RU-486 L - Québec Science

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RU-486 L - Québec Science
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CAROL-ANNE PEDNEAULT/MISS ILLUSTRATION
valse-hésitation pour une pilule
LE DR IT
DE CHOISIR
RU-486
AU CANADA, LA PILULE ABORTIVE, POURTANT
ACCESSIBLE DANS 57 PAYS, N’EST TOUJOURS
PAS OFFERTE. CONSÉQUENCE, ALORS QUE
UNE CANADIENNE SUR TROIS AVORTE AU
COURS DE SA VIE, ELLE N’A PAS
LE CHOIX DE LA MÉTHODE.
Par Marine Corniou
orsqu’elle apprend qu’elle
est enceinte de trois semaines, fin 2007, Valérie
sait d’emblée qu’elle veut
mettre fin à sa grossesse.
Mais au CLSC auquel elle s’adresse,
à Joliette, elle se fait répondre que
l’avortement ne peut pas avoir lieu
avant six semaines de grossesse. Ce
délai, précaution prise afin d’augmenter les chances de réussite de
l’intervention chirurgicale, est un
supplice pour la jeune femme. «L’at-
L
tente a été des plus traumatisantes.
J’ai enduré les nausées, les vomissements et je pleurais chaque jour.
J’avais l’impression qu’on me
forçait à rester enceinte le plus longtemps possible, se souvient-elle. Je
n’ai pu subir l’intervention qu’à
10 semaines.»
Si elle avait vécu aux États-Unis,
en Europe, en Russie ou en Chine,
Valérie aurait probablement pu
bénéficier d’un avortement immédiat, simplement en prenant un
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valse-hésitation pour une pilule
comprimé de mifépristone. Plus connue
sous le nom de RU-486, cette pilule abortive bloque l’action de la progestérone,
une hormone indispensable au maintien
de la grossesse. Il suffit d’en prendre un
comprimé, chez soi ou au bureau du médecin, suivi un ou deux jours plus tard
d’une dose de misoprostol qui permet
d’évacuer le contenu de l’utérus.
Pour bien des femmes, cet avortement
médicamenteux est considéré comme une
méthode de choix, préférable à l’aspiration
chirurgicale pratiquée au bloc opératoire.
En France, en Suède ou au Royaume-Uni,
plus de la moitié des interruptions volontaires de grossesse (IVG) se font ainsi par
médicament, avant cinq ou sept semaines,
selon la législation du pays. Aux ÉtatsUnis, c’est le cas dans 20% des procédures.
Mais au Canada, la mifépristone est introuvable. «L’avortement médicamenteux?
Ça ne se pratique pas ici », confirme au
bout du fil une employée du Centre de
santé des femmes de Montréal. Et pour
cause, aucun fabricant n’ayant jusqu’ici
déposé de demande d’approbation auprès
de Santé Canada, le médicament n’est tout
simplement pas commercialisé au pays.
Marché trop petit? Lourdeurs administratives? Coûts élevés des démarches? «On
ne connaît pas les raisons de ce retard. Ce
qui est sûr, c’est que, plus un pays se débrouille longtemps sans un médicament,
moins la demande est forte et moins c’est
intéressant pour une compagnie d’entreprendre les démarches d’approbation »,
estime la docteure Sheila Dunn, directrice
du Family Practice Health Centre au Women’s College Hospital à Toronto.
es choses pourraient toutefois
changer. Santé Canada examine
depuis plus de 18 mois la première demande de commercialisation de la mifépristone, déposée
fin 2012 par un laboratoire pharmaceutique. La décision serait imminente. « Il
est important que cette soumission n’échoue pas », écrivait Sheila Dunn dans un
éditorial du Canadian Medical Association
Journal (CMAJ) en novembre dernier.
Alors que une Canadienne sur trois avorte
au cours de sa vie, les femmes n’ont toujours pas accès à cette méthode sécuritaire,
efficace et souvent privilégiée dans de
nombreux autres pays. »
Faute de mieux, au Canada, on propose
parfois aux femmes d’avorter à l’aide d’un
médicament de second choix, le méthotrexate (toujours en combinaison avec le
misoprostol). Au Québec, moins de 1 %
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des interruptions de grossesse se feraient
par méthotrexate, ainsi utilisé « hors étiquette », c’est-à-dire hors des indications
du fabricant.
«Nous n’avons pas de données précises,
puisque les avortements médicamenteux
ne sont pas recensés; mais ils sont rares »,
précise Sheila Dunn. Car le méthotrexate
est loin d’être idéal, ni pour les médecins
ni pour les patientes. Il s’administre par
voie intramusculaire et son action est lente.
« L’avortement peut prendre entre 1 à 2
semaines, parfois plus, ajoute-t-elle, alors
qu’avec la mifépristone, tout est terminé
en 48 heures. C’est donc une procédure
lourde, et elle nécessite davantage de suivi
que la chirurgie. »
Autre inconvénient sérieux du méthotrexate : il est hautement tératogène, c’est-
l’aurais fait dès que j’ai su que j’étais enceinte », affirme-t-elle.
Cette exception canadienne est dénoncée
depuis longtemps par les médecins et les
associations pour le droit des femmes. En
2009, la Société canadienne des obstétriciens et gynécologues avait d’ailleurs appelé
Santé Canada à trouver un arrangement
avec l’industrie pharmaceutique pour rendre la mifépristone disponible. La demande
est restée lettre morte.
«Délivrée par les médecins de famille, les
infirmières praticiennes et les sages-femmes,
la mifépristone pourrait permettre de réduire
les délais d’accès à l’avortement et de libérer
les salles d’opération dans les hôpitaux»,
ajoute la docteure Dunn dans l’éditorial du
CMAJ. Dans les pays où elle est offerte, la
pilule abortive a en effet permis de réduire
La carte de la RU-486.
En vert, les pays
où la pilule abortive
est accessible.
à-dire qu’il entraîne des malformations
chez le fœtus si la grossesse se poursuit.
«Le taux d’échec de la procédure est de
1% à 2%. Si la grossesse continue, et si
la mère ne souhaite pas d’avortement chirurgical, le risque d’anomalies graves du
fœtus est très élevé, déplore Sheila Dunn.
C’est un médicament dit cytotoxique, c’està-dire qui a des effets toxiques sur les cellules; il est notamment utilisé contre le
cancer.»
Enfin, alors que le méthotrexate ne peut
être utilisé que jusqu’à cinq semaines de
grossesse (sept semaines d’aménorrhée),
la mifépristone peut être proposée jusqu’à
sept semaines, par n’importe quel médecin
de famille. Valérie, si elle avait eu le choix,
n’aurait pas hésité. « Si j’avais pu prendre
un médicament pour avorter plus tôt, je
le délai moyen au terme duquel les avortements sont pratiqués. En France, la proportion d’avortements effectués avant
7 semaines de grossesse est passée de 12%,
avant l’introduction de la mifépristone, à
20%, 10 ans plus tard. De même en Suède,
où la proportion d’avortements pratiqués
avant 10 semaines est passée de 51 % à
67% en 10 ans d’usage du médicament.
Plus important encore, la mifépristone
pourrait permettre aux Canadiennes d’obtenir un avortement dans des délais convenables, quel que soit leur lieu de résidence,
ce qui est loin d’être le cas aujourd’hui.
Certes, à Montréal ou à Québec, il est
possible d’obtenir un rendez-vous pour
une interruption de grossesse en quelques
jours à peine. Mais dans les zones rurales,
il en va autrement. Et dans les autres pro-
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vinces, les centres proposant des services
d’avortement se comptent sur les doigts
de la main. Ainsi, seul un hôpital sur six
pratique des IVG au Canada – un sur
quatre au Québec –, et ils sont presque
tous situés dans les grandes villes. Conséquence, l’accès aux services d’avortement
est « difficile dans le meilleur des cas, impossible dans certaines régions du pays».
C’est ce que conclut une étude publiée en
2013 par Christabelle Sethna, professeure
à l’Institut d’études des femmes de l’Université d’Ottawa. Elle a estimé que, dans
certaines provinces comme l’Alberta ou
le Manitoba, le tiers des femmes souhaitant avorter doit effectuer plus de
100 km pour accéder aux services. C’est
d’autant plus vrai dans les Maritimes et
dans le Nord, notamment pour les femmes
i la demande d’approbation
du RU-486 déposée en 2012
laisse espérer un déblocage
de la situation, rien cependant n’est encore gagné.
« Santé Canada doit vérifier si le médicament respecte les exigences réglementaires, comme s’il s’agissait d’une nouvelle
molécule, alors que c’est un produit qui
a été utilisé des millions de fois et pour
lequel il existe une surveillance et un recul
importants », résume Sheila Dunn. De
fait, la mifépristone est approuvée dans
57 pays, souvent depuis plus de 10 ou
20 ans (depuis 1988 en Chine et en
France). Elle figure en outre sur la liste
des médicaments essentiels de l’Organisation mondiale de la santé.
Alors, y a-t-il vraiment un risque que
S
«Il n’y a vraiment aucune
raison pour que Santé
Canada retarde sa décision
ou rejette le médicament
RU-486, dont l’usage
s’est avéré très sûr.»
autochtones qui, elles, doivent parcourir
parfois plus de 3 000 km ! Pourtant,
l’avortement est un service considéré par
la loi comme «médicalement nécessaire»,
censé être fourni par les gouvernements
provinciaux.
« Au Québec, le problème est moindre,
c’est la province qui offre le meilleur accès
à l’IVG. On y trouve autant de ressources
que dans tout le reste du Canada, affirme
Edith Guilbert, médecin-conseil à l’Institut
national de santé publique du Québec et
spécialiste des questions de contraception.
Toujours est-il que la combinaison mifépristone et misoprostol permettrait d’offrir
un choix aux femmes, une réelle solution
de rechange à la chirurgie. Cela répondrait
au besoin qu’expriment certaines de vivre
ce moment en privé, chez elles. »
Santé Canada rejette le RU-486? Oui,
si le passé est garant de l’avenir. « Il est
arrivé que les approbations de médicaments contraceptifs prennent plus de
temps que la moyenne, en dépit des
preuves d’innocuité», explique Dawn
Fowler, directrice de la National Abortion Federation. « Certains pensent que
Santé Canada maintient une attitude défavorable envers les médicaments liés à
la reproduction, avec des exigences, auprès les fabricants, plus onéreuses que
celles imposées en Europe ou aux ÉtatsUnis », indique quant à lui l’éditorial du
CMAJ.
À ce propos, une étude publiée en 2004
dans le Journal of Obstetrics and Gynaecology Canada (JOGC) soulignait que le
délai moyen d’approbation par Santé Ca-
nada pour 6 contraceptifs s’élevait à
29,6 mois, alors qu’il est indiqué, sur le
site officiel, que la procédure d’approbation d’un médicament prend généralement 18 mois. Pourquoi? «Les procédures
de Santé Canada ne sont pas du tout transparentes; personne ne sait ce qui passe à
l’interne», déplore Sheila Dunn. Les dépôts
de soumission sont secrets, tout comme
les motifs qui peuvent amener l’organisme
à refuser un médicament – alors que la
Food and Drug Administration (FDA) et
l’Agence européenne des médicaments les
rendent publics.
Ce n’est pas tout. Depuis que la presse
a révélé que Santé Canada se penche sur
le dossier de la mifépristone, les activistes
anti-avortement, dont le groupe Canadian Physicians for Life, se démènent
pour tenter de couper court au processus.
Leur argument? Ce médicament serait
dangereux pour les femmes. Ainsi rappellent-ils que lors d’un essai clinique
mené en 2001 au Canada sur le RU-486,
une femme a contracté une infection bactérienne mortelle. En 2011, la FDA rapportait que 14 États-Uniennes étaient
mortes après avoir pris du RU-486; 8 d’entre elles des suites d’une septicémie. Elle
n’établissait toutefois pas de lien causal.
« Ce sont des infections très rares, associées à la grossesse, à l’accouchement
et à certains actes gynécologiques, spécifie
Sheila Dunn. Aucune étude n’a toutefois
démontré de lien direct entre la prise de
mifépristone et ce type d’infection. »
En revanche, les études sur l’innocuité
du RU-486 ne manquent pas. Et elles sont
rassurantes : une revue récente portant
sur 45 000 avortements par mifépristone
a conclu que le taux d’échec – la poursuite
de la grossesse – n’était que de 1,1 %,
moins que les 5 % associés à la procédure
chirurgicale, et que les complications
graves, comme des hémorragies, ne survenaient que dans 0,4 % des cas.
« Il n’y a vraiment aucune raison pour
que Santé Canada retarde sa décision ou
rejette ce médicament, dont l’usage est répandu partout dans le monde et s’est avéré
très sûr », commente Dawn Fowler. Alors
que la clinique Morgentaler de Fredericton,
seul centre d’avortement du NouveauBrunswick, a fermé ses portes à la fin du
mois de juillet par manque de financement,
le Canada peine à tenir ses promesses en
matière de santé des femmes. Vingt-six
ans après la décriminalisation de l’avortement par la Cour suprême, l’arrivée de
la mifépristone pourrait aider le pays à
QS
rattraper son retard. ■
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