Kant, Logique, AK IX, 74
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Kant, Logique, AK IX, 74
Kant, Logique, AK IX, 74. Les préjugés sont des jugements provisoires acceptés comme principes (Grundsätze) 1. Tout préjugé doit être considéré comme un principe (Prinzip) de jugements erronés, et les préjugés produisent non pas des préjugés, mais des jugements erronés. Nous devons donc distinguer du préjugé lui-même la fausse connaissance qui prend sa source dans le préjugé (...) Les principales sources de préjugés sont : l’imitation, l’habitude, et l’inclination. L’imitation a une influence générale sur nos jugements ; car il y a une forte raison de tenir pour vrai ce que d’autres ont donné pour tel. D’où le préjugé : ce que tout le monde fait est bien. – Quant aux préjugés qui sont nés de l’habitude, ils ne peuvent être déracinés qu’à la longue, si l’entendement voit ses jugements progressivement retenus et ajournés par des raisons contraires et se trouve de ce fait reconduit peu à peu à une façon de penser opposée. – Mais si un préjugé dû à l’habitude est en même temps provoqué par l’imitation 2, il est difficile de guérir l’homme qui en est atteint.- Un préjugé par imitation peut aussi être appelé le penchant à l’usage passif de la raison ou à l’usage mécanique de la raison se substituant à son action spontanée selon des lois. A vrai dire, la raison est un principe actif (thätiges Princip) qui ne doit rien emprunter à la simple autorité d’autrui (...) Mais très nombreux sont ceux que la paresse conduit à préférer suivre la trace d’autrui plutôt que de fatiguer leurs propres facultés intellectuelles (Verstandeskräfte). De tels gens ne sauraient jamais être que des copies d’autrui, et si tous étaient de cette sorte, aucun changement ne se serait jamais produit dans le monde. D’où la nécessité et l’importance de ne pas confiner la jeunesse, comme on le fait d’habitude, dans la simple imitation. (…) Des trois sources générales des préjugés précédemment indiqués, et plus spécialement de l’imitation naissent maints préjugés particuliers parmi lesquels nous voulons ici relever les suivants comme étant les plus communs : 1) Préjugés de l’autorité - Parmi ceux-ci, il faut compter a) le préjugé de l’autorité de la personne. - Lorsque, dans les matières qui se fondent sur l’expérience et le témoignage, nous bâtissons notre connaissance sur l’autorité d’autrui, nous ne nous rendons ainsi coupables d’aucun préjugé ; car dans ce genre de choses puisque nous ne pouvons faire nous-mêmes l’expérience de tout ni le comprendre par notre propre intelligence, il faut bien que l’autorité de la personne soit le fondement de nos jugements. - Mais lorsque nous faisons de l’autorité d’autrui le fondement de notre assentiment à l’égard de connaissances rationnelles, alors nous admettons ces connaissances comme simple préjugé. Car c’est de façon anonyme que valent les vérités rationnelles ; il ne s’agit pas alors de demander : qui a dit cela ? mais bien qu’a-t-il dit ? Peu importe si une connaissance a une noble origine ; le penchant à suivre l’autorité des grands hommes n’en est pas moins très répandu tant à cause de la faiblesse des lumières personnelles que par désir d’imiter ce qui nous est présenté comme grand. A quoi s’ajoute que l’autorité personnelle sert, indirectement, à flatter notre vanité. Ainsi les sujets d’un puissant despote s’enorgueillissent de ce qu’il les traite tous en même façon, du fait que l’inférieur peut s’imaginer égal au supérieur, dans la mesure où, face à la puissance illimitée de leur souverain, l’un et l’autre ne sont rien; de la même façon les admirateurs d’un grand homme s’estiment égaux dans la mesure où les avantages que l’un peut avoir sur l’autre doivent être tenus pour insignifiants au regard des mérites du grand homme. - Aussi les grands hommes fort admirés ne favorisent pas peu, pour plus d’une raison, le penchant au préjugé de l’autorité de la personne. b) Le préjugé de l’autorité du grand nombre. - C’est la populace (Pöbel) qui est le plus portée à ce préjugé. Car comme elle n’est pas en mesure de juger des mérites, des capacités et connaissances de la personne, elle s’en tient volontiers au jugement de la masse, supposant que ce que tous disent doit bien être vrai. (...) c) Le préjugé de l’autorité de l’âge. - Ici le préjugé de l’Antiquité est l’un des plus considérables. A vrai dire nous avons absolument raison de juger favorablement de l’Antiquité ; mais c’est 1 2 On pourrait traduire « axiomes ». Cf. Was ist Aufklärung ?, troisième alinéa. seulement la raison de l’estimer avec mesure ; nous n’avons que le tort de dépasser souvent les limites en faisant des anciens les trésoriers de la connaissance et des sciences, d’ériger la valeur relative de leurs écrits en valeur absolue et de nous confier aveuglément à leur conduite. Surestimer ainsi les anciens revient à ramener l’entendement à son enfance et à négliger de mettre en oeuvre nos propres talents - Nous serions même grandement dans l’erreur, si nous croyions que tous les anciens ont écrit de façon aussi classique que ceux dont les écrits sont parvenus jusqu’à nous. En fait, comme le temps passe tout au crible et ne retient que ce qui a valeur intrinsèque, ce n’est pas sans raison que nous pouvons admettre que nous ne possédons que les meilleures oeuvres des anciens. Il y a plusieurs causes qui produisent et maintiennent les préjugés de l’Antiquité. Lorsque quelque chose surpasse l’attente que nous avions formée sur la base d’une règle générale, nous commençons par nous en étonner et il arrive souvent que cet étonnement se transforme en admiration. C’est ce qui se produit dans le cas des Anciens quand on trouve chez eux quelque chose qu’on ne cherchait pas, eu égard aux circonstances du temps où ils vivaient. Une autre cause tient au fait que la connaissance des Anciens et de l’antiquité prouve une érudition et une culture qui inspire toujours respect, si communes et insignifiantes puissent être en elles-mêmes les choses qu’on a gagnées à l’étude des anciens. - Une troisième cause est la gratitude dont nous nous sentons redevables aux anciens de ce qu’ils nous ont ouvert la voie de maintes connaissances. Il paraît équitable de leur en témoigner une estime particulière, mais il nous arrive souvent de dépasser la mesure. - Enfin une quatrième cause est à chercher dans une certaine jalousie de nos contemporains. Qui est incapable de se mesurer avec les modernes exalte les anciens à leurs frais, pour que les modernes soient incapables de s’élever au-dessus de lui. Le contraire de ceci est le préjugé de la nouveauté. - Il arrive parfois que l’autorité de l’antiquité et le préjugé en sa faveur sont en baisse ; en particulier au début de ce siècle lorsque l’illustre Fontenelle se battit dans le camp des modernes - Dans les connaissances qui peuvent être étendues, il est tout à fait naturel que nous fassions davantage confiance aux modernes qu’aux anciens. Mais ce jugement lui-même n’est fondé qu’à titre de jugement provisoire ; si nous en faisons un jugement définitif, c’est un préjugé. 2) Préjugés d’amour-propre ou égoïsme logique, qui font qu’on tient l’accord de son propre jugement avec les jugements d’autrui pour un critère superflu de la vérité - Ils sont le contraire des préjugés d’autorité puisqu’ils se manifestent dans une certaine prédilection pour ce qui est un produit de notre propre entendement, par exemple de notre propre système. Kant, Critique de la faculté de juger, extrait du § 40. Penser par soi-même (...) [Cette] maxime est la maxime de la pensée sans préjugés (...) [C’]est celle d’une raison, qui n’est jamais passive. On appelle préjugé la tendance à la passivité et par conséquent à l’hétéronomie de la raison ; de tous les préjugés le plus grand est celui qui consiste à se représenter la nature comme n’étant pas soumise aux règles que l’entendement de par sa propre et essentielle loi lui donne pour fondement et c’est la superstition. On nomme Aufklärung la libération de la superstition ; en effet, bien que cette dénomination convienne aussi à la libération des préjugés en général, la superstition doit être appelée de préférence (in sensu eminenti) un préjugé, puisque l’aveuglement en lequel elle plonge l’esprit, et bien plus qu’elle exige comme une obligation, montre d’une manière remarquable le besoin d’être guidé par d’autres et par conséquent l’état d’une raison passive.