Une volonté de savoir au crible d`une querelle médiatique

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Une volonté de savoir au crible d`une querelle médiatique
Communication & langages
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Une volonté de savoir au crible d’une querelle
médiatique
Yves Jeanneret
Communication & langages / Volume 2010 / Issue 166 / December 2010, pp 75 - 99
DOI: 10.4074/S0336150010014055, Published online: 05 January 2011
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Yves Jeanneret (2010). Une volonté de savoir au crible d’une querelle médiatique.
Communication & langages, 2010, pp 75-99 doi:10.4074/S0336150010014055
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Une volonté de savoir
au crible
d’une querelle
médiatique
Où va la télé ?
YVES JEANNERET
Sur le forum de France Télévisions « Jusqu’où va
la télé ? », l’auteur des documentaires, Christophe
Nick – qui ne ménage pas sa peine pour dialoguer –
interpelle l’un des contributeurs : « Vous dites qu’il est
démontré depuis longtemps “que les hommes peuvent
obéir et tuer”. Vous et moi étant des hommes, je
suppose donc que vous estimez “démontré” que vous
et moi pouvons tuer. . . Si vous “savez” que vous
pouvez tuer, dites-moi dans quelles conditions, pourquoi
et comment ? »1 Il convoque son interlocuteur à la
double place de sujet personnellement concerné et
d’arbitre d’une « prétention à la validité »2 . Cette
interpellation, qui relie l’expérientiel à l’expérimental,
annonce, aux prémices d’une querelle, l’un de ses enjeux
majeurs : la place qui sera faite au savoir, celui des savants
comme celui des sujets ordinaires de la communication.
Avant, pendant et après la diffusion des documentaires, le travail intermédiatique, polymorphe
et complexe, a requis, formulé et mobilisé des conceptions du savoir. On en donnera ici un aperçu en mettant
à profit quatre ressources : l’observation participante de
l’auteur, présent à certaines étapes de cette élaboration ;
l’analyse du dispositif énonciatif déployé dans les documentaires eux-mêmes et dans leur accompagnement
en programmation ; l’étude thématique et discursive
Les échanges médiatiques qui ont
précédé et suivi la diffusion des deux
documentaires Jusqu’où va la télé ? ne
relèvent pas de la controverse réglée,
mais de la querelle médiatique. L’auteur
analyse ici une composante de cette
querelle, la place qu’elle fait aux savoirs
sur la communication, entre images
de la scientificité, représentation des
situations, mode de mise en publicité
des compétences et réappropriation des
discours par les logiques médiatiques.
Il en ressort une sorte de paradoxe,
l’invocation de la nécessité d’une prise
en compte du télévisuel coexistant avec
une absence durable de l’analyse des
situations médiatiques et des savoirs des
publics.
Mots clés : querelle, savoir, polyphonie, communication scientifique, interrhétorique, expertise
1. Forum « Jusqu’où va la télé », 9 mars 2010. http://forums.
france2.fr/france2/Jusqu-ou-va-la-tele/xtreme-zone-sujet_5_1.htm.
Consulté le 6 mai 2010.
2. Habermas, Jürgen, 1987, Théorie de l’agir communicationnel, Fayard,
[1981], vol. 1, p. 91.
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d’un corpus d’articles de presse ; la reconnaissance de certains arguments échangés
sur le forum de France Télévisions3 .
UNE QUERELLE N’EST PAS UNE CONTROVERSE
Avant d’entrer dans le détail de ce processus, je souhaite rappeler deux positions
théoriques qui guident l’analyse.
D’abord, j’envisage ces échanges médiatiques comme une querelle4 , analogue
à « l’affaire Sokal », attaque d’un physicien au milieu des années quatre-vingt-dix
contre certains courants des sciences humaines5 , ou à l’empoignade occasionnée
par Loft Story6 . Il existe des différences dans la façon dont le débat s’est, ou ne s’est
pas, engagé. Cette fois-ci la plupart des intellectuels sont intervenus pour arrêter le
débat alors qu’ils s’y étaient investis précédemment. C’est pourquoi, si Le Nouvel
Observateur avait titré « Les intellectuels français sont-ils des imposteurs ? » en
1997, il n’a pas demandé en mars 2010 : « les promoteurs de la téléréalité sont-ils
des apprentis sorciers » ? Pourtant, d’une situation à l’autre, on reconnaît ce qui
distingue une querelle d’une controverse : non un cadre de discussion défini, mais
la superposition de plusieurs espaces ; non un problème disciplinaire, mais un objet
fuyant ; non une écriture normée, mais des rhétoriques hétérogènes.
Dans une querelle, l’imprécision quant aux savoirs concernés est structurelle.
Le problème est redéfini en permanence, mobilisé par les acteurs et façonné par les
médias. En l’occurrence, on incrimine l’image cathodique, l’attitude spectatorielle,
les politiques de programmation, la perversité du désir. On vise l’auteur, le
candidat, le public. Les autorités intellectuelles défilent : Jean-Léon Beauvois
le psychologue social, qui domine le premier documentaire, laisse place aux
spécialistes coutumiers des médias, Dominique Wolton, François Jost, Jean-Louis
Missika, eux-mêmes météoriques dans leur passage, tandis que le philosophe
omniprésent dans le second documentaire et dans les programmes de la presse TV,
Bernard Stiegler, tombe dans un trou noir. Quant aux chercheurs qui ont effectué
le travail de terrain, nul ne sollicite leur analyse, ni journalistes ni universitaires,
alors qu’il est sans cesse question de ce qu’ont fait et pensé candidats et public.
Autant de glissements qui n’échappent pas aux internautes7 : « l’expérience ne dit
3. Documents liés à la programmation : dossier de presse illustré sur le double documentaire ;
site « Jusqu’où va la télé ? » de France Télévisions. Corpus exhaustif des articles publiés par la
presse télévisuelle et dans les suppléments télévision de la PQN avant la diffusion des documentaires
(« prépapiers »). Corpus sélectif d’articles signés par des auteurs présentés par le titre comme détenteurs
d’un savoir académique publiés entre le 25 février et le 29 mars dans la PQN, la presse magazine et la
presse gratuite parisienne. Les entretiens filmés de membres du public analysés dans l’article de Camille
Jutant et les interventions du forum ont servi à repérer les enjeux, sans faire l’objet d’une analyse
systématique.
4. Je ne souscris pas à l’extension du terme de « controverse », venu de la sociologie des sciences, aux
situations médiatiques et politiques.
5. Pour le détail de cette querelle, cf. Sokal, Alan et Bricmont, Jean, 1997, Impostures intellectuelles, Odile
Jacob ; Jeanneret, Yves, 1998, L’affaire Sokal ou la querelle des impostures, PUF ; Jurdant, Baudouin (dir.),
1998, Impostures scientifiques : les malentendus de l’affaire Sokal, Alliage-La découverte.
6. Sur cette querelle, cf. Jeanneret, Yves et Patrin-Leclère, Valérie, 2003, « Loft Story 1 ou la critique prise
au piège de l’audience », Hermès, 37, pp. 143-154.
7. Forum de France Télévision.
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absolument rien de l’impact de la télévision sur les téléspectateurs » (alcibiade 21,
17 mars) ; « où sont les psychosociologues ? » (lageaude, 19 mars) ; « personne ne
parle du public » (calamitydemars, 18 mars).
Le second parti pris théorique concerne l’approche des interactions médiatisées. Je n’opposerai pas « production » et « réception » – antithèse classique qui,
on le verra, sort renforcée de la querelle. Je souhaite mettre en relation les différents
espaces médiatiques, la pluralité des sources et acteurs de la communication pour
décrire un processus de circulation et de réécriture des savoirs8 . Les émissions
seront donc ici abordées comme une réécriture de savoirs et de figures du savoir
et les articles de presse interviendront en dialogue avec les figures exhibées par les
documentaires.
LE TRIOMPHE STRUCTUREL DE LA QUESTION MAL POSÉE
Rêver d’une forme pure de « controverse » ne mène pas loin. Ce sont les lignes
de fuite du débat qui font l’intérêt des querelles, en tant que témoignages sur une
économie médiatique des savoirs. Je puis reprendre ce que j’écrivais à propos de
l’affaire Sokal : « Il y aurait quelque naïveté à attendre de cette querelle quelque
leçon que ce soit en philosophie, en sociologie ou a fortiori en matière de police
des savoirs et des discours. Son intérêt est bien plutôt qu’elle offre au regard une
configuration de textes et de positions d’une exceptionnelle richesse en ce qui
concerne les idéologies de la science, les rapports entre science, autorité et savoir, la
réinscription des catégories scientifiques dans la société »9 . Naguère il fallait choisir
entre dire les lois de la physique aussi réelles que les rochers ou faire de la science
un récit parmi d’autres, ici il faudrait trancher entre le totalitarisme médiatique
et la défense de la télévision. Sans engager une discussion épistémologique
complète, je me bornerai à deux exemples : la représentativité des chiffres et la
crédulité des candidats.
Beaucoup de réfutations visent la comparaison des chiffres : 62 % de soumis
chez Milgram et 81 % chez Beauvois-Nick10 : la sélection de sujets appartenant
à une population prête à participer à un jeu constituerait un « biais ». Or toute
activité sélectionne ceux qui acceptent de s’y livrer : si l’on compare les institutions
scientifique et médiatique, il faut réaliser l’expérience avec des sujets attachés
respectivement à ces deux institutions11 . Mais cette erreur n’est pas sans rapport
avec l’insistance du documentaire sur le strict parallélisme des échantillons : ce
qui, on le verra, ne provient pas de l’épistémologie, mais du projet médiatique.
Une objection méthodologique plus sérieuse tient à l’intervalle historique entre les
8. Pour un exposé plus complet de cette théorie, cf. Jeanneret, Yves, 2008, « La cybernétique de
l’imparfait, objets médiatisants et processus de communication », dans Penser la trivialité – 1 La vie
triviale des êtres culturels, Hermès, pp. 135-179.
9. Jeanneret, Yves, 1998, L’affaire Sokal ou la querelle des impostures, PUF, p. 11.
10. Le statut rhétorique de ces chiffres sera commenté ci-dessous. « Beauvois-Nick » désigne la double
auctorialité revendiquée pour l’expérience.
11. Le cas de Milgram est différent puisque lui, qui travaille après la Shoah, veut montrer que n’importe
qui peut se soumettre à une autorité socialement instituée : l’autorité scientifique n’est pour lui qu’un
exemple transposable.
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expériences : à un demi-siècle de distance, enregistre-t-on l’évolution des pratiques,
des interprétations, des dispositifs ? L’argument est pourtant presque totalement
absent : ceux qui stigmatisent l’expérience le font au nom des vérités éternelles.
Seul /Wolton/12 rappelle que « le contexte historique est radicalement différent » ;
mais c’est sous un titre qui renvoie l’actualité au déjà connu : « L’homme est un
loup pour l’homme, on le savait déjà »13 : une logique de renvoi au passé qui sera
décisive dans la querelle.
Autre exemple : les candidats croyaient ou ne croyaient-ils pas à la gravité
du jeu ? La voix over du documentaire présente les déclarations d’incrédulité
comme des dénis. D’autres racontent que tout le monde savait que tout était
truqué. Or, toute question posée aux observateurs aurait montré le rôle central
de l’incertitude sur la situation14 . Constat qui ne ressortait pas seulement des
carnets d’observation, mais était exposé dans mon interview dans Télérama, dans
les propos de candidats publiés, dans le témoignage de membres du public sur
internet. Mais il fallait que les candidats croient ou sachent.
Ces rapides examens méthodologiques ne visent pas à ironiser ; ils montrent
que les débats se réfèrent à une figure de la scientificité à la fois idéale et caricaturale,
dans laquelle les « biais » seraient totalement exclus et la réalité des comportements
deviendrait transparente. Le plus intéressant est d’analyser ce que ces échanges
disent du statut qu’occupent les savoirs, du traitement qu’ils connaissent dans les
médias et du type de compétence qu’on sollicite et reconnaît quand il s’agit de
comprendre les phénomènes médiatiques.
SCÉNOGRAPHIE DES PAROLES SCIENTIFIQUES
L’une des propriétés du programme conçu par Christophe Nick est la place faite à
la parole de chercheurs sur la base, non de leur notoriété médiatique, mais d’une
lecture de leurs textes : trait exceptionnel pour des soirées sur une grande chaîne.
L’auteur a sollicité plusieurs chercheurs peu présents d’ordinaire à la télévision
pour des raisons précises qu’il leur a exposées15 . Le tournage rompt avec l’usage de
recourir aux mêmes autorités scientifiques sur n’importe quel sujet concernant la
communication – autorités usuelles que la presse, délaissant les chercheurs présents
dans les documentaires, replacera sur le devant de la scène.
12. J’ai choisi de placer entre barres obliques le nom des auteurs lorsque leurs propos sont cités dans
la presse, dans la mesure où ces propos ont pu être reformulés et s’éloigner de la pensée de l’auteur.
Plusieurs auteurs qui interviennent dans la querelle disent, si l’on croit la presse, des énormités : Wolton
paraît ne pas savoir que Milgram cherche à mettre hors jeu l’agressivité et le sadisme ; Jost paraît réduire
la télévision au simple rôle de miroir du social ; Macé semble confondre fiction et feintise. Ce type de
mésaventure m’est parfois arrivé. L’analyse des propos publiés des auteurs se rapporte donc à l’image
représentée de leur compétence dans les médias ; elle ne concerne pas leur propre recherche.
13. Wolton, Dominique, 2010, « L’homme est un loup pour l’homme ? On le savait déjà », Journal du
dimanche, 14 mars, p. 2.
14. Cf. sur ce point l’article de Camille Jutant dans ce dossier.
15. Christophe Nick avait notamment lu avant le tournage La soumission à l’autorité de Stanley
Milgram, un article publié par Valérie Patrin-Leclère et moi paru dans Hermès, les essais de Bernard
Stiegler sur l’hyperindustrialisation de la culture et Les illusions libérales de Jean-Léon Beauvois. Les
conversations ont commencé par le commentaire de ces travaux. Un autre chercheur, qui devait
intervenir sur les mêmes bases, s’est avéré indisponible in extremis parce qu’il a été mobilisé sur un
autre terrain.
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La construction des documentaires repose sur la création de dispositifs
polyphoniques complexes. Dans Le Jeu de la mort, la parole des chercheurs
est scénarisée, dans le cadre de la reconstitution d’une situation de recherche.
Les éléments pragmatiques qui caractérisent une étude scientifique collective
sont exhibés : observation en situation, ajustements méthodologiques, visionnage
d’enregistrements, consultation de données, discussion d’hypothèses, exposé de
résultats, etc. Le tout est accompagné d’un matériel sémiotique porteur de
valeur symbolique : documents dactylographiés, tableau de papier, projections
graphiques, listings. Cette mise en intrigue du travail de recherche associe
documentaire et scénarisation. L’observation effective d’échanges entre chercheurs
dans le studio et la captation des images d’observateurs sur le plateau
relèvent du reportage ; la reconstitution de réunions de travail dans la villa
de Le Corbusier s’apparente à une réalité feinte, puisque les chercheurs s’y
représentent eux-mêmes ; enfin, la fiction habite le dialogue entre scientifique
et animatrice qui a lieu pour les besoins d’un genre, la vulgarisation16 . Dans ce
dernier cas, l’esthétisation des scènes et la formalisation du rôle (savant/novice,
sage/séductrice) fait appel à une attente narrative identifiée, le professeur jouant
vis-à-vis de l’animatrice un rôle proche de celui de Fontenelle face à la marquise
des Entretiens sur la pluralité des mondes – avec son partage des rôles masculin
et féminin et sa tonalité de fête nocturne de la beauté et du savoir. La réunion de
ces scènes place en continuité le rapport technique, le dialogue philosophique et
la médiation vulgarisatrice : ce que confirme le physique socratique de Beauvois17 .
Ce premier programme est donc une sorte de « docufiction » sur le travail savant.
Cette science montrée est traversée, en filigrane, par une autre figure, celle
de Stanley Milgram se livrant à l’expérience canonique, qui est alléguée, citée
et mobilisée. Alléguée, parce que le documentaire présente cette expérience comme
la matrice du film ; citée, parce que les images d’archives ponctuent le déroulement
du jeu ; mobilisée, parce que la voix over et les chercheurs reprennent les thèses
de Milgram. D’où une intertextualité particulière : Milgram effectue des gestes et
il est « parlé » par ceux qui, s’autorisant de lui, diffusent un savoir acquis. Position
à la fois centrale et effacée qui engage un processus de reformulation en chaîne
et impose durablement la prééminence de la question de l’autorité sur celle de la
médiatisation18 . Pour tester l’autorité 1. de la télévision, on convoque l’autorité
2. de scientifiques contemporains et surtout celle de leur méthode expérimentale
3. ces chercheurs d’aujourd’hui se placent sous l’autorité d’un scientifique d’hier
16. Les catégories ici utilisées proviennent de la théorie des genres littéraires réinterprétée par les études
télévisuelles (Hamburger, Kate, 1986, La logique des genres littéraires, Seuil, [1977] ; Jost, François, 1997,
« La promesse des genres », Réseaux, 81, pp. 11-31).
17. On pense à l’analyse menée par Barthes de la « physionomie de l’abbé Pierre » (Barthes, Roland,
2002, Mythologies, in Œuvres complètes 1, Seuil [1957], pp. 711-713). Plus spécifiquement, le recours
à une figure pour incarner une discipline associe au sein d’une scène médiatique un rapport de
communication et une conception du savoir. La personnification de l’archéologie par Yves Coppens
et l’ironie de Pierre-Gilles de Gennes n’engagent, ni la même relation avec le public, ni les mêmes valeurs
(Anthippi Potolia, 2009, « Écran écrit, savoir : évolution des images discursives dans les cédéroms de
vulgarisation scientifique », thèse de doctorat, sous la direction de Daniel Coste, Université Paris 3).
18. La presse générale et spécialisée vulgarise Milgram beaucoup plus aisément que les études
télévisuelles.
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4. qui se trouve avoir lui-même pris l’autorité de la science 5. pour objet. Ce
procédé renoue implicitement avec l’histoire de la télévision, qui a largement fondé
sa propre autorité sur sa capacité à montrer l’avancée de la science19 . Cette mise
en parallèle, à un demi-siècle d’écart, de deux scénographies de la scientificité
produit un effet paradoxal. D’un côté, elle renforce l’assimilation du scientifique
à l’expérimental, dans la continuité d’une l’histoire des innovations télévisuelles
prétendant à la révélation de l’humain20 . Le geste d’expérimenter, réitéré dans
son éternelle vérité, renforce une conception des sciences humaines dont les
méthodes s’apparentent au laboratoire du naturaliste : ce que la presse confirme
en parlant de « cobayes ». Mais la texture d’images si différemment filmées signale
subrepticement, dans le remake, la distance qui sépare deux cultures du savoir.
Dans Le Temps de cerveau disponible, la scénographie des paroles scientifiques
est différente. Les chercheurs interviennent en situation d’interview, un mode
de communication propre à l’émission scientifique. L’interviewer est hors cadre,
sa parole est coupée, seule la réponse du spécialiste passe à l’écran. C’est une
scène énonciative familière qui légitime le scientifique comme expert. Mais le
chercheur est interviewé en studio et non dans son lieu de travail : on est
dans un genre mixte entre la vulgarisation respectueuse d’une science sacralisée
(triomphante à l’époque de Milgram) et l’information scientifique intégrée à
l’institution télévisuelle en tant que lieu focal. Le scientifique est au centre, mais,
loin de recevoir la visite du journaliste, il se déplace là où se dit l’information21 . On
peut dire des chercheurs interviewés, en parodiant Éliseo Véron22 , « il (elle) est là,
je le (la) vois, il (elle) me parle ».
Ici encore, la vulgarisation intervient de façon complexe : si les auteurs
exposent un résumé simplifié de leurs propres travaux, le principal intervenant,
le philosophe Stiegler, consacre le plus clair de son temps à expliquer des notions
d’anthropologie, de psychanalyse et de mythologie : formules qui, on va le voir,
auront plus d’écho que ses propres positions. La voix over assure la continuité
du propos, reliant des analyses renvoyant aux problématiques propres à chacun.
Ce complexe jeu de voix soutient une autre sorte de « dialogue » qui, lui, relève
de l’écriture audiovisuelle, entre discours savant et image d’archives, préparant
et illustrant les propos des universitaires. L’art de la création audiovisuelle
(écriture, réalisation, montage) se noue ici au travail des techniciens des archives
audiovisuelles.
Dans la complexe polyphonie du double documentaire, le dernier mot est
laissé, non à la voix over, mais au scientifique le plus représenté : dans le premier
cas le psychologue, dans le second le philosophe. Prééminence que notent les
internautes : « On aurait presque cru assister à une conférence de Bernard
Stiegler » (nutellraf, 19 mars). Dans les figures de la science dominent, d’un côté
19. Cf. sur ce point Chervin, Jacqueline, 1997, « Est-ce que vous avez la bonne image sur votre écran ? »,
Hermès, 21, pp. 67-77.
20. Cf. sur ce point Aïm, Olivier, 2004, « Une télévision sous surveillance : les enjeux du panoptisme
dans les “dispositifs” de télé-réalité », Communication & langages, 141, pp. 49-59.
21. Babou, Igor, 2004, Le cerveau vu par la télévision, PUF, pp. 159-164.
22. Véron, Éliseo, 1983, « Il est là, je le vois, il me parle », Communications, 38, pp. 88-120.
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(Le Jeu de la mort) le psychologue expérimentaliste qui interprète des résultats
ayant valeur de preuve, de l’autre (Le Temps de cerveau disponible) le philosophe
critique qui donne du sens à l’actuel en regard d’une théorie anthropologique.
On verra là des figures du savoir ancrées dans des éthè scientifiques personnels
et disciplinaires : le psychologue méthodique et le philosophe visionnaire. Une
scénographie liée au double usage, probatoire et interprétatif, que le documentaire
fait des savoirs, lorsqu’il reproduit une expérience canonique et tient un
discours engagé. La première figure, expérimentaliste, qui assoit la prétention de
vérification, exige d’occuper tout l’espace épistémique pour se déployer23 , tandis
que la seconde, spéculative, s’accommode d’un dialogue avec d’autres disciplines,
capables d’élucider des stratégies médiatiques.
CONCEPTIONS DE LA SCIENTIFICITÉ ET DÉFINITION DES SITUATIONS
Ces coopérations se nouent au fil d’une production dont la nature et le résultat
se décident au fil du temps, car la production télévisuelle repose sur un temps
déployé entre scénario, tournage, montage, programmation, promotion. Il est
d’emblée clair pour l’équipe de réalisation comme pour les universitaires que
ce documentaire aura une structure en abyme, le discours audiovisuel faisant
appel à la parole scientifique, elle-même construite en référence aux séquences
filmées du faux jeu. Il existe une interdépendance entre hommes de télévision
et hommes de science. Le documentariste attend des résultats expérimentaux qu’ils
soutiennent son discours et les psychologues disposent d’un matériel d’analyse
d’une ampleur considérable : création d’un espace, mobilisation d’une équipe,
collecte de données. L’enchaînement de dispositifs est révélateur des moyens
respectifs dont disposent les productions médiatique et scientifique. Ce sont
d’ailleurs les occasions d’observation qu’offre ce dispositif qui intéressent l’équipe
de SIC, rattachée dans un second temps à ce projet.
Toutefois, il va s’avérer que l’hypothèse d’une complémentarité des savoirs
– analyse de la soumission à l’autorité, étude du public – rend mal compte
de ce qui est en jeu. Dans le cadre de recherches académiques, les démarches
divergent : d’ordinaire, les psychologues sociaux se centrent sur les attitudes des
sujets et les chercheurs en communication sur les cadres de la communication,
les premiers contrôlant des variables et les seconds examinant la singularité des
langages et des interactions. De telles différences sont fortes au sein des sciences
anthroposociales, qui ne revendiquent pas les mêmes schèmes d’intelligibilité24 ;
en conditions médiatiques, elles s’accentuent, car il ne s’agit pas seulement de
23. Sur le site de France 2 et dans le dossier de presse, la liste des conseillers scientifiques de la première
émission (à laquelle j’appartiens) est titrée « Psycho-sociologues ».
24. Selon Jean-Michel Berthelot, philosophe des sciences sociales, le modèle de la raison expérimentale
domine les sciences anthroposociales, mais « seule la psychologie sociale, dans la droite ligne de la
psychologie expérimentale dont elle procède, relève stricto sensu du modèle. En d’autres termes, si la
constitution de leur dispositif de connaissance par les quatre disciplines se fait sous les auspices du seul
modèle de scientificité légitime, celui des sciences de la nature, ce modèle peut être source de tensions, de
résistances, voire de refus au nom de la spécificité du domaine étudié », (Berthelot, Jean-Michel, 2001,
« Les sciences du social», dans Épistémologie des sciences sociales, PUF, p. 218. Les quatre disciplines types
étudiées par Berthelot sont la démographie, l’ethnologie, la psychologie sociale et la sociologie.
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produire un savoir mais de le rendre visible : on ne représente pas seulement la
science mais la scientificité.
Pour les psychologues, il s’agit de contrôler le protocole en s’assurant qu’il
est identique à celui de Milgram, chaque variante étant introduite sous la forme
minimale lorsque c’est inévitable25 . Les sujets observés en 1963 reçoivent le statut
de population témoin pour mesurer les pouvoirs respectifs de la science et de
la télévision. Pour les sciences de la communication, c’est la différence entre les
situations qui fait sens, dans la mesure où elle révèle la spécificité des processus de
médiatisation : énonciation, représentation, interaction. Cet écart détermine ce à
quoi chaque discipline s’intéresse et, symétriquement, ce qu’elle passe sous silence.
La psychologie expérimentale contrôle le processus de communication à partir
de paramètres dont la reproduction doit être systématisée. On le voit dans l’écart
entre le savoir-faire des animateurs et son simulacre. Un bon animateur surprend
son public par un art de la variation et de la saillie ; or, ici, la parole est automatisée,
conduisant la présentatrice à réaliser une performance qui n’a rien à voir avec son
métier. En effet, les actes de langage doivent coder des actes tout court. Les « paroles
gelées » supportent une série d’objectivations. Le chercheur en communication
s’intéresse à ce que le psychologue neutralise, conditions de parole, rôle des publics,
matérialité du dispositif. Cette attention à la dynamique des situations suppose des
méthodes interprétatives dont l’analyse sémiotique et l’observation sont la forme
indépassable. L’analyse repose sur des hypothèses relatives à la façon dont les sujets
vivent les scènes et sur les moyens interprétatifs dont ils disposent. Il est impossible
de caractériser une situation comme médiatique sans être attentif à la réflexivité
des sujets sociaux, observable aussi bien dans le public que chez les candidats ou
d’ailleurs l’équipe de tournage, telle que Camille Jutant l’analyse dans ce dossier
avec le concept d’ajustement.
Or, dans la perspective de créer un événement médiatique, indispensable au lancement du débat, ces perspectives sont difficilement compatibles.
L’observation des chercheurs en communication menace le potentiel dramatique
de l’expérimentation : si l’on met en avant la complexité des rôles, la présence du
public et l’anticipation d’un public futur26 , il n’est plus possible de considérer la
situation télévisuelle comme la duplication de l’expérience de Milgram.
Toutefois, un événement médiatique n’est pas un rapport de recherche. Il fallait
sans doute choisir entre l’analyse de la médiatisation et le rapprochement des
chiffres. Dans une perspective de médiatisation large, et surtout de promotion
intermédiatique de l’événement télévisuel, le second choix a prévalu27 . Les savoirs
25. Ces variantes et leurs justifications sont détaillées dans Nick, Christophe et Eltchaninoff, Michel,
2010, L’expérience extrême, Don Quichotte, Paris.
26. Cet écart s’est manifesté dans les échanges que j’ai eus avec Christophe Nick, pendant le tournage
puis pendant le montage (alors que j’étais interviewé pour le second film) sur la façon d’évaluer le rôle,
essentiel ou marginal, joué par le public. En effet, le protocole mis en place avec les psychologues sociaux
affectait l’une des injonctions, la cinquième, à un « appel au public ». Le faible poids de cette injonction
sur les comportements suggérait d’exclure un rôle majeur du public ; en revanche, dans une perspective
communicationnelle, il n’est pas nécessaire que le public soit explicitement mentionné pour qu’il soit
déterminant.
27. Je souhaite ici me distancier des discours qui stigmatisent les activités de médiation et de
médiatisation large des savoirs en supposant une scène où un discours pur de recherche pourrait être
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Une volonté de savoir au crible d’une querelle médiatique
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qui interdisaient une comparaison quantitative des effets devenaient dès lors, au
mieux, secondaires, au pis, parasitaires. On peut penser que, sans cette rhétorique,
l’événement télévisuel n’aurait pu être créé. Mais ce choix débouchait sur une
difficulté : la comparaison décrite par la presse comme « glaçante » exigeait
l’effacement de ce qui fait un média par rapport à un laboratoire. Ce “trou noir”
épistémique devait être comblé : il paraît l’être par un discours superlatif, la
proclamation par Beauvois du caractère totalitaire de l’emprise télévisuelle. De la
même façon que le candidat du Jeu de la mort est plus soumis que le cobaye de
l’expérience scientifique, la télévision sera une institution plus forte que la science,
une institution totalitaire.
Mais le raccourci produit par cette conclusion met hors jeu la complexité des
analyses proposées par le second documentaire et la critique du programme par les
spécialistes de la télévision et par les défenseurs de la téléréalité s’engouffre dans cet
impensé du médiatique.
UNE DÉS-ÉNONCIATION MÉDIATIQUE
Ces contradictions se déploient d’autant plus fortement dans la querelle que le
processus n’y est pas linéaire. La chaîne ne programme aucun discours expliquant
le lien entre le risque possible de voir apparaître un programme extrême (Le Jeu
de la mort) et l’étude d’une dérive réelle des émissions commerciales (Le Temps
de cerveau disponible). Les journalistes et les personnalités ont vu ce dernier de
façon anticipée et ils ont choisi de faire comme si le premier documentaire était
seul. C’est ainsi que la polémique produit ses effets autour de ce seul programme
avant les deux soirées. Le corpus de la presse TV antérieur à la diffusion contient en
réduction à peu près tout le spectre argumentaire que la presse généraliste déploiera
ensuite : un espace de discussion qui présuppose massivement que l’auteur et la
chaîne ont voulu accabler la télévision dans sa globalité.
Il s’agit d’une réécriture massive de l’enjeu du débat, car, bien entendu,
l’objectif du documentariste, lui-même producteur et auteur, n’était nullement
d’attaquer globalement la télévision, son propre métier. Pourtant, malgré ses
protestations réitérées sur ce plan, il ne pourra convaincre, car il ne porte qu’un
discours personnel au sein d’une circulation médiatique des idées qui s’en détache
inexorablement. L’absence de relais dans la presse quant au projet global du double
documentaire renforce cette méconnaissance et, plus encore, la fixation de tous
les commentaires préalables sur le seul Jeu de la mort au détriment du Temps de
cerveau disponible. Or la structure du documentaire Le Jeu de la mort, dès lors qu’on
accepte de le couper du Temps de cerveau disponible n’est pas sans autoriser une telle
réécriture ou, plus exactement, ne pas l’interdire28 .
¯
diffusé. Cette approche cynique, qui consiste à mesurer toujours la déception par rapport à un tel
idéal, me semble improductive. Toute la difficulté de la communication médiatique consiste dans la
nécessité de captation que lui impose son cadre même. C’est pourquoi je ne suppose nullement que les
contradictions et difficultés décrites dans cet article auraient pu être évitées.
28. Pour les facteurs liés à la diffusion, à la programmation et aux politiques de la chaîne, non étudiées
ici, cf. l’article de Valérie Patrin-Leclère dans le même dossier.
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Où va la télé ?
Ce sont là les effets pervers du choix courageux d’une extrême polyphonie
décrit plus haut. L’équipe de réalisation a donné la parole dans chaque
programme à des chercheurs différents en fonction de leur connaissance spécifique
des différentes composantes du sujet, plutôt que d’inviter les mêmes figures
médiatiques familières tout au long du programme. Cette multiplication des
auteurs, intellectuellement riche, a pour conséquence une disparité de style
et d’argumentation qui rend difficiles l’identification et l’articulation entre deux
questions distinctes, celle du pouvoir du dispositif télévisuel et celle de l’évolution
des programmes : d’un côté la nature des ressorts engagés par la médiatisation
comme processus et de l’autre la genèse d’une dérive historique réelle. Pour
comprendre le projet global des documentaires, il faut associer la démonstration
par les psychologues sociaux d’une possible soumission au dispositif télévisuel avec
l’analyse par les spécialistes des médias des effets réels de la recherche d’audience
sur certains programmes. Or, l’articulation des deux questions est à peu près
impossible pour le public qui ne peut lire que des articles consacrés au Jeu de la
mort et ne reçoit aucune information sur la continuité du projet : reste l’ensemble
des paroles disséminées des différents chercheurs. Il faudrait comprendre que le
premier documentaire porte sur ce qui pourrait arriver et le second sur ce qui arrive
historiquement – distinction qui relève de la dimension la plus subtile du sens, la
valeur modale (être/devoir-être/pouvoir-être) pour ne pas attribuer aux auteurs un
discours sur ce qu’est réellement toute la télévision – interprétation tragiquement
renforcée par certaines formules de Beauvois sur l’« être télévisuel », et non son
pouvoir-être. . .
C’est dans ce cadre que le geste de dés-énonciation réalisé par la presse et les
scientifiques qu’elle invite, la suppression imaginaire du second documentaire,
prend tout son sens. En omettant Le Temps de cerveau disponible, la presse
télévisuelle découpe un programme qui, étant limité au Jeu de la mort, ne contient
aucune analyse des différences entre les productions télévisuelles. Tout se passe à
partir de là comme si jamais les documentaires n’avaient comporté l’intervention
des chercheurs en communication, ni pris en compte l’économie et l’histoire des
programmes – acquis scientifiques centraux dans Le Temps de cerveau disponible.
La réécriture des programmes dans la presse invente un nouveau texte, réduit à
l’accablement de la télévision29 . Or, la dissociation des deux publics (cf. article de
Valérie-Patrin dans ce dossier) acte ce travail d’extraction.
Mais une telle réécriture n’aurait pu exister si elle n’avait pu s’appuyer sur
des éléments du Jeu de la mort, désormais, pour la querelle, seule émission
29. Pour mesurer la force de cette réécriture, il n’est que de la comparer à ce qui figure dans le dossier
de presse, distribué à tous les acteurs concernés (journalistes et intellectuels), sous la plume de Patricia
Boutinard-Rouelle, directrice de l’unité de programme à France 2, écrit : « Ce documentaire a [. . .]
pour but de créer un véritable électrochoc (si je puis dire) et un vrai débat parmi ceux qui pensent et
agissent sur la télévision. En mettant l’accent sur les dérives des chaînes commerciales (pour l’essentiel
étrangères), cette soirée événementielle pose aussi la question de la place et de la responsabilité culturelle
et sociale des chaînes de service public comme contrepouvoir face à la mercantilisation croissante de la
télévision ». Ce discours n’est repris, ni par le présentateur de la soirée (Christophe Hondelatte), ni
dans les dossiers de la presse, ni dans les propos des chercheurs invités à la présentation anticipée des
documentaires.
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Une volonté de savoir au crible d’une querelle médiatique
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existante. La superposition de trois situations, un jeu télévisé, une expérience
scientifique et une émission engagée, a de complexes conséquences. La mise en
exergue des gestes expérimentaux et des données quantitatives constitue le noyau
de la démonstration, sans en être la finalité. En effet, le potentiel spectaculaire
de l’expérience elle-même fournit à l’émission sa charge dramatique. Ainsi
triomphent, face à face, « des chiffres et des cris », selon l’intertitre d’un article de la
presse télévisuelle30 . Le scénario narratif de la recherche est mis en place d’emblée,
mais son potentiel pathétique est immédiat : il s’agit de savoir si la télévision peut
pousser à tuer. Le montage superpose la mise en place de l’expérience et l’attente
d’un spectacle. Les scènes qui montrent les scientifiques au travail se situent à la
croisée des deux dynamiques, démontrer le sérieux scientifique et annoncer l’enjeu
vital d’un jeu dont le spectateur ne connaît encore ni les règles, ni le caractère feint.
Dès le début du film, dans un dialogue de pure connotation, (on ne sait pas de quoi
ils parlent) les chercheurs suggèrent une situation dramatique : « il peut mourir ».
C’est dans cette tension dramatique qu’intervient la vulgarisation de
l’expérience de Milgram, doublée de son équivalent contemporain : montage
visuel qui atteste la duplication. Le public n’intervient que comme une contrainte
à prendre en compte : « Pour que l’expérience soit crédible, explique la
voix over, il faut qu’elle se déroule en public. C’est la seule différence avec
l’expérience de Milgram qui se déroulait dans l’isolement d’un laboratoire de
recherche »31 . Cette mise en parallèle discursive et visuelle commande toute la
démonstration : reproduction des phases du jeu-expérience et comparaison des
résultats quantitatifs des deux expériences.
Le montage du documentaire, dans une forme en spirale, est subtil : la
répétition des scènes du jeu met en parallèle l’expérience ancienne et la nouvelle,
les différents candidats, le jeu télévisuel et l’expérience. Or, tout en suivant
la chronologie des questions successives, qui dramatise la tension de l’enjeu
spectatoriel, le retour des confrontations entre candidat(e) et animatrice introduit
un récit qui repose sur deux ressorts essentiels : la distribution des conduites selon
les chiffres (numéro des questions, force des intensités électriques, proportion
des populations) et la montée des situations de confrontation interpersonnelle.
Le cadrage, effaçant le dispositif, isole la scène mettant aux prises les deux
personnes. Le récit se focalise sur une empoignade qui renvoie l’enjeu aux attitudes
personnelles ; la mise en série des candidats32 engage l’idée d’une interchangeabilité
des personnes que confirme le commentaire par « populations » ; la fusion
progressive de trois regards, équipe de réalisation, scientifiques et public, présente
30. « Pousse au crime », Télé Z, 8 mars 2010.
31. Il existe en réalité de nombreuses autres différences, notamment liées à la façon de formuler les
différentes « injonctions » faites aux candidats, par le scientifique dans l’expérience de Milgram et par
l’animatrice dans Le Jeu de la mort. Elles sont commentées L’expérience extrême, op. cit.
32. Selon la formule qui définit selon Jakobson la fonction poétique, le documentaire projette l’axe
paradigmatique (série des candidats) sur l’axe syntagmatique (déroulement du jeu). « La fonction
poétique projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison »
(« Linguistique et poétique », dans : Jakobson, Roman, 1963, Essais de linguistique générale, Minuit,
[1960], p. 220).
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Où va la télé ?
le savoir comme une réalité visible. Principe clairement affirmé par la phrase
introductive de la voix over : « pendant dix jours nous avons vu ça ».
DES SAVOIRS ABSENTS
Il n’est pas possible d’étudier ici en détail la façon dont les acteurs impliqués
dans la querelle s’emparent des savoirs présentés et publicisés. Je me bornerai
à trois approches de ces développements : les prises que cette construction
offre à la querelle, la transformation du cadre des échanges par la rhétorique
intermédiatique et la situation faite aux savoirs sur la communication.
Certaines notions décisives apparaissent très peu dans le documentaire : les
savoirs détenus par les professionnels sur les formes télévisuelles, ceux des sciences
de la communication sur la télévision et ses publics, ceux que produisent les
personnes ordinaires sur leur propre l’expérience médiatique. Il s’agit de trois
questions cruciales : en quoi consiste le geste de produire un documentaire
associant des hommes de télévision et des chercheurs ? quelle est la particularité
du pouvoir qu’exerce un média ? quel statut donner dans l’expérimentation à
l’expérience des personnes ?
Dans Le Jeu de la mort ces savoirs ne participent pas au ressort narratif. Il s’agit
d’abord des analyses qualitatives des chercheurs en communication présents dans
le studio de tournage et plus largement des acquis des sciences de l’information
et de la communication et de la sociologie des médias : dispositifs médiatiques,
formes télévisuelles, relation avec les publics. Une partie de ces analyses a été
enregistrée, mais non intégrée au documentaire lors de la phase de montage. Il
ne s’agit pas de juger ici ces choix, qui relèvent de la responsabilité auctoriale
et de la hiérarchie des priorités dans un documentaire conçu dans le but de susciter
un débat33 . Mais plusieurs des partis pris narratifs du programme évacuent les
questions liées à la spécificité de la communication médiatique : l’identification
du jeu à l’expérience de Milgram empêche la prise en considération de la nature
particulière du dispositif et des effets de la présence (physique et virtuelle) d’un
public ; la personnification de l’autorité, incarnée par l’animatrice, détourne de
prendre en considération tout ce qui tient à la dimension impersonnelle du cadre
d’interaction34 ; l’évocation d’un « être télévisuel » rend caduc l’examen précis d’un
programme, d’un dispositif ou d’un mode de promotion des émissions.
Ce premier « trou noir » produit immédiatement ses effets dans les dossiers
réalisés par la presse télévisuelle qui propose des articles véhéments, mais centrés
sur les questions de l’influence personnelle, et qui propose parallèlement des
interviews de chercheurs pointant ces manques, discréditant la prétention de
scientificité du documentaire. Des chercheurs dont les horizons théoriques sont
très différents, un sémiologue intéressé par la créativité des formes télévisuelles
comme Jost, un politiste qui relie télévision et démocratie comme Wolton ou un
33. Christophe Nick a procédé à un montage de ces extraits qu’il avait l’intention d’inclure dans le
documentaire Le Jeu de la mort ; mais il a renoncé à les intégrer au film parce que, selon lui, la tension
dramatique à laquelle menait le discours des candidats excluait l’introduction d’un degré de complexité
nouveau dans l’explication à la quatre-vingtième minute du film (entretien après la diffusion).
34. Cf. sur ce point Metz, Christian, 1991 , L’énonciation impersonnelle ou le site du film, Klincksieck.
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Une volonté de savoir au crible d’une querelle médiatique
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sociologue qui scrute les cultures médiatiques comme Macé – des auteurs dont
les options scientifiques sont très divergentes – se rencontrent sur le rappel des
quelques bases de la discipline : la force des dispositifs, la diversité des programmes,
l’historicité des formes, l’insuffisance des théories de l’influence directe, les
différences à établir entre un programme, ses producteurs, ses participants et son
public, etc.35
Cela entraîne, paradoxalement, une logique de manuélisation de la querelle.
Ces auteurs ne participent pas au débat sollicité par le producteur des
documentaires, ni ne proposent une analyse des émissions. À la manière d’un
cours de licence, ils corrigent les conceptions de la communication médiatique
qui prévalent dans les programmes et surtout dans les textes d’annonce
et les articles de presse, qui amplifient l’effacement de la spécificité des formes
médiatiques. Ils sont conduits à marteler l’idée que ces questions ont un passé,
qu’elles ont déjà été étudiées. Ainsi leur mobilisation (très temporaire) dans la
querelle se traduira-t-elle, non par une prise de position dans le débat sur l’avenir
des programmes, mais par le retour de quelques références qui font partie des
« classiques ». Ce phénomène est particulièrement sensible dans l’interview croisée
que propose L’Humanité du documentariste et d’un sociologue des médias, Éric
Macé36 : ce dernier consacre l’essentiel de ses interventions, non à discuter des
enjeux actuels, mais à exposer les acquis d’une recherche qui, pour l’essentiel,
remonte à la sociologie des médias de l’avant-guerre et de l’immédiat après-guerre.
À l’absence des savoirs sur la communication et les médias dans Le Jeu de la mort
(privé par la dés-énonciation de son complément Le Temps de cerveau disponible)
répond le déferlement d’un discours sur le déjà connu. On le voit lorsque certains
auteurs inconnus dans le milieu de la recherche, mais présentés comme spécialistes
des médias, donnent – ce qui est rarissime dans la presse de grand public – des
références bibliographiques de cursus d’infocom.
Il ne faut malgré tout pas s’arrêter à ce face-à-face entre un documentaire
qui ignorerait les médias et une communauté académique qui en rappellerait la
nécessité. En effet, rien n’empêchait de prendre part malgré tout au débat proposé
ou d’analyser comme une œuvre cette forme innovante associant expérience,
fiction, feintise, discours scientifique, comme ces auteurs l’ont fait pour nombre
d’autres émissions. Corriger des erreurs est une chose, décréter que le programme
n’a pas d’intérêt en est une autre, effacer la présence des analyses scientifiques
du second documentaire en est une troisième. La première posture relève du
rôle classique de médiateur des chercheurs dans les médias (car il n’arrive pas
qu’une situation de communication large ne nécessite des corrections de la part
de spécialistes) ; les autres signifient un choix de responsabilité publique en faveur
d’une réhabilitation d’une télévision supposément attaquée et d’une mise en valeur
du déjà connu, plutôt qu’en destination du développement d’un débat public
35. On trouve les mêmes rappels dans les textes de chercheurs non publiés dans la presse
mais collectés sur le site internet du laboratoire Communication et politique du CNRS
(http://www.lcp.cnrs.fr/html/05-tribune.html).
36. « La télévision, une arme idéologique ? », table ronde entre Éric Macé et Christophe Nick,
L’Humanité, 27 mars 2010.
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Où va la télé ?
ou d’un travail de médiation. Ce parti pris des chercheurs est sensible, si on le
compare avec celui de Laurent Bilh, enseignant du secondaire, qui écrit : « Ne
présumons pas du programme, que ce soit en bien ou en mal, avant de l’avoir
vu. Saluons toutefois le retour d’une certaine conception de ce que peut être la
télévision, celle qu’ont initiée Marcel Bluwal et Stellio Lorenzi ».37 Il est possible
que le déni des recherches existantes ait pris le pas sur toute autre considération
aux yeux des chercheurs qui pouvaient voir dans ce programme une négation
de leurs travaux et de leur discipline. Quoi qu’il en soit, et sans que ces auteurs
l’aient probablement voulu, l’effet de ces choix a été l’apparition d’une chaîne de
discours reliant leurs propos, non avec ceux des chercheurs qui s’étaient exprimés
dans les documentaires, mais avec ceux des acteurs de l’industrie télévisuelle qui
souhaitaient réhabiliter leur travail ou éviter le débat. Ceux-ci se sont empressés de
reprendre les faiblesses des théories présentées, dans le souci d’éviter un examen
précis de leur propre responsabilité : renforcement paradoxal, car, si certains des
chercheurs voient dans toute critique d’un programme de téléréalité un pur signe
d’élitisme déplacé, d’autres avertissent eux-mêmes sur les risques soulignés par Le
Jeu de la mort.
Un autre élément a sans doute joué un rôle important, l’absence des savoirs des
non scientifiques impliqués dans l’expérience médiatique, candidats et membres
du public présents dans le studio de tournage, équipe de tournage elle-même. En
effet, l’interprétation et le jugement des sujets de la communication ne sont pas
l’appendice ou la retombée de la pratique médiatique, mais sa condition38 . Les
personnes impliquées, à titre de joueur, de membre du public ou de participant au
tournage ont développé une pensée complexe, subtile et impliquante sur ce qu’est
l’expérience médiatique39 . De ce point de vue, les différents acteurs n’occupent
pas la même position : les échanges qui ont eu lieu au sein des équipes (tournage,
expérimentation, observation) ont laissé une trace implicite mais forte dans le
discours de la voix over40 ; les interviews et observations des publics ont totalement
disparu ; les propos des candidats, enregistrés au cours des séquences de debriefing,
sont présents dans le documentaire, mais le parti pris d’organiser la démonstration
autour d’une expérience quantifiée donne à ces propos le statut d’illustration
de lois. Le discours des candidats est doublé d’un commentaire de la voix over
et des chercheurs qui en donne le sens, le rattachant au modèle théorique (autorité,
soumission, déni, état agentique, etc.) ; mais aucun intervenant ne reprend ces
propos pour y trouver un savoir qu’il n’aurait pas lui-même déjà formulé. Les
sujets de la communication sont donc convoqués pour confirmer du connu, non
pour produire du nouveau. Pourtant, plusieurs des candidats présents à l’écran
développent des analyses du dispositif, du rôle du public, des conséquences du
37. « Jusqu’où peut aller la téléréalité ? », Le figaro, 15 mars 2010, p. 22.
38. Cf. sur ce point Le Marec, Joelle, 2002, « Ce que le “terrain” fait aux concepts : vers une théorie des
composites », Mémoire pour l’Habilitation à diriger les recherches, Université de Paris 7.
39. Cf. sur ce point l’article de Camille Jutant dans ce dossier.
40. D’après Christophe Nick, une grande partie des commentaires donnés par la voix over du Jeu de la
mort proviennent d’échanges tenus au fil du tournage et du montage au sein de l’équipe de production
(entretien postérieur à la diffusion).
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Une volonté de savoir au crible d’une querelle médiatique
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fait d’être partie prenante d’une production communicationnelle qui pouvaient
alimenter la question du pouvoir des dispositifs médiatiques. Ces propos, tenus
notamment par des sujets qui sont allés au bout de l’expérience du jeu et sont
donc présentés comme soumis, sont parfois très proches des notes inscrites sur les
cahiers d’observation.
En ce qui concerne le public, les choses sont plus étranges. Presque tous les
auteurs qui s’expriment dans la presse font référence à cette présence du public
comme à un élément qui distingue radicalement l’expérience du Jeu de la mort de
celle de Milgram. Mais ce public reste mythique : on lui attribue des attitudes,
des convictions, des préjugés, surtout une liberté, mais aucune démarche n’est
faite, ni pour exploiter les interviews qu’il a données, ni pour recueillir auprès
des chercheurs qui l’ont étudié (pourtant mentionnés dans nombre de dossiers)
une compréhension du rôle qu’il a joué. Tout se passe comme si le public ne
pouvait être qu’une personne virtuelle et patrimoniale, susceptible de disqualifier
la démonstration du documentaire, mais incapable de donner matière à une étude
scientifique nouvelle. En fait, l’ambiguïté initiale présente dans le documentaire
semble avoir pris au piège les chercheurs qui écrivent dans la presse : après avoir
souligné l’écart entre l’expérience de Milgram et l’entreprise médiatique du Jeu de
la mort, ceux-ci semblent convaincus que le seul sujet scientifique était celui du
psychologue social : ils en reviennent, sur le mode du déjà connu, à l’autorité, aux
pulsions, au voyeurisme. En somme, le Jeu de la mort ne pouvait être que de la
psychologie expérimentale et comme il n’en est pas vraiment, il n’est susceptible
de délivrer aucun savoir réel. Résultat paradoxal s’il en est : il n’y aurait donc
rien à penser dans une expérience médiatique. Restent en piste les sociologues de
la réception de la recherche administrative américaine, la figure du public libre
et souverain, la protestation vertueuse des promoteurs de la téléréalité et le constat
désabusé des perversions vieilles comme le monde.
Enfin, l’absence de référence explicite aux savoirs de la production télévisuelle
(dont les actes et le contexte sont pourtant montrés) produit ses effets dans
la querelle elle-même. Les dossiers de presse ne décrivent pas une création
médiatique (créer un documentaire, une fiction, un débat) mais une entreprise
scientifique. Faisant insensiblement glisser les rôles, ils instituent l’auteur du
texte télévisuel en auteur d’une expérience. Christophe Nick a fait une expérience,
les téléspectateurs vont y assister. Cet effacement est insensible, car l’un des
caractères de la presse télévisuelle est de montrer très peu les savoirs des
hommes de télévision (réalisateurs, techniciens, consultants, etc.) à l’exception
des présentateurs, d’ailleurs largement sollicités. Mais on le mesure par exemple
lorsque l’on compare ces dossiers à ceux que propose la presse professionnelle.
Par exemple, Sonovision Broadcast décrit le tournage, ses ressources techniques,
les modes de fictionnalisation nécessaires, les consignes adressées aux différents
acteurs et donne la parole à Thomas Bornot, réalisateur des séquences tournées à la
villa, qui explicite la nécessité de vulgariser et précise les conditions dans lesquelles
les chercheurs ont été invités à jouer leur propre rôle41 .
41. Marinoni, Fabrice, 2010, « Le Jeu de la mort : les coulisses du programme de France 2 », Sonovition
broadcast, 1er avril.
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90
Où va la télé ?
NOUVELLES SCÉNOGRAPHIES
On aurait pourtant tort de penser que la querelle, parce qu’elle a effacé une
bonne part de la production audiovisuelle, ne produit rien. Elle sélectionne les
discours, recadre la question, figure le savoir. Je me bornerai à mentionner ici trois
opérations parmi d’autres, la décontextualisation des propos, la reproblématisation
des enjeux et la mise en place d’une nouvelle polyphonie.
Pour comprendre ces phénomènes, il est nécessaire de revenir sur l’intervention
des chercheurs. Dans le « tissage » qu’il a réalisé entre des travaux différents,
le documentariste a réuni des chercheurs qui, partageant une même inquiétude
sur la dérive des programmes et le risque de voir certaines atrocités apparaître
dans les médias, ont une approche différente de l’objet même sur lequel porte
l’analyse. On peut représenter cette diversité selon deux axes de différenciation.
D’une part, certains chercheurs envisagent la télévision comme un tout, mettant
l’accent sur les propriétés de ce média et lui attribuant, en lui-même, certains effets
sociaux ; d’autres insistent au contraire sur la spécificité des programmes et leur
lien avec des conditions historiques, économiques, esthétiques différentes. D’autre
part, certains des auteurs cherchent avant tout à élucider des attitudes humaines
(psychologiques et anthropologiques), en les reconnaissant à l’occasion dans les
médias, alors que d’autres prennent pour objet, spécifiquement, la communication
médiatisée et particulièrement la télévision, ou encore la circulation des formes
médiatiques. Ces postures sont toutes compatibles avec un engagement en tant
qu’intellectuels dans une situation qui leur semble politiquement, culturellement
et socialement inquiétante. Mais du point de vue scientifique ces approches n’ont
pas les mêmes conséquences en ce qui concerne la nature du débat public espéré.
On peut représenter ces postures de façon très schématique par une matrice de
positions (il s’agit uniquement des chercheurs présents sans les documentaires
diffusés sur France 2, cf. Figure 1).
BEAUVOIS (1)
CODOU (1)
TONELLI (1)
VAIDIS (1)
COURBET (1)
OBERLÉ (1)
Voix off
STIEGLER (2)
PATRIN LECLÈRE (2)
JEANNERET(2)
Objet : l'évolution des formes médiatiques
Figure 1 : Postures des scientifiques présents dans les deux documentaires
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Référence théorique :
la communication médiatique
Référence théorique :
les phénomènes psychiques
Objet : les propriétés intinsèques de la télévision
Une volonté de savoir au crible d’une querelle médiatique
91
D’autre part, le discours de ces auteurs n’est pas entièrement régi par le rôle
qui leur a été imparti. C’est comme « scientifiques » que ces personnes sont
convoquées et qualifiées ; toutefois, ce rôle est impuissant à définir leur qualité
d’auteur, dans le champ des sciences humaines où livres et revues relèvent de
l’intervention intellectuelle et politique42 . Si la référence à la science expérimentale
est déterminante dans l’annonce du programme, c’est en tant qu’intellectuels
engagés que Beauvois et Stiegler concluent. Leur discours se caractérise par la
véhémence et la référence humaniste. Tours rhétoriques qui inscrivent ces figures
télévisuelles dans la continuité de Jean-Paul Sartre plutôt que de Claude Bernard.
Ce tour académique et médiatique nous entraîne vers un passé de l’institution
universitaire : l’université a été longtemps une tribune d’auteurs-citoyens avant de
s’orienter très fortement vers la recherche collective et technique et « l’intellectuel »
est un lettré qui pense sa propre médiatisation43 . Son art culmine dans la sentence
pamphlétaire. Deux d’entre elles ont un succès dans cette querelle. L’une relève de
l’hyperbole, lorsque Beauvois parle de « totalitarisme » à propos de la télévision,
l’image de l’inconnu arrêtant les chars sur la place Tien An Men apportant un
soutien à l’assimilation. La seconde relève de la citation humaniste, lorsque Stiegler
fait référence au mythe de Pandore pour marquer la place des pulsions.
Ces deux formules ont un site théorique : pour Beauvois, est « totalitaire »
un pouvoir libéral doux mais impossible à récuser44 ; pour Stiegler, la « faute
d’Épiméthée » autorise une philosophie de la technique ancrée dans des enjeux
anthropologiques et politiques45 . Mais ces formules ont la propriété de circuler et
de ne cesser de se redéfinir. Dénoncer un totalitarisme télévisuel, dans la lignée
des pamphlets politiques et déplorer qu’on ait « ouvert la boîte de Pandore »,
dans la tradition des belles-lettres, va entraîner la querelle vers de tout autres
horizons que ceux de l’analyse des programmes télévisuels. La circulation des
formules dans des cadres médiatiques différents joue sur la stabilité de la forme
et la redéfinition constante du sens46 . Le déplacement des référentiels du récit est
typique du travail médiatique47 . On passe de l’idée, exprimée dans Le Temps de
cerveau disponible, que le marketing a ouvert la boîte de Pandore des pulsions, à
une généralisation reprise dans les grilles de programme de la presse télévisuelle48 :
« Profitant de la dérégulation du marché de l’audiovisuel, la télévision a transgressé
les derniers interdits. Jouant avec l’impudeur et l’exhibitionnisme, auquel répond
le voyeurisme, elle a ouvert la boîte de Pandore ». Mais les réécritures vont
décaler le propos (« ”La télévision a ouvert la boîte de Pandore”, dit le philosophe
42. Cf. sur ce point Berthelot, Jean-Michel (dir.), 2003, Figures du texte scientifique, PUF et Jeanneret,
Yves (dir.), 2010, Édition et publication scientifiques en sciences humaines et sociales : formes et enjeux,
actes du colloque international (17 au 19 mars), Université d’Avignon et des pays de Vaucluse.
43. Debray, Régis, 1979, Le pouvoir intellectuel en France, Ramsay.
44. Beauvois, Jean-Léon, 1994, Traité de la servitude libérale : analyse de la soumission, Dunod.
45. Stiegler, Bernard, 1994, La technique et le temps – vol. 1 La faute d’Épiméthée, Galilée.
46. Krieg-Planque, Alice, 2009, La notion de « formule » en analyse du discours, Presses universitaires de
Franche-Comté, Besançon.
47. Lits, Marc, 2008, Du récit au récit médiatique, Bruxelles, De Boeck.
48. Le texte provient probablement de la chaîne.
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Où va la télé ?
Bernard Stiegler, qui prédit la destruction de notre civilisation par les apprentis
sorciers du marketing »49 ) puis opérer une traduction. C’est d’abord la montée
en titre : « La téléréalité a ouvert la boîte de Pandore »50 , « Télé-réalité : la boîte
de Pandore »51 , puis la conclusion plus radicale : « Une expérience inédite, sous
forme de documentaire, montre à quel point nous pouvons être soumis à l’autorité.
Une boîte de Pandore terrifiante, ouverte par Christophe Nick »52 . Or, dans ces
derniers cas, il ne s’agit plus du Temps de cerveau disponible mais du Jeu de la mort ;
d’ailleurs les photographies du plateau ont remplacé le portrait du philosophe. La
plasticité de la formule joue tout son rôle dans un glissement du débat : d’une
mise en cause du rôle du marketing de l’audience, on est passé à une mise en avant
du sadisme ordinaire et, dans le même temps, le sujet et l’objet du récit se sont
métamorphosés, ainsi que leur valeur modale. D’un marketing qui pouvait ouvrir
la boîte de Pandore des pulsions, on est passé à une télévision qui était censée ouvrir
la boîte de Pandore du sadisme, puis à un auteur de films qui avait réellement ouvert
la boîte de Pandore du morbide.
LE TRAVAIL INTERMÉDIATIQUE
Telle est l’hétérogénéité des convocations du savoir dans le dispositif expérimental,
l’écriture documentaire, la scénographie des discours : parcours qui offre au
travail intermédiatique un matériau susceptible d’être déconstruit et reconstruit,
décontextualité et recontextualisé, démobilisé et remobilisé. Je m’en tiendrai ici à
quelques aperçus démontrant l’importance de ce travail de mise en querelle et le
rôle qu’y joue la multiplicité des supports et des sources.
La querelle du Jeu de la mort démontre l’importance de l’ingénierie des
temps et lieux médiatiques : en effet, l’événement concerné n’est nullement un
simple événement télévisuel, mais une chaîne d’événements qui se déploie entre
la télévision, la presse écrite et le réseau internet. Ce n’est pas un phénomène
radicalement nouveau, car la production de la valeur des objets culturels est de
longue date intermédiatique, comme l’atteste le rôle joué à l’époque classique par
la critique littéraire de l’art. Malgré tout, la temporalité médiatique introduit ici
un décalage essentiel dans l’analyse du rôle joué par les querelles dans l’espace
public. Le discours de commentaire sur les émissions (qui n’est pas seulement
évaluatif, mais comporte le résumé, la vulgarisation, la polémique, etc.) et la
propagation d’extraits et d’images du programme précèdent la diffusion des
programmes sur un spectre de supports médiatiques très étendu. Il est d’usage
que les critiques voient certains spectacles juste avant les premières représentations,
mais il n’est pas habituel que cela constitue la matière d’une querelle entièrement
développée préalablement à toute confrontation du public à l’œuvre. Cette
anticipation-interpénétration du commentaire et du programme, imputable à la
chaîne comme à la presse et aux intellectuels informés, comporte trois effets :
49. Jacquet, Nathalie, 2010, « Un pavé dans le petit écran », Télé TNT, 8 mars, p. 41.
50. Le Havre libre, 17 mars 2010.
51. L’Est-Éclair, 17 mars 2010.
52. « Pousse au crime ? », Télé Z, 8 mars 2010, p. 124.
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Une volonté de savoir au crible d’une querelle médiatique
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elle détruit l’individualité de l’œuvre produite par l’auteur du documentaire au
bénéfice d’une discussion publique dont elle ne devient que le prétexte ; elle
déconstruit la temporalité télévisuelle, qui veut qu’on considère un programme
puis sa « réception » ; mais surtout elle repose sur l’écart de savoir qui sépare
les initiés qui ont déjà vu les films et le public ordinaire des téléspectateurs.
Ce dernier est exposé à l’interprétation du sens d’un document dont il ignore
encore la nature. Sans qu’aucun acteur ne l’ait probablement souhaité, le processus
intermédiatique produit donc une accentuation de l’écart de savoir (Knowledge
gap), typique de la vulgarisation53 , puisqu’à l’absence du discours du public
ordinaire dans les documentaires eux-mêmes il ajoute l’interposition d’un discours
autorisé entre les téléspectateurs et le programme qui leur est proposé. C’est cet
écart de connaissance qui donne une très grande importance aux articles de presse
antérieurs à la diffusion, ici étudiés, comme à un ensemble beaucoup plus vaste
de discours présents sur l’internet ou échangés par communication mobile, qui ne
sont pas ici pris en compte, mais dont traite l’article de Valérie Jeanne-Perrier.
Ce contexte autorise une reconstruction, et du dispositif de mise en publicité
des discours et, parallèlement, des enjeux de l’échange public. On voit ici à l’œuvre
une interrhétorique54 qui tient, non à une forme médiatique unique, mais à
l’interférence entre formes et espaces.
Le plus évident concerne le sort attribué aux différents savoirs. Le forum
internet de France 2 brasse les concepts présentés dans les deux documentaires :
le va-et-vient s’y opère entre les questions de l’autorité personnelle et collective,
de la responsabilité du mal, de la scientificité de l’expérience, des pouvoirs de la
télévision en général, de l’évolution des programmes, des liens entre le marché
et culture. Certaines questions y sont réintroduites : écriture audiovisuelle, place
occupée des publics réel et virtuel, responsabilité des scientifiques dans les débats
publics – toutes questions remuées par le public présent sur le plateau de tournage
du jeu. La presse sélectionne dans cet ensemble ce qui va, ou non, faire l’objet,
d’une part d’information et de vulgarisation, d’autre part de débat. L’exposé de
l’expérience de Milgram est omniprésent, dominant les contenus informationnels
des dossiers et deux débats tiennent le devant de la scène, portant sur les attitudes
personnelles de soumission à l’autorité et surtout sur le pouvoir et la nuisance de
la télévision. Ce qu’on peut illustrer par deux titres : « À qui, à quoi obéit-on ? » (Le
Nouvel Observateur)55 , « La télé donne le droit de tuer ? » (Télérama)56 . Les autres
enjeux, rôle du marketing dans l’évolution des programmes, forme et mode de
production des documentaires, nature des genres télévisuels, itinéraire d’auteur de
53. Jurdant, Baudouin, 2009, Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique, Archives
contemporaines, Paris, [1973], pp. 68-78.
54. Il s’agit d’un processus que j’ai analysé avec Emmanuël Souchier à propos de la temporalité et
des ressources médiatiques d’une élection présidentielle (Jeanneret, Yves, Souchier, Emmanuël, 1997,
« Légitimité, liberté, providence : la reconnaissance du politique dans les médias », Recherches en
communication, 6, pp. 145 à 166).
55. Télé-Obs, 11 mars 2010, p. 42.
56. 10 mars 2010. Titre de couverture.
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Où va la télé ?
Christophe Nick, pour s’en tenir à quelques exemples, ne font l’objet, ni de dossiers
informatifs, ni de discussion.
La presse télévisuelle joue ainsi un rôle d’agenda setting très classique, qui
consiste à désigner, moins ce qui doit être pensé que ce qui mérite l’attention.
Ce processus s’exprime dans les interventions de rhétorique éditoriale : titre,
illustration, citation. On voit apparaître un cycle de trois motifs : titres en forme
de question d’opinion, galerie de portraits d’experts arbitres, extraits citationnels
qui ont statut de réponses. Les titres médiatisent des « problèmes publics », non au
sens épistémologique en recherche, mais au sens sociologique57 . « La télé est-elle
nocive ? »58 ; « La télé donne-t-elle le droit de tuer ? »59 ; « D’où sort ce pouvoir du
petit écran ? »60 ; « Faut-il éteindre la télé ? »61 . Cette titraille sélectionne les objets
possibles, selon une logique globalement cohérente d’un titre de presse à l’autre.
Le silence sur le second documentaire évacue la question de la diversité
historique des programmes et des relations entre la recherche d’audience et les
programmes faisant appel à la violence. Elle entraîne avec elle dans le néant
médiatique les problématiques des chercheurs en communication et aussi – ce qui
est plus étonnant, vu la place qu’il occupait dans le second documentaire et dans
l’annonce des programmes – celles de Stiegler. En revanche, la thèse de Beauvois
sur l’être télévisuel et le totalitarisme de la télévision présente deux avantages pour
la rhétorique éditoriale de la presse télévisuelle : elle permet de thématiser l’objet
même de cette presse, le « petit écran »62 et ouvre une ligne argumentative extrême
capable de stimuler des réponses véhémentes. On a donc affaire à une série de
glissements-sélections (chaque glissement s’accompagnant de la disparition d’une
question). On passe de la question « où va la télévision ? », qui présuppose une
évolution et un choix dans les programmes, à « que peut la télévision ? », qui
globalise les effets du média en général puis, sur la base de ce premier glissement,
à une troisième question, « faut-il attaquer ou défendre la télévision ? » qui, elle,
impose aux auteurs invités de prendre parti entre critique et défense.
Cela définit la façon dont la figure et la parole des chercheurs sont publicisées.
La titraille met souvent en évidence une citation d’un expert dont la photographie
figure en tête de page. Or ces citations ont deux propriétés : elles prennent position
en termes d’opinion sur le questionnement final (faut-il, ou non, attaquer la
télévision ?) et introduisent, par le présupposé, une définition du débat et une
réécriture des documentaires. Par exemple, lorsque Métro titre le 17 mars avec
57. Delforce, Bernard et Noyer, Jacques, (dir.), 1999, « La médiatisation des problèmes publics », Études
de communication, 22.
58. France-Soir, 17 mars 2010.
59. Télérama, 10 mars 2010.
60. Journal du dimanche, 14 mars.
61. France-Soir, 18 mars 2010. On notera que l’abréviation « télé », déjà présente dans le titre du
programme, est un signe de généralisation et d’essentialisation du média, par rapport au terme
« télévision ».
62. Jacquet, Nathalie 2010, « Un pavé dans le petit écran ! », Télé TNT, 8 mars et Télé Cable satellite,
8 mars.
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une citation attribuée à François Jost63 : « Il faut arrêter de toujours diaboliser
la télévision », cette déclaration tranche par la présupposition sur la nature des
enjeux et sur la nature du programme – que, rappelons-le, les téléspectateurs n’ont
pas vu. La formule présuppose, sur le plan problématique, que l’enjeu concerne
la défense ou l’attaque de la télévision en général ; sur le plan argumentatif,
que la stigmatisation de la télévision est générale ; sur le plan critique, que les
documentaires sont une attaque de la télévision ; sur le plan politique, qu’il faut
prendre position pour ou contre la télévision. Sur le plan thématique, une telle
citation va pouvoir être alignée avec des discours professionnels, comme celui
de /Pascale Beugnot/ qui apparaît aussi en titre, dans le Journal du dimanche
du 14 mars, avec la citation alléguée suivante : « On se trompe en accusant la
télévision », formule qui, quelques jours plus tôt, avait proposé exactement la
même gamme de présupposés.
Les chercheurs qui ont travaillé sur le terrain ou participé aux documentaires
ont laissé place aux spécialistes de la télévision appelés en position d’arbitre sur
la prétention émise par le documentaire et les discours qui l’ont accompagné. Ces
derniers sont sollicités, non pas pour présenter leurs propres recherches ou pour
proposer un commentaire du texte télévisuel, mais pour réagir sur une question
préalablement traduite en un problème public sur lequel leur opinion est sollicitée.
Faut-il attaquer ou défendre la télévision ? leur demande-t-on, la question qu’on
pose parallèlement dans les mêmes termes à des animateurs ou à des promoteurs
des programmes. Qualifiés par ce titre à parler général, ils sont contraints d’entrer
dans une logique binaire : attaquer ou défendre la télévision, affirmer le pouvoir des
programmes ou la liberté des publics. Ils ne peuvent que protester de leur propre
attachement à la défense de la télévision, ou du moins est-ce là ce qu’on publicise
de leurs propos.
Ce sont des chercheurs authentiques qui interviennent le plus souvent, mais
leur discours ne décrit, dans ces conditions, ni les situations, ni les enjeux, ni les
propriétés rhétoriques et télévisuelles du programme. L’énonciation éditoriale64
dans laquelle ils sont pris suggère, par-dessus leur propre discours, que ni le
programme ni l’entreprise médiatique portés par Nick n’existent vraiment en
tant qu’objets dignes d’intérêt. Ils sont publiés dans une auctorialité qui n’est
pas celle du chercheur : ils n’auront l’occasion d’exposer ni leur analyse de ce
programme, ni leurs propres concepts de recherche. Ils sont invités à parler à
côté des documentaires des questions que ceux-ci sont censés avoir manquées.
Le double documentaire (dont la seconde partie est absente) ne fait pas l’objet
d’un discours critique qui en décrirait la forme, la nature et les enjeux, mais d’un
discours anticritique, qui en suggère l’inexistence en tant qu’œuvre.
L’un des dossiers donne une image particulièrement parlante de l’ensemble
du processus ici décrit : il résume le travail intermédiatique décrit jusqu’ici.
63. Ici encore, rien ne prouve que les chercheurs et les experts convoqués aient souhaité mettre l’accent
sur cette formule, ni d’ailleurs qu’ils l’aient explicitement prononcée. Il s’agit bien de leur parole
représentée et alléguée dans les médias.
64. Souchier, Emmanuël, 1998, « L’image du texte : pour une théorie de l’énonciation éditoriale »,
Cahiers de médiologie, 6, pp. 137-145.
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France-Soir publie le 17 mars dans la rubrique « Télévision » (p. 31-32) un dossier
qui couvre les deux-tiers d’une double page sous le titre « Faut-il avoir peur du
Jeu de la mort ? ». Ce dossier comporte une annonce factuelle : « Jusqu’où va la
télé ?, ce soir à 20 h 35 sur France 2 » (qui acte l’effacement implicite du second
documentaire), un lead, un article de deux colonnes sur fond blanc qui, après avoir
vulgarisé l’expérience de Milgram, résume les déplacements étudiés jusqu’ici65 .
Mais la construction éditoriale la plus importante consiste en un encadré à fond
coloré situé à cheval sur la double page. Sous le titre « La télé est-elle nocive ? »,
on y voit, face-à-face, deux ensembles visuels parallèles comportant une structure
symétrique : une photographie de deux auteurs, Jost et Nick, surchargés d’une
réponse à cette question (« non »/ « oui »), une citation et une présentation du
« titre à parler »66 et une brève interview. L’écart entre la nature des propos tenus
par les deux auteurs et le titrage du face-à-face souligne la force de l’image du texte.
L’une des réponses de /Jost/ récuse de fait le cadre du questionnement imposé :
« La télé est une notion trop vague pour que le propos soit pertinent » ; l’une
des réponses de /Nick/ indique clairement qu’il ne vise pas à juger la télévision
mais à susciter une réflexion : « J’espère que les téléspectateurs qui le verront
ne regarderont plus jamais la télévision de la même façon » ; les paragraphes de
présentation des deux auteurs exposent leur position de façon nuancée : « François
Jost [. . .] relativise les résultats du documentaire » ; « Christophe Nick [. . .]
exprime ses craintes sur les dérives de la télévision ». Mais le jeu du titrage et
le choix imposé du « oui » et du « non » assignent les auteurs à un tout autre
discours.
Figure 2 : la double page de France-Soir, 17 mars 2010 (extrait)
65. Torino-Gilles, Loïc, 2010, « Faut-il avoir peur du Jeu de la mort ? », France-soir, 17 mars, pp. 31-32.
66. Tavernier, Aurélie, 2004, « Mais d’où qu’ils parlent ? : l’enjeu du titre à parler dans la presse comme
lien entre le social et le discursif », Études de communication, 27, pp. 159-176.
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Une volonté de savoir au crible d’une querelle médiatique
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Cette discipline du lisible67 marque un aboutissement possible des métamorphoses que la querelle a imposées aux discours. La question est formulée en
termes essentialistes (« la télé ») et normatifs (« nocive ») ; elle est statique (« la
télé est-elle »), là où le programme posait une question historique (« où va la
télé ») ; les auteurs sont convoqués dans le rôle du pourvoyeur d’opinions tranchées
(« oui »/« non ») et du fournisseur de prédictions (« Voir un tel jeu à la télé,
est-ce imaginable ? ») ; ils sont donc arrachés à leur identité auctoriale, comme
chercheur pour l’un, comme créateur pour l’autre, pour être affectés à l’incarnation
de l’opinion symétrique.
La redistribution des postures d’énonciation est donc complète à l’issue de ces
réécritures intermédiatiques. D’un documentaire où une équipe de production
distribuait et scénarisait la parole de chercheurs, on est passé à un débat d’opinions
où un créateur télévisuel extrêmement talentueux et un chercheur de stature
internationale sont placés face à face, en négatif, comme les représentants de la
scénographie sociale d’une société du pour ou contre, dans l’obligation de se déclarer
partisan ou ennemi d’un objet auquel ils ont choisi, chacun à sa façon, de consacrer
leur vie.
SAVOIRS EMBARQUÉS, SAVOIRS CRITIQUES
L’analyse ici présentée est simplificatrice par rapport à la complexité des relations
intermédiatiques, de la circulation des savoirs et des figures de l’autorité mobilisées
au fil de la querelle. Toutefois, telle quelle, avec ses limites, cette analyse
débouche sur une réflexion qui concerne le statut actuel des savoirs relatifs à la
communication médiatique.
L’omission des savoirs liés à l’analyse des médias dans l’entreprise médiatique
a joué un rôle paradoxal. Pour avoir sous-estimé, ou minimisé pour des raisons
d’impact spectatoriel, l’analyse des dispositifs et des processus de médiatisation, le
documentaire le plus commenté, Le Jeu de la mort, a suscité un retour violent de
ces processus communicationnels au fil de la querelle : particularité des situations,
pouvoir de la médiatisation, rôle des publics. Toutefois, cela n’a pas débouché
sur une analyse du programme, des formes télévisuelles, des enjeux de sens et de
pouvoir développés par cette expérience créative, mais sur un rappel de savoirs
supposés acquis et impossibles à discuter, qui sont venus reproduire, comme en
miroir, les manques de l’analyse médiatique. À un discours sur le totalitarisme
télévisuel répondent l’éloge de la liberté du public et l’appel vibrant à la défense
de la télévision. Comme l’affaire Sokal, née d’une polémique contre les humanités,
consacrait le triomphe de la physique, la querelle du Jeu de la mort, partie d’une
sous-estimation des situations et des langages, se clôt sur une ultime indifférence à
ceux-ci et au travail de recherche qui peut les comprendre – ceci, contre la volonté
de la plupart des acteurs qui malgré eux ont contribué à ce résultat.
C’est le lien, peu visible mais fort, avec une histoire longue de la construction
du champ des études médiatiques. En effet, celle-ci est marquée par des ambiguïtés
67. Béguin-Verbrugge, Annette, 2006, Images en texte, images du texte : dispositifs graphiques et
communication écrite, Presses du Septentrion.
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Où va la télé ?
qui donnent un éclairage intéressant sur ce qui vient d’être décrit. L’histoire de
la discipline, telle qu’elle est présentée dans beaucoup de manuels, réactive sans
cesse une alternative indépassable entre, d’un côté, la critique des médias et de
leurs programmes et, de l’autre, la mise en évidence de la liberté des publics.
La critique des « effets directs » des médias trouve son contrepoint dans une
mise en exergue du rôle des récepteurs qui rend très difficile l’approche critique
des productions médiatiques. Cette approche par la liberté des publics n’est pas
sans fonction sociale. Elle scelle une coopération entre les institutions médiatiques
et les chercheurs, régulièrement invités à protester de leur capacité à ne pas
diaboliser les « cultures médiatiques » et s’incarne dans une justification classique
de la production télévisuelle par un idéal démocratique moderne. Cet arrière-plan
est lisible dans les débats ici évoqués pour qui connaît l’histoire des recherches,
de leur critique et de leur valorisation. Le diagnostic porté dans la presse par
/Wolton/ s’inscrit implicitement dans cette histoire, dans laquelle ce chercheur a
joué un rôle déterminant. Le Jeu de la mort est pour lui l’occasion de reprendre
la protestation qu’il avait fait entendre à l’époque de la publication de La Folle
du logis68 puis d’Éloge du grand public69 et sans cesse réitérée depuis contre une
recherche à ses yeux enfermée dans une critique élitiste des médias de masse : « Le
film, écrit-il, s’inscrit dans le courant dominant de la théorie de la communication
selon laquelle les médias nous asservissent »70 . Un diagnostic qui était peut-être
justifié dans les années quatre-vingt, mais dont on peut douter aujourd’hui, quand
on voit combien la critique des influences médiatiques est omniprésente dans les
manuels et hégémonique dans la recherche71 .
Peut-être l’enjeu de toute cette querelle est-il finalement la possibilité
d’offrir une représentation de la recherche qui échappe à l’alternative entre la
stigmatisation d’un média dont on a inventé la toute-puissance et la douce
allégeance au monde médiatique comme il va. Ou, en d’autres termes, d’imaginer
une pensée critique sur les échanges médiatiques qui ne nie pas la complexité
et l’inventivité des savoirs spectatoriels. Cela suppose sans doute d’associer la
recherche de terrain sur les pratiques médiatiques avec l’analyse de la circulation
des textes et des savoirs dans les programmes, la presse, le réseau et, à coup sûr, de
regarder les expériences d’innovation médiatique comme dignes d’être analysées
dans leur singularité, sans s’interdire de les juger. Posture particulièrement difficile,
sans doute, à défendre dans le cadre de productions de grand public, qu’elles soient
écrites, radiophoniques ou télévisuelles.
68. Missika, Jean-Louis et Wolton, Dominique, 1983, La Folle du logis : la télévision dans les sociétés
démocratiques, Gallimard.
69. Wolton, Dominique, 1990, Éloge du grand public : une théorie critique de la télévision, Flammarion.
70. Wolton, Dominique, 2010, « L’homme est un loup pour l’homme ? On le savait déjà », Le journal
du dimanche, 14 mars, p. 2.
71. Ségur, Céline, 2009, Les recherches sur les téléspectateurs : trajectoires académiques, Hermès.
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Quoi qu’il en soit, prendre en compte l’inventivité et la richesse de la réflexion
suscitée dans le public présent au tournage du Jeu de la mort est sans doute l’une
des issues possibles pour sortir de ce qui pourrait cantonner dans le stéréotype la
figure publique des sciences de la communication manuélisées et vulgarisées.
YVES JEANNERET
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