«Travailler loin de chez soi est devenu la norme»

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«Travailler loin de chez soi est devenu la norme»
PERSPECTIVES
Débat public
Quels sont les facteurs de succès des transports publics en Suisse ?
Quelles sont les visions d’avenir dont la Suisse a besoin ? Nous avons
invité trois spécialistes et un écrivain à débattre de ces questions.
«Travailler loin de chez soi
est devenu la norme»
Myriam Holzner : décrivez, en deux mots,
les transports publics (TP) de la Suisse.
Franziska Borer Blindenbacher: un joyau,
surtout en comparaison internationale.
Ueli Stückelberger : une qualité remarquable
et une bonne desserte de l’ensemble du territoire.
Rodolphe Luscher : des prestations qui se savourent et de faibles distances.
Hadi Barkat: agréables, bondés, nous mènent
partout.
A quoi les TP doivent-ils leur succès ?
U.S. : Nous avons un système remarquablement performant et pas que sur des lignes
de prestige, mais sur tout le territoire. En
Suisse, il est possible de se déplacer partout
sans avoir de voiture. En outre, nous bénéficions d’un horaire dense, d’une grande qua-
Ueli Stückelberger est directeur de l’UTP – Union
des transports publics.
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lité et d’un système ouvert – on ne doit pas se
préoccuper de savoir si nous voyageons dans
un train CFF ou BLS. En outre, les TP sont
extrêmement ponctuels. Résultat: les TP sont
utilisés par toutes les couches de la population. Ailleurs, les riches ont un chauffeur ou
prennent l’avion.
F.B. : Oui, c’est une réalité. A Washington,
dans le bus, j’étais invariablement la seule
nonhispanique. De retour en Suisse sept ans
plus tard, les TP m’apparaissaient comme des
TPI – des transports publics individuels –
avec un horaire cadencé jusqu’au quartd’heure.
R.L.: Le principal atout des TP est l’abonnement général (AG). Le désavantage est que je
doive constamment laisser mes voitures au garage – elles auront bientôt valeur d’antiquités!
Hadi Barkat est le seul à évoquer un as-
Hadi Barkat est éditeur et auteur du livre «Pendulaire à plein temps ».
pect négatif : les TP bondés. En voyezvous d’autres ?
U.S. : Le revers de la médaille de l’AG est qu’il
crée deux classes de clients. Les non-détenteurs d’un AG ont souvent beaucoup de peine
à s’y retrouver dans la jungle des tarifs et
zones tarifaires. Nous travaillons à améliorer
le confort de la clientèle à ce niveau.
R.L. : Des trains bondés ont un effet dissuasif sur les pendulaires. Je connais quelqu’un
qui, détenteur d’un AG 1re classe, se rendait
au travail en train. Comme il avait rarement
une place assise dans le RER zurichois, il a
préféré payer 6000 francs par année pour un
parking au centre-ville. C’est pourquoi il est
important de pouvoir disposer de places assises en suffisance. Mais ces déplacements
prennent du temps. Plus les TP sont performants, plus on s’en sert pour de longues distances. Un bon réseau de TP pousse les gens à
accepter des emplois plus distants.
Animatrice du débat: Myriam Holzner
ATE MAGAZINE / DÉCEMBRE 2013
PERSPECTIVES
Débat public
F.B. : L’AG est certes une invention remarquable. Or nous nous déplaçons toujours plus
et plus longtemps. A l’heure où nous devons
nous prononcer sur le «Financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire»
(FAIF), il faut se demander si notre paysage
peut supporter davantage encore. Je pense
qu’on doit prendre en compte tous les aspects
des transports (rail, route, avion, navigation),
ainsi que l’aménagement du territoire. Quelle
qualité de vie voulons-nous? Ne serait-ce pas
mieux d’aller habiter près de notre lieu de travail ?
U.S.: Je suis d’accord. Mais en théorie seulement. En fait, on continue d’habiter là où les
enfants vont à l’école. Travailler loin de chez
soi est devenu la norme. On change trop souvent d’emploi pour se permettre de déménager chaque fois. C’est une illusion de penser
que les migrations pendulaires vont diminuer
à l’avenir. Nous devons nous estimer heureux
si nous parvenons à en absorber l’augmentation par les TP.
Plusieurs d’entre vous ont vécu à l’étranger. Hadi Barkat, vous habitez Copenhague. Dans quels domaines les TP sontils meilleurs à l’étranger?
H.B.: Au Danemark, les TP tiennent mieux
comptent de la mobilité cycliste. Par train, il
y a généralement trois wagons avec un espace
vélos. Par contre, entre Genève et Lausanne,
embarquer son vélo tient de la gageure. Un
jour, j’ai dû m’asseoir sur les marches en tenant mon vélo. Au Danemark, il y a des sièges
rabattables à côté de l’espace vélos.
Franziska Borer Blindenbacher est économiste
et spécialiste en transports. Conseillère indépendante et professeure, elle travaille aussi pour
l’Office fédéral du développement territorial.
ATE MAGAZINE / DÉCEMBRE 2013
U.S.: Nous avons maintenant déjà un problème de place et plus nous en ferons pour
le vélo, moins nous aurons de places assises.
C’est un conflit d’intérêts classique. Ces espaces vélos ne sont souvent utilisés que le
week-end. En semaine, ils restent vides.
H.B.: Si je souhaite me rendre dans un coin
perdu du Valais où le « dernier kilomètre »
ne peut être parcouru qu’à vélo, j’ai un grave
problème si je ne peux pas l’embarquer dans
les TP. Je dois alors prendre la voiture.
R.L. : Il existe des vélos pliables.
Franziska Borer, vous avez vécu aux USA
et au Canada. Qu’en est-il des TP dans
ces pays?
F.B. : A San Francisco, l’entreprise des TP
gère également la location de vélos et de voitures, l’auto-partage et les taxis. Cette association de prestations est très pratique. On
peut, via son Smartphone, choisir l’option
qui, selon le prix ou l’horaire, nous convient
le mieux pour se rendre de A à B.
U.S. : En Suisse, les TP couvrent toute la
chaîne des transports sur pratiquement
l’ensemble du territoire – un fait inconnu à
l’étranger, d’où, là, l’importance des transports complémentaires. Nous avons certes
aussi un manque dans la desserte des localités
isolées. C’est pourquoi la Suisse se fourvoierait si elle continuait de construire des lotissements sans bonnes perspectives d’intégration au réseau des TP. Aujourd’hui, grâce à la
nouvelle loi sur l’aménagement du territoire
Rodolphe Luscher est né à Zurich et travaille
depuis plusieurs décennies comme architecte et
urbaniste à Lausanne.
notamment, on tend à mieux tenir compte de
cet aspect dans le développement territorial.
Ueli Stückelberger, que fait-on mieux à
l’étranger en matière de TP ?
U.S.: Je ne connais pas de systèmes de TP nationaux meilleurs que le nôtre. Bien évidemment nous n’avons pas le même niveau de développement du métro que les grandes villes
européennes, mais en termes de couverture du territoire, nous sommes à la pointe.
En outre, nous investissons bien plus que les
autres pays européens dans l’extension des
TP – c’est aussi pourquoi on nous envie.
R.L.: En Espagne, les AVE (TGV) sont le necplus-ultra. Des hôtesses souriantes en uniforme vous y accueillent en proposant snacks
et journaux. Nous n’aurons bien sûr jamais
de telles lignes à haute vitesse du fait de la
taille de la Suisse.
Comment accroître encore le succès des
TP ? Avec de meilleures prestations ?
R.L.: Le service est bon et le personnel cordial, surtout si on considère qu’il gagne aujourd’hui moins que par le passé et qu’il se
fait parfois même agresser dans les trains.
Quand un contrôleur demande à un jeune
d’enlever ses pieds du siège, il se fait répondre
« casse-toi ou je te tape ». C’est un nouveau
phénomène. En Suisse romande, la police patrouille déjà dans les trains.
Ces 40 dernières années, le trafic voyageurs a pratiquement doublé et ce, tant
sur la route que sur le rail, aussi sur les
longues distances. La tendance devrait se
poursuivre. Que faut-il faire pour que la
croissance se reporte sur le rail ?
U.S.: L’off re est déterminante. Grâce à une
cadence accrue et un bon niveau de qualité,
les TP ont connu une forte croissance ces dernières années. Nous devons continuer à investir, par exemple en acceptant le modèle
« Financement et aménagement de l’infrastructure ferroviaire » (FAIF) qui sera soumis
au peuple début 2014. Il est impératif que le
développement territorial se poursuive exclusivement là où une bonne desserte par les TP
est assurée.
F.B.: Est-ce cela que nous voulons: tout et
toujours plus? Les transports sont le seul domaine où l’écart entre les prix payés par le
consommateur et les coûts effectifs est pareillement grand. Les coûts externes du trafic motorisé individuel se chiffrent à 8,5 milliards de
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francs et ceux des TP à 0,5 milliards. Il serait
temps de considérer les coûts dans leur ensemble. On pourrait ainsi très bien – à l’instar
de la RPLP (Redevance sur le trafic des poids
lourds) – payer une taxe par km parcouru.
Vous nous soufflez le mot: redevance
sur la mobilité. La Confédération a lancé cette idée pour faire payer les coûts
à ceux qui les engendrent et pour moduler la mobilité. Ueli Stückelberger, au prix
réel, les TP seraient-ils plus chers que la
voiture ?
U.S.: Les prix seraient tout autres! L’ATE ne
pourrait plus se permettre de tenir son Assemblée des délégués à Fribourg ou aux Grisons, les TP renchériraient de 900%. Non,
blague à part, il est illusoire de vouloir faire
supporter tous les coûts des transports par
leurs seuls usagers. Vouloir relever les tarifs
de 10 à 20% ces prochaines années n’est d’ailleurs pas réaliste.
Alors les coûts doivent être couverts via
les impôts, ce qui est contraire au principe de causalité.
U.S.: Que signifie vérité des coûts? Supprimer les abonnements parce qu’ils sont loin
des coûts «réels»? Ce sont les produits phares
des TP. La clientèle «abonnement» constitue
notre fonds de commerce. Les TP sont une
tâche dévolue aux pouvoirs publics. C’est
pourquoi je suis réticent à l’idée d’une redevance généralisée sur la mobilité. Les cartes
juniors à 30 francs disparaîtraient. Pour les
familles, voyager serait inabordable.
F.B. : Je ne voudrais pas laisser de dettes aux
générations futures. Les prix déterminent la
demande. C’est pourquoi certains pays ont
introduit la billetterie électronique. Ainsi, à
Singapour, il existe une tarification selon la
distance et l’heure de la journée. On pourrait
aussi introduire ce système, pas d’un coup,
mais par étapes.
Ainsi, à nous de savoir si nous voulons
absolument prendre le train de 8h00 ou
si nous préférons partir plus tard …
R.L.: Le billet de 9h00 existe déjà. En outre,
la Suisse est le seul pays où, bien souvent, on
rentre à la maison pour le repas de midi. On
fait ainsi quatre fois le trajet domicile–travail.
F.B.: Cette tendance est en baisse, même s’il
n’y a malheureusement pas l’école à journée
continue partout en Suisse. Mais un recours
plus systématique au télétravail, aux vidéoconférences et aux horaires d’études et de travail flexibles permettrait de décharger les TP
aux heures de pointe. Des essais-pilotes sont
actuellement menés à Swisscom et aux CFF. Je
me réjouis d’en découvrir les résultats.
R.L. : On pourrait aussi agir au niveau de la
société. Par exemple, introduire des horaires
de travail plus flexibles. Mais le fait que le trafic voyageurs des TP ait doublé depuis 2000 et
que la mobilité cycliste et piétonne soit restée
inchangée est aussi lié à la pyramide des âges.
Personne d’entre vous n’utilise moins les TP
que par le passé. Je suis pragmatique. Si nous
parvenons à reporter la croissance sur les TP,
ce sera déjà une belle réussite.
F.B.: Un vaste débat doit avoir lieu dans la société. La mobilité ne tombe pas du ciel. Je suis
pour optimiser plutôt que maximiser. Le lobby de la route et celui des TP exigent chacun
du sur-mesure. La déduction fiscale pour les
pendulaires récompense ceux qui parcourent
de grandes distances. On encourage ainsi la
mobilité. On fait fausse route : ce n’est pas de
la durabilité.
H.B.: Autrement dit, des mesures dissuasives, comme le renchérissement de l’AG ?
Tout le monde dit qu’il n’est pas si cher. A
mon avis, l’AG est cher. Peut-être parce que
je suis écrivain.
R.L.: Je vois encore un autre aspect du problème : nous parlons toujours de la Suisse.
Mais de quelle Suisse ? Bien sûr, on peut
faire passer le prix de l’essence à cinq francs.
Presque tout le monde continuerait (parce
qu’il le faut bien) de se la payer. Mais il faut
savoir qu’au Tessin ou même à Genève, tout
le monde se déplace en voiture ou en moto,
parce que c’est usuel.
Propos recueillis par Stefanie Stäuble
U.S.: Je crois pas qu’ils s’agisse d’une question de conscience, mais de comportement.
Inserat
ATE MAGAZINE / décembre 2013
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