Peut-on trop aimer la démocratie? - Chaire MCD
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Peut-on trop aimer la démocratie? - Chaire MCD
« Comment rendre opérante la liberté qui nous caractérise et nous échappe en même temps ». Peut-on trop aimer la démocratie? Pierre Manent, philosophe politique français, concluait son très beau livre, portant sur Alexis de Tocqueville et la démocratie en Amérique, par cet enseignement qu’il retenait du voyage de ce libéral et aristocrate européen dans l’Amérique du début du 19e siècle : « Pour aimer bien la démocratie, il faut l’aimer modérément », disait-il C’est que pour Tocqueville la démocratie était à la fois une culture politique éprise d’égalité et de liberté et une forme de gouvernement populaire. Ce régime, comme il aimait à l’appeler, était susceptible de produire des merveilles. La liberté, pensait-il, était contagieuse … et se répandait dans toutes les parties de la société. Mais, un excès de liberté et d’égalité pouvait aussi conduire, pensait Tocqueville, à son contraire : rendre la démocratie ingouvernable, soumettre la société au radicalisme des minorités, homogénéiser la société, assurer la victoire du despotisme de la majorité ou …du despotisme tout court, faire perdre le goût de la liberté au nom d’un trop grand amour de l’égalité. La démocratie était donc un régime fragile, …c’est pourquoi il ne faut pas l’étreindre trop fortement …de peur que trop excitée elle produise son contraire. Il y a un côté ombre à la démocratie. Un amour immodéré pour cette dernière est susceptible d’inverser les merveilles qu’elle produit en démagogie, ou encore au contraire en monotonie, sinon en despotisme doux. Ainsi se lit le paradoxe tocquevillien de la démocratie : chaque merveille que la démocratie produit, si exacerbée, peut générer son contraire, peut conduire à une certaine désespérance. *** Ce paradoxe se décline en de multiples variantes dont en voici quelques-unes : « Que la démocratie soit trop éprise de liberté …alors se meurt la passion de l’égalité; …que l’égalité en vienne à être sa seule vertu, alors est-on prêt à laisser tomber la liberté. » 1 « Que la démocratie soit trop habitée par l’incertitude, alors fleurit la démagogie ou la cacophonie; …qu’elle soit trop pleine de certitudes alors triomphe le dogmatisme, la pensée unique, terrain fertile aux certitudes despotiques. » « Que la démocratie n’ait plus de frontières, elle se rend dès lors incapable à transformer un regroupement d’humain en peuple susceptible d’agir sur lui-même; …que ses frontières soient trop closes la rend sujette aux guerres et incapable à s’ouvrir à tous les humains nos frères. » « Que la démocratie n’ait pas de mémoire alors elle ne permet pas de comprendre comment les combats et les échecs du passé ont façonné notre solidarité citoyenne; ….qu’elle ait une mémoire trop longue empêche le nouveau arrivant à se sentir partie prenante de cette solidarité. » « Que la démocratie reflète la pluralité de nos appartenances, elle peine à définir un monde-commun; ...que le monde commun s’appesantisse un peu trop, naît …l’homogénéité mortifère » « Que la démocratie produise une société plus juste, alors s’éloigne-t-elle des choix issus de la pluralité des goûts et des biens qui façonnent nos cultures humaines; …que nos traditions culturelles en viennent à définir la vie démocratique alors l’idée d’une justice universelle disparaît. » « Que la démocratie soit une affirmation claire de laïcité alors, est interdit, l’expression dans l’espace public de l’une des plus anciennes manières de faire société, la religion, du verbe latin religare—relier ;… que la religion en vienne à trop occuper l’espace public alors s’estompe l’idée nouvelle, démocratique, que c’est de la parole entre égaux que naît la vérité citoyenne ». « Que la démocratie atteigne une grande transparence, alors nous sortons la vie de la politique qui, elle, est toute en nuance, a besoin d’un peu d’obscurité pour fleurir; …que la transparence disparaisse du politique et nous retournons aux temps prédémocratiques où le pouvoir s’exerçait loin des vus et des sus du peuple » « Que la démocratie naisse souvent de révolutions permet de fonder la liberté; …que la démocratie soit une révolution continue enlève au peuple et ses représentants la décision politique.» « Que la démocratie sépare l’espace public et les serviteurs de l’État des intérêts privés et mercantiles empêche que ceux-ci succombent et s’engloutissent dans la collusion et la corruption; …que l’État et ses serviteurs soient complétement coupés de l’univers des intérêts rend grandement incompétents et inopérants ces derniers en regard de la vie économique » 2 « Que la démocratie soit directe empêche la représentation de produire un peuple politique au-delà des différences de chacun; …que la démocratie soit représentative elle empêche le peuple vrai d’être au pouvoir » « Que la démocratie étouffe l’indignation, ou la protestation de la rue, elle voue le peuple à être soumis aux diktats des bureaucrates privés et publics; …que l’indignation ou la rue deviennent sa manière d’être est preuve que la démocratie soit devenue plus une manière de protester qu’une manière de se gouverner collectivement. » « Que la démocratie détruise la grandeur elle permet à l’égalité de grandir; …que la grandeur disparaisse de la société, la petitesse s’y substituera et …périra alors l’art, l’amour du beau et, la passion démocratique elle-même. » *** J’ai parfois l’impression que nous aimons aujourd’hui trop la démocratie. Nous sommes tous convaincus de ses merveilles— la liberté, la pluralité, la transparence, l’égalité, la reconnaissance de tous, le pouvoir au peuple — … jusqu’à oublier l’inversion qu’un amour immodéré de celle-ci peut produire—la démagogie, l’indécision, la frivolité des opinions, la substitution de la parole indécise du peuple par les minorités bruyantes ou par la dictature de la majorité, le relativisme absolu des valeurs, la monotonie. C’est pourquoi l’idée de Tocqueville, selon laquelle « Pour aimer bien la démocratie, il faut l’aimer modérément », reste d’une grande vérité. Une démocratie « forte », c’est une démocratie qui, comme le jardinier avec ses plantes, est entretenue dans la « modération » de manière à ce que ces branches ne se déploient pas de façons immodérée dans toutes les directions. Joseph Yvon Thériault Titulaire, Chaire de recherche du Canada en mondialisation, citoyenneté et démocratie Professeur de sociologie/UQAM 3