RUBY formaté - Christian Ruby

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RUBY formaté - Christian Ruby
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Christian Ruby
UN SPECTATEUR S’EXERÇANT À DEPLACER SA PLACE
L’art contemporain excelle à créer des situations qui obligent à réviser tout ce qui est bien étalonné
dans son ordre propre, et sans doute bien au-delà des propos un peu désabusés d’Arthur Danto
lorsqu’il souligne qu’il a tellement mis les frontières de l’art à l’épreuve qu’il est devenu très difficile
de parvenir à un consensus sur de nouvelles définitions (de l’art)1. Sur ce plan, en effet, il cumule
autour de lui des réfractaires et des aventuriers, les uns qui se hérissent à ses entreprises – « tout fout
le camp », « tout est pareil » – et les autres qui en font leur lit, à proportion de sa faculté à dissoudre
les anciennes frontières et à produire au jour de nouvelles dispositions de bordures. Mais, il convient
de ne réduire l’art contemporain ni à ce que ces attitudes hostiles ou approbatrices en font – il n’est
pas seulement un terrain de jeu pour jeunes gens ambitieux et plus ou moins bien placés – ni à un jeu
sur la dé-définition de l’art à partir des marches anciennes.
Afin de rendre compte avec beaucoup plus d’ampleur des dynamiques aux frontières propres à
l’art contemporain, la construction d’une histoire culturelle de ce dernier serait nécessaire. Au sein de
cette histoire, outre une intégration du monde de l’art et de la culture à l’ensemble des dynamiques de
la société et à ses systèmes de régulation, nous observerions sans aucun doute l’émergence de la
question, à juste titre devenue centrale désormais, du spectateur et des nouvelles frontières qu’elle
dessine.
Pourquoi le spectateur devient-il, pour l’heure du moins, une instance privilégiée au sein des
1
Voir, entre autres, ARTHUR DANTO, La Transfiguration du banal : Une philosophie de l’art (1981), trad. Claude
Hary-Schaeffer, Paris, Édition du Seuil, 1989.
2
développements théoriques2 et pratiques3 de l’art contemporain ? Ce n’est certainement ni au titre de
ce que les publicitaires réclament, ni au titre de ses désirs et du poids financier qu’on peut leur
attribuer. C’est plus exactement parce que nous sommes justement sortis de la crise de légitimation de
l’art contemporain par les experts, et que nous pouvons examiner avec plus de précision ce qui fait
depuis son instauration toute l’originalité d’une grande partie de l’art contemporain : l’invention de
pratiques d’interférence4, l’invention d’un champ de pratiques spécifiques (exercices inédits
individuels, mais aussi pratiques institutionnelles) autour des spectateurs.
Que, dans ce dessein, il ait dû batailler pour repousser, transgresser les frontières antérieures
du « sens commun » esthétique et de « l’utopie » moderniste du spectateur participant, et en établir de
nouvelles, c’est une évidence que chacun peut même ressentir dans ses visites d’expositions. Ce qui
l’est moins, c’est de saisir et comprendre le type d’écartement à partir duquel le spectateur d’art
contemporain a pu conquérir sa nouvelle place en se déplaçant de son ancienne, sans se contenter de
passer de l’autre côté du miroir, et en rendant les places à prendre de plus en plus labiles. C’est-à-dire
de percevoir comment ces écartements procèdent du déplacement des accentuations et de l’ouverture
maximale des places distribuées/distribuables. D’ailleurs, plutôt que de parler du spectateur d’art
contemporain, nous pourrions même parler, du spectateur contemporain d’art contemporain (ni le
spectateur présent d’art contemporain ni le spectateur classique ou moderne d’art contemporain), si le
2
JACQUES RANCIERE, Le spectateur émancipé, Paris, La Fabrique, 2009 ; CHRISTOPHE KIHM, « Le spectateur
expérimenté », in ELIE DURING ET ALII (s.l.d.), In Actu - De l’expérimental dans l’art, Dijon, Les presses du réel,
2010, PAGINATION ? ; CHRISTINE DUBOIS, « L’effet esthétique de l’art contemporain », in SUZANNE FOLSY ET ALII
(s.l.d.), L’expérience esthétique en question. Enjeux philosophiques et artistiques, Paris, L’Harmattan, « La
philosophie en commun », 2009, PAGINATION ?.
3
Voir notamment PHILIPPE PARRENO, « Brouillage des limites » (interview de Régis Durand), in Art Press, n° 358,
Juillet-Août 2009, PAGINATION ? ; et les œuvres de Nikolay Polissky, Frontières d’empire (2007) ou Tania
Mouraud, Sightseeing (2002) mettant en question l’idée de celui qui voit, de l’acte de voir, et de l’objet vu.
4
Par interférence, nous entendons d’abord la désindexation du spectateur à l’esthétique et son entrée dans la
confrontation effective avec les autres spectateurs.
3
lecteur veut bien ne pas éluder la difficulté propre à l’usage de cette notion de « contemporanéité ».
Les frontières d’une place
Pour approcher la manière dont ce spectateur contemporain d’art contemporain outrepasse des
frontières, il convient expressément de prendre quelques distances avec les « savoirs » qui se chargent
habituellement de lui en le figeant en un « être » spectateur – notamment, les sociologies du
formatage, celles de la domination ainsi que les phénoménologies de la réception –, quitte à profiter
des connaissances qu’ils nous offrent par la suite. De surcroît, il convient d’esquisser la teneur de la
place qui est historiquement assignée au spectateur dans son rapport à l’œuvre d’art, les frontières
dans et par lesquelles il est historiquement structuré pour agir en tant que spectateur, afin de mieux
saisir les parcours qu’il peut entreprendre ou non à partir d’elles et de mieux faire droit aux
trajectoires requises pour déplacer cette place.
Si le terme lui-même, spectateur, est construit à partir du grec skopeo, observer de haut, avoir
en vue, regarder, examiner (affirmant par ailleurs la primauté de la vue) ; ou de skopos : celui qui
observe (relation optique qui n’est pas nécessairement passive), sa logique implique que le spectateur,
toujours actif, l’est de quelque chose (un spectacle). C’est évidemment à partir de la mise au jour du
procès de la construction de cette corrélation que le travail de Michael Fried s’est déployé,
relativement à l’art classique5. Il devrait d’ailleurs être largement prolongé en direction d’une analyse
précise des difficultés à devenir spectateur dans ce cadre et des exercices inédits qui ont permis
d’assouplir le corps et « d’élever l’âme » du spectateur pour les plier à un travail d’adéquation avec
les œuvres classiques en cours de réalisation, au moment où il fallait rompre avec l’ordre du monde
5
MICHAEL FRIED, La place du spectateur. Esthétique et origine de la peinture moderne (1980), trad. Pierre Brunet,
Paris, Gallimard, « NRF essais », 1990.
4
médiéval. Car ce travail analytique autour de la posture dite de la « juste place » demeure insuffisant
tant qu’on ne va pas jusqu’à rendre compte des limites des dynamiques possibles de la triangulation
historique constitutive du modèle originaire du spectateur ainsi que de ses activités.
Voici, en deux schémas cependant banals, comment s’expose, en une sorte de plan d’immanence,
cette triangulation originaire et comment se construit la « juste place » du spectateur en face à face
avec l’œuvre.
œuvre
Le triangle
ORIGINAIRE
Artiste
Spectateur
Le second schéma souligne la manière dont cette triangulation assigne sa place au spectateur, une
place devenue réifiante :
5
Représentation
La scène de
l’EFFORT INTEGRATIF
X
X
Spectateur
Point unique et réifiant
Élévation de l’âme.
Pour se convaincre de l’efficacité de cette assignation6, il suffit de lire les nombreux romans qui en
témoignent, ou de saisir en contrepoint l’un de l’autre, le tableau du peintre Louis Béroud, intitulé Au
Salon carré du Louvre (1883), et le dessin de l’artiste Ad Reinhardt, How to look at a cubist painting
(1949). D’un côté une place unique, centrée, mâle, maniant l’autorité de l’explication (la canne), et
déjà, selon Reinhardt, concernant le Cubisme, une dissolution de cette place par multiplication des
points de vue et multiplicité des « regardeurs ».
Chacun de nous sent bien que, sans devenir nécessairement anti-formaliste ou anticonformiste, dans les expositions d’art contemporain, son corps n’est pas activé et ne réagit pas de la
même manière que dans des expositions classiques. Nous sentons bien que nous sommes sortis aussi
bien d’une époque de face à face avec l’œuvre (classique) que d’une époque de participation à
l’élaboration de l’œuvre (modernité), pour entrer dans une autre époque de pratiques artistiques. Nous
6
Voir MICHEL FOUCAULT, Les Mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, Gallimard, « Tel »,
1966, p. 21.
6
ne pouvons ignorer non plus qu’en revenant aux œuvres classiques nous sommes obligés de changer à
nouveau d’attitude devant les œuvres.
Cela signifie que si, en tant que spectateurs, nous déployons dans toutes nos activités relatives
à l’art des habitus, des attentes, des exercices – bref une éducation à l’art et une éducation esthétique
incorporées, dans des frontières explicites –, nous mettons sans cesse ces frontières en jeu et en conflit
en parcourant des expositions d’œuvres mêlées ou en passant d’un type d’exposition à un autre. En
tant que spectateur d’art contemporain, nous ressentons d’autant mieux en nous ces constants
passages de frontières liés aux œuvres (qui pour elles-mêmes inscrivent structurellement un type de
réception en elle) que nous sommes conduits à voir ou à entendre ; qu’il s’agit bien en ces moments
du mouvement de notre corps, de notre aisance, de notre fatigue aussi.
En quoi il importe désormais de saisir notre propre compétence à nous exercer à changer nos
compétences. On n’est pas spectateur, mais on le devient, il y faut des exercices constamment
renouvelés pour produire des dispositions rendant les œuvres visibles ou audibles, et par conséquent
dicibles. Ce qui est non moins certain, en tout cas, c’est que le spectateur contemporain d’art
contemporain a appris (ou est en train d’apprendre) qu’il peut participer au changement de la juste
position classique à laquelle il est assigné par l’art classique. Il apprend à déplacer cette place en
déconstruisant en lui en permanence la possibilité même d’une place singulière.
Le travail aux frontières
Si nous confrontons les photos de l’artiste Thomas Struth portant sur les spectateurs dans les musées
exposant des œuvres d’art classique – mélange de curiosité, de scepticisme sur ce qui se passe
réellement, et d’interrogation sur ce qui est en jeu : l’œuvre ou les spectateurs ? – et celle d’Andréas
Gursky, à la fois pour elles-mêmes (modernes) et pour leur objet (les concerts de Madonna), nous
7
passons bien de la tradition classique du face à face silencieux avec l’œuvre et de l’indexation du
spectateur à l’œuvre, à tout autre chose, qui concerne le regard multiplié et la foule. Si nous ajoutons à
ce parcours un regard sur les œuvres d’Alain Séchas, nous nous apercevons qu’il s’agit par elles de
trouver des dispositifs visuels qui responsabilisent les spectateurs. Certes, le travail de Séchas reste
aussi classique en ce qu’il provoque des vibrations, des saisissements grâce auxquels les spectateurs
s’arrêtent devant les œuvres. L’arrêt, lorsqu’il advient, se mue en « point de silence » qui signale
l’exercice consenti. Mais, ce qui intéresse surtout l’artiste, c’est de proposer une rencontre entre le
spectateur et l’œuvre, puis entre les spectateurs, puisque, ajoute-t-il, ce type d’interférence n’a plus
lieu dans les mœurs actuelles, soumises à et contrôlées finalement par la télévision.
La rencontre de ces trois œuvres, dans mon propos du moins, souligne assez que des jeux sur
les frontières s’opèrent entre trois modèles de référence : l’art classique, l’art moderne et l’art
contemporain. Que l’on décide ensuite de les valoriser ou de s’en attrister encore, peut importe. Il est
certain que la crise du modèle « moderniste » dans les arts plastiques s’est accompagnée d’une
transformation considérable de la position du spectateur (devenu regardeur), de plus en plus actif,
voire interactif, dans un espace qui n’est plus strictement frontal au sens théâtral du terme (ou du
« spectacle »).
Malgré la brièveté de ces propos, la comparaison d’un autre schéma avec les précédents est
éclairante :
8
Présentation
La scène du mode
SIMULTANÉ
X X X X X X X
Spectateurs
Coexistence de plusieurs points de vue
(être ensemble collectif).
Nous observons en cette comparaison un premier passage de frontière par rapport à l’art classique et
perspectiviste. Il nous fait transiter du spectateur classique au spectateur moderne, par des activités
différenciées. Plus précisément, il nous conduit d’un « apprendre à se mettre à sa place » – disons
classique et destiné à soutenir une manière de consensus qui, en tout cas historiquement, n’est
pourtant pas réductible aux moutons bêlants à l’unisson de Claude Lévêque (par exemple pour
l’exposition « Au-delà du spectacle » au Centre Georges Pompidou de Paris en 2001) – à un
placement flottant dans le multiple7, celui de la foule et d’une manière particulière de poser la
question des rapports individus/communauté. Il porte à reconsidérer un certain passage historique du
sensible et une condition nouvelle de l’art et des spectateurs, celle de la modernité des avant-gardes,
celle de l’expérience moderne du sensible et de l’affect. L’étau de la frontalité s’est desserré dans le
développement du moderne dans l’art.
7
Dont Octavio Paz voit la genèse dans le Coup de dés de Stéphane Mallarmé et le prolongement dans le Grand
Verre de Marcel Duchamp, des formes poétiques qui englobent « une pluralité de lecture » (qui n’est pas la pluralité
de sens) (voir OCTAVIO PAZ, Marcel Duchamp: l’apparence mise à nu, trad.. Monique Fong, Paris, Givaudan, 1967).
9
Effectivement, avec l’effondrement des règles esthétiques qui garantissaient la réussite d’une
reconnaissance et la réception des œuvres classiques, le XXe siècle produit des formes artistiques dont
la réception esthétique ne va plus de soi. Le mouvement ne cesse de s’accentuer prenant deux voies
(parfois simultanées, parfois différenciées) : celle de la multiplicité et celle de la participation. La
frontière de l’assignation unique et réifiante est transgressée, au profit d’une coexistence ou d’une
simultanéité de plusieurs points de vue.
Le travail de frontières
L’ensemble de ce qui vient d’être montré ne spécifie pas du tout un détour par rapport à l’objectif.
Ces propos ne cessent de faire surgir sous nos yeux des conflits de frontières, nous obligeant à
préciser d’ailleurs que les spectateurs dont nous parlons ne sont pas seulement des spectateurs
historiques. Ce sont aussi nous-mêmes, alors que ces exercices historiques s’articulent en nous non
sans conflits internes (de nous-mêmes à nous-mêmes).
Alors qu’en est-il maintenant du contemporain ? On sait qu’il ne suffit pas de questions
apparemment profondes pour le désigner, en tout cas du point de vue qui nous occupe. Avec l’art
contemporain, nous avons changé de monde artistique et changé le statut de l’esthétique. En dehors
du fait que nous avons aussi changé de monde social et politique en entrant dans un monde
« barbare », amateur du « droit » du plus fort.
L’important est de percevoir comment les écartements pratiqués par l’art contemporain
procèdent de déplacement des accentuations (du côté de l’œuvre) et d’une ouverture maximale des
places distribuables. L’art contemporain, relativement au spectateur, ne renvoie pas à un mouvement
d’annexion de nouveaux territoires, mais à l’impératif d’une ouverture maximale. Au sens d’un art
sans objet sensible nécessaire (à la fois contre l’artisanat de l’artiste et contre l’habitus classique du
10
plaisir, par « décept » du spectateur), d’un art des manières d’agir, héritant du dénouage moderne du
triangle classique (artiste, œuvre, spectateur), ne traitant pas l’exposition sous la forme d’un
supplément, mais faisant de l’exposition – quand d’ailleurs il ne la supprime pas – en un autre sens
l’effectivité de l’art – de son processus, d’une effraction ténue dans le « réel »8 pour y introduire de la
contingence, y exercer son ironie, en soulignant le mal qu’il y a à réussir les opérations artistiques, la
résistance aux propositions faites, en révélant le côté borné du quotidien et en travaillant le temps en
muant la solide durée répétitive des systèmes sociaux en exercice éphémère et interrogation –, et
travaillant l’interférence entre les spectateurs (quand il les maintient), cet art contemporain n’a plus à
s’atteler à la tâche d’élévation du spectateur ni à l’enrôler dans une politique de la collectivité.
Ses pratiques dessinent une autre scène de l’art – celle de la coopération interprétative opposée
à celle de l’effort intégratif classique et à celle de la participation moderne – dont les caractéristiques
majeures, outre une disparition de l’œuvre-objet, sont la mutation de l’artiste (paradoxe d’un artiste
qui ne veut plus l’être au sens ancien, mais qui doit l’être encore si l’on veut toujours distinguer le
divertissement et l’art) et la disparition de la fonction « spectateur » au profit d’une interférence entre
les spectateurs.
C’est donc enfin une pratique de l’art qui s’attaque directement à la question du rapport
« spectatorial » et à celle de la formation des collectifs. Non pas à ce que ce dernier voit ou ressent (le
sens commun classique, pensé sous le mode d’un universel abstrait, juridico-étatique9) ou à ce dont on
8
Par exemple, en mettant en scène les dispositifs publicitaires de calcul des effets et des attentes, pour mieux les
faire voir et critiquer.
9
« Qu’a donc fait Immanuel Kant quand il a fondé son Éthique et son Esthétique sur un mythe d’universalité, sur la
présence d’un sentiment universel infaillible et unanime, en puissance dans l’âme de tout homme venant en ce
monde ? », écrit PAUL VALERY, « Théorie poétique et esthétique », in Œuvres I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1957, p. 1247.
11
lui demande d'être complice (la participation à l'œuvre moderniste), mais à ce qu'il dit et échange avec
les autres, dans le dissentiment, ou à son rôle moins dans le fonctionnement de l'œuvre que dans la
réalisation effective du collectif artistique. À l’encontre des consensus, l’art contemporain relève le
non-communicable, le non-partageable social pour en faire sa matière. Il les fait travailler afin de
tracer les voies de nouveaux collectifs, en archipels, à partir de la coopération interprétative appelée.
Les travaux contemporains contribuent à dessiner des machines de guerre contre ce qui constitue
notre régime ordinaire (classique et moderne) de regard sur l’art. Ils travaillent à la vertu disjonctive
de l’art, à la puissance de déprise des idéaux antérieurs, à la déliaison… Et fabriquent moins des
consensus, moins des rapports individus/communautés qu’une opposition qui passe par des
interruptions et des écartements.
Ainsi en va-t-il, schématiquement :
S1 S2
La scène de la
COOPERATION
INTERPRÉTATIVE
S4
S3
S5
S7
S9
S11
S6
S8
S10
S12
Effectuer le rapport entre les spectateurs
La question centrale posée par ce dernier (en date) déplacement de frontière est de savoir à quoi l’art
12
contemporain aboutit. Avec ces exercices d’interférence, qui peuvent jouer physiquement et
symboliquement, s’affirme un nouveau régime général de compétence des spectateurs qui met en
péril la répartition habituelle des forces de l’art. Le problème est moins ce qu’il ressent que la manière
dont l’art contemporain déplace l’inscription symbolique des uns et des autres, dans le schéma de
distribution classique des rôles. Ce spectateur est mobilisable, responsable, conduit à se déplacer et à
déplacer sa place selon une trajectoire qui le conduit vraisemblablement à une subjectivation inédite.
Chacun désormais pouvant construire son propre territoire, de sorte que la société se constitue en
archipels plutôt que sous la forme d’un continent unifié. Et le spectateur peut construire des séries de
scénarios possibles.
Le travail des frontières
Sans prétendre disposer des réponses à toutes les questions portant sur de tels déplacements de
frontières, il n’en reste pas moins vrai, enfin, que la réflexion sur le contemporain (l’art et/ou le
spectateur) nous oriente vers l’exigence d’une analyse globale de notre présent. Comment se lient en
lui le présent (télescopage de plusieurs dimensions) et le non-présent (le contemporain), des modalités
frontalières différentes ? Comment pouvons-nous aussi faire jouer les frontières existantes pour
amorcer de nouveaux mondes (politiques, culturels, sociaux, artistiques) ? À quelles subjectivations
inédites allons-nous devoir d’autres critiques des frontières actuelles ?
Il s’agirait alors de faire valoir un art qui se consacrerait à multiplier les ressources de
formation et de débat contradictoires. Qui permettrait à chacun de saisir l’art et la culture non comme
objets sacrés ou valorisés, mais comme proposition d’exercice de soi et d’exercice effectif, comme
ouverture sur une trajectoire et possibilité de réaliser des archipels à partir de la composition de nos
puissances d’agir...
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Il s’agirait non moins de poser autrement le problème des collectifs citoyens que nous
formons. Cette option consisterait, en s’inspirant des pratiques de l’art contemporain (une certaine
idée de la plasticité, un plan d’immanence et une capacité à penser l’histoire en rebonds), à concevoir
la culture politique comme émancipation, et d’abord sous forme de déprise de soi et de composition
en archipels de propositions.