer qui il est et d’où il vient. Marot fit une pause. — Et ? — Alors, suit un pamphlet swiftien terriblement misanthrope dans lequel Gulliver raconte à son hôte Houyhnhnm les vilenies des Hommes dès qu’ils ont du pouvoir ou de l’argent. Il lui explique ce que sont les guerres et tente de lui décrire les raisons qui poussent les hommes à les faire. Il en cite les principales : conquérir des terres, amasser des richesses, agrandir son pouvoir, etc. Le Houyhnhnm ne peut croire tout d’abord que tant de violence puisse exister pour de si futiles motifs, puis il finit par admettre la réalité de tels comportements, comportements qu’en fait il a déjà pu observer chez les Yahoos. La discussion se termine par un résumé saisissant expliquant la raison des violences entre créatures identiques. — L’histoire s’arrête là ? — Non ! Alors, le Houyhnhnm de dire : « C’est un fait connu que les Yahoos se haïssent entre eux, bien plus qu’ils ne haïssent aucune autre race d’animaux et l’on admet, généralement, que cette haine naît de la hideur de leur forme, que tous peuvent voir ch ez leurs semblables, mais pas en eux-mêmes » ! — C’est plutôt sarcastique. — Très ! répondit le poète. Du scalpel jonathanien pur jus ! Pour Swift encore, si les humains nuisent à leurs semblables, c’est qu’ils haïssent leur propre laideur. — Lucide et caustique, l’Irlandais ! — Un peu plus tôt, dans la seconde partie, il enfonce déjà le clou : « Quant à vous, continua le roi de Brobdingnag, comme vous avez passé la moitié de votre vie à voyager, je veux bien espérer que vous avez jusqu’à présent su vous gar- Laissez toute espérance… Chant XI 260 der des nombreux vices de vos compatriotes. Mais d’après les données que m’ont fournies à la fois votre propre récit et les réponses que je vous ai extorquées à grand-peine, je ne puis tirer qu’une conclusion : c’est que les gens de votre race sont sûrement, dans leur ensemble, la plus odieuse petite vermine à qui la Nature ait jamais permis de ramper à la surface de la Terre. » — Eh bien, nous voilà éclairés, ajouta Dantin. — Oui ! On est bien peu de choses… Quittant Gulliver et les Yahoos, les deux hommes reportèrent leurs regards vers le petit vitrail. L’humanité montrait dans ce morceau de verre coloré sa plus horrible face : sa volonté de tuer, d’humilier, d’éradiquer l’autre en le faisant souffrir. Sur le sol de la scène représentée, on voyait des têtes coupées, des membres arrachés, du sang coulant à flots. Dantin et Marot songèrent que mille ans plus tard, rien n’avait changé. Les dernières guerres inter-africaines, négligées par la NFE qui avait abandonné tous ses intérêts en Afrique depuis 2016, avaient laissé place à une barbarie sans nom ; des révoltes au Sri Lanka et en Inde furent réprimées dans des torrents de sang ; les batailles de gang qui avaient repris aux USA et au Mexique renvoyaient les fusillades de l’époque d’Al Capone au rang de jeux pour enfants ; les attentats suicides des groupes terroristes de tous bords visaient systématiquement, parce que télégéniquement plus efficaces, des populations civiles complètement étrangères aux conflits impliquant ces terroristes. L’Homme se montrait en fin de compte bien pire que le loup de Plaute pour l’Homme : il était un Homme pour un Yahoo ! — Est-ce ainsi que le monde tourne, mû par une incessante violence ? demanda Dantin à son ami. — La violence humaine suit la nature comme l’élève suit Laissez toute espérance… Chant XI 261 son maître, ajouta le poète. — Formule sûrement juste, avoua Dantin. — C’est une autre paraphrase de Swift. Marot prit encore une fois une voix théâtrale et déclama : « Et le rivage de la folie des hommes, là, un peu plus loin, s’abaisse… » E ‘l balzo via là oltra si dismonta 262 Laissez toute espérance… Chant XII 263 CHANT XII Autour de la fosse, ils vont par milliers En perçant de flèches toute âme qui sort Du sang plus que sa faute ne l’assigne. Dantin allait répondre au poète quand son élan fut brutalement coupé par des cris, des bruits sourds, des chocs, des coups de feu, des hennissements venant de tout près ! Il se précipita hors de l’église et découvrit un spectacle horrible. En l’espace de vingt minutes, le lieu qu’ils avaient quitté où vivaient tant bien que mal les sans-abri, entre l’église et le centre Pompidou, s’était transformé en champ de bataille médiéval. La place était entourée de cars de CRS qui bloquaient les issues tandis que des membres de la BEPTP (Brigade Équestre pour la Protection du Tourisme Parisien, ou Centaures) galopaient partout, chassant comme des tigres affamés les personnes restées enfermées dans le périmètre. À travers les fumées des gaz lacrymogènes qui recouvraient la place Stravinsky, le plateau Beaubourg et la rue du cloître Saint-Merri, Dantin et Marot virent que les tentes avaient été arrachées, renversées, déchirées. Du haut de leurs chevaux, les Centaures, en uniforme noir affichant l’énorme sigle BEPTP et munis de masques à gaz de petite taille, frappaient tant qu’ils pouvaient les « clochards » qui étaient restés prisonniers de l’enclos. Avec une violence inouïe, ils s’acharnaient à coups de matraque et de crosse de fusil sur les hommes ou femmes qui n’avaient pu s’échapper du piège. Artistes de rue, SDF ou Laissez toute espérance… Chant XII 264 simples passants, tous étaient matraqués sans discernement. On entendait les os qui se brisaient, les cris de douleur, de fureur et de colère, mélangés aux grésillements des mouvements de toutes les Brother-K3 qui filmaient complaisamment le « grand nettoyage » d’automne. Pour réprimer la manifestation organisée contre la loi du 11 août 2015 permettant les violences physiques sur toute personne pouvant représenter un danger pour la société, la Mairie socialiste de Paris-I avait reconstitué, en septembre de la même année, un corps de policiers à cheval, et lourdement armés, ayant la prérogative d’avoir tous les droits concernant leurs faits et actions. L’État français avait ainsi fêté, à sa manière, le tricentenaire du Riot Act anglais de 1715 en le réinstallant dans la capitale. Les hommes qui avaient postulé pour intégrer ces brigades, et qui furent engagés après des tests peu poussés, étaient de corps et d’esprit parfaitement adaptés à ce travail. Dantin imposa à Marot de rester dans l’église et de l’attendre, puis il se précipita, sa carte de police à la main, pour tenter de faire cesser ces violences. Tout en se bouchant le nez comme il pouvait, il s’approcha d’un homme qui frappait de sa lourde botte le visage d’une femme à terre. — Qu’est-ce que c’est que ce charlot ? dit le Centaure en voyant arriver vers lui ce grand échalas à l’allure d’Elvis Presley. Attends un peu que j’en ai fini avec celle-là et ça va être ton tour, mon salaud ! pensa-t-il en ricanant. Laissez toute espérance… Chant XII 265 Il avait une face horrible de taureau d’où exsudait toute l’infamie humaine et une haleine fort chargée en alcool. Sur son torse était agrafée le bandeau BEPTP au nom de Cne Heurition. Dantin, qui s’était un peu trop approché de la brute, faillit être frappé à son tour, mais le Centaure avait eu le temps de voir la bande tricolore barrant la carte de police avant d’abaisser son gourdin. — Qu’est-ce que c’est que vous vient faire ici ? demandat-il dans un français approximatif en soufflant à travers son casque une bouffée d’alcool au visage de l’ex-commissaire. — Mais enfin, cria Dantin, que se passe-t-il ? Pourquoi tant de violence ? Qui est le chef ici ? Je veux lui parler. — Ça regarde pas à vous. Ça a rien à voir avec la « criminelle », répondit-il en frappant du pied la femme à terre. — Mais cessez cela ! hurla Dantin au reître aviné. Vous n’avez pas le droit d’agir ainsi ! C’est inadmissible. Je vous ferai casser ! — Vous ne ferez rien du tout ! Centaures, tout pouvoir ! Si vous insister, je vous mettre dans le même sac que ceux-là pour apprendre à vous mêler vos affaires, dit-il en montrant de la main deux de ses collègues qui emportaient des blessés enfermés dans de grands sacs noirs, pour les jeter dans un des camions de police. — Je veux parler à votre chef ! répéta le commissaire. — Le brigadier-chef Faulus pas disponible, répondit laconiquement la brute taurine. Un sans-abri sortit de sa cache entre deux voitures et essaya de se sauver. L’un des Centaures l’aperçut, lança son cheval à sa poursuite, épaula un fusil et fit feu sans sommation. Le fugitif porta la main à sa jambe et roula sur le sol en gémissant, le mollet déchiqueté par une balle de gros calibre. — Mais vous êtes tous deve nus fous. Où est ce brigadier-chef ? hurla Dantin une fois de plus ! Laissez toute espérance… Chant XII 266 — Je ne sais pas et m’en fiche. On m’a dit cogner et nettoyer la place de cette vermine clochards, dit-il de sa voix d’ivrogne, alors je cogne et je nettoie. Dantin, ivre de rage, s’éloigna et se mit à la recherche de ce Faulus tout en se frottant les yeux irrités par les gaz. Dans cette démence obsidionale, des passants placés à l’écart des barrières installées peu avant et gardées par d’autres Centaures, criaient pour essayer de guider quelques fugitifs encore valides hors de cette nasse. Une femme âgée, qui s’avança un peu trop près d’un des policiers et qui osa protester, reçut de celui-ci une magistrale gifle qui l’envoya valser sur le trottoir. Un adolescent qui voulut la protéger prit une volée de coups dans le dos et s’effondra sur la femme, la colonne vertébrale brisée. Plus loin, trois BEPTP frappaient à tour de rôle, en riant, des hommes à terre qui se couvraient la tête comme ils pouvaient. Ils les martelaient de leurs matraques comme des pêcheurs portugais pilonnent les poulpes pour les adoucir, avec une ludique insouciance. La violence libérée était irréelle, impalpable. Sa permissivité était absoute par ceux-là mêmes qui en jouissaient impunément. Dantin courait partout, sa carte de police bien en vue, pour trouver l’homme qui ferait cesser cette folie. Soudain, il s’arrêta net. Parmi trois corps recroquevillés contre les voitures stationnées afin de se protéger, il vit Farinette. La femme aux piercings était allongée, immobile, la tête reposant sur l’épaule d’un de ses camarades. Le rouge de sa joyeuse chevelure bigarrée était accentué par le sang qui l’avait inondée. Dantin s’agenouilla, essaya de la relever, mais en vain. Elle était gravement blessée, probablement une fracture du crâne due à un coup de matraque. Il la souleva délicatement comme on prend dans ses bras un petit enfant pour le Laissez toute espérance… Chant XII 267 coucher, le soir, quand les invités sont partis, et il tenta de quitter cet enfer. Tout autour, des hommes couraient, criaient, essayaient de se soustraire à la violence des Centaures. Dantin crut devenir fou. Quel Attila recraché du Tartare s’était soudainement déchaîné sur ce quartier parisien ? Qu’avait-il pu se passer pour que lui-même, le commissaire Dantin, n’ait rien pu faire pour l’en empêcher ? Par un comble de sinistre ironie propre à l’époque, et la violence appelant toujours la violence, les EAP de la place Stravinsky rediffusaient au même moment des images de l’attentat à la bombe qui venait de se produire à l’aéroport de Roissy. Ces images, soigneusement triées et choisies par les chaînes de télévision pour leurs couleurs aussi érubescentes, sanguines et pénétrantes que possible dans les inconscients criminels des téléspectateurs, montraient les premiers secours arrivant sur les lieux de la barbarie. L’explosion au terminal 2B avait pulvérisé tout le Roissy-Bar et les boutiques attenantes. À travers la poussière, les débris, la fumée et les flammes, on discernait les dizaines de cadavres mutilés, déchiquetés ou cisaillés par des plaques métalliques arrachées brutalement des murs et des plafonds. Les caméras s’attardaient complaisamment sur des conglomérats de viscères sanguinolents, des membres éparpillés loin des corps auxquels ils appartenaient, des crânes écrasés ayant laissé s’échapper de leur carcan osseux leur cervelle ainsi libérée. Les téléobjectifs numériques suivaient précisément, avec toute l’hypocrite déontologie qui caractérise ceux qui les contrôlent, les rus de sang qui, à travers les gravats, allaient se jeter vers d’insondables mers de pourpre gluance. Laissez toute espérance… Chant XII 268 Çà et là, des éclairs de décharges électriques faisaient scintiller d’un bleu blafard les assemblages tubulaires expulsés des plafonds éventrés, les blocs de plâtre et morceaux de mobilier brisés, devenus tous projectiles meurtriers sous l’effet du souffle. Sur les larges écrans des EAP, on voyait, filmés en gros plans, les pompiers qui visiblement choqués par ce qu’ils découvraient autour d’eux semblaient ressentir au plus profond de leur être la stridulation glacée des élytres de la Mort. L’Enfer, dans ses habits de Grand-duc de la Violence, et sous l’effet d’un explosif de grande puissance, avait goulûment refermé ses crocs sur cette fourmilière humaine en villégiature. Le va-et-vient des secouristes s’accélérait, mais l’espoir de retrouver ne serait-ce qu’un survivant était quasi nul. La Faucheuse avait tout enveloppé de son ténébreux manteau de néant. L’attentat avait été aussitôt revendiqué par le Mouvement de Libération Sarde, par le HAM, un obscur et nouveau groupe islamiste radical, par les Forces Armées du Mali Libre et par le Front Vénitien Anti-touristes. Comme pour tant d’autres attentats commis en de grandes villes européennes ces trois dernières années, il serait sûrement impossible de connaître le réel commanditaire et on en ignorerait également les vraies raisons de sa mise en application. Les états occidentaux visés par ces attaques terroristes ne laissaient passer par le crible savamment dosé des médias que quelques bribes d’informations. Les populations ne devaient pas tout savoir du terrorisme, mais il fallait qu’elles en sachent juste assez pour être persuadées que par rapport à ce terrorisme, leur lâche démocratie était malgré tout préférable. Il fallait donc veiller, jour et nuit, à ce que ces populations jugeassent inadmissible de voir ce monde si désirable aussi sauvagement et surtout, aussi injustement agressé. Laissez toute espérance… Chant XII 269 Tandis que l’ex-policier essayait de s’extraire de sa torpeur, la violence autour de Beaubourg avait pris fin. Les fumées des gaz se dissolvaient, les cars repartaient regorgeant de prisonniers et les ambulances finissaient d’évacuer les corps des blessés. Dantin, hébété, emporta la jeune femme et réussit à la déposer dans une des dernières ambulances quittant la place. Puis, en remontant vers l’église, il regarda tout autour de lui ce théâtre de désolations. Les EAP du quartier Beaubourg avaient délaissé l’attentat de Roissy et diffusaient maintenant, sur une musique lénifiante de Corelli, les images du « nettoyage » qui prouvaient l’efficacité des Centaures, images bientôt reprises par toutes les chaînes de télévision pour le journal sacré du soir, ad majorem mediorum gloriam. Tous les sites d’informations se régalaient de ces fleuves de sang bouillant qu’ils pouvaient utiliser, montrer, offrir en pâture plasmatique aux voyeurs téléphages impatients de les gober. Depuis une décennie environ, les scrupules concernant le sang, le sexe, la violence et la vie privée avaient été radicalement effacés de la conscience des « journalistes » dont l’acception même, n’avait plus guère de sens. La déontologie captieuse de la transparence, du droit à l’information, de devoir de tout montrer, avait vaincu. La violence pouvait enfin plastronner à toute heure, en tout lieu, dans toutes ses étincelantes et compulsives couleurs. La télévision n’était plus que le Phlégéton dans lequel venaient brûler, en paradant dans un principe spectaculaire, tous ceux qui, inlassablement, faisaient acte de violence envers leurs prochains, envers eux-mêmes, envers Laissez toute espérance… Chant XII 270 cette société déifiée. Et ce média lui-même expiait à dose homéopathique et en violentant le téléspectateur sous prétexte d’éthique journalistique, sa relation trouble, sa connivence implicite, son immonde complicité, sa totale imbrication jouissive avec ce qu’hypocritement, il prétendait dénoncer. Dantin avait gardé en mémoire la terrible aventure survenue à Paris-IV où, le 22 février 2016, cinquante-quatre personnes avaient été assassinées et découpées en fines tranches par une bande d’adolescents de « milieux défavorisés », gavés de jeux vidéo. Le comble de l’horreur (pain bénit pour les médias) fut que ces jeunes ne manifestèrent aucun repentir à leur procès, car ils se croyaient toujours dans un « game play ». L’esprit rempli d’exemples empruntés aux médias, et bien conseillés par un avocat au fait du modernisme, ils contre-attaquèrent en assignant eux-mêmes les juges au motif de « discrimination sociale et raciale ». Par cette logique judiciaire où la soif de pénal comblait toutes les pépies causées par l’époque, ils montrèrent qu’au-delà de leur passion commune à tous les jeunes pour les pacotilles industrielles vidéo génératrices de folies furieuses, ils étaient vraiment les enfants du monderne. Cette dramatique histoire coûta évidemment sa place au DSVG, le « délégué à la surveillance des video-games », mais il ne fut pas inquiété davantage ; et ces pauvres jeunes sauvages, « brimés et brisés » , victimes inconscientes d’une réalité sociale qu’ils ne pouvaient assumer (selon ParisModerne), furent relâchés peu après avec, les excuses du tribunal ! Au seuil de l’église, Dantin regarda la place Stravinsky devenue momentanément déserte. Déjà au labeur, les camions de nettoyage lavaient les trottoirs maculés de sang de leurs tuyaux d’arrosage, aux couleurs évidemment pompidoliennes. Ils évacuaient l’horreur des vingt dernières minutes sous Laissez toute espérance… Chant XII 271 forme de boues rouges, cascades honteuses qui se déversaient dans les vortex béants des noirs égouts de l’oubli instantané. Tout fut remis en ordre le plus rapidement possible par les autorités parisiennes pour que les touristes puissent revenir tourister au plus vite au rythme joyeux et festif des Temps. Marot écouta le récit de la sinistre opération policière. Jamais il n’aurait cru les paroles de son ami s’il n’avait vu sur son visage les marques de la colère mêlées à celle d’un terrible désespoir. Mettant un terme aux effusions, Dantin proposa à Marot de se rendre au plus vite l’hôpital où fut emmenée Farinette. Il avait pu obtenir de l’ambulancier l’adresse, théoriquement secrète, où étaient conduits les blessés du nettoyage : au CHP du « Bois-Belleville », un bâtiment hospitalier resplendissant de nouveauté ! Les deux hommes se dirigèrent rapidement vers la station de métro Rambuteau, Dantin ayant estimé qu’un taxi mettrait davantage de temps à cette heure de la journée pour arriver jusqu’aux monts de Belleville. Sur leur chemin vers les entrailles métropolitaines de Paris, ils traversèrent l’un de ces sinistres ruisseaux érubescents. Poi si rivolse e ripassossi ‘l guazzo 272 Laissez toute espérance… Chant XIII 273 CHANT XIII Ses feuilles n’étaient pas vertes, elles étaient sombres, Ses branches n’étaient pas droites, mais nouées et tordues Il n’avait pas de fruits, mais des épines empoisonnées Pendant le trajet en métro, leur discussion fut interrompue par sept mendiants, peu francophones, dont deux fortement mutilés (jambes, bras, œil), trois apprentis musiciens très bruyants à la culture musicale plutôt hétérodoxe, donc fin prêts pour la prochaine Fête de la Musique, deux pickpockets que Dantin repéra immédiatement et qui s’évaporèrent en un instant dès qu’il leur fit apercevoir sa carte de policier, par les remontrance d’une vieille dame, obligée de râler avec véhémence pour qu’un jeune lui laisse la place assise ; banalités quotidiennes ! Le bruit des conversations diverses en langues mélangées et hurlées, mêlé à celui des appareils musicaux en tous genres des passagers et ajoutés aux instruments mal accordés des vacarmeurs était assourdissant. Dantin et Marot furent heureusement distraits de ce boulevari métropolitain par un jeune homme d’allure revêche qui collait, frénétiquement sur toutes les portes de la rame, des affiches ayant comme en-tête une reproduction du placard de Jean-Jacques Le Barbier, illustrant la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Le révolutionnaire proposait un amusant pastiche détourné des articles de ladite déclaration. Laissez toute espérance… Chant XIII 274 DÉCLARATION DES DROITS DE L'HOMME DU XXIe SIÈCLE Article premier Les hommes naissent libres et égaux en droit de consommer. Les dis tinctions sociales ne peuvent être fondées que sur leurs revenus. Article II Le but de toute association politique est la confiscation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté de se taire, la propriété provisoire, la fragilité et la soumission à l’oppres sion du gouvernement Article III Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans l'écono mie. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. Article IV La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à la fête géné ralisée : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme à fes toyer dans le plus grand bruit n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société, la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. Article V La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la somnolen ce des populations. Tout ce qui n'est pas défendu par la Loi le sera bientôt, et tous doivent être contraints à faire ce qu'elle ordonne. Article VI La Loi est l'expression de la volonté de l'Économie Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa soumission. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux, sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur cupidité, et sans autre distinction que celle de leur servilité et de leur soumission. Article VII Tout homme peut être accusé, arrêté, détenu dans les cas déterminés par la Loi de l'Économie, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ord res arbitraire s , Laissez toute espérance… Chant XIII 275 doivent être récompensés ; tout Citoyen appelé ou saisi en vertu de cette Loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance. Article VIII La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment néces saires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promul guée simultanément (ou postérieurement) au délit, et illégalement appliquée. Article IX Tout homme étant présumé coupable jusqu'à ce qu'il ait été déclaré innocent, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur sera nécessaire pour s'assurer de sa personne, et doit être sévèrement encou ragée par la Loi. Article X Tous doivent être inquiétés pour leurs opinions, même religieuses, même si leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Laïcité Sacrée. Article XI La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus néfastes de l'Homme : tout Citoyen ne doit donc ni parler, ni écri re, ni imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, par la Loi de l'Égalité forcenée. Article XII La garantie des aliénations de l'Homme et du Citoyen nécessite une force publique : cette force est donc instituée pour nuire à tous, ainsi que pour l'utilité particulière de ceux auxquels elle est confiée. Article XIII Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administra tion, une contribution commune est indispensable. Elle doit être inéga lement répartie entre tous les Citoyens, en raison de leurs richesses et de leurs protecteurs. Article XIV Aucun Citoyen n'a le droit de constater, par lui-même ou par ses Représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée. Laissez toute espérance… Chant XIII 276 Article XV La Société a le droit d'amnistier tout Agent public de son administra tion frauduleuse. Article XVI Toute Société dans laquelle la garantie des droits de l'argent n'est pas assurée, ni l'union des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution. Article XVII La vie privée étant un droit inadmissible et honni, tous peuvent en être privé, et surtout lorsque la nécessité publique, et médiatique, légale ment constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. Articles XVIII et avatars Tout eco-citoyen refusant d'aller se gargariser et s'anéantir dans le festif imposé sera déclaré ringard et sera rejeté par la société. Tout eco-citoyen refusant d'anéantir sa différence sexuelle sera décla ré réactionnaire et sera rejeté par la société. Tout eco-citoyen refusant de s'abrutir devant la télé sera déclaré vieux jeu et sera rejeté par la société. Tout eco-citoyen refusant l'égalitarisme forcené sera déclaré homopho be (ou gynophobe) et sera rejeté par la société. Tout Homme qui tentera de raconter la société du festacle sera décla ré fou et sera rejeté par ladite société. Personne dans la rame n’accorda cependant la moindre attention à l’aff i ch e. L’esprit des passagers était bien ailleurs… si loin de préoccupations politiques, révolutionnaires ou pamphlétaires. — Voilà ce que l’on pourrait appeler la Déclaration des Droits de l’Hommoderne, glissa Marot. Belle communion d’idées ! — J’allais te le dire, répliqua Dantin, en riant. Arrivés à la station Belleville, ils quittèrent le métro aussi prestement que toute pensée séditieuse avait quitté les esprits de ces masses que l’on sut satisfaire de leur sort monotone. Laissez toute espérance… Chant XIII 277 L’hôpital du « Bois-Belleville », érigé sur les plateaux des hauts de Belleville, après la destruction de toutes les maisons anciennes où vivait une population inutile à la vie monderniste parisienne, était un complexe ultra-moderne, principalement financé par les fonds étrangers de divers magnats du pétrole, dictateurs richissimes, mafieux multimillionnaires, stars du cinéma ou politiciens véreux. Ceux qui détenaient une large part de ces actions pouvaient y être soignés plus efficacement qu’en leurs pays. En contrepartie de ces investissements, l’État y avait créé le CPLOI (Centre Parisien de Lutte contre l’Ostéogenèse Imparfaite), centre qui ne désemplissait pas et qui était en permanence demandeur en médecins qualifiés (qualifications dont les trois quarts des internes venant de pays d’Europe, plus ou moins précisées sur leurs diplômes, déclaraient avoir acquis en leurs nations respectives ; il était évidemment impossible d’en vérifier la véracité). Le besoin d’économiser dans tous les domaines avait affecté à leur tour les études médicales, études devenues trop coûteuses en temps, en enseignants et en matériel. Une de ces voies d’économie avait toutefois autorisé qu’un nombre important d’étudiants en médecine puisse exercer, avec les risques d’erreurs attendus (et en respectant des consignes strictes sur le quota des actes médicaux à délivrer), dès leur quatrième année. Les plus patients, et ceux qui pouvaient payer la suite de leurs études (la gratuité cessant à ce moment), continuaient leur scolarité pendant encore trois ans. Les diplômés de fin de cycle étaient si recherchés qu’ils pouvaient s’offrir le luxe de choisir leur lieu d’exercice et exiger un salaire élevé, qu’on leur refusait rarement. Dans l’ensemble du monde estudiantin, le niveau général des connaissances indispensables avait considérabl e m e n t Laissez toute espérance… Chant XIII 278 baissé afin de s’adapter à la régression effective des moyens intellectuels et bagages culturels de cette génération universitaire. Ainsi, les compétences médicales de ces jeunes internes n’avaient fait que décroître pour arriver à un stade alarmant où les erreurs de diagnostic devenaient de plus en plus fréquentes, tandis que le Législateur créait au fur et à mesure des lois pour absoudre ces « erreurs de jeunesse médicale » afin de s’en décharger la responsabilité. Le système économique marchand ayant également phagocyté, et ce depuis fort longtemps, toute l’industrie pharmaceutique — les sommes d’argent brassées par les grands laboratoires dépassaient en millions de milliards l’entendement du commun des consommateurs—, il en résultait que les possibilités de se soigner efficacement étaient devenues rares, et hors de prix, tandis que les maladies diverses ne cessaient d’augmenter en dangerosité ; et les plus graves, en incurabilité. L’industrie pharmaceutique, quant à elle, assise tranquillement sur ses milliards, estimait en toute logique qu’une humanité en bonne santé était évidemment la pire chose envisageable pour ses actionnaires millionnaires. Dantin et Marot furent reçus assez froidement par l’hôtesse d’accueil du « Bois-Belleville ». L’hôpital avait été réquisitionné par la Préfecture de Paris malgré les protestations de la direction, car la présence des blessés de l’action policière au CHP n’était guère appréciée de l’ensemble des membres du personnel hospitalier, celui-ci étant plutôt habitué à ne voir en ses murs que des malades « propres », sans blessures ouvertes. — Bonjour, dit l’ex-policier à la jeune femme de l’accueil. Laissez toute espérance… Chant XIII 279 — Bonjour Messieurs, répondit-elle machinalement en levant la tête vers la haute stature de son interlocuteur, le bâton de rouge à lèvres encore dressé vers le plafond blafard. Puis elle resta un moment silencieuse, les yeux rivés sur les rouflaquettes et la coiffure de Dantin. Visiblement, elle n’avait pas vu un homme coiffé et rasé ainsi depuis des années, et peut-être même jamais. — Non, je ne suis pas Elvis Presley, Mademoiselle, malgré, paraît-il, une étonnante ressemblance. — Elvis qui ? répondit-elle. Dantin leva les yeux au ciel en ignorant superbement la question. Il lui montra sa carte de police. — Pourrions-nous voir une femme prénommée Farinette ? Je ne connais pas son nom, mais je sais qu’elle a été emmenée ici il y a peu de temps. — Euh, oui. Un moment s’il vous plaît. Elle prit le téléphone, dicta un bref numéro et transmit la demande, probablement à un responsable. — Oui, un policier ! Commissaire Daniel Dantin. Que doisje lui dire ? Oui ? Sûr ? D’accord ! Je le lui dis ! — Commissaire… — J’ai entendu ! C’est quelle chambre ? demanda Dantin, impatient. — 512 ! Au fond du hall à droite, l’ascenseur de gauche, 5e étage, à gauche au milieu du couloir. — Merci. Tu viens, Luc ? En chemin vers la chambre, Dantin et Marot virent avec étonnement que l’arch i t e c t u re interne du bâtiment était conçue le plus efficacement possible pour empêcher la lumière d’y pénétrer. Tout était terriblement sombre : halls, ascenseurs, couloirs, salles. Quand ils franchirent le seuil de la chambre 512, ils découvrirent une pièce de grande dimen- Laissez toute espérance… Chant XIII 280 sion, contenant huit lits, faiblement éclairée par les halos de lampes à ultra-violets posées sur les tables de chevet. À cette heure de la journée, les malades devant se reposer, seules ces lumières bleutées étaient autorisées et leurs rais cyanosés faisaient ressortir de l’obscurité, comme des lémures luminescents dans la pénombre d’une nuit sans fin, la blancheur lactée des draps. Ces grabats devenaient autant de vaisseaux fantômes gréés de linceuls ivoirés naviguant sur de pélagiques et furieux océans. Farinette était étendue, inconsciente, sur un de ces lits, raccordée à un appareillage électronique très complexe par des fils et tubes noués et entortillés en tous sens comme les vices du démon autour d’un pécheur. Après avoir tenté de la tuer, voilà qu’on s’obstinait à la faire vivre, remarqua Marot avec l’ironie issue de cette illogique et caustique situation. Dans les autres couches, des malades atteints d’ostéogenèse imparfaite discutaient à voix basse en veillant à ne pas tomber de leur lit. De partout vibraient et résonnaient les lamentations. À côté de Farinette, un homme jeune, plâtré au bras gauche, à la hanche et à la jambe droite, était également relié via un écheveau de fils, câbles et tubes de diverses épaisseurs à un appareillage de contrôle sophistiqué qui re s s e m blait au tableau de bord d’un vaisseau spatial. Au prix d’un effort important, il se tourna vers les deux hommes. — Bonjour Messieurs ! Je suppose que vous venez voir cette pauvre femme qui a reçu le ciel des Centaures sur la tête. J’ai vu les images à la télé. Salauds de flics ! — Oui ! Répondit Dantin en prenant soin d’ignorer l’insulte lâchée par le jeune homme. Bonjour, je m’appelle Daniel Dantin et voici Luc Marot. — Bonjour. Moi, je m’appelle Pierre Vignal. Quant à votre Laissez toute espérance… Chant XIII 281 amie, j’espère qu’elle s’en sortira et qu’elle pourra porter plainte, mais je ne suis guère optimiste. L’interne qui l’a amenée n’aurait pas parié deux euros sur ses chances de survie. — Mon Dieu, quelle horreur, lança Marot. — Oui ! Le monde des humains se fissure, se déplace comme les plaques tectoniques et à chacun de ses déplacements, un tsunami de folie violente déferle sur le vaste champ du monde, répondit l’homme alité. — Pauvre Farinette, continua Dantin en la reg ardant. Elle savait ce qui allait arriver. On aurait dit qu’elle attendait cette fin tragique. Était-ce la seule issue ? — Il est bien souvent question de suicide en ce moment, ajouta Marot. — Oui, l’interrompit le malade plâtré. L’univers entier se suicide, alors que vaut une vie d’homme ? — Elle n’est que le temps de dire « Un », dit Marot, pour lui-même. Dantin, qui n’avait cessé d’observer Farinette, se retourna vers le malade pour lui répondre. Sous l’effet de son imagination, ou les effets rétroactifs des gazs respirés, il eut pendant une fraction de seconde une vision de cauchemar. L’homme et ses coreligionnaires aux os de verre, entourés d’une dizaine de pieds à sérum portant les pochettes Baxter d’où partaient de nombreux tuyaux de caoutchouc, étaient métamorphosés en arbres filiformes d’une forêt d’acier dont les branches, décharnées par le souffle acide d’un esprit mauvais, s’agitaient en tous sens. Accrochés par des anneaux métalliques à ces montants, les sacs à sérum et leurs portants, extirpés de l’obscurité par la lumière blafarde, prolongeaient la vision fantastique en se transformant en grimaçantes Harpies, horribles et terribles. Hissées sur leurs pattes aux longues serres crochues et tranchantes, elles attendaient, tels des vau- Laissez toute espérance… Chant XIII 282 tours au guet sur des cactus asséchés de l’aride Ouest américain, le moment de se repaître de la chair chaude de ces malheureux aux os de cristal. Il fallut quelques secondes à Dantin pour effacer de son esprit la terrifiante vision et il reprit : — Pourquoi dites-vous cela ? — Il suffit de regarder autour de soi, dans la ville, dans le pays, dans le monde. Tout ce que fait l’homme concourt à sa disparition future. Pierre Vignal se retourna dans son lit. Un bruit se fit entendre comme si on avait cassé une branchette de bois sec et il fit une grimace. Il soupira et dit : — Voyez tout d’abord ce qui lui nuit le plus, son alimentation. Tout ce qu’il ingurgite est gorgé de pesticides, d’OGM3 incontrôlés, de farines toxiques, d’additifs chimiques dont les effets sur l’organisme ne sont même plus vérifiables. Et puis, terres agricoles polluées par la radioactivité ou autres déchets, volonté de produire en quantité des aliments toujours meilleur marché, viandes de plus en plus trafiquées, poissons nourris artificiellement ou mazoutés, fruits empoisonnés, légumes irradiés… — Oui, nous savons tout cela, l’interrompit Dantin. — Oui, tout le monde le sait, mais que fait l’Homme pour y remédier ? Rien ! — Vous n’êtes guère optimiste. Vignal continua sa diatribe. — La réalité de notre monde n’existe plus que sous la forme de bruits insupportables appelés musique, de nourriture dégénérée appelée aliments, de réunions de zombies en costumes fluos appelées fêtes et d’actions compulsives imposées appelées « consommer » ! Et le reste : les guerres de territoires, de religions, d’ethnies, de profits, qui ne font que Laissez toute espérance… Chant XIII 283 se multiplier depuis 2015, l’épuisement aveugle des ressources naturelles pour alimenter la croissance permanente, les mers et océans envahis de déchets plastiques, la déforestation, les pollutions diverses toujours plus dangereuses, l’amplification incontrôlée du niveau des ondes électromagnétiques des milliards de téléphones mobiles, la destruction irrémédiable de la couche d’ozone protectrice des rayons solairs, la course effrénée au sur-confort, les relations familiales et humaines désintégrées par l’Internet IV, les délires mondialistes et toutes les lois permissives, la violence incontrôlable des humains, la folie déréalisante des jeux-vidéo, les accidents de centrales nucléaires assez fréquents pour être banalisés, les marées noires ingérables, car plus personne n’est responsable, l’art et la culture méprisés par ceux qui devraient les promouvoir pour allumer la flamme de l’optimisme. En fin de compte, l’humanité ne survit que par chance, ou par miracle. — Tout ceci est juste, dit Marot. Dans le crime, il suffit qu’une fois on débute ; une chute toujours attire une autre chute. Et comme vous l’avez dit, c’est devenu banal de lister tout cela. Mais vous-même, comment êtes-vous arrivé ici ? L’homme hésita un moment puis, finalement, il reprit : — Comme bien d’autres, j’ai participé à cet effondrement, j’en suis même un peu responsable, alors me voilà puni par où j’ai péché. — Responsable ? C’est-à-dire ? — Tout d’abord, en achetant comme tout le monde toutes ces merdes fabriquées en Chine ou en Europe orientale, et surtout, et c’est le plus important, en en fabricant moi-même ! Ingénieur chimiste chez AgroWorld, ma mission consistait à créer et à développer un ersatz de sucre bon marché, dans les limites de la toxicité légale européenne, c’est-à-dire déjà dangereux pour la santé. J’étais peu motivé par ce travail, car Laissez toute espérance… Chant XIII 284 j’avais encore une certaine éthique, mais j’ai subi tant de pressions psychologiques, financières, et physiques mêmes, que j’ai dû céder. Les dirigeants d’AgroWorld ayant fini par me crever symboliquement les yeux pour m’aveugler sur la tâche qu’ils m’avaient confiée, j’ai conçu ce qu’on me demandait : la sucritôse, ou Z467, un colorant sucré indécelable pour pâtisserie industrielle. — Et puis ? — Et puis c’est tout ! Des années de travail dans ce type de laboratoire ne sont pas spécialement bonnes pour la santé d’un homme. Il y a deux ans, j’ai ressenti les premiers symptômes de la maladie des os de verre sans aucun signe avantcoureur, comme si un démon m’avait propulsé dans les cieux et que, retombé au hasard dans une vaste et ténébreuse forêt, je m’étais mis à germer et à devenir un arbuste grêle, fragile, craquant de toutes ses branches au moindre gel. Les mois passés dans mon labo à mettre au point la « sucritôse » en sont sûrement la cause. — Ça semble évident. — Puis, tous mes travaux disparurent dans un incendie dû à un accident électrique dans mon laboratoire, paraît-il. Curieux hasard ! Enfin, j’ai été licencié par le grand patron luimême, Frédéric Hohen. — Sous quel prétexte ? demanda Dantin. — « Incompatibilité avec le reste du personnel » ! — Mensonges ? — Évidemment ! Mais le mal était fait. La « sucritôse » existait et était utilisée. Joli nom pour une belle saloperie ! — Vous n’avez pas porté plainte, après l’incendie ? — Pourquoi donc me suiciderais-je deux fois ? L’importance des capitaux investis dans ces recherches rend le prix d’une vie humaine aussi insignifiante et fragile qu’une Laissez toute espérance… Chant XIII 285 feuille d’arbre prise dans la tempête. Je tiens à ma famille, à mes amis et à ma santé, même devenue défaillante. — La vérité de ce monde, c’est la mort, a écrit un jour Céline, ajouta Marot. Nous nous suicidons, tous, festoyant notre vie dans le plus grand vacarme. Nous nous fendillons, nous nous brisons en stridulant comme des brindilles qui s’embrasent dans l’âtre ignifère. C’est alors qu’un brouhaha se fit entendre dans le couloir. Dantin ouvrit la porte de la chambre, sortit et vit trois infirmières noires, vêtues de larges blouses blanches, qui couraient en zigzag dans le sombre couloir après deux malades, en chemise blanche également. Le spectacle de cette course poursuite était si insolite que pendant un instant le policier se crut transporté à Bedlam, en plein XVIIe siècle. Dans une semi-pénombre, les deux malades, agiles et sveltes, renversant dans leur course les tables roulantes qui encombraient le passage, zigzaguaient derrière les brancards, bousculaient les internes qui se trouvaient devant eux, revenaient à leur point de départ, glissaient sur le dallage, tombaient, se relevaient, repartaient dans le corridor, se cognaient dans les portes, les ouvraient et les refermaient aussitôt, montaient sur les tabourets, sautaient des tabourets, chamboulaient les tabourets, tout en étant giboyés par les trois infirmières, moins agiles, qui leur criaient de s’arrêter de leurs voix de stentor. Lors de la poursuite, un bouton du pan de la blouse de la plus grosse des trois femmes se coinça dans une des tables roulantes posées contre le mur, l’entraînant dans la folle course. Tout son contenu fut projeté sur le sol, s’y brisa, s’éclata en shrapnels tranchants éjectés tout autour. Après Laissez toute espérance… Chant XIII 286 avoir dévalé quelques mètres, la table se détacha enfin de la blouse en arrachant le bouton resté prisonnier et alla se fracasser contre la cloison. Elle heurta violemment au passage la hanche d’un interne qui venait malencontreusement d’entrer à l’étage. L’un des deux fugitifs sortit par la porte du fond et se retrouva, cinq secondes plus tard, devant celle donnant sur l’extrémité opposée du couloir, si bien que pendant un instant, c’est lui qui pourchassait les aides-soignantes. La scène ressemblait aux délires visuels et destructeurs des dessins animés de Tex Avery, à l’exception que toute cette agitation surréaliste avait lieu dans une troublante lumière tamisée. On entendait résonner à tout l’étage les cris, les bruits des chocs des corps contre les murs, contre le mobilier, contre les portes, contre tous ceux qui travaillaient au 5e et qui s’aplatissaient aux parois pour éviter d’être emportés par l’ouragan de folie. Tout ce vacarme, comme sortant d’une forêt sauvage et menaçante, ajoutait encore à l’atmosphère extravagante de la scène. L’une des infirmières finit par attraper le plus grand des évadés qui, pour échapper à son emprise, s’accroupit et commença à se débattre violemment, mais inutilement, car la femme avait la force d’une louve. L’homme, tentant de s’extirper de l’étau des mains de l’infirmière, se retrouva totalement écorché par ses grands ongles pointus. L’autre fuyard trébucha dans le pied d’un des tabourets et s’étala de tout son long par terre, s’arrachant également des lamelles de peau aux éclats de verre qui jonchaient le sol. La troisième des aides médicales, de stature imposante, l’attrapa par le col de sa blouse, le releva de sa main d’acier comme s’il n’eût rien pesé et le remit debout en le secouant comme pour l’épousseter. Les trois femmes ramenèrent les deux fuyards dans leur chambre, solidement et fermement maintenus. Laissez toute espérance… Chant XIII 287 Dantin était resté dans le couloir pour profiter de la fin du spectacle. Marot le rejoignit quand les deux infirmières revinrent ranger le mobilier renversé et nettoyer les taches de sang qui maculaient le sol. Des lambeaux de chairs érubescentes traînaient encore çà et là. — Ce n’est pas de tout repos par ici, semble-t-il ? dit le poète en s’adressant à l’une d’elles. — Oui, ces deux-là surtout, il faut les surveiller constamment. Ils ne pensent qu’à s’enfuir du Centre Hospitalier. — Ils ont la maladie des os de verre également ? — Oui, mais à un degré bien moindre que les autres. Eux, peuvent encore courir, mais on doit s’en méfier, car ils montrent, en plus, des tendances suicidaires. Mais, au fait Messieurs, qui êtes-vous et pourquoi toutes ces questions ? Dantin sortit sa carte de policier et la lui mis sous le nez afin d’éviter une longue explication. — Oui, je vois. Que puis-je faire pour vous, Commissaire ? ajouta l’infirmière. — Rien de très compliqué, Madame. Juste répondre à une ou deux questions. — Bien, Commissaire. — Vous disiez « suicidaire » ? Comment ? — Oui. Je ne sais trop quoi vous dire. L’un de ces deux hommes, le plus grand, s’appelle Jacques André. D’après ce que je sais, la semaine dernière, juste devant chez lui, il a lancé en l’air une véritable fortune en billets de banque, il a attendu que la foule attirée par l’odeur des billets eût tout ramassé puis il est rentré dans sa maison en hurlant. Il y a mis le feu et est resté à l’intérieur pour que tous ses voisins la voient brûler, et lui avec. Par chance, il fut évacué rapidement par les pompiers appelés aussitôt par un des passants. — Incroyable ! Et l’autre ? Laissez toute espérance… Chant XIII 288 — L’autre se nomme Yano Decienne. Lui, il a la manie d’aller dans des quartiers de Paris-III, quartiers réputés dangereux pour ceux qui n’y vivent pas, et d’y dépenser de grosses sommes d’argent de manière ostentatoire. Il a manqué plusieurs fois de s’y faire détrousser et assassiner. — Dissipateurs et suicidaires. Mais pourquoi font-ils cela ? — Qui peut le savoir, Messieurs ? L’esprit est une chose bien complexe et ses troubles, bien plus encore. — Pourquoi sont-ils ici ? — Ils étaient dans un centre spécialisé pour suicidaires, mais on les a transférés au Bois-Belleville car ils montrent des symptômes d’ostéogenèse imparfaite à un stade initial. — Je vois. Pourrais-je leur parler ? — Oui ! Si vous voulez ! Venez, je vous y conduis. — Merci ! répondit Dantin qui s’était retenu de dire à son tour… Oui ! Avant de suivre l’infirmière, les deux hommes retournèrent quelques instants dans la chambre 512 pour saluer Pierre Vignal et les autres malades. Dantin s’enquit de l’état de santé de Farinette auprès d’un interne qui passait par là et demanda à être prévenu dès qu’une évolution, dans un sens ou dans l’autre, serait à signaler. Le jeune médecin le lui promit sur un ton plutôt pessimiste. L’ex-commissaire s’approcha du lit où elle reposait. Il la regarda tristement et se pencha pour lui baiser la joue. Au moment où il allait toucher la peau tuméfiée de son visage, il sentit une petite main qui l’attirait vers elle avec une énergie semblant venir de l’au-delà. Farinette avait recouvré un peu de lucidité et voulait lui parler. Il approcha sa tête de ses lèvres. Le souffle de la respiration difficile de Farinette chatouillait l’oreille droite de Dantin tandis que de sa frêle main, elle serrait de plus en plus fort celle du policier. Alors, il colla son Laissez toute espérance… Chant XIII 289 oreille contre la bouche de Farinette. Au prix d’un effort important, elle réussit à prononcer quelques mots, noyés dans un soupir : — Elvis, Elvis… — Oui… je suis là, répondit-il. — Elvis, n’abandonnez pas… non, n’abandonnez pas ! — Oui Farinette ! Promis ! Je continuerai ! — Me… Merc… Merci, Elvis ! Elle reposa sa tête sur l’oreiller et sombra aussitôt dans l’inconscience dont elle s’était extraite, par miracle, quelques secondes auparavant ! — De rien, ma chérie, répondit Dantin en susurrant et en l’embrassant sur le front. Dantin libéra la main qui avait relâché son emprise et sortit de la chambre, la gorge nouée. Dans le couloir, il retrouva son ami et tous deux se dirigèrent vers celle où étaient soignés les deux dissipateurs suicidaires. La chambre 518 était aussi sombre que la 512 qu’ils venaient de quitter, à la différence que les lumières bleues n’y étaient pas allumées. Elle contenait également huit lits occupés par des malades branchés eux aussi aux appareils de contrôle par de longs câbles partout mélangés. Une des infirmières désigna à Dantin le grabat où était recouché Jacques André, solidement attaché par les poignets et les chevilles aux bordures de son lit. Dantin s’assit sur le petit siège placé à côté du lit. L’homme tourna la tête et découvrant cette grande silhouette, son regard s’alluma. — Bonjour. Puis-je vous poser une ou deux questions ? — Pourquoi pas… si cela vous amuse… Laissez toute espérance… Chant XIII 290 — Pourquoi donc vouliez-vous brûler dans votre maison ? — Qui suis-je, moi, qui me suis dépouillé de ma fortune… rien qu’un humain qui a vu son monde saccagé… vandalisé… gangréné… ils ne lui pardonnent pas d’avoir été aussi beau… se vengent… le monde… soutenu par ses habitants… il a combattu ces vandales pendant des siècles… comme Réau… courageusement… mais que peut-il faire maintenant que ceux-là l’abandonnent aux mains des héritiers Pompom… oh, je sais… il reste, çà et là, quelques traces… ce que fut la Terre avant les Attalila… les Folland… les sinistres divers… quelques croix… mais bientôt… que des cendres… fini les croix… aux ch e m i n s … c a l va i res par terre… silence… mieux mon silence que mes paroles… oser la fortune, la mort et le danger… une coquille d’œuf… pauvre Jacques… ils veulent le reconstruire à leur triste image… que du neuf… coquille d’œuf vous dis-je… mais pour combien de temps encore… mon monde… traces si petites… disparaissent jour après jour… pourquoi continuer… tout finira toujours en poussière… la vie n’est que cendres… partout des cendres… alors, je me suis fait un brasier de ma propre maison… Ses yeux perdirent leur éclat. Puis il se tut. Jacques André ne voulait plus parler. Dantin se tourna vers son ami poète et lui dit qu’il souhaitait quitter l’hôpital, rentrer chez lui, se reposer et faire le point sur tout ce qui s’était passé depuis le matin. Marot acquiesça et ils partirent. Sur le seuil de l’hôpital, Dantin répéta : « je me suis fait un brasier de ma propre maison… » Io fei gibetto a me de le mie case Laissez toute espérance… Chant XIV 291 CHANT XIV Et sans repos était la danse Des pauvres mains Écartant de soi la brûlure nouvelle. Lecteur, dont l’âme étale ne peut faire plus qu’illuminer la triste face de cette histoire, ne crois-tu pas qu’il est temps de pousser plus loin enco re les propositions qui insultent cette époque honnie et ceux qui la louent ? Preux, disparaissez ! La scène s’assombrit ! La Grande Tâche reste à écrire. Dantin rentra chez lui en pensant qu’il aurait ainsi le temps de se nettoyer de toute la poussière de violence morale qu’il avait accumulée de la place Beaubourg. Il attendrait tranquillement la soirée pour retrouver son ami qui devait l’emmener dans un lieu qu’il avait choisi afin d’y continuer son voyage initiatique. Malgré les questions que lui avait posées Dantin, le poète, inflexible, resta muet comme une tombe sur cette destination et lui dit simplement que puisque la journée avait malheureusement commencé par un certain type de violence, elle devait finir par d’autres avatars de cette violence humaine. Ils s’étaient donc quittés en se fixant un rendez-vous le soir, à 21 h 30, devant le 167 boulevard de Clichy. Laissez toute espérance… Chant XIV 292 Dantin se servit une Orval et se jeta dans son grand fauteuil, fatigué, épuisé. La matinée avait laissé son lot de faits sinistres, de révélations positives ou négatives. La visite de Saint-Merri n’avait apporté que la énième confirmation de l’irréductible et innée violence de l’homme et malgré le cocasse épisode de la chasse à courre dans les ténébreux couloirs de l’hôpital, la discussion avec Jacques André et la découverte de l’état comateux de Farinette avaient profondément attristé Dantin. Celui-ci avait également gardé, bien présente en son esprit, la vision de cette inquiétante forêt faite de tubes médicaux, vision à laquelle avait succédé une autre, non moins étrange, d’un grand désert de sable brûlant (sa vie ?) battu par une pluie enflammée (ses doutes existentiels ?) où courraient désespérément mille Farinette (ses enfants perdus ?) à la recherche d’abris inexistants (son futur ?). Une longue douche chaude lui fit le plus grand bien et, sans qu’il sache vraiment pourquoi, l’eau qui l’arrosait à gouttes épaisses lui fit repenser à Francesca. Il sentit avec un soulagement qui ne laissa pas de le surprendre que sa disparition lui pesait moins qu’il ne le redoutait, car son image se délitait déjà dans les limbes corrodants de ses souvenirs. Il convint que l’imagination et la déception étaient des comme des sœurs siamoises qu’aucune opération de pensée chirurgicale ne saurait séparer. Alors, il accepta une réalité apaisante qu’il n’aurait jamais imaginée possible ; il ne reve rrait jamais plus Francesca. Séché, rhabillé et de nouveau tranquillement installé dans son salon, il sortit le carnet de son sac, l’ouvrit, prit son Mont-Blanc et se remit à son recueil. Laissez toute espérance… Chant XIV 293 (6) Les moments passés à jouer au Sacré-Cœur sont restés « gravés » en moi (formule clichée, mais parlante, car la gravure est si profonde qu’elle est devenue indélébile). Je ne peux m’empêcher d’être étonné de voir ces souvenirs réapparaître de manière inattendue à la vue d’un nuage anthropomorphe traversant un ciel incertain, d’une photo jaunie s’échap pant enfin des pages d’un livre trop longtemps fermé, de l’image d’une vieille chaise métallique rouillée, ciselée et trouée comme un mille-pertuis mordoré, d’une musique céleste issue des clapotis de cascatelles éclabous sant le béton fissuré d’un vieux bassin qui les recueille. Au Sacré-Cœur, les copains de la bande et moi-même avions trois jeux principaux qui occupaient la plupart de nos jeudis, ceux où je n’étais ni au cinéma, ni aux Galeries Lafayette. À les retrouver ici, j’ai l’impres sion de réussir pour un instant LA chose impossible : re-vivre un moment de mon passé ! Alors, en me retournant plus longuement sur ces temps si joyeux et en les comparant avec la relative morosité de la vie que je mène maintenant, malgré quelques récentes expériences étonnantes, je ressens comme un incommensurable gâchis de n’avoir pas su, ou pas pu, aux instants de cette enfance, saisir dans toute sa force cette indécente et insaisissable souveraineté de l’existence. Je me pose alors cette terrible question : puis-je vraiment être assuré que les moments de bonheur que j’ai vécus le furent avec l’intensité qu’ils requéraient ? Seule la possibili té de les revivre, avec un recul d’adulte, me permettrait d’offrir à ces heures la puissance de sensations que j’ai, que nous avons probablement tous, sûrement négligée. Mais c’est impossible, et savoir qu’il n’y aura JAMAIS de seconde chance suffit à provoquer en mon cœur une blessu re ouverte d’où sourd l’humeur noire d’un profond désespoir que rien n’apaise. Ce qui accroît la nostalgie pour une âme sensible, n’est pas tant la pen sée de savoir perdus tant de moments d’existence dans les grands gouffres du Temps que celle, désespérante, de l’incertitude de ne les avoir vécus qu’à moitié. « Les enfants n’ont ni passé ni avenir, et, ce qui ne nous Laissez toute espérance… Chant XIV 294 arrive guère, ils jouissent du présent. ». Mais le doute reste ! Ce doute, créé par l’éloignement de chaque souvenir dont le flou et l’ir récupabilité brûlent mon âme de leur aveuglante évidence, me rend tou jours plus insupportable le temps qui passe, meurtrier de chacune des secondes de ma vie. La vie d’adulte ne se résout qu’à un assassinat per pétuel de chaque souvenir éphémère, hapax d’existence. Mais que je retourne serpenter et me lover à travers mes doux engrammes montmartrois ! *** Les trois grandes fontaines en forme de coquille Saint-Jacques, situées juste sous la terrasse haute du haut Sacré-Cœur, se reversaient inlassa blement sur toute la largeur du bassin principal dans lequel les bai gnades, par jour de forte chaleur, étaient plus ou moins tolérées pour tous les petits Parigots du quartier qui venaient y jouer et s’y rafraîchir. En ces jours d’été, quand la fin d’après-midi était arrivée et les flâ neurs partis, ou plus tard en tout début de soirée, nous montions au « grand bassin ». Alors, chacun d’entre nous prenait deux chaises, les métalliques de couleur rouille, nous les posions dans le bassin, l’une à côté de l’autre, puis nous grimpions sur la première, déplacions d’un mètre la seconde, remontions sur la seconde et redéplacions la première. Avançant ainsi pas à pas, chaise à chaise, nous traversions les flots jusqu’aux fon taines situées au fond du bassin et là, nous les escaladions, tel Akim dans de mystérieuses montagnes. Puis, une fois bien accrochés aux rebords de pierres blanche, nous inventions alors d’autres jeux en faisant bien attention de ne pas tomber dans l’eau. D’autres fois, quand le bassin était asséché, nous organisions des courses de chaises pour le traverser dans sa longueur, courses dont le raf fut provoqué par le raclement des sièges sur le béton du bassin alertait immanquablement le gardien. Il accourait en sifflant et nous demandait alors de cesser immédiatement ces « jeux stupides », en regrettant pro - Laissez toute espérance… Chant XIV 295 bablement de ne pouvoir concourir avec nous. Il repartait ensuite sur veiller un autre endroit du parc, avec un petit sourire bienveillant en coin, car il savait parfaitement que la compétition reprendrait dès qu’il aurait disparu à notre vue. Quelques années plus tard, le bassin fut définitive ment vidé et ces jeux totalement interdits. De même ont disparu les chai sières (ou chaisiers) qui délivraient les tickets de location des fameux sièges bruns de métal ouvragé. Puis, les chaises elles-mêmes ont été enle vées à partir du moment où elles ont commencé à être trop usées, ou volées. Quel Montmartrois de l’époque aurait pu imaginer qu’advien draient des temps où l’on volerait les chaises du Sacré-Cœur ! *** Notre second grand jeu était lié à nos lectures de bandes dessinées qui nous incitaient à organiser des simulacres de guerre, des combats épiques où nous nous affrontions, sans merci, sur le vaste champ de bataille du « Sactos ». Notre armement se départageait ansi : soit les tire-boulettes (que nous avions perfectionnés en choisissant des épingles à cheveux comme projectiles) soit, pour les plus riches d’entre nous, le Pneuma-tir. Le Pneuma-tir était un pistolet à plomb (de faible puissance) avec une petite poire en caoutchouc en guise de détente. Sous la force de l’air créée par la pression de la poire, et selon le nombre de membranes que nous installions et qui contrôlait cette pression, un petit plomb était éjecté à distance raisonnable avec juste assez d’énergie pour en faire ressentir l’inoffensive piqûre. Lors de ces jeux, nous avions édicté plusieurs règles dont la première, la plus importante et celle à laquelle nul n’a jamais dérogé, consistait à ne pas viser le visage de l’ennemi, quelle que fût l’ar me utilisée. L’élégance suprême était de viser les mains, et de les atteindre, comme Miki le ranger ou Tex quand ils désarmaient leurs adversaires. Par groupe de quatre ou cinq, nous nous cherchions à travers les immenses jardins et escaliers labyrinthiques du Sacré-Cœur. et dès qu’un de ces groupes repérait les ennemis, c’était l’attaque, l’assaut, l’hallali ; Laissez toute espérance… Chant XIV 296 les plombs et les épingles à cheveux giclaient et fusaient de toute part en sifflant d’un bord à l’autre des escaliers, telles les balles et flèches à la bataille de Little Big Horn. Notre art du tire-boulettes nous avait amenés à choisir des élastiques de grande taille, larges et bien fermes, et à utiliser à la place des habi tuelles boulettes en papier replié, ces épingles à cheveux en forme de U allongé et légèrement ondulées en leur milieu. Celles-ci offraient l’avanta ge d’être peu onéreuses, de fendre l’air à belle vitesse et de rivaliser en pré cision avec les plombs du Pneuma-tir. Dans nos combats homériques, quand les belligérants étaient nombreux, nous ne comptions plus les morts et blessés (« pour du beurre ») laissés sur le parvis ou sur les grands escaliers latéraux qui embrassaient de leurs larges marches en quinconce, les deux côtés de la colline où notre jeunesse s’est irrémédia blement perdue en s’écoulant comme les grains d’un intangible sablier. Parfois, nous changions de terrain de chasse et de gibier. Nous restions dans le parc du bas et, bien cachés, nous jouions à viser les jambes des jeunes femmes qui s’y promenaient. C’était un jeu d’un goût évidemment déplorable, mais quelle morale peut avoir un enfant de dix ans quand il s’est réincarné en cow-boy armé d’une winchester et que tous les adultes en jupe autour de lui ne sont que de sauvages Indiens ? Alors, quand l’épingle à cheveux, ou le plomb, atteignait le mollet ou, mieux encore, la cuisse de la belle comme un dard de feu, nous guettions le sursaut, le cri de surprise ou de douleur que nous attendions, que nous espérions. La satisfaction que nous ressentions se mesurait à l’aune de la manière dont la victime expiatoire piaillait, ébaudie, regardant tout autour d’elle en se frottant la partie meurtrie pour essayer de comprendre ce qui s’était passé, ce qui avait provoqué cette piqûre impromptue. Et nous, assis sur un banc comme d’innocents Angelots de Raphaël, nous jouissions d’un incomparable plaisir coupable : nous devenions symboliquement, par cette agression ludique et piquante, les amants imaginaires de ces Vénus que notre jeune âge nous interdisait d’être en réalité. Enfin, notre troisième grand jeu était induit par le cadre que le Laissez toute espérance… Chant XIV 297 Sacré-Cœur nous offrait : un gigantesque terrain de cache-cache ! Nous connaissions par cœur toutes les allées, tortilles et sentes, toutes les pentes herbeuses du lieu, toutes les cachettes possibles. Ainsi, nous avions découpé la colline en secteurs où nous pouvions nous dissimuler tandis que deux ou trois « pisteurs » devaient nous retrouver dans un délai d’une demi-heure. Nous n’avions évidemment pas le droit de nous dépla cer pendant les recherches de nos camarades. Je me souviens que nous préférions le côté Est du Sacré-Cœur, celui qui donnait sur la rue Ronsard, car ses pentes étaient couvertes d’arbres, de bosquets, de haies, de taillis, bien plus ombragées que celles situées de l’autre côté, l’Ouest, celui de la rue Foyatier, beaucoup plus sablonneux, muré, bâti. Je revois nettement les étroites grimpettes qui montaient de la première volée de l’escalier de la rue Paul-Albert vers l’esplanade au grand bassin. Ces sentiers serpentaient à travers toute la butte, alternant petits chemins de terre et marches en pierre, toujours accompagnés de rampes, de pierre également, sculptées à l’imitation de branches entremê lées, nos étais de jeunes garçons en thyrses minéraux aux inflorescences axillaires. Je ne saurais dire si ces rampes existent encore tant la tristes se que j’éprouverais à les découvrir disparues m’a toujours empêché de remonter reparcourir ces tortilles de mes dix ans. L’aire totale du lieu, les deux volées de marches, les allées, les pentes verdoyantes et arborées des jardins du Sacré-Cœur nous étaient si familières malgré la grande dimension de l’ensemble. Les barrières qui séparaient les immenses marches en zigzag des côtés de la butte, de nos « pentes », celles qui démarquaient les allées en labyrinthes de la végétation où nous nous cachions, ne circonscrivaient pas seulement les banales bornes de nos jeux, mais les jalons concrets de leurs libres frontières, de ces mystérieux terri toires qui représentaient pour nous le rayon tangible d’un infini de joie de vivre, notre infini diminutif d’enfant ! Et qu’importait s’il suffisait à suggérer à nos jeunes esprits l’idée de l’infini total du bonheur d’être jeune. Le Sacré-Cœur nous appartenait comme nous lui appartenions, nous Laissez toute espérance… Chant XIV 298 étions ses enfants comme il était un père pour nous et tel Baudelaire, nous aurions pu dire : « Nous qui l’aimions, lui qui le savait ! ». Et aussi : « Si l’on demandait à la grande et énorme ville : qu’est-ce que c’est que cela ? Elle répondrait : ce sont mes petits » Ce troc sentimental entre le Sacré-Cœur et nous était ce qu’il y avait de plus sublime, de plus aveuglant dans le ciel céruléen de notre douce jeu nesse à présent disparue. Dantin reposa le carnet et alluma sa BSST. Il médita longuement sur les phrases concernant la préhension absolue des moments de vie par la conscience. Comme tout un chacun, il lui était arrivé de se poser cette question, mais avait-il vraiment réfléchi, analysé ce doute, cette incertitude, cette irréductible fracture toujours présente entre un moment vécu et l’idée que l’on se forge de l’intensité avec laquelle il aurait fallu le vivre. Jamais dans le présent cette pensée ne s’incarne pour se faire acte. Était-ce seulement possible ? Le fait même de vouloir monter le potentiomètre de sensation ne le bloquait-il pas ? Ou simplement, cette impossibilité d’avoir une conscience souveraine de son existence au présent n’était-elle qu’une manière puérilement humaine d’éviter la pensée de la mort et de son inéluctable et prochaine venue. Seul le néant issu de la jouissance sexuelle donnait-il une image, décalée, mais fugitive de cette perception totale de l’existence ? Pouvait-on réellement avoir conscience de sa vie ? Il lui revint en mémoire l’association d’images si connue de La Tempête de William Shakespeare dans laquelle la vie est supposée faite de la même étoffe dont sont tissés les songes, et cette analogie lui sembla encore plus sensible ce jour, tant certains de ses souvenirs étaient implantés dans un espace qui mêlait rêves et Laissez toute espérance… Chant XIV 299 réalités. Dantin se demanda si sa vie n’était qu’un long rêve qui se vêtissait de réalité, le sage visage d’une vie-sage, l’essence d’un songe, d’un soupir, d’un souffle ? Allait-il se réveiller brutalement et se rendre compte qu’il avait tout rêvé depuis le début ? Tout en réfléchissant sur ces questions qui lui paraissaient insolubles, Dantin se rappela que Wagner l’attendait. Il dit à haute voix : Music-Opera-Wagner-Parsifal-Final. L’écran scintilla une seconde et des images apparurent, divisant le grand panneau en dix-huit parties. Celle située en bas à gauche montrait, à la fin du troisième acte, l’arrivée de Parsifal dans la salle de Montsalvat où agonise Amfortas. Dantin prononça bien fort eighteen-fullscreen et aussitôt l’image choisie s’agrandit et occupa l’ensemble de l’écran. La sublime musique de Wagner se déversa alors comme une cataracte dans toute la pièce. L’ex-policier se mit à chanter et de sa voix rauque et grave, il doubla celle du Fol au cœur simple. « Nicht soll der mehr verschlossen sein, Enthüllet den Graal, öffnet den Schrein. » Il attendit que Parsifal eût découvert et levé le saint Graal au-dessus de sa tête et de celles des Chevaliers et, dès que le chœur commença son chant, il mit le son à un haut niveau. Ces huit minutes de musique étaient pour Dantin les plus belles jamais composées et il adorait les écouter à très forte intensité. Après que le chœur eut fini ses entrelacs d’entrées s u c c e s s ives, tuilées en pianissimo, et que les voix des C o m p agnons du Graal chantant Höchsten Heiles Wunder, Erlösung dem Erlöser s’unirent en une sublime homophonie dans les fréquences aiguës, après l’intense crescendo des cuivres resplendissant comme un soleil, avec le Graal révélé, alors, le Mystère du saint Calice s’accomplit jusqu’à ce que le decrescendo final s’éteignit totalement. Une fois encore, la rémanence acoustique de ce dernier éclat de joie orchestrale Laissez toute espérance… Chant XIV 300 émut Dantin jusqu’aux larmes. Transporté en un Royaume Céleste par ce choral divin aux accents de chrétienté, il se demanda si sa quête, comme celle des Chevaliers du Graal, finirait un jour. Quelle serait la Sainte Lance qui le guérirait de ses doutes, qui refermerait la plaie de son trouble, qui l’absoudrait de ses péchés ? Tandis qu’il s’interrogeait, l’orchestre s’était tu. Il hésita un moment, avant de remettre l’extrait puis arrêta son geste. Dans le silence, d’autres questions liées à l’art lui vinrent à l’esprit. Quel Wagner de son époque composerait un tel chant à la gloire d’un Esprit, d’un Dieu, d’une Idée ? Kotoyama et ses émules incarnaient-ils vraiment ce à quoi l’art contemporain était réduit ? L’Art, qui avait toujours été le fait de l’UN pour les masses était-il vraiment devenu celui des masses à l’attention de l’individu ? L’Artiste s’était-il ainsi dissous dans le nombre, dans la fête, dans la fraternité niaise, dans l’éradication de toute dialectique, dans le spectacle du vide ? L’Art s’était-il suicidé ? Un Wagner contemporain se serait-il suicidé à cette triste époque moderniste ? Qui pourrait rédimer ces temps festivo-modernistes ? Tandis que le policier méditait sur l’hypothétique fin de l’Art, il sentit les appels de son estomac. Alors, il alla dîner les oreilles emplies du coruscant final de Parsifal et l’esprit survolant les jardins suspendus du Sacré-Cœur. À vingt et une heures, Dantin faisait les cent pas devant le Bulicame-Club, au 167 boulevard de Clichy. L’entrée du club, large, outrageusement éclairée par des lumières multicolores, clignotantes et tourbillonnantes était décorée d’innombrables photos de couples, toutes tendances sexuelles confondues, Laissez toute espérance… Chant XIV 301 dansant, s’embrassant, se pelotant à l’envi. Les photographes employés par l’établissement étaient grassement payés pour prendre des clichés de tous les danseurs et, si possible, dans les poses les plus suggestives. Ils accomplissaient leur tâche sans grand mal, tant les photographiés collaboraient avec enthousiasme à ces mises en scène pixelisantes qui les fixaient à jamais en sordides icônes fraternitaires. La célébration des corps qui bougent en totale liberté et qui montrent ostensiblement leur orientation sexuelle était arrivée à son apogée. Dantin regardait les photos épinglées sur les murs du hall avec une certaine curiosité. Il se sentait aussi étranger à ces attitudes exhibitionnistes que le Meursault de Camus l’était au babil des humains. En l’espace d’une minute, il fut accosté par une très grande femme, longiligne et sèche comme une peau morte de serpent, par un homosexuel d’âge bien mûr au pantalon moulant et au crâne singulièrement dégarni et par un transsexuel, transgenre, transpirant, les yeux cernés et les joues rasées depuis déjà bien trop longtemps. La taille de Dantin, sa fière allure et son visage à la Elvis ne passaient guère inaperçus, en général, et encore moins en ce genre de lieux, en particulier. Le Cerbère du club l’interpella plusieurs fois pour le faire entrer malgré son refus. Tout en restant cordial, Dantin avait pris le temps de lui expliquer qu’il attendait un ami, mais il n’apprécia que moyennement le sourire narquois de l’employé aux entrées qui sous-entendait, par cette mimique, l’appartenance du policier à une communauté sexuelle à laquelle il était étranger. Enfin, Marot arriva et voyant son ami un peu désorienté, il se tassa, se recroquevilla et lui dit : — Donne-moi ton bras, pauvre Tom va te guider ! Ils entrèrent en passant devant le portier qui adressa un clin Laissez toute espérance… Chant XIV 302 d’œil complice à Dantin puis ils furent conduits par une hôtesse passablement dénudée vers la table qu’avait réservée le poète. Ils lui commandèrent deux negronis. Ceux qui se trémoussaient sous les lumières de la discoball-3D semblaient soumis à d’horribles tortures. Les rais bleus, rouges et jaunes qui en surgissaient les frappaient comme des flocons de feu affalés du ciel et les mouvements épileptiques de leurs bras et de leurs jambes laissaient penser qu’ils se débattaient sans que cela n’apaisât le moins du monde les souffrances provoquées par les dards de lumière. Les plus agités de ces pantins festoyeurs étaient les homosexuels des deux sexes. Ils couraient en tous sens sur la piste de danse tels des marathoniens en faisant admirer, par des vêtements taillés à cet effet, leur torse et poitrine musclés par les nombreuses heures passées en salles de sport. Mais les flèches colorées s’abattaient sur tous, qu’ils fussent debout, accroupis, assis, ou couchés, en mouvement ou ivres morts sur les banquettes. Dantin et Marot, assis à la table soigneusement choisie par le poète, car épargnée du bruit, de la fureur et de la lumière, finissaient déjà leur premier cocktail. Non loin d’eux, un homme allongé sur une banquette observait avec un regard fier, arrogant, ce qui se passait autour de lui. Marot tourna ses yeux vers lui et s’exclama : — Capane ! C’est toi ? L’homme releva la tête, regarda le poète et répondit : — Tiens, qui vois-je ? Le Grand poète en personne ! Oui Marot, je suis là, et depuis déjà une éternité ! Marot et Dantin le rejoignirent. Il restait allongé. — Daniel, laisse-moi te présenter le sieur Capane, le roi des blasphémateurs ! — Enchanté, dit-il à l’homme qui ne se leva toujours pas. Laissez toute espérance… Chant XIV 303 — Bonsoir, répondit-il. Capane était de grande taille, puissant, musclé, avec un air noble et farouche, un regard franc et royal comme celui d’un monarque des temps anciens. Toute son allure évoquait la droiture, la fierté ! — Alors, dis-moi, que maudis-tu en ce moment ? La dernière fois, tu blasphémais à longueur de journée contre les dieux antiques, contre le Dieu des chrétiens, contre la hiérarchie angélique. Puis, contre la Nature, le Temps, contre les Hommes, contre les OGM, la pollution, la mondialisation et l’appauvrissement provoqué des populations… — Ça va, ça va ! l’interrompit Capane. Je sais tout cela. — Alors, qui subit aujourd’hui tes éternelles foudres ? — Toujours aussi curieux, Marot ! Allez, je peux bien te répondre. Après avoir été rejeté par tous mes amis et mon employeur, je maudis maintenant cette époque et ceux qui nous ont légué un tel cauchemar. — Et puis ? — Et puis ? Écoute donc ! Sais-tu qu’on me tient souvent un raisonnement bien étrange ? On me dit, en voulant récuser mon discrédit de l’époque : « C’est votre ennemie ! ». Mais bien sûr que c’est mon ennemie ! Le mal que j’en dis est vrai, parce qu’elle est telle que je la peins. Les habituels crétins confondent toujours la cause pour l’effet, et l’effet pour la cause. Alors, pourquoi j’en dis du mal ? Parce qu’elle est mon ennemie ? Mais non ! Pourquoi ne pas supposer plutôt qu’elle est mon ennemie parce qu’il y a du mal à en dire ? Alors, pour se venger de mes imprécations, pour me punir de ma négation, ce monde me fait venir ici, par envie, par dépit, par paresse. Ainsi, de cette banquette, je peux boire et regarder à volonté ces néo-humains asexués se trémousser au rythme du vacarme incessant que fait leur univers en attendant qu’un Laissez toute espérance… Chant XIV 304 nouveau Zeus les foudroie, et moi avec ! Il me faut donc les contempler pour les maudire ! — Il te faut les maudire pour les oublier ? ajouta Marot. — Et toi, Marot, faut-il que je te maudisse pour t’admirer ? répondit Capane pour conclure cette joute stichomythique. — Pourquoi restez-vous allongé, si vous me permettez la question, lui demanda Dantin. — C’est pour éviter les flèches tueuses des éclairages que je me couche sur cette banquette de bois, car je suis légèrement photophobe, mais les lampes m’inondent malgré tout de leurs rayons ravageurs. Je sais que je dois subir cela, c’est mon destin et je m’en moque ! Alors, je continuerai toujours à proférer mes exécrations ! — Il semblerait que mon ami Dantin et toi ayez quelques idées communes, ajouta Marot, mais je vois qu’il est déjà temps pour nous de te laisser. Adieu, Capane, et que Dieu, le Temps, la Nature, les Hommes et notre sombre époque aient pitié de toi ! Nous te laissons maintenant dévider le fil de tes interminables litanies. — Adieu Marot, répondit l’homme toujours allongé, tandis que l’allevasse tourbillonnante de couleurs fluorescentes tombait sur lui en trombes hallucinées. Le poète ramena son ami à leur table. La serveuse apporta les deux autres cocktails qu’ils avaient commandés, rouges comme le sang et comme les lumières hystériques jetées sur la piste de danse, sur les murs et sur les danseurs. Dans les deux verres, l’alcool rougeoyait et glougloutait comme le Phlégéton au fond des Enfers. Les deux amis regardèrent longuement les marionnettes néo-humaines s’agiter à la fréquence des assourdissants impacts sonores. Dantin éprouva alors une irrésistible envie d’aller aux toilettes. Trop de boissons ! Laissez toute espérance… Chant XIV 305 Tel Dédale, il se fourvoya un moment dans les couloirs du sous-sol avant de trouver son chemin. Enfin, il y arriva. La salle aux urinoirs asexués, entièrement carrelée de blanc, était occupée par une seule personne qui lui tournait le dos. L’homme avait son regard fixé sur les grands carreaux de céramique des cabinets, l’œil livide, comme s’il était égaré dans les cieux, comme s’il voulait remonter le cours d’une civilisation perdue, comme si l’espoir ne l’avait pas encore quitté. Des boucles en or pendaient d’oreilles collées à une tête aux longs cheveux dorés. Il était vêtu d’un costume argenté, parfaitement repassé, qui tombait impeccablement sur de belles chaussures d’un lumineux ocre. L’homme pleurait à chaudes larmes et celles-ci, tombant dans la rigole et se mélangeant à son urine, étaient emportées par l’eau s’écoulant de l’urinoir. Dantin vit ces fleuves naturels rejoindre ceux, plus souterrains, des égouts de Paris où tout s’oublie. Il libéra sa vessie à son tour et alla retrouver son ami poète. Puis tous deux burent encore et encore jusqu’à ce que sur eux les flammes des lumières s’éteignissent. e sopra loro ogne vapor si spegne 306 Laissez toute espérance… Chant XV 307 CHANT XV Mais ce peuple ingrat et méchant Qui descendit de Fiesole autrefois Et qui tient encore du mont et du rocher Sera ton ennemi, pour tes bonnes actions. Ce samedi matin, Dantin s’était levé fort tard avec une gueule de bois carabinée. Il regarda sa montre et vit qu’il était presque quatorze heures. Son esprit était déjà loin du BulicameClub et la faim se signala à son attention par une myriade de spectres tapotant sur les bords de son estomac. Il lui prit grande envie de retourner au « Trois Gueules ». Il s’habilla chaudement et s’y rendit. Le lieu lui était maintenant familier et le restaurant n’étant qu’à moitié plein, il s’installa à la même place que la fois précédente. Il alla prendre une bouteille de riesling, se remplit une copieuse assiette de choucroute puis, revenu à sa table, il replia tant bien que mal ses jambes sous sa chaise et mangea d’excellent appétit. Tout en ouvrant grandes ses oreilles, il écoutait, par déformation professionnelle tout ce qui se passait autour de lui. À la table sise à sa droite, un couple d’homosexuels se régalait d’une fondue bourguignonne. Ils arboraient tous deux sur leur maillot, bien exposé à la vue de tous, le récent et extravagant logo mis à la mode par l’indécrottable nouvelle modernoMairesse de Paris-I, logo qui, par un graphisme simpli- Laissez toute espérance… Chant XV 308 fié à la limite du vulgaire, illustrait la fière l’appartenance à cette catégorie de pratique sexuelle. Dantin se souvint alors des dernières « affaires » d’acting-out, de révélations extorquées sur l’homosexualité de personnalités les plus en vue du monde des people. Ces « affaires » mettaient en lumière le fait qu’il était devenu, en cet automne 2017, non seulement impossible, mais même outrageant, de vivre tranquillement, en privé, son homosexualité tel que ce fut le cas pendant des siècles. Il fallait absolument l’afficher, la revendiquer — quitte à dénoncer aveuglément les récalcitrants qui refuseraient de la révéler— pour l’extraire de la sphère privée. Tous ceux qu’il avait vus s’exposant de manière ostentatoire, lors de la soirée précédente, allaient dans ce sens et c’était sûrement ce qu’avait voulu lui montrer son ami poète. Ainsi, se dit Dantin, il s’agissait, plus ou moins inconsciemment pour une catégorie d’homosexuels revendicateurs (des deux sexes) d’éradiquer par cette ostentation l’autre sexualité, celle qui ose se prétendre « normale », celle dont l’effet principal est de peupler le monde à travers la notion devenue ringarde, voire insultante aux yeux des Hommodernes, de famille. Dantin se dit en souriant qu’il n’avait jamais vu encore, mais cela viendrait sûrement, de démonstrations d’hétérosexualité aussi véhémentes et grotesques, car les hétérosexuels étaient devenus, par réaction mimétique, aussi exhibitionnistes et revendicateurs que les homosexuels. En fait, quelle que fût la sexualité du sujet, LGBTH —en juin 2016, après un rude combat mené sous l’étendard de l’anti-discrimination et à la condition qu’ils acceptassent que le H les représentant figurât en dernier, les hétérosexuels réussirent à faire ajouter la lettre au fameux sigle—, il lui fallait maintenant se conformer aux ordres impérieux du monderne et l’afficher en public, partout, à chaque instant. L’Hommoderne avait accepté de renier sa vie Laissez toute espérance… Chant XV 309 privée et les condottieres de la police exhibitionniste veillaient au grain. Malheur à ceux qui prétendaient encore, tel le grillon de Florian, être heureux en vivant cachés ! Un cri fit sortir l’ex-policier de sa rêverie génésique. La flamme placée sous le chaudron d’huile bouillante servant à cuire la viande du couple d’homosexuels étant réglée trop fort, quand le plus grand des deux y plongea son morceau de bœuf, des éclats d’huile furent projetés hors de la petite cuve et vinrent brûler le dessus de sa main. Son compagnon, moustachu et presque chauve, s’en moqua gentiment tandis que l’autre, tout en gémissant, agitait sa main en tous sens pour atténuer la sensation de brûlure. Pour se soulager, il courut à la table des sauces et en rapporta quelques échantillons aux couleurs chatoyantes dans un large ravier. Il goûta la première avec un morceau de viande qu’il avait mis dans la cuve juste avant de se lever. Mais sa précipitation fit que sous les rires amusés de son compagnon, il reçut d’autres gouttes d’huile éjectées par le facétieux chaudron. Sans aucune retenue, il se mit alors à vilipender à haute voix la fondue, la nourriture et tout l’Univers dans son ensemble. — Ben quoi, Grissom tu trouves ça funny que je me brûle ? — Mais non, mon Brunetton chéri ! Mais si tu te voyais… — Quoi, si je me voyais, tu me jokes ? — Un peu. T’es drôle en fait ! — Tiens, take that, tu vas voir si je suis funny ! Et joignant le geste à la parole, il se leva d’un coup et envoya quelques gouttes d’huile brûlante sur le bras de son compagnon. — Mais tu es fou, non ! Aïe, ça brûle ! Alors, le prénommé Grissom piqua un morceau de viande encore dégoulinant dans le chaudron avec la petite fourche à fondue et effleura, un bref instant, la main de son amant. Laissez toute espérance… Chant XV 310 Celui-ci cria de nouveau, faisant sursauter les clients des tables avoisinantes, occupés à mâcher consciencieusement leur pâture. — Ma ! Stupido ! Mi sono brusciato ! — Allons, je plaisante ! répondit son compagnon. Et puis c’est toi qui as commencé ! — Not true ! Et j’ai le droit de blaguer, un peu, non ? — Elle n’est pas très drôle ta blague, et à propos d’humour, comme disait je ne sais plus qui : « parmi les âpres sorbiers, le doux figuier ne peut donner de fruits ! » Grissom prit la main de son compagnon et la baisa. Alors, tout en secouant leurs bras et mains comme de larges éventails de Séville un jour de canicule, ils cessèrent les hostilités et s’embrassèrent. Afin d’apaiser la douleur causée par les pointes brûlantes, ils se levèrent et se rendirent dans les toilettes pour asperger d’eau froide leurs chairs meurtries. Ils couraient maintenant comme deux damnés tentant vainement d’échapper à la justice divine. Celle-ci, pour la circonstance, s’était métamorphosée en fondue bourguignonne et avait craché sur ces deux âmes perdues une giboulée pyroclastique expulsée du chaudron miniature d’un Enfer domestique. Dantin regardait leur manège avec amusement et curiosité en ayant noté que pendant presque toute la scène de ménage, le plus petit n’avait cessé de lui envoyer des œillades complices ; Dantin, à l’évidence, plaisait également aux hommes. Les brûlures des deux hommes à la fondue lui rappelèrent la scène qu’il avait rêvée quelques heures plus tôt au retour du « Bois-Belleville », vision d’un large carré de désert battu par une averse enflammée, jetée d’un ciel de braises. Il ne put s’empêcher de trouver la coïncidence troublante. Au-dehors, la pluie se mit à tomber avec grande violence. Laissez toute espérance… Chant XV 311 Laissant divaguer sa pensée et en se répétant mentalement Brunetton et Grissom, Dantin se dit qu’ils n’étaient que d’autres exemples d’une de ces folies de la fin du XXe siècle qui permit aux parents d’attribuer à leurs enfants les prénoms les plus étranges, les plus ridicules, les plus anhistoriques, les plus communautaires, à seule fin de revendiquer un « droit de nommer » qui les rendissent à l’égal d’un parèdre moderniste. Que de fois, au commissariat, Dantin avait sursauté en entendant des prénoms dont rien ne laissait imaginer qu’ils le fussent, et que de fois il s’était indigné de ces choix parentaux, générateurs de futurs « enfants à problèmes », de « graines de divan », de « chair à discrimination ». Un curieux hasard fit qu’au même moment, à une place où déjeunaient deux femmes, l’une d’entre elles, peut-être la mère biologique, interpella ses deux filles qui s’attardaient un peu trop à la table des desserts. Gourmandes comme le sont en général les jeunes filles, puis comme le demeure en vieillissant l’ensemble des humains, les adolescentes remplissaient leur grande assiette de bien plus de nourriture que ce que pouvait absorber leur petit estomac. — Drucilla, Fibi, revenez maintenant ! N’obtenant aucune réponse, elle recommença, plus fort cette fois. — Drucilla, Fibi ! Il fallut un moment à Dantin pour comprendre que « Fibi » était la prononciation de Phoebe, non pas l’ancien prénom des Contes de La Fontaine, mais un Phoebe moderne, issu d’une quelconque série américaine. Alors, lui revint en mémoire la liste des patronymes affichée sur la porte de l’école Foyatier, liste qu’il avait regardée distraitement lors de sa promenade nostalgique de la veille. Son œil de policier, exercé à retenir les plus petits détails, avait repéré parmi les habituels à conso- Laissez toute espérance… Chant XV 312 nance chinoise, indienne, arabe ou africaine, toute une collection de prénoms probablement issus de séries télévisées ou de jeux vidéo (Warrick, Brandon, Luke, Tori, Altaïr, Lindsay, Prue, Piper) ainsi que quelques curiosités non moins affligeantes (Mandarine, Europa, Fourchetine, Grâcieuse et Lanterne). La liste ne contenait aucun Jean, Daniel, Paul, Michel, Philippe, Louis, Thomas, ou Patrick. L’éradication de la culture chrétienne décidée par l’époque passait en toute logique par la disparition programmée des noms de baptême de ceux qui en furent les vecteurs. Les petites filles aux prénoms mondernistes revinrent vers la table en tenant tant bien que mal leur assiette regorgeant de desserts. Les gamines glissèrent dans leur gosier, gâteaux et glaces qu’elles engloutirent goulûment. Quelques instants plus tard, une femme de grande taille et d’imposante corpulence, visiblement en retard, les rejoignit à leur table en courant comme elle pouvait. Elle ôta son manteau de fausse fourrure, posa son chapeau encore dégoulinant sur le rebord d’une chaise puis s’ébroua, comme pour se débarrasser des piques de brûlure froide causées par les gouttes d’eau qui l’avaient trempée. Elle embrassa négligemment les enfants et, en se penchant vers les deux femmes, appliqua ses lèvres sur les leurs et les baisa un longuement, amoureusement, goulûment. Puis, majestueuse et dodue, la tribade alla s’asseoir en face de ses amies avec la chaude moiteur de leur langue encore bien présente sur sa bouche. Dantin se dit qu’il y avait décidément beaucoup de femmes dans cette famille, puis il tourna la tête afin de ne pas paraître indiscret. Il vit alors une fumée odoriférante s’élever de la table aux desserts. On y flambait de belles et mûres bananes avec un rhum ancien dont les effluves se répandaient jusqu’à son nez. Il se leva, s’y précipita comme un coureur après le Laissez toute espérance… Chant XV 313 palio de Vérone et se servit une copieuse coupelle avant que tous les clients ne se fussent rués dessus. Après tout, se dit-il en remplissant son assiette, autant être celui qui gagne plutôt que celui qui perd ! quelli che vince, non colui che perde 314 Laissez toute espérance… Chant XVI 315 CHANT XVI Je vis par l’air lourd et obscur Monter en nageant vers nous une figure Étrange à voir même pour un cœur solide De l’endroit où il était assis, Dantin entendait l’incessant vrombissement de l’averse, pareil aux lancinants bourdonnements d’essaims d’abeilles autour et à rebours de leur ruche. Le vent projetait la pluie avec grande force sur les baies vitrées du restaurant et le claquement de l’eau qui ruisselait sur le verre en violentes et voluptueuses volutes, faisait entendre les rythmes troublants d’une hypnotique symphonie funèbre. Tout en goûtant ces sonorités mystérieuses, l’excommissaire se régalait des bananes flambées qu’il s’était servies et qu’il avait prévu de faire suivre d’un ou deux caféscrème. La table où était assis le couple Grissom-Brunetton était enfin assagie. Les deux hommes, chaudement réconciliés, dégustaient eux aussi leur dessert tout en se dévisageant amoureusement. L’attention de Dantin se déplaça de l’autre côté, vers sa gauche, où quatre hommes discutaient avec agitation comme s’ils étaient pourchassés par une armée de frelons prêts à les darder de leur venin incandescent. Ils étaient probablement professeurs d’université de l’annexe de Parisup-I, située non loin du « Trois Gueules », car chacun d’entre eux portait fièrement un badge où était écrit son prénom en grosses lettres Laissez toute espérance… Chant XVI 316 par-dessus le logo de la faculté. L’acuité visuelle de Dantin étant restée excellente, il n’eut guère de mal à lire : Guy, Jacques, Teddy et Guillaume. Ces quatre-là devaient accomplir des prouesses dans leurs métiers, car ils semblaient extrêmement satisfaits d’eux et s’exprimaient avec l’emphase de ceux qui aiment qu’on les écoute religieusement, tant leurs savants exposés le méritent. Et justement, cette dernière harangue portait sur l’homosexualité, ses travers et ses fiertés, l’évolution de sa répression à travers les âges et le bonheur de la voir enfin libérée de l’ostracisme dont elle avait subi le poids infamant depuis tant de siècles. — C’est fou de penser qu’il n’y a pas trois siècles encore, on envoyait au bûcher ceux qui étaient convaincus de sodomie, commença le prénommé Guy. — L’affaire « Diot et Lenoir » avait fait grand bruit en 1750, continua Jacques. Et notre époque homophile, perpétuellement honteuse de son passé et si emplie de culpabilité et de contrition, a fait déposer une plaque commémorative à l’angle des rues Bachaumont et Montorgeuil. — Oui, car ce fut la dernière condamnation à mort pour sodomie qui fut suivie d’une exécution, ajouta à son tour Teddy, exécution à laquelle les citoyens ne croyaient pourtant pas. — En 1791, en France, on abandonna la répression légale de l’homosexualité entre adultes consentants, le crime de sodomie n’entrant pas dans le Code pénal, dit Guillaume. — Ni dans le code anal, ajouta Teddy en s’esclaffant. — Ah, c’est malin ! répondit Guillaume. Chacun d’entre eux ayant placé leur phrase, la discussion s’anima. — Répression qui datait de fort longtemps. En 1120, le concile de Napouse envoie les sodomites au bûcher. Laissez toute espérance… Chant XVI 317 — Pourquoi le bûcher et pas la pendaison, le poison, le fer ? — Il fallait purifier par le feu cette tache immonde ! — Ah oui ! Le feu, éternel purificateur des impies ! — Je vous rappelle que la première loi criminalisant les rapports homosexuels date de 342, sous l’empereur Constantin II. « Tout homme se comportant au lit avec un homme comme une femme, subira un châtiment atroce et raffiné », déclara Jacques. — Tout cela est sorti droit du Lévitique, reprit Guillaume, dans lequel du chapitre XX-10 au chapitre XX-17, il n’est question que d’exterminer tous ceux qui pratiquent des actes sexuels non conformes à la Loi. Et celui qui concerne l’homosexualité, le chapitre bien connu, est le XX-13. — Tu le connais par cœur ? demanda Teddy. — Évidemment, reprit Guillaume : L’homme qui couche avec un homme comme on couche avec une femme ! C’est une abomination qu’ils ont tous deux commise. Alors, ils devront mourir et leur sang retombera sur eux. Et depuis, tant et tant d’assassinats, d’exécutions, d’emprisonnements, de persécutions. — La Seconde Guerre mondiale de triste mémoire a vu également son lot de chasses aux homosexuels, ajouta Guy. — Oui ! L’histoire des répressions durant cette sombre période est bien connue maintenant, que ce soit la loi pétainiste d’août 1942 ou les innombrables horreurs commises par les nazis et leur triangle rose ! Il faut préciser qu’à cette époque, ils n’étaient pourchassés que pour ce crime comme des individus dangereux, des indésirables, sans autre alibi comme ce fut le cas pour les Cathares. — Au XIIIe siècle, aux temps de la croisade contre les Albigeois, l’Inquisition et la royauté qui trouvaient que les seigneurs du sud prenaient trop de libertés face au pouvoir central, accusèrent les Cathares de bougrerie, en plus d’hérésie, pour accélérer leur mise à mort. Laissez toute espérance… Chant XVI 318 — De bougrerie ? — Une déformation du mot boulgre, venant lui-même de Bogomiles, une secte bulgare proche des Cathares dont les membres, à l’époque, étaient tous considérés comme des sodomites. — Pour en revenir aux Cathares, les « Parfaits », comme ils s’appelaient eux-mêmes, juraient « de ne plus toucher une femme » et de « ne point manger sans compagnon ». Vous imaginez bien comment ces dogmes, faits simplement pour éviter que leurs esprits ne se fourvoient hors de la religion, furent interprétés selon la volonté d’éradication des hérétiques par l’Inquisition. — Bien sûr, Cathares égal bougres, égal sodomites ! Allez hop, au bûcher ! — À propos de bougre, Sade n’a pas manqué d’utiliser le terme de nombreuses fois dans ses romans. Il faut dire qu’il maîtrisait parfaitement la question, le Divin Marquis, et que l’homosexualité platonicienne était la dernière de ses préoccupations littéraires, ajouta Guy. — Tu as raison de le rappeler. L’antiquité avait fait la part des choses entre l’homophilie platonicienne et la stricte pédérastie. Toutes deux pouvaient provoquer, selon la position adoptée, si je puis dire, une certaine ivresse de l’âme ou faire tomber au rang de monstre, selon qu’on eût choisi la première ou la seconde. — « Ce n’est pas moi qui viendrai jeter le mépris sur vos anus infundibuliformes », ajouta Guillaume, qui avait lu quelques poètes. — Et maintenant ? demanda Teddy. — Maintenant, répondit Guy, il n’y a plus guère de confusion des termes. Quant aux pratiques sodomites, il y a encore de nombreux pays du monde qui continuent de punir de Laissez toute espérance… Chant XVI 319 mort ceux qui s’y adonnent, comme l’Afghanistan, l’Arabie Saoudite, le Nigeria, la Mauritanie, la Tchétchénie, le Yémen. En gros, les principaux pays qui appliquent la charia à la lettre. Et les temps changeant, on peut imaginer que cela va se développer dans l’ensemble du monde musulman, par réaction amour/haine du monde occidental. — « On dit sodomite, Monsieur, le juge ! » déclama Guillaume, décidément féru de poésie et de plus en plus égayé par le vin qu’il ne laissait pas vieillir dans son verre. — L’Inde et le Pakistan, le Sri Lanka, la Birmanie et d’autres vont probablement suivre l’exemple après n’avoir, pendant longtemps, puni les homosexuels que de longues peines d’emprisonnement, reprit Jacques. — En gros, nous avons d’un côté du monde, les pays prétendus « modernes » qui acceptent les pratiques homosexuelles et qui laissent ceux qui s’y adonnent s’afficher dans de bruyantes et injonctives fêtes organisées à leur intention et de l’autre côté, des pays dits « rétrogrades », de plus en plus répressifs à leur égard. — L’un dans l’autre, c’est assez bien résumé, répondit Guillaume en éclatant de rire. — Ah, tu es drôle ce midi. Bon, restons un peu sérieux. Et le mariage homosexuel, ajouta Teddy, qu’en pensez-vous ? Jacques prit une large respiration et commença un discours qu’il avait déjà eu l’occasion de prononcer. Les arguments étaient tout chauds, la conférence bien rodée ! — Jamais, commença-t-il, nous n’aurions pu imaginer, il y a quatre ans, une telle guerre idéologique et morale sur un sujet aussi démodé, aussi médiatiquement inintéressant que le mariage. En fait, si l’on analyse la question, on a vu deux camps qui se sont fait une guerre farouche. Dans le premier, les hétérosexuels, défenseurs « archaïques » d’un mariage dont le but Laissez toute espérance… Chant XVI 320 et la raison mêmes, historiques, sont l’engendrement d’une famille et la prolongation de l’humanité. Ceux-là étaient et sont encore contre le mariage homosexuel, car ils veulent préserver cette institution ancestrale, sa valeur, sa signification, qui sont perdues, selon eux, depuis qu’on l’a également accordée aux homosexuels, qu’ils soient gays ou lesbiennes. — Oui… — Le second camp, celui des homos, estimait qu’ils avaient des droits et que leur refuser ce « sacrement » était une marque supplémentaire de discrimination, d’intolérance, de mise au ban. Mais les tenants du mariage hétérosexuel n’étaient pas opposés le moins du monde à ce que des homosexuels se marient « hétérosexuellement » et vivent ensuite leur sexualité comme bon leur semble. Tout ce qu’ils voulaient, ces « passéistes », c’est que l’appellation mariage fût uniquement réservée aux couples hétérosexuels, comme l’appellation contrôlée d’un grand Camembert. — Ne serait-ce pas l’égalitarisme forcené de notre époque qui a donné son sens à cette « guéguerre » ? demanda Guy. — Tout à fait ! Le mariage hétérosexuel confine dans leur différence irréductible les rôles de l’homme et de la femme (rôles attaqués également par le gender) et l’image du patriarcat qui y est encore très présente. Les délires politiques des partis maçonniques de gauche et de toutes les associations féministes aux poitrines ou fesses nues, bien démagogiques et hypocritement humanistes sur le « partage des tâches », ne fomentent que des discours contre la tradition catholique ou pour éradication de la différence entre les sexes, différence évidemment impossible à effacer ; et tant mieux pour l’humanité, car c’est ce qui la lie ! Le paradoxe vient de la méprise née de la revendication des homosexuels. On pourrait penser, à les entendre, que leur position soit une position de type Laissez toute espérance… Chant XVI 321 révolutionnaire, ou anarchisante, faite pour miner en sapeur l’un des piliers de l’ordre social traditionnel, chrétien, au nom de la Liberté, de l’Égalité et de la Modernité. Or, on s’est aperçu que ce combat, manipulé par les vrais destructeurs de la culture historique française, c’est-à-dire ceux qui veulent imposer un monde surréalistement égalitaire, n’était en fait rien d’autre que le banal conflit du faible contre le fort, du petit contre le gros, du juste contre l’injuste, du laïque contre le religieux. — L’argument me paraît faible ! — Évidemment ! C’est pourquoi on peut aller encore plus loin. Pourquoi donc dans ces conditions, quatre ans plus tard, serait-il impossible de ne pas exiger également la légalisation de l’inceste, de la bigamie, de la trigamie, de la pédophilie, de la gérontophilie, de la tératophilie, tant que l’objet désiré est consentant ? On voit bien l’incohérence ou la mauvaise foi de la revendication. — Mais, oui, après tout, pourquoi pas ? Intervint Guillaume, passablement éméché. D’ailleurs, la fille d’un de mes amis… Jacques le coupa : — En fait, le plus illogique dans cette querelle c’est que le mariage fut présenté uniquement comme un droit ! À ma connaissance, dans les temps anté-modernistes, le mariage était un devoir à accomplir, béni par une institution sacrée afin de fonder une famille par accouplement légitimé par l’Église puis l’État-Civil, tout cela évidemment dans le but de perpétuer l’espèce ad vitam æternam. Le passage insensible, à partir de la fin du XXe siècle, d’un devoir à un droit a attiré, comme une meute d’ours vers un océan de miel, tous les défenseurs des causes égalitaires et anti-discriminatrices. Mais cette irrationnelle translation n’équivaut, en fin de compte, qu’à récla- Laissez toute espérance… Chant XVI 322 mer à grands cris le droit de payer ses impôts, de vivre, de vieillir et de mourir. — Je me demande si ce passage d’un devoir à un droit a eu une influence sur la désaffection du mariage hétérosexuel chez les Français de notre temps, dit Guy. — Sûrement ! répondit Jacques, qui arrivait au bout de sa « conférence ». Un devoir exerce une force importante sur les actions des individus tandis qu’un droit perd vite de son attrait dès qu’il est obtenu, comme n’importe quel désir enfin réalisé. La baisse désastreuse du pourcentage de vote à l’élection présidentielle de l’année dernière en est la preuve éclatante. — C’est affreux, ajouta Jacques, de penser que ce droit de vote qui fut si durement gagné après tant de terribles batailles, parfois sanglantes, est maintenant négligé, abandonné. — Ce qui me fait avancer l’hypothèse que pour les prosélytes du traditionnel mariage hétérosexuel, la meilleure stratégie à suivre était, au lieu d’organiser les grotesques manifestations auxquelles nous avons assisté, d’ailleurs aussitôt traficotées et conspuées par les médias asservis, d’attribuer aux homosexuels, comme ils le réclamaient bruyamment, le droit de se marier afin qu’ils s’en lassassent rapidement. Après tout, pourquoi voter, pourquoi se marier quand on en a le droit et non plus le devoir ? Le droit dissout l’acte comme avoir le droit dissout le désir. — Et c’est ce qu’a accordé, en toute logique servile et maçonnique, la gauche sirupeuse et laïcomaniaque de l’ancien président Hollande, ajouta Guy. — Du coup, les associations qui s’y sont opposées n’ont fait que renforcer la revendication au lieu de la désamorcer. — Toi, Jacques, dans quel camp te plaçais-tu ? — Moi ? Évidemment dans celui des vieux cons réactionnaires. Dans celui des passéistes ringards contre les moder- Laissez toute espérance… Chant XVI 323 nistes égalitaristes. — Moi, j’avais choisi celui des homosexuels, dit Guy, afin de profiter, au maximum, des spectacles souvent cocasses de ces mariages. J’en ai d’ailleurs vu d’assez délirants dans la bouffonnerie imitative de célébration religieuse. J’ai vu « Independance gay » ! — Très drôle ! Allez, buvons un coup, dit Teddy à ses amis, nous l’avons bien mérité après avoir tant jacassé. — Et nous aurions jacassé davantage si le gouvernement n’avait pas reculé devant la marée gigantesque qui s’était levée contre sa volonté, après le « mariage pour tous », d’introduire la théorie du « genre » dans la législation. — Et dans l’Éducation nationale ! Les manuels scolaires du primaire ont failli être truffés de références au « genre » dès la rentrée 2014-2015 sous prétexte de combatte l’homophobie que les politicards avaient eux-mêmes provoquée, ajouta Jacques. — On a quand même vu publier une pléthore de livres pour enfants où il n’était question que de Jeannot et ses deux papas, de Martine et ses deux mamans, de Tonton et sa robe rouge ou de Nanie et sa moustache ! La guerre menée contre la différence des sexes est devenu le conflit du siècle et ceux qui en subiront les pires conséquences seront les héritiers des inconscients qui l’ont déclarée. — Sont-ils si inconscients que tu le dis ? Comme toujours, il faut se dire : à qui profite le crime ? ironisa Teddy. — Le-la monde est devenu totalement fou-folle ; je dis cela pour ne pas être attaqué en justice pour discours lexicomo phobes. Les hommes rirent de bon cœur à la boutade de leur camarade, tout en trouvant que la boutade en question avait un âcre goût d’amère vérité. Laissez toute espérance… Chant XVI 324 — Le délire de suppression des différences sexuelles instauré par l’époque a atteint là son seuil de raison. Mort à la biologie, à la nature, à l’histoire ! Le consommateur, pour mieux consommer, doit être pauvre, mondialiste, métissé et, évidemment, asexué ! Mais, mes amis, une discussion approfondie sur le gender et son lien avec l’économie nous emmènerait jusqu’à la nuit, alors je vous propose de la remettre à notre prochaine « soirée petersbourgeoise », conclut Jacques. — Allez, buvons, buvons mes amis ! — Oui, buvons pour pleurer la future éradication de la différence des sexes. —- Et à la mémoire de tous ceux qui voient leurs libertés, droits, devoirs, peu à peu supprimés à la convenance de l’époque ! — C’est-à-dire, buvons à tout le monde ! Et ils levèrent leur verre. Dantin se souvint qu’en 2013, il s’était rangé, lui, automatiquement, dans le camp des ringards réactionnaires, ce qui lui avait valu quantité de reproches de la part de quelques collègues. Il continua à observer, discrètement, la table des beaux parleurs qui portaient un toast au vœu pieux de voir cesser la répression des libertés individuelles. Après avoir estimé qu’ils avaient fait le tour de la question homosexuelle, ils se mirent à disserter, toujours à voix haute, sur l’évolution de leurs villes natales du nord au sud de la France, villes qui comme Paris subissaient les outrages des temps nouveaux. — Dis-nous Jacques, demanda le nommé Teddy, que devient le quartier de Lyon où tu es né ? — Il devient ce que deviennent les villes historiques aban- Laissez toute espérance… Chant XVI 325 données aux délires destructeurs des urbanistes modernistes. Par exemple, connais-tu le « Crayon » ? — Le « Crayon » ? — Oui, la tour Crédit-Lyonnais. LE gratte-ciel lyonnais. Cent soixante-cinq mètres d’horreur de béton marron-chiotte sortie des esprits dérangés des architectes du cabinet américain Araldo Cossutta & Associates. Voilà un exemple lyonnais du saccage de la beauté d’une ville. — C’est si laid que cela ? — Tu n’en as pas idée ! On dirait un étron géant déposé verticalement puis taillé en pointe par un monstre cosmique en proie à de rudes problèmes gastriques. Et devinez ce qu’il y a au sommet, au 42e étage ? — Un restaurant panoramique cossu Cossutta ? — Bravo ! Le même que celui placé sur la tour Shard de Londres. Il faut avouer que la question n’était pas difficile. — Gratte-ciel et restaurant au sommet, le duo de choc du modernisme clinquant ! clama Guy. — Cela dit, le pire a été d’accorder à la tour Swiss Life, en 2015, la permission d’être élevée à 160 mètres. Le conseil municipal qui avait réussi à bloquer la hauteur à 80 mètres a fini par céder aux pressions financières. Quant à la tour Oxygène qui ne brillait que par grand soleil, elle est déjà en réfection, huit ans après sa construction, et ce, pour la modique somme de cent vingt millions d’euros. — Lyon s’américanise, et comme les autres grandes villes, elle creuse les écarts entre les riches et les pauvres ! — Quelle tristesse, ajouta Teddy. Guillaume oscillait comme le balancier d’une ancienne comtoise. Il ne disait plus rien et l’inéluctable moment de sa chute se rapprochait. — Et le plus triste est à venir, continua Jacques. Voilà cinq Laissez toute espérance… Chant XVI 326 ans que les associations du quartier Saint-Jean, le quartier historique de la ville, résistent contre l’implantation d’une autre tour juste à la proximité de la Manécanterie, ave nu e Adolphe Max. Or, en mai dernier, l’équipe de la mairie a donné son accord pour y construire la tour E u ro-TV ! D’astronomiques sommes d’argent sont en jeu et cela s’accomplira aux dépens de populations déplacées, populations les moins aisées, évidemment ! — Comme un peu partout, tu sais. Les nouveaux habitants et les nouveaux riches ont engendré orgueil et démesure dans les villes qu’ils ont investies. Le nombre de ceux qui engrangent des millions et celui de ceux qui se nourrissent à peine ne fait qu’augmenter des deux côtés du bâton merdeux. Les classes que nous appelions moyennes ont presque totalement disparu J’ai presque honte, parfois, de faire partie du bas de l’échelle des riches et de voir tant et tant de miséreux tout autour de moi. — Nous en sommes tous les quatre au même point, mais je sais que chacun de nous, à sa manière, aide du mieux possible ceux qui sont dans le besoin, ajouta le dénommé Jacques. Même Guillaume, dont l’esprit semble nous avoir momentanément quittés ! — Hein ? Quoi ? dit soudain Guillaume dont la chute, attendue, le réveilla brutalement. Tous rirent et chacun de raconter ensuite ses bonnes œuvres, ses versements à telle ou telle association caritative, son éco-participation à des envois de riz ou de farine en des pays encore plus pauvres qu’il n’est imaginable, ses achats de produits « équitables » sud-américains ou venant de fermes françaises bio, sa signature en de nombreuses pétitions circulant contre tout abus. Dantin les écoutait et, dans la naïveté de ce singulier qua- Laissez toute espérance… Chant XVI 327 tuor, malgré tout généreux, cultivé, humaniste, il trouva quelque estime à accorder à chacun de ses membres. Il se dit que ces quatre-là méritaient d’être sauvés des flammes de la prochaine Apocalypse. Il se leva, alla payer son repas et sortit du « Trois Gueules ». Dehors, la pluie continuait de tisser des fils d’eau sombres reliant le ciel et la terre de son monde meurtri. De retour chez lui, l’ex-policier s’essuya longuement. Les flots de l’averse l’avaient trempé, mais il se sentait comme soulagé. Ce copieux repas avait calmé son corps et son esprit. Il sirotait maintenant un whisky bien tourbé tout en écoutant avec délectation le dernier mouvement de la 3e symphonie de Schumann, la Rhénane. Au moment où les cuivres allaient sonner leur magnifique fanfare, le téléphone fit de même. Dantin stoppa la musique et accepta la communication. — Allô ? — Allô, Daniel ? C’est Luc ! Puis-je passer chez toi un moment ? Je voudrais te présenter quelqu’un. — Oui, bien sûr ! Je te prépare un verre ? — Prépares-en trois ! Tu en prendras bien un avec nous ? — OK ! Je vous attends. — Nous serons là dans un quart d’heure environ. — Parfait ! À tout de suite ! Il coupa la communication, remit la musique au début du Lebhaft et se laissa emporter par l’ouragan schumannien. Quinze minutes plus tard, la sonnette de l’entrée retentit. Dantin ouvrit la porte et resta un moment stupéfait quand il vit les deux hommes figés sur le seuil de son appartement. Luc Marot était là, flanqué d’un curieux bonhomme à l’allure Laissez toute espérance… Chant XVI 328 incertaine. — Bonjour Luc. Bonjour Monsieur. — Bonjour, Daniel, répondit Marot. Je te présente Stepan Jairion, une vieille connaissance. — Les amis de mes amis sont mes amis, comme on dit. Entrez, dit Dantin en serrant la main de Jairion. Les boissons nous attendent. — Merci beaucoup ! répondit l’homme en adressant à Dantin un grand sourire qui lui sembla immédiatement exagéré. L’ex-commissaire entraîna les deux hommes vers le salon. Sur la table basse, Dantin avait posé sur un plateau de bois finement marqueté de fins losanges polychromes, trois verres à whisky, la bouteille de Lagavulin, un bol avec des glaçons, des biscuits salés et quelques noix de cajou. — Mais peut-être préférez-vous du café ? — Non merci, fit l’homme, avec de nouveau ce sourire qui semblait tellement forcé, j’adore le whisky. Le poète ne disait rien. Il regardait Dantin et Jairion avec un petit air amusé puis enfin, il prit la parole : — Voilà, je t’explique. Je souhaite t’emmener tout à l’heure dans un lieu qui va te passionner, mais malheureusement, il m’est impossible de le faire sans l’aide de notre ami Jairion. — Ah bon ? répondit Dantin. — Oui, lui seul connaît le chemin pour s’y rendre et à ma demande insistante, il consent à nous y conduire. — Voilà qui est curieux, mais je sais qu’avec toi, il ne faut s’étonner de rien. Eh bien, merci Monsieur Jairion. Marot reprit : — Mais avant, verse-nous à boire comme si tu nous tressais une longue cordelette dorée, tissée aux éclats d’ambre. Et tandis que Dantin remplissait les verres de nectar d’É- Laissez toute espérance… Chant XVI 329 cosse, Stepan Jairion déambulait dans le salon et regardait les meubles, les bibelots et les reproductions accrochées çà et là. Il sifflait de contentement à chaque arrêt, donnant l’impression de trouver tout si beau, si élégant, si plein de charme, si parfaite incarnation de bon goût ! Enfin, les trois hommes s’assirent. Le whisky coula à flot dans les trois gosiers. Dantin observait Jairion qui lui semblait de plus en plus étrange. Celui-ci tendait son corps comme le fait un plongeur remontant péniblement un lourd coffre découvert dans la carcasse d’un antique galion englouti. Il s’étira tout en hauteur, comme s’il voulut se grandir, puis replia ses jambes. che ‘n sú si stende e da piè si rattrappa 330 Laissez toute espérance… Chant XVII 331 CHANT XVII Je n’en reconnus aucun ; mais je vis Que du cou de chacun pendait une bourse D’une certaine couleur, portant un signe Dont il semblait que l’œil se repût. « Voici venir la bête à la queue aiguë, voici celle qui infecte le monde », marmonna presque imperceptiblement Marot en reposant le verre qu’il avait bu d’une traite et attendant ce qu’allait immanquablement demander ce curieux personnage à Dantin. Cel dernier, tout en dégustant son alcool, dévisageait cet invité dont l’attitude et les remarques exagérément obséquieuses l’intriguaient. Stepan Jairion avait un visage qui inspirait naturellement la confiance. Ses traits étaient découpés nets. Des yeux marron brillaient d’une lueur hâlée ; une bouche bien dessinée aux lèvres fines ordonnait la face ; au-dessus de celles-ci, une fine moustache fonçait légèrement l’ensemble à la carnation étrangement pâle. Puis, dès que le regard posé sur lui s’élargissait, une curieuse sensation de trouble apparaissait, amplifiée par le dessus de ses mains et de ses avant-bras étonnamment velus. Son costume était coloré de teintes vives et sa coupe, très serrée, exacerbait ses mouvements, lents et sinueux comme ceux d’un cobra. Le balancement de ses jambes, qui oscillaient lentement de droite à gauche au bord du grand divan, ressemblait en effet à celui d’un serpent à lunettes, dressé, prêt à mordre, au point que Dantin finit par ressentir Laissez toute espérance… Chant XVII 332 un léger malaise à le regarder. De cet homme sourdait une foule d’images contradictoires, car l’honnêteté qui émanait de son visage, malgré la présence de quelques tics, laissait bien vite la place à une impression de fraude, de tromperie qui dégoulinait de tout le reste de son corps. Dantin finit son verre. Jairion regarda alors sa montre et lui demanda, soudainement : — S’il vous plaît, Monsieur Dantin, voudriez-vous allumer la télé, c’est l’heure de Super-Europeople. L’ex-policier resta un moment stupéfait par l’incongruité de la demande, mais voyant le clin d’œil discret que lui fit Marot, soulagé d’entendre enfin la question qu’il attendait depuis dix minutes, Dantin répondit : — Oui ! Volontiers ! Il se leva et dit à haute voix tivi. Aussitôt, les petits carrés colorés s’animèrent. Dantin demanda à Jairion sur quel canal fallait-il se connecter. Celui-ci le lui indiqua. Dantin dit twelve et la zone de cette chaîne s’agrandit immédiatement et prit tout l’écran. — Monsieur le Commissaire, vous pouvez brancher la S-O, s’il vous plaît, dit Jairion. — La S-O ? — Oui, la Smell-Option. Vous avez bien cela sur ce modèle de télé ? — Oui, il me semble, mais comme je la regarde assez peu, je ne l’ai pas mise en route. — Vous devriez, commissaire, car c’est vraiment sympa, répondit Jairion. On se croirait vraiment dans les roseraies ou dans les grands champs de tulipes hollandaises quand on se branche sur Flower-TV ! — Je ne regarde jamais Flower-TV, répondit Dantin tout en branchant « l’option effluves » et en se demandant ce que sen- Laissez toute espérance… Chant XVII 333 tirait une émission culturelle consacrée aux latrines des abbayes cisterciennes. — Ah, ça y est ! Super-Europeople va commencer, ajouta Jairion en fixant l’écran géant fixé au mur. J’adore cette émission. Je rêve d’y aller. — Regardons un moment, conseilla Marot. Cela nous permettra d’évacuer un peu nos vapeurs d’alcool avant de partir. L’écran montrait un générique aux couleurs forcées où passaient en un vertigineux kaléidoscope des photos de stars du cinéma, de la télé, du sport, des arts, des médias. Parmi les dix millions de personnes voulant participer chaqe semaine à Super-Europeople, trois seulement sont tirées au sort toutes les semaines. Dans une liste diffusée au générique de fin d’émission, les candidats choisissent une star avec laquelle ils souhaitent passer quarante-huit heures. Les heureux gagnants déambulent pendant deux jours dans les rues d’une ville européenne de leur choix, vont à l’Eurhôtel de leur choix, dépensent les sommes offertes par la production dans les magasins Europeople de leur choix avec « leur » vedette. Disséminés sur cet itinéraire connu d’avance, des dizaines de photographes de la chaîne ou de revues people, et une quantité inconnue de paparazzis, tirent le portrait du couple de la semaine. Le Super-Europeople et « sa » star rencontrent des politiciens, des journalistes, des joueurs de foot, d’autres stars, donnent des conférences de presse, des interviews pour des m agazines people et sites I nternet. Toute cette agitation médiatique permet d’atteindre des chiffres records d’audimat, indépendamment de la qualité, souvent toute relative, de leurs interventions. Laissez toute espérance… Chant XVII 334 Les sommes d’argent nécessaires pour rémunérer les stars invitées ainsi que l’ensemble de la production étant très importantes, les frais d’inscriptions à l’émission sont beaucoup plus élevés qu’une grille de loto, mais le gain est tellement plus désiré que de simples billets de banque, même en grande quantité : c’est celui d’être, pour deux jours, une célébrité médiatique aussi connue que celle des stars accompagnantes. La célébrité, même éphémère, était devenu le statut le plus convoité de cette époque uniformisante. — Regardez, cria Jairion avec une excitation et une jubilation infantiles, c’est Pristy Mandelton ! Elle est géniale dans son dernier film. Oh, qu’elle est belle et qu’elle sent bon ! Et lui, c’est Kevin Filasse, le premier gagnant de la semaine. Il est mannequin pour la revue Beautifulmen. — Il est vrai qu’elle est franchement jolie, dit Marot dont les narines sollicitées, par la Smell-Option qui amplifiait les fragrances du parfum de la belle, frétillaient autant que ses pupilles. — Canon, même ! ajouta Dantin, déjà un peu gai. — Et Filasse, il a l’air plutôt heureux, non ? reprit Jairion. — Oui, admit Dantin. Il a l’air content. On ne saurait l’être à moins. L’heureux élu était vêtu d’un magnifique complet bleu cobalt aux reflets lapis-lazuli, chaussé d’escarpins de luxe en daim et lacés de cuir spartiate Le cou, les oreilles et les doigts étaient ornés de toutes sortes de bijoux qui le faisaient scintiller comme un sapin de Noël en fibre de verre. Pristy Mandelton, la belle actrice rousse, portait une longue robe Laissez toute espérance… Chant XVII 335 jaune, au décolleté sexy et généreusement rempli, dont les plis et replis ondulés comme des lames océanes accentuaient encore son élégance. Main dans la main et accompagnés de photographes qui les mitraillaient, Kevin et Pristy flânaient sur la place Saint-Marc, entourés d’une myriade de tourterelles qui virevoltaient autour d’eux comme des volutes de feuilles de novembre s’envolant dans le vortex d’un khamsin vénitien. Les pubs firent alors irruption, déferlantes comme un torrent de boues sales, nauséabondes, véritables dégorgeoirs de conduits de chiottes bouchées. Bien que Dantin se fût refusé à toute manipulation informatique sur sa personne, qu’il fît un minimum d’achats sur Internet et qu’il eût toujours été avare de renseignements le concernant sur tout site de l’Internet IV, les publicités s’adressaient quand même directement à lui : pubs pour produits rajeunissants, lunettes de cowboy, bandes dessinées et disques de l’époque yé-yé, Lagavulin en promotion, instituts de coiffures pour rockers, vêtements et chaussures de grande taille. PubIn, le nouveau système de publicité personnalisée avait atteint son maximum d’efficacité en ayant réussi à briser tout secret domestique. — Daniel, plus un geste ! Tu es repéré, dit Marot d’une voix encore plus théâtrale que d’habitude. On sait que tu es là ! Quelques images de vieux scopitones défilèrent à l’écran. On y voyait, entre autres, Johnny Hallyday chanter sur un plateau de télé au décor fait d’immenses damiers noir et blanc. Trois belles danseuses, vêtues de collants blanc, noir et rouge papillonnaient autour de lui tandis, qu’imperturbable, il chantait : noir c’est noirrrrr, il n’y a plus d’espoirrrrrr… Dantin fit la grimace. Il n’y a plus d’espoirrrrrr… Toutes ces images révélaient la faiblesse de ses tentatives protectrices de sa vie privée. Il se servit un autre verre de whisky pour s’en Laissez toute espérance… Chant XVII 336 consoler. Super-Europeople reprit. — Regardez, cria Jairion en voyant apparaître le deuxième couple de l’émission. C’est Kevin Cantora, le célèbre ténor milanais. Et elle est plutôt mignonne, la gagnante, non ? Dantin et Marot, scotchés par le spectacle émétique qui s’offrait à leurs yeux, acquiescèrent nonchalamment. — Il faut préciser, ajouta Jairion qui voulait apporter à son hôte quelques explications concernant l’émission, que lorsqu’on envoie son bulletin de participation à Super-Europeople, il faut y joindre quelques photos personnelles. Quand le premier tirage au sort est fait, il y a un jury qui choisit ceux dont le physique s’accommodera le mieux avec les vedettes souhaitées. Vous imaginez Lucind Tyler qui passerait deux jours avec un gars qui aurait la tête de Quasimodo ? — Non, je ne l’imagine pas une seule seconde, répondit Dantin tout en ne sachant absolument pas dans quelle activité officiait cette Lucind Tyler. — Oh, regardez, qu’ils sont mignons ! Comme j’aimerais être à sa place, dit Jairion. Dantin se demanda de quelle place il était question, mais se garda de l’exprimer à haute voix. Kevin Cantora et la dénommée Julie Obria semblaient filer le parfait amour dans leur loge du Staatsoper de Vienne. Les flashs crépitaient tout autour d’eux, brisaient la délicate lumière distillée par les lustres de verre accrochés au plafond d’où gouttaient des perles de cristal aux rais diaprés. Julie Obria, peu habituée à supporter les éclats des flashs se protégeait les yeux de ses mains comme le font les chiens des campagnes attaqués par les mouches et les taons. Les photographes devaient, selon les ordres de leurs patrons, immortaliser la présence, en ce haut lieu de la musique occidentale, de ce « couple si bien assorti grâce à Super-Europeople » comme le Laissez toute espérance… Chant XVII 337 psittacisait toutes les deux minutes le présentateur asservi. Le smoking blanc du célèbre ténor s’unissait à la perfection avec l’éclatante robe carmin de Julie Obria dont le visage resplendissait d’un ineffable bonheur télévisuel, car son investissement financier avait été récupéré au centuple du centuple. Après un autre moment d’agression publicitaire et olfactive, les trois hommes reg ardèrent l’arrivée du dernier couple. Dantin crut tomber de son divan quand il découvrit la célébrité invitée par Shirley-Anne Mapron, la troisième gagnante : c’était Akira Kotoyama ! Le Japonais se pavanait à la National Gallery tel un paon en rut devant quelques-unes de ses créations « étroniques » courtoisement prêtées par la Tate Modern et accrochées, là, pour la circonstance télévisuelle. À ses côtés, une jolie femme d’une quarantaine d’années jubilait d’être filmée devant ces chefs-d’œuvre en ayant à son bras leur créateur. Les Turner, Constable et Gainsborough faisaient pâle figure auprès des « surconceptions fécales » de Kotoyama. La belle ShirleyAnne Mapron portait une longue robe coupée dans une somptueuse étoffe de couleur AKB, tandis que le jovial génie japonais gesticulait joyeusement en jean et gilet jaune. Au fur et à mesure de sa déambulation dans les allées du musée, Shirley-Anne Mapron, sollicitée en gros plans par les journalistes et présentateurs, expliquait, analysait, glosait sur les toiles, classiques ou romantiques, devant lesquelles le couple s’arrêtait. Sa connaissance de la peinture anglaise était assez « pers o n n e l l e, originale et passionnée » selon Kotoyama, qui s’en amusait visiblement beaucoup. De fait, les explications de la jeune femme ne s’encombraient guère de logique ou de culture artistique, mais enfin, les eurospectateurs de ce programme ne devaient pas s’offusquer des énormités proférées par une Cendrillon de télé en robe AKB. Laissez toute espérance… Chant XVII 338 Les fans de Super-Europeople avaient probablement des connaissances en peinture aussi réduites que celles de ShirleyAnne Mopron, érudition fragmentaire et éphémère, superficiellement acquise au cours de longues heures passées à regarder les émissions culturelles des chaînes de télévision européenne, publiques ou privées. Le PhoneX fixe de Dantin sonna. Il abandonna un moment ses deux invités et alla accepter la conversation. — Allô ? Oui ? Oui, c’est bien le commissaire Dantin. Comment ? Oui, bien sûr, je vous écoute. Ahh ? Très bien ! Voilà une excellente nouvelle ! Merci beaucoup de m’avoir prévenu. Au revoir. Il stoppa la conversation puis revint dans le salon. — Luc, je viens d’avoir un appel du « Bois-Belleville ». L’interne m’a prévenu que Farinette… — Oui ? L’interrompit Marot, inquiet. —… Farinette va mieux, elle va s’en sortir. — Ouf ! Ah, enfin un peu de lumière dans ce monde de ténèbres, ajouta le poète. — Oui, enfin un peu d’espoir. Il m’a dit qu’elle sera à peu près rétablie dans trois mois. Par chance, le traumatisme crânien est moins violent qu’il n’y semblait. — Tant mieux, tant mieux, dit Marot, visiblement très content pour son ami. — De quoi est-il question ? demanda distraitement Jairion, les yeux toujours rivés sur Shirley-Anne Mapron. — Oh, pas grand-chose, répondit Dantin qui souhaitait éluder la question. Juste une affaire personnelle. — Ah, bon, très bien, conclut Jairion. Très bien ! Tandis que cette conversation s’achevait, l’émission d’eurovariété télévisuelle faisait de même. Le générique de fin montrait les noms des trois gagnants de cette semaine puis s’arrê- Laissez toute espérance… Chant XVII 339 ta un long moment sur le nom des stars invitées de la semaine suivante (une de cinéma, une de sports et une de la chanson) et sur l’adresse où envoyer le montant de l’inscription afin de devenir LE prochain Super-Europeople. Jairion dit à Dantin qu’il pouvait éteindre s’il le voulait, ce que l’ex-policier fit immédiatement. — Je verrai la fin demain, dit Jairion. Marot prit la parole : — Daniel, notre ami Jairion va maintenant nous emmener en un lieu où il y a encore bien des choses à découvrir sur les tenons et mortaises désemboîtés de notre époque. — Cela me va fort bien, dit Dantin. Et quand partons-nous ? demanda-t-il à Jairion. — À l’instant, répondit l’homme au sourire monté comme un meuble en kit. Ma moto et demie nous attend en bas de l’immeuble. — Votre moto et demie ? s’exclama Dantin. — Oui, mon side-car, si vous préférez, mais vous verrez, il y a de la place pour trois et c’est même assez confortable, n’est-ce pas Luc ? — Oui, c’est vrai, répondit Marot. — Bon, allons-y alors, conclut Dantin, peu rassuré à l’idée d’être transporté en moto par ce drôle de bonhomme. Ils descendirent et sortirent de l’immeuble. Juste devant la porte donnant sur la rue, la grosse cylindrée de Jairion occupait toute une place de parking et comme ce dernier l’avait affirmé, le « panier », de grande taille, semblait assez confortable. — Luc, tu seras le « singe », dit Jairion. — D’accord ! — Le singe ? demanda le policier. — Oui, c’est-à-dire le passager du panier, répondit le poète. Laissez toute espérance… Chant XVII 340 — Ah, bon. Voilà une terminologie de motard que je ne connaissais pas. — Monsieur Dantin, vous monterez derrière moi et vous me tiendrez bien, car je vais rouler vite. Il faut arriver juste avant la nuit ! — Entendu ! Les trois hommes s’installèrent, s’attachèrent et Jairion démarra en trombe. Daniel Dantin eut rarement autant peur dans sa vie. Il aurait voulu serrer dans ses bras son ami poète, car il crut que sa dernière heure était arrivée, mais malheureusement c’était Jairion qu’il devait tenir fermement. Celui-ci enfilait les rues à toute allure comme s’il dévalait les chutes du Niagara ou tombait dans les gouffres de l’Enfer. Jairion refaisait, en novembre 2017, du haut vers le bas de Paris-I, ce qu’avait fait en 1976, de la porte Dauphine à Montmartre, la Mercedes 450 SEL de l’étonnant film de Lelouche C’était un rendez-vous. Les feux rouges et les sens uniques étaient bafoués, les piétons s’écartaient de frayeur en entendant la pétaradante moto, le vent lacérait de ses griffes acérées et gelées le visage de Dantin dès qu’il penchait la tête latéralement pour regarder la route. Après avoir tourné et retourné en des dizaines de boulevards, rues et ruelles parisiennes, avoir traversé le périphérique, être sorti de la capitale, avoir laissé loin derrière eux l’ombre glacée de la tour Montparnasse, après avoir traversé d’obscures et inquiétantes banlieues et avoir longuement roulé sur des petites routes sombres et désertes de campagne, la moto s’arrêta enfin. Dantin et Marot en descendirent, physiquement secoués. Au loin, vers l’Est, la pénombre nocturne arrivait déjà. Laissez toute espérance… Chant XVIII 341 Jairion laissa les deux hommes à l’intérieur d’une cour de ferme, si ronde et si obscure que l’Espérance elle-même, comme une chauve-souris égarée, s’en fût allée follement en se cognant aveuglément la tête à des cieux perdus. Un instant plus tard, sans même avoir salué ses passagers, il avait disparu aussi vite qu’un carreau tiré d’une arbalète. si dileguò come da corda cocca 342 Laissez toute espérance… Chant XVIII 343 CHANT XVIII Alors nous entendîmes les gens qui se lamentent Dans l’autre bolge, en soufflant du museau Et se frappent eux-mêmes avec leurs paumes C’est le Monderne ! L’œil chargé de larmes hypocrites, il rêve d’échafauds en régurgitant partout ses images de fêtes. Tu le connais, lecteur, cet infâme monde-monstre. Lecteur, mon semblable imposé, mon frère infligé, mon égal obligé. Me suivras-tu encore tout au long de ce dernier et obscur Chant ? Marot dit à son ami qu’il était déjà venu en cet endroit, bien des années auparavant, toujours mené par Jairion, mais qu’il n’avait pas reconnu le chemin, car ils étaient passés alors par une autre route, maintenant fermée. Jamais le poète n’aurait été capable de retrouver seul la bâtisse. Subtilement isolée dans une campagne rase et esseulée, elle servait de lieu de rencontres illicites, interlopes, de boîte de nuit et de club de jeu, elle louait des salles pour des mariages douteux ou des conférences secrètes, des salons privés, des salles de fêtes ou de spectacles osés et possédait toute une quantité de pièces, de taille variable, réservées à des activités plus « discrètes », dont l’accès était très réglementé. La plus grande difficulté consistait à trouver un interlocuteur gérant de l’endroit ! Laissez toute espérance… Chant XVIII 344 Autour d’eux, tout était silence et froideur comme auprès du lac glacé de l’Enfer. La construction faite de pierres épaisses aux rudes couleurs de métal et à l’allure fantomatique qui se dressait là, au fond de la cour, sous les reflets inquiétants de la lune, avait son nom affiché sur un vieux pan de mur : « Le Mas Lebolge » ! Au centre de ladite cour, les vestiges d’un large puits laissaient supposer l’innombrable quantité d’hommes et femmes qui y avaient été jetés au cours des âges anté-fraternitaires. Dantin s’approcha de sa bouche béante et y lança une pièce de monnaie afin d’en estimer la profondeur. Il n’entendit jamais le choc de la pièce contre le fond et imagina sans peine que ce gouffre pût être l’huis de l’ignescent gosier de Satan. — Tu viens ? demanda Marot. — J’arrive, répondit l’ex-policier, toujours étonné de n’avoir rien entendu venant de là-bas, du vaste abîme ténébreux. Les deux hommes entrèrent dans la bâtisse par une large porte, non close, qui donnait accès à une froide véranda qui faisait office de narthex. Ils la traversèrent et se retrouvèrent dans un sombre couloir où la température était sensiblement plus élevée. Des sons de voix commencèrent à se faire entendre au fur et à mesure qu’ils avançaient vers son extrémité illuminée puis ils virent enfin, au bout et à leur droite, l’entrée d’une grande salle. — Voilà, dit Marot. Nous y sommes, je reconnais maintenant les lieux ! Il appuya sur une sonnette. Une caméra accrochée au plafond pivota et dirigea son objectif vers le poète. Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit. Marot entra le premier, suivit par Dantin. L’ex-policier observa le curieux aménagement intérieur. L’éclairage y était faible et la réflexion des scintillements aléa- Laissez toute espérance… Chant XVIII 345 toires des écrans bScreen sur les murs blancs donnait à la pièce une allure de boîte de nuit ou de salle de cinéma, si ce ne fut l’épais silence qui troublait l’atmosphère. Sur chacune des trois grandes tables rondes étaient installées six tab lettes vocales, séparées par des videoglass sono-absorbantes, sur lesquelles s’affairaient des hommes habillés de gris, appartenant visiblement tous à la même corporation. Chacun d’entre eux, après avoir étudié une liste de noms et de visages sur son bScreen, fouettait l’espace avec un curseur de feu et tous avaient leurs bras voletaient en tous sens comme ceux d’épileptiques jacquemarts. Marot laissa un moment son ami observer la scène, persuadé que poussé par la curiosité, il irait se renseigner sur ce qui motivait ces hommes à s’agiter ainsi. Ce qui arriva promptement. — Bonjour, dit Dantin à celui assis près de lui. Celui-ci, serré dans un costume gris taillé comme un uniforme, offrit à la vue des deux hommes un visage démesurément allongé en hauteur, marqué en son milieu par une barbichette à la Richelieu dont la croix de poils, imparfaitement peignée, encadrait des lèvres fines et striées. Les doigts effilés de ses mains étaient terminés par des ongles pointus, cassés et sales. Ses yeux noirs, posés très bas sous un interminable front dépassaient de deux orbites profondément creusées. Par périodes aléatoires, une longue langue sortait de sa bouche, glissait tout autour des lèvres alors entrouvertes et réintégrait sa gaine buccale en émettant un slurrp sonore. En levant bien haut la tête, d’une voix rocailleuse, malaimable, s’échappant d’un larynx trop étroit, il répondit : — Bonjour ! — Pourrais-je savoir ce que vous faites dans cette pièce ? lui demanda Dantin. Laissez toute espérance… Chant XVIII 346 — Ça dépend ! C’est pourquoi ? Dantin lui montra sa carte de police. — Ah ! Dans ce cas, que puis-je pour vous, Monsieur le Commissaire géant ? — Je souhaiterais juste vous poser quelques questions. — Allez-y, je vous répondrai si je peux, slurrp. — Qui êtes-vous et à quelle activité vous consacrez-vous exactement ? — Moi je suis le n°23, affirama-t-il avec un calme étonnant. — Numéro 23 ? C’est-à-dire ? — C’est-à-dire qu’ici, nous ne sommes que des anonymes, des numéros, comme dans le vieux feuilleton télé, répondit-il avec l’indifférence d’un homme soumis de longue date.. — Et cela ne vous dérange pas plus que cela, semble-t-il ! — Bof… — Je me souviens très bien du « Prisonnier », continua Dantin, et je me souviens également qu’il n’avait jamais accepté de n’être qu’un numéro. — Mais, Commissaire, c’était de la fiction ! Ici, les choses sont plus complexes. La réalité nous manipule selon son bon vouloir et nous n’avons même plus la possibilité de la nier ! Elle se venge d’être méprisée en piétinant impitoyablement tous nos rêves. — Peut-être.… Alors dites-moi, en résumé, c’est quoi exactement, ici ? — C’est le DCC, le Delation Conjugal Center. Nous travaillons principalement pour l’agence World-Press et nous recherchons toute information concernant des relations extraconjugales, des actes de séduction abusive commis par des stars du show-business, du sport, des arts et spectacles ou des politiques ; encore que pour ces derniers on nous impose un quota maximum. Laissez toute espérance… Chant XVIII 347 — Et quel est le but de ces recherches ? — Mais le profit, commissaire, le profit, tout simplement ! Ces données se vendent très cher aux revues people, aux médias papier ou Internet, car toute cette agitation virtuelle détourne le peuple des choses qui concernent son existence réelle. — C’est bien pensé ! — Dès que nous repérons un adultère, ou même une simple tentative, nous la récupérons aussitôt et la revendons à ceux qui sont les plus « convaincants » dans leurs propositions d’achat. — Mais ce n’est pas moral, on dirait une chasse à l’homme. — « Ainsi, dans une chasse contre un nègre marron, à travers la forêt, à un moment convenu, chaque membre de la troupe suspend son fusil aux lianes », dit doucement Marot. — Mon bon Monsieur, répondit l’homme qui était pressé de se débarrasser de ces importuns — il n’avait pas révélé que pour chaque « trouvaille d’adultère », il touchait une prime selon un pourcentage établi à l’avance et que chaque seconde de perdue lui faisait rater une chance de faire une belle « trouvaille » —, la moralité est exclue depuis bien longtemps de notre monde, slurrp ! — Quand même ! En tant que policier, je crois encore à la morale comme élément vital pour notre civilisation. — L’intellect pur vise à la vérité et le sens moral nous enseigne le devoir, ajouta Marot. — Très bien ! continua le n°23. Que puis-je vous dire alors ? Je suppose qu’il faut encore des gens d’une grande pureté comme vous dans un monde pourri comme le nôtre, mais dans cet enfer de délation, de libertinage, d’adultère où je suis plongé du matin au soir, la morale est comme qui dirait plutôt « négligée » ! Laissez toute espérance… Chant XVIII 348 — Que se passe-t-il ensuite pour les personnes que vous avez soumis à l’exhibition de leur vie privée ? — Ce n’est plus notre problème. Ils sont plus ou moins « fouettés » par la vindicte populaire, par les diverses associations de défense des femmes trompées, slurrp, et par les tribunaux qui sont la plupart du temps saisis par les plaignants. — On est vraiment, là, dans la dilution moderniste des stimulants libidinaux par la jouissance pénale, intervint Marot. — Tarabiscotée votre formule, mais exacte, Monsieur, et c’est ce qui nous fait vivre, et plutôt bien ! Mais vous avez raison. Les gens jouissent, comme vous dites, de tous ces procès et lois nouvelles inventées par la société pour pallier l’ennui qu’elle crée et celui qu’elle répand pour assurer sa survie. — S’exhiber et punir sont les deux faces du sexe continuant sa parade bientôt posthume, ajouta encore le poète. — Et ces « peoples » que vous jetez en pâture à la vindicte populaire, n°23, sont-ils tous vraiment coupables ? reprit Dantin. L’homme, tout heureux d’avoir été appelé par son numéro, fit un grand slurrp. — Pour la grande majorité, oui ! Car enfin, n’ont-ils pas profité de leur notoriété pour séduire de pauvres créatures et les abandonner ensuite comme des chaussettes usées ? Être « star » ne donne pas forcément le droit d’abuser de la naïveté d’esprit, de l’envie ou de l’orgueil de ces femmes ou ces hommes en manque de satisfaction sentimentale. Tenez, voilà où revient de manière inattendue la moralité que vous déploriez disparue. Ils sont punis de leurs mauvaises actions et le DCC est le bras armé de leur châtiment. Dantin sentit toute la jalousie qui émanait du ton avec lequel l’homme avait tenu ces derniers propos. — Et après, que se passe-t-il ? Laissez toute espérance… Chant XVIII 349 — Et après, ils courent, ils courent en tous sens comme cet acteur néo-zélandais, Jason Knight, que j’ai de nouveau épinglé ce matin. Ils courent après d’autres plaisirs, d’autres femmes, d’autres satisfactions. Leur popularité n’est jamais troublée très longtemps. Quant aux procès qui les mettent en cause, ils les perdent, presque toujours. — Sauf les politiques ! ironisa Dantin. — Sauf les politiques qui se sont offerts, comme vous le savez, une d’immunité juridique libidinale, slurrp, après « l’affaire Jacques Merteuil », candidat potentiel à la présidentielle. — Bien sûr, Jacques Merteuil, surpris avec son chauffeur dans la chambre d’un petit hôtel belge, dans une situation, disons, peu équivoque. — Oui. Celui-là même ! Et vous vous souvenez également du Jason Knight en question ? — Oui, je me le rappelle parfaitement ainsi que Médina Olchida, sa maîtresse délaissée qui s’est jetée avec ses deux enfants du haut de la SkyTower d’Aucklan après avoir tenté en vain de tuer la femme de l’acteur. Heureusement pour cette dernière, elle était toujours accompagnée d’un garde du corps pour écarter les paparazzis et il lui a évité de recevoir le coup de couteau de la jalouse. Knight, lui, n’a pas été inquiété du suicide de sa maîtresse grâce à l’excellence de ses avocats qui ont pu faire admettre aux jurés que la folie auto-destructrice de Médina était antérieure à la trahison de l’acteur et que la fin de cette liaison ne pouvait être la cause du triple décès. Quant à « l’affaire Merteuil », elle n’a été que le énième poinçon empoisonné planté dans le cœur du secret de la vie privée et c’était d’autant plus fâcheux qu’il était le seul candidat à posséder la stature d’un vrai chef d’État et à avoir comme préoccupation première, le bien de la France et des Français, ce que nous n’avions pas vu depuis au moins quarante ans. Laissez toute espérance… Chant XVIII 350 — Tout à fait d’accord avec vous, commissaire. — Ensuite, vos « peoples » mis en examen ? — Ils remboursent d’énormes indemnités à celles et à ceux qu’ils ont abusés, mais la publicité que leur procure indirectement ces procès leur permet d’amortir assez vite ces dépenses, slurrp. Puis le naturel revenant au galop, la machine à séduire se remet en route et ils recommencent avec d’autres. — Ils gravent dans leurs biograp h i e s, sans honte ni remords, les lettres écarlates de leur peccamineuse concupiscence et paient un instant de jouissance le prix d’une éternité de damnation ! récita Marot, en verve baudelairienne. — Et parfois, l’un d’entre eux se suicide, continua le n°23 qui n’avait pas entendu le moindre mot de la tirade de Marot. — Se suicide ? — Oui, par fatigue, par ennui, par désintérêt de la vie. — Comme tous ceux qui passent à l’acte, non ? — Pas tout à fait, commissaire, répondit le n°23. Je pense que la majorité des suicides est motivée par le désespoir, la maladie, la souffrance, la lassitude, motifs que tout homme sensé peut estimer valables. Chez nos people du DCC, les raisons se révèlent plus irrationnelles, mais il faut avouer que cette vie hyper-médiatisée ne leur permet guère de saisir la réalité dans sa vérité. — Oui, c’est juste. Déjà qu’il reste bien peu de réalité pour les hommes « normaux » hors le Mondo-Park, alors j’imagine sans peine où peut bien vivre un « people ». — Oui, slurrp, ajouta n°23, Où vivent-ils, en vrai ? — Hors de la déliquescence, du délitement, du pus de l’époque. Dans ces écrans ! lança Marot. — Oui ! Exactement ! Dans ces écrans, rien d’autre. Ils sont dématérialisés, pixelisés, dissous dans le binaire. Dantin resta un moment perplexe quant à la dernière Laissez toute espérance… Chant XVIII 351 remarque entendue. Il regardait distraitement la videoglass murale du n°23 et vit une colonne, à droite, qui lui semblait à part. — Et eux ? demanda-t-il à l’employé aux délations. — C’est ce que nous appelons une « sous-catégorie », car beaucoup moins rentable, slurrp. Ils ont offert des femmes en paiement de services rendus, d’avantages financiers, concussions ou diverses maltôtes politiques, etc. — Des ruffians, quoi ! — Oui, c’est exactement cela, des ruffians ! — Et quelles sont les peines endurées par ceux-là ? Ont-ils droit au même traitement judiciaire que les séducteurs ? — Presque ! Mais ils sont plus difficiles à coincer, car il manque encore, mais plus pour très longtemps heureusement, des textes de loi pour les condamner. Nous archivons leurs noms en attendant. Parfois, slurrp, l’un d’entre eux franchit le seuil juridique et là, hop, nous balançons l’affaire aux médias intéressés qui sauront le knouter, le schlaguer de leur nerf de bœuf ! Dantin vit passer une lueur de feu dans les yeux de l’homme au visage diabolique. Celui-ci prenait visiblement un plaisir extrême à s’immiscer dans la vie privée des people, à en dévoiler tout déraillement et à mettre en branle une action pénale dès que possible. — En fait, vous incarnez les justiciers de l’anti-vie privée ? — Oui, ou les défenseurs de la vie publique, comme vous voulez. Le DCC est l’empire des réserves de l’Outing ! — King Kong en haut de l’Empire State Outing, continua Marot sur sa lancée de réparties. — Amusant, répliqua le n°23. — Pas très joli, joli ! relança Dantin. — Non, mais que voulez-vous, c’est notre gagne-pain et Laissez toute espérance… Chant XVIII 352 nous obéissons aux ordres de nos chefs, slurrp ! — Tout le monde obéit aux ordres de ceux qui ont assez de pouvoir pour en donner et pas assez pour ignorer ceux qu’ils reçoivent eux-mêmes, continua Marot. — C’est vrai, admit le policier qui avait également beaucoup obéi dans sa carrière et qui avait compté sur les doigts de ses deux mains les slurrp de l’homme. — Et encore, ajouta le n°23, savez-vous que nous ne sommes pas les plus immoraux ? Allez donc voir à la Salle 18 ce qui s’y passe ! — La Salle 18 ? — Oui, « la Salle 18 » ! Bon, maintenant, si vous en avez fini avec vos questions il faudrait que je me remette au travail. Les traites de fin de moins n’attendent pas. — Oui, bien sûr. Merci beaucoup de votre disponibilité, de votre amabilité et de vos informations n°23. Je veillerai à ne pas me faire prendre par le DCC en flagrant délit d’adultère avec une de mes belles adjointes, bien que je ne sois pas une star ! — Riez, commissaire, riez ! Mais faites quand même attention à vous, slurrp. Tout le monde est surveillé ! Pas toujours de la même façon, mais tout le monde ! Oui ! Tout le monde est fiché, filmé, écouté, surveillé, enregistré, numérisé, estampillé ! L’homme reprit son travail et se remit à s’agiter frénétiquement. Ses bras fouettaient l’air avec une hallucinante volubilité et une précision d’horloger. Marot et Dantin quittèrent la salle. Du couloir, ils entendirent nettement résonner un dernier… Slurrp ! Laissez toute espérance… Chant XVIII 353 Après une brève discussion sur ce qu’ils venaient de voir et d’entendre, et poussés par la curiosité, Dantin et Marot partirent à la recherche de cette fameuse « Salle 18 ». Ils divaguèrent dans les lacets des lieux comme les condamnés à mort jetés dans l’antique et inextricable labyrinthe qui cachait le fruit des monstrueuses amours de Pasiphaé. Les couloirs, escaliers, recoins, passages se mêlaient au point que jamais les deux hommes ne croisèrent la moindre âme pour les guider. Aucune indication de salle n’apparaissait à nul endroit et les lumières faiblissaient davantage à chaque étage qu’ils montaient, à chaque galerie qu’ils parcouraient, à chaque corridor qu’ils traversaient. — Luc, ne m’as-tu pas dit que tu es déjà venu ici ? — Oui, je suis venu, mais jamais à cet étage. Et tout est transformé depuis ma dernière visite. — Bon ! Alors, continuons, nous finirons bien par la trouver, cette damnée « Salle 18 » ! Après avoir accompli d’incroyables détours dans la déda lesque demeure, ils se retrouvèrent par hasard devant la salle du DCC qu’ils avaient quittée vingt minutes plus tôt. Au moment où Dantin, énervé et fatigué, allait proposer à Marot de partir, les deux hommes entendirent des bruits, des soupirs, des clameurs, des râles, des cris, arrivant de l’autre côté du couloir tandis qu’une odeur épouvantable, issue du même secteur, atteignait leurs narines. Ils s’avancèrent vers l’endroit d’où venait le brouhaha. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient de la porte sur laquelle était écrit en grosses lettres, SALLE 18, l’effluence infecte s’amplifiait. Ils la poussèrent et entrèrent dans une vaste pièce noyée de lumières tourbillonnantes. Laissez toute espérance… Chant XVIII 354 À l’intérieur de la pièce, l’odeur était encore plus suffocante. La « Salle 18 », sombre, vaste et sans fenêtre était peu meublée. Dans deux de ses quatre murs étaient intégrés de grands US (UniversalScreen) que manipulaient, assis sur deux divans placés en face, quatre utilisateurs, deux hommes et deux femmes en binômes mixtes (selon la loi « seximixte » du 12 avril 2015 qui imposait à tout lieu de travail salarié d’avoir des employés de sexe différent, d’origine sociale, de culture et de religion mélangées). Ils portaient tous de longues blouses blanches, des lunettes optico-Sreen et des écouteurs X-Phi. Un troublant silence accompagnait leurs activités. Chacun de ces US était partagé en trois zones. La plus large, au milieu, contenait des textes que les manipulateurs composaient. Celui du bas, nettement plus petit, rappelait des termes et leurs nuances qu’il ne fallait pas confondre : Éloge, Flatterie, Dithyrambe, Panégyrique, Célébration, Louange, Apologie, Oraison, Réclame, Approbation. À gauche, une colonne était remplie de noms de personnalités politiques, d’artistes, de sportifs, d’acteurs et actrices, de footballeurs, d’hommes de télévision, etc., avec la destination de l’article à écrire (journal papier, site ou Bloxnet, discours, interview, télévision, radio, etc.). Dantin et Marot regardèrent un moment à quoi se livraient les huit scripteurs et n’eurent pas besoin de les interrompre pour comprendre ce qui se passait là : c’était de cette salle que sortait tout ce qui se disait, tout ce qui se lisait, tout ce qui s’entendait comme paroles positives sur les hommes et femmes qui occupaient positivement l’attention du « bon peuple » ! Le monde allant plutôt mal dans sa réalité, il fallait éviter que cela soit révélé aux masses dans sa représentation. Alors, un Laissez toute espérance… Chant XVIII 355 brouillage positiviste permanent travaillait à cette tâche, et cette voix vénale était issue de la « Salle 18 ». Dantin qui observait attentivement l’un de ces écrivants s’exclama soudain : — Alex ! Ça alors ! C’est toi ? L’ex-commissaire venait de reconnaître Alex Intherme, un de ses vieux compagnons de l’École Technique de Police avec lequel il avait passablement bourlingué et fait les quatre cents coups. Intherme, après avoir échoué au concours d’inspecteur, avait quitté la police et les deux hommes ne s’étaient plus revus depuis malgré le fort lien de camaraderie qui les avait unis pendant les mois agités qu’ils passèrent ensemble. L’homme tourna la tête, négligemment, mécontent d’être dérangé en plein travail. Il baissa ses lunettes et reconnut à son tour son ancien camarade. — Elvis ! Quelle surprise ! Que je sois pendu ! Daniel Dantin ! Mais que fais-tu ici ? Sacré Daniel, tu n’as pas changé. Toujours tes jeans à la mode, ta coupe et tes pattes de vieux rocker. J’étais pourtant persuadé qu’on te les aurait fait couper après le concours. — Non, tu vois, on me les a laissées. Et même pendant toute ma carrière. Alex, que cela me fait plaisir de te revoir, mais permets-moi de te présenter un ami très cher, Luc Marot. — Heureux de vous connaître, dit Alex. — Moi de même, répondit le poète. — Alors, raconte ! Depuis le temps, qu’as-tu fait toutes ces années ? demanda Dantin. Intherme abandonna un moment son poste. — Comme tu t’en souviens, j’ai été « recalé » au concours. Alors, j’ai trouvé un emploi de pigiste au Monde où je suis resté quelques années. Quand en décembre 2014, le journal Laissez toute espérance… Chant XVIII 356 Europ-Soir a été créé, j’ai postulé pour une place de rédacteur et l’expérience que j’avais acquise au Monde a joué en ma faveur parmi les nombreux prétendants au poste. — Et… — Rien de très spectaculaire. J’ai été engagé, j’y ai travaillé pendant deux ans et l’année dernière, j’ai été contacté par le PPC, où nous sommes… — Le PPC ? — Le Permanent Praise Center ! C’est-à-dire un des « Centres d’Éloges Permanents », l’organisme qui crée le langage melliflu de l’époque. Le PPC m’a sollicité suite à divers articles que j’avais publiés dans Europ-Soir, articles assez réussis dans le genre « cauteleux cirage de pompe ». J’ai accepté l’offre et me voilà ici. Je suis très bien payé et mon travail n’est pas harassant. Mais, et toi Daniel, au moins commissaire, non ? — Oui ! Mais ex-commissaire de la brigade criminelle du 18e arrondissement de Paris-I. Je suis retraité depuis quelques jours. Mais avant toute chose, s’il te plaît, raconte-moi précisément ce que tu fais ici, ce qui s’y passe. — Ce que je fais, ce que nous faisons tous les quatre, est relativement simple. Nous écrivons des textes, des slogans, des formules-choc, des UNE de grands quotidiens, des lettres ouvertes, des discours, des sketches, des interviews de star, l’apologie de l’Internet IV et de la mondialisation, de l’égalité homme-femme, de l’homophilie, des éloges de tout nouvel appareil électronique qui rendra davantage esclave ses utilisateurs pour le bien de l’économie, etc. — Oui ! Les nécessités de l’époque doivent diffuser partout et à tout moment les incessantes louanges sur tout ce qui se vend, sur toute idée neuve qui se propage, sur toute promesse politique, sur tout discours égalitaire, etc., dit Marot. — C’est tout à fait cela, Monsieur Marot. Laissez toute espérance… Chant XVIII 357 Puis se tournant vers son ami Dantin. — Regarde, Daniel. Sur l’US, à gauche, je clique sur le dernier nom de la liste. Je lis ce qui est commandé. Alex Intherme montra à Dantin le nom sélectionné, Félix Lucques (un des ces nouveaux prétendus comiques) et le texte à écrire : cinq pages d’un sketch célébrant l’inénarrable et merveilleuse égalo-laïcité anti-discrimination. Il nota la commande dans une cellule de son agenda. — Je vais devoir me farcir 15 000 mots, bien anticléricaux de base, pour ce pauvre crétin qui ira les braire dans des salles remplies de gogos pré-programmés pour rire à chaque fin de phrase, car, comme tu le sais, il FAUT rire des humoristes. Marot sauta sur l’occasion pour intervenir : — Vosu avez raison, Monsieur Intherme. Les humoristes, dont le statut de comique ne les rassasie plus, se sont sacrés chantres de la pseudo-vérité dans le rire forcé et ont pris un pouvoir dictatorial sur les hommes politiques qu’ils transforment en matériau comique modelé à leur convenance. Faire rire à l’écran leur permet de se transhumaniser de clown en analyste socio-politologue, indépendamment de leur évidente absence de culture historique. Ils se prétendent les seuls détenteurs de la subversion et certains osent même s’auto-nommer les néoVoltaire ou néo-Zola des temps nouveaux. Sauf que leurs écrits insipides, à des univers des deux romanciers en question, ne servent qu’à faire jouir béatement un public de moutons du plaisir insigne de bouffer du curé ou du politicard. Ils profèrent de l’anti-discriminatif tout en disant le contraire sans le dire vraiment, tel l’hypocrite visage biface de l’époque, conclut longuement et fier de lui le poète. — Votre analyse est pertinente, Monsier Marot. — Et qui commande tout cela ? demanda Dantin à Intherme en lui désignant les écrans. Laissez toute espérance… Chant XVIII 358 — Le croiras-tu ? On ne le sait même plus ! L’opacité la plus totale règne sur ceux qui règnent sur les éloges. — Et personne ne s’en plaint ? — Non ! C’est comme cela, voilà tout ! — Hallucinant ! Marot intervint, pour lui : — L’éloge se peut partager, mais non pas l’or, a dit l’Encomiaste, à l’envers du grand La Fontaine. Intherme reprit : — L’ironie de la situation est que je dois également, parallèlement à ce sketch sordide, écrire des articles de journaux qui feront l’éloge de son spectacle (et de ce sketch en particulier) et je préparerai ensuite l’interview dithyrambique de Claude Laiche, le présentateur vedette de TFNews, qui recevra Lucques la semaine prochaine dans son émission nullissime. Tu vois, les éloges recouvrent les éloges. Au PPC, on écrit tout le bien que le monde entier doit penser du monde entier. Et surtout pas n’importe comment. — C’est-à-dire ? — Le langage utilisé est savamment travaillé. Comme on s’adresse à des ovins, on fabrique des phrases courtes, dix mots environ avec minimum de syllabes ; priorité aux termes affectifs (aimer, sentir, amitié, confiance) et dynamiques (construire, initier, avancer, bâtir) et en plus, bien sûr, un vocabulaire d’enfant de dix ans. Tu imagines le niveau où on en est arrivés ? — Affligeant ! Vu sous cet angle, cela ne doit pas être drôle tout le temps. — Non, pas tout le temps, mais c’est facile. À part l’odeur infecte qui règne ici, le métier est simple, la température est douce, mes collègues sont sympas, je fais assez vite ce que l’on me demande et je suis grassement payé. Laissez toute espérance… Chant XVIII 359 — Au fait, oui, c’est quoi cette odeur de, de… merde ? — C’en est ! Les canalisations des toilettes passent juste au-dessous de la pièce et comme elles sont anciennes et poreuses, elles nous gratifient de leurs relents. Cela sent si fort qu’on a l’impression d’en avoir jusque sous les ongles ! Dantin remarqua alors l’espèce de manège que faisait la collègue d’Alex. Elle se levait de son siège, s’asseyait, se relevait et se rasseyait tout en se frottant le visage et le buste de ses mains. Il l’entendit gémir D’un geste nerveux, elle ôta ses lunettes et ses écouteurs et commença à se plaindre : — Aujourd’hui, ça dépasse l’entendement ! On croirait que la merde ressort du sol, des murs, des plafonds et qu’elle recouvre tout. Faut vraiment qu’on se plaigne. Ce n’est plus supportable de travailler dans ces conditions ! — Tu parles, Talisse, que le PPC va refaire le système de canalisations pour tes beaux yeux. On est bien partis pour supporter cette odeur de fiente pour l’éternité. Au fait, laisse-moi te présenter un vieux copain, Daniel Dantin, commissaire de police à la retraite. Daniel, cette charmante jeune femme est Talisse Tabernant, ma collègue de site. Dantin serra la main de la jeune femme qui était effectivement tout à fait jolie. — Commissaire de police ? répondit-elle en sursautant, presque honteuse, comme si elle avait eu un crime sur la conscience et étonnée par l’allure démodée de ce Presley de grande taille, planté devant elle. — Commissaire, quand je travaillais, mais maintenant que je suis à la retraite, je me promène ! La remarque fit sourire Talisse et la calma immédiatement. Elle reprit : — Ah ! Alors, heureuse de vous connaître. Puis elle se retourna vers Alex. Laissez toute espérance… Chant XVIII 360 — Alex, as-tu trouvé mon cadeau ? Est-il à ton goût ? — Tu veux dire, la proposition d’échange entre le discours du président à ETV et le bla-bla de la remise de médaille des arts à Houellebecq ? — Oui, je veux bien m’occuper du président à ta place. — Je te remercie infiniment et j’accepte volontiers ! Cela me faisait mal au ventre d’offrir un beau texte à un tel incapable ! Un chanteur de variété, président ! De pire en pire dans ce pays. Même Ronald Reagan était un intellectuel comparé à lui. As-tu entendu les promesses qu’il a faites hier dans son français approximatif ? J’ai cru que j’allais m’étouffer de rire… Marot ne put s’empêcher de lancer une de ses citations, pour lui : — « Il coûte si peu aux grands à ne donner que des paroles, et leur condition les dispense si fort de tenir les belles promesses qu’ils vous ont faites, que c’est modestie à eux de ne promettre pas encore plus largement. » — Je te remercie encore pour cette délicate attention. Tu es merveilleuse ! Je vais rédiger le plus beau compliment possible pour Houellebecq. Pour une fois que des éloges sortant d’ici seront mérités… et bien écrits. Repoussant l’air vicié par la transsudation des tuyaux, Talisse Tabernant retourna s’asseoir en maugréant. Intherme se tourna vers Marot. — Dire qu’on passe notre temps à dire des amabilités sur tout ce monde de merde dans ces odeurs de fientes ! Il faut croire que les chiottes crachent autant de vérités que nous, dit-il en se frottant également, comme pour se débarrasser à son tour de la fétidité incrustée jusque dans ses vêtements. — Vous qui entrez dans l’antre du dithyrambe merdeux, laissez l’espérance que les parfums d’Arabie pourront le purifier, lança Marot. Laissez toute espérance… Chant XVIII 361 Les trois hommes discutèrent encore un moment du rôle manipulateur tenu par PPC dans la perception qu’ont les foules, du monde dans lequel elles vivent. Ce morphing textuel que les producteurs du grand cinéma mondial hypnotique fabriquent et régurgitent aux peuples en l’image d’une sirupeuse réalité devenue totalement inexistante. Dantin et Intherme se promirent de se revoir au plus tôt et se séparèrent après que l’ex-policier lui eut laissé ses coordonnées. Intherme indiqua aux deux hommes le moyen pour quitter le « Le Mas Lebolge » le plus rapidement. Marot et l’ex-policier sortirent de la « Salle 18 ». Ils tournèrent à gauche, puis à droite, parcoururent le sombre couloir sur 15 mètres, prirent un petit escalier dérobé sur leur droite, descendirent un demi-étage, longèrent un autre corridor sur leur gauche et se retrouvèrent enfin devant une grande porte qui les mena à une sortie située à l’exact opposé du côté par lequel ils étaient entrés. Cette partie, étonnamment illuminée malgré l’heure tardive, donnait sur une rue très animée qui aboutissait, cent mètres plus loin, dans une large avenue non moins éclairée. Ils la suivirent jusqu’à la bouche d’entrée du RER-H4 qui les emporta à Paris-I. Pendant tout le trajet, en plus d’un brouhaha constant de musique techno qui les gêna fort, ils furent cernés par des citrouilles aux grimaçantes gueules de tarasques, accrochées partout jusque dans les stations et rames de métro, empuantées, elles aussi. Dantin et Marot s’étonnèrent du fort contraste existant entre l’entrée de la construction, dans cette noire campagne d’un autre âge, désertiquement isolée, et cette sortie, à son opposé, donnant dans une cité moderne faite de vacarme, de Laissez toute espérance… Chant XVIII 362 souffle, de furie et d’éclaboussures de lumières, comme si la Salle 18 » était un axe immobile de rotation du monde. Peu avant minuit, au métro Marcadet-Poissonniers, les deux hommes se séparèrent. Marot dit à son ami que celui-ci n’avait parcouru que la moitié du chemin et qu’il « pourrait encore aller plus en avant, parce qu’il avançait dans le mystère ». Il ajouta qu’ils se reverraient bientôt, car il restait beaucoup à visiter de l’Enfer du Monderne. Dantin prit une longue douche bien chaude pour se nettoyer des suffocantes et fétides odeurs accumulées tout au long de cette journée, puis il alla se coucher. Une heure plus tard, ne trouvant pas le sommeil, il se leva et s’installa une nouvelle fois dans son divan pour y continuer ses « Mémoires ». Un verre d’Orval et le final de la 3e symphonie de Mahler, dirigé par Bernstein, l’acccompagnèrent dans son écriture. *** (7) La découverte de la mixité fut la révolution de mes quinze ans. En 1970, je rentrai en 2de au lycée Turgot, sis au 27 rue Turbigot, non loin de la place de la République. Je ne savais pas encore ce qu’était une fille, en vrai, en chair en os et en nénés, car les photos de mes revues H & E étaient les seules sources de ma culture anatomico-féminine. Dès le début, je fus troublé par ces curieuses créatures, souriantes, virtuoses en paroles à double sens, versatiles, charmantes et désirables à la fois, si pleines de vie et de fraîcheur, exhalant de si suaves effluves. Un heureux hasard de naissance m’avait fait grande taille et plutôt mignon. J’en découvris bien vite les effets par l’attirance que j’exerçais sur Laissez toute espérance… Chant XVIII 363 les filles. Mon meilleur ami de l’époque, Charles Durtelle, était égale ment beau gosse et de plus, excellent sportif, ce qui le faisait admirer (et jalouser en même temps) par la plupart des autres garçons de la classe. Nous devînmes rapidement de redoutables prédateurs spécialisés dans la chasse à courre féminine et nous avions pléthore de gibier. Charles et moi apprîmes bien vite à adapter nos comportements aux genres de filles que nous voulions séduire ; lui, choisissait plutôt les grandes aux cheveux noirs et moi je préférais les petites blondes. Nous ne nous concurrencions jamais. Nous eûmes un premier trimestre fort animé où passèrent dans nos bras de psylles, grâce à des progrès fulgurants dans la connaissance et la manipulation de ces curieuses créatures, quelques-unes des plus jolies filles de l’école ; tandis que soupiraient nombre de nos camarades, moins entreprenants que nous, qui se languissaient d’être écartés de ces jeux de séduction par les demoiselles en question. Puis l’idée nous vint de nous échanger nos conquêtes. Nous avions découvert que les filles nous appréciaient autant l’un que l’autre et que, de notre côté, nous pouvions prendre un grand plaisir de goûter à ce qui ne correspondait pas à notre penchant naturel. Alors, un océan de négativité nous submergea. Nous nous mîmes à jouer les séducteurs immoraux qui se détachaient de leurs conquêtes, aus sitôt faites, et nous nous appropriâmes bien vite une réputation de gou jats, de malappris, de salauds ; mais les salauds ont souvent du charme et tout salaud que nous étions, celui-ci ne faiblissait pas. Nous apprîmes ainsi que les filles aiment les garçons qui plaisent aux filles, fussent-ils de parfaits salauds et que pour séduire à quinze ans, il suffisait d’être au minimum drôle, gentil, attentif et si possible, beau gosse. Ces jeunes femmes nous firent connaître l’un des visages ravinés de la grande vache rie de la vie : l’implacable et injuste inégalité des hommes face aux femmes qui leur plaisent. Charles et moi étions encore trop jeunes pour développer beaucoup plus loin l’intimité de ces relations, mais l’odeur des filles, le goût de leurs Laissez toute espérance… Chant XVIII 364 caresses furtives, leurs baisers enflammés comblaient nos chastes désirs et nous laissaient présager le foudroiement des futures relations sexuelles. Puis, pour approfondir davantage notre éducation sentimentale, nous avons changé de jeu : nous nous sommes transformés en ruffians, en entremetteurs réciproques. Nous nous efforcions d’en séduire une à la place de l’autre en vantant ses nombreuses qualités et en insistant bien sur le fait qu’il était très amoureux, mais trop timide pour déclarer sa flamme lui-même. Lors des récrés, nous courrions en tous sens pour « vendre notre camelote » aux filles que nous avions choisies. Il arriva un jour ce qui devait arriver. Charles promit à une petite blonde, à qui il plaisait beaucoup, de sortir avec elle seulement après qu’elle m’eut embrassé. Par défi elle accepta, mais il se trouva qu’une fois la chose faite, nous passâmes quelque temps ensemble et nous tombâmes amoureux l’un de l’autre. Patricia Châlain, adorable blondinette de quinze ans, devint ainsi mon premier grand amour. Alors, Charles et moi stoppâmes nos tendres tenderies. J’emmenai Patricia dans mes promenades, à nos moments libres des midis. Nous avalions un sandwich assis au pied de la statue de la République, l’ensemble de Léopold Morice dont nous regardions, toujours émus, le marin de pierre tombé à la mer s’extrayant miraculeusement de la gangue rocheuse pour attraper la main tendue qui le sauvait de la mort certaine. Alors, tout en fixant ces marmoréennes mains réunies, nous nous prenions les nôtres et nous nous les serrions avec tendresse. Comme Patricia aimait beaucoup écouter les groupes de pop-rock anglais, nous filions ensuite aux Magasins Réunis pour aller y décou vrir les nouveaux modèles d’électrophones stéréophoniques en démonstra tion comme le Philips Stéréo351 ou le Radiola Stéréo4640 qui fai saient entendre Led Zeppelin, les Who, Chicago, Cream, etc., à fort volume pour leur publicité. Ensuite, nous revenions sur la place où à côté de la statue était fréquemment installé un grand manège d’autos-tampon neuses. Nous dépensions nos maigres économies en nous offrant quelques Laissez toute espérance… Chant XVIII 365 tours, serrés l’un contre l’autre afin d’amortir les chocs avec les autres cabines qui nous pourchassaient impitoyablement ; myrmidonnesques et ferreux vaisseaux pirates pilotés par les copains fédérés fous jaloux. Aux étincelles luminescentes éjectées par les lames conductrices des voi tures frottant sur la grille d’alimentation, répondaient celles, pétillantes, de mon petit cœur d’adolescent, provoquées par le sourire de Patricia qui m’électrisait. De ces moments de bonheur, tout contre elle, si belle, j’ex trayais goutte à goutte, comme distillé par un alambic sensible, le suc cohobé de mon amour. De l’autre côté de la place, en remontant la rue du Temple, il y avait le café où nous nous retrouvions autour d’une bière ou d’un sirop grena dine, lors de moments libres entre les cours. Ce café avait installé en octobre 1970 des mini juke-boxes stéréos individuels aux tables don nant sur les grandes baies. Ces petites machines à sons remplaçaient la monumentale des années cinquante, déjà démodée, qui assourdissait tout l’espace intérieur et qui étouffait de ses décibels tout désir d’intimité. Assis à une table pour deux personnes où nous pouvions nous isoler un peu des autres, Patricia et moi entendîmes pour la première fois Black Night, le nouveau « hit » de Deep Purple. Plus tard, en flânant enco re aux Magasins Réunis, nous nous achetâmes chacun le mythique 45 tours à la pochette rouge, bleue et blanche. Peu après, en l’écoutant une fois de plus au café, nous déclarâmes nous aimer pour toujours. À quelque temps de là, Patricia me quitta pour un troisième larron qui avait eu tôt fait d’imiter nos techniques de séduction, de les assimiler et d’y exceller ! *** La place de la République, remaniée en février 2015 par le « Cabinet Urban-TVK », ressemble aujourd’hui à toutes ces places européennes où l’espace réservé aux promeneurs est déserté, tant il est laid. La vie qui y grouillait en 1970 a été repoussée au plus près des grands immeubles Laissez toute espérance… Chant XVIII 366 qui la circonscrivent et les sinistres aménagements delanoéens, vandalisés depuis, montrent clairement leur effroyable indigence et leur insigne inuti lité. Encore une fois, la volonté de modifier l’âme et l’agencement histo rique d’une ville avait conduit à un échec et malgré les éclatantes preuves quotidiennes de son ineptie, le délire « réapproprionniste » des années deux mille ne s’est pas apaisé depuis. On ne « s’approprie » ni se « réapproprie » une ville ! La tresse d’amour qui me reliait à Paris à chacune de mes promenades d’enfant est maintenant rompue et cette rupture n’est pas liée à une pué rile nostalgie que je célébrerais plus ou moins inconsciemment dans ces pages. La cause de la destruction des rapports affectifs que j’ai eus avec la ville qui m’a vu naître, par delà la transformation de sa population en mixo-zombies festifs, s’incarne en ce refus d’une fixité historique que les maîtres des lieux ont imposé en proclamant comme inéluctablement moderne, le mouvement permanent des bâtiments, des hommes et de leurs conditions de vie. Ce délire de mobilité incessante n’a été installé que pour édicter au peuple la croyance bienfaitrice en la spirale positivis te de l’économie marchande devenue la réalité de la grande scène sur laquelle s’agitent, en vain, les locataires exploités du monderne. Qui pourrait encore souhaiter vivre dans d’aussi tristes coulisses ? Ces charniers immondes, que je rougis de nommer, me choquent et me courbent souverainement. On n’a plus rien, tout est gâché, quand on obtient sans joie ce que d’autres désirent pour vous. *** Charles et moi changeâmes ensuite de centre d’intérêt tout en conti nuant nos activités de séducteurs. Nous découvrîmes les effets surpre nants de ce que Jean de La Fontaine a si génialement décrit dans sa fable Le Corbeau et le Renard, et que je dénommai alors la « flattutilitaire » ou l’utilitaire flatterie. Nous apprîmes à nous fondre dans les Laissez toute espérance… Chant XVIII 367 plus intimes méandres de l’esprit de ceux avec qui nous discutions, jus qu’à être capable d’en instiller de manière indécelable, insidieuse, les com pliments, les éloges, les flatteries qui nous permettaient d’obtenir de ceuxlà ce que nous voulions. Et en vérité, nous vîmes que cela fonctionnait plutôt bien. Nous lûmes La Rochefoucault et en méditâmes longuement ses maximes. « On n’aime point à louer, et on ne loue jamais personne sans intérêt. La louange est une flatterie habile, cachée, et délicate, qui satisfait différemment celui qui la donne, et celui qui la reçoit. L’un la prend comme une récompense de son mérite ; l’autre la donne pour faire remarquer son équité et son discernement. » Nous nous arrêtâmes particu lièrement sur la 143, la plus parfaite formulation de nos manigances : « C’est plutôt par l’estime de nos propres sentiments que nous exagérons les bonnes qualités des autres, que par l’estime de leur mérite ; et nous voulons nous attirer des louanges, lorsqu’il semble que nous leur en donnons ». Ainsi, quand nous percevions chez notre interlocuteur la volonté de nous louer pour se louer lui-même, nous savions comment recevoir et accepter l’éloge afin de le flat ter davantage comme par réflexion. Nous déplaçâmes ces jeux de l’es prit dans nos travaux scolaires et plus particulièrement dans les devoirs de français où nous excellions. En plus d’une orthographe irréprochable et d’un vocabulaire très étendu, nous pouvions orienter notre discours dans le sens exact que souhaitait lire notre enseignant. Nous ne le pre nions certes pas pour un sot (ce qui eût été une grosse erreur, car c’était loin d’être le cas), mais nous étions persuadés qu’il nous imaginait inca pable, à notre âge, d’ourdir ces machiavéliques machinations dissertatives à son égard. Charles, d’un naturel explorateur, se lassa rapidement de ces joutes lit téraires et se consacra alors aux mathématiques avec un étonnant brio. Je restai donc seul à continuer mes « jeux » que je translatais sur les lettres d’amour. J’entrepris, après avoir lu, dévoré même (comme le dit un cliché éculé), les Liaisons dangereuses, de ne plus séduire les filles Laissez toute espérance… Chant XVIII 368 qu’exclusivement par épistoles. Je me mis à la tâche et commençai plu sieurs relations épistolaires avec quelques filles que je trouvais tout à fait à mon goût. Au bout de quelques échanges de missives dans lesquelles j’avais presque indiciblement évoqué les sentiments naissants et croissants que j’éprouvais pour elles, avec un crescendo très progressif de termes amoureux, avec une retenue exemplaire et un choix lexical d’une préci sion d’orfèvre, j’en constatai les surprenants résultats en retour. Les mots et formules utilisés par mes correspondantes, évidemment plus naturels que les miens, révélaient, lentement mais sûrement, une tendresse, une affection (que j’avais parfois honte d’avoir provoquée) qui ne tardaient jamais à se transmuer en amour clairement énoncé. Ainsi, les filles aimaient m’aimer par courrier… pour commencer ! J’eus alors la certi tude que, paradoxalement, et indépendamment de l’histoire de la littéra ture française, majoritairement masculine, l’attachement viscéral au langage était essentiellement, féminin ! Quand mes lettres m’avaient enfin acquis leurs lèvres convoitées et que je m’en fusse abreuvé à satiété, je m’arrangeais pour les décevoir juste assez afin qu’elles se séparassent de moi avec, si possible, un simple petit regret. Pour que la rupture soit acceptée sans heurts, il fallait que ce fût un regret qui leur laissait toutefois le goût d’une délicate et indicible saveur : celle d’avoir presque réussi à corriger les défauts d’un jeune homme, car j’avais également découvert que l’une des plus grandes fiertés des femmes était la capacité de rédimer un pauvre pécheur égaré. Alors, ma liberté retrouvée, je recommençais avec une autre. Je jouis sais intensément de sentir le pouvoir que j’exerçais sur autrui par la simple force des mots et par la faculté que j’avais acquise de m’en servir efficacement. Avec le recul, je juge ces années et ces expériences comme les plus animées (physiquement) et les plus intéressantes (intellectuellement) de ma jeunesse ; mais aussi comme les plus méprisables (moralement). Le coup d’arrêt de ce jeu sentimental dont la moralité était discutable, fut donné par une fille qui nommée Catherine. Après l’habituelle manœuvre de séduction par lettres (dont je maîtrisais l’économie à la per - Laissez toute espérance… Chant XVIII 369 fection), après quelques jours d’effusions passionnées avec la belle, après que ma technique de dépréciation de moi-même pour entamer une sépa ration en douceur fut exécutée, et après que ladite séparation fut consom mée, Catherine fut informée de toutes mes lâches manipulations par un de mes meilleurs amis à qui j’avais eu grand tort de confier mes secrets. Lors d’une récréation où nombre de mes camarades étaient rassemblés près de moi, Catherine me héla et, devant tout le monde, en élevant bien fort la voix, elle me lança au visage : — En réalité, tu n’es rien de plus qu’un hypocrite manipulateur, un impérial salaud, un affligeant menteur et un nauséabond merdeux. Moisis donc dans la fange puante où tu croupis ! Puis elle se retourna et quitta le groupe ! Elle avait parfaitement raison. Je n’étais qu’un « nau séabond merdeux » ! Le soir même, je lui fis une longue lettre dans laquelle j’assumais tous les reproches qu’elle m’avait lancés et où je la priais de bien vouloir excu ser une attitude et des actes soumis plus à une passion du jeu, même mal honnête, plutôt qu’à une volonté délibérée de nuire. Sa réponse fut sèche, mais cordiale. Elle accepta mes excuses et nous restâmes en bons termes ; nous nous étions aimés, malgré tout. Je sentis ce soir-là qu’il me fallait me débarrasser de cette odeur fétide qui me collait à la peau, aux ongles, à l’âme ! Je décidai de m’amender. J’avais passé deux ans à jouer les Don Juan avec Charles ou seul. J’avais connu de nombreuses filles, j’en avais aimé quelques-unes et toutes m’avaient aimé. Alors, j’ai porté mon regard vers des buts plus élevés. J’ai essayé de pénétrer plus honnêtement l’esprit des adolescentes, des femmes, des hommes que je croisai par la suite pour leur apporter du réconfort, leur dévoiler des vérités, leur procurer de l’amour vrai. Je déci dai de devenir professeur de français et d’offrir à mes futurs élèves les consolants fanaux de la culture, les extases de la littérature, les beautés ineffables cachées aux profondeurs hadales des textes des grands écri vains, et ceci, jusqu’à ce que mon cœur, mon âme et mes yeux fussent enfin rassasiés. Laissez toute espérance… C XVIII 370 FIN DU PREMIER CARNET Dantin referma son carnet avec un fort pincement au cœur. Les souvenirs de ses belles amours de jeunesse, vraies ou fausses, l’intensité des amitiés vécues, cette prescience de la puissance inaltérable issue des mots, la douceur des rencontres et la prégnance des séparations, tout ce qui dans ses relations aux autres fondèrent son être présent, lui firent ressentir, plus que toute autre chose, l’insupportable poids du monderne dans lequel les rapports humains étaient pervertis par les canaux qu’ils empruntaient et irrémédiablement dissous par le flou de leur objet. Que restait-il vraiment des relations entre ces néo-humains à travers ces milliards d’écrans, dans ces familles décomposées, par-delà cette mixité désavouée, au seuil de ces religions fratricides, selon cette morale délitée, sous ces haines sociales irréconciliables, quêtant des joies sexuelles inassouvissables ? Il voyait en le bipède qu’il avait surnommé l’Hommoderne, l’incarnation de la fin de la culture occidentale et de la notion d’humanité, arrivées toutes les deux à ce carrefour annihilateur de l’histoire. Il se demanda si le but ultime de cette humanité, depuis son commencement et malgré de sporadiques périodes de lumières, n’était pas tout simplement son anéantissement programmé au XXIe siècle par l’Hommoderne ? Après tout, qui se soucierait de voir disparaître à jamais la « plus odieuse petite vermine à qui la Nature ait jamais permis de ramper à la surface de la Terre » ? Laissez toute espérance… Chant I à Chant XVIII 371 Daniel Dantin stoppa la musique de Mahler puis finit nonchalamment sa bière devenue tiède. Ses yeux se fermaient malgré lui. Alors, il décida de retourner se coucher, car il estima que pour cette journée, entre la découverte de la violence revendicastratrice des identités sexuelles, de la servilité des hommo-spectateurs, de la « Salle » génératrice de la fallacieuse tonalité euphorique du monde et l’achèvement de la première partie de ses Engrammes parisiens, son esprit et ses yeux étaient à leur tour enfin rassasiés. e quinci sian le nostre viste sazie FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE Laissez toute espérance… Chant I à Chant XVIII 372