Petit tRaité de maniPulation Bienveillante

Transcription

Petit tRaité de maniPulation Bienveillante
Nudge
Richard H. thaler et
Cass R. Sunstein
Petit tRaité de
maniPulation Bienveillante
Pierre-Yves Cusset
Agrégé de sciences sociales
Comment, au sens propre, faire face à l’embarras du choix ? Telle est la question
à laquelle Nudge – traduire par « coup de coude » ou « coup de pouce » – tente
de répondre.
L
es auteurs de Nudge, Richard H. Thaler, professeur d’économie comportementale, et Cass R. Sustein, professeur de droit, ont construit leur raisonnement à partir de deux constats. Premièrement, nous avons tous les jours
des décisions difficiles à prendre, soit parce qu’elles impliquent des coûts
immédiats pour des bénéfices qui ne le sont pas (par exemple, arrêter de fumer), soit
parce qu’évaluer les avantages et les inconvénients des choix qui s’offrent à nous est
chose très compliquée (par exemple, choisir un bon fonds d’investissement pour son
plan d’épargne-retraite). Deuxièmement, nous faisons souvent de mauvais choix, qui
tiennent aux limites de notre capacité d’analyse et à celles de notre volonté. Dès lors,
est-il possible d’aider les individus à prendre de bonnes décisions tout en préservant
leur liberté de choix ? Oui, répondent les auteurs qui, sans le dire explicitement,
proposent ici un petit traité de manipulation (bienveillante) à l’usage des honnêtes
concepteurs de politiques publiques.
. L’expression est évidemment un clin d’œil à l’ouvrage de J.-L. Beauvois et R.-V. Joule, Petit traité de manipulation
à l’usage des honnêtes gens, Grenoble, PUG, 2002 (987 pour la première édition).
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des êtres imparfaits
Les « vrais gens » ne se comportent par comme l’homo economicus de la théorie économique standard. Nul n’en doutait réellement. Le propos des auteurs reste néanmoins
intéressant, parce que, synthétisant les résultats de l’économie comportementale,
et plus généralement des sciences cognitives, ils décrivent précisément les limites
du jugement et de la volonté humaines. Commençons par les erreurs de jugement.
Elles peuvent résulter de biais cognitifs nombreux, que Thaler et Sunstein passent
en revue.
Nous pouvons ainsi être victimes du phénomène d’ancrage (anchoring). Lorsque
nous devons répondre à un questionnaire, nous sommes influencés par les réponses qui nous sont proposées. C’est ainsi que les organisations caritatives ont intérêt à suggérer d’envoyer « 00 euros, 250 euros, 000 euros, 5 000 euros ou autre
somme » plutôt que « 50 euros, 75 euros, 00 euros, 50 euros ou autre somme » : les
personnes sollicitées ont tendance à donner davantage dans le premier cas.
Bien d’autres biais cognitifs existent : biais de disponibilité (on s’assure beaucoup
plus contre les risques naturels juste après la survenue d’un ouragan) ; biais de représentativité (on s’inquiète de découvrir dans son quartier une concentration de cas
de cancers, alors que dans un pays de plusieurs dizaines de millions d’habitants, de
telles concentrations existent forcément et sont pourtant le fruit du hasard) ; biais
de formulation (si l’on dit à des patients que la probabilité qu’ils décèdent dans les
cinq ans après une opération donnée est de 0 %, ils refuseront l’opération bien plus
souvent que si on leur dit que leur chance de survie est de 90 %) ; biais d’optimisme
ou d’excès de confiance en soi (90 % des automobilistes estiment qu’ils conduisent
mieux que la moyenne). Chaque biais cognitif est illustré par de nombreux exemples.
Il en est un qui est particulièrement important pour comprendre nos mauvaises décisions. Il s’agit de l’aversion pour la perte (loss aversion). On sait ainsi, après des dizaines d’expérimentations, que si l’on propose à des gens de jouer à pile ou face, dans
une situation où « face » fait perdre 00 euros, ils n’acceptent en moyenne de jouer
que si « pile » leur permet de gagner 200 euros : la perspective de perdre 00 euros
doit être compensée par celle de gagner 200 euros avec la même probabilité. On dira
qu’il s’agit là d’une conséquence de l’aversion au risque. Mais les auteurs relatent
une autre expérience dans laquelle on offre à la moitié d’un groupe d’étudiants une
tasse en céramique et à l’autre moitié une grande barre de chocolat. Le prix des deux
cadeaux est identique et l’on a auparavant testé le fait que, s’ils ont le choix entre l’un
ou l’autre, à peu près la moitié des étudiants préfèrent la barre de chocolat et l’autre
moitié, la tasse. Pourtant, lorsqu’on les assigne de façon arbitraire et qu’on propose
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Petit traité de manipulation bienveillante
ensuite d’échanger les cadeaux, seul un étudiant sur
dix accepte. L’aversion pour la perte entraîne un autre
biais : la préférence pour le statu quo. On en conclura,
entre autres, qu’il est préférable de dire aux citoyens ce
qu’ils perdent à ne pas suivre les recommandations du
gouvernement en matière d’économies d’énergies que
ce qu’ils gagnent à les suivre. Mais les êtres humains
ne sont pas uniquement victimes de biais cognitifs. Ils
souffrent également de trois faiblesses de caractère.
il est préférable
de dire aux
citoyens ce qu’ils
perdent à ne
pas suivre les
recommandations
du gouvernement
en matière
d’économies
d’énergies que ce
qu’ils gagnent à
les suivre.
Nous sommes tout d’abord paresseux, ou, pour utiliser
un vocable moins moralisateur, notre comportement
est caractérisé par une certaine inertie. Lorsque des
vendeurs nous proposent trois mois d’abonnement gratuit à un service téléphonique donné (SMS illimités) et qu’ils passent sous silence le
fait qu’au bout de ces trois mois cet abonnement sera reconduit automatiquement et
facturé, ils comptent à juste titre sur le fait que nous ne prendrons pas la peine de le
résilier. Ils nous vendent ainsi un service dont nous n’avons pas besoin.
Nous souffrons ensuite souvent d’une faible capacité à résister aux tentations. Les
auteurs relatent à ce propos une expérience assez loufoque, consistant à offrir à des
personnes qui s’apprêtent à assister à une séance de cinéma des portions de popcorn rassis dont la consistance est proche de celle du polystyrène. Non seulement
la plupart des gens à qui on les a données les ont mangées, au moins en partie – on
a vérifié a posteriori qu’ils les avaient bien trouvées infectes –, mais leur consommation a été d’autant plus importante que la portion l’était. Conscients de nos faiblesses, nous sommes nombreux à nous imposer des contraintes parfois coûteuses. Aux
États-Unis, les Christmas saving clubs se sont développés rapidement. Ces clubs
gèrent des comptes bloqués et très peu rémunérés sur lesquels les membres s’engagent à verser de façon automatique une certaine somme chaque semaine. La somme
finale est mise à disposition un an après, au moment de faire les achats de Noël. Bien
que ces comptes soient des non-sens économiques (liquidité et rémunération des
fonds sont quasi nulles), ils rencontrent un énorme succès.
Dernière faiblesse, nous sommes influençables. Il arrive que notre comportement
dépende de celui des autres. À ce propos, l’ouvrage regorge de références à des expériences ou à des études de psychologie sociale qui montrent, par exemple, que les
grossesses précoces ou l’obésité peuvent résulter de processus d’imitation. Mais notre
comportement peut également être influencé par des choses plus surprenantes. Les
auteurs citent une étude qui montre que des individus font moins de saletés en
mangeant lorsqu’ils sont exposés à une odeur de nettoyant domestique, une autre qui
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suggère que le jugement que des personnes portent sur d’autres peut être influencé
par la température du breuvage qu’on leur offre (elles les jugent plus chaleureuses en
buvant du café chaud qu’en buvant du café glacé).
Pour notre bien
Les biais cognitifs et autres faiblesses de l’être humain sont bien connus des professionnels de la vente (ou de l’arnaque). Ceux-ci savent les utiliser à leur profit.
Pourquoi les concepteurs de politiques publiques n’en feraient-ils pas de même, mais
avec un objectif nettement plus altruiste : aider les individus à prendre des décisions
qui amélioreront leur bien-être ? Telle est la suggestion de Thaler et de Sunstein,
qui inscrivent leurs propositions dans ce qu’ils appellent un « paternalisme libéral »
(libertarian paternalism).
Un paternalisme, puisqu’il s’agit de rechercher le bonheur des gens, en faisant l’hypothèse que, laissés à eux-mêmes, ils n’en sont pas toujours capables (cf. nos explications
ci-dessus). Mais un paternalisme libéral, pour au moins trois raisons. La première, la
plus évidente, c’est que les propositions des auteurs entendent préserver la liberté de
choix : il ne s’agit en aucun de choisir à la place des individus. La deuxième raison,
c’est que ces propositions ont pour but d’orienter les individus vers des décisions
jugées bonnes de leur point de vue. Enfin, la dernière raison, c’est que les objectifs
et les moyens employés par les concepteurs de politiques publiques, désignés comme
des « architectes du choix », doivent pouvoir être assumés publiquement : on ne doit
pas cacher aux gens qu’on cherche à les influencer (même si, bien sûr, rien n’oblige à
le rappeler constamment).
Thaler et Sunstein présentent des illustrations extrêmement variées de politiques
publiques qui peuvent se prévaloir de ce paternalisme libéral. Certaines sont un peu
anecdotiques, mais marqueront les esprits en raison de leur cocasserie. Il en est ainsi
de la mouche que les concepteurs de toilettes publiques de l’aéroport international
de Schiphol (Amsterdam) ont fait dessiner au fond des urinoirs : elle aurait permis,
apprend-on, d’améliorer la propreté de l’environnement immédiat desdits urinoirs
de 80 %. Les auteurs ne précisent pas vraiment sur quel biais cognitif ou sur quelle
faiblesse de caractère ces ingénieux Hollandais se sont appuyés pour obtenir un
résultat aussi spectaculaire. Peut-être l’incapacité à résister à la tentation d’attenter
à la vie des mouches, à moins que ce ne soit une forme très particulière de mécanisme d’ancrage ? D’autres suggestions sont moins anecdotiques et illustrent bien la
façon dont les biais et faiblesses humaines peuvent constituer des leviers permettant
d’orienter les individus dans la bonne direction.
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Un premier levier disponible concerne la propension
des individus à se conformer à ce qu’ils pensent que la
Les individus qui
société attend d’eux, ou à ce que les autres font. Ainsi,
fraudent le font
en partie parce
dans le Minnesota, les services fiscaux ont expérimenté
qu’ils
surestiment
quatre méthodes pour lutter contre les fausses déclala
proportion
de
rations. À un premier groupe de contribuables, ils ont
ceux qui le font.
envoyé une plaquette expliquant à quoi servait l’argent
prélevé (tel montant pour l’éducation, tel montant pour
la sécurité, etc.). À un deuxième groupe, ils ont rappelé les risques qu’encouraient
ceux qui fraudent. À un troisième, ils ont envoyé un imprimé expliquant comment
obtenir de l’aide pour remplir les formulaires de déclaration. Enfin, à un quatrième
groupe, ils ont simplement rappelé que 90 % des contribuables du Minnesota étaient
en règle avec leurs obligations de déclaration. Seule la dernière intervention s’est
révélée efficace pour diminuer la fraude : les individus qui fraudent le font en partie
parce qu’ils surestiment la proportion de ceux qui le font (si la fraude est un comportement répandu, elle est « licite » socialement).
Des expériences du même type ont été menées dans le Montana pour lutter contre
l’abus d’alcool et le tabagisme. Les autorités y ont lancé une campagne de communication avec des slogans qui informaient sur les pratiques majoritaires : « 8 %
des étudiants du Montana boivent moins de quatre verres d’alcool par semaine » ;
« 70 % des adolescents du Montana ne fument pas ». Ces campagnes se sont révélées
efficaces. De même, à San Marcos, en Californie, on a joint à la facture d’électricité
une note détaillant la consommation du voisinage. Ceux qui consommaient plus que
la moyenne ont largement réduit leur consommation. Malheureusement, l’inverse
a également valu. Pour faire disparaître cet effet négatif, on a alors fait figurer sur
la facture, en plus de l’information précédente, une petite « émoticône » : J si la
consommation est inférieure à la moyenne et L si elle est supérieure. L’effet positif
(baisse de consommation des gros consommateurs) a été conservé et l’effet négatif,
éliminé.
Ce dispositif rejoint en fait toute une série d’autres mesures suggérées par les auteurs,
visant à rendre l’information plus claire pour les citoyens ou les consommateurs.
Cela n’a en soi rien d’original. Mais Thaler et Sunstein sont plus précis : ce qui
manque bien souvent, lorsque nous avons à prendre une décision, c’est le feed-back,
c’est-à-dire une information, si possible en temps réel, sur les conséquences de nos
choix. Si l’on nous demande d’améliorer notre technique de « put » au golf, mais
qu’on nous interdit de voir où va la balle à chacun de nos essais, il est peu probable
que nous puissions progresser. L’Ambient Orb est un exemple de dispositif destiné à
donner du feed-back sur notre consommation d’énergie . Il s’agit d’une petite boule
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lumineuse dont la couleur varie en fonction de notre consommation instantanée :
rouge lorsqu’elle est élevée, verte lorsqu’elle est faible. Installée dans les habitations
de clients volontaires par la compagnie Southern California Edison, elle a permis de
diminuer leur consommation de 40 % en période de pointe.
Encore les comportements de consommation d’énergie domestique peuvent-ils être
analysés comme des choix récurrents. La facture que l’on reçoit à la fin du mois est
ainsi le résultat d’une multitude d’options prises tous les jours (éteindre ou laisser
allumer la lumière dans le couloir, pousser ou non le chauffage ou la climatisation…).
Or il arrive que nous devions faire des choix non seulement autrement plus compliqués, mais encore autrement plus rares, qui par conséquent ne nous offrent que
peu d’occasions d’apprendre de nos erreurs. C’est tout particulièrement dans ce type
de situations que nous avons besoin d’être aidés. À ce propos, les auteurs présentent
longuement un dispositif destiné à optimiser les comportements d’épargne-retraite
des Américains, intitulé « Save More Tomorrow ».
Aux États-Unis, en effet, le régime des pensions de base, qui est un système par
répartition, procure des pensions dont le montant est relativement limité. Il convient
donc, pour profiter pleinement de sa retraite, de souscrire à l’un des nombreux plans
de retraite par capitalisation disponibles sur le marché. Alors que les versements sont
déductibles des impôts et sont abondés par les employeurs (par exemple un abondement de 50 % jusqu’à 6 % du salaire), 30 % des employés éligibles ne souscrivent
pas de plan, et les versements sont bien souvent insuffisants pour assurer un niveau
de pension correct (le plus souvent autour de 5 % du salaire quand il faudrait que
ce soit 5 %). Première suggestion : que l’inscription au plan d’épargne-retraite soit
automatique, qu’elle devienne « l’option par défaut ». En faisant cela, non seulement
on lutte contre l’inertie qui fait que beaucoup de salariés « oublient » de s’inscrire,
mais on en tire parti, puisque certains, tentés de se comporter en cigale, ne prendront
pas la peine de se désinscrire et agiront finalement en fourmi… par paresse !
Mais l’inscription au plan ne suffit pas. Il faut que les versements soient assez importants. En participant au dispositif Save More Tomorrow, les employés s’engagent à
ce que chaque augmentation salariale à venir se traduise par une augmentation de
la part de leur salaire allouée au fonds. On ménage ainsi l’« aversion pour la perte »
décrite plus haut, dans la mesure où l’effort supplémentaire d’épargne ne se traduit
jamais par une diminution du revenu disponible à la fin du mois. Testé en 998
dans une entreprise de taille moyenne, le dispositif a permis, en trois ans et demi
– et quatre augmentations salariales –, de faire passer le taux de contribution moyen
des salariés qui l’ont adopté de 3,5 à 3,6 %. En 2007, près de 40 % des grandes
entreprises américaines avaient adopté un mécanisme d’augmentation automatique
du taux de contribution.
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L’ouvrage de Thaler et Sunstein n’est pas parfait. D’une façon générale, on pourrait
reprocher aux auteurs de présenter leurs exemples de façon quelque peu désordonnée,
et de ne pas les rattacher toujours clairement aux différents biais cognitifs et défauts
de volonté qu’ils ont mis en évidence. Dans certains cas, il s’agit d’aider les individus
à lutter contre leurs faiblesses (en proposant par exemple aux joueurs compulsifs de
s’inscrire volontairement sur une liste qui leur interdit l’entrée des casinos). Dans
d’autres, il s’agit au contraire de s’appuyer sur ces biais ou faiblesses pour orienter les
individus dans la bonne direction. Ce sont les exemples les plus intéressants. Dans
d’autres cas encore, on ne voit pas trop quel est le rapport entre la politique publique proposée ou exposée et la problématique générale de l’ouvrage. Pour le lecteur
français, certains développements nécessitant une bonne connaissance du système
de protection sociale américain risquent d’être rébarbatifs. Mais l’ensemble reste très
suggestif et donnera sans doute des idées à tous ceux qu’intéresse l’innovation dans
le champ des politiques publiques.
Le livre et ses auteurs
Richard H.Thaler et Cass R. Sunstein : Nudge. Improving Decisions About Health,
Wealth, and Happiness, New Haven and London, Yale University Press, 2008, 293
pages.
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