Faut-il que le droit s`occupe de

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Faut-il que le droit s`occupe de
PRÉFACE
Faut-il que le droit s’occupe de ce qui, dans l’entreprise humaine, lui ressemble
le moins : le rire ? Celui-ci ne doit-il pas rester dans les ténèbres du non-droit, à
l’abri de cette exterminatrice de fantaisie qu’est la normalisation juridique ? Le droit
n’est-il pas incurablement infecté par le « fanatisme du sérieux » (P. Legendre), condamné à demeurer « grave et peut-être même un peu triste » (J. Carbonnier) ?
Pire : si un juriste se mêle d’étudier le processus de l’hilarité, ne va-t-il pas
avilir celui-ci et aboutir à circonscrire une catégorie abominable : le rire licite, alors
que le rire est ontologiquement l’antithèse de la loi ?
Eh bien, Bernard Mouffe a découvert, analysé, inventé peut-être un « droit à
l’humour », ce qui est bien plus fécond qu’un droit « de l’humour », de même
que le droit « à la propriété » est infiniment plus séditieux que le droit « de propriété », victoire des bourgeois de 1804 sur les révolutionnaires de 1789. Et son
livre nous surprend, nous déconcerte, souvent nous fait rire et, finalement nous
émerveille.
On perçoit d’abord, jusqu’à en avoir le tournis, tant la jurisprudence est foisonnante, combien les juges, qui sont pourtant le prototype même des êtres non
drôles, ont dû discerner, dans les innombrables manifestations de la rigolade, ce
qui est juridiquement admissible et ce qui est légalement condamnable. Ici,
comme dans nombre d’autres matières, c’est au droit qu’on demande d’indiquer
des limites que la morale et les manières ne permettent plus de repérer.
Et ce mouvement de juridicisation de la gaudriole ne fera que s’accentuer car,
à l’inverse d’autres expressions de la pulsion ludique, comme le sport, la cuisine, la
littérature ou la pétanque, l’humour atteint un personnage dont le droit s’est
longtemps désintéressé et qu’aujourd’hui il sacralise : l’humour fait des victimes.
Le droit avait cru se prémunir contre cet interventionnisme juridictionnel : il
avait fabriqué les exceptions de satire, de parodie et de caricature, empruntées
aux mondes de la musique, de la littérature et du dessin, qui étaient comme des
territoires d’extraterritorialité juridique permettant aux juges de décliner leur compétence quand les pisse-vinaigre attaquaient devant eux les comiques.
Mais voilà, alors que les monarchies absolues toléraient les bouffons, les satiristes, les pamphlétaires et tous ceux qui assumaient le service public de la dérision, la démocratie a convaincu chacun d’entre nous de son égale dignité et il
n’est pas question qu’on traite aujourd’hui n’importe qui comme on traitait jadis
les rois. Le droit n’est pas irresponsable de cette évolution : il nous a tellement
« bourrés » de droits subjectifs que nous nous prenons irrésistiblement et juridiquement au sérieux : nous sommes devenus susceptibles.
Et ce n’est pas seulement l’individu qui se prend quelquefois au sublime : les
églises, les sectes, les factions, tous ceux qui se groupent autour d’une transcendance
LE DROIT À L’HUMOUR
ou d’un absolu ont également sensible l’épiderme communautaire de leur dogmatisme : l’intolérance à la dérision est un dommage collatéral de la ferveur.
Alors, après nous avoir étourdis par l’analyse d’innombrables « cas », Bernard Mouffe allait-il avoir l’audace de les faire entrer dans les concepts du droit,
c’est-à-dire de se livrer à l’activité la plus anti-désopilante qui soit ?
Il n’allait quand même pas nous faire croire que l’humour, cette éruption
d’irrévérence, cette insurrection contre la raison, cette pulsion qui a un côté animal tout en étant le propre de l’homme, ce prurit de risibilité qui atteint même les
plus sinistres d’entre nous (ainsi, moi-même, j’ai dû résister à la tentation d’intituler ma préface « opéra-Mouffe »), l’humour, cet ennemi des droits subjectifs,
parce qu’on ne peut à la fois les revendiquer et en rire, l’humour donc deviendrait
à son tour un droit subjectif, mais, accédant à la vis juridica, ne perd-il pas inévitablement sa vis comica ?
Et, à supposer que l’humour devienne juridique, va-t-il, alors, se glisser dans
des concepts protecteurs tels que le principe général de droit, l’excuse de la
bonne foi ou la cause de justification (jocandi causa) et, comme ils n’ont de sens
que celui que la jurisprudence veut bien leur donner, se placer sous la tutelle de
ce personnage anti-comique qu’est le juge ?
À l’inverse, ne court-il pas le risque de voir sa liberté rétrécie par les remparts
capitalistes du droit d’auteur et sa fantaisie censurée par la pudibonderie des bonnes mœurs ou son avatar marchand : les usages honnêtes en matière commerciale ?
Et finalement, ne va-t-on pas trouver, à un bout, l’impérialisme illimité de la
faute aquilienne et, à l’autre bout, l’expansionnisme tout aussi ravageur de la
liberté d’expression, avec, encore une fois, pour arbitre, le même décideur antifantaisiste : le juge ?
Eh bien, Bernard Mouffe a osé.
Et il nous offre un livre qui nous parle sérieusement du comique et comiquement du droit, qui nous instruit, nous amuse et nous passionne parce qu’il met en
scène, au travers de ses analyses de jurisprudence, la lutte entre l’incorrigible penchant de l’homme pour l’humour et la pathétique prétention du droit à tout
régenter, y compris ce qui lui est inexorablement contraire.
À l’issue du combat, qui a gagné ?
Nous ne vous le dirons pas car ce livre est également un thriller : on n’en
divulgue pas la fin.
Paul MARTENS
Président émérite de la Cour constitutionnelle
Chargé de cours honoraire à l’ULB et à l’ULg
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