De Pierre Leroux au "cahiers de la quinzaine"
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De Pierre Leroux au "cahiers de la quinzaine"
1 Jacques Viard De Pierre quinzaine" Leroux au "cahiers de la Sommaire CHAPITRE I PORTRAITS ET CARICATURES I. Quelques regards français et allemands antérieurs II. L’anathème catholique et l'effroi causé par III. Quelques témoins impartiaux - IV Jean Gaumont à 1848 Boussac --- CHAPITRE II AUTOUR DE 1830 Un esprit prométhéen — 1830, une révolution populaire — A Lyon, en 1831, Leroux “patron” et Reynaud “rameur” — “Die Gruppe um die Brüder Leroux” — “Nos pères, dans la Révolution” — Le mouvement ouvrier — La Charbonnerie Républicaine — Le lycée de Rennes — Le mouvement scientifique CHAPITRE III PIERRE LEROUX, GEORGE SAND ET BALZAC Leroux escamoté — George Sand convertie - Du “Globe” au Cénacle — “Une catastrophe morale inattendue” — Les égarements de la critique — Cécité marxiste — Balzac impartial — Les Invisibles et les Frères de la Consolation CHAPITRE IV CONSUELO, Internationalisme et religions “Celui à qui on a fait tort” — “La plus vieille République de l'Europe Centrale” — Spartacus et Trismégiste -- "une merveilleuse évolution" Engels contre "the mystic school CHAPITRE V FRANZ-FRANCOIS, ou PIERRE LEROUX ET HEINRICH HEINE “Union européenne” et amour de la patrie (1835) — “C'est à la France et à l'Allemagne réunies d'écrire et de signer la Nouvelle Alliance de l'Humanité” (1842) — Persécutés devenus inquisiteurs — Le drapeau européen, emblème d’alliance et de paix — Leroux réaliste ou “grand Triadiste” ? — Le révolutionnaire pacifique CHAPITRE VI 1848, LE PACTE DES PATRIES CHAPITRE VII “ESSÉNIENS DU MONDE” ET “FRATICELLI DE LA BOHEME’ Les Démoc-soc — “L’antiéclectique” et “le georgesandisme” — contre “the mystic School” Engels CHAPITRE VIII "LE SOCIALISME EST UNE SCIENCE QUI EST EN MÊME TEMPS UNE RELIGION" (PIERRE LEROUX, 1848) 2 “Dépassée par nous la poésie des littérateurs”— Herzen, Proudhon, Nadaud et Marx lecteurs de la “Revue sociale” — L’alliance objective des “Selbstgötter”1 et des “calotins” CHAPITRE IX AUTOUR DE 1848 La société typographique — Hugo faux témoin — La coalition des voltairiens et des jésuites — L’état de siège — Le débat économique de 48 — Les représentants ouvriers — Des sectaires qui s’anathémisent — Contre Buchez CHAPITRE X 1849 Quatre défenseurs de Leroux, Daniel Stern, Enfantin, Giuseppe Ferrari et Ange Guépin — Deux renégats, Renan et Proudhon CHAPITRE XI L'Exil “Hugo, mauvaisement jaloux” — Entre les rollinistes et les pyatistes - Péguy et Jaurès entre Leroux et Hugo Chapitre XII Malon "dialecticien matérialiste" ou "Pierrellerouxiste ?- Boussac escamoté - Des traces effacées- Ange Guépin, solidaire du mouvement ouvrier "La Sorbonne bourgeoise et capitalute"Malon vulgarisateur - Jaurès "Normalien, et ami de Malon, quel est le pire ?" CHAPITRE XIII MICHELET - MALWIDA Von MEYSENBUG, GABRIEL MONOD ET ROMAIN ROLLAND Michelet "républico-socialiste - Fraternal Democrats et Kommunisten — “Weil ich socialist bin, darum bin ich Demokrat” — Gabriel Monod et les “cahiers” — “Les vrais dreyfusards” — “La masculine Sorbonne” CHAPITRE XIV PROUST LECTEUR DES “ CAHIERS ” CHAPITRE XV LES "CAHIERS" ET LEUR INFLUENCE 1Nom que Heine donnait à ceux que Bernard Lazare appellera “théophobes” et Péguy “autothées” 3 INTRODUCTION Chapitre 1 PORTRAITS ET CARICATURES I. Quelques regards français et allemands antérieurs à 1848 II. L’anathème catholique et l'effroi causé par Boussac III. Quelques témoins impartiaux - IV Jean Gaumont --- I. Quelques regards français et allemands antérieurs à 1848 Voici d’abord une notice véridique publiée à Leipzig en 1840 mais inconnue en France, où elle n’a été traduite qu’en 1983 dans mon livre mis au pilon. En France, en 1840, Leroux était ignoré par l’Instruction Publique parce qu’il rangeait le redoutable Victor Cousin parmi "les Judas". En Allemagne, il suffisait d'ouvrir le Conversations-Lexikon où les notoriétés contemporaines étaient présentées par le Brockhaus (l'équivalent de notre simple Larousse) pour apprendre, à l'article Dubois (Paul François), que Cousin avait introduit Dubois et Jouffroy, ses anciens élèves, dans une Loge de Carbonari, et qu'il fallait chercher l'origine du Globe non pas chez ces universitaires mais dans une autre notice, dont voici la traduction intégrale : "Leroux (Pierre), philosophe français, l'écrivain socialiste le plus profond et le plus fécond de la nouvelle école démocratique, à laquelle appartiennent H. Carnot, J. Reynaud, C. Didier, et dont a fait partie, antérieurement, Lerminier. Leroux est né à Rennes 2 en 1805, il a fait ses études au collège de cette ville ; ensuite il devint typographe. C'est ce métier qu'il exerçait à Paris en 1824, et c'est alors qu'il conçut 3 le projet d'un journal à la manière des magazines anglais ; son ami Dubois se saisit du projet, le communiqua à ses amis, Jouffroy et d'autres disciples de Cousin et Guizot, et c'est ainsi que fut créé le Globe. Pendant plusieurs années Leroux s'occupa presque exclusivement de l'aspect matériel de la rédaction ; c'est seulement en 1830 qu'il commença à exprimer ses propres idées, après qu'il fut devenu membre, et même assez vite un membre éminent de la hiérarchie saint-simonienne. Bien qu'il s'en tienne aujourd'hui encore aux principes fondamentaux du saintsimonisme, il n'en a pas moins, après la mort de Bazard (1832), quitté la secte pour des raisons d'ordre moral, et de nouveau il s'est consacré à l'action. De 1832 à 1835, il collabora avec H. Carnot qui avait racheté la "Revue encyclopédique", et il fournit à ce périodique, disparu depuis, un grand nombre d'articles de la plus haute importance. Ensuite, il collabora à la républicaine "Revue du progrès". C'est en 1834 qu'il commença à publier avec J. Reynaud "l'Encyclopédie moderne" 4, oeuvre grandiose par sa conception, et qui sera pour notre temps ce que l'Encyclopédie de Diderot fut pour le siècle passé. La doctrine philosophique de Leroux est en soi et par elle-même un phénomène considérable ; elle est en tout cas un "moment" essentiel de la culture française contemporaine, parce qu'elle offre la particularité d'être entièrement française, d'être le produit authentique des éléments qui constituent la culture nationale. 2 Lycéen boursier dans cette ville, Leroux était né à Paris. 3 Leroux était seul, semble-t-il, à rappeler cela 4 nouvelle. Erreur minime, à côté de celles du Grand Dictionnaire de Larousse et de la Grande Encyclopédie de Berthelot qui datent la mise en train de l'Encyclopédie nouvelle, — le premier de 1838 et la seconde de 1841. 4 "Si sa base métaphysique est indigente, elle n'en contient pas moins cette idée féconde, qui en Allemagne a été particulièrement mise en lumière par Hegel, selon laquelle le développement de la philosophie ne se fait pas par génération spontanée, mais en s'appuyant sur une tradition. Leroux ne se réfère évidemment pas à la même tradition que Hegel : comme antécédents, il a la foi du XVIIIe siècle dans le progrès, Condorcet, la Révolution Française, Saint-simon, et "die Egalité". Il définit la philosophie principalement comme la doctrine du progrès. Ce que cette formule a d'abstrait et d'insuffisant n'échappera pas au lecteur allemand, mais puisqu'il nous est impossible de présenter un choix des conceptions de Leroux, lesquelles sont vraiment importantes et souvent d'une vérité saisissante, nous tenons du moins à faire remarquer que sa philosophie, si elle n'est pas un système parfait, n'en mérite pas moins, même chez nous, l'attention des philosophes. Développée, la doctrine de Leroux constituerait une histoire de l'évolution de la conscience humaine, une science (Wissenchaft) qui n'existe pas encore mais qui possède un droit à l'existence, étant donné que l'histoire de la philosophie et celles de la religion, de l'art, des institutions politiques, etc., se comportent toutes comme des fragments de la circonférence autour de ce centre qui jamais encore n'a été mis en lumière. De même que Leroux est radical en politique, et qu'il tient la monarchie pour une forme dépassée, de même le christianisme aussi lui paraît dépassé, et il lui semble que la culture actuelle est capable d'avoir une conception métaphysique des mythes du christianisme. "En conclusion, il reste à noter que Leroux est un homme moralement remarquable, en un mot un homme de caractère, et que les esprits droits et avisés peuvent être sûrs qu'ils retireront agrément et enseignement de ses écrits. Excellents pour ce qui est du style, ils peuvent être considérés comme l'expression la plus pure d'une tendance spirituelle (Geistesrichtung) qui depuis quelques années se développe en France, et qui apparaît comme riche d'avenir". Cette notice n'est pas signée. Mais nous avons deux indices. Le 2 janvier 1839, Leroux et Lamennais s’étaient entretenus avec A. von Cieszkowski, "ce Polonais qui écrit en allemand un livre sur Hegel"5 . Et, juste avant cet éloge de la "neu-demokratische Schule", la notice Lerminier (Eugène) mentionne des articles publiés dans le journal "von Lamennais redigirten ultraradikalen "le Monde". Or Lamennais adressait son journal (on l’a appris récemment6) aux deux chefs d'école berlinois, Schelling et son adversaire, Eduard Gans. Après avoir été l'élève et l'ami de Hegel, Gans lui avait succédé à Berlin dans la chaire de philosophie. Juif et francophile comme Heine, il était comme lui de tendances républicaines et saint-simoniennes. D.-F. Strauss, Marx, et A. von Cieszkowski avaient suivi ses cours7. En 1842, Leroux critiquera Schelling, en nommant Gans et en félicitant la gauche hégélienne qui a rendu démocratique "une philosophe aristocratique et royale". En 1843, ses lecteurs français seront étonnés quand il révélera son rôle et celui de la Charbonnerie dans la fondation du "Globe". Ignorée de nos jours par l'histoire littéraire8 comme par l'histoire sociale9, cette information décisive était déjà donnée en 5 Lamennais écrit cela à Vitrolles, Correspondance de Lamennais, éditée par L. Le Guillou. 6 Indiqué par Louis Le Guillou en 1995 au t. 2 de sa savante édition de la Correspondance de Michelet. 7 Norbert Waszek, Eduard Gans (1797-183) De Hegel au républicanisme, in "Chroniques allemandes", Grenoble, 1993, p. 163. 8 Paul Bénichou, Le sacre de l'écrivain (1973) et Le temps des prophètes (1977). 9 Dictionnaire biographique du Mouvement ouvrier de Maitron. 5 Zustanden10 1839 dans les Rückblicke auf Personen und où Gans insistait sur "le Globe" qu'il regardait comme un moment capital dans l'histoire des relations franco-allemandes. "Fondé, disait-il, par des hommes jeunes, "Le Globe" avait les idées plus libres qui soient en économie politique. En littérature, il combattait avec humour, esprit et acuité la gangrène enracinée du classicisme. Aucun journal n'a oeuvré autant que "le Globe" pour que Goethe apparaisse comme notre héros allemand". Mort en 1839, Gans n'avait probablement pas eu le temps de lire l'article Egalité qui parut en mars cette année-là et que signale cette notice. Elle me paraît non pas rédigée par lui, mais inspirée par lui à l'un de ses anciens étudiants, guidé en outre par des confidences de Leroux lui-même. Peut-être A. von Cieszkowski, ce Polonais francophone qui écrit en allemand un livre sur Hegel. A la même époque, un autre Polonais servait d'intermédiaire entre l'Encyclopédie nouvelle et les pays slaves opprimés. Il s'appelait Bogdan Janski, et comme nombre d'exilés, comme Heine, il avait les tendances républicaines et saint-simoniennes qui aboutissaient au socialisme. Précisément, dans “le Monde”, en 1837, Gans et ses amis avaient pu lire deux éloges de l'Encyclopédie nouvelle par deux de ses collaborateurs. Le 17 janvier, Hippolyte Fortoul l’avait nettement séparée des écrits utopistes. "Pour se préserver des écarts ridicules où sont tombées toutes les sectes de notre temps, l'école formée par Leroux et Reynaud ne s'est point laissée emporter dans le rêve d'un avenir chimérique. Ces esprits sont plus ignorés, il est vrai, mais qui peut clore leurs espérances ? qui peut nier leur avenir ?". Le 12 août, Victor Joguet11 avait défini cette Encyclopédie en l'opposant au "pêle-mêle confus qu'on trouve dans ses concurrentes, et aussi aux vaudevilles de Scribe et aux drames de Dumas. Au milieu de toutes ces pauvretés, de toutes ces misères qui font notre littérature en 1837, en présence de ces oeuvres sans portée, sans conscience, sans raison, productions de fantaisies individuelles, souvent honteuses, parce que toujours mesquines et ridicules, dans cet abâtardissement général des lettres françaises, un pareil ouvrage est consolant et il était nécessaire […]. Il s'agit ici, pour les choses, d'une vaste entreprise civilisatrice, où tous les cercles d'idées forment des cercles concentriques, d'un système cosmogonique, d'une théorie d'art, d'une constitution et d'une religion nouvelles ; pour les personnes, d'hommes unis dans la même foi sociale, et dans le même amour comme dans le même intérêt […]. Les écrivains de l'encyclopédie se déclarent hautement républicains et non chrétiens". Cette architecture en forme de rosace était suggérée par Leroux, qui en traitant De la doctrine du progrès continu, avait parlé en 1833 des "branches partielles de la philosophie de l'histoire" que mettrait un jour en oeuvre "une histoire philosophique générale". Et en 1840, certains disciples de Hegel comparaient, égalaient et préfèraient12à la Wissenschaft de leur maître les nombreux arcs de cercle dont s’entourait déjà le centre qui n'avait pas encore été mis en lumière, die Geschichte sich peripherisch zu diesem noch nicht dargestellten Centralen verhalten. En août 1837, Joguet (professeur de lycée) bravait la haine de Cousin en ajoutant : "La philosophie, reniant notre tradition pour se faire à moitié écossaise et à moitié allemande, se perdait, se corrompait en une stérile et honteuse psychologie : après Diderot, Turgot et Condorcet, M. Cousin ; […] l'art, personnifié par M. Victor Hugo, s'était rapetissé et avili ; […] l'étude de la nature 10 Traduites en français pour la première fois en 1994 par N. Waszek, professeur à l'Université de Paris VIII, sous le titre de Chroniques françaises. 11 Sur lequel je renvoie au B.A.L. n° 12, p. 247 sq et 257 sq. 12 Plusieurs d’entre eux allaient l’écrire à Leroux en 1842 dans des lettres qu'il résume sans nommer les signataires. 6 s'arrêtait avec Cuvier à l'analyse du détail […] ; l'histoire, avec M. de Barante, collectionnait le pittoresque ou "déconstruisait" analytiquement avec M. Augustin Thierry M. Michelet voulut que l'homme collectif vécût dans son histoire européenne, dans son histoire universelle de la France ; [il a donné] une histoire complète, contenant tous les développements, l'art, la littérature, le droit, la philosophie, la religion aussi bien que la politique et la guerre. C'est à lui qu'en histoire revient l'honneur de l'effort initial, comme en science naturelle à Geoffroy Saint-Hilaire, comme en philosophie à MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud, comme en littérature et en poésie à l'auteur des Paroles d'un croyant et au chantre épique d'Ahasvérus". Bientôt, Proudhon, Renan, Marx, Michelet et Baudelaire allaient eux aussi faire la différence entre “le faible, l’éclectique Cousin”, bientôt ministre, et “le génial Leroux” qui n’était pas fontionnaire. Collaborateur lui aussi de l’Encyclopédie nouvelle, E. Geoffroy Saint-Hilaire, “notre grand naturaliste” (ainsi disait Leroux), ”le panthéiste que l’Allemagne révère” (ainsi disait Balzac), avait deux mois auparavant écrit à V. Cousin la lettre que voici13 : "Monsieur le conseiller d'Instruction Publique Un homme que je tiens à honneur de connaître et à bonheur d'admirer, que je considère comme le plus radicalement abstrait, le plus haut penseur et le plus logicien philosophe de son temps, c'est Pierre Leroux, auteur d'une quantité d'articles magnifiques pour leur qualité, lesquels sont les principaux morceaux de l'encyclopédie moderne, Charles Gosselin en étant le principal libraire éditeur. Les mots christianisme (celui-ci non encore publié), conscience etc. sont mes points de départ dans l'émotion profonde et les vénérés sentiments que je ressens pour le maître. Vous le connaissez au moins dans quelques-unes de ses oeuvres et vous adoptez ma sympathie. Est-ce à faire encore ? vous me saurez gré de cette communication. M. Leroux est frondeur, mais sans venin, parce que le veulent ainsi et sa supériorité et ses convictions profondes et son loyal et vif sentiment du vrai. Or un tel homme s'est abstrait dans le travail et ne touche à la société que par l'excès de ses misères et de ses souffrances. S'il était garçon, il chérirait sa vie d'un martyr dévoué au soulagement et à la grandeur de l'humanité ; mais sa femme est aliénée et ses quatre enfants lui demandent à chaque moment leur pain quotidien, que chaque jour il leur administre selon ses moyens, par miettes et chichement ; pour mettre à leur disposition une quantité plus grande de ce pain nourricier, Leroux est vêtu misérablement, et si j'obtiens, comme il y a huit jours, qu'il dîne au sein de ma famille, c'est sous la condition, ou que j'aurais des amis indulgents sur la mise, ou qu'il fuira l'approche (illisible) intervenant le soir dans le cercle de mes amis. Oh ! Monsieur, nous avons à la disposition du gouvernement des fonds secrets en sommes rondes et fortes pour suspecter les mauvais desseins des hommes pervers, et il n'y a pas une classe d'oboles à accorder pour aller connaître les grandes âmes en souffrance et en dévouement pour l'éclat et la gloire de l'humanité. Vous êtes, Monsieur le conseiller, le chef des intelligences vouées au culte de la philosophie : et après l'exposé ci-dessus, je vous demande si vous ne daigneriez pas descendre de votre grande position pour prendre quelque souci d'un Leroux qui, comme notre Jean-Jacques, occupera l'âme philanthropique de la postérité : avec peut-être plus de talent que J.-J., il n'a point envoyé ses enfants 13 Conservée dans le 17e volume de la Correspondance de Cousin, à la Sorbonne et aimablement communiquée en 1996 aux Amis de P. Leroux par Madame SophieAnne Leterrier. 7 dans les hospices : il en est la servante, l'instituteur et le nourrisseur. Ceci ne tend point à demander l'aumône pour Leroux ; il me haïrait au lieu de m'aimer, comme il le fait, s'il me supposait cette intention. Leroux ne sait point que je vous écris. A-t-il toujours épargné votre caractère scientifique ? Hélas ! Hélas ! Mais, monsieur, vous pourriez le soulager du fardeau d'un de ses fils, en lui faisant obtenir le placement d'un enfant dans un lycée : à quelques autres nécessités pour cet enfant, je pourvoirais en secret". En 1841, en Allemagne comme en France, l'association de Leroux et de George Sand entraîna une ardente polémique. Le premier numéro de la revue fondée et dirigée par eux, la "Revue indépendante", parut en novembre. En mars 1842, l'attention redoubla Outre-Rhin, parce que Leroux étudiait les moyens de "guérir cette plaie de la civilisation, la guerre civile de la France et de l'Allemagne". Heinrich Heine habitait à Paris. Il connaissait personnellement Leroux et fréquentait le salon de Marie d'Agoult, comme Leroux, Lamennais et George Sand, amie comme Leroux d’Etienne Geoffroy Saint-Hilaire. Le 2 juin, Henri Heine écrivit dans la "Gazette d'Augsbourg" que "Pierre Leroux est incontestablement un des plus grands philosophes français." Il prenait ainsi position contre l'"Allgemeine Zeitung" qui dès le 22 novembre 1841 avait condamné à la fois la romancière, "rhétorique de la pauvreté dépourvue de valeur littéraire", et la révolution religieuse prêchée par Leroux en écrivant : "Leroux, avec un talent remarquable, un caractère hérissé et un extérieur athlétique, unit à l'énergie de Luther cet amour de l'humanité lié à la haine qui amenait Marat à demander la tête de deux ou trois cent mille aristocrates pour le salut du peuple. Leroux se considère comme un nouveau Messie dont Jean-Jacques fut le prophète […]. Or, à Paris et dans les grandes villes, des "radicaux" fanatiques, jeunes, étudiants, travailleurs du bas-peuple ("Pöbel"), veulent tous en dernière instance, les uns plus vite les autres moins, ce que veut Leroux : non seulement un changement formel en politique, mais une totale transformation de la Société". L'avis de Heine faisait autorité, de l'avis d'Engels, dans la jeunesse instruite d'Allemagne. Et aussi de Russie, par l'intermédiaire de Biélinski, "père de l'Intelligentsia" et ami intime de Dostoïevski et de Bakounine14. En 1843, dès son arrivée à Paris, Marx se lia d'une amitié sincère avec Heine, qui écrivait alors15 l'éloge de Leroux, ou plutôt de la véritable philosophie, de la pensée "humaine", de l'Humanismus. En effet, comme Joguet l'avait fait cinq ans plus tôt et comme Marx16allait le faire , Heine définissait Leroux par opposition à Cousin, et en qualifiant d’ allemand le grand homme de l’Académie parisienne des Sciences morales et politiques, il flétrissait l'ensemble de la “philosophie” diffusée à cette époque-là par le concert européen 17. A la renommée de "M. Victor Cousin, philosophe allemand, qui s'occupe bien plus de l'esprit humain que des besoins de l'humanité", Heine opposait "le suprême désintéressement de l'homme excellent, [ancien] ouvrier, qui aime les hommes bien plus que les pensées, et dont les pensées ont toutes une arrière-pensée, c'est-à-dire l'amour de l'humanité. […] Les communistes sont le seul parti en France qui 14 Qui fit connaissance avec Leroux, Marx et Engels en 1844. 15 avec l'espoir de le faire paraître dans la "Gazette d'Augsbourg", ainsi qu'il le dira dans Lutèce. 16 Qui venait d'écrire en mars et en mai ses Lettres à Ruge . Mon étude sur Pierre Leroux, Proudhon, Marx et Lamartine a paru en 1993 dans Républicanismes, "Chroniques allemandes" n°2, Grenoble 1993. 17 C’est à ce moment-là que que Marx17, dans une lettre à) L. Feuerbach, oppose "le génial Leroux" et "le faible, l'éclectique Cousin". 8 mérite une attention particulière. Tôt ou tard les débris de la famille dispersée de Saint-Simon passeront à l'armée toujours croissante du communisme, et prêtant au besoin brutal la parole qui donne la force, ils se chargeront en quelque sorte du rôle de Pères de l'Eglise. Un pareil rôle est déjà rempli par Pierre Leroux, dont nous avons fait la connaissance, il y a onze ans, dans la salle Taitbout, comme d'un des évêques du saint-simonisme. [Ensuite, il a fondé et dirigé] la digne continuation du colossal pamphlet de Diderot. […] Avec la virilité du caractère, il possède, ce qui est rare, un esprit capable de s'élever aux plus hautes spéculations, et un coeur capable de s'enfoncer dans les abîmes de la douleur populaire. Ce n'est pas seulement un penseur, mais un penseur sensible et toute sa vie et tous ses efforts sont voués à l'amélioration du sort moral et matériel des classes inférieures. [En conclusion] Parfois, comme Saint-Simon et Fourier, il a souffert sans beaucoup se plaindre les plus amères privations de la misère, […]. et la pauvreté de ces grands socialistes a enrichi le monde". Nommons aussi Karl Rosenkranz, professeur de philosophie à Berlin, qui en 1842 jugeait Leroux admirable (“herrlich”) pour “sa très profonde opposition au mécanisme des socialistes”. C’est au “socialisme scientifique de Charles Fourier” que Rosenkranz reproche son “Mechanismus”. Un autre philosophe allemand, Arnold Ruge représentait en 1844 "l'école de Hegel à Paris" avec Marx et Bakounine. Avec eux, il prend part au dîner de “propagande démocratique”. Leroux lui semble “le plus aimable des Français”, et Marx le moins aimable des hommes. II L’anathème catholique et l'effroi causé par Boussac I; L’anathème catholique Nous allons évoquer dans l'ordre chronologique quelques portraits et quelques scènes, mais d'abord il faut faire connaître la mise en garde adressée par l'Archevêque de Paris dans la "Revue du monde catholique". Le 15 octobre 1847, premier article Le Rationalisme fait homme" : M. Pierre Leroux s'est fait sa place à la tête des rationalistes français. Nous n'en connaissons pas qui aient plus que lui l'autorité de la parole et l'influence des écrits. Il porte en son sein les destins du rationalisme parmi nous. C'est l'Allemagne qui est le foyer des idées que nous voulons combattre ; or M. Leroux est le trait d'union des travaux rationalistes allemands et français. Il est à la fois une voix et un écho". La doctrine de l'Humanité avait d'ardents propagandistes dans la jeunesse de la capitale, et des sympathisants dans les séminaires. Il fallait lui opposer une réfutation en règle, ce que fit Alfred Sudre. dans un ouvrage paru en 1848, couronné l'année suivante par le Grand Prix Montyon de l'Académie Française, et réédité pour la cinquième fois, sans changement en 1856, l'Histoire du Communisme, ou Réfutation historique des utopies socialistes. L'image que le public lettré a retenue de Leroux vient de ce livre-là ; or Sudre n'est pas historien, et il écrit à un moment où l'action menée par Leroux n'est pas encore apparente. Sudre analyse des idées, non des actes. Catholique, il ne semble pas hostile à la République. Il s'est battu en juin, pour défendre comme il le dit "la Société". Il cite abondamment les écrits de Leroux, mais il n'emploie pas une seule fois le mot travailleurs, le mot ouvrier, le mot prolétaires. En classant Cabet, Louis Blanc, Proudhon et Pierre Leroux dans l'ordre croissant de malfaisance, il veut démontrer en quatre chapitres que les chefs du socialisme cachent leur désaccord théorique, "en s'accordant pour faire appel aux mauvaises passions du coeur humain, la haine et l'envie". Je vais résumer fidèlement les cinquante pages où Sudre démontre que "de tous les hérésiarques politiques, Leroux est celui qui s'est avancé le plus loin dans la voie illusoire de l'idéal, de l'utopie, de la chimère". Par sa participation à la rédaction du Globe, Leroux semblait avant 1830 appartenir seulement à l'opinion libérale avancée. Mais, 9 devenu disciple de Saint-Simon, il détermina la transformation du Globe en organe de la doctrine saint-simonienne, en janvier 1831. Puis, le 21 novembre de la même année, il rompit avec cette secte parce que Prosper Enfantin voulait abroger la monogamie. Et c'est dans la Revue encyclopédique qu'il publia "des articles remarquables sur la poésie moderne et sur le mouvement des idées philosophiques et religieuses". A partir de 1834, dans l'Encyclopédie nouvelle, il fit paraître de nombreuses études sur le Bouddhisme, le Brahmanisme, le Mosaïsme, le Pythagorisme, le Christianisme primitif. "Appliquant hélas à l'exploration des régions les plus ténébreuses de l'esprit humain la méthode déjà appliquée avant lui en Italie, en Allemagne et en France par les nébuleux inventeurs de la philosophie de l'histoire, il crut découvrir dans les cryptes du passé des profondeurs infinies et expliquer l'inexplicable". En 1840, "pressé de toutes parts par ses amis de ne point refuser au monde la révélation dont il était dépositaire, il publia son livre de l'Humanité, évangile de la religion nouvelle". Enfin, de plus en plus, dans la Revue indépendante puis dans la Revue sociale, il se livra à la critique de la société actuelle. Toutes ses idées se tiennent. Et par conséquent sa doctrine économique, qui est le communisme organisé au point de vue saintsimonien, et sa doctrine politique, qui est la démocratie poussée jusqu'à l'anarchie, ne peuvent se comprendre que si, d'abord, on connaît leur racine métaphysique. Laquelle est le refus de distinguer les deux substances, "l'âme spirituelle et le corps matériel".Combattant selon ses propres paroles "l'absurde dualisme, la longue erreur qui a fait chercher hors du monde, hors de la nature, hors de la vie, un paradis imaginaire", niant par conséquent les distinctions universellement admises du ciel et de la terre, de Dieu et du Monde, de la religion et de la philosophie, Leroux prétend que "l'homme est indivisiblement esprit-corps", que le moi ne peut avoir conscience de son existence indépendamment du corps, et que le sentiment de la personnalité disparaît à la mort. Tout en reconnaissant qu'à son apparition le Christianisme a été un immense progrès, il affirme que "le Christianisme est mort", que la philosophie doit le remplacer par une religion plus vaste reposant sur la doctrine de la perfectibilité, et que l'humanité ne se perfectionne pas seulement — comme le disait Pascal — par l'accroissement continuel de ses connaissances, mais par le progrès continu des renaissances. En invoquant Bouddha, Moïse, Pythagore, Platon, Virgile et Jésus lui-même, en présentant sa doctrine comme le résultat de "la tradition non interrompue du genre humain", Leroux fait de l'humanité "un être générique et universel" dont nul homme n'est indépendant, dont chacun est une manifestation particulière et actuelle. "Ce qui est éternel en nous", dit-il, "ne périt pas", et donc, "nous renaîtrons, dans l'humanité". Sur la terre. Sans nous rappeler nos existences antérieures. On a donc grand tort, pour conclure sur ce premier point, de se moquer de "la prétention qui caractérise Pierre Leroux : élever le socialisme à la hauteur d'une religion". Oui, en niant "les dogmes consolateurs sur lesquels repose la morale, […] le dogme de l'immortalité et celui des peines et des récompenses dans la vie future", Leroux a fait du socialisme "la religion du mal, qui a pour dogmes l'athéisme ou le panthéisme, la sanctification de la jouissance et la destruction de la liberté". C'est de cet "esprit-corps", en effet, que découle sa doctrine sociale et politique. Si "l'homme est sensation-sentimentconnaissance indivisiblement unis", il faut qu'il soit en rapport avec les autres hommes et avec le monde par ces trois faces de sa nature, et pour cela il a besoin de la propriété, de la famille et de la nation. Trois biens. A condition que la loi les organise de façon que les pauvres, les femmes et les enfants n'y soient pas esclaves comme ils le furent, comme ils le sont dans les sociétés où dominent les castes de famille, les castes de nation (ou empires), ou la caste de propriété (ou capitalisme). Trois formes du mal des castes, la source du mal étant la rupture de l'unité, de la communion de l'homme avec ses semblables. L'union de l'homme et de l'humanité étant telle que nous ne pouvons faire du mal à nos semblables sans nous faire du mal à nousmême, la charité faite à un individu pour l'amour de Dieu n'est pas un suffisant remède. Il faut donc lui substituer un principe plus complet : la solidarité. Qui demande l'application de plus en plus 10 réelle de la Liberté, de l'Egalité et de la Fraternité. Leroux est "l'homme qui aspire à faire passer l'égalité dans le domaine des faits", et qui prétend — du moment que l'égalité est proclamée dans la loi, avec la liberté de penser et d'écrire — que la loi doit permettre au pauvre de s'instruire, tirer la femme de l'infériorité où la maintiennent le Code et les moeurs, et interdire au coffrefort de remplacer le château fort, "la rente et le droit du seigneur étant chose identique". Sudre se trompe en croyant que Leroux a emprunté à Proudhon sa formule : la propriété, c'est le vol, mais il a raison de dire que "le premier, Leroux s'est efforcé de démontrer, par des statistiques à son usage, que sur un total de neuf milliards auquel s'élèverait le revenu annuel du travail de la France, cinq milliards seraient ravis aux travailleurs sous la forme de rente de la terre, d'intérêt du capital et d'impôts, au profit de deux cent mille familles propriétaires et budgétivores. Personne n'a dépassé la virulence de ses anathèmes contre l'exploitation des travailleurs, ni jeté le nom de Malthus aux défenseurs de la société comme la plus sanglante injure". L'homme étant perfectible, la société l'est aussi. L'égalité peut être davantage appliquée, après avoir été longtemps souhaitée et définie. Or elle a été pressentie dans le passé sous une forme à la fois spirituelle et temporelle : même aux temps de l'esclavage, quand l'égalité n'était même pas reconnue comme principe, les membres de la caste dominante (ceux qui à Sparte se nommaient les Egaux) se réunissaient en des banquets communautaires ; de même en Egypte, à Carthage, à Athènes. Amorce de l'institution qui s'est perfectionnée dans la Pâque, dans les repas des Esséniens, adeptes du Bouddhisme et premiers maîtres de Jésus, et dans l'eucharistie. Selon Leroux, Jésus n'est qu'un homme, "le Bouddha de l'Occident, le destructeur des castes", celui parmi les initiateurs en qui l'esprit de Dieu s'est le mieux manifesté, puisqu'il a révélé cette "loi divine, antérieure à toutes les lois et dont toutes les lois doivent dériver, l'égalité". Et voilà donc comment un penseur, "qui ne manquait ni d'érudition ni d'intelligence philosophique ni de style", est retombé "dans des vieilleries qui ont traîné dans la fange sanglante de toutes les révolutions", en ajoutant "un exemple de plus à ceux de tous ces hommes qui se sont flattés de substituer une société nouvelle à la certitude enfantée par soixante siècles de travail et d'expérience". En conclusion, quatre griefs majeurs contre le socialisme de Leroux. 1 - ce "monstrueux assemblage de l'idéalisme des successeurs de Kant et des rêveries de Spinoza" contredit notre cartésianisme. 2 - Il nie ce qui est en France le coeur de la croyance : la mémoire immortelle. Or, "que m'importe que la force virtuelle qui est en moi subsiste après ma mort, si elle cesse d'être moi ?". 3 - De tous les socialistes, Leroux est le plus féministe : "C'est en vain que Leroux rêve d'une famille sans subordination de la femme et du fils au mari et au père". 4 - Venant d'un auteur épris "d'allégories, de symboles et de mystères", ce socialisme-là est le plus irréalisable de tous. De fait, tout le monde parvenait aisément à se représenter le Phalanstère, ou l'Icarie, et donc "le passage au socialisme dans un seul pays". Dans la Démocratie pacifique Considérant expliquait “le système sociétaire, c'est-à-dire la Science sociale de Charles Fourier, le Père du Socialisme scientifique". Dans le Populaire, Cabet invitait ses lecteurs à "former" avec lui au Texas "une société politique, un Peuple, une Nation, une Communauté nationale". Leroux ne possédait pas de journal, et il ne faisait pas appel à l'imagination. Il avait quitté Paris depuis 1845. Il passait pour un rêveur, non pour un homme d'action, et le 16 Mai 1848 on apprit qu'il était en prison parce que son nom figurait parmi les noms des douze membres du Gouvernement insurrectionnel dont la police avait trouvé la liste, inscrite à la craie sur une planche. Le 15, l’Assemblée avait été envahie par "des flots d'hommes déguenillés" que Hugo a vus au milieu "des représentants immobiles, des milliers de drapeaux agités de toutes parts, des femmes effrayées et levant les mains, des émeutiers perchés sur les pupitres des journalistes". Huber (manipulé par la police) avait crié : "L'Assemblée est dissoute". Et le 17 Brunet, représentant de la Haute-Vienne, disait à l'Assemblée :"Le danger de 11 Limoges consiste dans la force d'une société populaire dont l'influence s'étend dans les départements voisins, le Cher, la Nièvre, l'Indre et la Creuse, et aussi dans les relations très multipliées de cette société populaire avec les principaux chefs de l'anarchie qui viennent d'être arrêtés à Paris." Cette tentative d'insurrection répliquait à la manifestation du 16 avril "contre le communisme", et le 23 juin, ce furent les canons qui répliquèrent aux fusils : on avait vendu sur la voie publique beaucoup de médailles, en étain ou en cuivre. Les unes à la gloire des "200 000 gardes nationaux" qui, pour la Famille, la Patrie et la Liberté avaient le 16 avril et le 15 mai manifesté pacifiquement. Sur d'autres, une hache et une torche entrecroisées encadrent quatre groupes de trois noms, parmi lesquels on lit celui de Leroux. Leur programme : Vainqueurs, le pillage ! Vaincus, l'incendie. Tout autour, le mot d'ordre de Leroux et de ses amis : VIVE LA REPUBLIQUE DEMOCRATIQUE ET SOCIALE !!! se lie à la formule par laquelle on veut les discréditer : ABOLITION DE LA FAMILLE ET DE LA PROPRIETE ! En réalité, bien loin de pousser ses jeunes amis au combat, Leroux les avait toujours retenus, et encore le 16 février 48. Mais pour savoir cela, il faut lire, récemment reproduit par Madame Jeanne Gilmore dans La République clandestine, le passage de l'introuvable Journal d'un combattant de Février où Philippe Faure raconte sa première rencontre avec Leroux. Dans une ultime réunion clandestine, cet héroïque fils de général décida avec ses camarades de "faire sortir d'une émeute une Révolution". Leroux n'était pas attendu. De passage à Paris, il intervint à l'improviste dans le débat et il mit ces jeunes parisiens en garde contre un recommencement d'août 1830 : "Le Peuple aura vaincu, mais qui profitera de sa victoire ? Ce n'est point vous, ce n'est pas le Peuple, ce n'est pas la cause du Peuple, c'est cette fraction de la Bourgeoisie qui rédige le "National" et qui partage les sentiments de cette feuille. Ne les connaissez-vous pas, ces Républicains-là ? Ne savez-vous pas comme ils détestent toutes les idées qui vous sont chères ? comme ils ont peur de ces idées ? Ah ! les plus grands ennemis du Peuple et du Socialisme ne sont pas ceux qui sont au pouvoir, mais ceux qui y arriveraient." — On le voit, rien de moins blanquiste, rien de moins léniniste. Arrêté le 15 mai avec Barbès, Blanqui, Raspail, etc., Leroux était encore en prison le 21 quand parut dans La Vraie République une Lettre ouverte à Pierre Leroux où Théophile Thoré crie la colère des prolétaires : "Eh quoi ! sous prétexte que le peuple qui vous aime écrit votre nom sur une liste de gouvernement provisoire, [on vous emprisonne], vous qui seriez à la tête des législateurs, vous dont le nom serait sorti le premier du scrutin populaire, si les dictateurs des barricades n'avaient pas commis l'erreur irréparable de remettre à plus tard les élections. [Si Lamartine, le plus grand poète de France et Arago, le plus grand savant de France vous maintenaient en prison, vous qui êtes] le philosophe de l'humanité, que penseraient les prolétaires de France, dont vous êtes le plus sincère représentant, que penserait l'Allemagne intellectuelle, qui s'est nourrie de votre doctrine, que penserait l'Europe qui a traduit vos livres sublimes ?". Un peu plus tard, en mai,”Louis Blanc présidait la séance de la Commission du Luxembourg qu'il raconte en 1850 à la page 137 de ses Pages d'histoire de la Révolution de 1848 : "Un personnage aimé du peuple demandait à être introduit. Il entra. Son aspect avait quelque chose d'attirant à la fois et de vénérable. Son regard était doux, pénétrant, "plein de pensées". Ses manières où la simplicité se mariait à la noblesse, sa physionomie fine et méditative, sa chevelure opulente, son visage d'une beauté forte et rustique, sa tête que l'habitude des veilles avait un peu courbée, tout en lui commandait le respect, mais un respect mêlé de confiante 12 sympathie. "Citoyens, dit-il, j'ai appris que les travailleurs me faisaient l'honneur de me porter sur leur liste comme candidat à l'Assemblée constituante ; j'ai cru de mon devoir de me présenter devant leur commission, afin de me soumettre à son examen". Les ouvriers se regardèrent, partagés entre l'attendrissement et la surprise. L'homme qui leur parlait ainsi était de ceux dont la vie entière est une éclatante profession de foi. Ses écrits l'avaient fait depuis longtemps connaître à toute l'Europe comme un des plus vigoureux penseurs et des plus magnanimes philosophes de ce siècle. Ai-je besoin de nommer Pierre Leroux." Le 4 juin, Leroux est élu représentant de la Seine à l'Assemblée Nationale avec plus de voix que Hugo18 , que Proudhon, que LouisNapoléon Bonaparte. Le 15, Marie d'Agoult a très vraisemblablement assisté à la séance racontée par elle en 1850, sous le pseudonyme de Daniel Stern, dans l'Histoire de la Révolution de Février qui a fait dire à Leroux :"Est in feminis aliquid divinioris ingenii", le génie féminin est plus divin que le génie masculin. C'est elle qui va nous dire l'effet produit par la première intervention du paysan de la Creuse, à quelques jours de l'insurrection : "Dans la séance du 15 juin, à l'occasion d'un projet d'assimilation de l'Algérie à la France, l'angoisse d'une situation qui troublait les meilleurs esprits fut exprimée avec éloquence par un orateur qui paraissait pour la première fois à la tribune. En entrant à l'Assemblée, peu de jours auparavant, M. Pierre Leroux y avait causé un étonnement extrême. Il serait difficile, en effet, de peindre l'étrangeté de son apparition. La flamme subtile de son regard, sa lèvre sensuelle, son cou épais et court sortait d'une cravate à peine nouée, le geste de sa main amollie, sa chevelure inculte, et jusqu'au vêtement d'étoffe grossière dont l'ampleur informe accuse vaguement la forte stature un peu affaissée d'un homme entré dans la maturité de l'âge, tout cet ensemble d'une beauté à la fois épicurienne et rustique exprime avec une rare puissance le caractère de l'apostolat moderne. Son entretien achève l'impression que produit son aspect. Passant avec une insinuante souplesse de la contemplation des civilisations évanouies à l'anecdote du jour, qu'il conte avec une négligence piquante, M. Pierre Leroux possède et anime tous les sujets. Religions, arts, sciences, industries, moeurs, histoire, il sait tout ramener à sa conception primitive. Mais il emploie selon les esprits divers un mode différent de persuasion : pour les uns, les figures voilées d'un vague mysticisme ; pour d'autres, le sentiment ; pour très peu, la logique ; auprès de tous, la séduction des paroles flatteuses. On conçoit qu'un discours de Pierre Leroux fut un événement dans une assemblée où il n'avait pas encore pris la parole, mais où sa conversation avait intéressé, charmé jusqu'à ses adversaires politiques les plus déclarés. Ses écrits n'y étaient connus que d'un petit nombre de personnes. Un silence de curiosité et de sympathie l'accueille. L'occasion du discours est, comme je l'ai dit, la colonisation de l'Algérie, mais on ne s'attend pas à ce que l'orateur s'en occupe. L'Assemblée ne songe guère en ce moment à l'Algérie ; elle pense aux ateliers nationaux, au paupérisme, à la révolution sociale. On sait que Pierre Leroux est l'un des apôtres les plus populaires du socialisme ; plusieurs se disent que, peut-être, il ne tient qu'à lui d'allumer ou d'éteindre les brandons de la guerre civile. Peutêtre va-t-il exposer un moyen de satisfaire les ouvriers sans ruiner les chefs d'industrie ; peut-être, possède-t-il le secret de faire transiger le capital et le travail, de réconcilier les intérêts en lutte. On écoute. M. Pierre Leroux, laissant de côté le prétexte de son discours, entre en plein dans le sentiment qu'il lit sur les physionomies. Il annonce qu'il va prendre les choses particulièrement dans leurs rapports avec la France. Il débute par poser en fait et en principe que la France a besoin de colonisation, de migrations ; qu'il lui faut des communes républicaines ; qu'elle a besoin de faire sortir de son sein tout un 18Qui le 23 décembre, à l'Elysée, sera au nombre des convives quand le Prince- Président donna son premier dîner . 13 peuple qui demande une civilisation nouvelle. Puis, voyant l'attention excitée par ses premières paroles, et s'abandonnant à l'inspiration intérieure : "Je dis, reprend-il avec autorité, en se tournant vers la droite, que si vous ne voulez pas admettre cela ; si vous ne voulez pas sortir de l'ancienne économie politique ; si vous voulez absolument anéantir toutes les promesses, non pas seulement de la dernière révolution, mais de tous les temps de la révolution française dans toute sa grandeur ; si vous ne voulez pas que le christianisme lui-même fasse un pas nouveau ; si vous ne voulez pas de l'association humaine, je dis que vous exposez la civilisation ancienne à mourir dans une agonie terrible". Une sorte de frayeur anticipée émeut l'Assemblée. L'orateur continue […] Ce discours si inattendu, qui semblait adressé à un concile plutôt qu'à une assemblée politique, causa une impression singulière. On n'entrevoyait qu'à travers un voile nébuleux les horizons qu'embrassait la pensée du philosophe ; mais on était monté au ton tragique ; les âmes étaient remplies de tristes pressentiments ; on sentait l'approche des mauvais jours. Personne n'imagina de railler les paroles prophétiques de M. Pierre Leroux. M. de Montalembert vint lui serrer la main avec effusion en signe d'assentiment. M. de Falloux traversa toute la salle pour lui mieux témoigner son admiration et sa sympathie". Même admiration, même rerspect, le 22, dans les paroles que Victor Hugo, monarchiste, ci-devant légitimiste, prononce en regardant Leroux. "Aux philosophes initiateurs, aux penseurs sévères et convaincus qu'on appelle socialistes [il] adresse du plus profond et du plus sincère de [s]on coeur une requête” en faveur des propriétaires victimes de faillites, et qui ne perçoivent plus les loyers ou les fermages. "La patrie saigne sur la croix des révolutions. Il ne faut pas que cette agonie se prolonge. A qui profiterait-elle ? Depuis quand la misère du riche est-elle la richesse du pauvre ? Vous comptez parmi vous des coeurs généreux, des esprits puissants et bienveillants ; vous voulez comme nous le bien de la France et de l'humanité. Eh bien, aidez-nous, aidez-nous ! N'irritez pas là où il faut concilier, n'armez pas une misère contre une misère". Quant à "la détresse de cette partie de la population qu'on appelle le peuple", elle lui inspirait ces paroles : "est-ce que vous croyez que ces souffrances ne nous prennent pas le coeur ? [...] Toutes les fois que vous ne mettez pas en question la famille et la propriété, ces bases saintes sur lesquelles repose toute civilisation, nous admettons avec vous les instincts nouveaux de l'humanité. Puisque ce peuple croit en vous, puisque vous avez ce doux et cher bonheur d'être aimés et écoutés de lui, oh je vous en conjure, dites lui de ne point se hâter vers la rupture et la colère, car l'avenir est pour le peuple. Il ne faut qu'un peu de patience". Leroux répond en suppliant les représentants du peuple d’examiner "d'urgence dans le plus bref délai possible" la pétition par laquelle les délégués des Ateliers Nationaux demandent à l'Assemblée, après la dissolution de ces Ateliers, "quelques garanties pour ceux des travailleurs qui iront travailler dans les départements sur la demande des industriels particuliers". A ce moment-là, les réactionnaires avaient peur de Leroux. Deux mois plus tard, vainqueurs, l'anticléricalisme universitaire et le jésuitisme se mettent d'accord pour abattre le philosophe autodidacte qui a insisté le 31 août sur "le mal matériel". M. de Falloux, dont Tocqueville dit qu'il n'appartenait qu'à l'Eglise" va être soutenu par Jules Simon, porte-parole de Victor Cousin . Le 18 septembre, Montalembert monte à la tribune. Il avertit ses amis : "l'honorable M. Jules Simon a quelque chose à dire". Il fait son prône "le problème aujourd'hui c'est d'inspirer le respect de la propriété à des gens qui ne sont pas propriétaires. Pour cela, une seule recette, c'est de leur faire croire en Dieu, et non pas au Dieu vague de l'éclectisme, mais au Dieu du catéchisme, au Dieu qui a dicté le Décalogue et qui punit éternellement les voleurs". Puis, 14 comme Thiers avait fait quatre jours plus tôt, et Hugo le 22 juin, il regarde Leroux, sans le nommer : "Je me retournerai vers quelques-uns des orateurs les plus avancés, les plus novateurs, les plus utopistes que nous avons entendus ici. Ils nous ont parlé de cet air vicié que respirent nos ouvriers dans les manufactures, ils nous ont dépeint ces générations malingres, affaiblies, misérables ; mais je leur demanderai si ces générations sont seulement réduites à l'état qu'ils dépeignent par le mal industriel, par le mal matériel, je lui demanderai si le mal moral n'y est pas pour quelque chose !" Lui. Anacoluthe. On est passé du pluriel au singulier. L’honorable Jules Simon va parler en tant que "membre de l'enseignement officiel" car il a "parcouru tous les degrés de l'échelle universitaire", et en tant que "membre de l'école rationaliste": "Je demanderai à Monsieur de Montalembert si l'honorable M. Pierre Leroux, notre collègue, est dans l'Université sans que je le sache, s'il y a eu dans l'Université un seul phalanstérien, un seul communiste. S'il y a une éducation dans une partie de la société dont le dernier mot est Jouis, cette éducation est faite par d'autres éducateurs que par nous". M. de Falloux “[s]e hâte d'accepter les paroles de conciliation et de concorde que M. Jules Simon a fait entendre". Il n'était ni dans son intention ni dans celle de Montalembert de porter contre l'Université les accusations que "M. Simon avait raison de repousser avec l'énergie et la noble émotion qu'il y a mises". Jamais, quant à lui, il ne portera "la moindre atteinte" à la liberté de l'Université. M. de Falloux allait être ministre du Prince Président. Après cela, Leroux disait fort bien que "des voltairiens se mettaient à défendre l'Eglise", et que "des universitaires jusque là ennemis du clergé tendaient la main aux jésuites". Aussi, en novembre 48 dans la Biographie impartiale des représentants du peuple, Pierre Leroux seul est outragé. Les “deux Républicains, l’un de la veille, l’autre du lendemain” qui ont rédigé ce volume sont effectivement impartiaux, sauf envers lui. Ni cléricaux ni anticléricaux, ils ne flattent ni les ouvriers qui "s'estiment peuple et, par conséquent, souverain à un plus haut degré que le bourgeois", ni les bourgeois qui "se paraient du titre d'ouvrier, comme le geai faisait des plumes du paon". Ils sont courtois, respectueux, souvent élogieux, que ce soit envers des républicains du lendemain, républicains modérés, "hommes d’ordre", ou envers les républicains de la veille, républicains "de toute la vie", dont "les opinions sont républicaines depuis qu'elles ont cessé d'être bonapartistes, c'est à dire depuis 1815, "fervents, incorruptibles, fermes, austères, démocrates vrais, "opposés à la violence et à l'anarchie" patriotes, bons patriotes. "pour toujours acquis à la République démocratique et sociale". Ils parlent avec estime Martin Bernard, si proche de Leroux à tant d'égards, d'Hippolyte Dutours que Leroux avait soutenu le 15 septembre, et de ses trois collaborateurs des années trente, Jean Reynaud, Hippolyte Carnot, mais en nommant la "Revue encyclopédique" et l'Encyclopédie nouvelle, ils ne disent pas que ces publications avaient Leroux pour directeur. Lisons deux de ces notices: Compositeur d'imprimerie, Martin Bernard exerce une profession à la fois artistique et industrielle, qui le met en contact direct avec les travailleurs, et l'identifie aux souffrances des autres. Infatigable, il s'assimile toutes les idées pratiques éparses dans les diverses écoles philosophiques. Son nom devient populaire dans la Société des Droits de l'Homme". La Révolution de juillet arrive, la question du prolétariat commence à se poser. Sans négliger le côté politique de la situation, son activité se dirige principalement du côté de l'économie politique. Martin Bernard, le 12 mai 1839 , était l'un des principaux chefs de l'insurrection qui, à défaut du triomphe, eut le mérite de devenir une éclatante protestation en faveur de la sainte cause qui devait triompher neuf années plus tard. […] En mars 48, commissaire général à Lyon, il 15 calme l'effervescence d'une immense population ouvrière en proie à la plus profonde misère et aux suggestions des partis extrêmes, il oppose aux menées contre-révolutionnaires l'énergie d'une volonté franchement républicaine, et il emporte l'honneur insigne d'avoir empêché une guerre civile dont les conséquences eussent été incalculables". Hyppolite Detours est un coeur élevé, exempt de violence, de haine et des préventions de systèmes ou de castes. Fils d'un adjudant général qui avait servi la République de 1791 à 1797 et avait alors quitté l'armée en refusant tout traitement, et en se contentant des remerciements du Comité de Salut Public. Devenu sous la Restauration substitut du procureur du roi, il se démit de ses fonctions à la Révolution de Juillet, pour rester fidèle à ses serments. Un sentiment d'honneur qu'on appréciera, et une grande antipathie pour la branche d'Orléans, le retinrent dans les rangs légitimistes tant que la France lui parut hostile à la forme républicaine, mais, même à cette époque de sa carrière politique, il appartenait en réalité à la cause de la démocratie, qu'il soutenait avec la plus grande énergie, se montrant sans cesse le zélateur ardent du suffrage universel. Il était en cela fidèle aux principes que lui avait légués son père. A l'Assemblée, assis dans les rangs des démocrates, il vote avec l'extrême gauche mais sans esprit de parti. Tous les côtés de l'Assemblée peuvent compter sur lui pour la défense des vérités qu'il représente. Mais ce qui le caractérise par dessus tout, c'est son dévouement ardent aux intérêts populaires et sa résolution de préserver de toute atteinte la liberté religieuse, qu'il regarde comme la première base de toute société civilisée. LE 15 septembre, Detours avait proposé un amendement au premier paragraphe de la Constitution, le droit électoral et universel est primordial, sacré, imprescriptible et souverain. Il est la source sacrée de tout pouvoir. Si la Constitution commence par dire que le suffrage universel est décrété par l'Assemblée, le droit n'est qu'un octroi, qu'une concession ou du moins qu'une institution de l'Assemblée. Or cette constitution peut être révisée, et elle sera, quoi que vous fassiez, révisée plus tôt que vous ne le pensez. J'ose assurer que le suffrage universel sera modifié. On commencera par interdire le droit électoral aux citoyens illettrés. On n'a redouté que les interprétations anarchiques, craignez aussi celles des hommes du despotisme. Les hommes qui en 1830 ont proscrit, qui ont bafoué le suffrage universel, qui l'ont méconnu, calomnié, dénoncé come un fléau, comme le déchaînement de l'anarchie, qui l'ont déclaré impossible pendant dix huit ans sont les princes de cette tribune, ils se croient maitres de l'avenir. Ce sont les mêmes hommes ; oh, bien les mêmes. Ils n'ont pas changé ; ils n'ont rien abjuré de leur dédain pour le suffrage universel. Ces hommes sont debout, guerroyant et arrogants , pétrifiés dans leurs vieux préjugés. M. Detours a dit :"Vous n'avez pas le droit, vous, République, de nier la souveraineté de chacun, de nier le suffrage universel". Je ne vois pas une grande différence entre cette constitution et l'établissement monarchique qui existait antérieurement. En effet, je vois un président chargé du pouvoir exécutif. Permettez moi de vous le dire, je dis que le principe monarchique est là, dans la mauvaise définition de la souveraineté. Si vous ne définissez pas, comme M. Detours tout à l'heure le demandait, que le suffrage universel est une base inviolable, eh bien vous pouvez violer complètement le vrai principe de la souveraineté. La vraie souveraineté politique est dans chacun. La liberté de la presse, la liberté de la pensée exprimée par la presse, est un des termes de la 16 souveraineté. Le libre examen, la liberté de conscience sont un apanage de la souveraineté, et sont imprescriptibles dans chaque individu." Voici maintenant le pilori, voici l'image que garderont de Leroux les notables, --représentants du peuple, candidats aux diverses élections, fonctionnaires, membres du clergé, enseignants, etc : […] Dès ses débuts, cherchant de quelle manière un philosophe pouvait, sans s'avilir, gagnerle pain nécessaire à la vie, il s'était établi comme décrotteur public sur le Pont-Neuf, nulle autre profession ne lui semblant impliquer une protestation plus fière de la pensée contre les exigences du besoin. […] De bonne heure, il se faisait remarquer par la hardiesse inouïe de ses idées en religion et en politique. Comme il exprimait ces mêmes idées avec éloquence, et, surtout, avec la chaleur que donne la conviction, il ne tarda pas à faire école. On se rappelle cette thèse hardie qu'il développa que le Christ n'avait été qu'un philosophe socialiste ou communiste, et que le jour était arrivé où un nouveau Messie (qui trèsévidemment pouvait bien dans sa pensée se nommer Pierre Leroux) devait imprimer aux sociétés une impulsion nouvelle. Cette donnée aboutissait au communisme, mais à un communisme assez abstrait, ayant pour base philosophique le principe trinitaire, et pour formule d'application le groupement universel de la force, de l'esprit et du capital. C'était à peu près l'idée phalanstérienne, il est vrai, moins le capital. […] M. Pierre Leroux voulut un jour essayer de la pratique. Il prit donc une femme du pays allemand, et, environné des parents de cette femme et de sa propre famille, il fut s'établir à Boussac, petite cité marchoise, où pendant plusieurs années, jusqu'en février 1848, il fit du communisme domestique, et en quelque sorte à huis clos. Nous avons eu l'occasion d'entendre s'exprimer George Sand, son amie, sur Pierre Leroux et sur l'avenir de cette petite colonie. Pierre Leroux n'a qu'un tort, disait-elle (et l'on connaît ses propres opinions), c'est de vouloir faire de l'application cinquante ans trop vite. Chaque jour met son système aux prises avec le boulanger ; et quant à ses idées sur la liberté du lien matrimonial, propice à la morale selon lui, sa mise en pratique ne prouve rien : madame Pierre Leroux n'est pas jolie." Jusqu'au mot boulanger, ces paroles méritent qu'on les retienne. Leroux a fait des essais prématurés . A partir de 1846, George Sand avait à se plaindre, sinon de lui personnellement, du moins de son entourage. Elle a fort bien pu penser et dire que la femme de Pierre Leroux, sa seconde femme puisqu'il était veuf, n'était pas jolie. Mais elle savait qu'il n'était point du tout partisan de la polygamie, à la différence de ceux qu'il appelait "sectaires ou utopistes". Je ne puis croire qu'elle ait jamais dit sur ce point le propos qu'on lui prête. Si on sait qu'elle était traitée par Proudhon de putain, que Lamennais employait le mot lupanar en parlant des relations qu'elle avait avec Leroux, et que son discrédit était immense depuis ses (déplorables) articles de mars dans le" Bulletin de la République", on mesure la gravité de cette diffamation . La parole publique était une arme de guerre, dont Leroux usait pacifiquement avec un extraordinaire courage. Il faut ici rappeler que, le 15, Detours voyait devant lui des hommes "debout, guerroyant et arrogants". Dix mille parisiens venaient d'être proscrits, Deville le disait le 7 : "C'est sous l'empire des conseils de guerre qu'on parle à la tribune", chacun des citoyens de Paris, sans en excepter les représentants du peuple risquant de se voir "dénoncé comme complice ou fauteur de l'attentat de juin, arraché à sa femme, à ses enfants, à ses affaires, à sa patrie pour aller mourir misérablement, désespéré, dans une île déserte." Or, chaque jour, dans cette Assemblée, un homme était beaucoup plus en danger que tous les autres. Le 21, Leroux publie la lettre A mes collègues de l'Assemblée nationale où il évoque la tribune transformée en arène de gladiateurs, les innombrables traits qu'on a lancés contre lui et contre la doctrine qu'il enseigne, et la cruelle souffrance qu'on éprouve à "s'entendre accuser à tout propos d'être un barbare". Le 14, lorsque 17 Thiers avait dit :"Je n'injurie personne", le sténographe avait noté :"Les yeux se tournent sur les bancs où siège le citoyen Pierre Leroux. — On rit". On riait parce qu'après le mot "propriété" Thiers avait ajouté : "Je ne viens pas, Messieurs, apporter à cette tribune un livre que j'ai fait." Le 10 août, Leroux avait expliqué que "le mot de propriété est la source d'une foule de confusions", qu'il y a "une fausse propriété" et que "le socialisme n'attaque ni la vraie propriété ni la famille". Toujours, surtout depuis son grand discours du 30 août sur la durée du travail, c'est lui qui était visé, nommément par les économistes Dupin, Faucher, Wolinski, Duprat, ou de façon allusive et transparente, par Lamartine, par Mgr Sibour, par Tocqueville, par Montalembert disant que les socialistes les plus dangereux étaient "ceux qui ne se disent pas socialistes." Tout le monde comprenait . Leroux avait dit à la même tribune : Je ne suis pas socialiste, si l'on entend par ce mot une opinion qui tendrait à faire intervenir l'Etat dans la formation de la société nouvelle. Par des "bruits, rires, exclamation", la majorité soutenait jour après jour les orateurs qui s'en prenaient à Leroux, ne serait-ce que d'un regard, en parlant d'"anéantissement du capital", de "confiscation de la liberté, de nouvelle forme de servitude, de principe funeste de l'autorité absolue de l'Etat" et en donnant Babeuf comme aïeul à "tous les socialistes". Malgré ces impostures, la véritable pensée de Leroux était comprise par le peuple qui l'avait élu, qui dans les ateliers lisait ses discours imprimés au "Journal officiel" et qui allait le réélire en mai 1849. Et aussi par les représentants honnêtes. Dès le 28 septembre, le rapport de la Commission sur les événements du 15 mai était jugé partial par Jules Grévy, qui en 1879 remplacera Mac Mahon à la présidence de la IIIème République. Th. Bac, de Limoges, montrait des documents où Huber affirmait "que Pierre Leroux n'avait pas de relations avec lui". On n'avait, disait Flocon, enquêté que contre les républicains, alors que divers rapports parlaient de menées bonapartistes et orléanistes ; Lagrange mentionnait aussi les partisans de "l'enfant du miracle", c'est-à-dire les légimistes henriquinquistes, et il n'avait pas peur de dire que les véritables conspirateurs de mai conspiraient encore. C'est eux qu'écoutaient les économistes, qui ramenaient à onze heures la journée de travail que l'Assemblée avait, le 2 mars, réduite à dix. Nous allons voir pourtant que Leroux ne parlait pas en vain, le 30 août, en disant pour conclure son discours : Je fais appel aux catholiques et aux protestants comme aux philosophes. Qu'ils reconnaissent dans le décret du 2 mars un progrès immense dans la législation et un progrès en rapport avec toutes les traditions du passé. Personne, à ma connaissance, ne cite le Journal officiel de la seconde République, personne ne dit que Leroux était de très loin le principal orateur de la minorité, dans les deux séries de grands débats où les questions économiques alternaient avec les questions de droit constitutionnel. C’est lui qui demandait qu'on n'allonge pas la durée de la journée de travail et c’est lui aussi qui soutenait plus que personne la souveraineté individuelle. Et quelque chose le désigne comme l’ennemi principal des propriétaires qui craignent par dessus tout la jacquerie, l’incendie des châteaux, comme en 89. Seul Leroux unifie à leurs yeux ce que Balzac appelait “la grande antithèse sociale, Paris-Province . Il est, dans le département de la Seine, le mieux élu, mais il vient de passer trois années dans la Creuse, et le 20 juin Trélat l'accusait "d'avoir jeté, soit dans les campagnes, soit dans les villes des paroles de nature à susciter la haine, la discorde". Leroux seul compare les réalités économiques en prlant des deux prolétariats, ouvriuer et paysan. Le 30 août : “Je laisse Saint-Etienne, je laisse Saint-Chamon et toutes les petites villes de fabrique aux environs. Je prendrai deux villes, Lyon et Limoges, que je connais, et il y a ici beaucoup de citoyens qui les connaissent comme moi. A Lyon, plus de cent mille prolétaires. A 18 Limoges, la situation est la même : sur 40.000 habitants, 13.000 indigents. […] Dans tous nos départements du centre, dans le département de la Creuse où le sang humain vient de couler, il est constant que la plupart des hommes, des serviteurs de l'agriculture, ne mangent pas de véritable pain, qu'ils se nourrissent de tourteaux, de pain noir et de châtaignes." Limoges était en 48 "la Ville sainte du socialisme". Le 8 janvier 1848, "L'Eclaireur du Centre" avait fait savoir que le banquet religieux et social y réunissait mille souscripteurs. Ce fut le seul Banquet expressément socialiste. Bac y avait dit que "dans tous les banquets réformistes un nom remplissait bien des discours mais bien peu de coeurs, celui du Peuple" (cité par Leroux dans "La République" en 1850). Le 26 février, le jour où Leroux était élu à l'unanimité maire de Boussac, Bac était le premier des signataires de l'affiche qui disait : "Citoyens de Limoges : La République est proclamée. Elle se maintiendra. Croyez en cette acclamation unanime qui accueillait hier son avénement désiré par tant de coeurs." En juin, Charles de Rémusat notait : "C'est dans les départements du Centre, les plus pauvres, les moins avancés, ceux du Berry, du Nivernais, du Bourbonais, de la Marche, qu'un mauvais esprit de socialisme, et même de communisme, a paru infecter et dominer les populations." Ancien ministre de l'Intérieur, il résumait ainsi ce qu’il pensait depuis l’installation de Leroux à Boussac, en 1846. Juste avant de dire : “Leroux a essayé du communisme en petit. Il prit donc une femme du pays allemand, et, environné des parents de cette femme et de sa propre famille, il alla s'établir à Boussac, petite cité marchoise”, les biographes écrivent : “Ce sectaire a figuré, le 15 mai, sur la liste des membres du Gouvernement insurrectionnel de MM. Barbès, Blanqui, Sobrier, Raspail, etc., aussi fut-il saisi et emprisonné comme complice de l' attentat, mais il ne fut détenu que trois jours”. Un coup d'Etat blanquiste aurait été seulement parisien, et assez facile nos départements du centre, dans le département de la Creuse où le sang humain vient de couler”. r aux prochaines élections. Voici datée du 10 mars et imprimée à l'Imprimerie de Pierre Leroux, à Boussac, une lettre de Pierre Leroux aux électeurs de Limoges : Amis, Le jour même où vous proclamiez la République, un de vous, un de ceux que le consentement populaire chargeait à Limoges de l'administration provisoire, Théodore Bac, m'écrivait : "Nous voilà en marche ; toutes nos espérances peuvent se réaliser ; attendons l'Assemblée nationale". Et il me rappelait mes travaux pour me persuader que je devais me présenter aux suffrages du peuple quand il s'agirait de nommer à cette Assemblée. J'ai écouté cette voix, et ma conscience, consultée dans le recueillement, faisant taire des scrupules qui pouraient me retenir loin de la vie publique, répond aujourd'hui, à l'invitation partie de votre sein, qu'en effet c'est un devoir pour moi de me mettre à la disposition du peuple, et de prendre part, si le peuple me donne cette mission, aux travaux de l'Assemblée nationale. J'ai interrogé ceux qui sont ici avec moi, unis dans l'oeuvre sainte de l'association. Leur sentiment m'a confirmé que m'abstenir en cette grave circonstance serait une action peu louable, et qui pourrait être mal interprétée. Ce n'est pas lorsque nos principes sont proclamés, mais non réalisés, qu'il faut en abandonner la défense. C'est à Limoges que notre doctrine a trouvé le plus d'appui ; c'est à Limoges que je me présenterai. Je vous demande donc votre adhésion et votre concours. Amis, je n'ai point besoin pour vous de faire une profession de foi. Si vous approuvez ma résolution, si ma candidature est annoncée et soutenue par vous, j'irai à Limoges, et j'offrirai au peuple le témoignage de ma vie tout entière. Pierre Leroux moins Limoges et "les départements du Centre, les plus pauvres, les avancés", voilà le repaire du communisme. Son foyer est à 19 Boussac. Et depuis otobre 1847 l'Archevêché de Paris sonne le tocsin contre le Revue imprimée à Boussac qui diffuse ce mot d' ouvrier typographe au typographe philosphe: "Ton Jésus n'est pas le Jésus des prêtres". En mars 48, une affiche AUX CONSCRITS est signée par Les imprimeurs de Boussac : Luc Desages, Charpentier, Jules Leroux, Desmoulins, Vandris, Charles Leroux, Frézières, Louis Nétré, combattant de mai, ancien détenu politique, Fichte, combattant de mai, Arnaud Leroux, Hélas, Henri Leroux. Cette affiche dit que la République mettra fin à l'inégalité monstrueuse qui permettait aux riches de se faire remplacer par les pauvres, de se réserver les écoles militaires et de devenir officiers. Tout citoyen sera soldat, et tout citoyen recevra la même la même instruction militaire. Cela, à condition d'élire "de bons représentants, des pauvres, des ouvriers, des paysans". * En 1849, malgré toute la propagande faite contre Leroux, il sera réélu par le département de la Seine. Dans les Profils des députés à la Législative, on reproduira la biographie de novembre 48. A nouveau, contre "l'ennemi du lien matrimonial" on prendra la défense de LA FAMILLE en répétant : "Madame Pierre Leroux n'est pas jolie". Pour défendre la RELIGION on ajoutera ce paragraphe (qui contient l'idée de puérilité que nous retrouverons dans un Dictionnaire d'inspiration marxiste) : "Au plus haut de la Montagne, retiré sous l'ombrage de sa plantureuse chevelure, il prépare avec une mystique componction de longues tirades apocalyptiques. Le rationalisme, chez lui, va jusqu'aux excentricités les plus puériles". Enfin, pour défendre LA PROPRIETE, on renverra dos à dos [Marx fera de même] les deux propositions soumises en 48 à la Commission du Luxembourg : la Banque du Peuple que préconisait Proudhon, et les associations ouvrières que préconisaient Leroux et ses amis et que les délégués ouvriers avaient adoptées. Leroux avait une abondante chevelure. Un dessin fortement colorié représente un magasin. Une affiche pour enseigne : "La Banque du Peuple convertit L'ARGENT en bottes, fromage, brouillards, etc.". D'un côté du comptoir, Proudhon "convertit les capitaux de Pierre Leroux en bons de frisure", et de l'autre côté, Leroux, auquel les capitaux sortent de la tête (caput), couronnée par une tignasse monumentale. En novembre 1849, les ennemis du socialisme ont un puissant allié, Proudhon, qui écrit que Leroux, "le saint homme, se souvient d'avoir été Jésus-Christ". Mais Leroux est défendu par l'école sociétaire, c'est à dire fouriériste. Considerant a "cessé de [lui] en vouloir" et pour rassembler tous les démoc-soc, "La Propagande" fait paraître dès le 10 décembre le premier numéro d'un journal, qui a pour titre "Le Salut du peuple. Journal de la Science sociale, par C. Pecqueur". Et cet économiste fouriériste réplique de Proudhon : "Je viens de prendre connaissance de votre polémique avec Pierre Leroux et Louis Blanc. Toujours le pugiilat, n'est-ce pas, citoyen : c'est votre métier […] Vous êtes donc sensible aux insinuations de Pierre Leroux, vous ne voulez pas qu'il recherche vos intentions ? y avez-vous pensé, citoyen, vous le grand inquisiteur des mobiles d'autrui ! Les intentions mises à l'écart ! mais qu'avez-vous donc fait toute votre vie, si ce n'est remonter aux intentions de vos adversaires, — et Dieu sait si le nombre en est grand ; — si ce n'est conclure des actes aux arrières-pensées et prodiguer l'insulte ou la calomnie à qui tombait sous vos griffes ? Et vous ne voulez pas qu'on fasse à Proudhon ce que Proudhon ferait au genre humain tout entier, s'il en avait le temps ? […] Vous ne voulez pas surtout que Leroux mette en doute votre républicanisme et votre démocratisme. Il est fâcheux, en effet, pour votre popularité qu'on puisse douter de votre attachement sincère à la République, et à la démocratie ; mais à qui la faute ? A vous dont les actes et les paroles contradictoires ont rendu cette incertitude fort naturelle. Croyez-vous que si votre culte était bien franc, les insinuations de 20 Pierre Leroux rencontreraient de l'écho. Vous êtes démocrate, ditesvous ? c'est possible, mais convenez que quand on est tendre dans ses affections on n'écrit pas des phrases comme celui-ci : "Pour dire tout de suite notre pensée, c'est la DÉMOCRATIE que nous avons à démolir comme nous avons démoli la monarchie". Vous accusez Pierre Leroux, l'apôtre de l'humanité, de l'unité et de la solidarité universelle, de ne pas aimer son pays : citoyen, songez plutôt à vous demander si ce n'est pas vous-même qui ne l'aimez pas ; et qui le trahissez en le divisant, en y suscitant des animosités, des haines, qui tourneront peut-être au tragique dans des temps orageux". Clémenceau, Benoît Malon et Jaurès jugeront comme "Le salut du peuple", alors que Marx se réjouira des insultes lancées par Proudhon avant d' attribuer l'échec du prolétariat français à chacune des "deux sectes" qui au lieu de prendre "les grands moyens" elles avaient eu recours à "des expériences doctrinaires, banques d'échanges ou associations ouvrières". Les grands moyens, pour lui comme pour Engels et Blanqui, c’était les armes. Lucide, Clemenceau, dira en 1895 que Leroux, “penseur et homme d’action” fut en 48 “bafoué, houspillé, ridiculisé à plaisir, par l’individualisme de Proudhon et le papisme des réactionnaires enragés de peur”. Clemenceau appréciait les pages où un fils de Pierre Leroux citait ce jugement d'un successeur de Leroux à l'Assemblée Nationale, Anatole de la Forge : Ecrivez vingt volumes d'une admirable science, d'une haute éloquence ; mettez au monde un système philosophique original et puissant; souffrez pour vos idées, et vous obtiendrez ce résultat qu'on se souviendra de vous à cause des caricatures. Pierre Leroux a eu cette destinée." Quand les oeuvres d'un écrivain sont très difficiles d'accès, et cela depuis longtemps, ceux qui parlent encore de lui ne se réfèrent même pas à des auteurs qui l'ont lu. Les historiens qui réhabilitent Tocqueville confondent comme lui Leroux avec Blanqui. A en croire Tony Judt, disciple de François Furet19 , Leroux est responsable20 du "jacobino-léninisme" caché "au coeur du socialisme à la française" louangé par la Gauche unie, et en 1993 encore, l'aveuglement stalinien des années 1944-1956 semblait à cet historien new-yorkais21 le résultat de "la culture politique héritée de la Révolution française"22. C'est exact, si on ne connaît que l'histoire officielle. Heureusement, à Columbia University23, Jacques Barzun, directeur du Département d’Histoire, a incité les chercheurs à ne pas se laisser intimider par l’idéologie qui dominait en France. En lui rendant grâce pour cet excellent conseil, Mme Jeanne Gilmore raconte dans sa thèse sur La République clandestine la réunion où Leroux, "le révolutionnaire pacifique", a mis en garde ses jeunes amis parisiens, en Février 48, contre l’émeute et l’inévitable victoire de leurs ennemis. Traduit en 19 Dont j'ai fait la critique dans le n° 5 des Amis de P. Leroux (mars 1988). 20Le marxisme et la gauche française, 1830-1981 (1986). Préfaçant ce livre, en 1986, Furet disait à juste titre que "pour la petite bourgeoisie, recrutée dans l'enseignement, le marxisme était plus qu'une doctrine, une tradition." "Tradition" officielle en effet, le Président du Praesidium du Soviet Suprême de l'Union des Républiques dites "socialistes" confirmant en Sorbonne, en 1989, au moment du Bicentenaire de la Révolution Française, ce qui avait été affirmé quatorze années auparavant par M. François Mitterrand présidant la République en qualité de Premier Secrétaire du Parti socialiste : "l'apport théorique principal qui inspire le socialisme est et demeure le marxisme". 21 Détrompé depuis par nos Bulletins et signataire de l'appel pour la célébration du Bicenteniare de Leroux 22Un passé imparfaitLerouxUn passé imparfait 23Dont le Département de Français avait déjà fait connaître le Journal d’Adèle Hugo, qui prouve que contre Leroux Victor Hugo a égalé Engels. Déjà les Universités de Delaware et de Yale et la NewYork Public Library avaient aidé David-Owen Evans à réussir le sauvetage de Pierre Leroux. 21 français par le regretté Jean-Baptiste Duroselle, ce passage redevient accessible, comme il l’était pour Jaurès et Péguy, ses amis, grâce à Georges Renard qui l’avait reproduit. IV. Quelques témoins impartiaux "Peu aujourd'hui peuvent se dire comme lui purs de toute compromission. Il est beau de garder ses croyances en face de tant de défaillances, de reniements et de désespoir, et cela est beau surtout alors que, pour rester fidèle à de chères convictions, on ne craint ni l'exil ni la censure". C’est de “notre Frère Pierre Leroux” que Baussy parlera ainsi en 1866 24 , après l’avoir aidé à survivre avec plusieurs Loges provençales. Ecoutons de même Alexandre Erdan, Emile Ollivier, Valère et Jacques Reynaud En 1855, Erdan fait paraître à Paris La France mistique (sic)25 Séminariste catholique avant 48, il était grand admirateur durant la seconde République de "la secte évangélique de M. de Pressensé", réunion de protestants libéraux, qui devint le berceau de “la coterie judéo-protestante” dreyfusarde. En 1904, les pasteurs Raoul Allier et J.E. Roberty, les universitaires Gabriel Monod, Paul Stapfer, Ferdinand Buisson se souvenaient de ceux que le pasteur Charles Wagner appelait “nos pères les évangéliques”. Tous abonnés aux “cahiers” et en deuil cette année-là de Bernard Lazare, qui avait lu plume en main le portrait que voici, En Je me promenais seul, un jour d'été, dans le parc de Saint-James à Londres. Dans une allée longue et étroite, qui est du côté de Westminster, je vis venir de mon côté un homme qu'il me sembla reconnaître. Il était de haute taille, gros, presque trapu, aux épaules platoniciennes, à la nuque grasse et épaisse. Ses longs cheveux grisonnants et sa barbe mal peignée dénotaient l'homme dépourvu des soins de l'extérieur. Il était vêtu presque misérablement. Sa vaste redingote, en forme de sac, portait les traces de la vétusté et presque de l'indigence. C'était bien lui, c'était Pierre Leroux. Il allait, mélancolique et solitaire, marmottant quelque grande pensée, quelque noble inspiration, peut-être quelque douce plainte, comme en peut faire une des plus bienveillantes natures qu'ait jamais produites l'humanité. Je n'avais jamais eu de relations avec le grand philosophe ; je ne crus pas devoir l'aborder ; mais, au moment où je passais à côté de lui, au moment où je le saluais intérieurement de l'esprit et du coeur, comme je fais toujours aux personnes sublimes et saintes, il tourna les yeux vers moi, et reconnaissant que j'étais français (cela se reconnaît facilement à Londres), il me fit un signe de main, accompagné d'un sourire plein de bonté, comme pour saluer en moi la chère patrie […] Je caractériserais volontiers le génie de Pierre Leroux par une comparaison : c'est un autre Leibniz au XIXe siècle, moins les sciences mathématiques, plus les sciences sociales. Il a de Leibniz la prodigieuse lecture, l'universalité philosophique ; il en a également le peu de rigueur au point de vue des conséquences pratiques et des conclusions. Ces deux rares éruditions ont même encore cela de commun, qu'elles ne sont pas toujours d'une grande sûreté. Enfin, il semble que ce qui domine chez l'un et chez l'autre de ces deux hommes illustres, c'est une sorte de tendance théologique, qui en fait comme deux prêtres dans le laïcat […]. Dans la pratique, en politique, en socialisme, en religion, en tout, la tendance de Pierre Leroux a été de marier la Fraternité à la Liberté 24 "Disciple de Pierre Leroux" (ainsi qu'il se désigne lui-même), Baussy s'adresse ainsi au Grand Orient, en 1866, en demandant un soutien pour "notre Frère Pierre Leroux, l'Apôtre Humanitaire ...] Non,la Franc-Maçonnerie n'a jamais fait défaut à de nobles et courageuses victimes. Elle ne leur a jamais répondu : Vae victis !" 25auquel paraît riposter en 1856 le Pierre Leroux d' Eugène de Mirecourt Mirecourt travaillait pour la propagande bonapartiste. Après avoir semblé proche de Leroux, il l’accusait de reniement 22 individuelle, l'idée communautaire et organisatrice à l'idée du droit des personnes. Il a déployé, pour opérer théoriquement cette alliance, des ressources infinies de science, de sensibilité, de style ; malheureusement, les applications, les résultats catégoriques, ne l'ont jamais suffisamment préoccupé, et c'est par là, par ce côté faible, que son terrible adversaire, Proudhon, est entré dans son riche domaine, et, d'une main impitoyable, y a mis tout sens dessus dessous. Mais Proudhon a été, en cela, bien injuste : il a frappé l'un de ses maîtres, l'un de ses inspirateurs ; il a essayé de ridiculiser un grand homme, avec lequel la postérité pourrait bien quelque jour le contraindre à fraterniser, dans le même panthéon, comme elle a fait à Voltaire et à Rousseau. Si, dans ses théories, Pierre Leroux a fait leurs parts respectives à la raison et au sentiment, à l'individualisme et au communautarisme, si, par conséquent, sa doctrine est une sorte d'éclectisme entre le misticisme et le rationalisme pur, d'un côté, et la Fraternité et la Liberté de l'autre, il faut ajouter que ce qui domine chez lui, c'est la faculté sentimentale, la faculté aimante, unifiante. Il est véritablement, en ce siècle, la voix de l'amour humain. C'est lui qui a jeté dans le monde des esprits, ou du moins qui a donné leur sens nouveau et leur popularité pleine d'avenir, à une foule de mots qui sont des révélations : l'Humanité, la Solidarité, l'Idée Sociale, etc., etc. Il a incarné en lui, mieux qu'il n'avait été fait encore, cet humanitarisme qui, depuis la révolution française, était à l'état latent dans le mouvement de la génération nouvelle, et à l'état incomplet encore dans les écoles des novateurs tels que Fourier et Saint-Simon. Nul n'a aimé les hommes, pas plus dans l'histoire que dans la réalité actuelle, comme a fait ce philosophe de la bonté. Cela est si vrai que j'ai vainement cherché dans ses livres cet exclusivisme passionné et parfois amer contre telle ou telle ère, contre telle ou telle personnalité historique. Le sentiment de "L'Homme-Humanité", comme il s'exprime, est si profond chez ce noble coeur que sa tendresse ne se dément jamais dans ses études sur le passé, et qu'il a besoin, en quelque sorte, de pardonner quand il ne bénit pas. Chose considérable ! Il ne résulte pas chez lui de cette tendance, comme il arrive chez une foule de petits penseurs superficiels de notre époque, un optimisme lâche et inintelligent. Il a les haines intellectuelles bien vigoureuses ; il l'a suffisamment montré dans sa lutte contre l'école démoralisante de M. Cousin ; mais il conserve toujours dans ses appréciations un fond de bienveillance, et il ne lui arrive jamais, comme cela est arrivé à Proudhon, par exemple, à l'égard de Rousseau et de plusieurs personnages de la Révolution, d'insulter à une vertu relative, à une belle oeuvre partielle. Il est tolérant d'une tolérance profondément éclairée et juste, d'une justice merveilleusement impartiale, comme doit l'être, en effet, un génie qui voit les choses jusqu'au bout et jusqu'en haut, comme doit l'être un coeur assez large pour battre à l'unisson du coeur de l'Humanité, telle qu'elle se manifeste dans l'ensemble de ses générations." En 1855, du temps de l'Empire autoritaire, il fallait du courage pour publier cet éloge de Leroux. La poste ouvrait les lettres, et c'est plutôt dans des journaux intimes que l'on trouverait les sincères témoignages de ceux qui habitaient en France la "noire Sibérie" où Baudelaire pouvait dire que "[s]on esprit s'exile". Empruntons un exemple de constance26 au Journal d'Emile Ollivier, le 9 mai 1857 : "Je relis ce matin l'admirable article Bonheur de Pierre Leroux, qui sert de préface à l'Humanité. Je respire et je retrouve la foi, l'enthousiasme et la fraîcheur de mes jeunes années. Comme cela fait plus de bien que les Comte, Proudhon ou Cousin. Il faudra que je relise ces pages quand j'aurai besoin de me dilater et de retrouver 26Avant le Coup d'Etat, il notait le 7 juin 1851 : "Une chose me paraît faire bien grande la gloire de Pierre Leroux ; jusqu'à lui le socialisme ou le sentiment religieux de l'avenir avait été séparé du sentiment républicain ; Saint-Simon et Fourier attaquaient les républicains autant que les rétrogrades ; P. Leroux, le premier, a réuni ces deux sentiments et dit que socialisme et république étaient synonymes. Il a tué par là le jacobinisme. On ne voit pas communément cela. L'avenir le dira." 23 le véritable point de vue des choses, bien souvent perdu dans la mêlée des affaires." A ce moment-là, le futur Premier Ministre de l'Empire libéral n'était encore qu'un républicain vaincu. Il avait pour principal interlocuteur son père Démosthène27, exilé volontaire comme Leroux, qui l'appelle son plus constant "compagnon de fortune et ami". Mais il restait en relations avec Leroux, comme on l’a récemment appris en lisant une page28 signée Valère, imprimée en 1875 et vraisemblablement publiée en France. Français, assez fortuné, Valère raconte un voyage qu’il fit à Jersey en 185529. "Dans mon esprit, j’accomplissais un pélerinage en terre sainte d’exil. Un républicain plus tard ministre de l’Empire m’avait chargé de ses commissions pour le philosophe de la Triade, avec lequel il entretenait de solides relations d’amitié". Ayant "la bourse assez bien garnie", Valère fut frappé par la misère où se trouvait Leroux. Ayant travaillé dans les champs le matin, Leroux s’occupe l’aprèsmidi à "préparer son livre [sans doute La Grève de Samarez], oeuvre inégale, mais pleine de pages splendides", dans "l’immense hangar qui lui servait de cabinet de travail, de chambre à coucher et de bien autres choses encore. Jamais je n’oublierai ni la pièce ni l’homme. Tous deux avaient je ne sais quelle poésie bizarre, mélangée de grandeur et de grotesque, faite de désordre et de grâce. Des livres encombraient le sol, ouverts ça et là, avec des journaux pour signets ; une vaste table de bois blanc, supportée par des tréteaux, était couverte de papiers ; pêle-même, des bêches, des hoyaux, des bottes de fourrage, des harnais, de gros volumes poudreux." Arrive, rentrant des champs, "toute une tribu, hommes faits, grandes filles, babys hésitant sur leurs jambes frêles, traînant des sacs, portant des bottes de foin ou suçant des pommes vertes. "Voilà les Leroux", me dit-il simplement, à la façon d’un patriarche antique[...]Sur toute cette pauvreté, sur cette négligence, sur cette crasse (disons le mot), le talent, la bonté, l’honnêteté, faisaient courir un rayon de poésie, semblable à celui que le soleil couchant jetait sur le désordre de cette chambre. Pierre Leroux était un de ces charmeurs qui vous captivent en une heure de causerie. J’en voulais énormément à l’Empire d’avoir dérangé la vie d’un tel homme, et d’avoir brutalement troublé ce poète, que je jugeais inoffensif, et qui l’était véritablement par lui-même. Aujourd’hui, d’un esprit plus rassis, j’en veux surtout à la politique d’avoir saisi dans ses griffes ce pauvre rêveur de Pierre Leroux, et de s’être si bien emparé de lui, que de ce poète éminent, de ce savant, de ce critique de première force, de ce lettré parfait en un mot, il ne reste qu’un souvenir confus, mêlé de haine et de ridicule. Quoi de plus intéressant, quoi de plus utile peut-être que le mouvement philosophique auquel fut mêlé Pierre Leroux ? Et quoi de plus dangereux que les tentatives des socialistes pour faire passer ces rêveries, mal mûries, mal contrôlées, dans l’ordre des faits ? Sitôt qu’un homme s’étudie à penser mieux que le courant de son siècle, les politiciens s’emparent imprudemment de ses idées et de sa personne, jettent les unes et exposent l’autre dans des luttes prématurées, et perdent le tout. [...] Pierre Leroux, que j’avais revu à Paris quand il revint en France amnistié, avait bien compris, sur la fin de sa vie, et disait volontiers à qui voulait l’entendre les dangers de notre promptitude d’esprit à laquelle rien ne fait contre-poids. Décidément répétaitil souvent, on n’a le droit de rêver que dans son lit, la nuit, et 27 que Bergson appellera "l'impétueux, le généreux, le génial révolutionnaire". 28Je remercie M. Jean-Claude Richard, directeur de recherches au CNRS, qui me communique ce texte. 29L’année où Victor Hugo quitte Jersey et part pour Guernesey, persuadé qu’il ressuscitera, non pas seulement en une fois, comme Jésus-Christ : dans sa tombe à lui, il y a "de nombreux réveils, des rendez-vous donnés à la lumière en 1960, 1980, 2000". Leroux, au contraire, n’est qu’un de ces révolutionnaires qui "passeront comme un vent sur la plaine, en faisant moins de bien au genre humain qu’un seul mot écrit par un grand poète". 24 quand la journée de travail est faite. Pour son compte, il avait rompu avec les Jacobins rouges sans s’en aller vers les Jacobins blancs. Il estimait que tant qu’un gouvernement moyen, tout de bons sens, n’aurait pas jeté des racines profondes dans le pays et resserré la tradition nationale, les études comme celles où s’était complu sa vie seraient inutiles et dangereuses. Triste situation pour un pays que celle où un Fontenelle peut dire avec d’autres raisons qu’un égoïsme prudent, que si sa main était pleine de vérités il se garderait bien de l’ouvrir". Voici un texte publié par Jacques Reynaud onze années auparavant, en 1864, à Paris, quand l’Empire se fait libéral. Mais il avait été écrit durant l’Empire autoritaire, par un catholique qui montrait beaucoup d'indépendance d'esprit et de courage. Leroux étant rentré en France en 1858, Reynaud peut l’avoir rencontré à ce momentlà, et il mêle peut-être des souvenirs postérieurs au Coup d’Etat à des souvenirs antérieurs à la seconde République. Le portrait qu'il fait de Pierre Leroux et de Louis Jourdan30 est un éloge, qu'il conclut en disant : "Je viens de juger impartialement deux hommes, dont je n'ai jamais partagé et ne partagerai jamais les convictions ; j'ai tâché de les voir tels qu'ils sont, sans me laisser influencer par des répugnances d'opinion, souvent injustes. Je crois fermement qu'ils désirent le bien ; s'ils se trompent dans la manière de le faire, il ne faut pas moins leur en savoir gré, d'autant plus qu'ils mettent tout en oeuvre pour y réussir" Or, aucune "soeur de charité n'a pansé plus de plaies et répandu plus de consolations" que Jourdan, qui "pousse à l'extrême l'amour de l'humanité, ainsi que presque tous les grands coeurs des mêmes croyances que lui, et qui voue une admiration indestructible à Saint-Simon, son premier maître". Et Leroux a plus d'une fois écrit :"Saint-Simon fut mon maître". Nous aIlons voir en effet que ce portrait ruine de fond en comble la très mauvaise réputation faite à Leroux par ses ennemis politiques, partisans soit de l'Empire autoritaire soit des barricades et de la dictature parisienne. — Tapeur indélicat dépourvu de conscience morale, voilà ce que Hugo résumait en deux mots : vieil escroc et mouchard. Equivalamment, mais avec un autre critère sur le second point, Ludovic Halévy (secrétaire intime du duc de Morny, l'artisan du coup du 2 décembre) notait dans ses Carnets : "Il y a dans la France entière des enfants de Pierre Leroux. Tous enfants naturels. Il a toujours pris des femmes (il en a quatre ou cinq), il les a quittées quand il a trouvé mieux". Et encore, et surtout : "Il trouve tout à fait naturel que ceux qui ont, donnent à ceux qui n'ont pas". Reste le reproche que beaucoup d'universitaires ont fait à Leroux : des attaques trop acerbes. Reynaud répond en donnant sur les questions de doctrine l'indication décisive : "Leroux est l'antagoniste le plus redoutable de Fourier". Parmi ceux qui disaient comme Petrachevski : "Fourier, mon Dieu unique", beaucoup n'ont pas eu après Juin 48 le courage de dire à Leroux, comme Considerant : "Mon bon Pierre, j’ai cessé de vous en vouloir pour vous aimer comme un frère”. On dit par conséquent que Leroux a été malveillant envers Fourier, et de même "plutôt mauvaise langue envers Cabet"31. Mauvaise langue, Cabet l'était sans nul doute, à la manière des envieux, en ne nommant pas Leroux dans ce Voyage (1840) où il louait comme apôtres de l'égalité Lamartine, Tocqueville, cent autres, et George Sand. Desroches, de même, a oublié Leroux, le plus pur disciple de Saint- 30 Dans ces vingt-sept Portraits, ces deux dissidents diffèrent beaucoup des célébrités que l'auteur paraît avoir assez bien connues, hommes politiques, de différents bords (Thiers, Persigny), artistes (Rossini), écrivains (Béranger, Musset) 31 Henri Desroches écrit cela dans son édition du Voyage en Icarie (Anthropos 1970) 25 Simon, lorsqu'il a édité Le nouveau Christianisme en nommant comme apôtres de cette religion Buchez, Comte, Proudhon, Marx, etc. Reynaud confirme tout à fait ce que dira Prudhommeaux, le seul universitaire, à ma connaissance, qui ait pris au sérieux l'Histoire socialiste publiée sous la direction de Jaurès32. Et qui ait bien compris que Leroux, "ce fameux philosophe", tout en décelant "excellemment" les erreurs de Cabet et plus généralement des utopistes, s'était montré "généreux" envers Cabet, en faisant preuve du "génie éminemment conciliateur et bienveillant que tous les critiques ont reconnu en lui33. Reynaud étant ignoré, je crois qu'il faut citer in extenso le portrait qu'il avait écrit au temps de l'Empire autoritaire, en disant : "J'écris tranquillement sous la dictée de mes souvenirs et de mes observations". "Voici un homme dont on a bien diversement parlé, qui fut un des croquemitaines les plus redoutés par les bonnes gens, et dont le nom seul a fait trembler, pendant plusieurs années, ceux qui ont peur de leur ombre. Ce farouche républicain, ce socialiste terrible, ce tribun fougueux, ainsi que le répétaient à qui mieux mieux les journaux du temps, est incapable de faire du mal à qui que ce soit ; il n'est pas de caractère plus doux, plus conciliant que le sien. Il n'a aucune initiative, et dans un moment de révolution il n'aurait aucune influence sur les masses, il manque de cette hardiesse, de ce diable au corps, nécessaire à un chef de parti. Il a, j'espère, le courage moral : le courage physique, le courage brutal, qui se jette au milieu du danger, la tête baissée et sans calculer, n'est pas dans sa nature. D'ailleurs, il n'a jamais rêvé que le bien de l'humanité, pour laquelle son amour est réel et immense. Il ne m'est pas donné d'apprécier ses doctrines ; s'il se trompe, il se trompe de bonne foi, il se trompe honorablement et reculerait devant tout moyen sanglant, devant toute répression dangereuse, lors même que le triomphe de ses idées en serait la suite. Une de ses grandes tristesses, c'est d'être méconnu, mal jugé ; il a des moments de désespérance, non par rapport à ses convictions, sa foi est entière et inébranlable ; mais par rapport à lui ; il cesse de croire en lui-même lorsqu'il ne se voit pas apprécié par les autres ; ces découragements ne sont pas de longue durée ; il se réveille plus fort, plus disposé à la lutte, il remonte à l'assaut avec une nouvelle ardeur. Fidèle jusqu'au martyre, s'il le fallait, il se crée des illusions magnifiques, il ne doute pas de la régénération du monde, pour lui c'est une question de temps et voilà tout. Il discutera la plume à la main, armé d'arguments victorieux selon lui et il en découvrira sans cesse de plus victorieux encore, pourvu qu'on lui réponde, pourvu qu'il trouve à qui parler. Il veut convaincre et ne pas étonner, il veut faire des prosélytes et ne cherche pas des admirateurs. Son talent est de ceux qui laissent une longue trace, lumineux ou obscur, suivant le point de vue où l'on se place, suivant que le nuage de l'incrédulité flotte entre lui et ceux qui le lisent, il est toujours lui-même, on ne peut lui refuser de grandes pensées et un style merveilleux. Comme critique, il est à la tête de ses émules. Nul n'a plus de logique et de raisonnement, nul ne sait mieux marquer d'un seul mot ce qu'il examine, sa science est immense, il a tout lu, tout appris. Sa mémoire est aussi prodigieuse ; quand il discute, il indique la source où il a puisé, fût-ce dix ans auparavant, il vous dira : C'est dans tel livre, telle page, tel volume. Il n'est ni bibliophile, ni encore moins bibliomane, il ne se préoccupe pas si l'édition est ancienne, si elle est du bon libraire, du célèbre imprimeur, il ne voit que la science, et la forme n'est pour lui que secondaire. Il connaît les arts et parle de chacun comme si c'était sa spécialité. Il s'assimile les autres, et leur pompe ce qu'ils savent avec une facilité prestigieuse. Il fait 32 Dès 1907, il en citait les tomes VIII (1906) et IX (1907), dans une impeccable thèse (Aulard était au jury) sur Etienne Cabet et les origines du communisme icarien.. 33 Etienne Cabet et les origines du communisme icarien (1907). 26 sa chose de ce qu'ils lui ont donné, il pose son cachet sur cette conquête ; dès lors elle lui devient propre et l'on ne se douterait pas qu'il l'a dérobée. Pierre Leroux travaille toujours de tête, il est paresseux pour écrire, et bien souvent il n'écrit pas. Il prend des notes au crayon. A l'époque où il habitait Boussac, dans le département de la Creuse, il y avait fondé d'abord une sorte de phalanstère, non pas dans les mêmes principes, car il est l'antagoniste le plus redoutable de Fourier, mais je me sers de ce mot parce qu'il rend succinctement le fait. Autour du philosophe se groupaient ses disciples qu'il instruisait et qu'il occupait en même temps. Il dirigeait la Revue sociale, journal qui lui appartenait et avait une imprimerie, où il travaillait en personne. On l'a vu nombre de fois imprimer ses articles sans les avoir écrits, ce qui est assurément un tour de force, son esprit est laborieux, son corps ne l'est pas. Il est en même temps bavard et rêveur ; il restera des heures entières à contempler un arbre, ou la lune, ou quelque chose qu'il ne voit pas, qu'il crée, car il est essentiellement poète, il est même tendre et facile aux larmes. Tout à coup sa causerie part comme une fusée, elle est intarissable, elle est brillante, elle est prestigieuse, elle est gaie, elle est même caustique dans l'occasion. Il manie admirablement l'ironie, il a une façon de railler les gens qui les désarme, il est impossible de s'en fâcher, on est réduit à en rire soi-même. Cependant il comprend tout, il est bienveillant, il crée des excuses à ceux qui en manquent, il les trouve beaucoup meilleures, beaucoup plus spécieuses qu'ils ne les trouveraient eux-mêmes. Il n'a aucune acrimonie, il met chacun à son aise, il prête de l'esprit en descendant à la portée de tous, en sachant parler juste de ce qui l'intéresse et de ce qui convient à son interlocuteur ; quel que soit le sujet qu'il traite, il n'est jamais ennuyeux, excepté à la tribune, où il n'a pas eu de succès d'orateur, même auprès de son parti. On n'est pas universel. Ce philosophe a néanmoins du trait dans l'esprit, il est fin, non seulement en propos, mais encore en actions ; il sait vivre dans l'acception de la science, de la vie et dans celle de la convenance. Artiste en toutes choses, il jouit de tout ce qui est art, aussi bien qu'il jouit de la nature. La séduction qu'il exerce ne peut se comprendre, il faut l'avoir éprouvée soi-même, c'est un charmeur. Je ne crois pas que la plus jolie femme obtienne un pareil empire sur ceux qui l'approchent, rien ne lui résiste, on l'aime dès qu'on le connaît. Les hommes des opinions les plus opposées se l'arrachent, il ne discute avec eux qu'à armes courtoises, et vient à bout de leur persuader qu'ils sont d'accord à différents points de vue. Sa tolérance est entière, il ne garde pas rancune parce qu'on n'a pas les mêmes vues que lui, et ne cause pas seulement philosophie, arts et politique. Il est si insinuant, il sait si bien convaincre qu'il adoucit même les Juifs. Lorsqu'il a besoin d'argent, et dans ce temps-ci, cela arrive à tout le monde, il en obtient des prêteurs les plus rebelles. ceux qui exigent des autres des garanties doubles l'obligent sur sa parole, à laquelle rien ne résiste. Cet argent n'est jamais pour lui, car il n'a pas de besoins, il est d'une simplicité outrée et pousse le mépris de l'élégance jusqu'à l'exagération. On aimerait à le voir prendre plus de soin de luimême ; sans être beau il a un de ces visages qui frappent, il est à la fois commun et original. Son regard est superbe et il est excellent ; son front est plein de promesses, il rayonne ; sa tête est une des plus grosses que l'on connaisse, et sa physionomie aussi sympathique que sa conversation. Pour être philosophe on n'est pas obligé d'imiter Diogène, d'habiter un tonneau et d'en accepter toutes les conséquences. Pierre Leroux soutient sa famille entière, il a plusieurs frères et leurs enfants, il s'est marié deux fois et a, de ses deux lits, onze rejetons qu'il adore. Il a soigné sa première femme, morte folle, avec une tendresse et une sollicitude très rare, sans renier aucune des suites de cette folie et sans se plaindre, au contraire. Dans sa femme, il aime toutes les autres et lui garde une fidélité scrupuleuse. D'une humeur parfaitement égale, d'une grande douceur, d'une bonté compatissante, il rend heureux ce qui l'entoure. Personne n'entend mieux que lui l'art de consoler, il compatit aux 27 douleurs qu'il connaît, et cherche à deviner celles qu'il ignore, afin d'y compatir aussi. Nous avons tous les défauts de nos qualités, il est peut-être un peu faible, ce qui rend son commerce le plus agréable du monde aux indifférents. Ses amis préfèreraient plus d'énergie ; à force d'être homme de sentiment, le sentiment devient élastique et se prête trop facilement. Il aime bien, il est serviable ; insensible à la misère, il songe au bien-être des autres sans se soucier du sien, il n'a point d'ambition ; ses espérances ne sont que dans l'avenir des âges, il sait qu'il ne récoltera pas ce qu'il sème, il n'en prodigue pas moins cette semence, divine croit-il, enfouie longtemps peut-être mais devant produire des arbres géants, dont les branches abriteront l'univers entier. Tel est son rêve. En affaires, il est oublieux, les intérêts matériels lui sont trop inférieurs, ce qu'il dépense pour le bien-être du genre humain ou pour le triomphe de l'idée est jeté dans le gouffre de l'immensité et devient pour lui un instrument brisé, auquel il ne pense plus. Comme tous les penseurs, il déteste le monde et n'y va jamais. On ne le voit à aucune réunion, encore moins au café ou dans un club, excepté lorsqu'il s'agissait de politique militante. Sa sobriété est celle d'un spartiate, je ne crois pas qu'il sache ce qu'il mange ou ce qu'il boit. Il fait de très longues courses à pied dans la campagne, car il habite les champs et ne vient à la ville que par exception. Il a maintenant planté sa tente à Jersey, sans que rien l'y oblige, il y vit dans la même retraite qu'auparavant. Ainsi qu'il a peu de besoin, il a peu d'arrangement, chez lui la pensée envahit tout. Dès son plus jeune âge il se distingua dans les études sérieuses, il était à dix-neuf ans secrétaire du ministre de la guerre. Son écriture ressemble à son visage, elle est bizarre, elle est grosse et bien formée, elle est belle, elle est lisible, et pourtant elle étonne. Au total, Pierre Leroux est une individualité très marquée, un de ces êtres destinés à jouer un rôle, et que Dieu a créés avec un dessein particulier sans doute. Il a reçu les dons nécessaires à la mission providentielle, à côté de ces dons se trouvent les inégalités dont ils sont la source. L'avenir dira si ce rôle tracé a été rempli, et la postérité seule peut juger de tels apôtres, lorsque leur doctrine a porté ses fruits, ou lorsqu'elle est retombée dans les utopies." Cette bienveillance avait été appréciés par de nombreux témoins, avant l'exil. En 1852, à Londres, Leroux était encore un efficace conciliateur. A Jersey, son caractère a-t-il changé ? Pierre Joigneaux et George Sand ont eu cette impression. Représentant de la Côte d’Or, Joigneaux avait été à la Constituante et à la Législative collègue et ami de Leroux. Il le trouvait “aussi simple avec les humbles que fort de ressources imprévues avec les habiles”. Mais, après l'avoir rencontré à Paris au cours des années soixante, il nota à regret que "l'exil et la misère eurent sur lui une mauvaise influence. Son caractère, réputé plein de douceur, s'aigrit fortement. Il eut des heures de violence, dans les réunions de proscrits. Il se fit très aggressif et se fit des ennemis aussi acharnés à le poursuivre qu’il avait été prompt à les attaquer. Nous connaissons trop les tristes effets de l’exil, de la nostalgie, du chagrin, des fortes misères sur les proscrits, pour nous y arrêter... L’histoire oubliera tout cela pour ne se souvenir que des services rendus34“. Cette conclusion bien intentionnée ne va pas au fond des choses. Remué par des émotions, attentif à des anecdotes, Joigneaux se sent proche de Proudhon et ne mesure pas la gravité du conflit d'idées qui oppose Leroux à Proudhon. De même, en l'absence de Leroux, George Sand a apprécié Hugo et Renan. En 1859, quan dil lui rend visite à Nohant, elle subit l’ascendant de son fils Maurice , qui juge que “Leroux est devenu méchant” parce qu'il n'entend rien au socialisme. Pourtant, en écoutant Leroux, elle rit aux larmes de “ses 34Souvenirs politiques, tome premier, Paris, 1891 cité par Jean Gaumont Quelques pages sur Pierre Leroux, publiées dans “Le Coopérateur du Centre “ sd, et reproduites dans BAL n 10 28 malices fort spirituelles [..] ; ïl a toujours la même conviction et le même absolutisme de personnalité, mais il est tout de même bien remarquable”. Elle ajoute : il a “la dent plus incisive”, [...] il dit grand mal de Hugo et griffe plus que jamais”. Selon elle, il n’admire pas assez les Contemplations. Et pour cause : Leroux était seul à même de deviner les secrets de fabrication du “système” que Hugo prétendait sien, pleinement et entièrement sien, mûri en silence durant de longues années avant l’exil et ensuite confirmé par les révélations des Tables. Hugo inscrivait au bas des principaux poèmes une date fausse, il antidatait d’une dizaine d’années nombre de pièces écrites en exil, il s’attribuait ce qu’il venait de découvrir en écoutant Leroux, ou en lisant Terre et ciel que Jean Reynaud avait publié en 1854. Identifiant d’un coup d’oeil ces différents larcins, Leroux se bornera à dire dans La grève :"Vous autres poètes, vous ne mettez jamais de notes et vous voulez que toute récompense soit pour vous”. D'autre part, Leroux devinait la duplicité de Hugo : en 1854 , Hugo avait un remords qu’il avouait aux Tables : n’aurait-il pas dû venir en aide à Pierre Leroux, “ce noble et vaillant travailleur de la pensée qui n’a pas de quoi nourrir ces enfants” ? Confession sans pénitence : dix mois plus tôt, Hugo avait privé ce misérable du gagne-pain espéré. Pour nourrir les “babys” qu’ a vus Valère, dont deux allaient mourir de misère (en février 1856) Leroux ne pouvait compter que sur sa plume. Il avait donc absolument besoin d’un éditeur républicain, c’est-à-dire de Hetzel, qui n’était pas socialiste. Il lui écrivait pour lui proposer “un grand ouvrage”, en nommant George Sand et Hugo au premier rang de “ceux qui ont approuvé ses écrits”. Hetzel leur demande leur avis. Hugo répond, le 24 avril 1853 : “Je comprends qu’on ne s’engage pas dans une opération avec Pierre Leroux, esprit trouble, s’il en fut”. Et beaucoup plus méchamment : ”George Sand est un coeur profond, une belle âme. [...]Elle n’a d’autre tort que d’avoir couvé sous son aile un mauvais être, Pierre Leroux”35. Dès 1853, Hugo ne cachait pas à son entourage ce qu'il appelait ses "mauvais soupçons" : Leroux était peut être un "faux proscrit", "un mouchard", qui cherchait à excuser le crime du 2 Décembre. A ce Pair de France devenu républicain en 1849 Leroux demandait :”As-tu parlé des déportés de Juin ?". A Jersey, Hugo avait des flatteurs, qui le voyaient déjà à l'Elysée, exilant à Jersey Napoléon le Petit. Il ne se méfiait pas assez des agents doubles. En revenant du cimetière, il faisait arrêter sa calèche et monter Leroux, qu'il appelait "mon éloquent ami". Or il y avait à Jersey au moins un mouchard très habile, qui avait écouté le discours de Hugo sur une tombe, remarqué sa présence à telle séance du Cours de Phrénologie, et envoyé à Paris un exemplaire de ce Cours. Mirecourt le cite dans son Pierre Leroux, que les historiens36 n'ont pas lu, puisqu'ils soutiennent que ce Cours n'a pas été imprimé. Lorsque Leroux37 "lu[t], tout vivant sa biographie" (tirée à quinze mille exemplaires, sans doute par la propagande gouvernementale), il parla, d'"un serpent, à l'ombre d'un autel, au frais". A en croire Mirecourt, Leroux est en 1853 "essentiellement chrétien". Certes, "il n'a pas encore accepté l'invitation que lui a faite l'Empereur". Mais dorénavant "pour lui 35 George Sand avait prié Hetzel de publier cette lettre, en retranchant toutefois ce qui visait Leroux, -- “un mauvais être”. Elle ne soupçonnait pas la duplicité de Hugo, qui la couvrait d’éloges tout en disant à Pierre Leroux : ”Madame Sand ne sait pas écrire”, et qui devant les proscrits saluait Leroux, “mon éloquent ami”, tout en dictant à sa fille : “Je crois à l’individualité, loin de croire come Pierre Leroux que l’humanité est un individu [...] Nous allons vers le progrès, vers la lumière, vers l’individualité, vers l’impérissable gloire, non seulement de l’art mais de l’artiste.” 36Tous, sauf Boris Souvarine et D.-A. Griffiths. 37 Il n'avait rien objecté à la Réfutation de Sudre, qui était une franche attaque de front, et que l'on réééditait pour la cinquième fois en cette année 1856. 29 comme pour ses disciples, il ne reste qu'un pas à faire [pour que] cet épouvantable fantôme du socialisme se fonde dans l'Evangile". — "Eh bien, nous ne le ferons pas, ce pas". Leroux fit cette réponse, en "refus[ant] de [s]e faire faire sénateur", dès qu'il lui fut possible, en 1859, de publier quelques pages en France, Quelques pages de vérité38 . C'était trop tard, la calomnie avait abouti : les socialistes avaient suivi Proudhon dans l'antithéisme, ou Blanqui dans ce que George Sand appelait "l'athéocratie". Leroux allait partir en Provence d'abord, puis en Suisse, comme "réfugié politique". Et avant 199539 on ne savait presque rien sur ce long séjour. En affirmant à France culture que "Leroux était très catholique", nos adversaires ont surpassé Mirecourt en perfidie. "Nous connaissons trop, disait Joigneaux, les tristes effets de l’exil, de la nostalgie, du chagrin, des fortes misères sur les proscrits, pour nous y arrêter." A tout cela, qui est vrai, il faut absolument ajouter d'autres profondes causes de conflit. Malgré l'hostilité de l'Eglise le "socialisme religieux" cher à Jeanne Deroin avait grandi durant la seconde République. En saluant le Coup d'Etat par un Te Deum, le clergé fit le jeu des "matérialistes dialecticiens". Ceux qu'on appelait ainsi en 185040 n'avaient pas entendu parler de Marx (diamat). C'est Proudhon qui avait vulgarisé pour eux l'enthousiasme athée, la Loi des Trois Etats, "le progrès, dans sa marche dialectique, parvenant à la Science, c'est à dire à l'Economisme". Dès lors, puisqu'il "comba[t] à outrance le matérialisme et l'athéisme", Leroux n'est qu'"un bonaparte", et puisqu'à la table de Hugo il "refuse de lever son verre au toast A la délivrance des proscrits par l'insurrection !", il n'est peut-être qu'un "mouchard". Leroux savait qu'au 2 Décembre, à la Préfecture de police, on avait "voulu se débarrasser de lui et de toute sa séquelle", et qu'il avait été menacé de déportation s'il rentrait en France". Dès le début de son exil, il avait subi, à Londres, la lourde déception qu'Elisée Reclus41 résumait en disant : "C'est l'année où Stuart Mill fermait sa porte à Pierre Leroux". Leroux et ses amis voulaient publier L'Europe libre, Die freie Europa, The free Europe, afin de "donner en trois langues un organe à toutes les idées vraies, un écho à toutes les plaintes légitimes, un refuge à l'intelligence qu'opprime la force". Si Hugo avait financé ce journal comme Engels finançait Marx, "l'Union socialiste" aurait pu l'emporter sur les nationalismes de Mazzini, de Herzen et d'Engels. Ni Valère en 1875 ni Joigneaux en 1891, ni même Jean Gaumont, plus près de nou ne pouvaient apercevoir l'internationalisme de Leroux et de son école. Ils ne disaient pas que le Conseil d'Etat de Genève lui avait offert une chaire de philosophie, qu'en Suisse ce causeur puvait s'entretenir avec une ample émigration, qu'il était membre du Conseil de l'association Internationale des Travailleurs, fort bien introduit parmi les protestants "évangéliques" de Suisse et de France, et dans plusieurs obédiences maçonniques. Leroux est mort à Paris le 12 avril 1871, durant la Commune. Le journal des blanquistes a aussitôt écrit : “P.Leroux a flotté toute sa vie, à moitié endormi dans la brume et la confusion de ses idées. Il contribua, plus que tout autre, à détourner la révolution de 1848 de la tradition révolutionnaire française”.42Hugo était proche de cette 38 Rarissime brochure minuscule tirée sans doute à bien peu d'exemplaires, et particulièrement exposée à "l'acharnement que les ennemis de Leroux, les rétrogrades et les réactionnaires de toutes les écoles et de tous les Partis ont mis à faire disparaître ses Oeuvres" (Revue socialiste, avril 1896). 39 J. Viard, Le Jean-Jacques du XIXe siècle, BAL n° 12, p. 353-361. 40 Pauline Roland, dans une lettre à Ange Guépin. 41Témoin du fait et à nouveau proscrit après la Commune. 42Article nécrologique paru dans “la Commune” du 17 avril 1871 30 majorité en notant mieux à faire”. : “Pierre Leroux est mort. C’est ce qu’il avait de Pour terminer, fions-nous à Jean Gaumont, le scrupuleux érudit spécialiste de la coopération, en recopiant des extraits de QUELQUES PAGES SUR PIERRE LEROUX (1797-1871) qui ont été publiées voici une quarantaine d'années, avec cette Préface signée H. Garaude : Pierre Leroux est un nom très connu de tous les sociétaires de l'UNION DES COOPÉRATEURS DU CENTRE puisque la rue dans laquelle est installé notre siège social porte ce nom. Si le nom est connu, Pierre Leroux l'est beaucoup moins et c'est pour cela que j'ai pensé lui consacrer quelques pages de cette Edition Régionale du "COOPÉRATEUR DE FRANCE". Pour rédiger cette chronique en historien et en coopérateur, il n'y avait qu'un homme : Jean Gaumont. Il y a bien voulu accepter, et c'est son travail, dont vous pourrez juger de l'importance et de la qualité que vous allez trouver à partir de ce numéro dans cinq ou six des Chroniques régionales. Merci à Jean Gaumont qui va nous faire découvrir un grand coopérateur et un homme de chez nous, car, comme vous le verrez, Pierre Leroux est resté de nombreuses années à Boussac et a eu, comme collaboratrice un des plus grands écrivains : George Sand. Jean Gaumont. Quelques pages sur Pierre Leroux 1830 Le 27 juillet, Charles de Rémusat, collaborateur de Pierre Leroux au "Globe", s'écriait dans les bureaux du journal : "Non, ce n'est pas une révolution que nous avons prétendu faire, il s'agissait uniquement d'une résistance légale". Et cela, en dépit de la fermeté de son attitude libérale. Mais Rémusat, le comte de Rémusat, était fils d'un ancien chambellan impérial, préfet de l'Empire, et répugnait à faire une révolution, qui s'accomplit cependant, et le comte de Rémusat, très conservateur, sera sous-secrétaire d'Etat et ministre avec Thiers. Et un auditeur, le docteur Paulin, avait vivement relevé ces paroles. De même, Victor Cousin, présent, "parlait du drapeau blanc comme du seul drapeau que la nation pût reconnaître ; et il reprochait à M. Pierre Leroux de compromettre ses amis par l'allure révolutionnaire qu'il faisait prendre au journal", en l'absence du rédacteur en chef Dubois, à ce moment emprisonné pour ses articles contre les Bourbons. Voici qui permet déjà une certaine précision sur l'attitude de Pierre Leroux. En voici une autre : le 30 juillet, Charles X et son drapeau blanc écartés, la désunion apparaît entre républicains et orléanistes. La haute bourgeoisie va prendre parti pour le duc d'Orléans, le drapeau tricolore et le maintien de la Charte de 181416. D'autres — et Pierre Leroux avec eux —iront à la République. Pierre Leroux était-il républicain avant 1830 ? On peut se le demander. Comme philosophe, à peu près certainement. Comme politique, il faut distinguer. Louis Blanc, dans l'Histoire de dix ans, remarque justement qu'il n'existait pas de parti républicain, seulement quelques jeunes gens qui avaient appartenu à la Charbonnerie, au "carbonarisme", et qui "s'étaient mis à exagérer le libéralisme et professaient pour la royauté une haine qui leur tenait lieu de doctrine. Quoiqu'en petit nombre, ils auraient pu remuer fortement le peuple par leur dévouement, leur audace et leur mépris de la vie ; mais ils manquaient de chef : M. de Lafayette n'était qu'un nom". Ces "libéraux exagérés" étaient des républicains. Pierre Leroux avait-il appartenu à la charbonnerie ? Il le semble si l'on interprète clairement certain passage de l'Histoire de dix ans de Louis Blanc dans lequel l'auteur fait allusion aux différents qui avaient, dans la charbonnerie, opposé Lafayette à Manuel. Un carbonaro, Joubert, avait rassemblé, dans son magasin de librairie 31 du passage Dauphine, de nombreux ouvriers imprimeurs ; ils avaient fait "de ce magasin une véritable place d'armes", et ils y manifestaient, écrit Louis Blanc, "un enthousiasme qui tenait du délire". Or, c'est à eux, à leur chef Joubert, que Leroux vint communiquer "le complot qui se tramait" à l'Hôtel de Ville où siégeait "la Commission municipale", formée par l'avocat Mauguin, le maréchal Lobau, le magistrait de Schonever, le manufacturier Audry de Puyraveau, avec Odilon Barrot, comme secrétaire, Lafayette, le banquier Laffitte, Thiers, Mignet, et toute la haute bourgeoisie se tenait prête à se rallier au duc d'Orléans. "Témoin de l'explosion de colère" des combattants du passage Dauphine, "colère par lui-même excitée, Pierre Leroux se rendit précipitamment auprès de Lafayette pour lui rappeler l'impulsion toute républicaine qu'il avait donnée à la charbonnerie, et finit en lui représentant que l'avènement au trône d'un autre Bourbon serait le signal d'une lutte nouvelle et terrible". Tel est le récit de Louis Blanc. Il est significatif. Au cours de l'entretien avec Lafayette, hésitant, stupéfait, quelqu'un vint avertir le général que le fils aîné du duc d'Orléans venait d'être arrêté à Montrouge, après qu'il eût abandonné son régiment. Pierre Leroux écrivit aussitôt l'ordre de maintenir le prince en état d'arrestation. Lafayette, ébranlé, allait signer l'ordre, quand intervint Odilon Barrot. Lafayette refusa de signer l'ordre préparé par Pierre Leroux et ordonna au contraire de libérer le prince. Ce même jour, à une réunion tenue au restaurant Lointier, les républicains rédigeaient une adresse qui fut portée à l'Hôtel de Ville par Hubert, Trélat, Teste, Hingray, Bastide, Poubelle, Guinard, et lue par Hubert au général Lafayette, mais le siège de celui-ci était fait. Ce fut la Commission municipale qui l'emporta. Les Orléanistes eurent raison des républicains. On sait comment. "Révolution étrange, assurément, car elle fut amenée par la haute bourgeoisie qui la redoutait, et accomplie par le peuple qui s'y jeta presque sans y songer" (Louis Blanc). Pierre Leroux était allé du côté du peuple. Il était le seul républicain du journal "Le Globe", selon Eugène Fournière (Histoire socialiste , de Jaurès Le règne de Louis-Philippe). En effet, tous, ou presque, avec le directeur Dubois, se rallièrent au régime nouveau, à la Monarchie tricolore de Louis-Philippe. En pleine crise révolutionnaire de juillet, Bazard tenta d'intéresser Lafayette à une régénération de la Société par une application des doctrines saint-simoniennes. Vainement, bien sûr. L'heure n'était pas venue. Le même Bazard et un de ses condisciples saint-simoniens, proclamé avec lui, à la fin de 1829, "chef de la Doctrine", Prosper Enfantin, qui l'avait encouragé à faire la démarche auprès de Lafayette, vont lancer une proclamation dans laquelle étaient demandés la communauté des biens, la suppression de l'héritage, l'affranchissement de la femme. Plein d'enthousiasme et de fougue, Pierre Leroux partit, bien qu'il fut déjà veuf avec cinq enfants, dans une campagne de propagande en Belgique dès janvier, avec Carnot, Dugied, Margerin et Laurent. Dans les rangs des disciples saint-simoniens qui, en ce moment même, à Paris surtout, organisent des ateliers associés, Pierre Leroux participe à tout le mouvement associationniste ouvrier. Ce mouvement entraîne tout ensemble les dissidents comme Buchez et les collaborateurs de "l'Européen", Ott, Feugueray, le docteur HubertValleroux, Emile Jay, Marius Rampal (Albert Gazel), etc., continués par le journal ouvrier L'Atelier, et les autres petits journaux, également rédigés par les ouvriers : La Ruche populaire, L'Union, etc., jusqu'en 1848. Tous les Saint-Simoniens de doctrine, et jusqu'à des sympathisants comme Henri Heine, seront des partisans, à défaut d'être des propagandistes, de l'Association ouvrière. Et, enfin, il y a Louis Blanc et son système d'organisation du travail. Il y a les fouriéristes dissidents du Nouveau Monde en 1839-1840. Ici se place un fait assez curieux, que Fournière nous donne comme ayant été rapporté par le grand mathématicien Joseph Bertrand, membre de l'Institut, et "ami de jeunesse" de Leroux, bien que beaucoup plus jeune. Au cours de ses exposés, une jeune fille de famille riche, et toute la famille, furent tellement séduits par la parole de Leroux qu'il ne tint qu'à lui de faire un très brillant mariage. Leroux hésita quelque temps, mais la famille de la jeune 32 fille, très catholique, exigeait un mariage à l'église ; il ne put se résoudre à faire fléchir ses convictions philosophiques et religieuses particulières et l'idée d'un mariage fut abandonnée. Ce fut ensuite avec son ami, l'ex-Polytechnicien et Ingénieur des Mines démissionnaire Jean Reynaud, une tournée de conférences, à Grenoble, à Lyon où, dit Louis Blanc, les conférenciers "enflammèrent" les auditeurs, qui gardèrent d'eux "un souvenir impérissable", comme dans tout le Midi, où Leroux obtint les mêmes grands succès oratoires qu'en Belgique. Mais déjà des failles se produisaient dans "la doctrine", un schisme se préparait. Les tendances mystiques de Prosper Enfantin allaient s'opposer à celles de Bazard, économiques et sociales. Les idées de Pierre Leroux aussi allaient peu à peu l'éloigner d'Enfantin, à mesure que ce dernier prenait plus d'empire sur les adeptes, sa doctrine devenant une "religion". Pierre Leroux a rapporté lui-même comment certaines défiances étaient nées dans son esprit dès sa première entrevue avec Enfantin : "Nous nous promenions, a-t-il écrit (d'après Eugène Fournière), sous les grands arbres des Tuileries. Enfantin voulait me tâter avant de me révéler son système. Il commença en forme d'introduction par discourir sur Mahomet et sur Jésus, qu'il appelait les grands farceurs — de grands farceurs ! — Et moi qui, naguère avait défendu dans Le Globe, l'extatique Mahomet contre le reproche de haute imposture, ce qui m'avait valu la grande colère de M. Cousin, d'accord en cela, disait-il, avec le citoyen Voltaire. Cette fausse appréciation d'Enfantin sur les religions et sur ceux qui, par leurs révélations, les ont causées, m'inspira une insurmontable défiance, et je vis du premier coup d'oeil sa formidable erreur de PRÊTRE-COMÉDIEN". L'Encyclopédie Nouvelle Leroux donnera d'innombrables articles sur les sujets les plus divers avec une science considérable et une érudition extrêmement vaste. L'ancien constituant et membre de la Législative pour la Côted'Or, Pierre Joigneaux, qui fut son collègue à ces deux assemblées et le connut tout particulièrement, car tous deux habitaient alors Passy et revenaient ensemble par le quai d'Orsay, "bras dessus, bras dessous", en devisant sur toutes choses, écrit : "Il faisait de la philosophie avec les philosophes, de la métaphysique avec les métaphysiciens, il causait de littérature avec les savants, de médecine avec les médecins, de pharmacie avec les pharmaciens, d'agriculture avec les agronomes. Il étonnait les gens du métier par ses connaissances pratiques. Au besoin, il devenait homme du monde et charmait ses interlocuteurs par la finesse de son esprit, par ses réparties, par des anecdotes pleines d'intérêt. Autant il était simple avec les humbles, autant il était fort de ressources imprévues avec les habiles. C'est pourquoi je n'ai point cru à sa naïveté"43 . * * Boussac Son imprimerie était établie un peu en dehors de la ville, sur l'emplacement d'une ancienne chapelle de N.-D. de la Pitié. Son entreprise fut, bien entendu, du type association ouvrière, dans laquelle entrera une partie de sa nombreuse famille, son frère Jules d'abord, typographe lui aussi, depuis quelque temps retiré à Tulle avec sa nombreuse famille, et qui, collaborateur de Pierre à La Revue Indépendante, a des titres d'associationniste. N'a-t-il pas, en novembre 1833, au cours d'une "coalition" d'ouvriers typographes, à Paris, proposé l'établissement d'une grande imprimerie exploitée par les ouvriers seuls, et publié une brochure : Aux ouvriers typographes. De la nécessité de fonder une association ayant pour but de rendre les ouvriers propriétaires des instruments de travail. Festy qui signale le fait dans son excellent ouvrage sur Le Mouvement ouvrier de 1830 à 1834, pense que la tentative de Jules Leroux ne réussit pas, car il ne put trouver le concours d'un nombre suffisant d'associés. Mais l'intention, la volonté demeurent. 43 Pierre Joigneaux : Souvenirs Politiques, tome premier, Paris 1891, p. 231. 33 Parmi les associés, au nombre de plusieurs dizaines, soixantetreize aurait-il dit à son collègue et ami Joigneaux, se trouvaient deux jeunes gens, Auguste Desmoulins, 22 ans, de Noisy-le-Grand, et Luc Desages qui, tous deux, vont devenir gendres du fondateur, Ulysse Charpentier, un jeune avocat de Poitiers, Grégoire Champeix, Pauline Roland, qui dirigera l'école avec Luc Desages et Grégoire Champeix, etc. L'association sera du type industriel-agricole, car on y pratiquera aussi la culture de quelques hectares et l'élevage de menu bétail et de volailles. Pourtant, la partie agricole était nettement subordonnée, et comme accessoire, à l'association industrielle, à l'imprimerie. L'acte de société présenté par la société en 1848 pour l'obtention d'un prêt indiquait plusieurs années sous la forme "coopérative" — le mot "coopérative" est employé — mais en dehors de toute possibilité légale, Pierre Leroux ayant "géré ou paru gérer en son propre et privé nom les affaires de l'association". "Aujourd'hui, ajoutait-il, les lois ne proscrivant plus, mais au contraire, encourageant les associations ouvrières, les susnommés ont résolu de donner à leur mutuelle coopération une forme déterminée". On a trouvé, dans un livre publié en 1857 par un membre du Corps législatif impérial, le vicomte Anatole Lemercier : ÉTUDES SUR LES ASSOCIATIONS OUVRIÈRES, une indication assez précise sur la communauté de Boussac, encore que le lieu où devait fonctionner l'association signalée ne soit pas indiqué. Selon ce livre, qui signale que la SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE DE CREIL, formée par seize ouvriers typographes, parmi lesquels on compte cinq Leroux, avait obtenu, plus tard, après la Révolution de février, de la "Commission d'Encouragement", instituée par la loi sur les prêts aux associations ouvrières, un prêt de 20.000 francs qui ne fut d'ailleurs jamais délivré. Le livre donne les statuts de la SOCIÉTÉ TYPOGRAPHIQUE dont il s'agit et dont la raison sociale était Pierre LEROUX, Nétré et Cie. Il serait oiseux de les reproduire ici en entier, bien que la doctrine de Pierre Leroux sur la formule associationniste qui avait sa prédilection y apparaissent clairement. Voici néanmoins, l'article 5 : La Société est dirigée par sept membres formant le Conseil de gérance. Ces sept membres ont chacun des fonctions individuelles parfaitement caractérisées et en rapport avec l'exercice de la fonction générale. Ces sept membres du Conseil de gérance sont : 1° Le titulaire du brevet qui représente la Société dans ses rapports avec l'Administration publique ; 2° Un prote qui représente la Société dans ses rapports avec le public qui fait la demande ; 3° Un comptable qui tiendra la caisse et les livres de la Société, 4° Un expéditeur pour livrer les produits de la Société et en recueillir le prix. 5° Un correcteur pour procéder à la première des trois fonctions qui constituent l'art d'imprimer ; 6° Un compositeur pour présider à la seconde de ces trois fonctions ; 7° Enfin, un imprimeur ou pressier pour présider à la troisième de ces fonctions. Les articles 8, 9 et 12 donnent encore quelques indications sur la direction de l'atelier et sur celles des opérations du dehors confiées alternativement aux trois fonctionnaires de chacun des services ; sur l'absence de tout bénéfice et la distribution seulement de salaires, etc. L’EXIL Quelques interventions se produisirent en sa faveur, invoquant sa nombreuse famille, des enfants encore très jeunes. "Non, non, fut-il répondu grossièrement à la Préfecture de police, nous voulons nous débarrasser de lui et de sa séquelle"44. Pourtant, l'un de cette "séquelle", et non des moindres, Théodore Bac, de Limoges, 44 Rapporté par son collègue et ami personnel Pierre Joigneaux, Souvenirs historiques, loc. cit. 34 représentant très important des deux assemblées de 1848 à 1851, porté sur la liste des bannis, ne sera pas exilé, par suite de l'intervention du Prince de la Moskowa. Expulsé et menacé de déportation s'il rentrait en France, il alla d'abord à Bruxelles, puis se rendit à Londres. En cette ville, avec Louis Blanc et Cabet, il créait une "Union socialiste" qui publia deux manifestes et constitua un Conseil formé de l'élite des réfugiés français : Bandsept, J.-Ph. Berjeau, Boura, Auguste Desmoulins (l'un des gendres de Pierre Leroux), Jules Leroux (frère de Pierre), Martin Nadaud (ex Député de la Creuse), etc., qui assistaient les trois directeurs. L'Union socialiste devait publier un journal, L'Europe libre, qui paraîtrait en trois langues : anglaise, allemande et française. Cabet, rentré en France, arrêté et emprisonné plusieurs jours, abandonna son projet d'Union et de journal, et décida d'aller établir son Icarie aux Etats-Unis. Quant à Pierre Leroux, il alla se fixer à Jersey avec plusieurs autres, dont Victor Hugo. Son rôle politique actif qui n'avait duré, mise à part la courte période de juillet 1830, que pendant les trois années de la République, était terminé. Il se cantonna dans le culte exclusif de la philosophie et de la littérature. Après Bruxelles, après Londres, après Jersey, il se rendit à Lausanne, auprès de son ancien collaborateur de la Revue indépendante, Pascal Duprat, qui est aussi un ami de doctrine, un disciple, fidèle et sûr, accumulant les publications, donnant des leçons, pratiquant tour à tour la culture maraîchère et le commerce" 45. L'ami cher du Limousin, le disciple de 1845 à 1851, Théodore Bac, qui a heureusement lui aussi échappé à la proscription, est-il à Paris ou est-il retourné à Limoges ? Pierre Leroux a-t-il pu le rencontrer de 1860 à la mort de Bac en 1865 ? La publication de son livre La Grève de Samarez n'a-t-elle pas provoqué des contacts directs ou par correspondance ? C'est plus que probable. N'a-t-il pas renoué avec son violent adversaire dans la Révolution ? emprisonné deux fois, émigré pour se soustraire à sa peine, P.-J. Proudhon vient de rentrer lui aussi et vit à Passy, dans l'ancien quartier de résidence de Leroux. Les communes misères ne les auront-elles pas réconciliés ? Leroux n'accompagnera-t-il pas le vieil adversaire au cimetière de Passy en janvier 1865 ? Qui sait. "L'exil et la misère eurent sur lui une mauvaise influence, a écrit de lui son ami Pierre Joigneaux. Son caractère, réputé plein de douceur, s'aigrit fortement. Il eut des heures de violence, dans les réunions de proscrits. Il devint très agressif et se fit des ennemis aussi acharnés à le poursuivre qu'il avait été prompt à les attaquer". "Nous connaissons trop les tristes effets de l'exil, ajoute Joigneaux pour excuser son ami, de la nostalgie, du chagrin, des fortes misères sur les proscrits, pour nous y arrêter… L'histoire oubliera tout cela pour ne se souvenir que des services rendus"46. Est-ce cet état d'esprit qui le tiendra en dehors du mouvement associationnistes, en renaissance depuis 1864 en France et, en particulier, à Paris ? […] On ne le trouve nulle part dans aucune tentative de l'associationnisme des producteurs, ni dans celles de l'associationnisme des consommateurs. On ne trouve guère de ses anciens disciples, si on en excepte Alfred Talandier, l'ancien secrétaire de Théodore Bac, le Limousin, disciple de 1845, que l'exil en Angleterre a mis en contact avec les Coopérateurs de l'Ecole des Pionniers de Rochdale et qui, depuis 1859-1860, où il a traduit leur histoire dans le PROGRÈS DE LYON, a adopté la doctrine Rochdalienne dans le mouvement coopératif nouveau. Expression nouvelle aussi, peu familière. Pierre Leroux a connu Talandier, par Bac, évidemment, et il a dû le rencontrer à Londres au milieu des exilés du Coup d'Etat. N'a-t-il pas connu le livre traduit en français par Talandier, cette HISTOIRE DES ÉQUITABLES PIONNIERS DE ROCHDALE. Ni le livre curieux du docteur Arthur de Bonnard qui en est une sorte de commentaire pour une application pratique : LA MARMITE LIBÉRATRICE OU LE COMMERCE TRANSFORMÉ paru en 1865, en Belgique, sous la signature de Gallus. Tant d'idées, et surtout la philosophie générale de l'institution coopérative, étaient communes 45 A. Chaboseau, op. cit. 46 Souvenirs historiques loc. cit. 35 à l'un et à l'autre. Peut-être ne connaît-il pas davantage Mme André Leo, la veuve de Champseix, l'associé de la communauté de Boussac, que les événements de 1848 ont fait rédacteur en chef du PEUPLE, de Limoges, et qui, exilé, lui aussi en 1851, est rentré en France à l'amnistie pour mourir en 1863. Mort de Leroux Le 12 avril à 8 heures du matin, annonçait le "Journal officiel" du 13, il était foudroyé par une attaque d'apoplexie. "Le délégué à la direction du "Journal officiel", C.L. dont les initiales désignent Charles Longuet, futur conseiller municipal de Paris et conseiller général de la Seine après l'amnistie de 1879-1880, consacre deux informations à l'événement. La première, sous le titre général "Faits divers" est un éloge assez court, sans doute : "La République vient de perdre un des hommes qui ont représenté avec le plus de science et le plus d'éclat les aspirations et les idées de la première moitié du XIXe siècle…" […] "L'éminent penseur ne laisse pas d'oeuvre à proprement parler, mais comme Diderot, avec lequel il a plus d'un rapport, il livre, éparpillés à notre génération, qui les recueillera, des trésors d'esprit, d'éloquence et d'érudition. On n'oubliera, ni ses ESSAIS dans L'ENCYCLOPÉDIE NOUVELLE, ni sa critique de l'ÉCLECTISME, cette école de lâcheté intellectuelle et morale dont les derniers rejetons viennent de travailler à nos malheurs politiques, ni tant de pages brillantes qu'il écrivait encore il y a dix ans, dans LA GREVE DE SAMAREZ…". C'est écrit de bonne encre. Dans la séance du 13 avril, la Commune tient à rendre hommage au disparu de la veille. Le citoyen Ostyn, un des modérés de l'Assemblée, propose que deux membres de la Commune soient délégués aux obsèques. Jules Vallès demande qu'une concession à perpétuité soit accordée au défunt. Mais quatre autres membres : Mortier, Lefrançais, Ledroit et Billioray, repoussent cette proposition "comme contraire aux principes démocratiques et révolutionnaires". Une proposition de Tridon est votée : "La Commune décide l'envoi de deux de ses membres aux funérailles de Pierre Leroux, après avoir déclaré qu'elle rendait cet hommage non au philosophe partisan de l'idée mystique dont nous portons la peine aujourd'hui, mais à l'homme politique qui, le lendemain des journées de juin, a pris courageusement la défense des vaincus". […] Que conclure ? Que Pierre Leroux n'eut, en somme, dans les événements qu'un rôle tout secondaire. Il ne fut pas un homme d'action, il ne fut pas un "chef". Aussi certains historiens de la période de 1830-1851 l'ont-ils négligé47. C'est bien à tort, croyons-nous.[…] Sa métaphysique, malgré son déisme, ne ressemblait que de fort loin au christianisme. Elle s'apparentait plutôt à Pythagore et, en particulier, au bouddhisme, dont la connaissance commençait à se répandre 48 […]". * Le 2 décembre 1895, Péguy et ses camarades socialistes de la rue d’Ulm ont lu ces lignes dans le journal de Millerand et Jaurès : “Sur la proposition du citoyen Joseph Gomet, conseiller municipal, rédacteur de “l’Indépendant de la Creuse”, le Conseil municipal de Boussac à l’unanimité de ses membres présents à la séance du 17 novembre a émis un vote pour élever un monument en l'honneur du grand penseur, du père de la doctrine de la Solidarité humaine et du Socialisme, Pierre Leroux. Pierre Leroux a été un des grands initiateurs du Monde nouveau et, pour se servir de l'expression d'un de ses critiques, "le monde vit aujourd'hui de sa pensée". 47 Dans le chapitre sur George Sand de son petit livre Les écrivains devant la Révolution de 1848, Jean Pommier ne cite pas son nom. 48 De là, son idée de la non résistance au mal que professait le bouddhique Gandhi. 36 Seulement, Pierre Leroux étant mort pauvre, exilé à la suite du coup d'Etat de l'homme de décembre, les uns et les autres se sont emparés de ses idées. On les a habillées sous des couleurs différentes sans jamais citer son nom.Pierre Leroux est né en avril 1797 à Paris, quai des Grands Augustins, 40. Paris n'a encore rien fait pour un de ses plus illustres enfants, une des gloires les plus pures de ce siècle. Huit ans plus tard, un ministre venait inaugurer à Boussac le monument Leroux. En 1909, dans son Cahier de bord49, le curé de Boussac notait que tous les vieillards qui avaient connu Pierre Leroux lui en ont dit du mal, et qu'on ne voit pas pourquoi on lui a élevé une statue, "mais la cité était alors gouvernée par le petit peuple". Par contre, l'abbé Mialot qui avant 48 avait été curéarchiprêtre à Boussac , disait à Célestin Raillard que dans la rue, Jules Leroux, frère de Pierre, ne saluait jamais un prêtre, "Pierre Leroux me saluait avec le même respect qu'il saluait un enfant qui à ses yeux représentait l'Humanité. Il disait au pauvre : "Allez chez le boulanger chercher du pain, mon ami, je payerai". Notaire à Boussac, Raillard rapporte cette confidence à la fin du siècle, en louant Leroux, "homme d'idées larges, sans étroitesse d'esprit et toujours plein de tolérance". Mais ces vertus ne suffisent pas : un chrétien ne peut souscrire "ni pour le philosophe ni pour le socialiste"50. 49 Archives de Boussc, 6 J, 76. Merci aux amis qui m'ont permis de citer cette pièce, BAL n° 12, p. 104. 50 Avant mon livre de 1983, on n'avait semble-t-il jamais tenu compte du livre de Raillard, le seul à ma connaissance qui proube la présence de Jaurès dans le Comité d'Honneur poiur le monument de Leroux à Boussac, que présidait Martin Nadaud 37 CHAPITRE II LES ANNEES TRENTE Un esprit prométhéen — 1830, une révolution populaire — A Lyon, en 1831, Leroux “patron” et Reynaud “rameur” — “Die Gruppe um die Brüder Leroux” — “Nos pères, dans la Révolution” — Le mouvement ouvrier — La Charbonnerie Républicaine — Le lycée de Rennes — Le mouvement scientifique -- Romantisme et socialisme Un esprit prométhéen En 1827 Leroux glorifiait les penseurs pacifiques, en nommant "Thomas More, Fénelon et l'abbé de Saint-Pierre", et en pensant certainement à Saint-Simon. Il disait pour conclure : Les philosophes ont beau s'isoler et s'abstraire, c'est toujours le monde de leur temps qui leur donne l'impulsion, [mais] quelques esprits téméraires se détachent tout à fait de leur siècle. Grâce à ces hommes du paradoxe, il n'y a peut-être jamais eu, il n'y aura peut-être jamais un principe qui, avant de naître comme fait, ne se soit posé dans l'intelligence humaine. 51 Citant cela en 198352 , Maximilien Rubel disait qu'"il est difficile de ranger Marx parmi ces "hommes du paradoxe"53. Après son Essai de biographie intellectuelle de Karl Marx (1957), il avait publié cinq tomes d'Oeuvres de Marx à la Bibliothèque de la Pléiade. En 1973 seuls Engels, Proudhon et Bakounine lui semblaient comparables à Marx54. Mais en constatant la présence de De l'Humanité dans la bibliothèque personnelle de Marx, il écrivit que "l'homme de génie s'insinue puissamment dans les rêves du jeune Marx". En mars 1996 la mort l'empêchait d'élucider comme il le désirait "les raisons de son adhésion aux amis de Pierre Leroux". Et à la même date, mais en tant que philosophe "catholique", Jean Guitton, membre de l'Académie Française et de l'Académie des Sciences morales et politiques, tenait à affirmer que "Leroux, Franc-maçon", lui semblait "d'un mot emprunté au langage judéo-chrétien, un prophète, c'est-à-dire un précurseur, habitant le présent, comme s'il venait de l'avenir. Et, comme tous les prophètes, il est plus actuel en cette fin du XXe siècle qu'au temps où il vivait"55. La naissance du socialisme a eu lieu en 1845, à Boussac selon un 56 fils de Pierre Leroux, et c'est à Limoges en janvier 48 qu'il a selon Auguste Desmoulins, gendre de P. Leroux57, "reçu le baptême" à Limoges. Très proches témoins ces deux mémorialistes transmettent 51 De l'Union européenne réédité pour la première fois en 1978 dans les Oeuvres publiées par Slatkine 52 En rééditant Marx théoricien de l'anarchisme, dans "Les cahiers du vent du chemin". 53 Estimant lui aussi Leroux, Andler a écrit en 1900 que "la créativité de Marx était faible", et c'est pour cela qu' Andler fut "bafoué" en Allemagne et en France. 54 Marx, théoricien de l'anarchisme, numéro spécial d'"Europe en formation", Anarchisme et fédéralisme. 55 Message au colloque Pierre Leroux tenu à Boussac. 56 Louis-Pierre, en disant :"Lorsqu'on écrira l'histoire du socialisme, la date de la Revue sociale de Pierre Leroux à Boussac sera considérée comme une date de naissance du socialisme" cité par J.-C. Varenne, Les grandes heures de la Haute-Marche, Picard, 1983, p. 224. 57 "Revue sociale", dernier numéro (1850). 38 certaineemnt la conviction de Leroux lui-même. Mais Leroux n'oublie jamais le germe quand il parle de fruit. "Prométhéen" comme il disait, il pressentait dès 1830 ce qui n'apparaissait pas encore. J.-J. Goblot vient de dire qu'en 1830, "Leroux dépassait prophétiquement l'horizon". Cela était dit dès 1842, en Allemagne, par des philosophes hégéliens. Et aussi, en France, par des amis de Jaurès en 1896 et par des proches de Maurice Thorez en 1936. Deux fois, Leroux redevenait actuel. Les "questions formulées et résolues par Pierre Leroux" paraissaient actuelles en avril 1896 au principal théoricien de la "Revue socialiste", le docteur Pioger. Il écrivait : "Dans les oeuvres de Pierre Leroux, il n'est pas difficile de retrouver les aspirations et les revendications fondamentales du socialisme contemporain (refus des castes de famille, d'empire et de propriété, refus de la ploutocratie, organisation socialiste)". De même, en 1936, au beau temps de ce qu'on appelle "l'esprit de Maurice Thorez" et de la main tendue, les Editions sociales internationales publiaient des Morceaux choisis de Pierre Leroux, où la dialectique marxiste, interprétée par le thorézien Henri Mougin, prouvait qu'après coup, grâce à l'évolution des rapports sociaux, Leroux cessait d'avoir tort : "Les revendications, les analyses et le programme de Pierre Leroux ne sont pas seulement actuels, ils semblent convenir directement à l'année et à la situation où nous vivons". A Jersey, en 1858, méprisé par ceux qui ne rêvaient que de guerre (comme Mazzini ou Félix Pyat), "le paisible Leroux"(ainsi disait Baudelaire) se reportait trente années en arrière. Dans "le Globe", contre la Sainte Alliance, il avait "sous le nom d'Union européenne, exposé l'idée de ce qu'on appelle aujourd'hui les EtatsUnis d'Europe. Mais au lieu de centraliser l'Europe, j'avais indiqué comme but la décentralisation des empires"58. Cette idée, en 48, était représentée par une estampe, LE PACTE, où on voyait (en France et en Allemagne) onze nations européennes en marche vers la République Universelle fondée sur les Droits de l'Homme. Vingt ans plus tôt, Leroux était membre d'"une société qui avait pour but de délivrer la France", et pour atteindre ce but, il ne comptait pas sur les barricades, mais sur le suffrage universel, l'information des électeurs, la rénovation de la presse, le livre pour tous, à bon marché, obtenu au moyen d'une machine à composer portative qui permettrait aux écrivains d'échapper à la censure, tout en allégeant le travail des compositeurs d'imprimerie. Il fallait donc "révolutionner l'art de Gutenberg", et donc l'apprendre d'abord. Aux "souffrances de tout genre qui assaillent les véritables inventeurs auxquels manque le capital", Leroux ajouta "le triste et monotone labeur du compositeur d'imprimerie, quatorze heures de travail pour un salaire qui n'excède pas quatre francs en moyenne". En 1823, le Roi de France fit guillotiner les quatre sergents qui avaient cherché à soulever leur régiment. La Charbonnerie française adopta l'idée de Leroux : "transformer une conspiration armée en conspiration pacifique", et c'est ainsi que le Globe fut fondé en 1824 59. L'année suivante, Leroux fit la connaissance de Saint-Simon, qui venait de publier Un nouveau christianisme et qui mourut peu après. Voici vingt ans, Leroux n’était nommé ni par Paul Bénichou, étudiant l'influence du Globe, ni par Henri Desroches60, limitant au nombre de cinq les continuateurs de Saint-Simon : Auguste Comte, Buchez, Enfantin, Proudhon et Marx. Pour reprendre le mot qu’employaient Marx et Leroux, Leroux était escamoté par l'histoire littéraire comme par l'histoire sociale. En 1976, on a réimprimé dans le Var une oeuvre de Leroux. Aucun des grands journaux parisiens n'a accepté l'article61 où je disais que, pour la première fois en France 58 "L'Espérance", p. 202. 59 D'une nouvelle typographie, "Revue indépendante" janvier 1843. 60 Rééditant Un nouveau Christianisme. 61 Publié le 11 février 1977 grâce à Roger Secrétain dans la seule "République du Centre". A l'Humanité, ma lettre n'avait pas été simplement mise au panier. 39 depuis 1897 on trouvait en librairie une oeuvre de Leroux, et qu’elle suffisait pour contester enfin le monopole marxiste. Intitulé Les Prolétaires et les Bourgeois, ce livre en effet réunissait deux articles où la "Revue encyclopédique" signalait en 1832 “le premier combat entre le bourgeois et le prolétaire”62. Et le 16 octobre 1842, lorsque Marx a dit dans la Rheinische Zeitung que "les écrits de Pierre Leroux méritent des études longues et approfondies”, il avait pu lire ces deux articles63 réimprimés dans la “Revue indépendante” de septembre et d’octobre : Je dis que le Peuple se compose de deux Classes distinctes de conditions et distinctes d'intérêt : les Prolétaires et les Bourgeois. Je nomme Prolétaires les hommes qui produisent toute la richesse de la Nation, qui ne possèdent que le salaire journalier de leur travail et dont le travail dépend de causes laissées en dehors d'eux, qui ne retirent chaque jour du fruit de leur peine qu'une faible portion incessamment réduite par la concurrence, qui ne reposent leur lendemain que sur une espérance chancelante comme le mouvement incertain et déréglé de l'industrie, et qui n'entrevoient de salut pour leur vieillesse que dans une place à l'hôpital ou dans une mort anticipée. Je nomme Prolétaires les Ouvriers des villes et les Paysans des campagnes, soixante mille hommes qui font de la soie à Lyon, quarante mille du coton à Rouen, vingt mille du ruban à Saint-Etienne, et tant d'autres pour le dénombrement desquels on peut ouvrir les statistiques ; l'immense population des villages, qui laboure nos champs et cultive nos vignes, sans posséder ni la moisson ni la vendange ; vingt deux millions d'hommes enfin, incultes, délaissés, misérables, réduits à soutenir leur vie avec six sous par jour. Voilà ce que je nomme Prolétaires. Je nomme Bourgeois les hommes à la destinée desquels la destinée des Prolétaires est soumise et enchaînée, les hommes qui possèdent des capitaux et vivent du revenu annuel qu'ils leur rendent, qui tiennent l'industrie à leurs gages et qui l'élèvent et l'abaissent au gré de leur consommation, qui jouissent pleinement du présent, et n'ont de voeu pour leur sort du lendemain que la continuation d'une constitution qui leur donne le premier rang et la meilleure part. Je nomme Bourgeois les propriétaires depuis les plus riches, seigneurs dans nos villes, jusqu'aux plus petits, aristocrates dans nos villages, les deux mille fabricants de Lyon, les cinq cents fabricants de Saint-Etienne, tous ces tenanciers féodaux de l'industrie […] Après 1842, Marx lira chez Dezamy, Cabet, Blanqui, Proudhon et Weitling, avant de le répéter à son tour, que "la liberté réelle" est l'apanage des "possesseurs du capital". A Lyon, en 1831 En 1831, du 25 avril au 23 juin, Leroux, Jean Reynaud et Laurent (de l'Ardèche) avaient préché à Lyon la mission saint-simonienne. Ils avaient dénoncé "l'état de choses monstrueux qui fait naître de la misère de ceux qui vivent en haillons les tissus magnifiques et l'opulence". La révolte des canuts commence le 21 novembre. En 1834, à nouveau, dans la même Revue, Leroux dénonce “la guerre à mort aux ouvriers de Lyon", en disant que "des boutiquiers en costume de chasse [allaient] avec joie à la chasse aux ilotes". En passant sous silence cette revue "républico-saint-simonienne", on a favorisé indûment soit L'enveloppe qui la contenait a été ouverte, agrafée avec son contenu, et renvoyée à l'expéditeur sans commentaire. 62 J'emprunte beaucoup à l'excellente thèse de David A. Griffiths, Jean Reynaud, un encyclopédiste de l'époque romantique, Rivière 1965, où la mission lyonnaise est étudiée de fort près aux pages 46-59. 63 Je démontrais cela en septembre 1978 dans le n° 27 de "Contrepoint" et dans Les cahiers du fédéralisme, supplément au n° 220-221 de "L'Europe en formation", revue à laquelle collaborait M. Rubel. 40 Blanqui, soit Chateaubriand. Soit, par conséquent, le marxisme soit le buchezisme. Considérons d'abord l'historiographie marxiste. Elle ne signale Leroux, dans l'édition de la Correspondance Marx-Engels, que comme "philosophe saint-simonien". Elle ose dire, dans le Dictionnaire biographique de Maitron, qu'il attendit 1835 pour "se rapprocher du républicanisme". Marx était beaucoup mieux informé64. Avant de rencontrer Leroux et Louis Blanc en 1844, il louait "le génial Leroux" en éliminant nommément "Cabet, Dezamy, Fourier, Proudhon", et en ajoutant : "etc". Dans ces etc, il englobait probablement Considerant, Blanqui et Buchez. En 1843, Marx avait lu la "Revue indépendante" où Leroux racontait qu'au début des années vingt il s'adressait directement à La Fayette, chef occulte de la Charbonnerie. Leroux y publiait aussi le chapitre de l'Histoire de dix ans où Louis Blanc raconte l'Histoire de l'insurrection lyonnaise. Et dans l'article d'avril 1832 que Leroux y reproduit on retrouve l'affirmation qui l'oppose aux communistes : si "les vues des deux Classes du Peuple sont séparées, […] en particulier sur la question qui renferme la destinée de la génération à venir, celle de l'Instruction publique, […] et celle qui embrasse l'organisation actuelle du pays, celle de l'impôt, […] ces intérêts ne sont pas contradictoires, et le progrès devenu nécessaire pour le maintien des sociétés peut être acheté autrement que par la guerre civile". Blanqui voulait le pouvoir et la dictature. En 1834, en accusant "les barons du coffre-fort" d'exploiter les prolétaires, il affirmait que, pour ceux "qui sont profondément indifférents à la forme et qui vont droit au fond de la société"65, la République n'était qu'un pur et simple "acheminement vers la réforme sociale". Il donnait ainsi, selon Benoît Malon (antimarxiste) la première formule rudimentaire du collectivisme en Europe. Et Paul Lafargue pourra écrire à Blanqui, au nom (disait-il) de Marx, son beau-père : "Tandis qu'on était encore plongé dans les rêves utopistes des premiers communistes, vous avez eu l'honneur de proclamer la lutte des classes"66 . Indifférent lui aussi à "la forme républicaine", Fourier avait dit que la révolte des canuts était plus importante que les Trois Glorieuses. Il était, selon l'Ecole sociétaire, "le Père du socialisme scientifique". Voilà le "socialisme" que l'on adopte en répétant avec l'historien soviétique Volguine que "le soulèvement de Lyon ouvrit un nouveau chapitre dans l'histoire du monde". Plus d’une année auparvant, Leroux avait écrit dans le Globe : "Une ère nouvelle commence". La veille, "le fils du duc d'Orléans fut arrêté, d'ordre signé Leroux, le seul républicain qui fût au Globe"67. Et le 30 juillet, le jour où Thiers lançait son appel au duc d'Orléans, "Leroux, à l'Hôtel de Ville, faisait pression sur La Fayette, en porte-parole des combattants dont il transmettait l'indignation et qu'il alla retrouver". Quant à Buchez, “fondateur du catholicisme social”, c'est "à partir de 1832-1834, qu'avec d'anciens disciples de Lamennais, il fit école", son action étant aidée en 1833, selon le cardinal de Lubac, par un mandement où l'évêque de Cambrai s'élevait contre la misère des salariés”68. Mais c'est seulement en 1837, selon Jean-Baptiste Duroselle, que fut écrit ce mandement. Et Buchez devait son orientation initiale, comme Leroux, au Nouveau Christianisme de SaintSimon. Et son orientation de 1832 aux réflexions publiées par les 64 Mieux informé aussi que les communistes allemands qu'il appelait "les pillards de la pensée française". Ils prétendaient que le saint-simonisme n'était qu'une église. Contre Karl Grün, qui disait cela en 1845, Marx répondait : "Ce n'est absolument pas vrai". 65 Hylémorphisme exprimé plus tard en termes nautiques, superstructures et infrastructures 66 Alain Decaux, Blanqui l'insurgé, Perrin 1976, p. 155, 158, 252 et 612. 67 Fournière, au t. VII de l'Histoire socialiste dirigée par Jaurès. 68La postérité spirituelle de Joachim de Flore, t. II. 41 missionaires saint-simoniens à Lyon. Duroselle insiste : ni Buchez ni aucun des (rares et médiocres) économistes bien-pensants célébrés par les historiens conservateurs n'a aussi "incontestablement influencé Ozanam et marqué la pensée des catholiques sociaux que la Lettre de Chateaubriand à la "Revue européenne" (août 1832). Mais cette Lettre de Chateaubriand paraissait quatre mois après l’article Les prolétaires et les bourgeois. Elle ne s'inspirait pas du génie du christianisme ecclésiastique, mais de Saint-Simon puisqu'elle disait : "Les mots d'Oisifs et de Travailleurs ont de la portée, et la foule les entend"69. En effet, commentée par Leroux et Reynaud, la parabole des abeilles et des frelons avait été entendue par la foule lyonnaise en mai 1831. Avant les tentatives de Buchez, dont nous reparlerons. Leroux "patron" et Reynaud "rameur" Leroux regardait Barbès comme "le type de la grandeur morale". Blanqui haïssait Barbès. Comme Lafargue, Lénine appréciait Blanqui, et c’est sur Blanqui que Staline demandait aux historiens communistes français70 de prendre modèle. Ils écrivent donc : "le traître Barbès" et "nous excluons Leroux" quand ils étudient Les socialistes avant Marx. Dans les manuscrits de Marx, ils ne voient pas l'éloge du "génial Leroux", mais une citation de Dezamy, qui leur est cher parce que Dezamy était matérialiste comme Blanqui. Confirmant en 1968 ce que Roger Garaudy avait dit en 195071, Patrick Kessel a écrit72 que Dezamy avait "le premier annoncé la critique marxiste-léniniste de la conception bourgeoise de la liberté" dans son Catéchisme communiste de 1842, et en 1843 dans son Almanach communiste. Tous les hommes, disait Dezamy, "ne sont pas personnellement libres", car "pressés par la faim", beaucoup "se voient forcés de se vendre au premier marché qu'ils rencontrent". En 1982 enfin, le désaccord est apparu entre la Société d'Histoire de la Révolution de 1848 et "Science and Society". A Paris, cette Société française disait73 qu'en écrivant cela Dezamy apportait en 1843 quelque chose de "neuf", qu'il donnait "une profondeur terrible à l'opposition des classes", et qu'il exprimait "une philosophie étrangère à la plupart des auteurs". Or cela n'était pas neuf et Dezamy le reconnaissait. Dès le mois d'avril 1832, Reynaud avait écrit que "tous les citoyens ne sont pas personnellement libres, [beaucoup étant] pressés par la faim, obligés de se vendre au premier marché qu'ils rencontrent". Et en 1836 il avait textuellement répété cela dans l'Encyclopédie nouvelle, à l'article Bourgeoisie. En 1982, Outre-Atlantique, David-Albert Griffiths faisait remarquer aux lecteurs anglophones qu'en 1843 Dezamy nommait élogieusement et citait "le savant Reynaud", qu'en Russie cela n'avait pas échappé à un marxiste sérieux, Plekhanov, et que pour sa part, en français, dans une thèse dirigée par Pierre Moreau, professeur à la Sorbonne, et publiée chez Marcel Rivière avec le concours du CNRS, il avait expliqué tout cela dès 196574. Malgré l'apparente déstalinisation, on n'avait pas et on n'a pas encore comblé la lacune que M. Jean Dubois signalait voici vingt ans75 en disant: "Les années 1830-1832, et surtout 1840-1848, qui virent la 69 Les débuts du catholicisme social en France, 1951, p. 167, 237 et 155. 70 Qui citaient respectueusement cette consigne dans le premier volume de la collection "Les classiques du peuple" fort utilisée dans l’Educacation nationale. Sans savoir qu'on leur vendait de la propagande, les acheteurs faisaient confiance aux titres universitaires des auteurs . Irréparable abus de confiance. 71 Roger Garaudy, Grammaire de la liberté, Ed. sociales. 72 Le prolétariat français avant Marx. 73 1848. Les utopismes sociaux, p. 65. 74 Jean Reynaud : an unfamiliar page from the history of socialist thought in "Science and Society", 1982, vol. XLVI, n° 3, p. 361-368. 75 Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1972. 42 naissance et le développement du socialisme utopique et des sociétés républicaines, sont pour l'histoire du vocabulaire politique une période importante, mais pratiquement inexplorée". En arrêtant les fouilles à 1842 avec Dezamy ou en février 1834 avec Blanqui, cette archéologie partisane n'avait mis à jour qu'un canal latéral et une citerne. Pour trouver le confluent où le mouvement "démocratique et républicain" avait rejoint le courant saint-simonien, il fallait remonter plus haut. Depuis la thèse de Griffiths (1965), on peut le faire. Auparavant, on savait seulement que la "Revue encyclopédique" avait succédé au "Globe", que ses abonnés étaient appelés "républicosaint-simoniens" par la police, et qu'elle avait donné naissance à l'Encyclopédie nouvelle, où on a appris en 1963 que "des trésors philosophiques et historiques demeurent enfouis"76 . Les fouilles n'ont pas commencé. Ces écrits et leur influence étant ignorés, on a exagéré la portée de la révolte des canuts. En disant que "la praxis lyonnaise a enrichi la théorie parisienne" on croyait penser dialectiquement. Et c'est un chercheur lyonnais, Fernand Rude, qui écrivit en 1977 cette phrase où je souligne un adjectif: "On n'a pas assez remarqué l'influence réciproque qu'exerça le saint-simonisme sur le mouvement ouvrier lyonnais, et celui-ci sur le saint-simonisme"77. Encore faut-il préciser la notion de saint-simonisme. Seul, Griffiths l'a fait, en publiant des lettres que je résume ici. Enfantin, qui tutoyait ses "fils", disait à Leroux : "Je ne vous sens pas mon fils". De Lyon en 1831, il recevait des lettres signées "Leroux et Jean", et d'autres, signées "Jean", où il voyait "Nous ne sommes qu'un homme, et quand cet homme écrit, la dictée est une", — mais aussi : "Leroux me pousse, Leroux me presse". "Leroux est un autre homme que moi. Il est patron et moi rameur". "Fort content de lui-même" [c'est Griffiths qui le note], Reynaud a huit ans de moins que Leroux, qu'il ne respecte pas assez78. Leroux l'admire, et il écrit à Bazard et à Enfantin : "Jean est tout à fait orateur", "sublime", "inspiré". Mais aussi : "Les progrès de la Doctrine parmi les ouvriers sont pour nous une source de joie délicieuse. Ce point me touche particulièrement à cause de mes frères Jules et Achille". "Die Gruppe um die Brüder Leroux"79 Tous deux ouvriers typographes et membres du mouvement saintsimonien, Jules et Achille seront longtemps des collaborateurs de Pierre Leroux, Jules surtout, député en 1849 et ensuite exilé. Au point que les adversaires de "l'Union socialiste" se moqueront en 1852 de "Pierre-Jules Leroux". Pierre Leroux avait raconté que "le Globe", ce journal d'où est sorti le socialisme" avait remplacé la machine à composer, dont la mise au point avait été empêchée par "le manque de capital" : "Mes frères, quoi qu'ils ne fussent encore que des enfants, avaient compris mon idée, et nous nous fîmes menuisiers, fondeurs". Ils travaillèrent le bois, l'acier et le cuivre. Ils tirèrent les leçons de l'échec et en 1830, quand beaucoup d'ouvriers et même de typographes brisaient les machines qui les réduisaient au chômage, les frères Leroux avaient compris ce que l'auteur du Capital n'aura que la peine d'écrire : Il faut du temps et de l'expérience avant que les ouvriers, ayant appris à distinguer entre la machine et son emploi capitaliste, dirigent leurs attaques non contre le moyen matériel de production, mais contre son mode social d'exploitation. 76 Jacques Vier, La prose d'idées au XIXe siècle, in Histoire des littératures, Bibliothèque de la Pléiade, 1963, t. III, p. 1194. 77 Nous les canuts. 78 Griffiths, p. 190. 79Jacques Grandjonc, dans le numéro 35 (1990) des "Schriften aus dem Karl-MarxHaus", Trier (Allemagne) 43 Entre le mouvement ouvrier et les républicains regroupés à la Société des Droits de l'Homme, l'histoire sociale a souvent souligné la gravité de la séparation qui existait en 1832. Division profonde dont Patrice Kessel écrit80 qu'elle "ne sera tranchée que beaucoup plus tard, avant d'être dépassée par le marxisme". A ce coup de baguette magique, Kessel ajoute toutefois une note concernant l'Appel de Jules Leroux Aux ouvriers typographes, où Edouard Dolléans voyait en 1946 "une des plus belles pages de la littérature ouvrière et de la langue française"81. Mais Jules Leroux avait un frère. Kessel ne le dit pas. Dolléans le sait, mais il ne comprend pas que Jules Leroux n'est, pour parler comme Reynaud, que le rameur. Alessandro Galante Garrone, lui, a remarqué le rôle joué par la "Revue encyclopédique", par Pierre Leroux surtout, dans "la solide alliance du mouvement républicain le plus marqué, représenté par la Société des Droits de l'Homme, et du mouvement ouvrier naissant"82, mais il ne parle pas de Jules Leroux. En mettant entre deux prénoms un trait d'union, Coeurderoy résumait une réalité sociologique que Garrone attribue à "un mouvement d'association spontané dans la classe ouvrière", et Kessel au marxisme. Ce mot, cet "allemandisme" pour parler comme Verlaine, a remplacé les pédantismes latins dont se moquaient Rabelais et Molière. Or, même quand on nomme Jules, on oublie Achille, et quand on fait mention des trois frères, on escamote "die Gruppe um die Brüder Leroux", le groupe qui entoure les trois typographes. Ce groupe en 1831, à la première insurrection lyonnaise, fait partie du niveau ouvrier Saint-Simonien, et en 1844 il sera admiré par Marx, comme Jacques Grandjonc a fini par l'admettre 83. Avant d'être durant les années quarante le noyau de ce qu’on appelle à Londres et à Manchester "the sect", ou "the club", puis le berceau de ce que LE PACTE symbolisera en 48, cette association débordait déjà avant 1825 le cadre familial parce qu'elle était en relations avec les corps de métier réunis dans les ateliers d'imprimerie, et les maîtres, les clients, les libraires, les écrivains, et surtout avec les esprits les plus novateurs. Songeons que, pour apprendre à confectionner un magazine, Pierre Leroux est allé faire un stage à Londres. Non, et je le redirai tout à l' heure, ce n'est pas "un libéralisme tout universitaire en sa source" qui a donné naissance au "Globe", et Pierre Leroux n'était pas "originellement adepte du dogme saintsimonien"84. Paul Bénichou, antimarxiste courageux, se trompe sur ce point autant que les communistes. Enfantin ne confondait pas Leroux avec "[s]es fils". En 1831, Enfantin donnait absolument raison à Arlès Dufour, qui lui écrivait que "les prédications de Reynaud ont fait le plus grand mal à la Doctrine, et certainement leur tendance démocratique et républicaine n'a pas été sans influence sur ce qui s'est passé en novembre"85. Voilà qui donne son sens exact au mot que Prosper Mérimée emploie à la même date, dans une lettre à Stendhal : "Le saint-simonisme a joué un grand rôle. Le tapage a commencé à la suite d'une prédication à laquelle un grand nombre d'ouvriers avait assisté"86. En Allemagne, on va dès 1840 parler d’une “neudemokratische Schule”, et du “Socialismus” (sans z). 80 P. Kessel, l.c., p. 248. 81 Histoire des idées sociales en France, t. III, 1964, p. 157 et 193. 82 Philippe Buonarroti et les révolutionnaires du XIXè siècle 83 C'est à propos du dîner de propagande internationale (1844) que J. Grandjonc a écrit en Allemagne, voici six ans, que cette rencontre n'était pas contestable. 84 Paul Bénichou, Le Temps des prophètes(1977) ; je résume ici mon article P. Leroux, ouvrier typographe, carbonaro et fondateur du Globe, in "Romantisme" n° 28-29, 1980, p. 240-254. 85 Arlès-Dufour à Talabot, le 28 décembre 1831, cité par Griffiths, l.c., p. 50. 86 Cité par F. Rude, l.c. 44 Originellement et définitivement républicain et démocrate, Leroux avait lu Saint-Simon avant de le rencontrer en 1825. Entre ses propres convictions et les idées de ce "maître", il apercevait "une coïncidence" qui demeurait dans l'ombre sous le règne de Charles X. Elle apparut au grand jour le ler août 1830 quand Enfantin, dans "L'organisateur" saint-simonien, accusa "les bourgeois" de voler sa victoire "à la classe des prolétaires." Le même jour, Leroux écrivait dans le "Globe" : "Il est des jours où de grands perfectionnements deviennent tout à coup possibles. Le génie politique consiste alors à comprendre le fait qui vient de s'accomplir, et à savoir aller au devant de l'avenir". Cette phrase, Leroux la recopiera vingt-huit années plus tard, en disant que le mot perfectionnement n'exprimait pas toute sa pensée : "Je voulais que la France proclamât ce jour-là la République et le Socialisme ; pourtant je n'avais pas encore inventé ce dernier mot, et l'idée nouvelle n'avait pas de nom encore". Romantique, Enfantin, était au contraire convaincu que "la série des intelligences supérieures qui ont gouverné le monde était incarnée dans sa personne". Pour lui, "la question de la femme" primait toutes les autres, et selon lui "la nouvelle morale amoureuse" était entre Leroux et lui le principal sujet de discorde. Le schisme eut lieu le 27 novembre 1831, six jours (notons bien cela) après la révolte de Lyon. Certes Leroux songeait aux chagrins de Claire Bazard, quand il a rompu avec Enfantin en lui disant : "Vous n'avez pas de coeur". Mais il pensait aussi qu'en disant : "La rénovation de la société doit se faire HIÉRARCHIQUEMENT", Enfantin "trahi[ssait] le bonhomme SaintSimon, qui serait toujours resté du côté du peuple". Dans cette réunion Dans cette réunion du 27 novembre, le débat avait porté aussi sur "ce que demandaient tous ces hommes qui peuplent la plus industrieuse de nos cités". En décembre 1831, Reynaud réfléchit sur la Révolution de 1830. Blanqui, cité plus haut, parlait au nom de ceux "qui sont profondément indifférents à la forme et qui vont droit au fond de la société". Reynaud parle de "la révolte populaire" dont il a vu, sur place, les débuts et les causes, et il écrit : "pour ceux qui voient au fond des choses, le débat d'économie politique constitue un fait plus important peut-être dans l'histoire moderne que le débat de charte ou de religion". Peut-être. Si du moins on peut séparer ce fait et ce débat. Leroux et lui allaient en discuter jusqu'en 1840. De famille riche, Reynaud n'a découvert la misère qu'à Lyon, en 1831. Leroux en avait l'expérience, de longue date. A Paris, elle le faisait frémir quand il passait par la rue Vivienne pour rentrer chez lui, en banlieue. Orphelin de père, aîné, soutien de famille, sa mère "étant errante chez les autres pour gagner sa vie", il avait longtemps "été cloué au travail typographique par la nécessité de la vie matérielle"87. Le 1er août 1830, il voyait de ses yeux des morts et des blessés en haillons. C'est à une révolution populaire qu'il avait assisté, découvrant aussitôt que le débat d'économie politique et le débat de charte ou de religion ne sont pas séparables. Du moins pour les historiens qui voient vraiment au fond des choses et de la société. En décembre 1831, le Journal des Débats rassurait les possédants : "Démocratie prolétarienne et République sont deux choses fort différentes". L'immobilisme allait régner : "Républicains, monarchistes de la classe moyenne, quelle que soit la diversité d'opinions sur la meilleure forme de gouvernement, il n'y a qu'une voix pour le maintien de la société". Victor Cousin, magister studiorum, proscrivit toute allusion à l'économie politique. Mais en décembre 1831, Mérimée écrivait : Du jour où les Pères Enfantin, Bouffard, Bazard et Compagnie voudront parler français, langage qui heureusement ne leur est pas 87 Guépin, (1850). ami de Leroux, raconte cela dans sa Philosophie du socialisme 45 trop familier, tous les gens qui ont un habit fin et qui changent de chemise une fois par jour sont foutus et archifoutus88. Avant de signaler en ce mois de décembre 1831 "le premier combat entre le bourgeois et le prolétaire","le robespierriste et saint-simonien Laurent de l'Ardèche"89 avait accompagné Leroux et Reynaud à Lyon. Auparavant, Bazard l'avait envoyé aux révolutionnaires belges amis de Buonarotti "en compagnie, dira Hippolyte Carnot, de Pierre Leroux, Dugied et moi, tous dévoués aux idées républicaines". Carnot allait collaborer à la "Revue encyclopédique", dont il dit que bientôt elle allait être "entièrement rédigée par Leroux". Carnot ne risquait pas de "se faire hégélien" (et fouriériste) à la suite d'Enfantin. Elevé en Allemagne, il avait appris de son père et des Conventionnels amis de son père et exilés comme lui que la Révolution n'avait pas seulement "détruit, mais posé réellement les bases d'un ordre nouveau". Dès son retour en France, en 1827, il reconnut "le développement de la Révolution française" dans "l'esprit humanitaire" des premiers disciples de Saint-Simon90. Voilà ce que Leroux appelait "coïncidence", ou fidélité. Bénichou a remarqué que H. Carnot et Laurent voulurent à la Revue encyclopédique "concilier le saint-simonisme et la tradition républicaine" et qu'ils étaient d'anciens Charbonniers, comme Bazard. Mais aussi comme Leroux, que Bénichou prend pour un disciple d'Enfantin, alors que Leroux défend contre Enfantin et contre Victor Cousin ce qu'il appelle "la tradition de la Révolution française". L'article sur l'UNION EUROPÉENNE qu'il avait publié dans "l'ancien Globe" en 1827, il le reproduit en 1842 dans la "Revue indépendante" en s'adressant à nouveau, mais cette fois explicitement, aux "serviteurs de la Révolution française". Il reproduit aussi Comment les dogmes finissent, qui était en 1823 "le symbole" de la Charbonnerie et en 1825 "la profession de foi" du "Globe". Et à nouveau, comme en 1823, il se réfère à la Déclaration de 1793 où Robespierre avait proposé d'inscrire "le droit de tous à la subsistance, à l'instruction et au travail", et il écrit : Les principales formules que, dès juillet 1830, l'école saintsimonienne avant sa division a répandues dans le monde sont la traduction fidèle, sinon littérale, des principes de la Révolution française exprimés dans cette Déclaration. La théorie de cette école sur la propriété, sa distinction des prolétaires et des oisifs est contenue dans la Déclaration de 1793. Confirmant tout cela en 1839, Balzac faisait revivre avec Léon Giraud et Michel Chrestien "les Républicains aux vues élevées" qui durant les années vingt menaçaient les Rois par leur projet de "Fédération européenne" et qui au début des années trente "fu[rent] pour beaucoup dans le grand mouvement moral des saint-simoniens". Blanqui était au "Globe" le sténographe de Leroux, et le 27, il crut voir "Rémusat, Leroux, Cousin, tous ces futurs ministres, trembler dans leur peau". Il comprit bientôt son erreur. "Leroux seul, écrit Alain Decaux91, pouvait exercer une influence sur lui", parce qu'au "Globe", Blanqui avait "souvent entendu sa parole ardente". En août "Blanqui le voyait seul ne pas se rallier à l'état de choses existant"92. Leroux disait qu'en Juillet 1830 Rémusat et Cousin "allaient sortir du "Globe" pour devenir ministres". Rémusat ne cache 88 Rude, l.c., p. 253. 89 Comme dit fort bien A.-Galante Garrone, Buonarotti et les révolutionnaires du XIXe siècle, éd. Champ libre 1972. 90 Sur le saint-simonisme. Dugied ayant fourni à Bazard l'idée d'une carbonaria française, il était donc un de ses premiers compagnons. 91 Blanqui l'insurgé. 92Tchernoff, Histoire de la doctrine républicaine, 1901. 46 pas dans ses Mémoires qu'au "Globe" déjà il avait adopté "l'idée fondamentale de Guizot : il faut faire de l'opposition pour devenir pouvoir"93 .Depuis toujours, il rêvait d'"être député", il fut plus d'une fois ministre. A ses yeux, dans les événements de Lyon, il n'y avait "rien de politique", et Leroux, qu'on appelait au "Globe" "le pauvre garçon", avait toujours été "peu politique", "tout occupé à recueillir des documents et à faire des extraits". En juillet 1830, assumant tous les risques, Leroux "prenait les soins nécessaires pour l'impression du "Globe", où Rémusat était "maître de la politique" et disait le 26 : "La République n'est pas possible en France. Son siècle n'est pas encore venu". Il a raconté comment cet employé, homme "facile, patient, sans prétention, ayant les formes et la vie d'un ouvrier aisé et intelligent" s'est pris le vendredi 30 "pour un prophète ; et un prophète est bientôt dieu". Lisons la suite : Leroux, qui pendant toute la semaine s'était peu absenté du bureau, revint des environs de Montrouge où était sa famille, en traversant les quartiers les plus populaires. Il avait vu de ses yeux ce désordre persistant, ces pavés ensanglantés, des blessés, des cadavres, des vainqueurs transportés de joie et d'orgueil, tout ce spectacle grand et pathétique ; ses entrailles d'ouvrier s'étaient émues. Il n'était plus le même, il était ivre. Il s'exprimait comme un homme à qui un grand mystère vient d'être révélé. C'était la vision sur le chemin de Damas. Jusque-là, il avait eu un fond d'instinct et de rêves démocratiques ; mais il les gardait dans son coeur sans objets et sans espérances. D'un coup, il venait de découvrir à ses idées une puissance, une armée, un avenir ! Une ère nouvelle s'était ouverte devant lui et toutes les aspirations vagues dont il s'était bercé jusque-là devenaient comme les pressentiments d'une révolution immense 94. Ecoutons Reynaud95, le 12 octobre 1831, place de la Sorbonne : "Nous, les ennemis du peuple ? Vous voyez mon ami. En juillet, il osa un des premiers donner l'alarme et signer au péril de sa vie cette fameuse protestation des journalistes qui éveilla les masses". Reynaud montre Leroux à un groupe d'ouvriers auxquels ils veulent tous les deux exposer la doctrine de Saint-Simon, telle qu'ils la comprennent après leur mission à Lyon. Mais déjà leurs auditeurs jugent que les saint-simoniens sont des bourgeois. Plusieurs de ceux qui en 1831 avaient à la suite de Leroux rompu avec Enfantin l'abandonnèrent assez rapidement. Longtemps, ils ne réussirent pas à entraîner Jean Reynaud, mais en septembre 1840, ils se réjouissent : "La scission est complète entre Carnot, Charton, J. Reynaud — et Leroux"96. En 1842, Dezamy et Marx n'auront pas besoin de consulter la "Revue encyclopédique" de 1832 : seul désormais, Leroux réédite dans la Revue indépendante les quatre pages de Jean Reynaud, qu'il appelle "un des plus grands esprits de ce temps" sur Les Bourgeois et les Prolétaires. Rupture tragique : en 48, un mois après le massacre de Juin , dix-sept ans après avoir dit que la condition des canuts était "monstrueuse", Reynaud écrira à sa femme que le peuple est victime de "la prédication, pendant dix-huit ans, des intérêts matériels comme seule base de la société. Le voilà qui ne pense plus qu'à ses intérêts matériels, et Dieu sait avec quelle 93 Quelques années plus tard, Rémusat "pressai[t] le préfet de police d'employer la force". Il était ministre de l'Intérieur, et il espérait "que la jonction des bandes républicaines et des ouvriers en grève [lui] donnerait un ennemi à combattre". 94 Mémoires de ma vie, publié en1958. 95 Cité par Griffiths, l.c., p. 65. 96 Griffiths, p. 190. Enfantin, Saint-Beuve, Lamennais, Béranger lui-même,etc. s'efforçaient d'isoler Leroux. Heureusement, George Sand était là. Nous aurons à revenir sur la transformation de Reynaud après son remariage. 47 brutalité"97. Comme l'écrit fort bien son biographe, "Reynaud s'était un instant rapproché de la classe ouvrière. Il était alors le collaborateur de Pierre Leroux". En 1858, Leroux pouvait évoquer avec fierté ses premiers commencements : La coïncidence de la Révolution de Juillet avec ce groupement d'hommes remarquables à divers titres autour du nom de Saint-Simon offrait une occasion unique de jeter sur le monde une pluie d'idées. J'eus le bonheur d'y contribuer pour ma part, en cédant en 1831 le Globe aux Saint-Simoniens. "Nos pères, dans la Révolution" C'est au Projet adopté le 31 août 1793 par le Club des Jacobins que Leroux emprunte les quatre articles où le droit de propriété est proclamé, mais déclaré "borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui." C'est de là, nous le verrons, qu'il tire toute sa critique de l'économie politique, aussi bien en 1833, dans sa praxis militante à la Société des Droits de l'Homme, qu'à la veille de 1848 dans sa "Revue sociale". Dans Le Carrosse de Monsieur Aguado, si Slatkine le publie un jour, on écoutera l'écho des discussions très enflammées qui opposaient les diverses tendances républicaines après l'échec d'Août 1830, et déjà auparavant. On pourra du même coup combler la très grave lacune que Maurice Agulhon a signalée dans Marianne au combat. Il venait de poser une question : "Comment distinguer absolument les républicains et les socialistes ? et où classerions-nous un Pierre Leroux, s'il fallait s'y résoudre ? […] on ne connaît pas aussi bien qu'il faudrait les modalités de survie et de rayonnement des anciens de la Première République. Dans les associations, les loges maçonniques, les sociétés secrètes se transmettait une République qui était "valeur chargée de sacré : non pas négation de religion, mais religion nouvelle". Agulhon louait quatre ouvrages qui peu avant 48 ont "suscité la mémoire collective : l'Histoire de la Révolution de Michelet, l'Histoire des Girondins de Lamartine, l'Histoire de la Révolution de L. Blanc, et l'Histoire des Montagnards d'Alphonse Esquiros". Quatre auteurs que la "Revue indépendante" avait loués en 1842, en publiant de plus deux chapitres de l'Histoire de dix ans, en rééditant Aux politiques, qui commentait la Déclaration de Robespierre, et surtout en faisant paraître chaque mois durant deux années Consuelo, c'est à dire le plus magnifique "des enfants" de Leroux, pour appeler comme George Sand les romans où elle expliquait "le lien entre la Révolution faite et la Révolution à faire". Le mouvement ainsi lancé par la Revue de George Sand et de Leroux amenait dans divers pays d'Europe une éclatante résurrection de l'idée républicaine. Or tout ce mouvement résultait des patientes opérations de survie menée à bien par d'obscurs historiens. Deux surtout, deux amis de Leroux : Laurent de l'Ardèche, qui, avant d'aller en mission à Bruxelles et à Lyon, avait en 1828 publié une Réfutation de l'Histoire de France de l'abbé de Montgaillard. Et Achille Roche, qui en 1829 faisait paraître les Mémoires du Conventionnel Levasseur, --un des livres que Marx a le plus étudiés, "copiant, soulignant, traduisant et paraphrasant nombre de passages"98 . Comme Laurent, Roche collaborait à la "Revue encyclopédique", et en décembre 1833, peu avant sa mort, sur une feuille à en-tête de leur naissante Encyclopédie, en signant "Pierre et Jean", Leroux et Reynaud lui écrivaient : "Pas un jour sans penser à toi". 97 Rémusat écrit, o.c., t. II, p. 326 en note : "Reynaud m'a dit en 48 que Leroux était le plus poltron des hommes, et je le crois ; je n'ai pourtant ni remarqué cela, ni le contraire en 1830". 98 M. Rubel, étudiant les lectures parisiennes de Marx, précise la date : octobre 1843. Bien différent de Fourier et de Blanqui, Marx écrivait cette année-là : "Des hommes libres, ce seraient des républicains". 48 En appelant Laurent et Roche "néo-babouvistes", le marxisme les récupère en les assimilant à Blanqui. Cela permet d’exalter à la suite d’ Engels le matérialisme du XVIIIème siècle, en écartant tout ce qui, dans l'histoire de notre pays, l'a contredit et dépassé, et particulièrement le dernier ouvrage de Saint-Simon, Un nouveau christianisme. Partisan de la dictature des athées parisiens que George Sand appelait "l'athéocratie", convaincu, selon Alain Decaux, d'être "seul à détenir la vérité, Blanqui ne tolérait aucune alliance"99. Buonarroti ne lui ressemblait pas. En 1834, nous dit M. Garrone100, refusant de "cueillir un fruit pas encore mûr", ayant "horreur des luttes violentes", abandonnant même "tout projet d'action immédiate", il devenait de plus en plus un "réformateur religieux", avant tout soucieux de "formation", et donc traité de "mystique" par les blanquistes. Or dès 1825 il avait reçu un résumé des idées de Saint-Simon, à lui envoyé par son confident parisien, Charles Teste, que Garrone appelle la cheville ouvrière des mouvements révolutionnaires européens", en signalant ses relations avec Bazard, Leroux et Laurent (de l'Ardèche). A. Lehning confirme : Leroux, avec Bazard, Teste, Trélat, Buchez et Voyer d'Argenson, était membre du Comité qui avant la fondation de la Charbonnerie française dirigeait en secret l'opposition libérale, et qui "avait à coup sûr des rapports avec le Grand Firmament", c'est-à-dire avec le cercle ultraconfidentiel qui entourait Buonarroti, et "qui causa tant d'ennuis à la Sainte Alliance". Peu après avoir fondé la Charbonnerie (1821), Bazard se joignit à l'école que commençaient à former des lecteurs de Saint-Simon. A cette école, dans le Globe, en 1827 et 1829, Leroux adressa des critiques qui visaient plutôt Enfantin. En 1831, Bazard sera très proche de Leroux101 , puisque H. Carnot lui-même ne connaissait102 ni les secrets de l'accord entre le Globe et cette école, ni "le Comité central de direction" avec lequel communiquait la Société républicaine à laquelle il appartenait. C'est son père, l'ancien Conventionnel exilé en Allemagne qui lui avait fait voir dans la Parabole de Saint-Simon sur les abeilles et les frelons un "développement de la Révolution française". Et pour faire adopter par la Société des Droits de l'Homme l'Exposé des principes républicains, Leroux fut aidé par Godefroy Cavaignac, fils du Conventionnel, et par J. Reynaud, "élevé en Lorraine dans l'amour de la patrie et de la République" sous la Restauration, "familiarisé avec les phases principales de la Révolution" par les leçons de son tuteur, l'ancien Conventionnel Merlin de Thionville, le fameux défenseur de Mayence. Il faudra tout à l'heure remonter plus loin encore dans le temps, partir plus loin encore de Paris pour découvrir le plus pur "rayonnement des anciens". La grande idée de Blanqui, répétons le avec Gustave Geoffroy, c'est "la dictature parisienne". Leroux pense aux provinces et à l’Europe. A la différence de l'étatisme jacobin, le socialisme se préoccupe de décentralisation, de fédéralisme et d'internationalisme. Quand Leroux écrit : "Leurs principes, leurs leçons, leur exemple", il se souvient de Merlin de Thionville, qu'il 99 A. Decaux, l.c., p. 60 et 96. 100 L.c., p. 298, en donnant une version revue et corrigée (1972) de son livre de 1951. Ainsi, disant fort bien que "dans Eclectisme, Leroux exprime à haute voix la pensée secrète de Buonarroti", il date correctement de 1838 ce texte que trop d'historiens croient seulement paru en 1839 ou 1842. Quant à la pensée de Leroux sur les révélateurs et sur l'égalité, elle développe cette phrase (que William Morris admirait) de La Conspiration des égaux : "La République ne reconnaissant aucune révélation n'eût adopté aucun culte particulier, mais elle eût fait de l'égalité le seul dogme agréable à la divinité". 101 S'opposant aux vantardises hypocrites des Mémoires d'Outre-Tombe et des Contemplations, l'auteur de La Grève de Samarez fera très discrètement allusion à ses rencontres avec Bazard et Buonarroti. 102 Il raconte (Sur le saint-simonisme, 1887) qu'il n'a jamais pu "savoir comment le rapprochement s'est opéré" en 1830 et comment "le Globe devint l'organe officieux et bientôt officiel du saint-simonisme". 49 appelait "mon vieil ami", et surtout d'un "patriote bien estimé en Bretagne, vieux type républicain qui ne nous manqua pas dans le Carbonarisme", Monsieur Blin, “le sauveur de la cité”, à Rennes. En outre, en Bretagne d'autres figures nous feront aborder encore d'autres problèmes, celle surtout d'Alexandre Bertrand. Et le Limousin lui aussi sera une terre d’accueil méconnue par le parisianisme blanquiste. Le mouvement ouvrier "En 1824, exerçant à Paris le métier de typographe, Leroux conçut le projet d'un journal à la manière des magazines anglais ; son ami Dubois se saisit du projet, le communiqua à ses amis, Jouffroy et d'autres disciples de Cousin et de Guizot, et c'est ainsi que fut créé "le Globe". Voilà ce qu'on écrivait en 1840, en Allemagne, dans un Dictionnaire très usuel. Plus encore que la transition de "l'ancien Globe" au "Globe" saint-simonien, cette création demeurait mystérieuse. Même quand on reconnaît que "Leroux avait appartenu à la rédaction du Globe", on croit encore, de nos jours, en France, que "le Globe" avait été fondé par Dubois, comme on le croyait en 1843, quand Dubois, Inspecteur Général des Belles Lettres, assistait avec peine "aux funérailles de [s]on pauvre petit renom si péniblement gagné". Dans la "Revue indépendante", Leroux venait de raconter comment lui était venue "l'idée première du "Globe". Véridique pour une fois, E. de Mirecourt racontera dans son Pierre Leroux, en 1856, que dans sa jeunesse "Leroux faisait partout de la propagande, à l'atelier, aux champs, à la ville", qu'en 1824, en fondant le Globe, "il avait l'intention de lui donner une tendance républicaine", qu'il en fut empêché par les disciples de Victor Cousin, et que c'est contre l'avis de ces futurs députés et ministres que, le 27 juillet, "il inséra la protestation des journalistes à la première colonne du Globe", ce qui lui valut le 28 un mandat d'arrêt. Mais les agents qui veulent l'arrêter "sont rossés par les compositeurs, qui prennent les armes et vont faire le coup de feu, Leroux étant à leur tête". "Lisant tout vivant [sa] biographie" et réfutant103 ce qui dans cette biographie est calomnieux, Leroux la confirme sur un point en écrivant, dans une simple note à sa Lettre au Docteur Deville104 : N'est-il pas remarquable, autant qu'étrange, que ce soit moi, alors ouvrier typographe, aussi pauvre et aussi dépourvu que je le suis encore aujourd'hui, qui aie construit, en 1824, l'arche qui contint à la fois Doctrinaires, Eclectiques, Libéraux, Jacobins, et d'où le Socialisme aussi est sorti : LE GLOBE. J'étais rédacteur en chef de ce journal, avec Dubois, auquel je laissais volontiers le premier rôle. M. Thiers et Armand Carrel y ont écrit ; MM. Duchatel, de Rémusat, Duvergier de Haranne, Vitet, ont rempli ses colonnes, M. Guizot et M. Cousin y ont mis de leurs oeuvres. Les élèves de M. Cousin tels que Jouffroy et Damiron, et les élèves de ceux-ci, comme Lerminier, Sainte-Beuve, ont contribué à sa réputation. Mais Desloges (le Sourd de M. de Marchangy dans le procès des sous-officiers de la Rochelle) y écrivait aussi ; et Auguste Blanqui était mon sténographe. Dans "l'Espérance" où cette lettre paraîtra en 1858, Leroux publiera aussi l'article Bertrand (Alexandre) 105 où il fait allusion au carbonarisme, et des articles où Auguste Desmoulins retrace l'histoire du mouvement ouvrier. Gendre de Leroux, Desmoulins avait été typographe à l'imprimerie de Boussac. Depuis vingt ans il mesurait le double effort par lequel Pierre Leroux avait rendu possible, sous la 103 En particulier dans un tout petit opuscule intitulé Quelques pages de vérité. 104 Partiellement reproduite en 1972 par Miguel Abensour dans Economie et société (Cahiers de l'INSEA). 105 Publié en 1835 dans l'Encyclopédie nouvelle. 50 Restauration et le règne de Louis-Philippe, la jonction de "la tradition continue de l'Humanité", et de "la Tradition" ouvrière clandestine, Voilà pourquoi, pour Desmoulins, "Association Humaine" (la future Organisation des Nations Unies) et "Association Corporative Universelle" (la naissante Association Internationale des Travailleurs) sont inséparables. L'idée scientifique et religieuse de la solidarité, la pratique syndicale et l'internationalisme ne font qu'un pour ces proscrits. A l'origine de cette synthèse, Desmoulins situe, en effet, un événement que l'histoire officielle méprise au point de l'abandonner à l'histoire littéraire, laquelle n'y aperçoit qu'une manifestation du libéralisme bourgeois et universitaire : la fondation du Globe. "Qui fonda le Globe en 1824 ?", demande Desmoulins. Et il répond : "Un ouvrier typographe, Pierre Leroux", en précisant que Leroux refusa de changer ce titre contre un autre, parce que ce titre-là, pour lui, était "un drapeau". Entre 1824 et 1858, la ressemblance est grande. Rescapé de Sibérie, où il avait été compagnon de chaîne de Dostoïevski, Engelson106 avait légué à Leroux la somme qui lui permettait enfin, après cinq années de silence forcé, de répondre aux bonapartistes comme E. de Mirecourt et aux révolutionnaires extrêmistes comme Déjacques107 qui le saluait comme "le plus ancien des publicistes socialistes". Et de remettre poliment à sa place Victor Hugo qui disait, en visant la présidence de la République : "Mon socialisme date de 1828". S'opposant à "l'insurrection" souhaitée par Hugo, à l'attentat contre l'Empereur, — "la petite balle" souhaitée par Pyat , à "la levée d'armes" préparée par les blanquistes, à la guerre générale espérée par Bakounine, et aux nationalismes qui se déchaînaient, Leroux évoquait108 la revue semi-hebdomadaire qui avait miné la Sainte Alliance (songeons, dans le Rouge et le Noir, à la Note secrète). Cette revie avait enthousiasmé Saint-Simon : "L'idée de liberté rejoignait si bien l'autre idée première d'association pacifique et d'unité intellectuelle à établir entre les nations" que l'auteur du Nouveau Christianisme proposa sa collaboration. Dubois (qui était l'autre des deux "consuls", comme dit Rémusat) refusa : il ne voulait pas entendre parler de "distribution des richesses". Dès 1825, en dinant avec Saint-Simon, Leroux "croyai[t] déjà en germe à tout ce qu'[il] croi[t] aujourd'hui" en 1858. "Aussi pauvre et aussi dépourvu" qu'au temps où il était "ouvrier typographe", il affirme en 1858 que "le socialisme est sorti" du journal dont "l'idée première" était de transformer une organisation industrielle qui "n'opère qu'en faisant d'un certain nombre de nos semblables, sous le nom d'ouvriers, de véritables esclaves". Ainsi, peu avant la naissance officielle de l'Association Internationale des Travailleurs, sa préhistoire était racontée par les 106 Dix ans après "L'Espérance", où Leroux critiquait "Ego Hugo", Charles Hugo publié à Bruxelles Les hommes de l'exil. Il n'y nomme pas Leroux, mais il prête ses idées à Mme Engelson. "Mystique à la façon des Slaves, elle savait les philosophes allemands, depuis Kant jusqu'à Schopenhauer, et tenait tête à Victor Hugo". Echo probable de ces "disputes" : Victor Hugo, aussi grand homme que Napoléon Ier, avait eu tort, avant les Châtiments, de vivre trop en luimême et pas asez dans l'humanité ; c'est à dire "le non-Moi" qui, en chacun, complète le Moi. Et les Châtiments sont le plus parfait de ses livres, car là, "ce n'est plus Victor Hugo qui parle, c'est nous, c'est vous, c'est moi, c'est le Moi universel et supérieur répandu dans l'espèce." Opposition (essénienne ?) entre le moi et ce qui sera appelé au XXe siècle le "superego collectif". "Oportet me minui, illum autem crescere, il faut qu'il grandisse et que je diminue" : ce mot de Jean Baptiste, que Jésus appelait le plus grand des enfants des hommes, a peut-être été cité à Hugo par Mme Engelson et peut-être par Leroux, sévère pour "EGO HUGO". 107 Comparable à Netchaiev quant à l'immoralité violente des moyens envisagés,il avait assisté à Jersey aux débats de Leroux et de Hugo. 108Dans l' article "Comment délivrer la France de la tyrannie". 51 républico-socialistes109, continuateurs légitimes aussi bien de la Charbonnerie que du mouvement ouvrier. Voilà ce qui semble avoir échappé à l'historiographie. Ainsi, dans Le Sacre de l'écrivain (1973), Paul Bénichou écrit qu'en 1830 "il n'y a pas deux camps, pas d'intelligentsia ouvrière susceptible de débaucher les écrivains bourgeois. C'est l'intelligence issue de la bourgeoisie et elle seule qui répudie la bourgeoisie dans des oeuvres d'où le prolétariat est généralement absent". Le mot tradition voulant dire orthodoxie pour cet historien de la littérature, c'est "un inexcusable paradoxe" de "nommer Tradition le Progrès continu" comme fait Leroux. La Société Typographique pensait tout autrement, et son président disait que "le massacreur du 2 décembre a ruiné la TRADITION, la seule chose vraie"110. A son banquet de 1851, cette société avait applaudi Leroux, quand il évoquait "Etienne Dolet, ce typographe pendu place Maubert qui avait à Lyon défendu le salaire des ouvriers imprimeurs"111, et quand il reliait au XVIe siècle la prochaine Internationale, en ce moment où "le progrès de l'idée de corporation" et l'audience internationale des "corporations organisées en vue de la République et sur le type républicain" lui semblaient le présage de "la véritable société humaine, celle qui solidarisera tous les hommes en les rendant libres". Face à l'Université amnésique, la Typographie était la mémoire. Sous Charles X, on avait crié : "Vive la République !" aux banquets de la Société Typographique, qui selon Lagardelle furent "le cauchemar des pouvoirs publics"112. Durant la seconde République, des typographes évoquaient les Vaudois, Jean Hus, les humanistes, les huguenots. Avant de renvoyer les lecteurs de "L'Espérance" à cette époque-là, Leroux la rappelait déjà en 1843 aux lecteurs de la Revue indépendante : Il y a vingt-cinq ans, les maîtres-imprimeurs vivaient dans une intimidation continuelle. Non seulement on avait la censure des journaux, et par moments la censure des livres : mais en outre un espionnage hebdomadaire de police s'exerçait à l'ombre des lois. Des mouchards, sous le nom de commissaires de la librairie, pénétraient dans les ateliers, sous prétexte de vérifier les déclarations faites par les maîtres-imprimeurs, et venaient à nos visorium voir ce que composions. Alors nous cachions la copie dans le rang, et souvent le mouchard entendait gronder autour de lui cette espèce de tintamarre sauvage qu'en termes d'atelier on appelle un roulement. Je ne pouvais voir cette inquisition de la pensée sans m'indigner et sans penser à l'affranchissement. Après Hugo et E. Dolet, c'est à Benjamin Constant et à George Sand qu'il faut ici faire allusion. Quatre auteurs que l'histoire sociale a abandonnés à l'histoire littéraire. C'est à "la pensée libérale" que P. Bénichou attribue la gloire des protestations qui en 1827, vingt-cinq ans avant la "Revue indépendante", firent obstacle à la Loi sur la Presse ironiquement appelée Loi de Justice et d'Amour. Mais l'initiative de l'action n'est pas l'apanage des penseurs. B. Constant et les autres députés libéraux avaient reçu des pétitions signées par des centaines d'ouvriers, qui défendaient en même temps leurs salaires et la liberté. Ce fut vingt ans à l'avance la première campagne des Banquets. P. Chauvet l'a racontée113 , en soulignant fort à propos que "dans le Courrier Français du 19 décembre 1833 Jules Didot rappelait la fière attitude des travailleurs du livre lors de cette première grande bataille politique, en disant : "Pas une seule voix de 109 Avec l'approbation d'anciens membres des Sociétés secrètes, Barbès et Louis Nétré. 110 Cité par P. Chauvet, Les ouvriers du livre en France, 1960. 111 Discours publié dans Les Carnets de Joseph Mairet, 1995. applaudissait cet éloge d'un imprimeur supplicié en 1546. 112 L'Evolution des syndicats ouvriers en France, 1901, p. 120. 113 O.c., p. 136 sq. L'auditoire 52 ceux qu'on appelait les maîtres ne s'était élevée pour défendre la liberté de la Presse menacée. La voix des ateliers s'est fait entendre". Trois ans plus tard, en juillet, elle se faisait entendre encore plus fort, et Leroux incarnait "l'alliance des intellectuels et du peuple" (comme dit fort bien P. Bénichou) en étant l'un des journalistes les plus en vue et aussi l'un des porte-parole les plus écoutés par les ouvriers du Livre. Mais la Loi Le Chapelier avait décrété "l'anéantissement de toute espèce de corporation de citoyens du même état", En février 48, sans attendre que le Gouvernement Provisoire reconnaisse, le 25, le droit d'association, Leroux avait vu "l'avenir ni plus ni moins" dans l'apparition spontanée des "corporations nouvelles" fondées par les ouvriers de Paris "dans la ligne de leurs traditions rénovées"114. Mais, dès le 30 août, enhardie par les massacres de Juin, la Revue des deux Mondes avait attaqué le syndicalisme naissant : "Inqualifiable sophisme, d'avoir renouvelé le Moyen Age au XIXe siècle et remis au monde les corporations et les jurandes que le grand cri de 89 avait si glorieusement chassés". L'"épuration" des enseignants socialistes sous Lamartine, les proscriptions sous Louis-Napoléon et l'expurgation des Bibliothèques sous l'Empire rendaient faciles les assauts de Pierre Larousse contre l'Encyclopédie nouvelle : "Religiosité et mysticisme, tendance à l'organisation et non à l'affranchissement, négation du libéralisme économique et politique, réaction contre le XVIIIe sièle, réhabilitation du Moyen Age". Ces reproches, "les barons de l'Université orléaniste115" les faisaient déjà à Leroux. L'intelligentsia les lui adresse aujourd'hui encore. Ceux qui avaient collaboré au Globe. avaient donné l'exemple : Rémusat raillait "Leroux le Révélateur", en ajoutant : "Un prophète est bientôt Dieu", et Sainte-Beuve, en l'appelant "le Pape du communisme", regrettait que George Sand soit tombée sous son influence en écrivant Horace. Parce que Buloz refusait d'imprimer dans sa Revue des deux Mondes ce roman "communiste", Leroux fonda, pour éditer Horace, la Revue indépendante, — "un drapeau pur et indépendant sur les ruines actuelles du journalisme". En écrivant cela à George Sand, il ajoutait qu'"affranchir la Presse", c'était libérer les écrivains autant que l'opinion publique, "nous, le peuple, vous-même". C'est à la fois contre la politique gouvernementale de Guizot et la domination commerciale de Buloz que Leroux écrit en 1843 : On a vu récemment ce que peut la politique d'intimidation sur les industriels brevetés et monopoliseurs. Une fois intimidés, ils se font censeurs de la pensée des écrivains, et la censure ministérielle s'établit de fait par leur intervention116. Et c'est cela qui l'amène à évoquer "les mouchards" de la Sainte Alliance, les souffrances des "véritables inventeurs" et la fondation du Globe : "Le premier jour que j'entrai dans une imprimerie avec la résolution de me faire ouvrier compositeur, […] je me dis que la matière pouvait mieux nous obéir, et, tout en apprenant mon métier, j'en maudissais les imperfections". Espoir de 1820 : révolutionner "l'art de Gutenberg" et du même coup les Lettres, le commerce du livre, la culture et la société. Ce "rêve" démocratique relaté en janvier 1843, dans l'unique allusion que Leroux ait faite à ses 114 Rémi Gossez, Les ouvriers de Paris, conclusion. Et aussi La presse parisienne à destination des ouvriers in La presse ouvrière 1819-1851. 115 Ainsi disait Jaurès, avant le combisme et les baronies sociologiques. 116 De même encore, en juillet 1849, à l'Assemblée Législative, Leroux protestera en vain contre la nouvelle Loi sur la Presse : "Le gouvernement n'a qu'à effrayer les cinq ou six cents imprimeurs de France, le millier d'hommes qui disposent des instruments de travail en cette matière. Au bout de deux ou trois condamnations, il peut leur retirer leur brevet. Alors ces pères de famille vont trembler. J'ai vu cela, moi qui ai été ouvrier, j'ai vu l'imprimerie abaissée devant le dernier agent de la plus vile police". 53 commencements, portait en germe à la fois la République typographique, c'est-à-dire démocratique et sociale, qu'il fit acclamer une fois encore le 21 septembre 1851, et la conclusion de Hugo dans William Shakespeare, "une littérature ayant ce but : le peuple". La machine à imprimer était un échec, mais elle n'était que le moyen. Succès, par contre, de l'idée première rappelée en 1843 : "un journal117 qui tiendrait ses lecteurs au courant de toutes les découvertes faites dans les sciences et dans toutes les branches de l'activité humaine, chez les principales nations". Balzac et Marx approuvent aussitôt. Faisant entrer Leroux dans Les Deux Poètes 118 d'Illusions perdues, l'auteur des Souffrances de l'inventeur "envisagea le mouvement de la Presse dans son ensemble", et Marx rêva d'une revue internationale, réunissant dans l'"Humanismus" les "pensants qui souffrent et les souffrants qui pensent". Cette coïncidence n'a jamais été remarquée, à cause de la mise de Leroux à l'Index . La Charbonnerie républicaine P. Bénichou est à juste titre le plus illustre des dixneuviémistes. Pas seulement en France : il est membre de l'American Academy of Arts and Sciences. Dès 1933, il avait définitivement réfuté le marxisme d'Engels. Et après avoir reproché à cette "doctrine apriorique", dans le Sacre de l'écrivain (1973), de définir les classes par leur seule fonction dans l'économie et de ne voir dans les ouvrages de l'esprit que "des reflets ou des instruments de ces classes", il n'a pas hésité, dans Le Temps des prophètes (1977) à rendre Marx lui-même responsable de "l'inhumanité sans précédent" produite par la Révolution de 1917. En parlant du "Globe" dans le premier de ces deux livres, il ne nommait pas Leroux. Dans le second, il semblait lui donner le rôle principal dans l'élaboration de "la synthèse humanitaire", qui a "fondé pour longtemps l'alliance des intellectuels et du peuple", et qui de nos jours encore demeure "la doctrine de fond de la démocratie socialisante partout où elle a réellement existé". Malgré cela, dans les pages littéraires du "Monde", Le Temps des prophètes a été salué comme un grand livre "marxiste". Cette contre-vérité n'est pas totalement inexplicable. En effet, ce livre semble accorder à Engels que le socialisme a été introduit dans la classe ouvrière par des intellectuels bourgeois, qu'il est "né de toute évidence dans la classe intellectuelle héritière de la philosophie des Lumières" et qu'ensuite seulement il a "trouvé un terrain dans le mouvement ouvrier naissant". Voulant, à l'exemple de l'Eglise, "unifier le corps social", il fut bien vite "totalitaire". Leroux, "originellement adepte du dogme saint-simonien" et marqué par cette "congénitale faiblesse", venait de cette "région contre-révolutionnaire". Il ne pouvait "admettre l'exigence de la liberté qu'après coup et moyennant réforme". Guizot est protestant, et Leroux le combat parce que, "en bon saint-simonien", il est hostile au protestantisme. Il attaque "l'infortuné Cousin" et Jouffroy, parce qu'il "leur fait grief de ne pas s'être laissé convertir à la foi humanitaire". Pour répondre, répétons d'abord qu'aucun dogme saint-simonien n'existait en 1825, quand Leroux fit la connaissance de Saint-Simon et dit à cet homme qui allait mourir solitaire : "Vous voyez bien que ceux dont vous voulez faire triompher les efforts ne vous comprennent pas et s'intéressent peu à vos publications". Lorsque Enfantin, "sous le nom de Loi vivante", devint l'idole d'une église soi-disant saintsimonienne, Leroux prit la tête des hérétiques. Héritier des Lumières, c'est de manière critique qu'il a "vécu au milieu des livres de SaintSimon". Il ajoute : "et de Fourier". Et encore : "tantôt approuvant et tantôt combattant". A son avis, "Saint-Simon se trompait" doublement, 117 "Le Globe" a été le modèle du journal rêvé par Balzac, par Cabet, par Quinet, et réalisé par Péguy. 118 dans un ajout prévu pour la réédition (le Furne corrigé). 54 une acception erronée du mot Progrès l'amenant à confondre les intérêts des industriels et ceux des prolétaires, comme aussi les lois de l'Histoire avec les lois de la Nature. Tout cela, avant la publication du Temps des prophètes, avait été amplement rappelé, par J.-P. Lacassagne119 et par J.-J. Goblot120. En 1977, alors que Bénichou présentait "le Globe" comme l'organe d'"une classe intellectuelle de condition et de formation relativement homogène", et l'expression d'"un libéralisme tout universitaire en sa source", Goblot écrivait que "sitôt né, le Globe se divise". Pour ma part dans le numéro spécial de "Romantisme" sur Dix-huit cent trente j'ai insisté en 1980 sur la division qui provenait de la différence entre les conditions sociales. Rémusat et Sainte-Beuve avaient remarqué cela. Certes, Leroux est fils de petit commerçant et non de prolétaire121. Mais il n'aurait pas pu faire dialoguer des prolétaires122 s'il n'avait pas été ouvrier et il a remarqué que la littérature, après avoir semblé l'apanage des grands seigneurs, a été illustrée par Diderot, fils de négociant, et par Rousseau, fils d'artisan. Or la Restauration avait rétabli les préjugés de caste. Et la noblesse affectait d'autres goûts que les roturiers, méprisés par elle comme "bourgeois". Ecoutons d'abord Jouffroy disant en 1829, à propos du romantisme, qu'au Globe "les grands seigneurs sont contre, les bourgeois pour. Leroux, Magnin, Damiron, moi, nous sympathisons avec cette poésie. Rémusat, Duchâtel, Duvergier de Hauranne, gens à trente ou quarante mille livres de rente, n'y comprennent rien". Ici (avant Juillet), bourgeois veut dire roturier, plébéien. Rémusat, qui chaque jour alors montrait à Leroux le brouillon de son "premier Paris", l'a fort bien décrit : "un peu sauvage, ayant les formes et la vie d'un ouvrier aisé et intelligent, familier et négligé, et selon l'usage de beaucoup d'ouvriers, une femme qu'il n'avait pas épousée et un troupeau d'enfants123. Il vivait hors barrière pour économiser et faisait travailler les siens au jardinage"124". Et ce grand seigneur s'amuse des "vagues rêveries sur la société moderne", du "fonds d'instincts et de rêves démocratiques" que Leroux ("renfermé", on le comprend) "gardait dans son coeur" jusqu'au 30 juillet 1830 où il était comme "ivre" : revenant de Montrouge en traversant les quartiers populaires, "ses entrailles d'ouvrier s'étaient émus" à la vue des blessés et des cadavres. Ce fonds d'émotions, Rémusat l'appelle "le saint-simonisme", en déclarant qu'il l'a "peu connu" et qu'il en condamnait "la mauvaise influence". Certes, l'origine sociale n'est pas définitivement déterminante. Sainte-Beuve cessera bien vite d'être républico-saint-simonien. Mais il n'aurait pas dédié des vers "A mon ami Pierre Leroux", en 1829, s'il n'avait pas été roturier. Et carabin. Les études scientifiques, en effet, n'attiraient pas les "grands seigneurs". A l'Ecole Polytechnique les saint-simoniens, par contre, étaient nombreux. Dans l'ombre des brillants normaliens disciples de Cousin, avides d'une Revue politique, Bénichou ne discerne pas les jeunes savants que les convictions républicaines et la pauvreté (dans le cas de Leroux) ont 119Dans Economie et Sociétés en 1973, 120Dans la Pensée du 15 avril 1976, avant son livre de 1977 sur Pierre Leroux et ses premiers écrits. 121 Je renvoie à Jean-Pierre Lacassagne, Un mage romantique, Pïerre Leroux (1787-1871), Naissance d'un prophète (1797-1832), Paris-Sorbonne IV, 1989 122 Comme il fait en 1847 dans Le Carrosse de Monsieur Aguado. 123 A J. Reynaud, qui lui reprochait aussi d'avoir des enfants sans posséder de quoi "les enrouter dans la vie", Leroux répondait qu'il voulait "vivre comme les prolétaires". 124 Pour pouvoir donner une plus grande quantité de pain à ses enfants, Leroux sera "vêtu misérablement : avec peut-être plus de talent que Jean-Jacques, il n'a point envoyé ses enfants dans les hospices". Geoffroy Saint-Hilaire demandant (en vain) un secours pour Leroux à Victor Cousin, en 1837. 55 Leuwen125. écartés ou fait exclure de Polytechnique, comme Lucien Selon Leroux, c'est Bertrand, ancien polytechnicien, passionné par les découvertes de Geoffroy Saint-Hilaire, qui fut "le vrai rédacteur scientifique et le vrai rédacteur philosophique de cette feuille". Selon Sainte-Beuve, devenu ministérialiste, c'est Jouffroy, le psychologue, le disciple du spiritualiste Cousin, qui fut "au Globe le philosophe par excellence". Cela était vrai, tout au début, quand Jouffroy écrivait Comment les dogmes finissent, où il proclamait "la foi nouvelle". Ces pages, Leroux les publiait dans "le Globe", le 24 mai 1825. Et à nouveau en novembre 1841, dans la "Revue indépendante", en demandant à Jouffroy devenu député, non de se convertir à quelque nouveau dogme, mais de ne pas trahir "la foi nouvelle" qu'il avait lui-même proclamée au temps où il était à la Charbonnerie "un grand esprit, le plus grand peutêtre". De même en ce qui concerne Cousin. Leroux avait connu "M. Cousin mêlé aux complots du carbonarisme". En 1838126 il ne lui demande pas de se convertir, il lui reproche d'avoir "changé de système à Berlin" en y adoptant "une philosophie aristocratique et royale". Vingt ans plus tard, exilé à Jersey, Leroux opposera "Desloges (le Sourd de M. de Marchangy dans le procès des sous-officiers de la Rochelle)" à "Cousin et à ses élèves tels que Jouffroy". Et dans Quelques pages de vérité il parlera de "la conspiration du silence" dont il fut victime à partir d'août 1830 : Au National, Carrel défendait positivement à ce brave Desloges (celui qui reçut Charbonniers les sous-officiers de La Rochelle), 1) de parler des prolétaires, d'introduire ce mot dans ses articles - 2) de discuter avec moi. Ainsi Desloges était aussi éloigné des "bourgeois sans entrailles du National" que des grands seigneurs du Globe. Dans la Charbonnerie, il voulait "travailler pour la République" comme la Vente avec laquelle Bories, un des quatre sergents de La Rochelle, était en rapports. On peut en croire M. de Marchangy : ce voeu fut "censuré par la Haute Vente", qui fit répondre que le but commun était seulement de "détruire les obstacles pour mettre le peuple en état de choisir lui-même". On n'a jamais fait allusion à ces témoignages de Leroux, proscrit, voulant encore en 1858 travailler pour la République et parler des prolétaires. Jamais, ni en 1993 dans le recueil de documents publié sur "Le Globe"127 par J.-J.Goblot, ni dans l'ouvrage où P. Bénichou passe en revue tout ce que l'on a écrit sur "un certain Desloges", polytechnicien, saint-simonien en 1830, et selon SainteBeuve "logicien libéral". Ce mystérieux auteur a signé "M. D" huit des articles assez rares qui dans le Globe approuvent la poésie nouvelle et la foi sociale constructive souhaitée par la jeunesse. Or, M. de Marchangy, en 1822, dans son Plaidoyer pour le Roi de France, avait requis la mort de Pommier, Goubin et Bories, en raison du devoir qu'avaient les Rois de réagir contre le vide immense où s'égarent les esprits, le néant social où rien ne parle fortement à l'âme. Il faut retrouver le secret de la vie politique, par des conceptions élevées, par une grande création, de fortes résolutions. Le coeur humain est fait pour la discipline et pour le servage des lois. Ce mot vide, Jouffroy le reprenait en 1823, pour condamner lui aussi. l'insensibilité des rationalistes qu'il appelait "les sceptiques". Entre "la ruine du parti de l'ancien dogme et l'avènement 125Dont la réaction au moment du Procès monstre est la même que celle de Leroux. 126 Dans l'article Eclectisme, cause principale du renforcement de la consigne du silence qui n'a jamais cessé au "Grand Séminaire de l'Université parisienne" (la rue d'Ulm). 127 Bibliothèque de Littérature moderne, Champion-Slatkine. 56 du nouveau", il y avait eu le temps des "sceptiques". Mais voici le temps des "apôtres, des véritables représentants de l'humanité", qui ne peuvent plus demeurer "insensibles au malheur de leur temps. Ces enfants ont dépassé leurs pères et ont senti le vide de leurs doctrines. Une foi nouvelle s'est fait pressentir à eux". Après l'ancien symbole des apôtres, de nouveaux apôtres avaient pour "symbole" Comment les dogmes finissent. En écrivant : "Nous avons droit de reprendre ces pages vraies comme il y a quinze ans", Leroux les publie à nouveau dans l'Introduction de la Revue indépendante qu'il vient de fonder avec George Sand afin de "revendiquer la dignité et la liberté des Lettres et de l'esprit humain". S'adressant aux "Judas sortis de ce modeste journal, le Globe, fondé (nous savons par qui)", il écrit : "Vous êtes ce pouvoir persécuteur de la vérité que vous dénonciez alors". Il se souvient, "comme si c'était hier, des acclamations unanimes" qui accueillirent ce "symbole" rédigé par un Carbonaro, Jouffroy, mais "signé d'eux et de nous". -- Eux et nous128 . Cette opposition s'explique peu après, quand la revue de Leroux présente l'Histoire de dix ans : beaucoup des membres de la Charbonnerie avaient pour but, selon L. Blanc, soit "un trône à changer" soit "leur fortune personnelle". Mais "d'autres, se ralliant autour de Bazard, restèrent nobles, oubliés, pauvres et tristes d'un succès qu'ils avaient préparé, que d'autres avaient enlevé au peuple. Ils portèrent dans toutes leurs luttes, jusqu'au dernier soupir, la sublime, l'inaltérable inquiétude". La foi nouvelle n'était pas originellement saint-simonienne. On vient de le voir en lisant Jouffroy. On le voit aussi en avril 1842, dans les lettres d'Allemagne que Leroux publie dans la "Revue indépendante". Le mois précédent, il y avait fait reparaître un autre texte de "l'ancien Globe", De l'Union européenne. Aussitôt, des hégéliens de gauche l'assurent que leur école "aspire à la foi nouvelle, se rattache à la Révolution et marche en politique sur les traces de la France". Sainte-Beuve (qui en 1830 avait été républicain et saint-simonien) écrit alors que "le Pape du communisme écrit philosophiquement comme un buffle qui patauge dans un marais". Mais à Saint Pétersbourg, sitôt reparue en 1841 ce que Leroux appelle "la profession de foi de l'ancien Globe" (Comment les dogmes finissentt), les "Annales Patriotiques" de Biélinski signalent "l'air de nouveauté qui souffle dans la "Revue indépendante". A Londres, Mazzini faisait écho, Herwegh à Zürich, Bakounine à Berlin, Ruge à Dresde, Heine à la "Gazette d'Augsbourg", Herzen à Moscou, Marx à Cologne, Engels au "New Moral World" de Manchester. Le lycée de Rennes Nous pouvons évoquer maintenant "la plus étroite amitié", la plus ancienne aussi, celle qui a réuni Leroux et son collaborateur scientifique et philosophique, Alexandre Bertrand. Marx, on le sait, a eu l'intention de dédier à Darwin un de ses livres. Engels appelait Marx le Darwin de l'économie politique. Et "le marxisme et le darwinisme ont longtemps paru avoir réponse à tout", parce que le mouvement de pensée commencé avec la Révolution française semblait mener à "ces deux monuments". Au Collège de France, cela était professé, il n'y a pas si longtemps, par François Jacob, Prix Nobel. F. Jacob ajoutait : "la vision platonicienne du monde, qui enseignait l'infériorité de certaines races humaines, a été vaincue par Darwin, qui publia L'Origine des espèces en 1859"129. Là encore il ne s'agit que d'épigones, et de plagiaires. Darwin vient bien après Lamarck et son disciple fidèle, Geoffroy SaintHilaire. Marx vient bien après Leroux, fidèle disciple de Saint-Simon 128 En 1902, dans les "cahiers"qui veulent être un nouveau Globe", Proust lit une nouvelle Histoire de dix ans écrite par son ami D. Halevy. N'est-ce pas à Cousin que fait penser dans Jean Santeuil le nom de Couzon (alias Jaurès) ? 129 La vie, ce bricolage, "l'Express" 20-26 nov. 1981, p. 153. 57 qui dès 1813 affirmait "la nécessité de coaliser les forces intellectuelles d'un physiologue et d'un philosophe" pour constituer "la science de l'homme". Vingt ans avant L'origine des espèces, cette coalition était victorieuse : c'est en se fondant sur les découvertes de "[s]on savant ami", E. Geoffroy Saint-Hilaire, que Leroux, dans Egalité, condamnait nommément "Platon, si longtemps surnommé le divin", et fondait la science nouvelle sur cette affirmation antiraciste : "Si aujourd'hui, au XIXe siècle, nous croyons à l'égalité dans la cité, c'est parce que nous croyons d'abord à l'égalité des hommes dans l'espèce". Vulgarisateur de l'Encyclopédie nouvelle , le docteur Ange Guépin diffusait dans sa prolixe Philosophie du socialisme les deux grandes idées que je viens de rappeler. Breton, se disant "Européen de la province France", il écrivait que "la France doit donner à l'Europe l'image d'une République véritable". Médecin, administrateur, philanthrope, il était très attentif aux confins sanitaires et sociaux des maladies nerveuses et de la criminalité, questions qu'à son avis "Alexandre Bertrand, seul en France, a traitées en philosophe". Voilà pourquoi il place "ce maître que son temps n'a pas apprécié selon sa véritable valeur dans la pléiade des savants qui se sont faits les auxiliaires de la Révolution française, les Laplace, Lavoisier, Lamarck, Geoffroy Saint-Hilaire, Gall et Bichat." Né à Paris, dont il a été le représentant élu en 48 et réélu en 1849, Leroux détestait "le luxe, la luxure et la misère de Paris", et l'école romantique parisienne dont Hugo se faisait gloire. Malgré l'avis de Geoffroy Saint-Hilaire130 en 1837, de Balzac en 1840, de Michelet en 1848, l'Académie des Sciences morales et politiques ne l'a pas accueilli. L'Académie française a refusé de lui donner un prix. Le Grand Orient parisien ne lui pas octroyé de secours. C'est à Genève que le Conseil d'Etat lui a proposé une chaire de philosophie. C'est dans son refuge creusois, à Boussac, que la Troisième République a élevé une statue en l'honneur de "Pierre Leroux, l'ancien fondateur du Globe". Après la Creuse, avant la Suisse, il avait cherché asile en Provence131, et un fervent partisan de la Renaissance provençale, Paul Mariéton, dira que tout en professant pour l'oeuvre des félibres une vive sympathie, "le célèbre sociologue" reprochait à cette entreprise de "de n'être pas généralement et franchement fédéraliste"132 . Leroux a cru que dans les Contemplations Hugo lui attribuait une origine germanique, et il lui a répondu dans La Grève de Samarez : "Tout ce que je sais de mes aïeux (les prolétaires n'ont pas de grandes lumières sur leurs aïeux), tout ce que je sais, dis-je, de ma famille soit paternelle soit maternelle, c'est que, de génération en génération, mes pères ont cultivé la terre dans les monts de la Loire et sur les bords de la Seine". Mais pour comprendre la formation de Leroux et son attachement à l'idée, que l'on dit proudhonienne, de fédéralisme, il faut insister sur ses années bretonnes. C'est pour le Lycée de Rennes, en effet, que ce jeune parisien avait obtenu une bourse, sous le Premier Empire. Et c'est à Rennes que débuta entre Alexandre Bertrand et lui "la plus étroite amitié" et donc la préhistoire du Globe. Faite par Leroux dans l'Encyclopédie nouvelle, cette confidence nous permettra de comprendre pourquoi Goethe, Stendhal et Heine ont été, selon le mot de Nietzsche, "de bons 130 qui en 1837 demandait à Cousin, "le chef des intelligences vouées au culte de la philosophie", qu'une des Académies accueille Leroux, "le plus haut penseur et le plus logicien philosophe de son temps". 131 La Provence avait donné à Leroux pour "compagnon de fortune et ami" un autre républicain admirable, dont Bergson a vanté "le génie", le marseillais Démosthène Ollivier. Déjà Européen lui aussi, par ses relations avec Gênes et Livourne, avec Buonarroti et Mazzini. 132 Il avait appris cela à Cannes, me dit Claude Mauron, en écoutant LouisPierre Leroux, fils de Leroux et "son pieux disciple", La Terre provençale, p. 289. 58 Européens." Et pourquoi le culte de la personnalité de Marx a fait de l'Européenne Clio une amnésique. Malheureusement, pour la période qui nous intéresse, c'est-àdire pour le premier Empire, les archives du Lycée de Rennes ont disparu. Seul, le livre de Marguerite Combes sur Désiré Roulin et ses amis nous apprend que dans ce Lycée Leroux a fait partie des jeunes gens "dont les noms s'imposèrent à Paris dans les sciences, les lettres et le journalisme". A cause du Globe, fondé en l824 par Leroux et François Dubois. Dubois avait été reçu à l'Ecole Normale Supérieure en 1812 ; deux ans plus tard, Duhamel et Alexandre Bertrand étaient reçus à l'Ecole Polytechnique, à laquelle Désiré Roulin et Leroux se préparaient eux aussi. Dubois deviendra Inspecteur général de l'Instruction Publique ; Roulin sera membre de l'Académie des Sciences, comme les deux fils de Bertrand. Illustre mathématicien, Duhamel épousa la soeur de Bertrand, qui était le beau-frère de Roulin. Liée à ces trois familles, écrivant pour défendre les vertus bourgeoises133 contre le communisme, Marguerite Combes parle dédaigneusement de Leroux : "appartenant à une famille presque indigente", il n'avait pas d'argent de poche, et ses camarades "se cotisaient pour qu'il ait lui aussi sa semaine". Ainsi lui vinrent "les premières notions du communisme"134 : en gardant l'habitude d'emprunter, il mit en pratique l'idée que "le partage peut compenser l'injustice du sort." L'héritière de Roulin avait probablement entendu raconter par Joseph Bertrand, fils d'A. Bertrand et ami de Renan, ce que quatre ou cinq Académiciens racontaient à Ludovic Halévy135 : J. Bertrand ayant invité Leroux au restaurant et payé d'un billet de cent francs, Leroux empocha la monnaie et, même !, il donna au garçon la somme énorme de dix francs . A la rue d'Ulm, en devenant marxiste, l'histoire officielle a retenu ce ragot. "Prudentissime", selon Henri Guillemin, ce qui veut dire lâchement réformiste, Leroux avait comme autre défaut "un vif penchant pour la vie d'entretenu". Et quand cette histoire oublieuse devient antimarxiste, en affirmant avec P.Bénichou que jusqu'à trentecinq ans Leroux avait été catholique et antiprotestant, elle ignore les articles136 de 1849 où il rappelle qu'au Lycée il était "athée". Bertrand et lui, avant l'abdication de Napoléon, se préparaient au concours de l'Ecole Polytechnique. N'allons pas les confondre avec les romantiques, les Chateaubriand, les Lamennais, les Memnons dont l'Empereur était le Soleil. Ils n'étaient pas attirés, comme Victor Hugo, par la gloire des armes. Tout au contraire, Leroux verra dans "le bonapartisme ou parti du sabre, une maladie" qu'en 1842 il jugera "presque universelle" même parmi les républicains. Ecoutons une des très rares pages autobiographiques qu'il a écrites : Nos pères, dans la Révolution, avancèrent bien des sciences par le besoin où ils étaient de défendre la République : que de merveilles en ce genre ne firent-ils pas. Ce sont leurs principes, leurs leçons, leur exemple qui, dans notre jeunesse, nous inspirèrent le désir d'affranchir la presse. L'auteur dont Leroux et Bertrand admiraient le plus les leçons entre 1809 et 1814, c'est Jean-Jacques Rousseau. Lui non plus, ce n'est pas dans la capitale du Royaume qu'il avait fait ses études et trouvé ses idées. Citoyen de Genève, il s'était formé, nous dit 133 Publié en 1929, ce livre a pour sous-titre pauvre et aventureuse bourgeoisie. 134 Explication purement matérialiste de ce que George Sand rapprochait des esséniens, et Heine des capucins. 135 qui le dit dans ses Carnets 1869-1870, édités par son fils Daniel. Même anecdote racontée par Marcellin Berthelot, Journal des Goncourt, t. XII, p. 53, éd. Ricatte, Monaco. 136 Parus dans "La République". 59 Leroux, dans "la France libre, cette France hors de la France". La Bretagne n'était-elle pas, à sa manière, à la fois française et hors de la France ? C'est peut-être dès le Lycée que ces amis du Vicaire savoyard et du Contrat social (mais non pas du chapitre De la religion civile 137) ont commencé à imaginer une Fédération européenne ayant pour idéal "l'Humanité-Une". En avril 1815, avec la Fédération bretonne, ils voudront mener contre les Alliés et les Bourbons "la lutte patriotique". Devenue après Waterloo une société secrète reliée au Carbonarisme international, cette Fédération se donnait pour but de "délivrer la France de la tyrannie". Contre la Sainte Alliance signée par cinq Rois, cette conspiration continuait, "transformée en conspiration pacifique", quand Leroux publiait dans le Globe son article De l'Union européenne 138. Il fut l'initiateur de "ce que nous appelons les Etats Unis d'Europe", — un de ses fils dira cela sur sa tombe en citant l'article de 1827 : "Décentraliser les empires, faire tomber les barrières qui séparent les hommes, voilà à quoi tendent la liberté, la science et l'industrie". N'oublions pas que pour Saint-Simon la paix supposait qu'au lieu de guerres l'Europe entreprenne un programme de grands travaux. On dit que George Sand s'inspire dans Le Compagnon du tour de France des souvenirs d'Agricol Perdiguier 139, et c'est vrai. Mais ce n'est pas de lui qu'elle a reçu les confidences qui font la force de ce roman. Il était beaucoup trop jeune pour lui raconter le quasi désespoir, en 1823, du héros de ce livre. C'est en effet au cours de cette année-là qu'un ouvrier initié aux traditions propres à sa classe entre en pourparlers avec des Charbonniers nobles ou bourgeois. Orléanistes, orangistes, bonapartistes ou républicains, ils tiennent pour "fou" le "prolétaire philosophe, l'apôtre prolétaire" : sa République doit, sans esclavage ni guillotine, résoudre le problème de "la propriété", et il sait que les Républiques de Platon, de Rome et des Etats-Unis sont "impossibles sans des esclaves", et celles de notre révolution "sans les geôliers et les bourreaux". Il respecte les martyrs, les mystères et la devise du Carbonarisme italien : "Foi, Espérance, Charité". En France, les vrais initiés connaissaient le sens nouveau des mots Fede, Speranza, Carita avant que M. de Marchangy profanât ces "mots sacrés" dans son Plaidoyer pour le Roi de France, le 29 août 1822, au procès des sergents de la Rochelle. A ce momentlà, quelle idée Leroux et Bertrand se faisaient-ils de la République ? Né à Rennes en 1795 d'une vieille famille bretonne, Bertrand venait de se marier dans cette ville, avec Manette Blin, fille de "M. Blin, un patriote bien estimé en Bretagne ; vieux type républicain que la jeunesse Bretonne retrouva en 1815 pour présider sa fédération." Et Leroux ajoute : "M. Blin ne nous manqua pas dans le Carbonarisme". Il avait pour maxime : "Détruire le despotisme mais non les despotes". Il avait été blessé, en janvier 1789, en soutenant la cause du Tiers Etat, puis en Vendée en février 93, en "regrettant de se battre contre des Français". A Reims, capitaine d'une compagnie à la frontière, il avait au péril de sa vie arraché au bûcher un vieux prêtre que la foule accusait de trahir la nation, et la municipalité le remercia en lui demandant de rétablir l'ordre dans la ville, cela en septembre 1792. L'année suivante, membre du Comité de Salut Public et membre de la commission des Cinq établie pour résister à la Montagne, il risquait à nouveau la mort, dans sa ville, en prenant la défense des fédérés bretons qui avaient marché au secours des Girondins. Carrier les ayant traités d'ennemis de la patrie, Blin s'écria au club des Cordeliers : "Tu en as menti, Carrier, tous ces braves jeunes gens sont des bons patriotes, et même des meilleurs que toi !" Carrier le 137 A Rousseau et à son "disciple" Robespierre, Leroux reproche "le socialisme absolu", c'est-à-dire totalitaire, qu'il décèle dans ce chapitre-là. 138 Béranger écrivait alors les vers "Peuples, formez une sainte alliance / Et donnez-vous la main" qu'on lira en 48 dans la "Revue sociale" et au bas de la lithographie intitulée Le Pacte. 139 Qui soutiendra Leroux à l' Assemblée, en 48. 60 fit jeter en prison ainsi que trois cents citoyens de Rennes dont ensuite il ordonna le transfert à Nantes, qu'il tyrannisait. Il dut relâcher Blin sous la pression des patriotes rennais, et Blin reçut le titre de "sauveur de la cité". Le 28 Germinal An VI, il fut élu député d'Ille-et-Vilaine au Conseil des Cinq-Cents, et il était à la tribune, s'opposant à Lucien Bonaparte, au moment où la séance fut interrompue par l'irruption des grenadiers. Après la Première République, Joseph Blin avait gardé la confiance de ses concitoyens. De même, après l'Empire, en 1814. Mais après Waterloo, il fut destitué. Parce qu'il avait fait paraître à Rennes, le 24 avril 1815, le "Pacte fédératif" qui commence par ces mots : "Les citoyens de Nantes, Rennes et Vannes, et les écoles de droit et de chirurgie des mêmes villes à leurs concitoyens". Les lycéens de Rennes admiraient à juste titre ce "vieux type républicain", ce représentant éminent des "Républicains de 1792" dont George Sand fait l'éloge quand elle dit dans Nanon : "Ils n'ont pas été dupes de la révolution de 1830. Ils n'ont pas été satisfaits de celle de Février." Blin mourut en 1834, sa fin ayant été hâtée par la peine que lui causèrent les vainqueurs de Juillet l830, "les hommes dont il avait partagé les travaux". Redoutant son influence, ils avaient refusé de lui rendre la place de directeur des postes, qu'il avait obtenue en février 1793 et qui lui avait été enlevée après Waterloo140. Après quinze ans de légitimisme, ils voulaient prendre leur revanche. Dès leur enfance, Leroux et ses amis faisaient la différence entre ceux que Balzac appelait "les haineux républicains", et ce patriote dont Marguerite Combes a pu dire qu'en 1830 encore "la liberté passionnait toujours avec la même force ce vieux Républicain de 1792." Pour finir remontons encore, avant 1792, avant même le 14 Juillet 1789, puisque, sous Louis XVI déjà Joseph Blin était animé par des sentiments que nous avons trouvés au "Globe". Il les tenait de son héritage familial. Fils de chirurgien, il avait commencé des études de médecine, comme son frère, François-Pierre, qui fut député à la Constituante, médecin en chef des armées, professeur de médecine et collègue de Guépin à Nantes, et qu'on disait "plus noir que les Noirs", tant il était préoccupé par le sort des esclaves et la gravité des maladies tropicales. Lui aussi, et de bonne heure, Joseph Blin réfléchissait au sort des pays colonisés, à l'esclavage des Noirs et aux conséquences du commerce international si actif au XVIIIe siècle à partir de nos ports de l'Atlantique. C'est pour cela qu'en l788 il était allé à Saint-Domingue. Il s'y trouvait au moment où la guerre prit fin en Amérique, engagé volontaire pour la deuxième fois dans les troupes qui devaient rejoindre La Fayette. Pendant ce temps, des princes allemands vendaient leurs sujets au Roi d'Angleterre pour combattre les Insurgés. Le mouvement scientifique Reçu en 1814 à l'Ecole Polytechnique, Bertrand refusa après les Cent Jours de servir le régime royaliste. Renonçant à cette école prestigieuse et aux carrières qu'elle ouvrait, il s'intéressa à la physique, à la géologie, "aux révolutions du globe" et à la médecine. Au "Globe", "il fut constamment pendant six ans le rédacteur scientifique et vraiment le rédacteur philosophique". Mais, il s'attacha surtout à "la manière dont nous recevons par la vue la connaissance des corps", au somnambulisme, au magnétisme, et à "l'Extase". C'est-à-dire "à la partie la plus incomprise jusqu'ici de l'histoire", — à "la prophétie" chez les Juifs, les païens et les chrétiens, "aux visions et aux miracles, depuis Mahomet jusqu'à Swedenborg, depuis Jeanne d'Arc jusqu'à Madame Guyon". Pour conclure, Leroux souligne la portée de ces recherches : 140 Je réunis ici les renseignements donnés par R. Kerviller dans Bibliographie (1889) et par P. Levot dans sa Biographie bretonne (1852). sa 61 L'établissement de toutes les religions a été accompagné de miracles ; toutes les annales des peuples en renferment : si tous ces miracles sont faux, l'humanité a été le jouet d'imposteurs. Si toute la partie miraculeuse de l'histoire n'est qu'imposture et chimère, l'humanité est bien criminelle d'un côté, et bien misérable de l'autre. Mais que devient alors la certitude ? Les plus profonds sceptiques, Bayle entre autres, s'étaient arrêtés devant cette tâche. […] La théorie de l'Extase, en dénouant ce noeud, rendra à l'humanité sa candeur et sa noblesse. C'est en disant à Hugo : "Mon fils, méfie-toi des Tables" qu'en 1858, en tête d'une étude De l'Extase et de la magie, Leroux a reproduit ces quelques pages A LA MÉMOIRE D'ALEXANDRE BERTRAND. Bertrand avait commencé ces recherches dans les hôpitaux et dans la "Gazette des tribunaux". Elles ont intéressé Charcot et l'école de Nancy, selon Michèle Ristich de Groote, pour des raisons scientifiques et cliniques. N'étant pas un des "éclectiques" qui ne s'intéressent qu'à une "spécialité", il était aussi proche du grand physiologue Geoffroy Saint-Hilaire que de Maine de Biran, le psychologue dont il était le médecin et l'ami. Le docteur Guépin savait que Leroux, s’il n'avait pas été "cloué au travail par les nécessités de la vie matérielle", aurait aimé mener des recherches médicales. Admiré par Geoffroy Saint-Hilaire comme "le plus logicien philosophe de son temps", Leroux ne ressemble en rien aux Illuminés qui admettaient, comme Lamennais et Schelling, "une vision infaillible et extatique, réservée aux initiés, inaccessible à la masse", et qu'ils appelaient "le théosophème, le mysticisme éminemment spéculatif ou théorique"141. Le 17 septembre 1822, à Paris, quand les quatre sergents furent guillotinés, Bertrand et M. Blin, son beau-père, ont sans doute réagi comme Leroux, qui vingt ans plus tard "[s]e rappelle avec horreur la journée où nous devions sauver les conjurés de la Rochelle et où nous ne les sauvâmes pas". Des têtes déjà étaient tombées par suite de "l'imprudence et de la légèreté" qui faisaient écrire en toutes lettres l'ordre exigeant "le fusil de munition avec la baïonnette et les vingt-cinq cartouches de calibre". En vain Leroux demandait à "[s]es complices", comme Buonarroti le faisait aussi, de "se servir de chiffres". C'est le malheur entraîné par cette défaillance qui semble avoir entraîné l'adoption du projet de Leroux : "transformer cette conspiration armée en conspiration pacifique ayant pour but de propager les idées qui en étaient l'âme". "Le Globe" devait être "un journal cosmopolite sous le rapport des informations qu'il devrait donner". L'Internationale de Buonarroti pouvait-elle ignorer ce projet ? En requérant contre les quatre sergents, M. de Marchangy parlait de "vingt nations" touchées par "cette épidémie morale, ces principes colportés par les promoteurs du désordre qui ne peuvent souffrir que les missionnaires d'une religion de paix et de concorde aillent restaurer, de la parole de vie, des moeurs énervées et une foi mourante"142 .En 1821, la Charbonnerie française avait adopté les "principes" qu'Arthur Lehning nous a rappelés : "La liberté est le droit imprescriptible de tous les hommes. Ils naissent égaux devant la loi. La souveraineté réside dans le peuple et tous les devoirs émanent de lui". Vingt ans plus tard, Leroux écrit dans le premier numéro de la Revue indépendante : "Les hommes qui gouvernent la France ont professé en société avec nous des principes que nous professons encore". En janvier 48, il redira dans son dernier article à la Revue sociale : "ces gouvernants, ceux qui ont formulé avec nous cette politique de la liberté de penser, de la liberté d'écrire, de la liberté des écoles, de la liberté des sectes, de la liberté des cultes", ont oublié que "la liberté, de 1825 à 1830, le Globe n'eut pas de caractère plus saillant". 141 Cité par Oscar Haac, Lamennais philosophe, "Cahiers mennaisiens" n° 29, 1995, p. 35. 142 Plaidoyer de M. de Marchangy, avocat général à la Cour de Paris, 29 avril 1822, devant la Cour d'Assises de la Seine. 62 En évoquant la mémoire de Bertrand, en 1858 comme en 1835, Leroux oppose à toutes ces désertions la constante fidélité du savant. Le but était d'abolir "les frontières qui séparent les hommes" ; il fallait donc, Leroux l'explique en 1843, "tenir ses lecteurs au courant de toutes les découvertes faites dans les sciences et dans toutes les branches de l'activité humaine, chez les principales nations". Voilà pourquoi Bertrand et lui eurent "l'idée d'intéresser la société aux travaux des savants, de mettre les savants en présence du public. Le célèbre Cuvier, qui dominait en maître l'Académie des Sciences, nous opposa le plus vive résistance, et fit voter par cette assemblée des lois draconiennes pour bannir des séances notre ami." Tenace, Bertrand finit par l'emporter. Malheureusement, "il mourut jeune en combattant la misère. Au début de 1830, allant l'hiver porter du secours à un malade, il fit une chute sur la glace." Suivit une cruelle maladie143 . Surmené, affaibli, il fut "admirable dans le malheur, dans la pauvreté et dans la mort". Leroux ajoute : "Nous avons révéré Dieu en lui, et nous nous sommes dit sur sa tombe que la vertu n'est pas un vain mot". Distinguons ici deux domaines, et parlons d'abord de politique. En juillet 1830, Stendhal arrive à Paris, tout heureux de voir flotter en haut des tours de Notre Dame le drapeau tricolore, et il va voir le général La Fayette. Fazy, lecteur du "Globe" comme Stendhal, arrive de Genève pour conférer avec le général La Fayette. Admirateur de Leroux comme Fazy, Stuart Mill de Londres avait "volé à Paris", selon sa propre expression, pour y rencontrer "les chefs les plus avancés du mouvement populaire". Edouard Gans dira bientôt à Hegel que le prestige du salon de La Fayette est égal au prestige de "l'ancien Globe". Arrivent de Gênes, de Varsovie ou de Cologne d'autres lecteurs du "Globe", Mazzini, Mickiewicz, Heine et Börne, journaliste de "la Balance". A Saint-Pétersbourg, le jeune Herzen jure d'imiter l'héroïsme de Pestel, le conspirateur décembriste dont Leroux déplore le destin. Mais voici le moment de nommer aussi deux républicains de l'Ouest de la France, tous deux docteurs, le vendéen Benjamin Clemenceau, qui se conduisit en héros sur les barricades de 1830, et le breton Ange Guépin, né à Pontivy, abonné au "Globe", puis à la "Revue encyclopédique". Il animait "l'Association républicaine de l'Ouest, Rennes et Nantes", qui "adhéra à la Société des Droits de l'Homme sous l'influence de Pierre Leroux et Jean Reynaud". Dès 1832, avec quelques amis nantais, il était fiché par la police comme "républico-saint-simonien"144. C'est probablement Benjamin Clemenceau qui a laissé à son fils Georges les ouvrages de Pierre Leroux que Jean-Baptiste Duroselle145 a vus dans sa bibliothèque : De l'Humanité (1845, 2 volumes), Discours sur la situation actuelle de la Société (l847, 2 volumes), Malthus et les économistes ( Boussac, 1849). Emprisonné sous l'Empire pour délit de presse, Georges Clemenceau a écrit Les martyrs de l'Histoire, sans savoir que le premier "désir" de Leroux, typographe et membre de la Fédération bretonne, avait été d'"affranchir la presse". Mais en 1896, quand il suivit son ami Martin Nadaud au Comité pour le monument de Leroux, et qu'il dit : "Leroux refusa toujours d'entrer dans la société bourgeoise", il remarquait probablement une ressemblance entre son caractère d'éternel opposant et celui de Leroux. Rapporté par le fils de Leroux, un trait l'avait frappé : peu avant la chute de Charles X, quand presque tous les rédacteurs du Globe étaient déjà 143 Marguerite Combes se trompe, je crois, en affirmant que Roulin était le meilleur ami de Bertrand, et que celui-ci n'a pas longtemps souffert de cette chûte, survenue selon elle en 1831. 144 J'emprunte beaucoup à la thèse (Nantes 1964) de M. Guy Frambourg sur Un philanthrope et démocrate nantais, le docteur Guépin. 145 Il m'a très aimablement écrit cela. Mais, en pensant probablement que Leroux n'intéressait personne, il n'avait pas cru devoir dans son admirable biographie de Clemenceau parler de ces oeuvres de Leroux comme il fait pour celles de Proudhon qu'il a trouvées dans cette même bibliothèque. 63 acquis à Louis-Philippe, Talleyrand avait voulu faire entrer Leroux, codirecteur de ce journal, dans le complot. Il l'invita à venir, et Leroux ne vint pas. Il alla au "Globe " et demanda à être reçu. Le Républicain Leroux refusa, et le Républicain Clemenceau appréciait ce refus. Quand il était entré au Lycée de Nantes, en 1853, le Second Empire venait d'être proclamé. Mêmes études que quarante ans auparavant, même discipline, même surveillance exercée sur les mauvaises têtes qui n'aiment pas Talleyrand. En 1851, il avait vu son père, "chargé de chaînes", partir en déportation pour l'Afrique. En 48, à Nantes, après la Révolution de Février, Benjamin Clemenceau était ami d'Ange Guépin, Commissaire de la République. Plus loin encore, Juillet 1830 apparaissait à Georges Clemenceau comme "une glorieuse épopée", dont les dreyfusards continuaient l'héroïque tradition. Et son père, qui avait été son véritable maître, ressemblait beaucoup à Joseph-Marie-Jacques Blin, dont le père avait été maître en chirurgie. Talleyrand, au rebours, était le prince des diplomates. Après avoir fréquenté les principales cours d'Europe durant le Premier Empire et la Restauration, il préparait, comme on le voit dans la Comédie Humaine, l'avénement de la famille d'Orléans. Il avait très vraisemblablement lu dans "le Globe" ce que Leroux disait en 1829 De Napoléon , et déjà, en 1827 De l'Union européenne. Invoquer "la liberté, la science et l'industrie", en parlant de "décentraliser les empires", cela inquiétait Talleyrand autant que Chateaubriand, ambassadeur du Roi de France à Rome. Cela intéressait Hegel, et beaucoup plus encore Stendhal, "Milanese". En 1815, au retour des fleurs de lys, il avait "cessé d'être Français" et avant la parution du "Globe" il ne lisait que des "magazines à l'anglaise" comme l'"Edinburg Review". Mais ce n'est pas pour comploter contre le Roi de Prusse que Gans rendait visite au "Globe" et ensuite à La Fayette. Ancien élève et ami de Hegel, éditeur de ses Leçons sur la Philosophie de l'Histoire, il représentait aussi un autre Européen éminent, également passionné par le Globe, mais indifférent aux bouleversements de l830 : Goethe. C'est "au nom de la Très Sainte et Indivisible Trinité" que cinq Rois avaient conclu la Sainte Alliance du Trône et de l'Autel. "Le Globe" (Stendhal le dit en 1830 dans Le Rouge et le Noir) était l'ennemi mortel de cette Sainte Alliance, de sa Congrégation secrète et de la création en six jours. Donc, contrairement à ce que voulaient Rémusat ou Guizot, "le Globe" n'était pas seulement un journal politique. En le désignant comme "journal littéraire", Leroux et ses amis gardaient à cet adjectif l'extension et la plénitude de sens que l'éclectisme de la Sorbonne et le romantisme de Hugo allaient ruiner. Hostile à "la fragmentation indéfinie des connaissances", partisan du travail d'équipe et de l'association, Leroux allait bientôt reprendre à Diderot l'idée d'une Encyclopédie. Et voici l'autre des deux domaines où "le Globe" a gagné la guerre. Balzac les réunit dans Illusions perdues (1839) : une très importante "école morale et politique" préconise "la fédération européenne" et présente le Christ comme "le divin législateur de l'Egalité". Elle est née quinze ans plus tôt, à partir d'un simple journal. Elle a pour guides deux "savants" : le "profond philosophe" qui critique tous les systèmes en les comparant à la doctrine de "l'HUMANITÉ", et Geoffroy Saint-Hilaire, "le panthéiste que l'Allemagne révère" depuis qu'il a triomphé de Cuvier. Or la défaite de Cuvier a enthousiasmé Goethe beaucoup plus que la victoire de Louis-Philippe. Poète et savant naturaliste, il avait deux excellentes raisons de voir dans "le Globe" "une ère nouvelle de la critique française". Il jugeait les rédacteurs "fins et délicats, bien différents des savants allemands qui se croient toujours tenus de détester ceux qui ne pensent pas comme eux", mais il admirait particulièrement ceux qu'on a oubliés, Alexandre Bertrand à cause de ses chroniques scientifiques, et Pierre Leroux à cause de son article sur la Poésie de style (1829). En disant de Bertrand : "L'histoire s'ouvrant devant lui, il découvrait de siècle en siècle des faits du 64 même genre", Leroux énonçait ce qui fut commun à leurs deux découvertes. Lui, contre l'Académie Française qui croyait que les littératures anglaise et allemande n'étaient pas classiques, il faisait voir que dans "l'Art symbolique" une filiation existe entre Virgile, Rousseau, Byron, Goethe et Jean-Paul Richter 146. Et c'est pour cela que Goethe, Platen et Henri Heine ont admiré dans le Globe "l'unité de la littérature européenne", "l'unité de la littérature mondiale", Heine recourant même au mot Vaterland pour dire (en haine de l'antisémitisme) son patriotisme européen147. Goethe jugeait sévèrement notre Académie des Sciences, jusqu'en 1830. Cette année-là, "Bertrand travaillait fébrilement jusqu'aux derniers jours pour nourrir sa famille. Ne pouvant pas écrire luimême", nous dit Leroux, il dictait ses feuilletons. C'est grâce à lui, grâce au "Globe", que Goethe eut la joie d'apprendre qu'à l'Académie des Sciences Cuvier avait eu définitivement le dessous, à cause des remarques faites par Geoffroy Saint-Hilaire à propos d'un mémoire rédigé au terme d'une mission en Amérique du Sud par un de ses disciples, le docteur Roulin, beau-frère de Bertrand et lui aussi ancien membre de la Charbonnerie, Sur les changements dans les animaux domestiques transportés dans le Nouveau Monde. Aussi, en 1831, "Goethe briguait les suffrages français", et Geoffroy Saint-Hilaire présentait cette candidature à cette Académie en disant : "C'était différent autrefois"148. Autrefois, ni l'Empire ni la Restauration n'aimaient "les théories subversives". Marguerite Combes le rappelle lorsqu'elle dit que "le monde scientifique était tout entier rangé sous l'autorité de Cuvier" et que Geoffroy Saint-Hilaire était "seul à affirmer une voie non interrompue de générations et de modifications successives". Sous la Monarchie de Juillet, sa théorie des "transformations" continuait à effrayer ce que Leroux appelle "les castes". Analyse, Discontinuité et Hiérarchie étaient toujours les mots d'ordre du haut clergé et des hauts fonctionnaires que Jaurès appellera "les barons de l'Université orléaniste" : séparation entre les Saintes Ecritures et les autres ; séparation, dans les Belles Lettres, entre les "hautes humanités", grecques, latines, françaises, d'une part, et d'autre part les autres littératures ; en Morale, domination de l'école éclectique dirigée par Victor Cousin, prochain Ministre de l'Instruction Publique ; et donc, en Sciences, mépris pour l'"Encyclopédie nouvelle" où Leroux publie en 1838 sa Réfutation de l'Eclectisme. Alors, Balzac va dire : "La science est une", en reprochant à l'Académie des Sciences Morales et Politiques, en 1840, de ne pas appeler à elle "MM. de Lamennais et Pierre Leroux, profonds penseurs qui remuent leur siècle". Quand Sainte-Beuve dit que "Leroux écrit comme un buffle qui patauge dans un marais" et que "nous ne sommes pas synthétiques, comme disent les Allemands", Balzac répond que "M. de Sainte-Beuve est un homme incomplet". Récemment, enfin, la troisième édition de la Comédie Humaine à la bibliothèque de la Pléiade fait une allusion à l'article de Leroux sur Bertrand (Alexandre), mais à contre-sens, en confondant Leroux avec Louis Lambert. Et en occultant le moment où, de l'aveu de Balzac, "tout a changé". Cessant de croire Fabre d'Olivet et de se moquer des "globistes" comme il faisait dans L'illustre Gaudissart, l'auteur d'Un grand homme de province à Paris devient, selon son expression, "une intelligence bifrons". Lorsqu'il célèbre, sous le pseudonyme de Léon Giraud, "le savant intrépide, le travailleur consciencieux", le fondateur du journal qui fait connaître en Allemagne la victoire de Geoffroy Saint-Hilaire sur la "science analytique" de Cuvier, Balzac associe l'un à l'autre les deux maîtres qui unissaient l'histoire naturelle et l'histoire des religions. En suivant de loin, comme Michelet dans Le Peuple, comme Guépin dans La Philosophie du socialisme, l'exemple que donnait George Sand. 146 Mon article Philosophie de l'histoire littéraire européenne selon Pierre Leroux, in Lendemains, n° 37, Berlin 1985. 147 François Fejtö, Henri Heine, 1946 et réédité (Orban 1981). 148 Je renvoie sur tout cela au récit de Marguerite Combes. 65 "Le socialisme, c'est la doctrine républicaine" (Pierre Leroux) En 1839, les lecteurs de la Comédie humaine découvrent, traduit en roman, ce que les étudiants allemands apprendront l'année suivante dans le Brockhaus Lexikon : il y a deux philosophies de l'histoire, celle de Hegel, qui s'inspire d'une tradition, et celle de Leroux, qui s'inspire d'"une autre tradition : la foi du XVIIIème siècle dans le progrès, Condorcet, la Révolution française, Saint-Simon und die Egalité”149. Intraduisible dans l'allemand de cette époque, ce dernier mot figure en français dans ce Dictionnaire qui est l'équivalent de notre Larousse. En 1842, Leroux écrit dans la "Revue indépendante" : "Que devons-nous faire, nous qui sommes les serviteurs de la Révolution française ? Nous devons nous attacher à l'Union européenne". Et il montre, en accord avec son ami Henri Heine, que l'Europe ne peut pas se faire sans une alliance philosophique entre "le peuple qui a produit Descartes et le peuple qui a engendré Leibniz". A ce moment-là, deux admirateurs de George Sand se rencontrent fréquemment, Balzac, grand lecteur de l'Encyclopédie nouvelle , et Heine qui tient Leroux pour "le plus grand philosophe français" et cette Encyclopédie pour "la digne continuation du colossal pamphlet de Diderot". Plus encore que Balzac, c'est à Thiers 150 que Guépin s'oppose, quand il écrit que "la France doit donner à l'Europe l'image d'une République véritable". Il ne nomme évidemment pas Leroux151 lorsqu'il dit que "les faiseurs de système, Saint-Simon, Buchez, Enfantin, Fourier, Cabet, n'ont obtenu que des résultats dérisoires. Ils croyaient avoir trouvé un secret pour sauver l'Humanité". En 1849, quand Leroux disait à l'Assemblée Nationale : "Le socialisme, c'est la doctrine républicaine", Guépin s'opposait avec lui à ceux que Pauline Roland appelait "les matérialistes dialecticiens". C'est-à-dire aux disciples de Proudhon dont Guépin dit fort bien qu'il "importe chez nous le germanisme". Vingt ans avant les antiblanquistes, il écrit : "Aux provinces les intérêts provinciaux, aux cantons les intérêts cantonaux, aux communes les intérêts communaux". Non point par fédéralisme proudhounien : c'est avec "les rédacteurs de la Revue sociale et ceux de nos amis qui dirigent les associations et les corporations ouvrières de la capitale" que ce professeur à l'Ecole préparatoire de médecine de Nantes s'affirme solidaire, c'est pour cela qu'il est dénoncé comme "le chef de l'école communiste de Nantes" et qu'il se voit "excommunié de l'Université" en 1851, dix mois avant le 2 Décembre152. Ici, relions entre eux les principaux moments de cette histoire. C’est à Guépin que Pauline Roland avait adressé en 1850 ses réflexions sur les Associations ouvrières. Quinze ans plus tard, Léodile Champseix (André Léo) s’informera auprès de lui. Il était l’ami fidèle de Charles Lemonnier, ancien saint-simonien comme Pauline Roland, qui en 1869, à Bâle, présente un rapport au Congrès de l'Internationale. Exactement comme Desmoulins onze ans plus tôt, 149 Je remercie le Dr. Hans Pelger, directeur du Karl-Marx-Haus de Trier, qui m'a communiqué ce renseignement. 150 Du "National". 151 Marx faisait de même, en 1843, quand il condamnait les utopistes socialistes et communnistes. 152 En 1870, à Nantes, il offrit un dernier asile à Leroux épuisé après le siège de Paris — "pas de linge, pas de vêtements, mal logé, sans feu, sans argent et malade". De retour à Paris, Leroux meurt pendant la Commune. Guépin, comme beaucoup des amis de Leroux, ne fut "ni Communard, ni Versaillais".Comme Leroux, il était membre du Grand Orient. Ils avaient comme amis communs Pauline Roland, Victor Schoelcher et Charles Fauvety. Guépin a été loué par Jules Ferry, par Benoît Malon, par le père de Clemenceau et par le père de WaldeckRousseau, et par trois historiens dignes de foi, Georges Weill, D.Halévy, Georges Duveau. 66 Lemonnier souhaite l'alliance de l'Association Internationale des Travailleurs et du Congrès de la Paix, en proposant comme programme "les Etats-Unis d'Europe, l'idée de République fédérale, et la liberté, — liberté de l'individu, du suffrage, de la presse, liberté de réunion, d'association et de conscience, liberté du travail sans exploitation”153. A la même époque, Varlin154, Vermorel et Serraillier affirment que l'Etat ne doit pas "intervenir dans la formation d'une société nouvelle", mais qu'il doit insérer dans la loi toutes les mesures nécessaires pour la protection des travailleurs, et intervenir pour protéger la liberté des contrats, la liberté des transactions, et aussi pour empêcher le despotisme et la licence qui, sous prétexte de liberté des contrats, détruiraient toute liberté et la société toute entière". C'est ce que Leroux disait à l'Assemblée, le 30 août 48, ce qu'il publiait en 1849 en réfutant l'anarchisme de Proudhon. Romantisme et socialisme En 1992, afin d'"être pleinement lui-même", le Parti socialiste a souhaité "réhabiliter le courant qui va de Leroux à Jaurès". Même recherche d'identité, depuis 1993, à la "Société des études romantiques et dix-neuviémistes". Elle avait enseigné que "l'âge romantique couvrait en fait l'ensemble du XIXe siècle". Elle hésite. Elle demande : "Cette idée vous paraît-elle encore valable ? Quels sont les apports propres du XIXe siècle à l'histoire de la culture qui vous paraissent encore valables ?" En 1995, deux parutions ont renouvelé cette histoire : les Carnets de Joseph Mairet, pour ce qui concerne le mouvement ouvrier, et nous verrons cela tout à l’heure, à propos de 1848. Et le maître-livre155 où M. Jean-Jacques Goblot écrit qu’en 1830, "Leroux dépassait prophétiquement l'horizon" qui bornait la vue des autres rédacteurs du "Globe". Grâce aux travaux de JeanPierre Lacassagne puis de J.-J. Goblot, on lui attribue désormais nombre d'articles non signés. Du même coup, on devine nombre d’affinités et de prolongements. En Juillet 1830, l’enthousiasme de Leroux révélait au public la profondeur des désaccords qui l'avaient depuis six ans opposé à Cousin et à Dubois. Le renom de ces deux orléanistes a éclipsé les mérites d'Alexandre Bertrand, de Charles Magnin, de Marcelin Desloges, de Sainte-Beuve, de Théodore Jouffroy, dont Leroux approuvait dans leurs différents domaines les vues novatrices. Dix ans avant de publier Eclectisme et Egalité, il contredisait déjà, de différents points de vue "anthropologiques", le spiritualisme universitaire156 et les “économistes" partisans du Laissez faire. Il regroupait en effet les résultats d'études cliniques, historiques, géographiques ou économiques. En disant que "notre intelligence n'est pas à nous", il résumait à la fois ce que lui apprenaient les recherches du docteur Bertrand sur des cas singuliers d'aliénation, d'extase, de sommeil, etc., et les conclusions générales de sa propre étude De l'esclavage et de la situation dans les colonies : "Les penseurs croient traîner après eux l'univers, alors que c'est le monde qui donne l'impulsion à la 153 Je renvoie à la thèse de G. Frambourg sur Guépin. 154 Varlin, trente ans, Vermorel, vingt-neuf ans et Serraillier, trente et un ans, sont "les jeunes, enthousiastes de la liberté" dont Elisée Reclus a dit qu'avec "de vieux routiers des révolutions antérieures" [Gustave Lefrançais par exemple] ils composaient la minorité indemne "des contagions de la folie gouvernementale et des accès de romantisme jacobin". Vermorel et Varlin seront tués. C'est leur mémoire que Pindy, Lefrançais, Malon, Renard défendront auprès de Fournière, de Descaves, de Jaurès. C'est à eux que pensait encore Reclus, en 1906, en maudissant la "sélection à rebours" qui a fait périr "les hommes trop hauts de pensée et de vouloir". Navré de voir que "le socialisme a cessé d'avoir son caractère généreux, dévoué, humanitaire", il demandera : "Pourquoi ?", et répondra : "C'est à la tête qu'on l'avait frappé". 155 La jeune France libérale, Le Globe et son groupe littéraire 1824-1830, auquel j’emprunte beaucoup de ce qui suit. 156 que le marxisme appelle idéalisme. 67 pensée". Or, en Europe, "les classes laborieuses sont condamnées à la même ration que les esclaves des colonies anglaises". Neuve, en France, dans "le Globe" du 20 septembre 1828, cette idée avait déjà été annoncée par des articles où Leroux écrivait que "l'on devrait se donner la peine d'examiner la situation physique et morale de ces neuf dixièmes de la nation", les paysans et les artisans, et que "la classe ouvrière, celle d'où émanent l'existence, l'aisance et la force sociale, est tenue malheureusement parmi nous dans un état d'abrutissement et d'ignorance". Mais Leroux dépassait aussi la querelle des romantiques et des classiques. Ami de Hugo et de SainteBeuve, il refusait comme eux le primat de l'abstraction, qui fait que "chez les démocrates, le sentiment de la forme est en général trop peu apprécié", mais il les mettait en garde contre "le matérialisme littéraire" qui privilégie la sensation et mène à l'Art pour l'Art , c'est-à-dire à "l'art pour l'artiste". Surtout, il appréciait aussi bien les poètes anglais et allemands que les poètes grecs et latins, et c'est en connaissance de cause qu'il jugeait excessives les louanges décernées par la tradition scolaire à l'Antiquité. En ripostant que “la civilisation grecque et romaine était fondée sur l'esclavage", il ne pensait pas seulement, comme plus tard les marxistes, à l'économie politique et à la lutte des classes :"ici encore, comme l'écrit J.-J. Goblot157, Leroux allait plus loin que les critiques du Globe. Il évoquait les travaux des orientalistes. Et donc les douleurs des peuples colonisés. Pour Jouffroy au contraire, "la lutte du monde barbare et de la Grèce, c'est le fond de l'histoire de l'humanité", parce que pour lui, au XIXe siècle encore, "le salut du monde" dépendait des grandes puissances, et donc d'"une élite d'hommes", pédagogues et gouvernants de France, d’Angleterre et d'Allemagne. Maître à penser du journal qui instruisait cette élite, "Jouffroy ne dépassait pas les limites étroites de l'européisme traditionnel". La grande idée de Leroux, c'était l'association des peuples et il portait un intérêt particulier "aux filiations et aux rapports entre les grandes traditions religieuses, gage de l'unité spirituelle de l'humanité", J.-J. Goblot écrit cela en signalant un article sur le Coran que Leroux fit paraître le 4 août 1826. Et la question des survivances esséniennes dans l'Arabie et dans le mahométisme était posée par Silvestre de Sacy, en 1826, avant d'être posée par Aloys Sprenger158. En mourant, en 1830, Hegel apercevait seulement un peu159 de l'horizon qui était dépassé par Leroux, dont personne160 ne pouvait deviner l'éclatante supériorité. Elle allait lui attirer des envieux. Bientôt, devenus ministres alors qu'il n'était même pas fonctionnaire, ses anciens collaborateurs s'efforcèrent de "l'annihiler”. Ce mot de Nadaud et l'enthousiasme de George Sand “vénér[ant Leroux] comme un nouveau Christ” semblent ridicules parce que Proudhon passe pour un auteur sérieux et qu'un mot de lui a fait croire que Leroux, comme certains théosophes, prêtait une origine pharaonique à Jésus essénien. Or, un siècle avant les fouilles dans les grottes de Qoumran, Leroux affirmait l'influence de la communauté bouddhique sur la communauté essénienne et sur l’Evangile. Voilà ce que Dupont-Sommer a appelé en 1981 “une révolution qui renouvelle l’un des problèmes fondamentaux de l’histoire humaine”, après avoir combattu “l’essénophobie de la plupart des historiens du judaïsme et du christianisme primitif"161. Du 157 Qui de même, bien des fois, en conclusion des différents chapitres, note l'importance, "ici encore", de ce que Leroux en a dit, sans signer de son nom . 158 En remerciant Emile Poulat et Jacques Wiroth, je renvoie à Die Essener in der wissenschaftlichen Diskussion, par Siegfried Wagner, in “Beihefte zür Zeitschrift für die Altetestamentliche Wissenschaft”, 1960, pp. 189 sq. 159 Le côté saint-simonien. 160 Ne serait-ce qu'en raison des articles non signés. 161 Dupont-Sommer, Les écrits esséniens découverts près de la Mer morte (Payot, 1990, p. 137). 68 temps de Leroux, le clergé et les positivistes étaient encore bien plus intolérants. En 1995, trente textes "introuvables en librairie" ont été rassemblés dans Philosophie, France, XIXe siècle. Disant que "longtemps, les philosophes français du XIXe siècle ont été injustement rejetés", trois professeurs de philosophie n'hésitent pas à renvoyer dos à dos l'injustice de Léon Daudet et celle de Louis Althusser. Quelques pages de George Sand, de Michelet, d'Edgar Quinet et trente pages de Leroux, extraites du Discours aux philosophes, ne suffisent pas pour représenter dans les mille seize pages de ce recueil l'immense travail collectif dont Leroux fut l'animateur. Mais une de ses principales idées sort de l’ombre , puisque le texte de Taine sur “le plus grand de tous les événements de l'histoire" figure à côté de celui où Renouvier souhaitait une rencontre entre les deux mouvements qui étaient sortis de deux innovations séparées par des siècles et des déserts. En se moquant de Leroux et de son “Jésus talapoin”, Proudhon faisait rire Marx, Victor Cousin et Sainte-Beuve. Sainte-Beuve se considérait comme "le cornac du romantisme", et l’Encyclopédie reprochait à sa méthode de n'être pas philosophique. Lorsque Proust a écrit Contre Sainte-Beuve, Sainte-Beuve était encore le maître de la critique, aussi bien dans la Sorbonne de Lanson que chez les ennemis de la Sorbonne, à l'Action Française. Cousin était directeur de l’Ecole Normale Supérieure quand Leroux accusait ce “Grand Séminaire de l’Université” de continuer à remplir le but pour lequel Napoléon l'avait fondé : diffuser, au lieu de l'esprit républicain, l'éclectisme, en privilégiant "les liens étroits d'une nationalité égoïste", "la fragmentation indéfinie des connaissances", la manie individualiste de la méthode monographique, "le despotisme des intellectuels", le romantisme "individualiste" et "la poésie des littérateurs, ce qui plaît aux riches". Après la deuxième guerre mondiale, ces défauts ont été condamnés par deux excellents historiens amis de la France, un Allemand, ErnstRobert Curtius et David-Owen Evans, qui avait enseigné à Oxford et à Delaware (USA) avant d'enseigner à Victoria (Canada). Tous les deux remontaient jusqu'en 1830. Depuis cette date, disait Curtius, notre histoire littéraire est "pétrifiée" par la domination de doctrinaires, de La Harpe à Brunetière, et "engourdie" par "l'interférence d'idéologies politiques"162. Balzac avait été traité de “fasciste” par la critique française. Curtius déplorait cela. Qu’aurait-il dit quand la critique française a glorifié Balzac comme annonciateur de Marx ? Quant à Evans, il souhaitait une "inédite Société des Nations" pour accueillir ceux, prosateurs ou poètes, qu’ une France dualiste, "cartésienne" a bannis avec "le seul critique littéraire, le seul philosophe qu'il y ait eu parmi les socialistes, Pierre Leroux"163 . En faisant abstraction de Pierre Leroux, l'Université parisienne attribuait beaucoup trop d'importance à ses rivaux, Fourier, Lamennais, Marx, Comte, Herzen, Mazzini, Proudhon, Tocqueville, etc., dont la plupart étaient ses débiteurs. Et d'autre part elle faisait tort aux grands esprits qui ont reconnu son mérite, à quatre d’entre eux surtout, George Sand et les trois grands critiques qui ont vanté l'association littéraire de Pierre Leroux et de George Sand : Heine164 , 162 La littérature européenne et le moyen-âge latin (1947 et 1956 pour la traduction en français). 163 C'est en 1948 qu'il fit paraître à Paris Le socialisme romantique, Pierre Leroux et ses contemporains. Depuis 1991 son éloge a été fait par son meilleur disciple, l'auteur de Jean Reynaud, un encyclopédiste de l'époque romantique, David-Albert Griffiths, dans Penseurs anglais et américains, lecteurs de Leroux, Bulletin n° 9 des Amis de Pïerre Leroux (1991), p. 91 et 92. 164Henri Heine a reproduit dans Lutèce (Paris, 1855), aux pages 365-380, ce qu'il avait écrit le 25 juin 1843 sur Leroux et Cousin. Mais la dose d'ironie est si forte que l'on risque de mal comprendre ce qui concerne la mutilation d'un écrit de Jouffroy (mutilation dont Leroux venait d'accuser Cousin) et le rapprochement que fait Heine entre cette accusation et celle qu'il avait pour 69 Vissarion Biélinski et Balzac. Malheureusement, lorsqu’Evans s'est insurgé contre la Sorbonne, il ne pouvait pas se libérer de la terminologie scolaire. En distinguant de la façon la plus nette "le romantisme individuel et le romantisme social", il était bien obligé de se servir du même mot pour désigner ces deux contraires. Mot équivoque, et donc très confuse alliance de mots dans le titre de son livre Le socialisme romantique, Pierre Leroux et ses contemporains. Léon Cellier lui aussi s'évadait du conformisme français en désignant Consuelo et Les Fleurs du mal comme les deux sommets de la littérature mondiale. "Romantisme humanitaire", disait-il, en précisant "social et religieux à la fois", ce qui caractérise fort bien "l'école de Pierre Leroux. De fait, pour se distinguer des "chrétiens", il disait : "Je suis humanitaire, et à partir de 1845, ayant bien défini le mot, il écrivait dans la "Revue sociale" : "Socialistes, nous le sommes". Mais il ne se sentait pas romantique, il n'était pas romantique. L' Intelligentsia russe avait compris cela. Le 7 novembre 165 1842 , Biélinski écrivait :"Je me sens tout autre ; pour moi, désormais, les convictions sont tout. [...] J'ai abjuré le romantisme, qui permet à l'individu de penser noblement et d'agir détestablement". Il lisait Consuelo et De l'Humanité"166 , et il vénérait Piotr le Rouquin "comme un nouveau Christ". Le romantisme, où il voyait dualisme et duplicité, lui semblait diamétralement opposé aux convictions qu'il appelait socialistes et qu'il allait proclamer dans sa Lettre à Gogol : "Le Christ le premier a fait connaître aux hommes l'Evangile de la Liberté, de la Fraternité et de l'Egalité, et cet enseignement fut le salut des hommes." C’est la lecture publique de cette Lettre qui en 1849 entraîna la condamnation à mort de son ami Dostoïevski. Mais l’historiographie et la slavistique françaises ont attribué à Marx la découverte du continent "tout autre" que l'on plaçait au dessus du romantisme, et englouti Dostoievski dans les basfonds romantiques, fouriéristes ou chrétiens. La critique soviétique avait hissé Biélinski presque aussi haut que Feuerbach et le jeune Marx. Et la critique "libérale" anglo-américaine disait avec Isaiah Berlin167 que Biélinski a "créé la critique sociale en littérature non seulement en Russie, mais peut-être même en Europe". Nicolas Berdiaev, Alexandre Koyré, Arthur Lehning, Alain Besançon, Paul Bénichou, René Girard, François Furet, Tony Judt, Soljénitsyne etc.,et leurs lecteurs sont dupes eux aussi d’une histoire littéraire qui a censuré la "révélation" dont Biélinski s'émerveillait en 1842 en lisant la revue dirigée par Leroux où paraissait Consuelo. Notre histoire littéraire avait favorisé “ce qui plaît aux riches”, le théâtre, le lyrisme, l'imaginaire, "la sentimanie" exécrée par Stendhal, les Méditations de Lamartine, les Nuits de Musset, et la Tristesse d'Olympio, tout ce que Leroux appelait "l'épopée romantique de l'individualisme sentimental" , en y rangeant René, Corinne, Obermann, Adolphe, Amaury et Lélia. Mais précisément George Sand lui demandait “de corriger Lélia non pas typographiquement, mais philosophiquement”. “Guérie, transformée, convertie” selon ses propres expressions, elle allait dire “Consuelo, c’est Lélia éclairée”, et tout au long des grandes années (1837-1847) de la propagande démocratique et humanitaire, donner l’exemple de l’association sa part lancée contre Hegel. Tout ce texte attend qu' on le commente en se reportant à l'article d'Albert Gazier, Un manuscrit de Jouffroy falsifié et mutilé à l'instigation de Cousin, RHLF,1925, p. 588 165 Arthur Lehning, Michel Bakounine et les autres (1978),pp. 90 et 91, lettre déja partiellemnt citée en 1895 dans la "Revue socialiste" 166 Ceci m' a été appris par Françoise Genevray, Femme, Humanité, une lecture russe de George Sand, Actes du colloque L'Europe une et indivisible (9ème Bulletin des Amis de Pierre Leroux, 1992) 167 Maîre mondial de la slavistique Les Penseurs russes ,1979 en anglais, et p. 200 de la traduction en français (1983) 70 littéraire168. Elle entraînait Balzac et Baudelaire sur la voie de ce qui était appelé "éclectisme poétique" dans l'Encyclopédie nouvelle après avoir été appelé style symbolique dans "le Globe". Cette innovation, cette rénovation n’était appréciée ni par les romantiques ni par leurs rivaux, que Péguy appelle “les antiromanciers”. A commencer par Proudhon, qui réunissait dans le même dédain "nos romantiques et nos romanciers". Et par Auguste Comte, acharné contre "les ravages que l'anarchie romantique imposait au coeur féminin", et en particulier contre "George Sand, "le mauvais génie de son sexe" non seulement au temps de Lélia, mais ensuite quand elle devint comme elle disait “le vulgarisateur de la seule philosophie qui parle au coeur comme l’évangile”. De tous les admirateurs de Comte, Lanson à gauche, Brunetière à droite, Maurras a été le plus méchant contre “la romantique française”, “corruptrice” 169d’abord parce qu’elle était “corrompue par la barbarie slave qu’elle avait dans le sang”, et ensuite à cause du “romantisme féminin” que lui avaient transmis les Lamennais, les Quinet, les Michelet, les Leroux. Mais le catholicisme lui aussi condamnait George Sand parce qu’elle a écrit en 1862 : “Demandons que tout chemin mène Rome à Dieu”. Même Paul Bénichou, dans Le temps des prophètes (1977), a passé sous silence la femme supérieure que Mazzini appelait “l’Européenne”. Osant faire écho aux appels lancés par les dissidents d'URSS, rendant Comte et Marx responsables d’“une inhumanité sans précédent", reconnaîssant que Leroux a beaucoup contribué à la fondation de "la démocratie socialisante partout où elle a réellement existé", Bénichou se cantonnait dans l'histoire littéraire de la France, sans la relier assez à l'histoire sociale. Son principal mérite 170 était d’avoir défini comme romantiques ceux qui veulent se sacrer et se consacrer eux-mêmes, comme Bonaparte l'avait fait. Et qui donnent à leur génie le pas non seulement sur les règles "classiques" (hiérarchie des genres littéraires, merveilleux païen, trois unités, etc.) mais sur toutes les lois rationnelles élaborées par les savants et les philosophes depuis "la fin du XVIIIème siècle", date selon Bergson, de la "rénovation morale" qui tend à "substituer, entre nations comme entre personnes, le régime du droit à celui de la force", afin que des "nations libres [puissent] forger ensemble l'armature d'une humanité nouvelle". Le romantisme s’opposait à cette rénovation. Il s'agissait d'effacer 89. Soit à la suite des Théocrates et des cinq Rois qui s'engageaient, "Au nom de la Très Sainte Trinité", à assurer l'alliance du Trône et de l' autel, le pouvoir temporel du Pape, la création en six jours, etc. Soit avec Fourier, qui se proclamait "Suzerain du romantisme", en proposant "une voie d'écart absolu" et en promettant "l'omniarchie" au souverain qui fonderait le premier phalanstère. Leroux combattait aussi bien ce passéisme que cette utopie. D'abord, en affirmant sa "foi dans la tradition de la Révolution française", contre le drapeau blanc et contre la Monarchie de Juillet. Mais aussi en disant contre Fourier et la majorité de l' Assemblée Nationale en 1849 : "Le socialisme, c'est l'esprit républicain." Dostoïewski n’était pas fouriériste, comme on le prétend, ni fidèle orthodoxe quand il a risqué sa vie pour lire la Lettre criminelle171 où Biélinski écrivait "à un prédicateur du knout", dans sa Lettre à Gogol : "Il n'y a rien de commun entre l'Eglise orthodoxe et le Christ qui, le premier, a fait connaître aux hommes la doctrine de la liberté, de l' égalité et de la fraternité". Tout autre, 168Pratique dissidente continuée ensuite par Chatrian et son ami Erckman, élève de Michelet et comme lui admirateur en 48 de George Sand 169 Les amants de Venise (19O2). 170 Depuis le Sacre de l' écrivain jusqu’à ses ouvrages plus récents, Les mages romantiques et L' école du désenchantement 171Traduction publiée voici vingt ans dans le Dostoïevski des "cahiers de l'herne, où Dostoïevski est qalifié de fouriériste. 71 également, dans le Carrosse de monsieur Aguado (1847), l’ouvrier qui lit la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen 172 tachée de sang. "Ce n'était pas du sang comme celui qui sort des veines ; c'était du sang comme celui qui sort des artères, comme celui qui vient du coeur". Il a trouvé ce papier tout rouge dans le médaillon qu'un Républicain mort portait sur sa poitrine. Tué sans doute sur la barricade du 6 juin 1832. Le même jour que Michel Chrestien, "républico-saint-simonien", auquel les membres du cénacle ont rendu les derniers honneurs, conduits par Léon Giraud , "le chef de l’école morale et politique qui était depuis les années vingt "le ciel de l'intelligence noble [et] une encyclopédie vivante". En 1838, Leroux accusait Victor Cousin, "devenu le pouvoir éducateur de la France", d'avoir à Berlin, sous l'influence de Hegel, renié "la tradition de la Révolution Française". C’est alors que Leroux est désigné par George Sand, dans Spiridion, comme "Père et Maître", invité par Louis Viardot à "former un corps général de doctrine"173, et désigné sa Jeune Europe (italienne, allemande et hongroise) par Mazzini désigne comme "uno pensatore del nostro Partito". En 1839, dans Un grand homme de province à Paris, Balzac résume en une seule “école” et en un seul “journal” les trois périodiques successivement dirigés par Léon Giraud. L’année suivante, il appelle Pierre Leroux par son nom, en attaquant dans sa "Revue parisienne" les trois principaux ennemis de l'Encyclopédie nouvelle : Monsieur Thiers et son gouvernement, l'Académie des Sciences Morales et Politiques que régentait Cousin, et Sainte-Beuve qui traitait Leroux de "Pape du communisme" et que Balzac appelle "un homme incomplet". Mais il s'oppose aussi aux "jugeurs" de l'un et l'autre Parti, guidés les uns contre les autres par "la même haine sous deux formes", les classiques, à droite, et les blanquistes, à gauche. Tous, ils dénoncent le romantisme des autres. Lui, il se souvient du “Globe”, qui ne classait pas sous la même rubrique le Vicomte de Chateaubriand et Henri Beyle. Il abandonne Chateaubriand à "l'école divine" ou "école des images", tandis que Stendhal, venu de "l'école humaine" ou "école des idées", lui semble arrivé tout près de "l'éclectisme littéraire" auquel il se rallie pour sa part, aux côtés de George Sand. Au risque de choquer son public bien pensant, il blâme les académiciens qui reléguaient cette femme parmi "les écrivains immoraux". A sa suite, il a adopté l'esthétique qui était appelée "éclectisme poétique" dans l’Encyclopédie nouvelle après avoir été appelé style symbolique dans "le Globe" : chercher l'harmonie au moyen du symbole qui donne du corps aux pensées ; repousser "la misérable antinomie du fond et de la forme", en refusant le primat de l'abstraction, qui fait que "chez les démocrates, le sentiment de la forme est en général trop peu apprécié", en refusant aussi "le matérialisme littéraire" qui privilégie la sensation et mène à l'Art pour l'Art (c'est-à-dire "l'art pour l'artiste" et pour les oisifs). Aux idées que George Sand appelle "nos idées de Leroux" dans ses lettres à Balzac, Balzac adhère lorsqu'il dit que "l'idée empreinte dans l'image est d'une plus belle intelligence". Et il réunit à la cause de Leroux et de George Sand celle de La Chartreuse de Parme, — "un orphelin abandonné dans la rue"174. 172 Chef d'oeuvre inconnu en France où il n'a jamais été réédité depuis 1848. Il a été traduit en italien par Angelo Prontera et Leonardo La Puma (Milella, Lecce, 1984) 173 Après avoir publié "des parties morcelées de sa philosophie, des fragments par ordre alphabétique". Article publié dans "le Siècle" et cité parJ.-P. Lacassagne, dans son excellente Histoire d une amitié, Pierre Leroux et George Sand (1972). 174 Trois mots douloureux écrits par Stendhal à celui que l'on prenait pour son rival : "Votre procédé est unique, je veux vous imiter et vous répondre par une lettre sincère" (dont on peut lire les trois minutes, datées du 16 octobre 1840). 72 Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal avait très élogieusement parlé en 1830 du journal fondé par Leroux afin de transformer "en conspiration pacifique. [la] conspiration armée" de la Charbonnerie républicaine. En 1835, bouleversé comme Leroux et George Sand par les verdicts du Procès monstre, Stendhal évoqua en même temps que Leroux la mémoire de leur ami commun, Sautelet, libraire lié à la Charbonnerie et connu de Balzac. Ainsi, un accord s'instaurait en 1840, entre les trois plus grands romanciers européens175, et donc aussi entre leurs admirateurs, reliés même sans le savoir aux milliers de lecteurs de l'Encyclopédie nouvelle, à ceux du "Sovremmenik" de Saint-Pétersbourg et à ceux du Brockhaus Lexikon de Leipzig. Deux ou trois ans plus tard, les professeurs les plus écoutés par la jeunesse, Mickiewicz, Quinet, Michelet, comme les plus audacieux novateurs, Biélinski, Louis Blanc, Victor Schoelcher, Théophile Thoré, Proudhon, Marx, Bakounine, sont proches de ces "Humanitarians". Tous ennemis de la duplicité, tous antiromantiques, en matière littéraire et en matière politique. Ils ne peuvent prendre au sérieux le "parti romantique" parisien, dont "le chef", Victor Hugo, veut être Ministre des Affaires Etrangères pour égaler Chateaubriand, pour "sauver les Rois", et faire "trembler" l'Angleterre et la Russie en alliant la France et l'Allemagne. Et d'autre part ils détestent "l'école romantique, ultra-teutonique, qui conseille au Roi de Prusse la reconquête de l'Alsace et l'expulsion des Juifs en Egypte"176 . Dans les bibliothèques allemandes, au rayon des Dictionnaires usuels, des étudiants de nombreux pays vont apprendre que Leroux est "der geistvollste und gedankenreichste Schrifsteller" de la "neudemokratische Schule", — l'écrivain le plus profond et le plus fécond de l'école "radicale démocratique". En 1842, Lorenz Stein n'écrit ni Sozialismus, ni Kommunismus, mais Socialismus und Communismus, et c'est en français qu'il cite la formule de Leroux : "l'esprit-corps", en conservant respectueusement le trait d'union, signe de la rupture avec le dualisme et le pseudo-éclectisme de Cousin et du Juste Milieu. 175 Stendhal ne savait pas encore que George Sand s'était convertie au "style simple". 176 C'est un ami juif de Heine et de Leroux, Alexandre Weill, qui écrit cela en 1844 dans la "Revue indépendante". 73 CHAPITRE III PIERRE LEROUX, GEORGE SAND ET BALZAC Leroux escamoté — George Sand convertie - Du “Globe” au Cénacle — “Une catastrophe morale inattendue” — Les égarements de la critique — Cécité marxiste — Balzac impartial — Les Invisibles et les Frères de la Consolation -Leroux escamoté Sans les "mutuelles confidences" échangées à Nohant entre George Sand et Leroux, puis entre elle et Balzac, "l'Européenne" n'aurait pas suscité en publiant Horace l'enthousiasme de "deux poètes allemands", Herwegh177 et Heine, et de toute l'Intelligentsia, de Herzen à Tchernychevski. Quant à La Comédie humaine, elle n'aurait pas non plus existé sans ces doubles confidences de 1837-1838, puisqu'elle ne contiendrait ni Illusions perdues, "oeuvre capitale dans l'oeuvre"178 , ni Beatrix, ni Les secrets de la Princesse de Cadignan, ni Splendeurs et Misères des courtisanes, ni l'Envers de l'histoire contemporaine . Et pourtant, lorsqu'enfin on réédite Horace 179, on ne parle ni de Leroux ni de Balzac. Ni George Sand ni Leroux ne sont nommés dans la thèse180 qui fait autorité sur le cénacle depuis un quart de siècle, en France. Il n'en va pas de même, nous le verrons, au Japon, dans une thèse publiée en français. Au Canada et aux Etats-Unis, David-Owen Evans a démontré depuis longtemps que dans la Comédie humaine Camille Maupin est à George Sand ce que Léon Giraud est à Pierre Leroux, "le seul penseur socialiste qui soit en même temps un grand critique littéraire".181 En mars 1842 la "Revue indépendante" avait achevé la publication d'Horace. Dix ans plus tard (Leroux est en exil, Balzac est mort) George Sand se souvient qu'elle avait voulu, en écrivant ce roman, "montrer que les exploiteurs sont quelquefois dupes de leur égoïsme et que les dévoués ne sont pas toujours privés de bonheur", et cela pour répondre à Balzac, qui lui semblait renvoyer dos à dos "les farceurs et les jobards". A l’égoïste qui les avait exploités et trompés tous les deux Balzac avait donné le prénom de Lucien en 1839, dans Un grand homme de province à Paris, et George Sand (trois ans plus tard) le prénom d'Horace. Donc, quand l’auteur d’Horace écrit :”C’est lui qui m’a fait cet enfant-là”, on croit que George Sand parle de Balzac. Eh bien non. C’est de Leroux qu’elle parle. Il n’y a pas, dans toute l’histoire des Lettres, plus extraordinaire exemple d’association. Pourquoi donc la critique littéraire n’en dit-elle rien ? Parce que l’on a passé sous silence non seulement Leroux mais aussi ce qui “est de lui”182 . Les plus beaux romans de George Sand sont presque inconnus. La bibliothèque de la Pléiade ne les a jamais publiés. Résumons la tragédie survenue réellement dans ce qui s’appelait ”le club berrichon”, en résumant aussi les deux versions romancées. La scène est à Paris, dans un logis situé au cinquième étage. Emancipée par la Révolution de 1830, ayant quitté le Berry avec son jeune amant Jules Sandeau, la jeune épouse du baron Dudevant accueillait quelques 177 qui lui écrit ces mots au début de 1842. 178 Balzac déclare cela dans la Préface de1843. 179 Aux “éditions de l'aurore” en 1981. 180 Balzac, une mythologie réaliste par Pierre Barberis (1971). 181 C'est à Paris, en français, qu'Evans avait imprimé cela dès 1948, dans Le socialisme romantique, Pierre Leroux et ses contemporains. 182 Il y a dans Consuelo, disait George Sand “des pages magnifiques : elles sont de lui” 74 provinciaux dans cet appartement où le tourangeau Balzac rencontrait deux anciens élèves du Lycée de Sancerre183 , Regnault et Jules Sandeau. Bianchon (dans Un grand homme de province à Paris) et Théophile (dans Horace) seront médecins comme Regnault, et comme lui témoins d'une trahison : faux grand homme de province comme Sandeau, Lucien (chez Balzac) et Horace (chez George Sand) abandonne celle qui l’aimait (Coralie chez Balzac, Marthe chez George Sand), et prend une particule pour séduire une femme du monde. En écrivant que Marthe échappe de justesse au suicide, George Sand voile à peine la confidence. Coralie se tue, et à son enterrement, Bianchon se tient aux côtés de Camille Maupin, "esprit supérieur, ange brillant de jeunesse, d'espoir, d'avenir"184 : sous ce nom-là, à la fin du premier tome, c’est George Sand qui réapparaît, transfigurée puisqu’au début elle était caricaturée sous le nom de Mme de Bargeton185. Entre temps, Balzac a corrigé son oeuvre. Dès lors George Sand est associée à chacun des deux hommes de génie qu’elle regarde comme les plus grands “critiques” de leur temps. Le drame, en effet, dépasse les individus et leurs vies privées. Balzac ne réparait pas seulement le tort qu’il avait eu envers une amie. Il “raturait le vif”, pour parler comme Stendhal. En 1839, il écrit à la gloire de ses idées à elle et de ses amis à elle, alors qu’il les combattait en 1836. * "J’aimais ces deux amants, je trouvais sublime à une femme de tout quitter pour un jeune homme pauvre". Balzac avait écrit cela à la comtesse Hanska. Et encore :”Madame Dudevant s'est déshonorée […]. Plaignez Jules Sandeau, noble coeur, […] naufragé qui s'est ébréché sur un infâme rocher qui lui a pris son nom de G. Sand." Il avait cru revoir Mme de Mortsauf et sa propre jeunesse, telle qu’il l’exalte dans Le lys dans la vallée. Et il voulut se venger et venger son ami, quand il crut que George Sand avait abandonné Sandeau. Il se trompait en prenant Sandeau pour un grand homme, et Delphine de Girardin pour la plus grande femme écrivain. Et il s’égarait aussi dans un tout autre domaine : entiché d'aristocratie, il voulait pour maîtresse une duchesse et "pour aides de camp" un duc et un comte. Il voulait diriger une revue dont il disait à la comtesse Hanska, en mars 1836 : "La Chronique est l'ancien Globe (la même idée186), mais placée à droite au lieu de l'être à gauche"187 . Co-directeur jusqu’en 1830 de l’ancien Globe, Leroux avait ensuite dirigé la Revue encyclopédique . C’est pour rivaliser avec cette Revue républicaine que la balzacienne Chronique de Paris devait avoir "pour cadre la haute critique politique, d'art et de science, d'administration et une partie consacrée aux oeuvres individuelles, aux nouvelles". Comme "aides de camp, Belloy et Grammont, deux jeunes gens qui épousent les espérances 183 Jean Gaulmier, G. Sand, Balzac et Emile Regnault, in Hommage à George Sand, Bull. de la Fac. des Lettres, Strasbourg 1954 184 George Sand, la femme dont l'Encylopédie nouvelle disait en 1836 qu'elle "tient aujourdhui le sceptre du roman". 185Même dédoublement pour un autre condisciple sancerrois, Lousteau, le feuilletoniste qui réapparaîtra dans La Muse du département, perdu dans "l'Enfer du journalisme" , il fait miroiter devant Lucien, "comme le démon, du haut du temple, à Jésus", des mirages qui feront de cet homme de lettres un "Judas." 186 Mazzini (en 1838), dira que la Jeune Italie "a besoin d'un journal comme l'ancien Globe". Le même modèle sera choisi par Cabet, pour propager le communisme, par Quinet (en 1860) pour ressusciter la République, et par Péguy (en 1900) "pour préparer la naissance de la République socialiste universelle" 187 Dans Le Rouge et le noir (1830) les rédacteurs de la Note secrète font "une guerre à mort" au Globe et à "ses articles incendiaires". En 1836, Balzac pense qu’ils avaient raison. En 1839, défenseur de la liberté de la presse contre "le gouvernement constitutionnel", il fera dire à Giraud que "la guerre à mort" déclarée au Cénacle par "le parti absolutiste" est la preuve que ce parti veut avant tout "supprimer la liberté de la presse". 75 de ma vie politique, laquelle s'ouvre". Et tout près de lui, dans son Etat-major, ses deux fidèles : "Sandeau et Regnault", naguère admirateurs de G. Sand. Or c'est en ce même mois de mars 1836 qu'il met en chantier Illusions perdues, où Lucien (alias Sandeau) va entrer dans le cénacle royaliste fondé par un penseur génial. Un jeune poète, d'abord encouragé par une muse départementale dans ses "nobles croyances" (Génie, Gloire, Trône, Autel), va être "détourné" par elle, abandonné "seul dans Paris", jeté grelottant dans un pauvre grenier". Adressant "dans un dernier regard un pardon magnanime" à la femme sans coeur, le malheureux voit paraître un grand écrivain, d'Arthez. Commence alors leur "vive amitié. Tous deux étaient nobles de nom et de coeur". Ainsi débute (romancée) l'histoire de M. de Balzac au moment où il prit pour ami "Jules Sandeau, noble coeur". George Sand a fort bien compris ce projet de de Balzac. Dans le roman qui porte le nom d’Horace, elle imagine qu'Horace projette d’écrire un roman pour se venger de la femme qu'il a trahie. Si ce mauvais roman avait vu le jour, il aurait été “un des plus pernicieux de l'époque romantique", car ce fourbe y aurait fait "non pas seulement l'apologie mais l'apothéose de l'égoïsme". Heureusement, "à l'exécution tout a changé". Balzac le dit à la fin de 1836, en ajoutant qu'"il est des erreurs de bonne foi". Il va écrire à Mme Hanska :"Jules Sandeau a été une de mes erreurs". Un jour de l'été, foudroyé par des nouvelles reçues de Paris, il écrit soudain à George Sand des "choses" qu'elle juge "charmantes". Chargé par lui d'une ambassade, Regnault se rend à Bourges fin juillet pour "faire amende honorable" auprès de G. Sand "pour des torts" qu'elle avait, — dit-elle — "oubliés"188. Balzac avait appris la trahison de Sandeau et aussi les verdicts prononcés au Procès monstre qu venaient (nous y reviendrons tout à l’heure) de bouleverser Stendhal et Leroux. Dans une des Lettres d'un Voyageur George Sand avait écrit : "Je ne suis la moitié de personne", et en lisant cette lettre Balzac a versé plus d’une fois des larmes. Larmes “de compassion", dit-il à Mme Hanska. De remords aussi : il n’avait pas défendu George Sand au temps où elle connaissait presque jusqu'au suicide "l'horreur du moi tout seul". En 1837, il veut faire "un pélerinage à Nohant", ce qui inclut l'idée d'un repentir et le désir de rentrer en grâce. Il écrit à Mme Hanska, qu'il a "besoin de mutuelles confidences" pour mieux comprendre comment George Sand et lui ont été "trahis, elle en amour et [lui] en amitié". Georges Sand convertie Elle aussi, la vie de George Sand avait beaucoup changé depuis l’année où elle n’était “la moitié de personne”. En 1838, elle dédie Spiridion “A Monsieur Pierre Leroux, Père et Maître, Ami et Frère [...]”, et trois mois avant d’accueillir Balzac dans ce qu'il appelle sa "chartreuse", elle y a fait à Pierre Leroux beaucoup de confidences. Il lui écrivait en rentrant à Paris : "Que je vous remercie de votre confiance. Oh non, il ne faut pas que les chiens vous suivent à la trace de votre sang. Vos douleurs sont sacrées. Il faut vivre et triompher". Leroux avait compris ce qu’elle avait souffert à cause des indiscrétions calomnieuses dont elle ne parlait qu’allusivement dans les Lettres d’un Voyageur en disant aux "jeunes feuilletonistes" : "Je sais vos secrets. Plus d'un, poète et romancier par vocation, a perdu plus d'une soirée dans un petit théâtre, et ensuite "laissé tomber son visage baigné de larmes sur les pages de quelque beau livre que la haine ou l'envie lui a prescrit d'injurier.” Et si l’on connaît "la fatale soirée", où Lucien, revenant d'un petit théâtre, "laissa tomber son visage baigné de larmes de page en page sur un des plus beaux livres de la littérature moderne", on doit une immense reconnaissance à Georges Lubin, qui écrivit voici près de trente ans : "George Sand avait indéniablement la priorité de l'idée". 188 Histoire de ma vie, t. II des Oeuvres autobiographiques, p. 1485. 76 La “transformation” de George Sand avait commencé en 1835. Le 15 juin 1835, dans la "Revue des deux Mondes", elle mettait en scène un républicain néo-babouviste. Ce "vertueux citoyen", ce "Romain", ce "Spartiate" disait qu'on ne devait plus s'enfermer "dans des cénacles détachés comme des cloîtres sur les divers sommets de la pensée". Elle lui accordait que le temps était venu de "s'associer". Elle n'était dans la République qu'un "enfant de troupe, prêt à élever une barricade de la hauteur de son cadavre", et pourtant, contre ce "Vandale", elle osait prendre la défense de l'art et de la science : Chatterton, Delacroix, la Malibran, Cuvier. Non, les démocrates ne brandissaient pas tous "le poignard et la torche contre une civilisation corrompue". "Quelques-uns de vous, je le sais, ont aimé l'humanité et la justice en artistes. C'est le plus bel éloge qu'on puisse leur faire". Leroux avait très probablement lu cela, le 17, quand elle fit sa connaissance et lui "posa la question sociale". Elle connaissait son absence d'égoïsme et le fait qu’il avait réuni "une école de sympathies" autour de la doctrine qui déclarait "indissoluble" "l'union de la réforme politique et de la réforme sociale". Elle "admirai[t] la bonté, la simplicité, la profondeur de Leroux", mais "[s]on scepticisme l'empêchait d'être convaincue". Elle craignait qu'il ne fût "dupe de sa vertu". De plus, elle était "trop timide et trop ignorante" pour avouer "[s]es doutes intérieurs" à ce "savant médecin de l'intelligence". Pourtant, en juin 1835, elle osa le questionner sur "le catéchisme républicain". A la Chambre des Pairs, transformée en tribunal, elle venait d'assister à la défaite de "la République". En réunissant les accusés des "événements de Lyon" et ceux des émeutes parisiennes, "la Monarchie" avait fait voir soudain que "la phalange sacrée"189 des avocats n'était pas "homogène". A cause de l'envie, de la jalousie, de la concurrence causée par l'individualisme. A cause aussi et surtout des "abîmes" que "les idées purement politiques et les idées purement socialistes" commençaient à "creuser" entre "les plus beaux noms démocratiques du barreau et ceux de la philosophie, de la science et de l'art littéraire". Interrogé par elle sur "la question sociale", Leroux répondit en parlant de "la propriété des instruments de travail"190. "Pour réfuter l'économie politique" d'Adam Smith et de ses disciples, il fallait à son avis observer les faits, "indépendamment de tout système politique", et voir que "la production est limitée", non point par la démographie comme le voulait Malthus, mais "parce qu'elle est uniquement dépendante de la consommation d'un petit nombre", les possesseurs des instruments de travail, au lieu d'être "réglée par les désirs, les besoins et la consommation de tous"191. Même sans bien suivre le raisonnement, G. Sand s'éveilla pourtant au socialisme naissant. Elle fut émue par la douleur de Leroux, qui voyait "la jeunesse dorée" républicaine "sabler le champagne" dans la même prison où les accusés lyonnais "manquaient de pain". Emue aussi par l'espoir patient que Leroux mettait dans "les courageuses méditations" qui, à partir de sa Revue encyclopédique et de son Exposé des principes républicains allaient faire de la prison 189 Michel de Bourges (son amant) et J. Reynaud, tous deux défenseurs des accusés, avaient été condamnés à un mois de prison. 190Je rapproche ici ce qu'elle avait dit dans les Lettres du voyageur, durant le Procès monstre, et ce qu'elle écrira plus tard dans Histoire de ma vie (p. 322 à 356), que Georges Lubin a admirablement éditée, ainsi que ces Lettres, dans les deux volumes d'Oeuvres autobiographiques (Bibliothèque de de la Pléiade). 191 C'est le 15 octobre de cette année-là que "le National” publie De l'économie politique anglaise, où ces idées sont très bien exprimées. Réédité en 1850 dans les Oeuvres, cet article a enfin été réimprimé par Slatkine en 1977, Pierre Leroux, Oeuvres, pp. 383 et 390. 77 communisme"192 . de Sainte Pélagie "le berceau du Elle venait d’écrire : "il n'existe pas dix hommes en France qu'une conviction ait satisfaits et unis moralement". Leroux voit qu'elle passe du "spleen" à "l'espérance" quand elle ajoute : "je sens au fond de mon coeur la certitude et l'attente de choses meilleures". Il y a, "dans les prisons et ailleurs", même en petit nombre, des hommes qui ont entrepris de "former une noble unité des divers éléments de rénovation". Le 15 juillet, elle annonce aux lecteurs de la "Revue des deux Mondes" ce véritable Cénacle. A l'opposé de "la Chambre haute" (on appelait ainsi la Chambre des Pairs, où G. Sand avait souffert quand "l'Envie" avait réédité parmi les avocats la babélienne division des langues), une "chambre haute" comparable à celle où avait eu lieu la dernière Cène, et où ensuite, apeurés, les apôtres firent "retraite" jusqu'au matin de la Pentecôte, "ce premier concert d'harmonie" : "Que l'on trouve parmi nous douze hommes […] qui puissent passer quarante jours enfermés sous le même toit sans ergoter entre eux, sans vouloir primer les uns sur les autres, […] et n'en doutez pas, ô mes amis ! nous verrons arriver […] une religion universelle". En décembre, Leroux lui fait envoyer les tomes I et II et la quasi totalité du tome III de l'Encyclopédie nouvelle. Du “Globe” au Cénacle L’année suivante, à Nohant, elle inaugure avec le "cher dom Mar" (Balzac) ce qu’elle appelle "l'amitié vraie". En parlant de Leroux, et aussi de Balzac, G. Sand a écrit le mot "chasteté". Balzac aussi, en parlant d'elle. Fou rire des critiques sceptiques envers l'humanité, convaincus en outre qu'elle profita de ce séjour pour diffamer une rivale (Marie d'Agoult), et Balzac pour "brouiller" (comme ils lui font dire) "les deux femelles". Je crois quant à moi que l'amitié de ces deux romanciers et l’alliance qui en résulte avec Leroux marquent à Nohant la naissance de "l'estime réciproque" qui, au Cénacle, fera régner "la paix entre les idées et les doctrines les plus opposées". “Sauvée” par Pierre Leroux, George Sand avait espéré en 1836 que quelques hommes pourraient "former une noble unité des divers éléments de rénovation". Voyant Balzac désemparé, perdu au fond d'une impasse, elle lui fait envisager des "écrits nouveaux", et il a été frappé par ces mots193 . La correspondance de Balzac prouve qu'à Nohant il avait trouvé de la lecture, et nous savons que rien, pour elle, ne surpassait l'Encyclopédie nouvelle . Elle possédait à ce moment-là les trois premiers tomes, où Babeuf, Bentham194, etc, 192 Cités par G. Lubin (o.c. t. II, p. 1376), ces mots de Gaston-Dussoubs (qui mourra en décembre 1851 sur la barricade) parurent en 1847 dans l'Eclaireur, le journal de G. Sand et de ses amis de Boussac. 193 Nous verrons plus loin qu'il les rapporte à Mme Hanska. 194 Les philosophies allemandes (qui nous ont endoctrinés) jouaient avec ce que Balzac appelle “deux jolies raquettes” l'idéalisme et le matérialisme. En fait, huit ans avant que le génie de Leroux soit reconnu par Marx , il avait À LA FOIS critiqué les républicains, leur reprochant de négliger "l'économie politique, c'est-à-dire l'aspect matériel de la société", et "attaqué le Socialisme", c'est-à-dire "les faux systèmes mis en avant par de prétendus disciples de Saint-Simon et de Rousseau égarés à la suite de Robespierre et de Babeuf, sans parler de ceux qui amalgament à la fois Saint-Simon et Robespierre avec de Maistre et Bonald". Babeuf disait : "Périssent, s'il le faut, tous les arts, pourvu qu'il nous reste l'égalité réelle". "Idées généreuses et erronées", répondait Reynaud à l'article Babeuf, Leroux écrivant à l'article Bentham que l'église où Enfantin était presque une idole" avait fait "une expérience unique dans l'histoire des idées. Toute trace d'individualisme disparut. La société fut tout […] La sympathie, le dévouement, la religion, l'art n'étaient plus que matière utile et moyens de résoudre la production au nom de l'intérêt général". En ajoutant que pour ces (prétendus) Saint-Simoniens "l'art ne fut jamais essentiellement différent de l'industrie", Leroux reprenait la critique qu'il avait adressée quatre ans plus tôt aux enfantiniens. "Il faut", disait Barrault en août 1831 dans leur (nouveau) Globe, celui dont Balzac se moque dans L'Illustre Gaudissart, "que les artistes 78 permettaient de comprendre Bertrand. A cette époque, le grand public croyait Dubois, inspecteur général de l'Instruction publique et protégé du ministre Victor Cousin, qui prétendait avoir fondé "le Globe". Seuls, les lecteurs de l’article Bertrand connaissaient la vérité. Balzac la rétablit. Il n'invente pas, il raconte l'histoire "d'une école morale et politique sur le mérite de laquelle le temps seul pourra prononcer" (IP, 235). Il la fait naître en 1824, avec le "journal de Léon Giraud, ce travailleur intrépide, ce savant consciencieux”. Quinze années de travaux "consciencieux", de luttes "intrépides" et de constance dans "la sainte solidarité" aboutissent en 1839 à "l'encyclopédie vivante" qui unit la biologie du théoricien des "transformations" à la doctrine de l'Humanité . qui unit la biologie du théoricien des "transformations" à la doctrine de l'Humanité . En 1835, dans l'article Bertrand (Alexandre) de l'Encyclopédie, Leroux avait raconté l'histoire vraie d'une très "étroite amitié" entre un historien des religions et un médecin. Peu après, le 25 août, Louis Lambert avait raconté une histoire similaire, dans sa Lettre à l'oncle. Lambert, selon M. Chollet, ressemble beaucoup à Bertrand. J'avais dit le contraire : dans leur journal, "le Globe", où Leroux montrait la supériorité de "la synthèse" sur l'analyse étroite de Jouffroy, Bertrand prenait "l'initiative de publier les compte-rendus de l'Académie des Sciences". De là, salué par Goethe le 2 août 1830, "le triomphe de la connaissance scientifique sur la méthode analytique". La Création en six jours était alors un article de foi. Sous l'Empire, Cuvier s'en était servi contre Lamarck; au temps de la Sainte Alliance195, et sous la Restauration, il s'en servait contre Geoffroy SaintHilaire, dont "le Globe" prenait la défense. Emule et égal, selon le docteur Guépin, "des Lavoisier, des Laplace, des Lamarck, des savants qui se sont faits les auxiliaires de la Révolution française", Alexandre Bertrand avait étudié ce que Saint-Simon, en bon disciple non pas des théosophes mais des idéologues, appelait "la science de l'homme". Et "le grand service" que Bertrand a rendu, écrit Leroux, "à l'anthropologie et à la philosophie en général" fut de montrer que "le prétendu magnétisme n'était qu'une chimère", mais non point "les facultés qui se manifestent dans un état qui est différent et de la veille et du sommeil", phénomènes de l'extase attestés depuis Apollonius de Tyane, Mahomet, Jeanne d'Arc et Mme Guyon jusqu'à Swedenborg. En 1835, Balzac avait recopié tous ces noms, mais en prenant parti pour la Contre-Révolution. Le fondateur du Cénacle, Louis Lambert, est un "génie mystique" qui a puisent leurs inspirations au sein des masses. La politique, les intérêts sociaux, voilà seulement la source des inspirations". Dès novembre, dans la Revue encyclopédique, Leroux ripostait par son admirable Discours aux artistes de la Poésie de notre époque. 195 "sortie, disait Leroux, d'une source toute mystique". 79 “besoin de croire aux anges de Swedenborg". En 1836, Balzac faillit avoir un accident cardiaque en lisant une lettre : tout changea. Il découvrit “un important phénomène social, révélateur de "sentiments méconnus", "le sandisme". L’ébauche d’Illusions perdues portait la trace de ses erreurs. Il ne pouvait les corriger et s’en corriger qu’avec l'aide de George Sand. "Guérie, transformée, convertie" grâce à la doctrine de Pierre Leroux, elle allait dire que "Consuelo c'est Lélia éclairée". Un peu de cette lumière a transformé Balzac dès janvier 1838, à Nohant. En croyant comme d'Arthez qu'il était "un profond connaisseur du coeur humain", il avait conduit son grand roman dans une impasse. Effaçant alors l'ébauche illusoire, il rénove le Cénacle. Devenu fou, Louis Lambert a disparu, et son oraison funèbre est prononcée par “un savant consciencieux", Léon Giraud. Sa doctrine de l'HUMANITÉ anéantit "tous les systèmes", en accord avec "le panthéiste que l'Allemagne révère" (IP, 237) parce qu'il a vaincu "la science étroite et analyste". Depuis que Giraud a fondé son "journal semi-hebdomadaire", le Cénacle est devenu "une Convention" à laquelle "une guerre à mort" est déclarée par “le parti royaliste”. En 1836, Balzac était membre de ce Parti, et romantique. En se dédoublant, il plaçait à la tête du Cénacle deux "intelligences presque divines", Lambert, le penseur mystique, et d’Arthez, catholique, écrivain "gigantesque", et "grand homme d'Etat" , qui rêvait, à la manière de Victor Hugo, d'égaler Napoléon et Chateaubriand, mais aussi d'être "comme Molière, un profond philosophe". En 1839, "le grand homme d'Etat" se nomme Michel Chrestien, et non plus d'Arthez 196, et "le profond philosophe" se nomme Léon Giraud, qui "prédisait à d'Arthez la fin du christianisme". Quant à Lucien, il n’est plus qu’ “un farceur","un bouffon", “un prestidigitateur", "un danseur de corde", "une femmelette". Il a en effet trahi l’amitié, le travail et la sainte critique dont la “Revue encyclopédique” et les Lettres d’un voyageur prenaient la défense contre les petits journaux, les académies conformistes et les fanatiques de l’un et l’autre camp. D’abord dirigé contre une femme, puis contre un journaliste, le désir de vengeance aboutissait à une immense satire de "la grande plaie qui dévore tant d'existences", le journalisme,et à la construction d’une antithèse entre "deux systèmes, le Journalisme et le Cénacle". “Le journal du Cénacle" différe diamétralement de tous les autres197, c’est-à-dire de tous les Partis. Il est donc attaqué par les journalistes des "deux partis, les Royalistes et les Libéraux, les Romantiques et les 196 Qui vient d'ailleurs de renoncer à ses opinions "absolutistes". “Le Globe” était, selon un de ses rédacteurs, “un journal indépendant, non seulement des autorités, mais des coteries, des célébrités parisiennes, un journal d'une probité rude", C. de Rémusat, Mémoires. 197 80 Classiques, la même haine sous deux formes". De même, Camille Maupin n'est pas simplement le contraire de Mme de Bargeton : "écrivain éminent, esprit supérieur"198, elle est entourée199 "par un cercle d'amis éprouvés qui s'aiment et s'estiment", elle est "l'amie" dévouée du Cénacle où règne "l'estime et l'amitié" (IP, 239). Et dans La Rabouilleuse elle en sera encore "la fidèle amie", menant avec ses amis "une vie adonnée aux sciences, aux lettres, à la politique et à la philosophie", tout comme, dans Eclectisme (1838), "la vie idéale de l'humanité est composée de plusieurs vies mystérieusement unies entre elles, l'art, la politique, la science, la philosophie, etc". En février 1842, George Sand écrit à Balzac : "Je trouve qu'on ne vous a jamais compris, et il me semble que moi je vous comprends bien". Depuis un an, quand il lui demande "des heures de travail fixe”, elle "écoute de tout [s]on coeur et de toutes [s]es oreilles", mais elle conseille aussi. Il lui écrit parfois :’J’adopte vos idées”. En 1842, quand il écrira dans les Mémoires de deux jeunes mariées : "Dieu est un grand coeur de mère" elle lui dira qu’elle a trouvé dans ce roman "la plus victorieuse confirmation du système pythagoricien de notre philosophe". Notre philosophe, c’est Leroux. Pour deux raisons : il a fait entrer dans la doctrine de l’Humanité “la synthèse scientifique”200 du naturaliste “panthéiste” qui refusait la Création en six jours et qui disait : "Dieu a allaité le monde goutte à goutte". Et Leroux affirmait dès 1832 : "Le point de départ de la nouvelle société au lieu d'être Individualisme, doit être Association". En 1838, à Nohant201, Balzac s'est étonné202 quand George Sand lui a dit : "Par nos écrits nouveaux, nous ferons une révolution dans les moeurs futures." Il découvrait alors “la vie du nous"; très vite il allait exalter cette "fédération de sentiments" qui 198 A la fin du premier livre des Illusions perdues. Dans Beatrix (juin 1839). A Guérande, non loin de la ruelle où "la noblesse et la grandeur" se cachent dans l'hôtel du baron du Guénic, "notre grand XIXe siècle, avec ses magnificences collectives, sa critique, ses efforts de rénovation en tous genres" va "apparaître" dans la maison de "la femme supérieure" qui a tout lu et qui écrit des romans . 200 “Elle préexistait à nos essais métaphysiques" écrit Leroux De la doctrine du progrès continu, "Revue encyclopédique" oct-déc 1833, cité par Griffiths, o. l. p, 139. 201 A Nohant, en juin 1837, Marie d'Agoult notait que George Sand abandonnait l'idée d'être "la manoeuvre" de Lamennais, de "populariser ses idées en les présentant sous une forme moins austère et plus entraînante". Deux mois plus tard, devant la cathédrale de Bourges, "la simple et terrible parole de Leroux se plaçait au bout de toutes [s]es méditations : Et pourtant le Christ n'est point ressuscité". Devenue républicaine au cours des mois suivants, elle formera en août 1839 un "Projet de cours fait chez moi par Pierre Leroux", Mémoires de Marie d'Agoult, éd. de 1927, p. 1681. C'est à ce moment-là qu'elle se reconnaît dans Béatrix, l'amie que Balzac venait de donner comme rivale à Camille Maupin. 202 Il le confie à Mme Hanska. 199 81 définit le Cénacle, en donnant à la "sublime" Camille Maupin des amis "qui se communiquaient leurs travaux, et se consultaient avec l'adorable bonne foi de la jeunesse." Adorable ne semblera pas excessif, ni sublime, si on songe à la générosité du pardon accordé par George Sand, et à l'humilité de Balzac acceptant l'aide de la femme que l'Allemagne et la Russie, Heine et Biélinski, jugeaient meilleur romancier que lui. Elle nommera Balzac dans la lettre où elle dit à Flaubert "qu'en échangeant toutes les critiques qui [leur viennent], deux écrivains complètent leur moi, le développent tout à fait et l'expliquent mieux, et c'est pour cela que l'amitié est bonne en littérature". Balzac s’était trompé en croyant que Mme Dudevant avait pris à Sandeau sa vigueur et son nom, on se trompe de la même manière en disant qu'elle empruntait leurs idées à ses amants, que Leroux était l'un d'entre eux, et qu'en fait d'association Lorenzaccio est "un cas unique dans notre 203 histoire littéraire ". Au lendemain de la proclamation de l'Empire, en 1853, il fallait être "crâne" (mot cher à George Sand) pour écrire que, tout en se déclarant légitimiste, “Balzac était si impartial par nature que ses plus beaux personnages se sont trouvés être des républicains et des socialistes". Plus exigeant quant au sens de ce dernier mot, Leroux exilé a fait l’éloge de George Sand et de Balzac en 1858, dans “L’Espérance de Jersey” : certes, s'arrêtant en chemin, ils ont "tourné les enseignements du socialisme plutôt à l'éversion des moeurs actuelles et à la destruction des vieux liens sociaux qu'à l'édification d'une société nouvelle". Mais leurs travaux ont eu un résultat remarquable : "la réhabilitation de la femme, la mère, la soeur, la compagne de l'homme, son égale"204. “Une catastrophe morale inattendue” Ces mots, George Sand les écrira après le Coup d’Etat, à l’occasion d’une réédition d’Horace, en se préparant à écrire à la mémoire de Balzac. Courageusement, elle était intervenue en décembre 1851 pour sauver des travaux forcés les “républicains socialistes” amis de Leroux qui avaient dressé une barricade. Rappelons que le 6 juin 1832 Arsène, le héros d’Horace, avait risqué sa vie sur la barricade républicaine où Michel Chrestien a été tué. D'Arthez, le légitimiste, et Léon Giraud 205 avaient pieusement enseveli Michel Chrestien. Blessé, le 203 Affirmation de Paul Dimof. En 1859, dans "l'Espérance", cité par J.P. Lacassagne, o.c. Je renvoie à mon livre Pierre Leroux, George Sand, Mazzini,Péguy e noi (trad. ital. par Angelo Prontera, 1980 205 C'est lui qui prie Lucien de devenir "journaliste avec nous". Lucien refuse, et Michel Chrestien lui dit : "Tiens, tu pourras être un grand écrivain, tu ne seras jamais qu'un petit farceur". 204 82 républicain Arsène est sauvé et caché par Marthe et par Théophile, noble et légitimiste. En 1853, les lecteurs allaient retrouver ces modèles de dévouement, en contraste complet avec l’inconsistance et la lâcheté d’Horace, alias Lucien. En 1852, à Londres, Mazzini rendait les socialistes français responsables de la "déconfiture" de la République. George Sand lui reproche de ne pas faire une exception en faveur de "l'école de Pierre Leroux". Le premier novembre 1852, elle se souvient qu'en écrivant Horace elle avait voulu "montrer que les exploiteurs sont quelquefois dupes de leur égoïsme et que les dévoués ne sont pas toujours privés de bonheur". Elle ajoute qu’elle voulait aussi répondre à Balzac, qui lui semblait renvoyer dos à dos "les farceurs et les jobards". Et en 1853 c'est en préfaçant une réédition d'Horace qu’elle exprime un regret en parlant de Balzac : "Sceptique envers l'humanité, il frappe les anges sortis de son cerveau du même fouet dont il a frappé ses démons, et il leur dit, moitié riant, moitié pleurant : "Et vous aussi, vous ne valez rien, puisqu'il faut que vous soyez hommes. Allez donc au diable avec le reste de la séquelle !". Dans ce mouvement d'humeur, l'impartialité aboutissait au nihilisme. Ce n’est pas "la défaite" de Lucien qui attriste George Sand. Coupable déjà "d'une friponnerie littéraire" à l'égard des membres du Cénacle, ce "bouffon qu'on avait pris pour un poète” allait "accepter un crime tout fait et en partager les profits" (IP, 575). Il séduisait Esther avec l'aide et l'or de Vautrin, "le Machiavel du bagne", et le suicide d'Esther facilitait son mariage avec la fille d'un duc. Mais cette déchéance diminuait grandement la valeur de Daniel d'Arthez, qui avait "facilité" la friponnerie de ce traître en l'accueillant dans le "ciel des grands esprits". Lambert est devenu fou à cause des "délicieuses illusions" de l'illuminisme et des "chimères sur les anges". Vanté comme un "profond observateur du coeur humain", d’Arthez est devenu "un homme d'ingénuité", un "jobard". Ce grand écrivain qui était "appelé à conquérir toute sa gloire" n'écrit à peu près plus, depuis qu'il "rêve et caresse la délicieuse chimère, une femme du monde", la princesse de Cadignan. Ce n’est pas cela qui peine George Sand. Elle a été "attristée par une catastrophe morale inattendue" parce que Michel Chrestien et Léon Giraud ont eux aussi démérité 206 . Avant de séduire le catholique d'Arthez, cette princesse qui "sourit comme un singe" avait entre 1828 et 1832 tourné la tête de Michel Chrestien, "ce grand homme d'Etat qui peut-être eût changé la face du monde". Ainsi, carliste ou républicaine, "l'intelligence noble" est dupe de la chimère féminine. Dupe, aussi, du régime censitaire : sous cette Monarchie de Juillet que Balzac tient pour "une plaisanterie", le légitimiste d'Arthez s'est abaissé 206 Les Secrets de la Princesse de Cadignan. 83 jusqu'à devenir par la faveur de Du Marsay, "un homme d'Etat", et Léon Giraud lui-même s'est rallié. En 1839, Balzac avait promis un grand avenir à ce personnage d'exception, "toujours grand" depuis "vingt années" : "Ce travailleur intrépide, ce savant consciencieux, est devenu chef d'une école morale et politique sur le mérite de laquelle le temps seul pourra prononcer". Voilà ce que Balzac écrivait, quand il proposait à George Sand de fonder avec lui une "revue indépendante qui ne serait jamais ministérielle". Que peut-elle penser quand elle découvre que Giraud, comme d'Arthez, est devenu "ministériel" ? Ces précisions, elle ne les donne pas. Elle ne nomme ni ces personnages, ni ce roman, Les Secrets de la Princesse de Cadignan. Elle dit seulement qu’ à ses "reproches du coeur", Balzac répondit, "avec un rire de Titan" et en raillant "l'hypocrisie du beau", que "le beau n'existe pas". On sait qu'en 1841, Balzac rencontrait G. Sand au moins une fois par mois pour lui lire ses manuscrits, et que, le 15 mars, ils eurent une discussion. Probablement au sujet des "jobards", puisque, le mois suivant, elle commençait à écrire Horace où elle allait raconter la même histoire, sa propre histoire, mais en refusant les antithèses romantiques et en suivant sa maxime hussite : Sancta simplicitas. On sait aussi que cette dispute n’entraîna aucune brouille : en février, elle lui proposait de publier un article sur lui. En mars, la "Revue indépendante" avait achevé la publication d'Horace, et en avril Balzac annonçait une bonne nouvelle à Mme Hanska : G. Sand "va écrire une appréciation complète de mes oeuvres, de mon entreprise, de ma vie et de mon caractère". Les égarements de la critique Précisément, c’est peut-être à cause de Mme Hanska que Léon Giraud a été “frappé du même fouet”. Dès 1839, Balzac a fort bien pu redouter que l’on devine en Russie l’existence de leur “fédération” qui bientôt ne fera plus de doute pour la gendarmerie tsariste : en 1841, à SaintPétersbourg, la revue de Biélinski annonce que Pierre Leroux et George Sand viennent de fonder la “Revue indépendante” où paraît Horace. George Sand et "Piotr le rouquin" sont placés par l’Intelligentsia, et d’abord par Dostoïevski, au premier rang des “moteurs de l’ Humanité” . En 1846, Balzac raconte à la comtesse Hanska qu'il a dîné la veille avec George Sand chez M. et Mme Marliani, et que la puissance de ses arguments a fait dérailler "le train philosophico-républico-communico-Pierre LerouxicoGermanico-déisto-Sandique"207. La critique balzacienne a 207 LHB, t. I, p. 922 et 904. Il faisait l’éloge du knout, et George Sand était navrée de le voir obligé de feindre. Je renvoie à mon article dans L’Année balzacienne (1992) 84 retenu cette formule, sans voir qu’elle figure dans ce que Balzac appelle “une lettre ostensible”, et sans réfléchir assez à ce qu’il écrit dans Une ténébreuse affaire :”La police, Monsieur, vous ne savez pas ce que c’est que la police !” Les Marliani sont amis de Leroux, et par conséquent surveillés par la police parce qu'"ils entretiennent des rapports avec des ennemis de notre gouvernement"208, comme l'écrira M. de Rémusat, qui à cette époque était ministre de l'Intérieur. Or, pour épouser sa comtesse polonaise, Balzac doit d'abord obtenir qu'elle soit autorisée à sortir "en emportant sa fortune" de l'Empire tsariste qu'il regarde comme "un Enfer" et comme "une geôle". Il sait que ses romans sont lus en Russie et que les espions du tsar épient les propos qu'il tient à Paris. Balzac a une deuxième raison de se méfier. Il sait que Mme Hanska est jalouse, jalouse surtout de George Sand, femme à la fois supérieure, corrompue et fatale (à ce qu'on dit en Russie plus encore qu'en France). Voilà pourquoi, rentrant de Nohant en mars 1838, il affirme à Mme Hanska qu'il a remporté la victoire en plaidant la cause du mariage et de la famille, voilà pourquoi il minimise la durée de son séjour et l'importance des "mutuelles confidences" que George Sand et lui ont échangées au sujet de celui par qui ils avaient été trompés, "elle en amour et moi en amitié", Jules Sandeau. En 1842, il prendra soin en écrivant à la comtesse de diviser par deux le nombre de ses séances de travail avec George Sand. En 1843, il dira de même que Consuelo209 c'est "l'ennui en seize volumes". Balzac sait que ses "lettres ostensibles" seront ouvertes par la censure et communiquées à Saint-Pétersbourg au ministre de l'Intérieur. En Russie, "George Sand règne plus souverainement que le Tsar", les oeuvres de Pierre Leroux sont interdites, et Biélinski se garde bien d’écrire qu’il vénère "Piotr le rouquin" comme "un nouveau Christ". Il dit cela de vive voix, à Herzen. Malheureusement, les historiens du socialisme n’ont pas offert à la critique balzacienne l’information indispensable. Ils ne mentionnent, après la mort de SaintSimon et de Fourier que deux socialistes français: Proudhon et Buchez. Quand ils nomment Leroux, ils le disent disciple soit de Proudhon soit de Buchez. Dupe de deux anciens amis de Leroux210, Maxime Leroy écrit que "Buchez et Leroux ont peuplé le ciel et la terre de leurs extraordinaires imaginations. Proudhon s'est bien moqué 208 Mémoires, t. V, p. 129. Alors en cours de parution dans la "Revue indépendante" qui dès 1841, dans son premier numéro, reprochait à Guizot, premier ministre, de mettre la France à la remorque des autocrates en lutte contre la Révolution pan-européenne. 210 Sous la seconde République, en disant : "Le saint homme se souvient d'avoir été Jésus-Christ", Proudhon fera autant de tort à Leroux que Sainte-Beuve, en sens inverse, sous la monarchie de Juillet, en l'accusant "d'être hostile au christianisme". 209 85 aussi.” 211. d'eux, et Sainte-Beuve Seul, un historien a rendu justice à La Philosophie du socialisme de Guépin et à l'Association Fraternelle des institutrices, Instituteurs et Professeurs socialistes de 1848212 , Georges Duveau. Mais il croyait que "Buchez, plus que Leroux, obtint l'audience attentive d'une assez large fraction de l'élite ouvrière"213. Dans l'Université non marxiste214, cette totale erreur a longtemps fait autorité. Ensuite, sous l’hégémonie de Marx, Buchez a été regardé comme un ancêtre du fascisme215. Buchez était à la fois républicain et catholique. C’est donc le républicain Michel Chrestien qui est à son image, selon les uns, et le catholique d'Arthez, selon les autres. Antoine Adam va jusqu'à dire : "Il est clair que d'Arthez c'est avant tout Buchez. Si d'Arthez est gentilhomme picard, c'est que le maître de Buchez, SaintSimon, était gentilhomme picard." R. Chollet va plus loin encore, en rappelant que Buchez a fondé un journal appelé “l’Européen”. Donc, “c’est le programme buchézien que développe tout le cénacle, particulièrement Léon Giraud, qui répand "les doctrines utiles à l'humanité"216, et Michel Chrestien, qui rêve "la fédération de l'Europe" et qui soutient le journal de Léon Giraud. Enfin, en 1977217, quand la Bibliothèque de la Pléiade a réédité La Comédie humaine pour la troisième fois, la référence faite par M. Chollet à Alexandre Bertrand 218 a rapproché Balzac du ”Globe” et de la "Revue encyclopédique". Voilà une nouveauté. D’habitude, on confondait le Cénacle balzacien avec “la petite église ultra-romantique qui s'est dit à elle-même que le siècle lui appartenait et s'appelle modestement le Cénacle." Ce jugement de Latouche219 sur "les courtisans et compères “de Hugo et Sainte-Beuve est élogieusement cité par Balzac, en 1840. Dans l’article où il loue George Sand 211 Op. cit., t. III, p. 193. Livre et association où l’emporte manifestement l’influence de Leroux 213 En 1956 encore, à la première page de son étude sur L'Europe et le socialisme, rééditée dans Sociologie de l'utopie, P.U.F., p. 128. 214 Duveau était nommé par E. Dolléans parmi les prestigieux anciens élèves de la rue d'Ulm, A. Cuvillier, R. Polin, R. Aron, etc. que C. Bouglé, directeur de cette Ecole, avait conviés avant 1940 à "nos déjeuners de Proudhon".Préface à Armand Cuvillier, Un journal d'ouvriers, l'Atelier, 1954. 215Et encore par François Furet, dans Le passé d'une illusion (1995). 216 Ce qui a suffi à tous les critiques qui ont cru reconnaître Auguste Comte et sa religion de l’ Humanité , 217Depuis 1974, j'ai proposé à diverses revues et faute de mieux diffusé en photocopies ce que j’ai fait paraître en 1988 dans Lettres et réalités, Mélanges en l’honneur du professeur Henri Coulet. Et en 2000, en Allemagne. 218 Tome V, p. 81, 1247 et 1305. 219 Dans un article élogieusement cité dans la Préface (IP, 760) du Grand homme de province. Latouche, ami de Leroux, le désigne familièrement par son seul prénom,en 1846, dans une lettre à George Sand 212 86 et Leroux, il écrit que “l'habit d'Arlequin, mi-partie républicain, mi-partie royaliste porté par M. de SainteBeuve s'explique tout entier par la faiblesse d'esprit". Sainte-Beuve jalouse Balzac, et il dit que “Leroux, le Pape du communisme, écrit philosophiquement comme un buffle qui patauge dans un marais”. Il ne voit que "pathos et promiscuité220“ dans la "Revue indépendante" quand Leroux y fait paraître Horace. Jugeant qu’Horace était “un roman communiste”, Buloz avait refusé de le publier dans sa “Revue des deux Mondes”, que Leroux jugeait “vénale”. Entre ces écrivains, les antipathies personnelles se surajoutent à une opposition fondamentale entre l’individualisme et son contraire. Si l'Encyclopédie nouvelle déclare que la méthode monographique et biographique de Sainte-Beuve est "philosophiquement nulle", c’est parce qu’elle correspond parfaitement à "l'individualisme" des psychologues ministériels et des romantiques épris de "l'art pour l'artiste". Cet obscurantisme "littéraire" permet aujourd’hui encore d'ignorer les chefs d'oeuvre et de faire rire aux dépens des génies, en montrant autant d’intérêt pour Jules Sandeau que pour George Sand et Balzac, en parlant de façon indiscréte et malveillante de Pauline Viardot, amie de George Sand et de Leroux221 . Selon Mme Marie-Louise Pailleron, petite-fille de Buloz, l’auteur de Lélia n’aurait pas dû encourager Pierre Leroux, cet "honnête pecquenot qui n'aurait pas dû quitter les mancherons de sa charrue". Selon Mme André Maurois, “elle subventionna longtemps un philosophe hirsute et débraillé [Pierre Leroux], commandita sa revue sans lecteurs, plus tard l'imprimerie qu'il fonda pour élever une famille nombreuse222 ". C’est toujours le verdict de Hugo (geai paré des plumes du paon) : “Madame Sand ne sait pas écrire“, et “Leroux est un des mauvais êtres qu’elle a eu la candeur d'admirer". Honneur donc à trois rebelles, David-Owen Evans, Georges Lubin et Antoine Adam. Dans Léon Giraud Evans a 220 Immédiate conspiration du silence, non seulement contre ses trois directeurs, mais aussi contre la cantatrice mariée à l'un d'entre eux, --"portée aux nues" quand elle s'appelait Pauline Garcia, mais non plus (la Revue indépendante le dit) quand elle est Mme Pauline Viardot. 221 Les Goncourt se demandaient si "J. Sandeau retrouvait chaque matin quelque chose de G. Sand dans la vulve de Marie Dorval", et si G. Sand et Pauline Viardot avaient "des clitoris un peu parents de nos verges" (Journal, éd. du Rocher, Monaco, t. XIX, p. 197). "Ma Pauline est sainte", écrivait G. Sand en imaginant son héroïne sur le modèle de cette géniale cantatrice. 222 Vie de Spoelberch de Lovenjoul, préfacée par André Maurois, académicien et illustrissime auteur de Lélia, ou la vie de George Sand, qui a fait impression parce qu'on ne lisait pas les quatre volumes de Mme Stassova. 87 Lubin223 reconnu Leroux. a vu que Balzac empruntait à George Sand les larmes versées par un feuilletoniste qui outrage, sur ordre, un beau livre. A. Adam enfin fut en France le premier à approuver Evans, en disant que l'auteur d'Illusions perdues "offrait l'alliance du légitimisme au socialisme naissant". A. Adam, en effet, ne confondait pas le socialisme et le marxisme. Il prenait parti pour Pascal contre les Jésuites, pour Rousseau contre les Philosophes, et pour Péguy contre les scolaires qui écrivent :”Péguy fut traître”. Aussi trouvait-il chez Balzac un point d’origine de ce que Péguy appellait au début du XXème siècle "le socialisme entendu purement"224 . Une aberrante transfusion sanguine avait été faite à la pensée française après l’hémorragie de 14-18. Après le traumatisme de 1940, l’amnésie avait été aggravée par les théoriciens du “luttismedeclassisme”. Cécité marxiste Pour accroître la place de Hegel et de Marx, des “intellectuels” ont dévasté la mémoire européenne, comme les généraux de Louis-Philippe dévastaient les cimetières musulmans. Pour éliminer Leroux, ils mutilaient l’oeuvre de George Sand et celle de Balzac, soit en disant avec Lukacs que Léon Giraud représentait Royer-Collard225 , soit en ne disant rien sur Léon Giraud, rien sur la "sublime" Camille Maupin, rien sur “le panthéiste qui vit encore et que l'Allemagne révère". A les en croire, tout ce que raconte Illusions perdues s’est passé avant 1830, l’auteur y évoque sa propre jeunesse, ses désillusions et "son temps perdu"226. Certes, Balzac est le plus avancé des Français, puisqu’il est le précurseur de Marx, "le lien entre le matérialiste Saint-Simon et le chrétien Lamennais, entre la science et le coeur, entre l'Histoire et l'amour". Déjà, il veut "qu'on en vienne à Hegel", il se trouve déjà "sur la même longueur d'ondes que le matérialisme dialectique". Mais il ne peut pas aller plus vite que l’Histoire, il est obligé de marquer le pas, d'"attendre 1846 pour rattraper le temps". C'est en 1846 seulement (Althusser dixit) que Marx, dans L'idéologie allemande, "a ouvert les portes du Continent-Histoire". Avant cette date, "les saint-simoniens 223 D’accord avec Jean Gaulmier et Léon Cellier voici un quart de siècle, pour dénoncer “la conspiration du silence” qui accablait George Sand 224 C'est pour cela qu'en 1969 je l'ai invité au Colloque L'esprit républicain. L'invitation lui fit plaisir, mais sa santé ne lui permit pas de venir à ce colloque 225Ennemi de la souveraineté du peuple, ignorant tout, comme Guizot et Cousin, du fait industriel, mentor du "Parti doctrinaire"225, que Balzac appelle "la fatale secte" (IP, 510,)et "bourgeois de race" selon l'Académicien Désiré Nisard 226 Pierre Barbéris, Balzac, une mythologie réaliste , 1971 (dix ans après l'édition où Evans était approuvé par A. Adam) p. 99. On lit dans cette thèse : "Péguy fut traître" . 88 ayant tourné court, restaient les membres épars d'intuitions incapables de se rejoindre pour former un tout cohérent. La seule unité possible, le seul endroit où les contradictions pouvaient trouver un semblant de conclusion, c'était le roman". Tout cela est manifestement faux. En 1840, bien loin de s'absorber dans son propre passé, Balzac met au premier rang de l’actualité deux "réformateurs sociaux qui remuent leur siècle, MM. de Lamennais, Pierre Leroux"227, et il retrace les étapes de ce mouvement : d’abord, trois "réformateurs contemporains, Saint-Simon, Charles Fourier, Owen228 ", ensuite, à Paris, durant les années vingt, où David Séchard les a connus, "trois savants correcteurs d'imprimerie, Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux", puis, vers 1830 , l’action des républicains qui fu[rent]"pour beaucoup dans le mouvement moral des Saint-Simoniens" (238), et en 1839 les promesses d’”avenir”. Voilà l’histoire vraie de l’“école morale et politique" qui à cette date ne se désignait pas encore comme socialiste229. En disant que le créateur230 du Cénacle "demandait autre chose que l'éclectisme de fait, celui qu'attaquera Pierre Leroux", le marxisme confond le passé avec le futur. “La priorité de l’idée” revient à George Sand pour la critique des moeurs du journalisme 231, elle revient à Leroux pour le réquisitoire contre le renégat “qui est à présent le pouvoir éducateur de la France”. Avant que Balzac oppose à “l’Enfer du journalisme” “le Ciel de l’intelligence noble”, où Léon Giraud maintient de 1824 à 1839 l’esprit de “l’ancien Globe”, Leroux avait publié l’article Eclectisme, et parlé dès 1834 des "grandes espérances" que Victor Cousin semblait "avoir trahies". En 1836, au dernier jour du Procès monstre, le théoricien de la conscience individuelle et de la mémoire volontaire (Cousin) se lève six fois de son fauteuil pour demander la mort de Levaux, pourtant reconnu innocent du crime de régicide. Dans Eclectisme, en 1838, Leroux l’accuse d’oublier "Sautelet, ce camarade de votre enfance et de la 227 Jugeant comme Balzac, comme Mazzini, et comme les cercles de propagande socialiste de Philippe Faure, Michelet proposera en 48 ces deux auteur et "George Sand, le plus grand écrivain socialiste" aux suffrages de l'Académie des Sciences morales et Politiques. A l'Assemblée nationale, en 1849, Leroux fera l'éloge de Lamennais, plus fidèle aux pauvres qu'à l'Eglise, tout en continuant à reprocher à " ce prêtre chrétien" de professer encore "le dogme de l'infériorité de la femme"(lettre à George Sand, en 1842, citée par Lacassagne). 228 Que Leroux, à Jersey, appellera ses trois "initiateurs", en se désignant comme “le quatrième socialiste”. Il a fallu l’imposture d’ Engels et de Proudhon pour occulter ce qui était l’évidence aux yeux de Balzac comme aux yeux de Heine et de Marx. 229Mais qui déjà recevait ce nom, en Russie et en Allemagne, où en 1840 on admirait “die neu-demokratische Schule”, 230 "Le Cénacle, il l'a créé", écrit M. Barbéris, ignorant ce que G. Lubin avait dit en citant les Lettres d’un Voyageur 231 comme l’a démontré Georges Lubin 89 tué"232. mienne, qui s'est Il questionne : "Est-ce que la mémoire nous appartient ? Est-ce que nous nous souvenons volontairement, est-ce que nous avons la faculté de faire renaître sous nos yeux les phénomènes de notre vie passée ?"233 C'est à l'improviste que nous voyons "des souvenirs surgir de la nuit où ils semblaient engloutis". Contre Victor Cousin Leroux conclut : La mémoire ne nous appartient pas. La mémoire est sous l'empire du sentiment. Nous nous souvenons quand nous sommes émus, quand nous désirons, quand nous craignons, quand nous aimons, quand nous voulons." En 1844, dans Splendeurs et Misères des courtisanes, Lucien de Rubempré se suicidera le jour de 1830234 où on avait retrouvé le cadavre de Sautelet235. Leroux a fait renaître pour Balzac des souvenirs de leur vie passée, après avoir ému George Sand en 1838 en évoquant ces souvenirs dans Eclectisme. Après sa visite à Nohant, Balzac ne peint pas en dilettante une galerie de portraits, comme le croit la critique balzacienne. Il met en scène une "encyclopédie vivante", parce que George Sand lui a parlé d'"une école de sympathies" où Leroux accusait l'Université de "nier le sentiment, l'amour, la charité", à force de privilégier "le moi, la conscience, l'intelligence". Comme elle fait réapparaître Albert en Liverani, dans Consuelo, il va faire réapparaître Lucien, Vautrin, Bianchon, et George Sand ne parlera plus avec dédain des "petites nouvelles à la Balzac". “Balzac était si impartial par nature” 232 Stendhal , en apprenant "l'abîme de bassesse" où tombait Félix Faure, jadis son ami et en 1836 impitoyable envers les jeunes conspirateurs impliqués dans le Procès monstre, avait écrit dans son Journal : "M. Sautelet, mon ami avant qu'il ne fût libraire, s'est brûlé la cervelle". Vers 1823 Balzac lui aussi avait connu cet héroïque républicain. 233Leroux est le théoricien de la mémoire involontaire. Sur l'évocation spontanée des souvenirs, Consuelo et Sylvie lui doivent beaucoup, et peut-être aussi Hugo, qui écrit Le Rhin en 1842, et Chateaubriand, qui rédige alors ses Mémoires . Michelet et Ravaisson auront lu Eclectisme avant d'influencer tant de maîtres de Proust, tant de "bergsoniens" (comme disaient les positivistes), qui comme G. Sand n'aimaient pas l'Education sentimentale autant qu'Illusions perdues. 234 M. Barberis a judicieusement remarqué ce point 235 Pour échapper, semble-t-il à la police. Est-ce à lui que Balzac a pensé en imaginant Michel Chrestien, ou à Godefroy Cavaignac, dont il avait été l'ami ? Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit d'un "camarade" de Leroux, car à la Société des Droits de L'Homme c'est Cavaignac qui a fait adopter en 1833 les propositions de Leroux. En 1840 il osera seul publier un compte-rendu des mille et quatre pages de De l'Humanité, et en 1845, Cavaignac pria Leroux de lui faire connaître George Sand "afin qu'elle l'aide à bien mourir". Elle dira à Leroux : "Il est mort entre le pur républicanisme et nos idées, presque socialiste". 90 Mais ce n’est pas seulement contre la critique bienpensante et contre l'Académie des Sciences morales et politiques que Balzac prenait la défense de George Sand et de Leroux. En lisant Le curé de village (1841), le grand public entendait un jeune médecin, Roubaud, dire que pour un peu, en juillet 1830, il aurait "fait une barricade" au risque, comme l'ingénieur Gérard dans le même roman, “de [s]e jeter dans une des doctrines nouvelles qui paraissent devoir faire des changements importants dans l'ordre social actuel". Comme George Sand, qui le dimanche invitait à sa table le curé de Nohant, Balzac faisait converser les trois amis conviés par Véronique Graslin : ce jeune adepte des théories de Leroux et du transformisme de Geoffroy-SaintHilaire, et les deux conservateur qui essaient en vain de le convertir : le curé Bonnet et le banquier Grossetête, qui prétend qu'en Angleterre il y a de la viande pour tout le monde parce que l'élevage n'y a pas été ruiné comme en France par le morcellement de la propriété qu'entraînait l’abolition du droit d'aînesse. L’auteur d'Illusions perdues a un projet, qu’il affirme dès 1839 en écrivant à George Sand : "Nous nous réunirons pour faire une revue indépendante et qui ne pourra jamais être ministérielle". Et qu’il répète cinq ans plus tard, dans l'ultime "Préface", qui a le ton d’un Manifeste : "Le mot écrivain est pris ici dans une acception collective (qu'on ne s'y trompe pas)" (IP, 768). Le mot solidarité était un terme de la langue juridique avant que Leroux en fasse sa devise en lui donnant un sens nouveau. En 1839, Balzac emploie à bon escient les mots solidarité, association, coalition, fédération. En juin, juste au moment où le roman attaque "cinq variétés de libraires" et "le banquier des auteurs dramatiques", l'auteur agit pour que les écrivains puissent "améliorer leur condition" en ayant "un théâtre à eux". A George Sand il annonce la fondation de la Société des gens de lettres, où il va présider le bureau dont elle sera membre. Enchantée de ce qu'elle appelle "notre coalisation", elle répond aussitôt : "Le mot association m'a séduit [sic], car en principe il est bon que nous soyons unis contre les éditeurs, les contre-facteurs et autres Dévorants". Et elle lui suggère de s'adresser aussi à Lamennais, car "il est grand partisan du principe d'association". Deux ans plus tard, la police assomme des grévistes qui revendiquent le droit de "se coaliser". Lamennais demande qu'on cesse d'emprisonner sans jugement des gens qui veulent discuter les conditions de leur travail. Lamennais est mis en prison. Balzac proteste, et dans Le Moineau de Paris George Sand accentue l'allusion au philosophe emprisonné "pour avoir entretenu les riches des misères du peuple"; puis, en accord avec Balzac, elle fait paraître leur écrit sous sa signature à elle afin de 91 couper court à ce que "les légitimistes de notre ami Balzac pourraient lui reprocher"236. Plus tard, Leroux dira qu' à ce moment-là est apparue "une merveilleuse évolution et une étonnante transformation dans les lettres françaises"237. Avec lui, en 1841, George Sand fonde la Revue indépendante. George Sand y fait l'éloge de Michelet, et Leroux celui de Quinet et de Lamartine238 . Lamennais et Mickiewicz publiaient dans cette Revue. Et pourquoi pas Balzac, qui en a trouvé le titre et qui en est un peu "le parrain", selon l'expression de Georges Lubin ? Coïncidence étonnante : en février 1843, au moment où George Sand semble souhaiter sa collaboration239, il paraît y songer lui aussi. Ce mois-là, il commence Les souffrances de l'inventeur, et Leroux annonce aux lecteurs de la Revue indépendante qu'il essaie de mettre au point le pianotype pour lequel il avait pris un brevet, vingt ans plus tôt, quand il publiait chez Didot son Nouveau procédé typographique. C'est justement alors que Balzac écrit 240 le long passage où David Séchard rappelle qu'au début des années vingt, au temps où Didot perfectionnait la fabrication du papier, il y avait à Paris trois "savants" correcteurs d'imprimerie, Saint-Simon, Fourier et Leroux. Avec des végétaux aussi vulgaires que l'ortie, David cherchait à abaisser le prix de la pâte à papier, parce qu'il "embrassait le mouvement de la Presse périodique" et "voulait mettre les moyens en harmonie avec le résultat vers lequel tendait l'esprit du siècle" (IP, 551). C'est pour universaliser la lecture et donner plus de signification au suffrage universel que Leroux assemblait du bois, du fer et du cuivre dans l'espoir de "modifier presque complètement l'art de Gutenberg" en réalisant la machine qui aurait produit "le livre à bon marché". Balzac prêtait à David un dessein proche de celui-là. Connaissant depuis 1835 l'article Bertrand (Alexandre), ayant remarqué l'allusion de 1838 au libraire Sautelet, il comprenait pourquoi l'échec du complot avait entraîné les tentatives de pianotype, et pourquoi l’échec de ces tentatives avait entraîné la fondation, "à gauche241 , de l'ancien Globe", autre moyen de faire “avancer l'esprit européen vers le 236 Voir la Correspondance de G. Sand, éd. G. Lubin, Garnier, t. V, p. 323 et 111. 237 Comme Leroux l'écrira dans L'Espérance de Jersey, article publié en exil en 1858, introuvable en France, et cité par Jean-Pierre Lacassagne en 1972, à la p. 80 de l'Histoire d'une amitié. Pierre Leroux et George Sand, où l'on trouvera ce que je vais citer de leur Correspondance. 238 Dont il jugeait l'évolution heureuse, à la différence de celle de Hugo. 239 Judicieuse hypothèse de Georges Lubin, Correspondance de G. Sand, t. IV, p. 724. 240 Sur le "Furne corrigé", en vue de le réinsérer dans Les Deux Poètes (IP, 115-122). 241 Leroux, qui n'emploie pas ce mot-là, nomme la Charbonnerie républicaine. 92 résultat démocratique auquel tendait l'esprit du siècle”. Attirons l’attention sur l’idée, constamment affirmée depuis 1823, d’Union européenne. Voilà le prototype évident du “ journal de Léon Giraud” que Lucien de Rubempré a trahi pour faire sa cour aux royalistes. Sur la nécessité d'une meilleure représentation du peuple, les monarchistes et les socialistes républicains pouvaient s'accorder contre le régime censitaire. Et Balzac jugeait que leur alliance était bien plus facile encore, comme l'écrit A. Adam, “contre la ploutocratie”. C’est le mot que Leroux emploie en 1842 pour dénoncer l'omnipotence de ceux qu'il appelle "les loups-cerviers du Capitalisme". On sait que le baron de Nucingen est "un loup-cervier", mais on sait moins que la dernière partie d'Illusions perdues, Les Souffrances de l'inventeur, s'achève par le triomphe d'"un loup-cervier" devenu Pair de France et prochain ministre du Commerce. Ce riche imprimeur, le grand Cointet, a causé la ruine de David Séchard, ménechme de Leroux. Ménechme, qui veut dire jumeau, (comme besson), c'est le mot dont George Sand se sert en 1841 pour dire son attention aux deux extrêmes qui sont "le ressemblant et le ressemblé", ainsi qu'à "l'intermédiaire" qui leur est souvent rattaché. Voilà une image bien préférable à celle des clefs et des serrures dont se servent les successeurs de Sainte-Beuve. David Séchard ressemble à Leroux ouvrier typographe et inventeur ruiné de 1823 autant que Léon Giraud ressemblait au "profond penseur” de 1839. En février 1843, Leroux est remplacé à la tête de la Revue indépendante . Ce n'est donc pas lui qui refusa la collaboration de l'ami que recommandait George Sand. Plus encore qu'en Suisse, en Espagne, en Allemagne, en Hongrie, etc., cette revue a été lue passionnément en Russie. Au XIXe siècle, y a-t-il dans l'histoire des idées européennes d'événement égal à celui-là — et de secret mieux gardé ? En 1843, la "Préface" d'Illusions perdues paraît pendant que Consuelo est en cours de parution, “donnant l'impulsion décisive à tous les “europäische Demokraten und Revolutionäre", et l’historien tchèque que je cite ici précise que "der Saint-Simoniste Pierre Leroux" était l'inspirateur de ce "Romanzyklus"242. Si Biélinski avait lu dans cette Revue-là des oeuvres de Balzac, il n'aurait pas commis l'erreur de le croire entièrement opposé à la "grande prêtresse" qui révélait à l'Intelligentsia la véritable religion de Liberté, d'Egalité et de Fraternité enseignée par le Christ. Mais “les amis légitimistes de Monsieur de Balzac” ne lui auraient sans doute pas pardonné de paraître à côté de Jean Zyska. N’empêche : 1843, c’est l’année où la "Préface" d'Illusions perdues affirme que "quinze hommes de talent" coalisés suffiraient pour que cesse "la plaisanterie qu'on nomme gouvernement 242 Jiri Koralka, p. 43-75. in " Schriften aus dem Karl-Marx-Haus", Trier 1987, 93 constitutionnel" (IP, 768). George Sand venait d’écrire à Lamartine que "le dénouement mal conduit de la constitutionnalité anglaise introduite chez nous" serait hâté bien plus qu'il ne le croit "si nous avions seulement dix hommes comme vous en France". Il y avait huit ans que Balzac avait repris l'idée première du Cénacle nouveau qu’elle avait exprimée dans sa Lettre à Frantz Liszt : "Que l'on trouve parmi nous douze hommes qui puissent passer quarante jours enfermés sous le même toit sans ergoter entre eux, sans vouloir primer les uns sur les autres". Les Invisibles et les Frères de la Consolation En 1847, dans la Creuse, au moment de la disette et des émeutes paysannes, Leroux et ses amis ne pouvaient pas approuver totalement les romans champêtres de George Sand et encore bien moins Les Paysans de Balzac. Tout, alors, semble rompu entre eux. Survient Juin 48. Après l'insurrection, Leroux appelle l'Assemblée à "la miséricorde". Le 1er septembre 1848, juste après l'annonce de La Petite Fadette, “Le Spectateur républicain” publie la conclusion de L'Initié : "Ce jour-là Godefroid fut acquis à l'Ordre des Frères de la Consolation". Il avait appris à pardonner. D’abord, il avait été “à gauche”. “Frotté de libéralisme”. Comme Lucien, comme Horace, comme Frédéric Moreau, il manquait de volonté et il fut vite "effrayé par les excès de la presse, plus effrayé encore par les attentats du Parti républicain". Bientôt "lassé de luimême", et près du désespoir, il fut sauvé par la rencontre d'une société qui se dévouait à la vertu, la religion et la bienfaisance. Là, Bianchon réapparaît une fois encore, mais converti à une forme nouvelle, sociale, de catholicisme. On croit, avec Pierre Citron dans son édition de la Comédie Humaine dans la collection l'Intégrale, qu’ici Balzac rivalise avec Eugène Sue. On ne songe pas à Consuelo, parce que Balzac avait dit à Mme Hanska : c'est "le produit de tout ce qu'il y a de plus vide, de plus invraisemblable, de plus enfant". Mais dans Consuelo George Sand faisait entrevoir les souterrains du XVIIIème siècle, et “les hommes de talent”243 qui en secret avaient “préparé l’idéal”. De même déjà, pour la Monarchie de Juillet , le cénacle, "le Ciel de l'intelligence noble" était la face cachée et tournée vers l’avenir. De même, en 48, l'Ordre des Frères de la Consolation. Nul buchézisme dans cet Ordre. Ces frères sont chrétiens, mais anticatholiques. Godefroid se dévoue pour une malade polonaise nommée Vanda, dont la guérison dépend du secours des Frères de la Consolation autant que des remèdes d'un mystérieux médecin communiste. Consuelo avait été initié à l'Ordre des Invisibles par une polonaise nommée Wanda, préalablement guérie par un médecin révolutionnaire. Symboles, slave et 243 L'Ordre des Invisibles. 94 latin, des nations opprimées par ce que Leroux appelait "les castes d'empire". L'alliance que Balzac proposait au socialisme, il ne la retire pas. Au moment où les "cercles de propagande socialiste" commencent à élaborer des Associations ouvrières et des corporations nouvelles, il conclut ses travaux sur l'Histoire contemporaine en écrivant : "Les corporations et les Hanses du Moyen Age, auxquelles on reviendra, sont impossibles encore. En France, depuis 1792, l'individu a triomphé de l'Etat ; aussi les seules SOCIÉTÉS qui subsistent sont-elles des institutions religieuses […]". Quand il fait dire à Godefroid : "Vivre pour autrui, […] agir en commun comme un seul homme, et agir à soi seul comme tous ensemble", Balzac continue de combattre ce que George Sand appelait la triste "mode de l'individualisme absolu". Mais il ne parle plus au nom du carlisme. Ses héros ont cessé d’être partisans. Peu de temps auparavant, Godefroid formait "en lui-même un voeu peu catholique […] : "Puisse monsieur Nicolas venger terriblement cette pauvre madame de la Chanterie !". Royaliste elle aussi, cette mère désespérée voulait plonger dans le désespoir le juge qui en 1793 avait causé la mort de sa fille. Mais à Bourlac qui la supplie en s'écriant : "Au nom de Jésus, mort sur la croix, pardonnez !", elle répond : "Par Louis XVI et MarieAntoinette, que je vois sur leur échafaud […], par Jésus, je vous pardonne". Alors l'initiation de Godefroid est achevée, il "voit clair", "il est acquis" au moment où il s'écrie : "avoir pour chef la Charité, la plus belle, la plus vivante des figures idéales que nous avons faites des vertus catholiques, voilà vivre !". Après ce que Balzac appelle "la terrible bataille de juin", il était beau d'écrire cela. Leroux, lui aussi, et avec plus de courage encore, osait prononcer le mot "miséricorde", face à une assemblée réactionnaire emportée par la haine et la peur. Quatre ans plus tard, le 29 janvier 1852, George Sand ira dire : "soyez clément" au vainqueur du 2 décembre. C'en est fini de "la belle période" où elle pouvait réunir en elle la pensée de Leroux et celle de Balzac. Quelques jours plus tard, elle écrit le mot chrétien à côté du mot République dans les lignes qu'il ne lui est plus possible de publier. "Je vois l'avenir bien noir, car l'idée de fraternité est étouffée pour longtemps par le système d'infamie, de délation et de lâche vengeance qui prévaut. La pensée de la vengeance entre nécessairement bien avant les coeurs, et que devient le sentiment chrétien, le seul qui puisse faire durer une république ?" George Sand avait-elle lu L'Initié ? La conversion de Godefroid lui a-t-elle rappelé que Camille Maupin, à la fin de Béatrix, se faisait religieuse ? Elle interviendra encore en faveur des quarante-huitards, en 1868, en écrivant à Flaubert, qui rédige L'Education sentimentale : "Les vaincus ! aie pitié". Et après la Commune, elle suppliera les Versaillais de ne pas venger sur le peuple de Paris les excès d'un petit nombre de "furieux". Mais le 95 système d'infamie et de délation s'était encore terriblement aggravé, et la République se montra beaucoup plus féroce que Napoléon III. C'est à cause de cela que le remède socialiste se corrompit en poison. Aussi l'infamie fut-elle encore pire durant notre XXème siècle. L'imposture vient de prendre fin244. Pour que les réglements de comptes n'étouffent pas la miséricorde, pour que puissent durer les républiques qui renaissent ou cherchent à naître, à l'Est de l'Europe et sur d'autres continents, il faudrait que la France retrouve le souvenir de sa culture, et qu'elle permette enfin à beaucoup de lecteurs de découvrir les sentiments qui animaient Piotr le Rouquin et Léon Giraud, Consuelo et les Frères de la Consolation. 244 Comme le chapitre suivant, cette conclusion résulte d’exposés que j’ai faits en Italie, en Hongrie et en Tcchécoslovaquie à la fin du rideau de fer. 96 CHAPITRE IV CONSUELO, Internationalisme et religions -- “Celui à qui on a fait tort” — “La plus vieille République de l'Europe Centrale” — Spartacus et Trismégiste - "une merveilleuse évolution --Engels contre "the mystic Scool" “Celui à qui on a fait tort" 1830 avait été l’amorce d’une révolution européenne, mais quand on dit cela on évoque surtout la catholique Pologne. Au Collège de France, on célèbre le Bicentenaire de Mickiewicz, parce qu’il y a enseigné. Les milieux catholiques se souviennent de lui, parce que Montalembert a signé la traduction du Livre des pélerins polonais. Le traducteur, Bogdan Janski, avait en 1833 donné des leçons de polonais à Montalembert, mais il était saint-simonien, et il avait rompu avec Enfantin à la suite de Leroux et Reynaud, qui en 1833 furent chargés par la Société des Droits de l'Homme de rédiger l'Exposé des principes républicain. Pour développer ces principes, ils fondèrent l'Encyclopédie nouvelle et recrutèrent soixante collaborateurs dans les bureaux de leur “Revue encyclopédique”. Janski était du nombre, et c’est dans cette Encyclopédie qu’il publia en 1835 l’article Bohême245. La Bohême, grâce à lui, sera pour Leroux en 1838, pour George Sand en 1842, pour Louis Blanc et Michelet en 1845 un pays bien réel, slave, tchèque mais germanisé, qui veut devenir une nation, et qui est aussi la capitale de l’hérésie internationale persécutée par la capitale de l’Eglise romaine. Leroux et George Sand246 veulent non pas que Rome soit persécutée à son tour, mais qu’elle se convertisse en abjurant la théocratie. Quand la catholique Consuelo franchit le Brenner, l’Autriche règne sur l’un et l’autre versant. Les jésuites exercent la même police à Prague et à Rome. L’Italie elle non plus n’est pas encore une nation. En 1843 entre les deux parties de Consuelo, George Sand intercale un texte didactique auquel elle donne 245 Griffiths, o. c.,p. 124.J'ai essayé de rendre justice à Griffiths dans l'article Les origines du socialisme républicain (refusé par la "Revue historique" et publié par la Revue d'Histoire moderne et contemporaine, mai 1986). 246Cherchant à "connaître la vérité des sentiments historiques, à la recherche de laquelle nous sommes ici lancés", elle avait comparé ce qu'écrivaient à son époque les historiens protestants et les catholiques. Parlant de M.de Beausobre, protestant, qui lui paraissait intelligent et érudit, mais partial, elle écrivait : “Il donne un démenti général et particulier à toutes les assertions des écrivains catholique, et poussant la partialité un peu loin, il fait l'hérésie blanche comme neige” 97 le nom de Jean Ziska,le héros bohémien des guerres hussites. Les lectrices de la “Revue indépendante” appartiennent à la bourgeoisie ou à la noblesse. Elles sont en grande majorité catholiques. En nommant "notre mère la sainte Eglise", George Sand leur explique qu'elles sont aussi "les filles de l'Hérésie", car malgré leur foi et leur rang elles sont, en tant que femmes, solidaires de tous les opprimés. Au nom de "l'Eglise protestante de tous les siècles", elle déclare à "l'Eglise sociale officielle" qu’il y a “des siècles persécutés et pour ainsi dire étouffés”, "toute une moitié de l'histoire intellectuelle et morale de l'humanité que l'autre moitié du genre humain a fait disparaître [...]les communistes de Lyon [sont] les Vaudois, les pauvres de Lyon ou léonistes qui faisaient dès le douzième siècle le métier de canuts et l'office de gardiens du feu sacré de l'Evangile". C’est de Jean Ziska que Marx a tiré la citation qui en 1847 a accablé Proudhon sous l'autorité la plus prestigieuse. Mais on n’a réédité Jean Zyska qu’une fois, en 1877, et cette réédition ne se trouve que dans de rares bibliothèques. On a attendu 1959 pour réimprimer Consuelo et La Comtesse de Rudolstadt, mais sans donner assez de pages à Léon Cellier pour inclure Jean Ziska et Procope le Grand, qui est la conclusion de l’oeuvre. En 1849, à l’Assemblée nationale, Pierre Leroux comparait les révolutions contemporaines à "l'immense mouvement qu'il y a eu, au XIVème siècle, en Hongrie, en Allemagne, en Bohême, en Angleterre". En Hongrie, cette année-là, Sandor Petöfi fut tué au combat. En Prusse, emprisonné, Bakounine aurait voulu lutter à la fois contre le Tsar et l' Empereur d'Autriche, et se joindre à ceux qui se désignaient comme "les Français de Hongrie". Ensuite, c’est à ce mouvement international du XIVème siècle qu’il emprunta un signe de reconnaissance pour le donner aux affidés de la secrète Alliance Internationale qu’il organisa contre la domination de Marx : Satan, "celui à qui on a fait tort" était invoqué par les disciples de Wicklef, les Lollards, qui cherchaient refuge en Bohême chez les Hussites, comme les Vaudois. Ceux-ci venaient du Midi et ceux-là venaient du Nord, mais l'Inquisition confondait les uns et les autres sous la même accusation de "vauderie", c'est-à-dire de sorcellerie. Inversement, sous l'appellation "knouto-germanique", Bakounine englobait tous les impérialismes, et dans l'espoir de coaliser les Slaves et les Latins, il écrivait : "Comme les Fraticelli de la Bohême au XV ème siècle, les socialistes révolutionnaires se reconnaissent aujourd'hui par les mots : “Au nom de celui à qui on a fait tort". Au temps de Jaurès et de Péguy, on pouvait comprendre cette formule247. En effet, la “Revue socialiste” avait 247 Dont Albert Camus ne trouvait pas la source en 1951 98 deux248 publié en 1895 lettres qui prouvaient qu’en 1842, en découvrant Leroux et ses disciples, l’Intelligentsia avait renoncé à Hegel et Schelling. Arnold Ruge d'abord, disant de Bakounine : "Je lui fis connaître George Sand", et Biélinski écrivant à Botkin le 7 novembre 1842 depuis Saint-Pétersbourg, :”Bakounine et moi, nous cherchions Dieu par des voies différentes -- et nous l'avons trouvé dans le même temple”. C’est-à-dire "le temple" clandestin où Albert de Rudolstadt apprend à Consuelo que pour les Lollards Satan était “le frère humilié du Christ”. Biélinski et Bakounine étaient les disciples de Herzen, “le Pierre Leroux de la Russie”, autrement dit “le Jaurès russe”, comme l’a fort bien dit Raoul Labry, que Jaurès consultait sur le socialisme franco-russe. Après octobre 17, un nouveau siècle étouffé commençait. Maître indiscuté en hégéliano-marxisme, Koyré affirmait qu’on ne connaissait "ni les étapes, ni les mobiles" des deux événements simultanés que furent en 1842 "la révolution de Bakounine et la conversion de Biélinski". Koyré répliquait à Labry: “pour Herzen, dont la pensée dès le début a été nourrie de philosophie allemande, la philosophie de Leroux devait apparaître bien insuffisante". Il écrivait : "Nous ne lisons plus George Sand". La haute Intelligentsia parisienne s’est entichée de Koyré, et George Sand fut inscrite sur la liste des écrivains condamnés "sans appel" parce qu'ils ont "tous rivalisé dans l'invective et la calomnie contre les Communards"249. En 1842, Leroux, Louis Blanc, Bakounine, Botkin, Ruge et Marx lisaient George Sand dans la “Revue indépendante”. Le 23 mars 1844, ces Russes, ces Allemands et ces Français ont discuté sur l’athéisme. Botkin savait qu’en 1842 Bakounine à Berlin et Biélinski à Saint-Pétersbourg avaient été enthousiasmés par “la révélation” des profondeurs secrètes, des "psychologischen Tiefe"250 qui en 1842 avaient passionné Herwegh et Tourgueniev à Dresde, en présence de Ruge. Ces profondeurs réapparaissaient en Europe parce que Consuelo mettait à jour des souvenirs hussites enfouis depuis le Concile de Constance. En 1847, quand Marx a cité Jean Ziska251, tous ces admirateurs de George Sand connaissaient le contexte : "l'hérésie du passé, le communisme d'aujourd'hui, c'est le cri des entrailles désolées et du coeur affamé qui appelle 248 Citées par Dragomanov, professeur bulgare qui avait connu Bakounine, 249Michel Winock Le socialisme en France et en Europe XIXe---XXe siècle (1992) 250 Tchernychevski ayant dit ensuite (peut- être d'après Herzen) que cela était "fantastique", cela a été condamné pour "mysticisme" par les matérialistes "scientifiques" et les rationalistes progressistes comme Gustave Lanson, ou réactionnaires comme Maurras. 251 sans préciser le titre de l’oeuvre, qui n’est pas indiqué non plus dans la plus récente édition de Marx à la Bibliothèque de la Pléiade 99 la vraie connaissance, la voix de l'esprit, la solution religieuse, philosophique et sociale du problème monstrueux suspendu depuis tant de siècles sur nos têtes." Sur la religion opium du peuple et cri des entrailles, le Manifeste communiste n’a rien dit cinq ans plus tard d’original. En croyant avoir influencé George Sand, Bakounine déraisonnait. Camus se trompait dans L’homme révolté en cherchant chez Proudhon la source des "affreux blasphèmes" du poète maudit, dans Révolte, cinquième parties des Fleurs du Mal : O Prince de l'exil, à qui l'on a fait tort, Et qui, vaincu, toujours te redresses plus fort, O Satan, prends pitié de ma longue misère ! “La plus vieille République de l'Europe Centrale" A Moscou, en 1904, dans le “Rousskaya Mysl”, Varvara Stassova252 disait que "des rubans aux couleurs de la Bohême ornaient l'énorme couronne de roses "que les Frères Moraves avaient envoyée de Prague sur la tombe de George Sand. Ils témoignaient ainsi leur reconnaissance à "l'auteur de Consuelo et de Jean Zyska" pour la compréhension dont elle avait fait preuve envers "l'esprit de leur histoire, leurs luttes religieuses, leurs aspirations sociales et leur plus grand héros national, Jan Hus”. Mais Varvara Stassova, révolutionnaire russe dissimulée sous le nom de Karénine, pensait surtout aux Polonais, victimes, plus qu'elle encore, du tsarisme qu'elle combattait. Léon Cellier ne lui a pas donné tort : "Il est possible que la Bohême ne soit qu'un ersatz de la Pologne, et Mme Karénine penche vers cette solution. Il est évident que George Sand devait faire un rapprochement entre Polonais et Tchèques, puisque les habitants de la Bohême étaient des Slaves persécutés". Certes, "pour servir la propagande de Mazzini" ainsi que le dira Leroux, George Sand prend la défense de toutes les nations opprimées par le Saint Empire Germanique allié au Vatican, et Dostoïevski a bien dit qu'elle était "une force slave". Mais Bakounine la comprend mieux que Varvara Stassova lorsqu'il pense aux Narodniki de Russie plutôt qu'aux Polonais catholiques, et aussi, comme George Sand (grâce à Leroux, nous le verrons) aux "Fraticelli" latins, allemands et anglais pour lesquels la Bohême, "la plus vieille République de l'Europe Centrale" était une patrie. En tout cas, si nombreuses, diverses et anciennes que soient ces accointances internationales, le caractère tchèque de la foi taborite est une certitude pour Janski, pour l'Encyclopédie nouvelle et pour Consuelo. 252 L'admirable auteur (qui signait W. Karénine) de George Sand, sa vie et ses oeuvres (1899-1926) (4 volumes enfin réédités en 2000) 100 En 1929, à Prague, Henri Jelinek nommait Consuelo et Jean Ziska , en disant dans ses Etudes tchécoslovaques que le plus beau titre de gloire de George Sand c'était d'avoir contribué, par ces deux oeuvres-là, à la réhabilitation de Jean Huss qui entraîna "un revirement complet dans toute l'Europe". Jelinek ne songeait ni à Leroux ni à Janski. Il citait le chapitre Jean Huss de l'Histoire de la Révolution où Louis Blanc renvoie à "l'éloquent récit de George Sand"253. Dans Jean Ziska, quand George Sand écrit : "Les idées que j'émets ici ne sont qu'un reflet et une vulgarisation", elle renvoyait "aux beaux travaux fragmentaires de l'Encyclopédie nouvelle". Jelinek a cru qu’il s’agissait d’un dictionnaire, et qu’elle était trop modeste, puisque, pour parler des Podiebrad et du noble passé de la Bohême, elle n' avait qu'à "tendre la main à ses ancêtres qui avaient combattu pour la liberté. Il est vrai qu'elle était l'arrière-petite-fille de Maurice de Saxe, qui descendait de Georges Podiebrady, et qu'elle avait entendu parler par sa grand-mère de ces gloires familiales. Mais cette grand mère, née Marie-Aurore de Saxe et mariée à Louis-Claude Dupin de Francueil, n'enseignait pas la foi taborite. Convertie à ce qu'elle appelle "la foi nouvelle, la foi morave", prenant comme devise les dernières paroles de Jean Huss : Sancta simplicitas, George Sand va faire partager la découverte que l'Encyclopédie lui a fait faire : "La vérité de notre coeur se trouve bien plus au XVème siècle qu'au XVIIIème." Ses lecteurs vont donc accompagner Consuelo jusqu'aux "ramifications occidentales du mont Bohême", car c'est là seulement qu'au milieu du XVIII ème siècle survivait encore la mémoire des "siècles étouffés" dont parle Jean Zyska. George Sand avait lu l’article Bohême où Janski avait dit : "La Maison d'Autriche étouffa la nationalité Bohême”. Consuelo entendra dire : "On a brûlé nos livres". La vérité ne pourra donc venir jusqu'à elle que par la tradition orale, populaire, traduite en italien et en musique, ses deux langages, par Albert de Rudolstadt. Slave, Hussite et violoniste, il a redemandé au "génie du peuple" "les poésies mises à l'index de la politique, les chants nationaux et religieux mis en musique par des génies inconnus." C'est aux chapitres LIV et LV que "dans son église" souterraine et secrète il révélera "le sens élevé des grandes vérités dites hérétiques" à la jeune 253 L. Blanc renvoyait ses lecteurs à un roman qui avait été cité ou traduit dans la plupart des langues européennes. Le grand public ne l'aurait pas compris s'il avait parlé de l'Encyclopédie fort peu connue dont il s'inspirait autant que George Sand, Herzen , Mazzini, Balzac ou Heine. Heine, en 1843, nommait Leroux et L. Blanc ensemble, en disant qu'ils avaient eu "un rôle essentiel quant au fondement théorique indispensable au mouvement social". Ennemi de Heine, Engels était bien forcé de reconnaître qu'aucun ouvrage n'avait eu autant d'influence sur "unsere Partei" que l'Histoire de dix ans dont le chapitre sur la première révolte des canuts avait paru dans la Revue indépendante en même temps que Consuelo. 101 italienne catholique qui ne connait que la dévotion populaire de Venise. Deux mois avant de faire paraître ces chapitres, Leroux avait résumé dans le numéro de mai 1842254 ce qu'avaient amplement développé nombre d'articles de son Encyclopédie : "les Vaudois, les Cathares et vingt autres sectes jusqu'à Wiclef, Jean Huss et Jérôme de Prague dont Luther ne fit que couronner l'oeuvre". Comprenant cela beaucoup mieux que Jelinek, Arnold Kraus avait dit en 1924 en tchèque dans Husitstvi v literature : "George Sand suivait l'impulsion donnée par Pierre Leroux, qui tenait les fondateurs du Tabor hussite de 1420 pour les véritables chrétiens et les socialistes du Moyen Age". Jori Koralka, tchèque, disait cela en allemand255 en 1986. Soulignant l’appport de Pierre Leroux dans cette “aktualisierung des Hussitentums in radikal-demokratischen Sinne”, il insistait sur l'admiration vouée par Bakounine256 au caractère "herzlich und brüderlich" du communisme taborite. L'explication "materialistisch, soziooeconomisch" que Karl Kautsky donnait du mouvement hussite semblait à Bakounine "sehr mechanistich". Disciple préféré d'Engels257, “le doctoral, le magistral Kautsky” 258 régentait l’Internationale en 1905. A Prague, en 1986, Koralka n’aurait peut-être pas affirmé aussi vigoureusement l'origine française des idées qui ont de façon décisive donné naissance au socialisme international. C'est à Trèves, en R.F.A., au Musée Karl-Marx, que Koralka disait : “für die europaïsche Demokraten und Revolutionäre, der entscheidende Anstoss kam aus Frankreich". Et de même ce n'est pas à Paris qu’en 1990 un marxologue français259 a enfin employé le mot socialiste (en allemand) pour 254 Le premier numéro de la “Revue indépendante”, publié en novembre 1841, était sévérement critiqué, le même mois par l' “Allgemeine Zeitung”, et au contraire vanté, le mois suivant, par les “Annales de la Patrie” que Biélinski dirige à Saint-Pétersbourg. 255 "Den Anregungen des Saint-Simonisten Pierre Leroux (1797-1871) folgend, der die Gründer des hussistischen Tabor von 1420 für die vollkommensten Christen und die sozialisten des Mittelalters hielt", Schriften aus dem Karl-Marx Haus, Nr. 36, s. 49. 256En 1870, dans sa longue Lettre à un Français, Bakounine exalte Jean Hus, Jérôme de Prague et Jean Ziska , et il met les Français en garde contre le pays de Marx, pays orgueilleux de sa culture, alors qu’il a été devancé deux fois par les Slaves et les Latins, du temps des Vaudois et des Hussites, puis entre 1813 et 1848, quand “la Démocratie française s’est glissée dans les Universités allemandes où elle n’a été accueillie ue par une vingtaine, une trentaine de savants sincères”. Je renvoie au chapitre IX de Pierre Leroux et les socialistes européens 257 Ibid., pp 63-67. 258 Péguy, L’esprit de système. La même année, Fournière perçoit distinctement la différence entre le marxisme et le “courant” que l’on peut jalonner, de la Fédération jurassienne à André Léo et à Kropotkine, d'André Léo à Benoît Malon, et de Kropokine à William Morris et Bernard Lazare 259 Jacques Grandjonc, n°43 des “Schriften aus dem Karl-Marx-Haus”, 1991 102 qualifier le combat non marxiste de George Sand, “die "sozialistische Kampfgefährtin von Pierre Leroux". C'est en français que la traductrice praguoise de Consuelo écrivait à George Sand que les Tchèques étaient "haïs par leurs compatriotes allemands"260. A la signification sociale, “radikal-demokratisch”, du complet revirement dont parlait Jelinek s’ajoutait par conséquent une signification internationaliste. Et surtout, cette “aktualisierung des Hussitentums” avait voici un siècle et demi une immense signification religieuse: condamné au feu par un Concile, un prêtre savant et ami du peuple était réhabilité par une femme. A Dresde, le caractère "herzlich und brüderlich" de Consuelo avait ému les amis russes de Ruge plus que Ruge lui-mmême, mais ensuite il apprécia Heine mieux qu’auparavant, et sentit fort bien la différence entre l’égoïsme de Marx et le caractère aimable, “liebenswürdig” de Leroux. “Le bon Ruge”, comme dira Heine, jugeait en 1844 que l’influence de George Sand n’était pas aussi forte en France que de l'autre côté du Rhin. En admirant “l’enfant” de George Sand et de Leroux, les lecteurs ne s’accordaient pas sur leurs mérites respectifs. Dans Consuelo, Biélinski écoutait "le verbe d'une grande prêtresse", mais il ajoutait : "Piotr le Rouquin devient mon Christ"261. Dostoïevski n'oubliait pas Leroux, lorsqu'il disait que “le Christ se serait joint [aux] moteurs de l'Humanité [...] avant tout les Français et avant tout George Sand". Cette différence d’appréciation portait peut-être en germe un désaccord sur le problème de la divinité de Jésus. Il y avait aussi une possibilité de confusion entre Leroux et Mickiewicz, les deux fortes personnalités que George Sand avait prises comme modèles d’Albert de Rudolstadt, le personnage "attachant" qui raconte à Consuelo l'histoire des Taborites. Au printemps 1843, la Revue indépendante publiait en même temps Jean Ziska et les Leçons professées au Collège de France par Adam Mickiewicz De la littérature slave, et De la Comédie infernale. En 1841, au sortir d'une Leçon à laquelle elle avait assisté, George Sand trouvait Mickiewicz “extatique", et en 1845 encore, elle disait en parlant de lui : "Une grande âme, mais malade". Léon Cellier oubliait ce dernier mot, et il prêtait à Leroux les traits un peu extravagants d’Albert de Rudolstadt. Dans sa thèse, Sygmunt Markiewicz a fort bien répondu que "Leroux a offert le canevas doctrinal et Mickiewicz un extatique d'après nature"262. Mais en écrivant : "une partie de la documentation de George Sand sur la Bohême semble provenir des Cours professés par Mickiewicz en 1841", Markiewicz oubliait Bogdan Janski. Et 260 Mme Sophia Podlipska en 1865. C'est Herzen, dans Passé et méditations (t. IV, p. 458), qui rappelle cette lettre à lui écrite par Biélinski,"toujours débordant d'enthousiasme". Après "Piotr le Rouquin", il ajoute "comme nous le (Pierre Leroux) nommions dans les années quarante". 262 Mickiewicz dans l'oeuvre romanesque de George Sand. 261 103 on oublie Janski, nous le verrons, quand on parle de Michelet. L’Encyclopédie nouvelle n’est rééditée que depuis dix ans. "Les Bohêmes portent dans leur langue nationale les noms de Czechs ou Tchèques". Cette phrase de Janski contient l'idée qui lui tenait le plus à coeur. Dès la chûte du rideau de fer, la Fondation Tabor a souhaité "la coexistence équitable des peuples", et le 15 septembre 1992, à la première Rencontre Tabor, le Docteur Vanicek, Maire de Tabor, a insisté sur la signification religieuse du Mont Tabor, pour les Juifs et les Chrétiens, orthodoxes ou non. Tabor est le nom de la montagne où Jésus a été transfiguré, et de la ville de Ziska. Leroux espérait une transfiguration du christianisme, et sa doctrine de l'Humanité a eu l'auteur de Consuelo pour “vulgarisateur”263. Pour que la Rencontre Tabor en mesure l’importance, Griffiths m’avait chargé de faire connaître une lettre écrite par Jean Reynaud en 1845, cinq ans après avoir rompu avec Leroux et conservé seul la direction de cette Encyclopédie. Elle demeurait républicaine, mais avec beaucoup moins d'audace en fait de politique sociale et aussi de politique internationale. En secondes noces, Reynaud avait épousé la fille d'un riche armateur. Tandis que Leroux, chargé de famille, n'avait pas les moyens de sortir de France, Reynaud voyageait avec sa femme en Italie, en Allemagne et en Bohême. Et en 1845, au moment de la curiosité suscitée par Consuelo, il était en complet désaccord avec Leroux , George Sand et Janski. Venant de Carlsbad et de Marienbad, il écrivait à Théodore Fabas, collaborateur lui aussi de notre Encyclopédie : Franzensbaden, 12 septembre 1845 Il y a bien à Prague un petit noyau de nationaux voulant parler le bohême, ou pour mieux dire le tchèque, et voulant ressusciter l'ancienne littérature ; mais, outre qu'il a jusqu' ici peu d' importance, ce qui, à la vérité, n'engage pas l'avenir, il n'y est pas question de hussitisme, pas même de protestantisme. Il me semble que l'impression laissée par les hussites est plutôt celle d'un orage qui aurait ravagé le pays que d'un mouvement vraiment national. Quant à la parenté de ces fanatiques avec nos révolutionnaires, je ne l'adopterais pas volontiers. Il y a eu de tout temps, et dès l'Evangile même, des sectes de communistes ; mais de là à la république française, il y loin, bien que l'on puisse soutenir aussi le côté de l'analogie. Coeur compatissant, mais aussi savant consciencieux, Janski réunissait sur la géographie et l'histoire de la 263 En 1994, les “Husitsky Tabor” ont publié en français dans leur numéro 11 la communication que j’avais faire à cette Rencontre de 1992 et dont je reproduis ici l’essentiel 104 Bohême des informations tirées aussi bien des statistiques de 1833 que des livres publiés par des auteurs récents dont il faisait l'éloge : le philologue Joseph Dobrowsky, les historiens Joseph Jungman, Paul Szafarik et François Palacky, le poète Jean Kollar. Sans connaître l’Encyclopédie nouvelle, J. Koralka confirme à présent tous ces jugement. Il parle264 avec beaucoup d'estime de J. Dobrowski, de J. Jungman, de Frantisek Palacky et de Jan Kollar (1789-1842), prédicateur luthérien slovaque, auteur de vers en langue tchèque. Résumons d'abord le début de l’ article de Janski : "Le nom de la Bohême réveille dans l'esprit de l'historien le souvenir de la plus triste destinée. Habitée par un peuple slave, et, durant plusieurs siècles royaume puissant, nation entièrement indépendante." Ensuite : "Avec Jean Huss commença une nouvelle époque de splendeur nationale. Le mouvement des esprits, qu'il avait provoqué, porta la langue bohême, au quinzième siècle à un tel degré de perfectionnement qu'elle devint la langue à la mode chez tous les peuples slaves catholiques. Aucun peuple n'eut alors de collection nationale de chant religieux plus riche que celle de Bohème" Enfin : "La Maison d'Autriche étouffa la nationalité bohême par les plus coupables violences. Beaucoup de nationaux, pour se mettre à l'abri des persécutions, se virent forcés de germaniser leurs noms. La langue allemande fut introduite dans toutes les branches d'administration. Le poètelauréat, Simon Lomnicky, vieillard sexagénaire, réduit à mendier sur le pont de Prague, semblait le symbole vivant du sort de la littérature de son pays. Le dernier flambeau de celle-ci, Jean-Amos Comenius (Komensky) mourut dans l'exil. Les jésuites, maîtres du pays, livraient aux flammes tous les ouvrages bohêmes écrits de 1414 à 1620.[…] De 1620 à 1774 le silence et la terreur planèrent sur la Bohême. […] Deux siècles se sont à peine écoulés, et le monde semble avoir perdu le souvenir de cette nation, et ne prête plus attention à ses douleurs, ni à ses espérances, ni à ses sourds efforts de résurrection". En conclusion, le sonnet que Jean Kollar, "à juste titre réputé le meilleur poète de cette époque, a intitulé L'Espoir ": Si l'idole de notre amour est endormie ; si ses yeux, couverts d'un voile, ne se rouvrent pas encore, faut-il 264 Dans sa communication de 1986, aux Schriften des Karl-Marx-Haus. 105 nous désespérer et dire : Elle est morte ? Non […] Amis, amis, attendons et veillons ! Ce qui maintenant n'est qu' un rêve peut-être bientôt sera la vérité. Conservons les nobles pensées qui rendent moins pesant le joug de la vie, les souvenirs qui soutiennent la fierté, les résolutions qui rendent l'âme plus ferme. Puisons dans les temps qui ne sont plus l'espoir consolateur, et embellissons notre avenir des rayons brillants du passé. Albert de Rudolstadt "attend sa consolation" dans "une église" souterraine où il conserve les souvenirs et les tombeaux du passé hussite. "Le silence et la terreur" plânent sur ce pays depuis plus d'un siècle lorsque Consuelo arrive pour la première fois dans ces monts des Géants (une des chaînes de montagnes que mentionnait Janski). Italienne, catholique, elle apprend avec stupeur que "la famille des Rudolstadt, d'origine bohême, avait germanisé son nom en abjurant la Réforme (parce que la noblesse de Bohême) ruinée et décimée par les exactions, les combats et les supplices, a été forcée de s'expatrier ou de se dénationaliser en abjurant ses origines, en germanisant ses noms et en renonçant à la liberté de ses croyances religieuses". Fille du peuple, musicienne, elle aime les chansons du peuple de Venise, mais elle éprouve un très étrange sentiment de nostalgie quand elle entend la voix des temps qui ne sont plus à travers les cantiques dont Zdenko, simple d'esprit, a gardé (seul peut-être) le souvenir. A ce moment de son récit, George Sand introduit un développement sur la musique populaire, en insistant sur "la fécondité sans limite" que possède "le génie du peuple". On ne voit pas assez qu'elle pense (comme Michelet parlant du génie dans Le Peuple) aux peuples libres, et aux créateurs qui peuvent sans aucune contrainte se laisser guider par leur spontanéité nationale et religieuse. George Sand est émue quand Mickiewicz parle au Collège de France, quand Chopin lui joue ses Polonaises, ou Liszt ses Rhapsodies hongroises. On avertit Consuelo : "Vous entendrez parler allemand dans un pays slave, c'est tout vous dire", et la musicienne de Venise s'attriste. Révolutionnaire par sa longueur aussi, fait sur mesure pour la “Revue indépendante”, ce roman voulait servir de Bildungsroman à tous les Européens qui aspiraient à la liberté265 et particulièrement aux femmes. Quand on sait cela, on mesure la dette de George Sand envers un Polonais obligé d'écrire dans une langue qui n'est pas sa langue maternelle, loin de son pays où l'occupant parle russe ou allemand. Janski se sent solidaire de ceux qui "portent dans leur langue nationale les noms de Czechs ou Tchèques" et dont beaucoup 265Nerval et Flaubert l’ont aimé 106 se souviennent que leurs ancêtres ont été "utraquistes". Ils ont un roi et une diète, mais "à son avénement, le roi prête serment de veiller au maintien de la religion catholique", et "la diète ne peut opposer aucune refus au commissaire du Roi Empereur d'Autriche." D'ailleurs l'immense majorité des habitants n'est pas représentée dans ces Etats généraux, dominés par une classe (très peu nombreuse), celle des prélats. Viennent ensuite quinze cents familles nobles, formant la classe des seigneurs, et celle des chevaliers. Enfin, celle des bourgeois, c'est à dire des rares députés choisis, dans les quatre villes principales, par les magistrats (fonctionnaires). Critiquant le mal social, qu'il appelle "le mal des castes", et distinguant diverses "sortes de castes", Leroux avait fondé une sociologie générale dont la lutte des classes selon Marx et la lutte contre l'impérialisme selon Lénine sont des succédanés. Janski appliquait à la Bohême l'analyse inventée par Leroux, dont je reproduirai la terminologie en disant que ce malheureux pays était un cas éminemment représentatif de trois "sortes de caste" : "la caste d'empire", puisqu'une puissance étrangère dominait cette nation ; "la caste de propriété", puisque les seigneurs possédaient la terre et que les paysans vivaient dans un état proche de la servitude ; et enfin la caste qui repose sur "le despotisme de l'intelligence" puisque les Jésuites, liés au Pape par un voeu plus contraignant encore que le serment du Roi, imposaient aux consciences la soumission à toute cette hiérarchie. La Bohême était donc encore plus malheureuse que la Russie, où du moins "l'Autocratie, l'Orthodoxie et l'Esprit national" étaient autochtones . Spartacus et Trismégiste Nécessaire, la documentation que Janski apportait à George Sand était pourtant très limitée. Collaborateur précis d'un ouvrage collectif, il mentionnait en passant "un prédicateur de l'Université de Prague, Jean Huss", en ajoutant : "Voyez ce mot". Rappelant brièvement que "le supplice de ce réformateur (1415) provoqua des guerres", employant le mot Utraquiste sans même le définir, Janski n'étudiait qu'un seul pays, même en le comparant à un autre : "Jean Huss fut pour la littérature de la Bohême ce que Luther devint plus tard pour celle de l'Allemagne : il y mit toute la vigueur de l'esprit et de la langue nationale". Soulignons bien ce dernier mot : cet article n'apportait rien à George Sand sur la foi "morave" ou "taborite", rien sur ce qu'elle appelle "le sens élevé des grandes vérités dites hérétiques", rien sur le caractère international ni sur la longue continuité des "siècles étouffés"dont elle nous dit dans Jean Zyska qu'ils ont précédé "la guerre des Hussites," ni sur ce qui dure depuis cette guerre. "Là", en effet, "l'histoire devient plus 107 claire, parce que les insurrections religieuses aboutissent enfin à des guerres sociales". […] L'hérésie revit aujourd'hui dans la grande insurrection permanente des Chartistes, et en partie dans les associations profondes et indestructibles du communisme.” Jean Huss avait été la voix des pauvres de Lyon et d'ailleurs, Humiliati de Florence, Fraticelli, Béguards, Lollards indistinctement brûlés pour "vauderie", sans avoir pu démentir les aveux que le greffier consignait pendant qu'ils étaient soumis à la question. L'Encyclopédie avait annoncé un article Jean Huss et un article Evangile éternel, qui n'ont pas paru. Dans les cercles de "propagande socialiste" où, avant 48, Philippe Faure cherchait à unir les disciples de Leroux et ceux de Lamennais, il reliait l'Evangile éternel (fin du XIIème siècle) à Jean Huss et à Jean Zyska. En publiant à Jersey le Journal de Philippe Faure, Leroux et Auguste Desmoulins disent (très amicalement) leur désaccord avec lui quant au recours à l'insurrection et à cette lecture de l'histoire. Desmoulins raconte que, dans Spiridion, "Alexis lui [à Philippe Faure] rappelait son maître Lamennais, et aux derniers chapitres où les révélations de Joachim de Flore, de Jérôme de Prague et de Jean Huss apparaissent comme formant le lien de la tradition chrétienne et de la Révolution Socialiste moderne Philippe nous dit : "Lamennais fait revivre Joachim de Flore". Nous ne fûmes point de son avis à cet égard". C'est "plutôt à Savonarole" que les amis de Leroux comparaient Lamennais. Devenue comtesse de Rudolstadt, Consuelo était devenue l’adepte d’une société secrète qui avant 1789 réunissait des Allemands, des Russes et des Français. En 1843, en interdisant les revues francophiles de Ruge et de Marx, le Tsar et le Roi de Prusse nouent une nouvelle Sainte Alliance. Rédigés par Ruge à Dresde, Marx à Cologne, Engels et Bakounine à Berlin, par Georg Herwegh, bientôt ami de Herzen, et Heine bientôt ami de Marx, des “DeutschFranzösische Jahrbücher” paraissent à Paris en mars 1844. Le 23 mars, un projet de “propagande démocratique” est élaboré, “Deutsche, Russen und Franzosen zusammen”, par onze lecteurs de la “Revue indépendante”, où paraissent en même temps un article intitulé L'école de Hegel à Paris, et la Lettre de Philon, qui termine le Romanzyclus commencé deux années auparavant. Cette Lettre, c'est le compte-rendu d' un conciliabule réunissant à la veille de 1789 les dirigeants secrets de l’Ordre des Invisibles. Comment réussir la révolution imminente ? Spartacus propose une insurrection préparée par une société secrète, et Trismégiste refuse cette solution. Malheureusement, tout comme Jean Zyska, ce débat capital est quasiment inconnu. Les lenteurs que se reprochait George Sand excusent un peu les lecteurs qui ne vont pas jusqu'à cette conclusion. Quand Consuelo quitte la Bohême, l'attention du lecteur se lasse. De ce qui suit, on retient quelques très belles pages, un clair de lune, le chemin le départ 108 avec Joseph Haydn, le rouge gorge de Spandau, la rencontre avec Liverani. Ces passages joyeux sont à peu près les seuls dont parlent les critiques, très rares, -- Alain, Bachelard,-- qui ont pris la défense de Consuelo contre les Faguet et les Lanson. Seul, le regretté Léon Cellier est allé plus loin, beaucoup plus loin, en plaçant Consuelo parmi les grands romans initiatiques européens, à la même hauteur que La Divine Comédie et la Recherche du Temps perdu. Cette initiation commence par le dépaysement. Il s'agit de faire perdre pied aux lectrices et aux lecteurs. Pour cela, il faut qu'ils s'attachent à une jeune cantatrice et au monde où elle vit, et il faut entraîner cette jeune vénitienne le plus loin possible de ce qu'elle connaît, de ce quelle aime. D'abord, en l'obligeant à vivre dans un noir château de Bohême, dans de sombres forêts de sapin. Et bientôt dans les redoutables profondeurs d'un souterrain, au milieu des cyprès et des tombeaux. Mais ce n'est pas, comme on le dit, un roman noir, quasi sadique, fantastique, romantique, etc. “L’ample poème” dont Dostoïevski fait l’éloge à mots couverts est un poème tragique où la terreur et la pitié grandissent au fur et à mesure que les années de voyage rendent possible l'apprentissage complet de la vérité historique. Fervente catholique, Consuelo est totalement désorientée quand elle apprend que durant des siècles, dans des pays et à des époques dont elle n'avait jamais entendu parler, "le rôle de l' Eglise a ressemblé à l'invasion des barbares". Incroyable en France, pour le public catholique, cela ne l’était pas pour des patriotes assujettis comme Mazzini à l'Empereur de Vienne, "Roi de Hongrie et de Bohême". Ce qu'est un pays "embourbé", Marx l’a compris lorsque sa “Rheinische Zeitung” fut supprimée à la demande du Tsar, "Maître de toutes les Arrière-Russies". Mais quand il écrit cela à Ruge, la police tsariste ne l'oblige pas à écrire en caractères cyrilliques, et les espions de Metternich n'imposent pas aux Lombards des cantiques allemands. En Bohême, les Podiebrady s'appellent Rudolstadt, et seul Zdenko récite les anciennes prières. “Ténébreux, veuf, inconsolé” au milieu des cyprès et des tombes, Albert de Rudolstadt explique à Consuelo266 que le peuple dépouillé de sa foi invoque, contre les dogmes de ses tyrans, "celui à qui on a fait tort". Pour les persécutés, "Satan n'est pas le démon, mais l'archange de la révolte légitime et le patron des grandes luttes", le frère outragé du Christ, et, comme lui, " le Dieu du pauvre, du faible et de l'opprimé." Les profondeurs dont parlaient Bakounine et Herwegh, c'est l' inconscient collectif, la mémoire antérieure, onirique, fantastique, encore meurtrie "par le temps des luttes et de la fureur" . Plus tard, dans des oubliettes, dans l' in pace d'un vieux château, les Invisibles feront voir à Consuelo un vestige 266Qui emportera un rameau des noirs cyprès hussites et le joindra au petit crucifix espagnol qui lui vient de sa mère 109 qui symbolise les "longs siècles persécutés et pour ainsi dire étouffés" : un squelette. Ces reliques, en plein XVIIIème siècle, au temps de Voltaire et de La Mettrie, rendent à nouveau sensible l'horreur médiévale, et Consuelo défaille. Mais le pire attend encore les lecteurs ou les lectrices : dans Jean Zyska, en 1843 , ils découvrent que ce passé est encore présent, qu'ils sont contemporains de l'épouvantable spectacle . En effet, "l'hérésie du passé, le communisme d'aujourd'hui, c'est le cri des entrailles désolées et du coeur affamé qui appelle la vraie connaissance, la voix de l'esprit, la solution religieuse, philosophique et sociale du problème monstrueux suspendu depuis tant de siècles sur nos têtes." Contre les affamés, la même orthodoxie catholique et romaine prononce encore la même sentence. L'abbé Migne, dans son Dictionnaire des Hérésies, inscrit dans l'ordre alphabétique "fouriéristes" juste avant "fraticelli". Pour la Sainte Inquisition, la guerre sainte est en permanence. George Sand s'élève contre l'alliance du trône, de l'autel et des classes possédantes. Les pauvres de Lyon, les Lollards et les Hussites, les girondins, les jacobins et les babouviste sont depuis sept cents ans victimes d'une seule et même lutte, lutte du pauvre contre le riche, du candide contre le fourbe, de l'opprimé contre l'oppresseur, de la femme contre l'homme, du fils même contre le père dans la législation, puisqu'il a fallu reconquérir la suppression du droit d'aînesse, de l'ouvrier contre le maître, du travailleur contre l'exploiteur, du libre penseur contre le prêtre gardien des mystères, etc ; lutte générale, universelle, portant sur tous les principes, partant de tous les points, imaginant tous les systèmes, essayant tous les moyens. De ce passage, Marx n’a retenu contre Proudhon “petit bourgeois” que quelques mots. Ils peuvent faire croire que la “propagande démocratique” de George Sand ressemblait à la propagande sanguinaire des Sociétés terroristes. Mais en 48, en optant pour la guerre, c’est contre "Leroux Trismégiste" que Mazzini choisit Spartacus. Il l’écrit à George Sand, et en 1852 elle prendra contre lui la défense de Leroux quand il insultera tous les socialistes, et Leroux comme les autres, en s’écriant : "Sempre ricordo di Giovanni Hus il Veridico". Bakounine avait compris, mieux que Mazzini et mieux que Marx, le caractère universel donné par Jean Zyska à l'appel lancé par la “Revue indépendante” aux "prolétaires de toutes les nations",-- y compris ceux des campagnes, ceux des races jugées inférieures, et les femmes. Mais en 48, quand il écrit à George Sand qu' il espère "la guerre partout", il oublie qu'en parlant de "croisade" la Revue où paraissait 110 Consuelo ne prêchait pas la guerre sainte. Cette revue voulait dès 1841 faire obstacle à “la croisade prêchée contre le communisme au nom de la peur”. La Lettre de Philon, en donnant tort à Spartacus, avait clairement pris parti pour "le paisible Pierre Leroux". A la comtesse Hanska, Balzac écrivait alors que “Consuelo, c’est l’ennui en seize volumes”, mais la ressemblance sera grande en 48 entre le dernier de ces volumes et la conclusion de L'Initié : "Ce jour-là Godefroid fut acquis à l'Ordre des Frères de la Consolation". On a fait tort au socialisme, ou pour parler comme Léon Cellier au “romantisme humanitaire". Si l’on en croit l’enseignement universitaire, il était rêveur, doucereux. Il était "idéaliste, mystique," si l’on en croit le “socialisme viril et scientifique" de "la Commune révolutionnaire" blanquiste et d'Engels. En fait, c’est l’expérience des “combats de la Charbonnerie” et un sens très sûr des réalités politiques, militaires, sociales et morales qui amenait Leroux à mettre les sociétés secrètes en garde contre Blanqui et son appel aux armes. Et à écrire: “Voyez vous-mêmes si vous n’êtes pas démons”, à l’attention des compagnons de route, Hugo et Herzen. Herzen comprendra trop tard ce que sa fille Natacha avait risqué en suivant Netchaïev. Dostoïevski sera effrayé en imaginant la responsabilité qu’il aurait prise s’il avait, à l’appel de Spechnev, suivi Bakounine. Quand “l’Espérance” comparait Lamennais et Savonarole, l’auteur des Démons pouvait se rappeler qu’en 1849 le traducteur des Paroles d’un croyant était avec lui parmi les condamnés à mort, et que son ami Biélinski blâmait les appels à la violence et à la destruction lancés par Bakounine. Lorsqu'Emile Poulat a pris connaissance, intégralement, de Jean Ziska, il a songé au “jamais vu que le Procès de Nüremberg a introduit solennellement dans notre histoire en parlant de crime contre l'Humanité”. En effet, George Sand avait montré que "l'humanité est un interminable chapelet de crimes contre elle-même", elle avait fait la critique de notre inconscience cent ans avant que "ce Procès nous oblige à une immense révision de notre légendaire historique.267" Rendant à la critique littéraire sa véritable grandeur, Léon Cellier donnait toute sa force au mot "initiatique". Il disait qu’en 1945 l’ouverture des camps d'extermination avait vraiment révélé un jamais vu. Et qu’après cette révélation tout le romantisme individualiste était périmé, tandis que Consuelo et Les Fleurs du Mal gardaient leur valeur. 267“La Croix”, le 2O février l987 . 111 CHAPITRE V FRANZ-FRANCOIS, ou PIERRE LEROUX ET HEINRICH HEINE “Union européenne” et amour de la patrie (1835) — “C'est à la France et à l'Allemagne réunies d'écrire et de signer la Nouvelle Alliance de l'Humanité” (1842) — Persécutés devenus inquisiteurs — Le drapeau européen, emblème d’alliance et de paix — Leroux réaliste ou “grand Triadiste” ? — Le révolutionnaire pacifique “Union européenne” et amour de la patrie (1835) “Avec la virilité du caractère, Pierre Leroux possède, ce qui est rare, un esprit capable de s'élever aux plus hautes spéculations, et un coeur capable de s'enfoncer dans les abîmes de la douleur populaire. Ce n'est pas seulement un penseur, mais un penseur sensible, et toute sa vie et tous ses effotrts sont voués à l'amélioration du sort matériel et moral des classes inférieures. Parfois, comme Saint-Simon et Fourier, il a souffert sans beaucoup se plaindre les plus amères privations de la misère[...] Et la pauvreté de ces grands socialistes a enrichi le monde”. Ecrit en allemand en 1843, et traduit en français par Heine, cet éloge sert de conclusion à Lutèce, qui a paru à Paris en 1854. Dans Job, douze ans plus tard, Leroux répondait : “Hélas, pauvre Heine, destiné à huit ans de souffrances et à mourir si jeune, personne ne s'est plus intéressé que moi à tes maux”. Heine avait sévèrement critiqué toutes les écoles philosophiques allemandes, y compris celle que Marx instaurait sur leurs ruines. C’est donc au premier rang de la pensée européenne qu’il plaçait Leroux en le désignant comme “le plus grand philosophe français” 268. Connaissant comme Heine l'origine française de la glorieuse tradition internationale qu'ils ravivaient en étant dreyfusards, Jaurès et ses amis rangeaient Heine, dans leur Histoire socialiste, parmi “les hauts esprits que Pierre Leroux a imprégnés de socialisme”269. Mais cette Histoire n’a jamais été rééditée, ni Job. Par contre, on a mondialement diffusé le faux témoignage d’Engels, qui nommait seulement deux (Fourier et Saint-Simon) des trois grands socialistes français salués par Heine, et qui écrivait : “Ce que ne voyaient point les libéraux, un homme au moins le vit, Henri Heine270”. Leroux n’est pas nommé, le 12 septembre 1997, dans la recension que fait “le Monde des livres" des ouvrages parus en France et en Allemagne à l’occasion du Bicentenaire de “Heine, précurseur du rapprochement franco268 Dans Lutèce, cité par François Fejtö, Henri Heine, rééd 1981,p. 241 J’ai en vain cité cela sur les ondes de France-culture en 1977, et par écrit en 1983 dans Pierre Leroux et les socialistes européens. 270 En 1886, après la mort de Marx. 269 112 allemand”. En France, si on finit par donner la palme à Heine, on continuera à enseigner qu'au XIXème siècle la philosophie était allemande, comme on le disait en vénérant soit Hegel, soit Schelling et Schopenhauer, soit Marx, soit Nietzsche. En 1831, l’année de son arrivée à Paris, Heine avait rencontré Leroux alors “évêque du saint-simonisme, dans la salle Taitbout”. Etonnante coïncidence : en 1854, quand Heine raconte cela, Michelet se souvient qu’en 1831 Quinet et lui avaient écouté Leroux salle Taitbout, et il évoque l’Encyclopédie dont il admire “le modeste héroïsme et le désintéressement”. Heine célèbre cette Encyclopédie nouvelle, “digne continuation du colossal pamphlet de Diderot”, et il exalte “le suprême désintéressement de l'homme excellent, enfant du peuple, ouvrier dans sa jeunesse, qui aime les hommes bien plus que les pensées, et dont les pensées ont toutes une arrière-pensée, c'est-àdire l'amour de l'humanité”. Parfait contraste avec “les faisans dorés” de la volière saint-simonienne (que son ami Balzac appelait “saint-simoniaques”) et les courtisans du Ministre de l'Instruction Publique, “M. Victor Cousin, philosophe allemand, qui s'occupe bien plus de l'esprit humain que des besoins de l'humanité”. L’amitié ne fut pas immédiate entre Heine, Leroux, Quinet et Michelet. Pour ces deux fonctionnaires, Cousin a été longtemps “une vieille maitresse” et nous verrons qu’en 1854 Michelet se repent d’avoir attendu trop longtemps pour suivre Leroux. Heine voyait avec regret que “la famille de Saint-Simon était dispersée”, sans comprendre pourquoi Leroux disait que “sous le nom de Loi vivante, [Enfantin était] presque une idole”. En 1835, il donna raison à Leroux. En décembre, cette année-là, la “Revue des deux Mondes” inaugurait une importante Chronique intitulée 271 Histoire littéraire .Cinquante pages non signées, traitant d'abord de Littérature et ensuite de Politique. Rappelons que cinq mois plus tôt, le 17 juin, Leroux avait expliqué à George Sand “la question sociale” et que, dès le 15 juillet, elle annonçait aux lecteurs de cette Revue-là que “dans les prisons et ailleurs” 272un petit nombre d'hommes avaient entrepris de “former une noble unité des divers éléments de rénovation”. C'est en se rappelant ce que Leroux disait cette année-là, “éloquent, ingénieux, sublime”, qu'elle écrira dans Histoire de ma vie : “Il était alors le plus grand critique possible dans la philosophie de l’histoire”. Sauf à lui, à qui Buloz aurait-il pu confier l' examen de dix ouvrages, Mémoires de Luther, par Michelet, Orient et Occident, par Barrault, des Histoires des Ottomans, des Normands, de la destruction 271Prévue pour paraître quatre fois par an, aussitôt et définitivement interrompue : Buloz eut sans doute peur, à cause des tyranniques Lois de septembre. 272 Elle pensait en particulier à l 'Encyclopédie nouvelle. 113 du paganisme, de l'Espagne, de la Révolution françaises (tomes XIX et XX) par Buchez et F. C. Roux, de la Révolution de France par M. de Conny, de la Restauration, et de Louis-Philippe ? Ce texte ne figure pas dans les Bibliographies273 de Leroux. Il l'a peut-être dicté, il l'a sûrement inspiré. Sa pensée est évidemment reconnaissable dans la conclusion qui affirme la longue durée : “L'histoire est autre chose qu'une collection de tableaux à nettoyer ; au dessous des formes il y a une vie profonde et continue”. “Parler de la cause sans exposer ses effets ou raconter les effets sans remonter à la cause, c'est faire une oeuvre incomplète, privée de sens”. L'essentiel est “le lien philosophique” qui doit relier les faits et les idées274 [...]. "le pont qui relie la sensation et la connaissance, c'est le sentiment". Mais la concision oblige le rédacteur, qu'il soit ou non Leroux lui-même, à schématiser l'idée en écrivant que par le sentiment nous atteint la poussée de l'acte divin par laquelle s'accomplit “la marche incessamment progressive du monde social”. “Dieu nous a attachés à l'humanité par la patrie”. Heureux par conséquent les écrivains qui ont “le sentiment de la patrie”, surtout si leur nation a “aidé à construire les échelons sur lesquels s'est élevée la modernité : la Scolastique, la Renaissance, la Réforme, la Philosophie”. “La philosophie de l'histoire littéraire”275 est propre à chaque nation, mais “le vrai lyrisme a le caractère de l'infini”. Atteignent à ce vrai lyrisme les nations qui prennent une part importante aux travaux du reste de l'Europe. C'est ce que l'Espagne n'a pas fait : “particulière, indépendante”, “forteresse assiégée, catholique et pays d'inquisition”, en lutte depuis le VIIème siècle contre les Berbères et l'islamisme, elle ne connaît et ne décrit que “la réalité temporelle des choses”. Il en va un peu de même pour les écrivains, poètes, historiens ou critiques, qu’ils soient érudits, jugeurs ou romantiques, s'ils se désintéressent du lien philosophique. Erudits, ils collectionnent des faits, c'est-à-dire des détails privés de sens. “Jugeurs, sorte de Perrin Dandin du monde littéraire” leur “esprit de parti littéraire” est une forme de sectarisme. “Quand est venu le romantique, il y a une douzaine d'années”, ce fut plutôt “la poésie du monde physique, de la matière”, que “la poésie du coeur”. “Historien artiste”, doué d'“un sentiment vif et profond des plus hautes questions philosophique”, Michelet promet “une esquisse de toute l'histoire de la 273Dont la meilleure se trouve dans De l’égalité dans la différence. Le socialisme de Pierre Leroux, par Armelle Le Bras-Chopard (1986). 274 Balzac allait bientôt louer “Pierre Leroux, profond penseur qui remue son siècle”, juger incomplètes “la littérature imagée et la littérature idéée” et s'engager sous “la bannière littéraire de George Sand”. 275 Cette expression m'était inconnue en 1969 quand j'ai intitulé ma thèse Philosophie de l'art littéraire et socialisme. 114 religion chrétienne”. “Son livre intéresse comme un roman”, mais il reste anecdotique, on n'y trouve pas “le lien philosophique et historique” de la Vie de Luther. Traitant ensuite de Politique, l'auteur anonyme critique sévèrement les trois “écoles philosophiques” de Blanqui, le jacobin, de Guizot, le ministre, et du Père Enfantin, le plus éblouissant des communistes parce qu'il se dit Saint-Simon redivivus et qu'il est “paré des plumes de Hegel”. Voici d'abord, représentée par Buchez et Roux, “la secte révolutionnaire puritaine ou jacobine276. A ses yeux tout ce qui n'est pas elle vaut exactement ce que valaient les hérétiques aux yeux des orthodoxes du moyenâge.” Ensuite, les Doctrinaires : pour eux, la Révolution anglaise de 1688 est identique à celle de 1830, 1789 a été le rêve impossible de refondre la France à l'imitation de l'Antiquité. Visible à la surface, ce reflet leur cache “le prodigieux torrent de vie originale”, parce que leur esprit, “pétrifié dans un certain moule, n'a jamais senti la France”. Enfin, Barrault, qui demande une réfutation en règle. Voici d’abord ce qu’il enseigne au nom de la troisième école : “La France assez longtemps a eu le haut bout de l'Europe ; c'est à présent le tour de la Russie. L'Europe occidentale a dit son dernier mot, et, à partir de 1815, la suprématie a passé au nord. L'Europe ne doit-elle pas se réjouir d'avoir rencontré une suppléante vigoureuse de sa vétérance ?” Et s'il faut “un contrepoids, une limite à la Russie, il y aura l'empire arabe, car la race arabe est homogène et veut refaire sa nationalité”. Cette “Europe annulée”277 est l'effet de deux causes : “la relation de bonne amitié où a su se mettre le pacha d'Egypte avec M. Barrault et ses amis”, et les “idées folles” de leurs admirateurs. Ce sont “des hommes qui dans leur vaste capacité d'amour, ne sauraient aimer la patrie. Tout entiers à l'espérance, ils sont sans souvenir, sans miséricorde pour ce qu'auraient à souffrir une ou deux générations. [Ils acceptent] “la suprématie toute brutale et matérielle de la Russie, le monde jeté aux pieds de la Russie”, comme ils acceptent et parce qu'ils acceptent278 d’abord “la prépondérance que doit avoir l'autorité”, en second lieu “l'immortalité sophistique promise à l'homme, qui en tant qu'individu cesserait d'être, mais dont les éléments, confondus au grand tout, participeraient de sa 276George Sand vient de demander à ces blanquistes: “Et si vous n'étiez tous que des fanatiques ?” 277 Après Juin 48, Herzen s'écria : “L'Europe s'en va par le fond. Place à l'avenir !”. C'est donc de lui et des menchéviks qu'est venue la lumière, selon Isaiah Berlin. Ou de lui, mais avec les bolcheviks, comme le soutenaient encore en 1989 B. Mojaev et M. Chevarnadzé, Ministre des Affaires étrangères de M. Gorbatchev 278 A la suite d'Enfantin, d'accord avec Fourier sur le premier point, et suivi par Cabet sur le troisième. 115 vie”279 , et enfin “le prochain avénement du Messie, de la paix, de la communion universelle”. A cela deux réponses. L’une est théorique : “au point où en est aujourd'hui la philosophie de l'histoire, ceux-là seulement qui ont pris toutes faites ses formules peuvent y avoir assez de foi pour en conclure un avenir lointain avec quelque précision”. L’autre est pratique, comme “les idées où l'instinct populaire et la philosophie se rencontrent : il y a des nécessités auxquelles, si l'on n'est point un lâche, on ne se résigne qu'après avoir versé, pour les prévenir, jusqu'à la dernière goutte de son sang [...] un peuple qui accepte lâchement la servitude est plus mort et laisse un plus grand vide que celui qui succombe au champ de bataille. [...] Dieu, nous attachant à l'humanité par la patrie, a voulu que nous servissions l'humanité dans les voies de la patrie, et ce lien rompu, toute certitude s’en va.” C’est alors que Heine a donné tort à Enfantin, en félicitant Leroux d’être sorti de “la cage brillante où voltigeaient tant de faisans dorés et d'aigles orgueilleux, mais encore plus de piètres moineaux”. Et cela explique pourquoi “Heine n'a rencontré guère d'écho parmi l'Intelligentsia parisienne, abstraction faite du cas, assez atypique, de Pierre Leroux”280. Atypique, et donc inclassable aujourd’hui encore, à Oxford, Paris et Moscou : “Exclu” par Roger Garaudy en 1948 au nom du P.C.F. et en 1983, au nom de Mahomet281. Confondu avec Barrault et éliminé par Isaiah Berlin282, au nom de la pensée libérale. Confondu avec les blanquistes et rendu responsable de la dékoulakisation par un conseiller de M.Mikhail Gorbatchev, Boris Mojaev283. Balzac284, qu’en 1839 et 1840 Heine voyait presque tous les jours, faisait l’éloge de Leroux et de George Sand en 279 Telle n'est pas la vie éternelle que Leroux essaiera d'expliquer en 1840, dans De l'Humanité. 280 M. Werner (n° 73 de “Romantisme”, 1991) en opposant Leroux à Dubois, cofondateur avec lui du “Globe” et devenu Inspecteur général de l'Instruction publique parce qu' en bon élève de V. Cousin il s'exprimait “sur le mode anticlérical français”. Dans le même n° 73 de “Romantisme” Philippe Régnier confirme que Leroux était atypique parce qu'il “refusait d'arrêter l'histoire de la philosophie à V. Cousin”. 281 En disant : “Occident accident”, et en faisant passer la suprématie du Nord au Sud, Garaudy demeure fidèle à Barrault, qui avait prévu ce “contrepoids”. “Fasciné par Staline” avant 1968, fasciné à présent par “le prophète Mohammad”, il prêche toujours le culte des trois “géants”, Lénine, Gramsci et Mao Tsé Dong, convertis comme lui à l'hégélianisme de gauche et témoins du miracle : “Ce que Marx appelait le parti se réduisait pendant vingt ans, jusqu' à la fondation de la Première Internationale à deux personnes : lui-même et Engels. Trente ans plus tard, il était le guide de toutes les forces révolutionnaires du monde”. Le testament philosophique, 1985. 282 Les Penseurs russes, traduction en français, 1983. 283Les Koulaks, traduc française 1992. 284 Il loue à ce moment-là “les trois savants correcteurs d'imprimerie” devenus “trois réformateurs sociaux”, et Heine “les trois grands 116 opposant le cénacle des grands esprits à l'Intelligentsia qu’il appelait “le journalisme”. En décidant d'être “le vulgarisateur de la philosophie de Pierre Leroux”, George Sand est devenue “l'Européenne” : Mazzini le dit en italien, et Heine en allemand285 : “George Sand, le plus grand écrivain que la France ait produit depuis la Révolution de Juillet, a pris comme directeur de conscience littéraire l'excellent Pierre Leroux”. A Paris, Annenkov et Botkin connaissent Heine et la confiance qu'a en lui leur ami Biélinski286 . A Saint-Pétersbourg, en appelant George Sand “la prophétesse inspirée”, Biélinski confie à Herzen en juin 1841 qu'il “vénère Piotr le Rouquin comme un nouveau Christ”. George Sand et Leroux fondent alors la Revue qui va bouleverser la pensée européenne. Inconnue de nos jours en Allemagne, en Russie et en France, cette Revue combattait “la croisade menée contre le communisme au nom de la peur”, et aussi “le système des races”. En la lisant, Proudhon, Marx et Bakounine auraient dû prendre garde à ce que Mickiewicz disait de l'antisémitisme polonais, Louis Viardot287 de l'antisémitisme papiste des inquisiteurs espagnols, et Alexandre Weill, secrétaire de Heine, de l'antisémitisme “ultrateutonique”. Jamais rééditée, cette revue est exclue de la mémoire culturelle, aussi bien par les épigones d'Engels, qui l'ont condamnée288 pour chauvinisme antiallemand, que par ceux de Tocqueville, qui la condamnent pour antisémitisme289 . 1842 : “C'est à la France et à l'Allemagne réunies d'écrire et de signer la Nouvelle Alliance de l’Humanité” En avril 1842 Leroux publie la traduction du Discours prononcé par Schelling le 15 novembre 1841. En juin il louera la lucidité de Heine, qui peut-être lui a fait connaitre ce Discours et les réactions de la presse allemande. En mai, sans le nommer, il faisait savoir son plein accord avec “l'un des écrivains les plus spirituels de l'Allemagne” au sujet des néo-hégéliens, athées autothées, “Gottlosen290 selbsgötter”, que Heine appellera “les dieux bipèdes”, et dans ce même numéro de mai il socialistes dont la pauvreté a sauvé le monde”. Plus jeune que SaintSimon et Fourier, Leroux est le médiateur de ce qui va être appelé une “convention”. 285 En juin 1840, au moment où Biélinski est conquis, un ami lui lisant Spiridion, dédicacé “A M. Pierre Leroux, Ami et Frère par les années, Père et Maître par les vertus et la science”. 286Si les socialistes allemands et français avaient su cela, ils auraient pu aider M. M. Gorbatchev quand il cherchait pour la Russie et l’Europe occidentale “la maison commune”. 287 Dont George Sand écrivait : “ Lui et moi ne faisons qu'un avec Leroux”. 288 Dans “La Pensée”, en 1963. 289 Dans “Commentaire” en 1978. 290 Comme Heine dira dix ans plus tard, en 1852, en ajoutant qu'il a “retrouvé son Dieu, qu'il croyait perdu”. 117 résumait des lettres venues “de disciples de Hegel, aujourd'hui en disgrâce , qui disaient en substance : “L'école philosophique aspire à la foi nouvelle, se rattache à la Révolution et marche en politique sur les traces de la France”. Proches sans doute d'Arnold Ruge ou de Moses Hess, ces “ex-Hegel” étaient probablement lecteurs de la “Rheinische Zeitung” que dirigeaient Marx et Moses Hess. Leroux fait admirer à ses lecteurs “les généreux esprits” qui “osent protester” en écrivant dans cette “Gazette Rhénane” : Les Français ne sont pas mus par le désir d'un agrandissement territorial. Ils ne veulent pas cette glèbe de terre que nous habitons. Ils désirent s'adjoindre des hommes, et cela uniquement pour augmenter les forces avec lesquelles ils défendent les principes qu'ils représentent en Europe. La conscience européenne naît alors. A ses lecteurs russes ou français, la Revue de Leroux apprend que “la Gazette Rhénane est le centre politique autour duquel se groupent la plupart des hommes libres et indépendants de l'Allemagne”. A Marx, directeur de cette “Rheinische Zeitung”, elle apprend que “le socialisme n'est qu' une parodie de toutes les tyrannies qui ont pesé sur la terre, parodie de la royauté, parodie de la papauté, [et que] le communisme, ou démocratie populaire, est vrai comme sentiment, faux comme doctrine” : il s'attarde au “panthéisme matérialiste de Babeuf” et à “la négation des anciennes hiérarchies remplacées par une dictature 291 infaillible ”; il préconise, à la suite de Babeuf et de Fourier "la négation de la propriété, de l'héritage, de la famille, du mariage et de la patrie" Or l’homme est indivisiblement sensation, sentiment et connaissance, "la propriété, la famille et la patrie" sont donc pour lui trois besoins, trois droits dont la plupart des humains sont frustrés par les castes de famille, de propriété et de nation, qui monopolisent ces biens pour quelques privilégiés. Six ans à l’avance, le Manifeste communiste était donc rejeté parmi les utopies, et Marx en convenait le 16 octobre 1842 : “la Gazette d'Augsbourg”292 ayant accusé Proudhon, Considerant et Pierre Leroux de Sozialismus ou de Kommunismus, ce n'est ni du premier 293 ni du second que Marx fait l'éloge en répondant : 291 Selon cet article daté de décembre 1841 et intitulé Du communisme, c’est à Enfantin que les diverses sectes communistes ont emprunté cette idée d’“infaillibibilité sacerdotale”. 292A laquelle Heine collaborait. 293 Chauvin, antisémite et misogyne, Proudhon est convaincu que Heine est “un espion, qui nous hait”. 118 “Des idées qui subjuguent notre intelligence et qui conquièrent notre esprit, des idées que notre raison a imposées à notre conscience sont des chaînes auxquelles on ne saurait s'arracher sans déchirer son coeur”. Proudhon, Considerant et Cabet294 ne comprennent pas l’Humanismus, c'est-à-dire la Doctrine de l’Humanité. Ce sont des utopistes. Marx va écrire cela en 1843. De fait, ils ont pris la relève de Barrault : avec eux aussi, c’est “l’Europe annulée”, avec son histoire et sa géographie. Ils ne s’intéressent pas aux mouvements nationaux ou libéraux. “La question italienne, écrit Proudhon, est comme la question suisse, et la question allemande. Ce sont des questions désormais purement économiques. Il n’y a pas lieu à s’occuper d’unité nationale”295. Tout au contraire, Leroux et ses collaborateurs sont préoccupés par les problèmes internationaux, et par deux surtout. Parlons d'abord des relations entre l'Asie et l'Europe. “Le commerce est plus intime que par le passé entre ces deux moitiés de l'univers”. Oppresseur déjà “de l’Ecosse, de l'Irlande et de 500 Millions d'Hindous”, l'empire britannique menace une Chine décadente sur laquelle la Russie aussi a des visées296. Mais l'urgence vient des relations franco-allemandes. En 1840, à cause de la rive gauche du Rhin, une guerre a failli éclater, que Leroux appelle en 1842 “une guerre civile”. Ecoutons Heine : “La grande affaire de ma vie était de travailler à l'entente cordiale entre l’Allemagne et la France et à déjouer les artifices des ennemis de la démocratie qui exploitent à leur profit les préjugés et les animosités internationaux”297. Ces ennemis sont, pour Leroux, sur une rive du Rhin, “le bonapartisme298 ou parti du sabre”, apparent chez Monsieur Thiers et souvent caché “sous le manteau du républicanisme”, et sur l’autre rive “l'ultrateutonisme” qui traite le pays des Droits de l'Homme en style biblique et déjà raciste de “Babylone moderne et rebut des nations”299. Au printemps 1842, en écrivant : “Serviteurs de la Révolution Française, nous devons nous attacher à l'UNION EUROPEENNE”, Leroux renvoie 294Dès l'année suivante, Marx les éliminera dans ses Lettres à Ruge. de P.-J. Proudhon, éd. Pierre Hauptmann, 1961, t. 2, oct. 1846 cité par Marc Vuilleumier, Proudhon et la naissance de la Suisse moderne, “Archives proudhoniennes”1995, p. 11. 296Jules Dupré, officier de marine et bientôt amiral, Lettres de Chine, “Revue indépendante”, 1842. 297Aveux de l’auteur, à la fin de la réédition (1855) de De l’Allemagn.ne. 298 Jugé “hugoïste” par Heine, Hugo est regardé comme bonapartiste par Leroux et raillé par Marx (dans ses lettres à sa fiancée) quand il veut dans le Rhin, pour “sauver les rois”, que le Roi de Prusse restitue à la France la rive gauche, afin qu'ensemble les deux nations “fassent trembler” l'Angleterre et la Russie. 299Le mouvement des idées et des partis politiques en Allemagne depuis 1830, “Revue indépendante”, 25 décembre 1843 295Carnets 119 à son article du Globe”, sur L'Union européenne (1827), et à la doctrine affirmée dans son Encyclopédie nouvelle : “L'oeuvre capitale de la Révolution française est d'avoir ouvert pour le monde entier l'ère des nations”. “Servir l'humanité dans les voies de la patrie”, comme le veut la Doctrine de l'Humanité, c'est aussi le principe, à la “Gazette Rhénane”, “des hommes libres et indépendants de l'Allemagne”. C'est à eux que Heine s'adresse, pour les mettre en garde contre “les Etats-Majors des écoles philosophiques allemandes”, hégélienne, fichtéenne, kantienne même, capables de faire déborder l'antique férocité au nom de “la nationalité allemande” et même d'un christianisme “germanique” antisémite. En écrivant cela, Heine méconnaissait-il le génie allemand ? Börne le pensait. Juif comme Heine et comme lui exilé en France, il voulait lui aussi allier ses deux patries. Amicalement, Leroux lui répond en juin 1842 que “Heine a osé dire que la philosophie allemande se résolvait en définitive en fatalisme, il a surtout insisté sur le vide des solutions dont se nourrissait l'Allemagne, et son jugement est confirmé par “ce qui se passe aujourd'hui intellectuellement en Allemagne”. De fait, après l'article publié par Marx le 16 octobre 1842 et la publication par Arnold Ruge de l'article de Bakounine Die Reaktion in Deutschland, signé Ein Franzose, leurs deux Revues sont supprimées, et tous les trois ils vont faire à Paris la connaissance de Leroux, à la première réunion internationale de “Propagande démocratique”. En décembre 1843, c'est donc la pensée de Leroux et de Heine qu'Alexandre Weill exprime en opposant deux idées300 : “l'idée d'unité nationale, fondement de toutes les espérances politiques de l'Allemagne”, et “l’idée dominante de la Cour de Berlin, l'Etat chrétien du Moyen Age”. Or le Roi de Prusse s'appuie sur “le parti teutonicogermanique, qui représente les anciennes passions militaires contre la France, qui aurait massacré ou du moins renvoyé les Juifs en Egypte parce qu'ils avaient les cheveux noirs301 , et reconquis l’Alsace, s'il l'avait pu, les armes à la main”. Voilà le parti que Heine appelle “ennemi de la Démocratie”. Persécutés 300 devenus inquisiteurs Ibid. L'année suivante, A. Weill citera la “protestation des réformistes juifs” proclamant à Francfort leur patriotisme allemand en affirmant que leur religion contenait “die Möglichkeit einer unbeschraenkten Fortbildung” (la possibilité d'une progression sans bornes). FrancMaçon, ami de Heine et de Leroux, animé des mêmes sentiments que Saint-Simon dans Un nouveau christianisme, il écrivait : “Le peuple juif a produit trois hommes qui ont eu une immense influence sur l ' histoire de l’humanité : Moïse, Jésus et Spinosa” De l’Etat des juifs en Europe, "Revue indépendante", 24 octobre 1844. 301 120 Mais Heine a déjà mis Leroux en garde contre un nouvel “Etat-major” philosophique, celui des “dieux bipèdes”, nouveaux Torquemadas. De même, il a déjà écrit en allemand l'éloge où il oppose Leroux à “Victor Cousin, philosophe allemand”. Impossible, du fait de Die Reaktion in Deutschland, de faire paraître cela dans la “Gazette d'Augsbourg”. C’est par un oukaze contresigné à Berlin que Ruge et Marx ont été exilés. Pour Marx, la soumission du Royaume hégélien au “Maître de toutes les Arrière-Russie” c'est “une honte nationale, la victoire de la Révolution française sur le patriotisme allemand, par qui elle fut vaincue en 1813”. Ruge écrit alors : “Nulla salus sine Gallis302”, alors qu'“en 1841, encore hégelien, il célébrait la Prusse comme l'Etat de l'intelligence. En 1842, se retournant violemment contre la Prusse, il renoue avec les idéaux jacobins de la Révolution française”303 ; en avril il écrit à Rosenkranz que dans l'article signé Ein Franzose “Bakounine dépasse toutes les vieilles bourriques de Berlin” ; en octobre, à Dresde, il entend Bakounine et Herwegh s'émerveiller des “psychologischen Tiefe” qu'ils découvrent dans la “Revue indépendante” en y lisant Consuelo, et il charge Bakounine de proposer à Leroux des “Deutsch-französische Jahrbücher”. Déjà, sa Revue berlinoise avait vanté les Prolegomena zur Historiosophie, d'A. von Cieszkowski304 (élève de Gans comme Marx), livre que Herzen (de mère allemande) admirait parce qu'il y voyait “traduit dans la langue hégelienne l'enseignement de Pierre Leroux, et démontrée la nécessité de l'action sociale”305 . En 1843, dans Uber Schelling und Hegel / Ein Sendschreiben an Pierre Leroux, Rosenkranz placera Leroux “à la tête de la philosophie française” et dira : “Il connaît mieux que personne la philosophie allemande”. Avec Herwegh, venant de Suisse où ils ont rencontré Weitling, Ruge arrive à Paris en 1843. Il trouve que Heine, de vive voix, “unter vier Augen”, entre quatre-z-yeux, est “plus radical” que ce qu'il écrit dans les journaux allemands. Il trouve que les Français sont “aimables” (liebenswürdig), et que Leroux, “le plus aimable des Français”, est “très empressé pour le projet d'alliance”306. En novembre, annonçant dans la “Revue indépendante” ce projet307 ainsi que la prochaine parution des “Deutschfranzösische Jahrbücher”, Louis Blanc souhaite aux 302 Lucien Calvié, Le Renard et les raisins, La Révolution française et les intellectuels allemands 1789-1845, edi Paris 1989. 303 Jacques Droz, et mon commentaire dans Pierre Leroux et les socialistes européens. 304“qui écrit en allemand un livre sur Hegel”, comme Lamennais l'écrit à Vitrolles après s'être entretenu le 2 janvier 1839 avec Leroux et Cieszkowski. 305 Je renvoie à mon article Leroux et l'Internationale, “Contrepoint” n° 27, 3ème trimestre 1978. 306Briefwechsel und Tageblätter, Berlin, 1866. 307 Proposé dix-huit mois plus tôt par Leroux dans cette même Revue. 121 “jacobins allemands” que dans leur pays la Révolution évite les deux écueils où la nôtre a failli périr : “93” d'abord, et aussi “les mensonges de notre Juste Milieu” orléaniste : Pour parvenir à la solidarité, à l'association, à l'égalité enfin, ne vous abandonnez pas au mouvement que votre philosophie semble avoir créé, ne prenez pas votre point de départ dans l'athéisme, dans le désert où quelques uns d'entre vous s'égarent, ni dans la philosophie matérialiste où nous avions pris le nôtre, philosophie que combattit en vain cet infortuné Jean-Jacques ; Jean-Jacques n'était point athée : il était au dix-huitième siècle le représentant de la démocratie fondée sur la fraternité.308 Du fait des “Young Hegelian Philosopher309 of Germany”, les Selbsgötter égarés dans leur désert, la fraternité allait subir un échec irréparable. Il fera la joie d’Engels et il s'ajoutera aux causes économiques et politiques de l'échec du PACTE et des Etats-Unis d'Europe. Le 25 février, dans la “Revue indépendante”, Pascal Duprat avait salué L'Ecole de Hegel à Paris — Annales d'Allemagne et de France, publiées par Arnold Ruge et Karl Marx 310. Le 23 mars, Marx et Ruge avaient pris part avec Leroux et Louis Blanc au repas de “propagande démocratique” (“Gestern aszen wir, Deutsche, und Franzosen, zu Mittag zusammen”311). Marx découvrait avec admiration l'Humanismus des “ouvriers manuels épuisés par un travail physique intense”, dont il disait qu’on ne trouve “le caractère cultivé” ni chez les ouvriers allemands ni chez les prolétaires anglais. Cette découverte, il la faisait dans une assemblée de prolétaires amis de Pierre Leroux et de ses frères Achille et Jules, eux aussi typographes et collaborateurs de la “Revue 308Un projet d'alliance intellectuelle entre l’Allemagne et la France (1O novembre 1843). 309 Que Marx appelle “charlatans, épiciers de la pensée”, en les accusant d' “escamoter” le nom des Français qu'ils ont “pillés”. 310P. Duprat nomme aussi Feuerbach et Bruno Bauer, eux aussi “persécutés pour leur pensée” et résolus “à jeter en quelque sorte un pont sur le Rhin et à travailler à l'union des deux pays”. Ce pont, dans leurs “Jahrbücher” publiés récemment à Paris, Ruge et Marx l'appellent Humanismus. Cela, demande Duprat, veut-il dire “dogme de l'Humanité” ? En ce cas, cette conception “n'est pas particulière à l'école hégelienne. Elle appartient à notre dix-huitième siècle, comme bien d'autres idées reproduites plus tard sous une autre forme par Kant, Fichte et Hegel”. Mais si l' Ecole de Hegel à Paris veut dire : “Ce sera Hegel qui présidera à ce grand contrat international”, elle devrait d'abord réfuter “la critique approfondie de Hegel par Krause”, afin que l'on sache vraiment si “la philosophie de Hegel suffit à tous les besoins de l'esprit humain et s'il existe un véritable lien logique entre ses principes et les idées de la révolution”. 311Lettre de Ruge à Hermann Köchly (24 mars 1844)), témoignage direct, ignoré en France, accessible en allemand seulement, dans le livre d' E.H. Carr sur Bakounine (1937) et en 1978, en D.D. R. dans le premier numéro du "Marx-Engels Jahrbuch”. 122 indépendante”. En France, on veut ignorer ces faits, alors qu’en Allemagne, en 1990, à l’ultime rencontre des historiens de RFA et de DDR il a été dit au “Karl-MarxHaus” de Trier, que l’importance ne doit plus en être sousestimée, “musst nicht wieder verwiesen werden”312. Les imposteurs prétendent à présent encore que Heine et Marx ne connaisaient pas Leroux. Or Heine lisait et rencontrait Leroux avant de lire et de rencontrer Marx qui le regardait comme son meilleur ami. Il comparait les paroles de Marx et les deux sortes de textes que Marx publiait dans les Annales franco-allemandes. D’un côté les Lettres à Ruge, où Ruge signalait à Fletscher “l'inspiration française de Marx”. De l’autre, et par exemple dans Die Judenfrage, “l’aigreur de Marx” dont Ruge parlait à Froebel. Heine trouvait que Marx était plus “endurci” dans la théophobie313 que “le bon Ruge”. Il a probablement dit cela à Leroux, qui riait avec lui en pensant aux dieux bipèdes. Ils s’accordaient certainement pour penser qu’ en prophétisant la fin de l’histoire au nom du prolétariat universel, comme Barrault l’avait fait au nom du monde russe et du monde arabe, Marx réchauffait un reste d'hégélianisme. C’était l’ année où Hugo, de même, publiait les Burgraves que Heine comparait à de la choucroute refroidie, d’accord pour une fois avec SainteBeuve, qui parlait de “la troisième décoction du café”. Membre du "Doktor club", Marx se soumet à la règle imposée par celui qu'Engels appelle "the leader of the Young Hegelian Philosopher of Germany”, Bruno Bauer, lequel écrit avec mépris sur "Leroux croyant". Bakounine, Proudhon et Herzen s’éloignent de Leroux314 , tandis que Moses Hess écrit à Marx : “Adieu, Partei. Ton Parti, je ne veux plus en entendre parler. De la merde sous tous les rapports”. Hess et Heine retrouvent leur peuple, “ils font techouva”315. Heine supplie “[s]on ami Marx et le bon Ruge” de lire la Bible et d’abandonner Bruno Bauer et les “moines de l'athéisme”, capables d'allumer des bûchers pour les croyants et les déistes316. Hess avait cru, comme Marx, que le judaïsme était dépassé. En publiant Rom und Jerusalem (1862), il réhabilite les Esséniens avec l’aide de son ami Graetz. Dix ans après la mort de Heine (1856), Leroux reste en relations avec A. Weill, et par son intermédiaire, avec 312Je renvoie à ma communication Marx, Proudhon et Lamartine contre les socialistes républicains, in Républicanismes, “Chroniques allemandes” n° 2, Université de Grenoble 1993, ou au BAPL n° 10. 313C'est le mot dont se sert Bernard Lazare, lisant peut-être ce que Leroux disait des disciples d' A. Comte “enragés d'athéisme” 314 Qui part alors pour la Creuse, fuyant “le despotisme des intellectuels” autant que “le luxe, la luxure et la misère de Paris” 315Je renvoie à André Neher, Ils ont refait leur âme (1979), et aux chapitres II Leroux et ses lecteurs allemands, et IX, Les demisilences de Bakounine et la duplicité d' Engels dans Pierre Leroux et les socialistes européens 316Dans les Aveux d'un poète, postface à la deuxième édition, en allemand, de De l'Allemagne (1852) 123 Lassalle317 Hess, “le rabbi rouge” qui participe avec à la fondation de la Confédération Générale des Travailleurs Allemands. Aucun chauvinisme chez ce “Père de la socialdémocratie allemande”, comme le portait sa tombe au cimetière de Cologne-Deutz, puisqu'il est aussi “fondateur du sionisme moderne”318. En effet, c'est pour le monde entier et pas seulement pour la nation juive ou la nation allemande, qu'il croyait à “l'oeuvre capitale de la Révolution française” et au devoir de maintenir “le lien” national dont la rupture entraîne la perte de “toute certitude”. Ces amis juifs de Leroux transmettront une large part de sa pensée à Bernard Lazare, qui sera “l’inspirateur secret des cahiers”. Le drapeau européen, emblème d’alliance et de paix Les pages que j'ai citées, de Biélinski, de Leroux, de Viardot, de J.Dupré et d' A. Weill sont, je crois, inconnues. Mais voici un livre beaucoup moins connu encore, Le Hachych. Publié d’abord en 1843, il a été réédité en 1848 avec ce surtitre Révolution politique et sociale de 1848 prédite en 1843. Son auteur, Claude François Lallemand, “ami, disciple et familier de Pierre Leroux” selon le Dictionnaire Maitron319, était depuis 1837 membre de l’Académie des Sciences. Insistons sur deux points : messin, il connaît et il aime la rive gauche du Rhin dont il espère qu'elle se rattachera librement à la France, quand elle aura été convaincue que “l'Empire nous a dégoûtés de l'esprit de conquête”. Professeur de chirurgie à la Faculté de Montpellier, il a été chirurgien militaire sous le Premier Empire au cours de la guerre d'Espagne, il a horreur de “la pourriture hospitalière” (la gangrène). D'où peut venir l'initiative de l’Union Européenne ? De deux pays seulement. Leroux l'avait dit en 1842 : “c'est à la France et à l'Allemagne réunies d'écrire et de signer la Nouvelle Alliance de l’Humanité”. Oeuvre de connaissance et en même temps320 de sentiment : aux philosophes, héritiers de deux traditions différentes (Descartes et Leibnitz), de préparer cette réunion des esprits, mais “c'est aux populations tout entières à se rapprocher sympathiquement, savants, artistes, industriels autant qu'aux prolétaires”. Comme George Sand, qui a pour 317 Chez qui Charles Andler admirait beaucoup d'idées proches de celles de Leroux. 318En 1961 ses cendres ont été transportées en Israël. 319Auquel j'emprunte ces renseignements, 1ère partie, 1789-1864, p. 418 (1965). 320Très lucide éloge par Heine de l'exceptionnelle réunion chez Leroux d'“un esprit capable de s'élever aux plus hautes spéculations, et d'un coeur capable de s'enfoncer dans les abîmes de la douleur populaire”. 124 l’estime321, lui de C.-F. Lallemand s’est fait vulgarisateur de Pierre Leroux, et c’est en invoquant “le dévouement aux progrès de l'humanité” qu’il demande aux “patriotes français de sympathiser avec ceux d'Allemagne en vue de la réunion de toutes les populations germaniques en une seule nation”. Le Hachych est un roman d'anticipation322. En 1943, dans l'Europe où débarque le héros de ce rêve, “les castes d'empire” n'existent plus, les nations sont devenues solidaires. Formée de l'Italie indépendante et unifiée, de la péninsule ibérique qui a réuni ses deux nationalités et de la France, elle-même associée à la Belgique et aux Pays-Bas, une fédération est liée par un traité définitif d'alliance avec la nation germanique, enfin victorieuse de ses guerres civiles. Elle conclut un traité de commerce avec les Etats-Unis. “Cette fédération européenne a un drapeau : arc-en-ciel sur fond blanc. Le blanc résulte de la fusion de toutes les couleurs. Ce fond blanc représente donc exactement le gouvernement central, expression de la volonté générale, et réunion de tous les intérêts commun à tous les états fédérés. L'arc-en-ciel est un autre emblème d'alliance et de paix, dans lequel chaque couleur fondamentale se mêle à sa voisine sans pourtant s'y confondre, ni y perdre entièrement ses caractères primitifs, de même que l'administration de chaque état, de chaque province, de chaque commune, reste parfaitement distincte en ce qui concerne ses intérêts spéciaux323 sans compromettre ceux des autres.” Mais les armées russes et autrichiennes, en franchissant le Rhin comme en 1814 et en 1815, ont à nouveau tenté d'intimider la France après avoir ravagé l'Allemagne. “Les Français ont fait preuve d'abnégation en aidant non seulement leurs frères d'Allemagne mais aussi l'Italie, le Tyrol, la Hongrie, la Bohême à secouer un joug insupportable. Certes, la France avait à redouter, comme la Russie et l'Angleterre, la réunion de toutes les populations germaniques en une seule nation, dont la puissance serait décuplée par une unité compacte, favorisée encore par la communauté des intérêts et du langage. Mais les patriotes français sympathisèrent avec ceux d'Allemagne parce que leur but était légitime et puisé dans la nature même des choses [...] Ils étaient mus par le sentiment de la justice, par une appréciation exacte des besoins de l’Allemagne et des lois constantes de l'humanité, lois 321En particulier parce qu'il va, comme l'auteur de Consuelo, parler de la Bohême. 322Optimiste, comme le sera soixante années plus tard le roman intitulé par Hertzl Altneuland. De retour en Palestine après vingt ans d'absence, le héros ne reconnaît pas ce pays, transfiguré entre temps par le sionisme : le désert et le pays aride sont dans l'allégresse et fleurissent comme un lys. Je renvoie à Léon Chouraqui : Un roman à redécouvrir, “BAL” n° 11 (1994). 323Ce que l'on appelle le principe de subsidiarité était fermement défini (sans le mot) dans ce Projet. 125 d'après lesquelles les populations tendent sans cesse à former des agrégations de plus en plus nombreuses, de plus en plus compactes, afin d'avoir des rapports plus libres, des communications plus utiles, afin d'acquérir surtout une assiette plus stable. Les patriotes français avaient adopté ces principes comme bases de leur droit politique, et ils y conformèrent leur conduite comme à un article de foi.” Paradis artificiel ? En racontant que le Congrès général de la Fédération européenne vient de voter, le 27 juillet 1943, un milliard trois cent cinquante millions pour les dépenses communes324 , et en leur faisant dire : “Le progrès de l'humanité est la base fondamentale de notre religion politique”. C.-F. Lallemand sait bien qu'on le traitera d'utopiste. Cent ans plus tard encore, au temps d'Hitler et de Staline, rien ne paraissait plus irréaliste que cet arc-en-ciel, emblème d'alliance et de paix. Et pourtant, il n'a fallu, au lieu d'un siècle, qu'un siècle et demi. En 48, en rééditant son livre, Claude Lallemand croyait que “la régénération de la France” allait entraîner la solidarité entre les peuples. Eux aussi, les propagandistes du PACTE espéraient “LA REPUBLIQUE UNIVERSELLE DEMOCRATIQUE ET SOCIALE”. Malwida et ses amis célébraient l’unification de l’Allemagne et son premier Parlement en chantant La Marseillaise, qui devenait partout l'hymne des patriotes. Karl Gutzkow demandait que la nation allemande soit ellemême et ne soit qu’elle-même, renonçant à toute prétention sur des territoires relevant des nations voisines325. En s'écriant, dans sa langue, mais au nom de tous les révolutionnaires européens : “Nous étions tous Français, nous autres”, le poète hongrois Lokaï rapprochera Heine de Shelley, “tous deux reniés par leur patrie, vrais Français par leur génie”. Ami de Heine, “Georg Herwegh nommait la terre natale de la Révolution en disant : “La France est une religion”. L'Allemagne l'avait puni par une hostilité systématique”326, en calomniant Börne et Heine, dont elle reconnaît à présent la grandeur. L’Intelligentsia parisienne accorde à Heine l’attention qu’elle lui refusait, mais elle continue à faire abstraction de Pierre Leroux, atypique parce qu’il était croyant, non violent et patriote. L'historiographie française a causé à la culture mondiale un préjudice considérable en rangeant Leroux parmi les utopistes, ce que Marx ne faisait pas. L’utopiste nie la diversité des lieux, la géographie et la géopolitique. Icarie est une fiction, où Cabet instaure la planification centralisée qui détermine pour chaque habitant de la planète chacune des dimensions de tous les objets nécessaires (porte, fenêtre, etc). Proudhon et 324P. 165 Deutschland (automne 1848), commenté par Lucien Calvié, Karl Gutzkow et la Révolution de 1848, BAL n° 14. 326Victor Fleury, Le poète Herwegh (thèse de Lettres, Paris, 1910). 325 126 Considerant sont des agronomes imaginaires, qui font dépendre le bonheur de la superficie : il faut cinq hectares par famille selon Proudhon, et seize selon Considerant pour le phalanstère-type qui sera immédiatement imité mondialement. L’utopiste répond avec le Manifeste communiste : “les travailleurs n’ont pas de patrie”. Avec Proudhon : ”Ce sont des questions purement économiques”. Avec Jaurès : ”La paix humaine est possible, et si nous le voulons, elle est prochaine”. Avec Rosa Luxembourg la Seconde Internationale décidait “de lutter énergiquement contre l’utopie nuisible des socialistes plus ou moins authentiques qui veulent reconstruire la Pologne”327 . Avec l’Union de la Gauche, on enseignait que “la déclaration du 18 Juin 1940 n’intéresse qu’indirectement le socialisme”328. Réponse de Péguy : “il n’y a rien de commun entre notre socialisme et ce que nous connaissons aujourd’hui sous ce nom [...]exactement internationaliste, notre socialisme n’était nullement antipatriote, antinational”. Le socialisme souhaite “une forêt grandissante de peuples prospères, tout un peuple de peuples florissants . Montants dans leur sève, dans leur essence, dans la droiture et la lignée de leur végétale race”. En mars 48, on avait lu sur les murs de Paris l’affiche “La Pologne à la Nation Française” : “Il faut que la France n'oublie jamais républicaine de son gouvernement ne sera tolérée dans la société européenne”. que pas la forme longtemps Si on lisait Leroux et Péguy, on. dirait que les combats de de Gaulle contre l’ impérialisme allemand, l’impérialime anglo-saxon et l’impérialisme russe sont des combats socialistes. Leroux réaliste ou “grand Triadiste” ? En écrivant que “Leroux a été “bafoué, houspillé, ridiculisé[...] par Proudhon et par le papisme”329 , Georges Clemenceau a fort justement condamné la mauvaise action du journaliste qui livra son maître et son ami aux sarcasmes des réactionnaires. En 1849, on était sûr de plaire au “petit public”330 en disant que le socialisme était une chimère comme le “communisme” de Cabet, comme le “socialisme scientifique”331 de Considerant qui disait : “Nous aurons bientôt établi LE ROYAUME DE DIEU SUR LA 327Indignation de Péguy, congrès de Dresde, V, 16, p. 171. Daniel Ligou, Histoire du mouvement socialiste en France , 1962 329 “Le Journal”, 21 février 1896. 330 C’est ainsi que Baudelaire appelle en 1851 ceux qui raillent Pierre Leroux. 331 Dont Charles Fourier était “le Père”, selon Considerant. 328 127 TERRE”332. Pourtant, Proudhon savait fort bien qu’en 1846, dès que Cabet avait attaqué la “Revue sociale”, Leroux lui avait répondu que “l'éducation fraternelle” ne suffit pas : “il y a aussi liberté et égalité”. Mais en juin 1848, le Département de la Seine avait donné à Proudhon moins de voix qu’ à Leroux. Sa déception fut atroce, et sa vengeance aussi. Répondant333 longuement à Proudhon, Leroux lui rappelait en 1849 qu’il avait demandé aux trois écoles de ne pas privilégier chacune un des trois termes, Cabet la Fraternité, Louis Blanc l'Egalité, et Considerant la Liberté334, car en faisant cela, “elles risquaient de faire échouer la seconde République comme la précédente. En 1793, leurs devancières avaient commis la même erreur face au premier Napoléon : “Son despotisme sur elles vint de leurs contradictions”. En 1823, “de même, le Carbonarisme par suite de ses divisions fut obligé de désarmer.” Redoutant les conséquences de la monomanie et donc du dualisme, Leroux évitait les antithèses et les dilemmes. Ses lecteurs comprenaient que “cette sublime devise est une et indivisible”, comme une affiche le dit dès le 16 mars 48 Signée par des femmes “artistes, ouvrières, littérateurs, professeurs et autres”, cette affiche intitulée "LES FEMMES" s’adressait “Au Gouvernement provisoire et au peuple français”. Vous dites que la sainte devise liberté, égalité, fraternité sera appliquée dans toutes ses conséquences. Vous dites que cette sublime devise est une et indivisible […] De la solidarité des liens nouveaux et naturels que vous établirez entre l'homme et la femme résultera, n'en doutez pas, le mariage par excellence, le mariage social, trinité matérielle, intellectuelle et morale dans le travail335, ce mariage enfin, régénérateur du monde, pour lequel le Christ a dû dire avant tout : Ce que Dieu a joint, que l'homme ne le sépare point”. En s’inspirant de l'Evangile, comme Leroux, leur principal avocat, ces femmes ne sont pas plus que lui sous la dépendance de l'Eglise qu'il tient pour une figure transitoire et dépassée de “la grande Eglise qui réunira dans son sein ce qui avait été faussement séparé jusqu'ici, le règne de Dieu et le règne de la nature”. A Proudhon, Leroux reprochera d’établir “le Despotisme au lieu de la Justice, en subalternisant la femme”. Et dès 1849 il lui reproche aussi son chauvinisme" : 332“La Démocratie pacifique”, 25 février 1848 Six articles dans “la République”. 334 Qui avait été “la marotte de Fourier”, le maître, disait Leroux, de Proudhon. Et le maître de beaucoup de ceux qui récemment se croyaient "marxistes" 335 Question centrale du débat qui allait opposer à Proudhon Pauline Roland et Jeanne Deroin. 333 128 La France s'est affirmée républicaine ; et elle s'est affirmée républicaine afin que tous les groupes de l'Humanité qui composent l'Europe s'affirment comme elle. Mais à l'instant même, hors d'elle et dans son sein, tout ce qui est pour la Monarchie, dans l’Etat, dans la religion, dans l'atelier, s'est élevé contre cette affirmation. A la voix de la Liberté a répondu la voix du Despotisme.” Polémiste, individualiste, Proudhon ne participait pas au mouvement jalonné par “la Propagande démocratique et sociale”, puis par “la Convention” que saluait Ange Guépin336, et enfin par l’“Union socialiste” que Louis Blanc, Leroux et Cabet présideront en commun en 1852. Dès juillet 48, Leroux avait amené Considerant à lui écrire : “J’ai cessé de vous haïr pour vous aimer en frère”. Et dès le 31 mars il avait écrit à Cabet : Je n'ai jamais, vous le savez, présenté la doctrine que j'enseigne sous le nom de communisme, mais je n'ai jamais non plus admis ni propagé les allégations iniques, de tout point, répandues contre le communisme tel que vous le professez. J'aspire à une science sociale dans laquelle nous nous réunirons tous. Le même fonds de doctrine nous unit, nous partons tous deux du principe de la communion humaine, tandis que ceux qui nous repoussent partent du faux principe de la séparation et de l'antagonisme. Les jeunes socialistes de “la Propagande” combattaient ce faux principe. Dès le 25 Février 48, les deux écoles rivales se rapprochent : tout en maintenant sa doctrine “Plus de contrainte, plus de force, plus de violence”, la fouriériste “Démocratie pacifique” ajoute : “FRATERNITE UNIVERSELLE !”, et elle reproduit l’article publié par Cabet dans “Le populaire”. A son mot d’ordre communiste, Cabet ajoute ici les “conséquences” qu’il oubliait deux ans auparavant : “Notre principe primordial, fondamental, générateur de tous les autres principes, c'est la FRATERNITE, entraînant comme conséquences nécessaires la Liberté, l'Egalité, la Solidarité, l'Unité”. “Le grand Triadiste” raillé par Proudhon avait raison. L’ordre de ces mots avait une importance dont on prit conscience dès que furent décrétés le droit d’association et le suffrage universel. Les élections de mars firent apparaître des affiches. N’étant pas socialistes, les blanquistes mettaient en avant les revendications matérielles : “EGALITE ! LIBERTE ! FRATERNITE !”, disait l'affiche AUX ELECTEURS DE LA SEINE signée en mars par Paulmier (Edouard), président du Club Républicain du 3e arrondissement. Au contraire, sur l’affiche socialiste annonçant la CANDIDATURE D'UN OUVRIER TYPOGRAPHE, Nicolas 336 En 1850, en précisant : “Fourier, Pierre Leroux, Saint-Simon” 129 Cirier, on lisait “trois grands mots Liberté Egalité, FRATERNITE surtout et avant tout”. Pour exprimer la même idée que Cirier, Michel Alcan écrivait dans sa PROFESSION DE FOI, “ Liberté, Fraternité, Egalité ”, en recourant au même procédé que Leroux : donner la place centrale au mot médiateur, qui seul peut conjurer le péril causé par l'antagonisme des deux autres termes. Pour renforcer l’idée, la “Revue sociale” avait dit avant 48 qu'il fallait une République “où ne serait sacrifié aucun des termes de la formule Liberté, Fraternité, Egalité, Unité”. La tétrade pythagoricienne affirmait l’indivisibilité des trois termes. Dès le 27 février 48, sur proposition de Pierre Leroux, Maire élu et proclamé la veille, le Conseil Municipal de Boussac (Creuse) avait adopté à l’unanimité une adresse au Gouvernement provisoire se terminant par ces mots Vive la République française ! Liberté, Fraternité, Egalité, Unité. Le 13 avril, à la demande de la Commission de la Défense nationale de l'Assemblée Nationale, le mot Unité est ajouté aux mots Liberté, Egalité, Fraternité inscrits le 26 février 48, par décret du Gouvernement provisoire, sur les drapeaux régimentaires. Et, à l’exemple de Leroux, avant de rompre avec lui, Hugo souhaitait que “la grande flamme humaine” soit bientôt allumée “sur le sublime trépied Liberté, Egalité, Fraternité”, en ajoutant le mot Unité337. En enseignant l’utopie, le marxisme, “l’Europe annihilée”, on a oublié que la pensée socialiste se préoccupe d’abord de la politique internationale . Lisons d’abord, dans “Le Peuple” du 1er mars 48, l'éditorial du premier numéro signé A. Esquiros : “Il faut associer à notre délivrance la Pologne, l'Italie, l'Irlande : plus de rois, plus d'esclaves”. Et écoutons quelques appels338, Adresse (signée Stanislas Worcell) du Comité central de la Société démocratique polonaise au Gouvernement provisoire : “la nation polonaise pourra occuper sa place au banquet fraternel des peuples ”. Appel au peuple allemand pour que les provinces allemandes se constituent en république fédérative et forment avec leurs frères les Français une alliance offensive et défensive (affiche non signée apposée dans plusieurs villes des provinces rhénane). Au nom d'une Société des amis des Polonais, le Dr Sclund invite les Allemands qui tiennent à l'honneur de leur patrie à s'unir à la Société Démocratique pour formuler une adresse à l'Assemblée Constituante Allemande. Appel aux braves citoyens de la Garde mobile pour qu'ils déposent leurs armes chez M. GEORGE HERWEGH (George sans s). Appel de La Société démocratique allemande à Paris 337 En 1853, au moment où il flatte Leroux pour se concilier ceux des proscrits qui disent : “Hugo n'est pas républicain”. 338 Empruntés surtout au recueil appelé Les murailles révolutionnaires. 130 (George Herwegh, Bornstedt) pour que les ouvriers français aident les enfants de l’Allemagne qui vont entreprendre l'invasion sacrée sur le sol de l'Allemagne pour y fonder une grande République allemande comme soeur et alliée de la grande République française ( 18 mars 48). En 1849, c’est la voix du Despotisme qui l’emporte. Le Prince-Président s’est allié au Pape pour écraser la République romaine, avec M. de Tocqueville comme ministre des Affaires Etrangères. C'est contre ce ministre que Leroux déclara à Assemblée Législative, le 26 juin 1849 : “Vainement on réduit les questions à des questions d'intérêt, à des questions de défense ... ce qui pourrait donner vie à la France et à toute cette grande Europe occidentale, c'est le socialisme, c'est-à-dire cette religion nouvelle qui est dans la force des choses.” Le mot religion fait horreur à Proudhon. Mais de fait “le jésuitisme” traite le socialisme de “religion du mal”, et Leroux répond à Proudhon, le 20 octobre, que cela peut aboutir à “un terrible dénouement, la guerre de la République contre la Monarchie, car l'Empereur de Russie, entouré de tout ce qui reste de monarchie en Europe, a menacé la France, le Pape catholique s'unissant au Pape russe dans cet anathème universel . Victorieuses dans toute l'Europe, les aristocraties allaient réagir contre la liberté en France, car la France est plus qu'un Peuple, c'est une Religion. Vaincue déjà à Rome par l'alliance du Prince-Président avec le Pape ; terrassée en Hongrie par les Russes alliés aux Autrichiens, la démocratie étant vaincue en Allemagne ”. “Révolutionnaire pacifique”339, Leroux n’était pas pacifiste. En 1850, Lamartine rappelle dans son Histoire de la Révolution de 1848, qu’en mars 48, Ministre des Affaires Etrangères, il avait dit dans un Manifeste : “La République française n'intentera de guerre à personne”. Leroux lui répond que pour “déclarer dignement la paix à l'Europe, il fallait organiser réellement la Garde nationale […] et faire de la France le camp indestructible de la République”. L'Ordre européen que la France selon M. de Lamartine ne veut pas perturber, c'est “la Russie en Pologne, les Autrichiens en Italie, trente quatre ans de tyrannie s'exerçant par cinq despotes sur deux cents millions d'hommes”. Rassurée par ce Manifeste, “la Sainte Alliance s'avance avec deux millions de soldats. Si le Gouvernement provisoire avait voulu, il n'y aurait plus aujourd'hui de Sainte Alliance que celle des peuples”. Dès 1841, Leroux parlait de “ la croisade prêchée en Europe contre le communisme”. Prudent et non pas lâchement “prudentissime”, il demande à Cabet dès le 31 mars 48, de l'aider à éviter “la bataille” dont il sait qu'elle sera “terrible” si on cède aux provocations de ceux qui la “veulent”. Il devinera vite que Carlier, préfet de police, 339 Ainsi disait en 48 fera revivre la pensée. Grégoire Champseix, dont Léodile (André Léo) 131 est le principal organisateur des provocations qui ont amené l'insurrection de Juin 48 et les mesures qui prépareront le Coup du 2 Décembre. A Londres, en 1852, lors du meeting où Cabet et lui font l'éloge de Robert Owen, il reconnaît des agents de Carlier. Comme en 1815, la couronne britannique340 s’était associée à “la croisade”. En 1843 le Roi de Prusse et Metternich s’étaient croisés avec le Tsar et aussi avec le Sultan qui en 1848 finançait le Ministre français des Affaires Etrangères, Lamartine : “sans lui, dira son Grand Vizir, on n'aurait pas pu mater la Révolution”341 . Le 2 Décembre sera “à l’intérieur” ce qu’avait été à Rome l’expédition bonapartiste et papiste, les batailles étant remplacées par l’emprisonnement, la déportation en Algérie ou l’exil de trente mille opposants. Le meilleur critique, c’est Heine. En 1843, il désignait Leroux comme “le plus grand philosophe français”. Herzen était alors du même avis. Mais en 1849, Herzen regarde Proudhon comme “le philosophe du socialisme français”, et Leroux n'est à en croire Proudhon qu’un romantique, un théosophe, un chimérique, un illuminé. A nouveau, en 1854, Heine affirme dans Lutèce la supériorité de Leroux, non plus comme en 1843 par rapport à Cousin, mais par rapport à Proudhon. Publié à Paris, ce livre a aidé Michelet à se rappeler ses dettes envers Leroux, mais il a accru contre Leroux la jalousie de Proudhon, qui déteste Heine, Juif et “espion” allemand, et la jalousie de Hugo, qui sait que Heine l'appelle “hugoïste”. Proudhon et Hugo sont devenus les grands hommes du parti républicain, et les socialistes ont oublié Heine, Michelet et Leroux. 340A Londres, en 1852, il comprit que la froideur de Stuart Mill et l’acharnement de Mazzini contre les proscrits français étaient la conséquence de la participation secrète du Gouvernement Anglais au Coup d'Etat. 341Henri Guillemin, Lamartine (1987) , cf mon article Marx, Proudhon et Lamartine contre les socialistes républicains du Bulletin n° 10 des Amis de Pierre Leroux, pp.140-141. 132 CHAPITRE VI 1848, LE PACTE DES PATRIES En opposant à la gloire de Renan “la vraie grandeur, l'obscure”, Péguy louait ceux “qui sont tus, oubliés, passés sous silence”. Pierre Leroux est certainement le plus oublié de ces exclus. “Les sophistes gagés” de l'Ecole Normale supérieurequ'il appelait “le Grand Séminaire de l'Université” n'ont jamais étudié ce qui a été imprimé par ses amis typographes et par lui loin de Paris, — la “Revue sociale” et “l’Eclaireur du Centre” à Boussac , de 1845 à 1848, “L'Homme, journal des proscrits”, le Cours de Phrénologie,“L'Espérance de Jersey”, et le Journal d'un combattant de Février, à Jersey après le 2 Décembre. Quasiment oubliés à Paris, les noms de Pierre Leroux et de ses jeunes amis viennent d'apparaître dans une thèse soutenue à Columbia University par Mme Gilmore, et dans une revue publiée en Allemagne, “KultuRRevolution”, où on vient d'étudier “LE PACTE”. En Février 48, quand la République fut proclamée à Limoges, puis à Paris, la “Revue sociale” venait de publier à Boussac dans son numéro de janvier un article de Pauline Roland De l'esprit de paix et de fraternité universelle. Parmi les Universités américaines342 Columbia est celle qui mérite le plus les remerciements des European Studies. Son Département de Français343 a fait connaître des documents sans lesquels on ne peut pas comprendre la méchante persécution dont Leroux a été victime de la part de Hugo. Et J. Barzun, directeur de son Département d'Histoire disait aux chercheurs qui étudiaient la France du XIXème siècle : “ Ne vous laissez pas démonter par les réactions critiques et parfois violentes émises à l'endroit de ceux qui tentent de remettre en cause les traditions et idées reçues”. Guidée par lui, Mme Jeanne Gilmore 344 rend justice345 à Leroux, partisan de la non violence et pour cela méprisé. Et pour citer l'introuvable Journal d'un combattant de Février, elle a eu recours à un Bulletin que les vrais amis de Jaurès publiaient346 au temps où ils ne se laissaient pas démonter par les partisans de Blanqui et 342 Déjà, avant 1940, c'est à celles de Delaware et de Yale que DavidOwen Evans a fait connaître Leroux, comme D.-A. Griffiths l'a raconté dans notre “BAL” n° 9, pp 87-95. 343 Où travaillait Mme Frances Vernon Guille qui édita chez Minard à partir de 1958 le Journal d'Adèle Hugo . 344 Qui rapporte ces paroles dans son Avant-propos. 345 Dans la partie de cette thèse américaine, traduite en français par Jean-Baptiste Duroselle, qui a paru en 1997 à Paris, La République clandestine (1818-1848). 346 Un journaliste de 1848, Philippe Faure , paru en 1907 dans le Bulletin de la Société d'Histoire de la Révolution de 1848, fondée et dirigée par Georges Renard, ami de Péguy. 133 de Marx. Voici donc, tel que Péguy pouvait le lire, le récit de la réunion clandestine tenue le 16 février 48, en pleine nuit, dans une maison abandonnée. Les dirigeants des jeunes socialistes avaient été convoqués par Philippe Faure, leur “leader”, et soudain un quinquagénaire inattendu prit le premier la parole. C’est Leroux, récemment arrivé à Paris. Beaucoup de ses jeunes disciples ne peuvent le reconnaître parce qu’ils ne l’ont jamais vu : depuis 1845 il vit à Boussac : “Si nous étions des hommes politiques, nous n'aurions point à discuter ici ; notre rôle serait marqué d'avance dans la résistance qui se prépare ; mais si nous sommes les hommes de l'idée, les serviteurs d'une doctrine, notre rôle consiste à enseigner, à propager ce que nous croyons être la vérité. […] Les plus grands ennemis du Peuple et du Socialisme ne sont pas ceux qui sont au pouvoir, ce sont ceux qui y arriveraient. [...] Ne les connaissez-vous pas, ces Républicains-là ? Ne savez-vous pas qu'ils détestent toutes les idées qui vous sont chères ? comme ils ont peur de ces idées ? L'emploi de la force est si contradictoire avec nos principes que nous ne devrions y recourir qu'à la dernière extrêmité.” Faure répond : “En ce moment de crise, s'abstenir n'est-ce pas se rendre complice de l’injustice ? Prenons part à la résistance, et nous arrachons la France à ce régime odieux [...]”. Faure ajoutera 347 que le lendemain, ayant décidé “de présenter ses excuses à son mentor”, [notons ce mot], Leroux [lui] répondit avec une charmante bonhomie : “Pourquoi donc ? Nous ne sommes pas du même avis; voilà tout. Vous l'avez emporté; cela devait être348; c'est l'opinion de la jeunesse; mais quel sera le résultat ?” Quatre jours plus tard, “en tant que leader étudiant”, Faure a reçu349 des chefs de la conspiration des ordres très clairs, et il écrit à son ami Desmoulins (qui se trouve à Boussac) : “A demain le combat !”350 Et le lendemain, 22 Février, “les étudiants en première ligne”, Faure en tête, la canne épée à la main. Monsieur Thiers est d’abord 347 Récit publié d'abord dans “L'éclaireur du Centre”, en mars 48. La soumission à la Nécessité (praebere se fato) ne détruit pas l'espérance : ripostant à un clergyman, Leroux exilé dira que “le salut vient dans les âmes par les révolutions”. 349 De Flocon, c'est-à-dire de “La Réforme” alliée et hostile au “National” de Marrast. Mme Gilmore insiste sur l'alliance, minimisant l'hostilité que Leroux soulignait en 1842 dans la “Revue indépendante”, en parlant du “bonapartisme, ou parti du sabre, souvent caché sous le manteau du républicanisme”. 350 C'est le style du Comité qui depuis 1846 annonce aux oppresseurs ”la guerre sainte. Le droit de la force, voilà le seul que vous reconnaissez . Que la force décide donc entre vous et nous. [ ] Démocrates de toutes les contrées, élevez, au milieu de l’Europe asservie, le signal de l'affranchissement. Aujourd'hui le combat, demain le triomphe !” Correspondance de Lamennais, t. VIII, p. 468. 348 134 effrayé et prêt à fuir Paris. Bientôt, il fera élire LouisNapoléon, comme il avait fait nommer Louis-Philippe en août 1830. Troisième fois vainqueur en 1871, il appliquera son plan de 48 : fuir Paris et revenir en force. Cette fois, il pourra écrire : “Le sol est jonché de leurs cadavres. Ce spectacle affreux servira de leçon”. Troisième défaite du prolétariat français, leçon qui parachève le “résultat” prévu par Leroux en Février. Le bilan est dressé par Mme Gilmore dans l'Epilogue de ce beau livre : en Juin 48, deux à trois mille ouvriers tués et au moins douze mille arrêtés. Mme Gilmore raconte l'histoire d'un Parti. Elle ne parle ni de la politique européeenne, ni du socialisme, ni de littérature. Elle ne nomme Michelet que parce que ses cours au Collège de France entraînent des manifestations, elle ne nomme George Sand qu’ en qualité de témoin dans un procès politique, ou de rédacteur dans un journal. Seule une histoire interdisciplinaire peut faire comprendre le printemps des Peuples. Pourquoi Leroux a-t-il obtenu à Paris plus de voix que Hugo, que Louis Bonaparte, que Proudhon ? Pourquoi est-ce lui, arrivant du "désert de la Creuse”, que les ouvriers des Ateliers nationaux chargent en Juin de déposer leur pétition sur le bureau de l'Assemblée Nationale ? Les historiens ne l’expliquent pas. En 1845, en partant pour Boussac, Leroux avait laissé à Paris de jeunes amis de Desmoulins. “En des réunions d'ouvriers dans différents quartiers de Paris”, la doctrine de l'Humanité se répandait grâce à des “Centres de propagande socialiste”. Le nombre des auditeurs étudiants et ouvriers obligea à “former des enseigneurs” dans une sorte d'Ecole Normale, dont Ph. Faure était chargé. Cela n’a été raconté que par Auguste Desmoulins en 1850 dans la “Revue sociale” et en 1859 dans le Journal d'un combattant de Février. Et c’est encore à Desmoulins qu’il faudra demander pourquoi Faure et ses camarades étudiants ont dit adieu au spleen et repris espoir en 1838 : “en 1838, l'auteur de Lélia écrivit Spiridion”. Mais est-ce par Leroux ou par Lamennais que l'auteur de Lélia a été “guérie, transformée, convertie” ? En quoi ces deux “Montagnards” différaient-ils vraiment ? Les historiens se trouvent ici devant des écritures plus difficiles à déchiffrer que celles qui trompaient la police de Carlier. En mai 1836351, s'adressant en confidence à Marie d'Agoult, George Sand dissimulait sous le mot “on” l'identité de ceux352 qui souhaitaient comme elle que Lamennais cesse de “résister” et marche avec “l'intelligence vertueuse”. Lamennais résistait au socialisme pacifique. Il disait en parlant de Leroux : “Lui et moi, nous sommes aux pôles de 351 Elle l'écrit le 25 mai (Correspondance de Lamennais, éditée par Louis Le Guillou, t. VII, p. 79) à Marie d'Agoult, à laquelle, la même année, elle a confié son “plan de vie” essénien. 352 Leroux n'était pas encore isolé, et elle savait qu'il était encouragé dans ses travaux par “une école de sympathies”. 135 humain”353. l'esprit Faure se trompait en croyant que ces deux “maîtres”, guidés par son avant-garde, marcheraient ensemble sur l'Hôtel de Ville. Desmoulins pensait différemment : gendre et ami de Leroux, il avait vécu avec lui à Boussac, quand Faure était à Paris. Puis avec Leroux à Jersey, en 1853, quand Faure était à Londres. On donnera raison à Desmoulins si on lit, réédités à l’Imprimerie Nationale en 1997, les écrits politiques où “la républicaine devient socialiste”. Mme Michelle Perrot n'hésite pas : “L'amitié et la collaboration de Pierre Leroux sont à cet égard décisives354”. Georges Duby, qui avait demandé à Michelle Perrot cette réédition, et JeanBaptiste Duroselle, qui a traduit en français le livre de Mme Gilmore, étaient des historiens unanimement respectés. Et des correspondants des Amis de Pierre Leroux, dont Michelle Perrot salue les efforts “pour faire redécouvrir la pensée essentielle”355 de celui qu'elle appelle 356 “ce grand précurseur”. En 1847, Faure contribuait à la “Revue sociale”. En février 48, il venait de lire dans le numéro de janvier l’article De l’esprit de paix et de fraternité universelle où Pauline Roland regrettait que la Révolution française ait donné au monde, au lieu d'“un chant véritablement populaire, un chant de guerre”. En disant aux mères : “Elevez vos fils dans l'horreur de la guerre”, elle citait deux vers de Béranger : Peuples, formez une sainte alliance Et donnez-vous la main. Et trois mois plus tard, en vertu des instructions ministérielles, le Conseil municipal de Boussac ne pouvait inscrire “Madame Marie-Désirée Pauline Roland sur la liste électorale”357. La cause des femmes et les Etats-Unis d'Europe étaient depuis des années les deux plus évidentes revendications socialistes. Trois femmes vont nous le confirmer, Jeanne Deroin, Marie d'Agoult et “la Citoyenne M.-C. Goldsmid”, qui composa LE PACTE pour la propagande des démoc-soc. C'est à Boussac358 , “la plus petite souspréfecture de France”, que l’Association typographique avait à partir de 1845 imprimé les oeuvres dont les “démoc-soc” se sont le plus inspirés, Malthus et les économistes, Le Carrosse de Monsieur Aguado, et surtout De 353 L. le Guillou a édité en 1981 cette lettre à L. de Potter (8 oct. 418) à la p. 418 du Supplément à la Correspondance de Lamennais. 354 George Sand, Politique et polémiques, 1843-1850, dans la collection ”Acteurs de l'histoire” à l'Imprimerie Nationale, 1977. 355 p. 50. 356 Dans un message au Colloque de Boussac (octobre 1995). 357 B.A.L., n° 10, 1995, p. 19. 358Où ce tableau décorait en octobre 1995 la salle où les Amis de Pierre Leroux préparaient la célébration du Bicentenaire de sa naissance. 136 l'Egalité359 , réédition d'Egalité où retentissaient dès 1839 l'appel à “Jésus essénien” et le cri des hussites : “La coupe au peuple !”. Et aussi, contre “la masculine Sorbonne”, l'affirmation qui faisait scandale : “Les femmes étaient les premières Ilotes. Leur cause est la cause même du peuple; elle se lie à la grande cause révolutionnaire, c'est à dire au progrès moral général du genre humain. Eve est l'égale d'Adam. La femme a partagé avec l'homme toutes les crises douloureuses de l'éducation successive du genre humain. Si nous sommes libres, c'est en particulier pour qu'elle le soit grâce à nous. Abolissez la caste où vous tenez la moitié du genre humain !”. Dès cette date, l'avant-garde européenne prenait modèle sur cette “neu-demokratische Schule” honnie par Engels, cette “sect of the Humanitarians” au nom de laquelle Leroux déclara en 1845 : “Socialistes, nous le sommes.” “Démocratique” jusqu'alors, leur propagande s'appela dès lors “socialiste”, ou “démocratique et sociale”360 . Et on ne pensait plus aux panacées phalanstériennes, icariennes ou proudhonienne, en 48, lorsque l'on chantait avec Pierre Dupont Le socialisme a deux ailes L'étudiant et l'ouvrier. Mme Ruth Jung, de l'Université Johann-Wolfgang Goethe, a traduit en avril 1996, dans “KultuRRevolution”361 l'article publié par Jeanne Deroin dans “L'opinion des femmes” du 10 avril 1849 : “1848 forderte eine Frau in Boussac, Madame Pauline Roland, das Wahlrecht auch für Frauen”. Amie de Flora Tristan362 et de Pauline Roland363, Jeanne Deroin regardait Pierre Leroux comme “le père du socialisme religieux que j'ai le plus aimé et admiré”. Elle se présentait à l'Assemblée Nationale. Le 4 juin, dans la série des Femmes socialistes, “Le Charivari” publia un dessin d'Honoré Daumier que reproduit Mme R. Jung. On y voit Jeanne Deroin abattue par le rejet de sa demande, et disant pour reprendre courage : “une porte me reste ouverte... je suis en train de rédiger un manifeste à l'Europe”. En fait, à la demande de la Société Typographique, elle rédigeait en août 1849 le Projet d'une 359 Enfin réédité en 1996 aux éditions Slatkine. je suppose, en 48, quand il fut libéré du Mont Saint Michel, que Barbès, présidant une séance du Club des clubs, donna à l'union de ces deux mots la vigueur rappelée par Leroux 361Nr 23, Rituales der Augrenzung, p. 64 et 75 362Pour laquelle Leroux était “l'homme le plus démocrate de France, l'homme peuple, l'homme ouvrier” 363“Martyres” toutes les trois, dira Desmoulins, de “l'idée que Pierre Leroux a présentée le premier, l'idée de l'association autour des instruments de travail, l'idée des corporations nouvelles” 360C'est, 137 Union des Associations Ouvrières où Mme Evelyne Sullerot a fort bien vu “une préfiguration de la C.G.T.”364 Monsieur Raimund Rütten est professeur de littérature française à la même Université, à Francfort-sur-le-Main, où l'Allemagne a célébré en 1998 le cent-cinquantième anniversaire de sa première République. Il remarque que LE PACTE a été composé pour “La Propagande démocratique et sociale domiciliée rue Coquillière, 12ter”, qui avait pour but de rassembler les Démoc-soc ; que cette lithographie a été déposée le 6 décembre 1848 ; qu'en mai 1849, “l'activité déployée par le large mouvement de la Montagne à l'occasion des élections à l'Assemblée Législative avait eu ce tableau pour expression”. Ayant alors obtenu près d'un quart des suffrages, les démoc-soc persistèrent ensuite à diffuser de nouvelles lithographies de ce tableau. En 1849, ils firent lithographier par A. Maurin un beau portrait de la Citoyenne Goldsmid, intégré dans la Galerie de la Montagne. Debout, elle pose sa main droite sur des papiers où on aperçoit une équerre maçonnique et ces mots : “Le règne des rois finit / celui des peuples commence”. L'importance accordée par la Montagne à cette mystérieuse Citoyenne ne vient-elle pas de ses relations avec les démocrates allemands du Parlement de Francfort ? Le professeur Rütten pose cette question, en notant qu'en mai 1850, “contre le mouvement pour une République universelle, démocratique et sociale”, la “männlichmilitärische, phallokratische Reaktion" fit paraître un Album politique et allégorique où les socialistes sont représentés sous les traits hideux d'“une horde de Barbares”, assiégeant la Famille, la Foi, la Justice et la République, mais repoussée par un soldat qui s'écrie : “Halte-là... Halte-là ! Le soldat français est là !”365. Leroux répondait en évoquant à la fois les victimes algériennes et les victimes parisiennes d'“une armée bien disciplinée, bien asservie à ses chefs et dont on pourrait toujours user pour écraser en France ce qu'on appelle l'esprit de révolte et de sédition”. Par l'intermédiaire de Pauline Roland, c'est de Pierre Leroux, “le révolutionnaire pacifique”, que venaient l'inspiration et l'influence de “la Citoyenne M.-C. Goldsmid”, aussi bien en décembre 48, lorsqu'elle inscrivait deux vers de Béranger au bas de son tableau le plus important, que l'année suivante, puisqu'elle popularise l'idée des candidatures féminines en s'ornant en allégorie d'une écharpe qui semble le modèle d'une écharpe de députée. Quant au chef du parti républicain en Allemagne, Robert Blum, ancien ouvrier, écrivain, député au Parlement de Francfort, il avait fait plusieurs voyages en France avant 48, comme beaucoup de révolutionnaires européens. Ceux d'Allemagne, plus encore que les autres, se rappelaient l'appel que Leroux avait lancé en 1842 à “nos 364Journaux 365 féminins et lutte ouvrière 1848-1849 o.l., p. 75 et Nr 34, p. 60. 138 alliés”, et particulièrement aux Allemands : “Que devonsnous faire, nous qui sommes les serviteurs de la Révolution française ? Nous devons nous attacher à l'UNION EUROPEENNE.” L'urgence leur parut extrême en Février 48. Ecoutons ce que Marie d'Agoult366, grande amie de l'Allemagne et de Leroux, écrivit en 1850, sous le pseudonyme de Daniel Stern, dans un ouvrage fort élogieusement apprécié par Leroux, l'Histoire de la Révolution de 1848 : “Les prédictions des socialistes s'accomplissaient plus rapidement qu'ils ne l'avaient pensé eux-mêmes. Les peuples, en s'affranchissant, se reconnaissaient frères. Par ce bel enchaînement du progrès humain que la Révolution française avait si bien pressenti, partout la liberté révélait la fraternité. Si la surface géographique du continent restait encore ce que l'avaient fait les traités de Vienne, si les royaumes et les principautés gardaient leurs noms et leurs limites, on sentait que les esprits, devenus libres, franchissaient ces frontières, formaient entre les peuples d'autres associations”. En 48, un mois après la Révolution parisienne du 24 Février, les triomphes populaires s'étaient répétés à Vienne le 14 mars, à Berlin le 18, le 20 à Milan ; et aussi à Venise, en Toscane, en Lombardie ; la Sicile devient indépendante ; Charles-Albert entreprend la guerre contre l'occupation autrichienne. On pouvait attendre du proche avenir la défaite de la théocratie et de la caste d'empire et la victoire posthume de leurs victimes, saluées par le long cortège des nations indépendantes en marche vers la REPUBLIQUE UNIVERSELLE DEMOCRATIQUE ET SOCIALE. En tête, le drapeau français. Un ouvrier français en blouse tient l'extrémité de la corde que tiennent des femmes, des hommes et des enfants de toutes classes et de tous âges, vêtus de leurs costumes nationaux et précédés par leur drapeau : Allemagne, Autriche, Deux-Siciles, Lombardie, Romagne, Pologne, Angleterre, Hollande, Hongrie, Espagne. Replié en plusieurs lacets, le cortège laisse voir dans le lointain un chemin de fer, un bateau à vapeur et le drapeau de l'Amérique. Tout en bas, abolis, jonchant la poussière, des débris de tiare, de couronnes et d'armoiries. Le 3 décembre 1849, Proudhon attaqua Leroux dans “la Voix du Peuple”. Au nom de ”la Propagande démocratique et sociale”, le fouriériste Pecqueur prit la défense de "Pierre Leroux, l'apôtre de l'humanité, de l'unité et de la solidarité universelle". La "convention" dont parlait A. Guépin367 réunissait autour de Leroux d'anciens fouriéristes, d'anciens saint-simoniens et aussi d’anciens buchéziens : 368 leur journal, “L'Atelier, organe spécial des ouvriers” 366 Dont la mère était allemande. La femme de Leroux était suisse allemande. 367La Philosophie du sociaisme (1850) 368 Cité par R. Rütten, “KultuRRevolution”, Nr 31. 139 disait le 10 juillet 1849 : “au souffle fécondant de la liberté partie des marches de l'Hôtel-de-Ville, l'Italie, la Pologne, l'Allemagne et la Hongrie se levèrent, et la France les salua de ses acclamations. Aujourd'hui la Hongrie et la Pologne sont en état de siège ; Berlin et une partie de l'Allemagne sont en état de siège ; les Autrichiens et les Russes écrasent la République hongroise ; les Prussiens, la République allemande. Les Français sont entrés à Rome et le pape a remplacé la République romaine ; enfin, Paris, Lyon et une partie de la France sont en état de siège.” Ceux qui enseignent en Sorbonne que Leroux était “très catholique” et ceux qui prennent parti contre lui pour Tocqueville connaissent-ils son Discours du 27 juin 1849 ? Il y prenait la défense des insurgés danois, italiens et allemands, en s'élevant contre le Prince-Président, et contre Tocqueville, son ministre des Affaires Etrangères, en disant : “la politique papiste, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus antirépublicain [...] Se mettre à la suite de la papauté pour prendre Rome, c'est un vieux petit système complètement déserté par l'esprit humain et par l'esprit français depuis plusieurs siècles.” Trois semaines plus tard, à Boussac, ses deux gendres, Auguste Desmoulins et Luc Desages, sont arrêtés, garrottés avec des chaînes de fer, et menés à pied jusqu'à Lyon, où ils arrivent enchaînés vingt jours plus tard. Vulgarisateur comme eux de la Doctrine de l'Humanité, Dostoïewski est condamné à mort369 , à Saint-Pétersbourg, le 16 novembre. En Hongrie, à la bataille de Ségesvar, Sandor Petöfi est tué. Après l'échec de l'insurrection de Vienne, Robert Blum a été exécuté. Malgré ces défaites, la Montagne continue à combattre “la théorie des races”, “le despotisme de l'intelligence”, le bellicisme, “la caste de propriété, ou capitalisme”, et à préconiser le respect des minorités, le droit des femmes, le droit à l'indépendance nationale, “le droit de s'associer par corps de métier”, l'organisation de l'Union européenne, pour préparer la REPUBLIQUE UNIVERSELLE, -- la Déclaration des Droits (de 1793)370 servant de socle aux Lois qui doivent déterminer les devoirs respectifs de la société et de l'individu. Et en mars 1850, dans la “Revue sociale”, Auguste Desmoulins espère encore : “La Révolution palpite en Italie, Hongrie, Valachie, Moldavie, Croatie, Servie ; le fléau a pénétré jusque dans la Russie elle-même où les livres socialistes français se vendaient mieux que dans notre pays. Enfin, la démocratie allemande nous répond du Roi de Prusse”. 369 Son compagnon de chaîne est un officier de marine, lecteur de Lamennais. 370 C'est cette date qu'en 1850 la Citoyenne M.-C. Goldsmid a inscrite avec celles de 1830 et de 1848 dans le tableau “Anniversaire de la République Universelle Démocratique et Sociale”. 140 En mai 1850, Leroux sera encore en première ligne, vingt-trois ans après avoir lancé l'idée d'“UNION EUROPEENNE”. Au moment où l'armée crie “Halte-là !”, on lit dans l'“Almanach du nouveau monde” le texte du discours où il s'était écrié le 27 juin 1849 à l'Assemblée Législative : “Citoyens, cette France m'appartient comme à vous, je suis son enfant, comme vous j'ai le droit de le dire ici...(Assez ! !) […] Et vous nous appelez barbares ; vous nous dites : Vous voulez détruire l'humanité, votre mère ; vous voulez détruire la famille, la patrie, la propriété ; et nous vous montrons que toutes ces choses sont progressives, et que, lorsqu'elles ne suivent pas les développements de l'humanité, alors seulement elles deviennent des fléaux au lieu d'être des bienfaits.” Pour finir, cette phrase qui explique la place que l'Allemagne avait reçue dans LE PACTE : “L'Europe tout entière s'agite, et cette Allemagne religieuse et chrétienne, plus religieuse que vous, moins sceptique que vous, cette Allemagne et tous ses mouvements l'attestent, vient précisément, au nom de la philosophie, invoquer la France ; et la France, loin de répondre à son appel, comprime ce mouvement, et la France va prendre la suite, la queue de l'Humanité” (Hilarité générale et prolongée). De toutes parts : La clôture ! la clôture ! Le citoyen Président. On demande la clôture de la discussion. Je la mets aux voix. L'Assemblée, consultée, prononce la clôture”. 141 CHAPITRE VII “ESSÉNIENS DU MONDE” ET “FRATICELLI DE LA BOHEME" Les Démoc-soc — “L’antiéclectique” et “le georgesandisme” — Les Démoc-soc “O république universelle Tu n'es encor que l'étincelle, Demain tu seras le soleil”. A Jersey, en annonçant aux républicains vaincus cet avenir371, Victor Hugo le rattachait à la longue prédiction des martyrs, — “Jean Huss était lié sur la pile de bois”372, — et des génies, — la “prodigieuse constellation mêlée à cette immense aurore, Jésus-Christ”373. Porte-parole des socialistes, Leroux lui répondait : “Vous autres, poètes, vous ne mettez jamais de notes, et vous voulez que toute la gloire soit pour vous.” Avant de publier Les Châtiments, Hugo avait assisté en 1853, à Jersey, aux Leçons374 où Leroux exposait la Doctrine de l'Humanité. Au mur, on avait peutêtre fixé le tableau où Jean Huss, en levant les yeux vers “Jésus essénien et destructeur des castes”, semble crier “La coupe au peuple !”, “Magna est veritas et praevalebit !, la Vérité est grande et elle l'emportera !”. Cette doctrine était évoquée dans LE PACTE, du moins pour ceux qui regardaient le lion comme l'emblème de Marc, évêque d'origine essénienne375, et le seul des quatre évangélistes qui dans cette estampe fasse escorte à Jésus. Doctrine adoptée par George Sand, en 1836, quand elle décida de “refaire Lélia”, et d’être l’apôtre du “plan de vie [...] de la famille des Esséniens”376 : se faire humble et petit avec les infortunés [...], vivre de presque rien, donner presque tout, afin de rétablir l’égalité primitive et de faire revivre l’institution divine”377. Doctrine affirmée en 1849, à Paris et à Lyon, par les coopératives réunies dans “L'UNION ESSENIENNE, Association Universelle, Solidaire et Fraternelle”. Doctrine réaffirmée à Jersey, par “L'Homme, journal des proscrits”, où le directeur (ami de Leroux), Charles Ribeyrolles, écrivait en 1855 : “Nous, républicains socialistes, esséniens du monde". A la rédaction de “L'Homme”, Hugo aidait le colonel Piancini378 . Plus tard, en 371 Dans Lux, à la fin des Châtiments (Jersey, 1853). La Pitié suprême (1879). 373 William Shakespeare (1864). 374 Cours de Phrénologie, réédité en 1996 par Slatkine. 375 Je suppose que l'artiste était guidé par l'auteur ou par un vulgarisateur de De l'Humanité, où Alexandrie, dont saint Marc fut évêque, est désignée comme la ville essénienne par excellence. 376En note, elle ajoutait cette traduction d’un passage de Pline : “nation remarquable par dessus toutes celles du globe”. 377 A Marie d’Agoult, le 10 juillet 1836, Correspondance générale, t. III, p. 475. 378 Républicain italien, prisonnier en 1849 d'abord des Autrichiens puis de l'armée française. 372 142 lui rappelant “notre cher co-proscrit Ribeyrolles”, et en s'excusant de ne pouvoir lui répondre en italien379 , il lui écrira : “Voyez le grand Christ, quel diadème que la couronne d'épines !”. Jésus porte cette couronne,sur l'estampe où était figurée la doctrine de Boussac, et Piancini avait probablement vu cette estampe, à Jersey peut-être, en écoutant Leroux.La Pentecôte que George Sand espérait en 1836 avait lieu. L'Europe républicaine communiquait grâce au langage inventé par l'Encyclopédie nouvelle, mis en scène par C.-F. Lallemand et M.-C. Goldsmid, et commenté, le 25 Décembre 48, à Paris par “une femme” anonyme380, puis par Jeanne Deroin, et enfin par Leroux au Banquet annoncé par “Le Peuple”. Nouveau Noël, et nouvelle Pentecôte révélant le socialisme aux réfugiés de nombreux pays. A Herzen, en 48, au Banquet où il mangea du mouton froid et bu du vin aigre, en écoutant Leroux, Cabet et le chant de la Marseillaise. Aux représentants des typographes de Bruxelles et de Genève, en 1849 et 1850, quand Leroux les accueillait aux Banquets381 de la Société Typographique, heureux de pouvoir dire à ses compagnons français, le 15 septembre 1850 : “le grand meeting qui vient de se tenir à Manchester s'est terminé par des conclusions de tout point conformes à vos statuts.” Opposées par conséquent à celles qu'Engels et Marx avaient tirées du meeting de 1847. On a remarqué tout à l'heure le mot phallokratisch. Le socialisme n'attaquait pas seulement le capitalisme et l'impérialisme que Leroux appelait “le parti du sabre”382. Accusées de prêcher l'insurrection contre les maris, Jeanne Deroin et Pauline Roland allaient être condamnées à la prison par le tribunal de Limoges. En écrivant : “Madame Pauline Roland”, Jeanne Deroin suivait l'exemple donné par Leroux, mais Pauline Roland n'était qu'“une fille-mère” pour ceux — comme Proudhon — qui traitaient George Sand de “putain”. Après juin 1849, en accusant Leroux de moeurs fouriéristes, Proudhon avait rompu avec la Montagne. Lamennais en demeurait membre, mais il parlait méchamment d'“odeur de lupanar” à propos de Leroux et de ses grandes amies. Leroux semblait aux catholiques le plus redoutable des “Barbares”, parce que les défenseurs de la Famille, de la Foi, de la Société et de “la masculine Sorbonne” s'unissaient contre lui aux caricaturistes, aux chansonniers, aux faiseurs de vaudevilles, aux défenseurs de la Propriété, à Proudhon qui le traitait d'émule de Robespierre, et à Tocqueville qui le rangeait parmi les 379 Cité par Franca Zanelli Quarantini, 103 Autografi francesi , “Francofonia”, Firenze, 1995, p. 53-55. 380 Louise Julien, peut-être. 381 Dont la CGT a publié en 1995 les comptes rendus, conservés par elle depuis un siècle dans les Carnets de Joseph Mairet. 382 Leroux appelait ainsi le bonapartisme en 1842, quand il s'adressait aux Allemands en citant Kant et Goethe et en disant : “Allons, frères, marchez”. 143 petit-fils de Babeuf. Répondons en citant un ignoré, un socialiste proche de Leroux, Georges Duchesne, cofondateur de la Société Typographique. C'est à lui que “L'UNION ESSENIENNE, Association Universelle, Solidaire et Fraternelle” avait confié l'Introduction de l'Almanach des Associations ouvrières pour 1850383 . Au nom de cette Association, Duchesne critique “l'habitude que nous avons contractée, au régime du despotisme, de considérer le pouvoir comme le suprême dispensateur de l'ordre, de la liberté, de la richesse”. Il écrit : “L'Etat ne peut rien pour l'émancipation sociale […]. L'embrigadement des ouvriers serait le pire des systèmes. Il a le premier inconvénient d'augmenter les frais de production par la création de véritables sinécures”. Mais le sentimentalisme ne vaut pas mieux que l'autoritarisme : “Le plus mauvais de tous les calculs serait de compter, pour se former une clientèle, sur le dévouement et la fraternité des consommateurs. Les associés doivent triompher de la concurrence capitaliste par l'excellence de leurs fournitures et le bon marché”. Réduits au silence dès 1850, ces socialistes ne pourront être défendus que dix-huit ans plus tard. Alors, Ténot rappellera combien les réactionnaires ont exploité en 48 “les violences des révolutionnaires extrémistes et les attaques des socialistes autoritaires contre le principe de la propriété”. Et il dira que “les progrès incessants du socialisme libéral — ce qu'on appelle aujourd'hui coopération — sur le socialisme autoritaire avaient facilité un rapprochement sincère entre toutes les nuances du Parti républicain”, au point que “les progrès inouïs de la propagande républicaine dans les populations agricoles du Centre, de l'Est et du Midi semblaient le gage d'un triomphe assuré pour 1852”384. C'est à Boussac qu'était imprimé “L'Eclaireur, journal des départements du Centre, Indre, Cher, Creuse, Allier, Puy-de-Dôme, Haute-Vienne”. En 1897 la “Revue socialiste” où écrit Péguy parlera élogieusement du socialisme libéral, comme Ténot en 1868 et Leroux en 48 à l'Assemblée nationale. Vingt et un ans avant d'être loué par Pauline Roland dans la “Revue sociale”, “l'esprit de paix” avait été loué par Leroux dans "le Globe", non seulement chez Saint-Simon, mais aussi chez Thomas Morus, Fénelon et l'abbé de Saint-Pierre385. Tocqueville et ses disciples refusent de voir la différence entre “le paisible Pierre Leroux” qu'admire Baudelaire, et les “matérialistes dialecticiens” qui en 48 disaient avec Proudhon : “Les juifs ne reviendront pas. Je le leur 383 La République de 1848, t. 3 (Edis). Etude historique du Coup d'Etat. 385C'est en découvrant cela que 1983 Maximilien Rubel a compris que Leroux l'emportait sur Marx, dont il éditait les Oeuvres à la Bibliothèque de Pléiade. Avant-propos ajouté en 1983 à Marx, théoricien de l'anarchie, réédité par lui aux “Cahiers du Vent du Ch'min”. 384 144 défends”, avec Toussenel :” Ni prêtres ni juifs !”, avec Blanqui : “dictature parisienne”, avec Bakounine : “révolution pandestructrice” et avec Marx : “guerre générale et insurrection révolutionnaire du prolétariat français”. Les disciples d'Engels jugent que LUTTE DES CLASSES est un meilleur programme que REPUBLIQUE UNIVERSELLE. Traitant la triade républicaine d’“ idéologie petite-bourgeoise”, ils enseignent que Leroux,“ illuminé démoc-soc”, “prudentissime”386 et attardé dans la “métaphysique”, “n'a pris aucune part à la lutte en 48, et après 48 est dépassé par les événements”387. Ils finissent par reconnaître que, “jusqu'en 1852 ses disciples et lui ont joué un rôle dans les associations ouvrières et le mouvement coopératif”388. Et que, “à Jersey, aux yeux de bon nombre de socialistes, l'insupportable Pierre Leroux faisait encore figure de grand penseur”, parce qu'il avait assisté aux révolutions de 48 et de 1830. Mais “la vérité essentielle” de ces révolutions lui échappait, car on ne peut la comprendre qu'à la lumière du “fait politique le plus important de l'histoire du monde au XIXème siècle”, la Commune de 1871, prototype de “la grande Révolution d'octobre 1917”389 et de “ce qui est arrivé par la suite à Pékin, Cuba, Hanoï”390. Leroux était dépassé, non seuleemnt en 1864, quand “le mouvement ouvrier adoptait la solution dialectique inventée par Marx et Engels”391 , mais déjà en 1848, puisque le Manifeste communiste affirmait que la doctrine humanitaire n'est qu'un “socialisme bourgeois”, et déjà dépassé en 1844, puisque ni lui ni sa “Revue indépendante”n'avaient rien répondu392 lorsque l'appel en vue d'une alliance philosophique entre l'Allemagne et la France avait été lancé par Karl Marx. La philosophie européenne, disait Engels, c'est Bruno Bauer et Feuerbach. “Le théoricien du prolétariat européen, disait Marx, c'est le prolétariat allemand”393. Le docteur Ewerbeck ajoutait : 386 Henri Guillemin, La première Résurrection de la République (1967). Roger Garaudy en 1949. Jean-Jacques Goblot, c.r. de P. Leroux et les socialistes européens, “Revue d'histoire littéraire de la France”, avril 1985. 389 Pierre Albouy, Mythographies (1971), p. 275, 283, 363. 390 Armand Lanoux, Une histoire de la Commune de Paris (1962), t. II, p. 577. 391 Michel Granet, L'évolution des idées politiques et sociales de V. Hugo, thèse de Lettres, Sorbonne, 1974. 392 A en croire E. Bottigelli, Les Annales franco-allemandes et la pensée française, “La Pensée”, août 1963, p. 47-66. 393 En disant cela de Weitling, Marx oubliait (tout exprès peut-être) ce que Weitling, dans l'Evangile du pauvre pécheur (1841), emprunte à Egalité. Source non précisée de nos jours, même quand on remarque, dans tel écrit de Weitling daté de 1843, parmi les thèmes qui sont “devenus, dans l'interprétation de Marx et d'Engels, le patrimoine commun du mouvement ouvrier international”, que telle affirmation concernant les esséniens “est appuyée sur les leçons de Pierre Leroux”. On lit ces mots, et aussi des textes de Cabet, de Constant et d'Esquiros, (qui eux aussi s'inspiraient d'Egalité), dans la copieuse 387 388 145 “c'est la philosophie allemande qui a trouvé le socialisme, indépendamment de toute influence française. Lorsque la France sera devenue révolutionnaire et humanitaire, elle trouvera chez nous autant d'amis qu'il y a chez nous de socialistes et de philosophes, c'est-à-dire les deux tiers de la nation”. Personne n'a dénoncé ces mensonges. Personne n'a dit qu'en 1842 Leroux s'adressait aux philosophes allemands en leur disant : “Allons, frères, marchez !”. Et c'est en allemand, en 1987, que les “Schriften aus dem Karl-MarxHaus”394 ont publié ce qui venait d'être dit par un historien tchèque, Jiri Koralka395 : en 1842, “für alle europaïschen Demokraten und Revolutionäre”, l'impulsion décisive était venue de France, “der entscheidende Anstoss kam aus Frankreich”, grâce à la publication “in der Revue indépendante” de Consuelo dont “der Saint-Simonist Pierre Leroux (1797-1871)” était l'inspirateur. En écrivant dans Consuelo : “La coupe au peuple!” George Sand vulgarisait l'article Egalité comme elle le disait en 1839396, en ayant “l'encyclopédie à la main”. En 1840, les écrits de Pierre Leroux, et en particulier en lisant “die Egalité”, la jeunesse allemande découvrait "une tendance spirituelle (Geistrichtung) riche d'avenir”. En 1844, le jeune Marx avait découvert l'Humanismus prolétarien en partageant le repas des ouvriers et des étudiants dont la “British and Foreign Review” venait de faire l'éloge, en signalant les deux publications dirigées par Pierre Leroux, “the chief of the sect of the Humanitarians” : Les Humanitaires, comme on les appelle à cause de leur déification de l'Humanité comme être collectif, dont les hommes sont les membres individuels, peuvent être regardés actuellement comme les plus en vue et les plus actifs des métaphysiciens. Ils n'ont pas de Sorbonne — pas de chaire professorale —, mais ils ont une revue, la Revue indépendante, publiée par P. Leroux, George Sand et Louis Viardot, dans laquelle ils peuvent chaque mois endoctriner Paris. Ils ont un vaste ouvrage, l'Encyclopédie nouvelle, dans lequel le cercle complet des sciences morales, métaphysiques et physiques sert à étayer leurs doctrines. Ils ont des romanciers, des feuilletonistes, des critiques, des artistes, […] et leur philosophie se présente à vous dans les ouvrages de ce grand génie, George Sand, et dans anthologie où Gian-Mario Bravo étudiait Les socialistes avant Marx en commençant par dire : “Nous excluons Pierre Leroux”. 394 Nr 37, Actes d'un colloque sur Jan Hus réuni à Trier en 1986. 395 Nationale und Internationale Komponenten in der Husund Hussitentradition des 19. Jahrhunderts. 396 “Nous sommes plongés jusqu'au cou dans l'histoire, la philosophie, les religions, avec toutes les questions géographiques, artistiques et littéraires qui s'y rattachent. En un mot, Maurice et moi, nous faisons notre éducation côte à côte […] j'explique, je vulgarise le texte afin de le rendre saisissable.” Maurice, son fils, a alors seize ans. 146 les salons de société. Ils ont des modes de propagande variés, énergiques et efficaces. Ils ne se contentent pas de la lente progression des convictions scientifiques, ils rangent sous leur bannière jeunes et vieux, philosophes et poètes, artistes et femmes. Des jeunes gens de vingt ans rejoignent leurs rangs, et ils vous demandent votre formule de vie (formula of life)”. 397 Les ouvriers français dont Marx loue “la noblesse” le 11 août 1844, et “the Communist Club of the mystic school” haï par Engels 398, c'est l'Ecole Normale organisée par les “cercles de propagande démocratique”. Les pages de Ph. Faure399 que Desmoulins reproduit dans le Journal d'un combattant de Février prouvent que, pour composer son Cours aux “enseigneurs”, Faure avait “à la main” la même Encyclopédie nouvelle que George Sand pour composer Consuelo et la Citoyenne Goldsmid pour composer LE PACTE. Au début de juin 48, Leroux obtiendra dans la Seine soixante-dix mille voix de plus que Blanqui, parce que les sociétés secrètes avaient recruté beaucoup moins de jeunes gens que “La propagande”, et parce que les idées du “Communist Club” avaient le soutien de la Creuse migrante. En 1850, “les Démoc-soc” avaient compris l'importance soulignée par Leroux du prolétariat paysan. Dans l'espoir de l'emporter aux élections qui devaient (en principe) avoir lieu en 1852, une action de propagande fut menée dans les campagnes, dont beaucoup, dans le Centre et le Sud-Est, résistèrent au coup d'Etat mieux que les villes. Malheureusement, que ce soit pour railler avec Engels ou pour défendre contre lui le socialisme reconnu comme "français", c'est dans les journaux parisiens de Considerant, Cabet et Proudhon que les historiens professionnels ont cru le trouver. Ils n'ont pas lu les publications de Boussac, qui ne subsistent qu'en de très rares bibliothèques. Habitant une région rurale déshéritée mais reliée par ses maçons “migrants” aux villes industrielles comme Lyon, Saint-Etienne et Paris, Leroux avait une connaissance beaucoup plus exacte, beaucoup plus contrastée aussi, des réalités économiques et aussi des questions internationales. Dès 1842, dans la “Revue indépendante”, il avait insisté sur l'importance du “lien” qui relie les villes et la campagne. Il publiait dans “L'Eclaireur, journal des départements du Centre”, un article intitulé Pauvre Pologne où Philippe Faure disait le 25 avril 1847 : “Les patrouilles circulent dans Prague parce que la propagande slave enflamme la Bohême”. Et après avoir publié dans la “Revue sociale” une série d'articles de Ph. Faure sur l'Algérie, il écrivait dans “la 397 G. H. Leves, dans le "British and Foreign Review" en 1843. dans “The New Moral World “du 5 octobre 1844, cité dans le n° 43 des “Schriften aus dem Karl-Marx Haus”, 1992. 399 Ayant ce Cours à Jersey, Desmoulins y avait probablement aussi LE PACTE. 398 147 République” qu'après avoir “souillé la victoire” Outre-Mer “une armée [est] bien habituée au meurtre”400. Le 24 aoùt 1850, quand ces mots ont paru, “le soldat de l'Allégorie n° 2401 criait : “Halte-là...Halte-là !”, en menaçant de la crosse et de la baïonnette un ramassis d'apaches portant des plumes dans les cheveux. Le 21 mai 48, — Leroux risquant de demeurer en prison, — Théophile Thoré avait écrit dans “La Vraie République” : “que penserait l'Allemagne intellectuelle, qui s'est nourrie de votre doctrine, que penserait l'Europe qui a traduit vos livres sublimes ?”. A cause des répressions, des Sibéries, y compris “la noire Sibérie” où Baudelaire songeait aux proscrits, on se souvient à peine de T. Thoré, critique d'art admiré par Baudelaire sous le nom de Bürger. Les rivaux de Leroux, tel Engels, n'embrigadaient que les partisans d'un dogmatisme. La doctrine de la SOLIDARITE s'adressait aux artistes, aux savants comme aux illettrés, nombreux chez les travailleurs de la chaussure, de l'habillement et de l'alimentation qui formaient des “cercles esséniens”. Pour eux, ce mot évoquait (moins précisément certes que pour George Sand, Marie d'Agoult, George Eliot et Malwida von Meysenbug) la véridique doctrine historique de Leroux. Ph. Faure, journaliste, professeur et compagnon typographe, comme Desmoulins, avait en outre été reçu menuisier compagnon de son Devoir. Il s'efforçait “d'unifier les différentes fractions du parti républicain”402. L'Association fraternelle des institutrices, instituteurs et professeurs socialistes adhérait à l'Union des Associations ouvrières comme les associations de boulangers, de médecins, de coiffeurs et de restaurateurs, etc. Lectrices de George Sand ; auditeurs de Mickiewicz, Quinet et Michelet au Collège de France; vétérans du carbonarisme, amis comme Leroux de Béranger ; admirateurs, plus jeunes, comme Baudelaire, de celui que la “Revue sociale” appelait “notre ami Pierre Dupont” ; fouriéristes ou cabétistes désabusés; blanquistes détrompés et adoptant les mots de Barbès : “démocratique et sociale”, toute une “convention” comme disait A. Guépin pouvait prendre part à des séances audiovisuelles, les Banquets. Des poésies, des chants ; plusieurs “toasts”, l'un plus concret, l'autre plus pathétique et le dernier plus théorique, mettaient à la portée des plus instruits comme des plus ignorants les idées signifiées par les mots UNIVERSEL, DEMOCRATIQUE ET SOCIALE, par les très grosses lettres du mot FRATERNITE, la tête du lion, les figures des prophètes et des martyrs, les emblèmes flétris de la théocratie et des castes. Tout cela résumé par Pierre Leroux peu avant le 2 Décembre : 400 Cité par moi, B.A.L., n° 12, 1995, p. 54. Reproduite par R. Rütten, KultuRRevolution, nr 34, p. 60. 402 Louis Le Guillou écrit cela en publiant la lettre où Lamennais l'encourage Correspondance générale de Lamennais, t. VIII, p. 706 et 716.r 401 148 Comme dans ces Banquets où, au milieu de nos frères les ouvriers de Paris, l'âme élevée vers Dieu, nous sentons vibrer dans nos coeurs la vie divine et retentir en nous la solidarité humaine : A l'accomplissement de toutes les prophéties ! A l'union des Savants, des Artistes et des Industriels ! Afin qu'il n'y ait plus de castes sur la terre, mais un seul Genre humain, sans monarchie, sans aristocratie, sans despotisme, ni dans l'Etat, ni dans l'Atelier, ni dans la Famille, ni dans le Temple, mais des hommes égaux, libres et frères! 403. Aussi peu connue que si elle avait été publiée à Boussac, l'Histoire socialiste de Jaurès insiste sur les progrès que la Montagne a faits dans les provinces à partir de 1849. Elle salue ses quatre “précurseurs”, Louis Blanc404, Lamennais, George Sand405, et surtout Leroux, qui avait “l'âme la plus socialiste et le cerveau le plus fécond”, et qui a “imprégné de socialisme les plus hauts esprits de son temps”. Mais ce socialisme n'était pour Lénine qu'“une béate rêverie”. Pour Tocqueville aussi. Commenté en 1962 dans le manuel d'histoire pour la classe de Première édité aux Classiques Hachette, et de même en 1988 dans La Révolution, de Turgot à Jules Ferry par François Furet, LE PACTE évoque seulement “un feu de paille, 1848", et “Un rêve quarante-huitard”. En 1989, à Paris, aux applaudissements du Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, le Président Mikhaïl Gorbatchev célébrait 1789, prélude de l'immortelle Révolution d'Octobre 1917. Mais à Budapest, en 1989, pour réhabiliter les martyrs de 1956, le président des Jeunes Démocrates rappelait qu'ils avaient eu “le courage de tenter de réaliser les objectifs de 1848”. Et la foule répétait les paroles de Sandor Petöfi, le poète de 1848 : “Jamais plus nous ne serons des esclaves”. Moins célèbres que ceux du “cercle Petöfi”, d'autres dissidents, en d'autres Démocraties impopulaires, s'étaient eux aussi souvenu de 48 quand ils avaient lutté aux côtés des morts à travers le rideau de fer des nuages406. Hernani, La Vie de Rancé et les Manuscrits de 1844, voilà ce qu'on a retenu en Sorbonne pour les années quarante. A cause de deux articles de Marx, l'unique numéro des “Annales franco-allemandes” semble beaucoup plus 403 De la Fable. Louis Blanc, selon leurs ennemis, était le “Fils”, la “Mère” étant George Sand “toujours Vierge”, et “Pierre-Jules Leroux le SaintEsprit”. Je renvoie à Pierre Leroux et les socialistes européens, pp. 71 et 81. 405 George Sand, Lamennais et Leroux étaient les trois principaux auteurs français, selon Mazzini. 406 Oeuvre d'un poète de Solidarnosc, traduit et cité par Timothy Gardon Ash, La chaudière. L'Europe centrale 1989-1990, traduit de l'anglais en 1994, auquel j'emprunte les deux phrases qui précède. 404 149 important que la collection de la “Revue indépendante”. En France, on ne voit pas pourquoi Pavel Annenkov parlait de L'importante décennie 1838-1848 ? Franco Venturi a fait comprendre cela en Italie en publiant Il populismo russo. Heine enfin diffusé le fera comprendre en Allemagne, comme Histoire de ma vie traduit auxs USA et au Japon. Dès 1850, Giuseppe Ferrari réunissait deux événements en les datant de 1838 : “le combat du socialisme contre l'éclectisme commençait entre M.Cousin et Pierre Leroux, qui inspire George Sand, le grand poète de la démocratie, et qui éclaire par la lumière qui jaillit de son coeur”407. En 1838, Leroux avait attaqué “M.Victor Cousin, le pouvoir éducateur de la France”. En septembre 1848, par la voix de Jules Simon, Cousin donnait à l'Eglise le soutien de l'Université contre le socialisme. En 1839, Un grand homme de province à Paris parut six mois avant la Réfutation de l'Eclectisme. Mais cette Réfutation était une réédition de l'article Eclectisme, publié dans l'Encyclopédie six mois avant Spiridion. L'Encyclopédie étant inconnue, M.M. Dolf Oehler408, et Louis Althusser commettent A propos de Baudelaire et de Marx la même erreur que M. Barbéris quand il dit que “Balzac demandait autre chose que l'éclectisme de fait, celui qu'attaquera Pierre Leroux”409. Même erreur quand M. Miguel Abensour a écrit avec beaucoup d'audace (c'était en 1972) que “Leroux rejoignait Feuerbach et le jeune Marx”410. En réalité, avant que Marx écrive ses Manuscrits de 1844, avant que Feuerbach écrive en 1840 Das Wesen des Christentums, “l'anticlectique, l'antagoniste de nos philosophes demi-dieux” était admiré par Proudhon, Heine, Herzen, Mazzini, George Sand, Balzac, Michelet, Renan et Baudelaire . On annihile sans le savoir ce qui s'était passé entre Eclectisme et La Réfutation. Or il s'était passé beaucoup de choses entre janvier 1838 et le 17 décembre 1839, grâce en particulier à Spiridion . "Une espérance nouvelle avait lui”411 aussi bien aux yeux d'Annenkov et de Dostoïevski, 407 I Filosofi salariati, traduit en français en 1988 par Leonardo La Puma (ed. Milella, Lecce). 408 Salon de 1846, où M. Oehler (Die antibourgeoise Aesthetic des junger Baudelaire, Frankfurt, 1976) a aperçu, mieux encore que D.-O. Evans, l'influence de Leroux. C'est une impression datée de 1841 que Baudelaire rappelle ici, ainsi que “l'éblouissement attendri” causé cette année-là par “le Chant des ouvriers de Pierre Dupont, cette Marseillaise des ouvriers, ce cri de douleur et de mélancolie”. Oeuvres complètes, éd. de la Pléiade, 1975, t. II, p. 473. Pierre Dupont est l'un des amis communs de Leroux et de Baudelaire. Je renvoie à mon étude Les haines de Baudelaire, in “Présence de George Sand”, n° 8, mai 1980. 409 Balzac et le mal du siècle, p. 643, 672, 989 et 1783. 410 Pierre Leroux et l'utopie socialiste, Cahiers de l'Institut des sciences économiques appliquées, Economie et sociétés, série 5, n° 15, 1972. 411 Ces mots sont de Dostoïevski 150 amis de Biélinski, qu'aux yeux de Desmoulins et de Ph. Faure. Sans Leroux, qu'elle appelait “le Sauveur”, Mazzini n'aurait jamais vu en George Sand “l'Européenne”. En marchant à la suite de Werther, d'Obermann, d'Adolphe et de Joseph Delorme, Lélia fermait le cortège des “infortunés qui se regardent mourir”. Et c'est en vain (Leroux disait cela en 1837 à l'article Conscience 412) que son âme “demande sa nourriture” à une religion épuisée. Mais “la cessation de vie”, qui se manifeste dans “le doute”, “le spleen” et le “scepticisme” maquillé en catholicisme, n'est pas seulement une lamentable mode littéraire. Ce romantisme individualiste n'est que la version sentimentale de “la subjectivité sans objet” que développe interminablement “la psychologie, comme on la définit et comme on l'enseigne aujourd'hui dans nos écoles”. George Sand fut “guérie”, “transformée”, “convertie” par cette critique de la littérature, de l'Université et de l'Eglise . Désirant de longue date “se dévouer” à une doctrine, sentant qu'elle était “l'écrivain le plus capable de populariser des idées en les présentant sous une forme moins austère et plus entraînante”413, elle devient étrangère à “la caste littéraire” où les romantiques se prenaient pour des prophètes. Dès 1837, elle commença avec Mauprat la série de ses romans de formation, ou plutôt de régénération. Et le 15 septembre 1839, en disant que “le dénouement de Lélia est le désespoir et la mort”, parce que “le spiritualisme catholique est impuissant à guérir les misères morales de notre siècle”, elle ajoutait que “Spiridion est le complément de Lélia et donne la preuve que le désespoir n'est pas aux yeux de l'auteur le dénouement suprême de toute chose”. Conscience, Mauprat, Eclectisme, Spiridion et Egalité (1839) avaient critiqué de façon décisive la suprématie du “Moi” conscient, et le statut privilégié que le “système des castes” continue à accorder à ceux qui se prétendent philosophes. Advenue “vers la fin des années trente”, comme le disent les amis de Biélinski, cette révolution avait immédiatement courroucé “les barons de l'Université orléaniste éclos du même régime que les barons de la finance”414. Geoffroy Saint-Hilaireaurait voulu siéger, non à l'Académie des Sciences mais à l'Académie des Sciences morales et politiques pour pouvoir offrir un fauteuil à Pierre Leroux. Avant de publier l'article Christianisme, Leroux en avait confié le texte à Geoffroy Saint-Hilaire, qui collaborait à son Encyclopédie nouvelle. Trois ans plus tard, en reprochant à l'Académie des Sciences de ne pas accueillir “M. Pierre Leroux, profond 412 Jean-Pierre Lacassagne a eu le grand mérite de le montrer, l.c., p. 28-30. 413 Marie d'Agoult rapporte ces propos de juin 1837, dans ses Mémoires, 7e éd., 1927. 414Ces mots sont de Jaurès, fort bien défini comme “frère de George Sand” par Maurice Barrès 151 penseur qui remue son l'auteur du Grand homme de province à Paris faisait aussi l'éloge de Geoffroy SaintHilaire et de “l'encyclopédie vivante” dont les membres “se communiquaient leurs travaux”. Les deux principaux savants de ce Cénacle républicain allaient être loués aussi par Michelet, dans Le Peuple, et par Herzen, qui va devenir le meilleur ami de Herwegh, ami de Heine, qui devient le meilleur ami de Marx, et qui demande à l'Allemagne de respecter “Pierre Leroux”, le penseur dont “la pauvreté a enrichi le monde”. Ainsi, “vers la fin des années trente”, comme le disent les amis de Biélinski, l’antagonisme philosophique donnait naissance à un mouvement d’opposition qui préparait le printemps des peuples. En 1843 Leroux était apprécié aux Etats-Unis comme en Angleterre, où il se rendait pour la deuxième fois. On y connaissait depuis vingt ans les “indefatigable labours” 416 du penseur qui avait fondé le premier “journal cosmopolite, le Globe”, et qui était pour la “British and Foreign Review” “the chief of the Sect of the Humanitarians”. En 1844, il invitait les “ex-Hegel” à la première “réunion de propagande internationale” pour préparer le temps où “il n'y aura plus une ou plusieurs philosophies allemandes, une ou plusieurs philosophies françaises, mais où il n'y aura plus qu'une philosophie, qui sera en même temps une religion”. Son nom : “la démocratie, une religion qui se forme.” Pour ces étudiants berlinois, Leroux était le traducteur de Werther, le critique libéré du “Nationalegoïsmus”, le fondateur du “Globe”417 où Goethe avait aperçu “les symptômes d'une littérature européenne nouvelle”, d'une “Weltliteratur”. Leroux avait cité ces mots, le 18 janvier 1831 dans “le Globe”, en ajoutant qu'en effet ce journal avait refusé les partialités et l'étroitesse des diplomates, des anatomistes, des psychologues, des catholiques, tout en refusant aussi “l'intolérance hostile des libéraux les plus francs contre tout ce qui était Catholique en religion, Allemand ou Anglais en poésie. Généralisant les idées d'art, le Globe admirait et glorifiait aux yeux de la France les grands poètes de l'Angleterre et de l'Allemagne.”La Russie n'y était pas oubliée. Absente des articles où il était question de philosophie ou de poésie, elle était présente en 1827 à cause des insurgés dont Leroux n'oubliait pas les souffrances. Il parlait alors de “cinq cent mille nobles et agents de l'Empereur, la terre et l'autorité dévolues à une classe d'hommes formant la siècle”415 , 415 Et Monsieur de Lamennais Modern French Literatur, Edinburg, 1842,p.p 30-31, cité par David A. Griffiths, Penseurs anglais et américains lecteurs de Leroux, BAL n° IX, 1991, p. 87. 417 que Pierre Moreau appelait “l'interprète de la France auprès de l'Europe, de l'Europe auprès de la France”, Le romantisme 1982, p. 91. 416Véricour, 152 nation 418”. dix-huitième partie de la En 1829, quand Herzen lisait cela à Saint-Pétersbourg, il était encore bien jeune et bien seul. Mais en 1839, lorsque Balzac rappelle que “la science étroite et analyste de Cuvier” a été vaincue par “le panthéiste que l'Allemagne révère”, on admire en Russie aussi Geoffroy Saint-Hilaire, “la Fédération européenne”, et “la religion du Christ, divin législateur de 419 l'Egalité” . Certes, Herzen attendra d'être à Paris pour écrire, en 1846, que Geoffroy Saint Hilaire a “ouvert le passage de la morphologie à la physiologie” en substituant au fixisme, à “l'orientation exclusivement anatomique” adoptée par les disciples de Cuvier, la notion 420 “embryogénique” d'évolution . Jusqu'à cette date, en Russie, c'est en confidence qu'il transmettait à ses jeunes amis les idées de l'Encyclopédie nouvelle. Avant de louer les deux maîtres de cette Encyclopédie, Michelet attendra plus longtemps que Balzac : c'est en 1846 seulement, dans Le Peuple, qu'il fera l'éloge de Geoffroy Saint Hilaire, “un philosophe qui eut un coeur d'homme”, et de l'auteur d'Egalité (1839) dont il reprend le cri hussite : “La coupe au peuple” ! Mais dès 1842, lui aussi, il avait trouvé dans la “Revue indépendante” à la fois ce cri poussé par George Sand et la référence de l'article Organogénie où il a découvert “l'unité de composition et la transformation”. Michelet a beaucoup aimé Herzen, grâce auquel Tchernychevski a pu dire qu'“entre 1841 et 1846, s'opérait en Europe la synthèse des tendances unilatérales; […] les idées nouvelles cessaient d'appartenir à tel ou tel peuple pour devenir le patrimoine de chaque homme vraiment moderne, quel que soit son pays d'origine.” Biélinski, Annenkof, Dostoïevski et Tourguenev sont eux aussi, comme Bakounine et Tchernychevski, des disciples de Herzen qui, “le premier en Russie, a brandi l'étendard de la Révolution”. Lénine a raison de dire cela. Mais enajoutant : “c'est en suivant Feuerbach que Herzen s'est avancé en direction du marxisme”, il récite le catéchisme. Afin de détourner les Chartistes anglais du socialisme français (“religieux”) et à les amener au “communisme allemand”, Engels vantait “l'Anthropotheismus” fondé par Feuerbach et “radicalisé” par Bruno Bauer. Au contraire, Herzen affirmait l'origine française du socialisme, et il parlait d'expérience, car sa conversion au socialisme lui avait valu une condamnation à la relégation, à un moment où Engels n'avait que quatorze ans. Allemand par sa mère et francophone, Herzen appartenait à la même génération que Mazzini, le fondateur de la “Jeune Europe”, à la même promotion que Michel Chrestien, le 418 Dans De l'Union européenne (1827). Intime collaborateur de Leroux, Théophile Thoré est attentif aux “cinquante millions de Russes” dont il parlera à Herzen 419Les citations de cette phrase sont tirées de Un grand homme de province à Paris. 420Dans ses Lettres sur l'étude de la nature. 153 républico-saint-simonien passionné en 1832 par la “Fédération européenne”421. Dans cette promotion de “l'école morale et politique” louée par Balzac il y avait aussi des Anglais : le 25 novembre 1833, revenant de Paris, John Stuart Mill salue Thomas Carlyle de la part de “nos amis saint-simoniens, Leroux et Reynaud, qui, il vous en souvient, se sont élevés contre Enfantin”422. Engels contre “the mystic School” Avec Bakounine, “a Russian who speaks French and German perfectly”, Engels en voyage à Paris avait rendu visite au “Communist Club of the mystic school”, c'est à dire, dans l'imprimerie peut-être de Louis Nétré, le local de "la réunion mère” où les jeunes amis de Leroux écoutaient Philippe Faure et “préparaient souterrainement l'Idéal” comme l'Ordre des Invisibles dans La Comtesse de Rudolstadt 423. De retour à Manchester, Engels a raconté le 5 octobre 1844 dans “The New Moral World” la réunion qui s'était tenue dans ce Club le 23 mars de cette année-là et la visite au cours de laquelle ces "communistes" français" leur avait dit : “Enfin, l'athéisme c'est votre religion — In the end, atheism is your religion”424. Ni dans ce récit en anglais, ni dans le récit en allemand425 où il ne se met pas en scène, il ne nomme Leroux. Il n' avait pas assisté au repas du 23 mars, mais Bakounine et Marx lui en avaient parlé. Bakounine comprenait Hegel et parlait français beaucoup mieux qu'Engels, et il connaissait mieux que Marx les préambules et les suites parisiennes de cette réunion de propagande démocratique. Plus tard, s'il avait témoigné, “les socialistes révolutionnaires” de son Alliance et les “communistes anarchistes” qui leur succédèrent auraient beaucoup mieux compris pourquoi il combattait ce qu'il appelait “les tendances autoritaires particulières aux socialistes allemands”. Mais il a tu le nom de Leroux, il a caché la source426 du signe de reconnaisance qu'il donnait à ses affidés : “Celui à qui on a fait tort te salue”. Il a laissé croire à Kropotkine que c'est lui qui avait influencé George Sand. Ces réticences ont eu de graves conséquences : avant 1914, les syndicalistes révolutionnaires français, italiens, allemands et russes qui cherchaient dans “le Mouvement socialiste”427 un remède au dogmatisme marxiste ont été dupés 421 Dans Un grand homme de province à Paris. Cité par David A. Griffiths, BAL n° 9, p. 89. Cette conclusion de Consuelo s'achevait en 1844 par l'apologie du pacifique Trismégiste, en qui Mazzini reconnaissait Pierre Leroux 424 Cité dans les Studien auf Marx's ersten Aufenthalt in Paris ( Schriften aus dem Karl Marx Haus, nr 43, p. 185). 425 Celui que Georges Sorel citera en 1906 dans le “Mouvement socialiste”. 426 Consuelo. 427Revue très proche des “cahiers” 422 423 154 par les deux autorités que Georges Sorel invoquait contre Leroux : Engels et Proudhon. Or Engels et Proudhon n'étaient pas présents à la réunion du 23 mars. Et ils étaient, l'un comme l'autre, incapables de mesurer la gravité de la question posée par Leroux : comment concilier l'égalité et la liberté de penser ? Incapables, à l'automne 1842, de comprendre pourquoi Bakounine était émerveillé par les “psychologischen Tiefe”, les profondeurs psychologiques qu'exploraient Consuelo et Albert de Rudolstadt. Une des "deux faces" de ce que Marx appelait “la véritable essence humaine". Michel Bakounine ne se confiait qu'à des admirateurs de George Sand, un Allemand, Herwegh, et deux Russes, Tourguenev et Biélinski428. Dès son troisième numéro, la “Revue indépendante” se plaignait d'être victime à Paris de “la conspiration du silence”. Mais hors de France, dès ce début de 1842, elle était suivie avec attention, à Cologne, par “Die Rheinische Zeitung” de Moses Hess et Karl Marx, où Marx parlait élogieusement de Leroux. A Saint-Pétersbourg, par “Les Annales de la Patrie”, de Vissarion Biélinski. Et à Manchester par “The New Moral World”, où Engels désignait Leroux comme un éminent “métaphysicien communiste” en ajoutant que “les philosophes français rejettent la philosophie [parce qu']ils perpétuent la religion”429. Prenons garde : métaphysicien est péjoratif pour ce dialecticien . En juin 1842, à Berlin, Engels avait assisté avec Bakounine au Cours de Philosophie de Schelling, cours dont Leroux avait publié en avril le Discours d'ouverture. En mai, le slave Bakounine et l'Allemand Engels n'ont pas jugé de la même manière la réponse de Leroux à Börne. Ce schellingien disait : “Au futur congrès de la paix, c'est l' Allemagne qui aura la présidence. La tâche de rebâtir le vieil édifice social détruit par les Français doit revenir au pays qui est la source de toutes les grandes révolutions de l'Europe depuis Luther”, la poudre, l'imprimerie, la réforme religieuse, etc.” Leroux répondait trois choses. D’abord, à commencer par les disciples de saint François (ou Fraticelli) et en continuant jusqu'à Jean Huss et Jérôme de Prague, on compte en trois siècles “plus de vingt sectes de partisans de l' Evangile éternel dont Luther ne fit que couronner l'oeuvre”. Ensuite, “les pays qui ont préféré rester catholiques, et à qui la Réforme, fille de l'Allemagne, a donné la philosophie du XVIIIème siècle, — cette fille de la France qui vaut bien la Réforme, — n'abdiqueront jamais leur tradition et leurs espérances. Que l'Allemagne sache et qu'elle n'oublie jamais que nous avons inscrit au fronton du Panthéon de l'Humanité la figure de Voltaire et la figure de Rousseau”. Enfin, la 428 Je renvoie aux chapitres I et II de mon livre pilonné Ces articles d'Engels ont été reproduits en 1981 par Henry Schmidtgal, Friedrich Engels Manchester-Aufenthalt 1842-1844, Schriften aus dem Karl--Marx Haus, p. 225, et commentés en 1983 dans mon livre pilonné. 429 155 Déclaration des Droits de l'Homme avait prévu une base pour l'édifice social, dans le texte où Robespierre proposait en 1793 d'y inclure “le droit de tous à la subsistance, à l'instruction et au travail.” En présentant les Vaudois latins, les Lollards anglais et les Hussites tchèques comme les précurseurs de la Révolution française, des chartistes et des communistes, Consuelo et Jean Zyska illustraient dans la même Revue les mêmes idées. Elles furent bien accueillies par “les nobles esprits” dont Leroux disait qu'ils défendaient dans la “Gazette rhénane” les principes que les Français représentent en Europe”. Mais les “Antichristen” nationalistes et francophobes comme Engels détestaient Jean Huss, Rousseau et même Voltaire, parce que Voltaire était déiste (comme Heine le rappelait). Les “Fraternal Democrats” connaissaient assez Leroux et ses amis, athées comme Schoelcher ou croyants comme Louis Blanc, pour comprendre que leur pensée était incompatible avec le dogmatisme de celui qu'Engels regardait comme “the leader of the Jung Hegelianer”430, Bruno Bauer. On dit qu'en 1844 Marx a été frappé par deux livres, celui d' Engels sur les classes laborieuses d'Angleterre, et celui de Flora Tristan sur “l'Union ouvrière”. Mais en 1842 Marx lisait la “Revue indépendante” où Leroux publiait en juillet l'article Du travail des femmes et des enfants dans les mines de houille où Pauline Roland comparait le sort des mineurs français à “l'existence atroce des prolétaires anglais que Flora Tristan a décrite voici deux ans dans ses Promenades dans Londres, un livre plein de faits.” Et en 1844, Marx admirait les prolétaires de “the mystic school”, les amis de Flora Tristan en deuil, car c'est alors qu' "elle mourut de fatigue et de chagrin, au milieu d'une tournée qu'elle faisait de ville en ville pour prêcher l'Union ouvrière”. Ces mots de Desmoulins 431, Marx les a sûrement lus en 1859, et ils lui ont sûrement rappelé le lieu de "la réunion mère", la "school” de Philippe Faure. Là, en rencontrant pour la première fois des prolétaires, il avait compris que les utopistes, socialistes ou communistes, étaient tous unilatéraux alors que “la véritable essence humaine a deux faces”, Marx était en 1843 l'exact traducteur de Leroux. Idées de Leroux devenues personnages432, Consuelo et Albert de Rudolstadt présentaient l'une des deux faces de l'Humanismus. L'autre face, la plus visible433, était analysée dans les articles 430 Engels avait dit cela en 1843 dans le “ New Moral World”. Publiant à Jersey, en 1859, le Journal d'un combattant de février par Philippe Faure 432 Expression employée par Balzac, en 1840, quand il prend la défense de George Sand et de Leroux. 433 Deux articles actuellement accessibles en librairie, De la Ploutocratie ou du gouvernement des riches. Les statistiques qu’il y confronte sont probablemnt celles dont Dostoïevski fait l’éloge lors de son interrogatoire. 431 156 où Leroux opposait les prolétaires et les bourgeois. Affrontant comme Balzac le “problème Paris-province”, il posait les problèmes paysans dans toute leur matérialité démographique, fiscale, économique. Michelet lisait la "Revue indépendante” et il compatissait au sort atroce des prolétaires français et anglais, ouvriers et paysans. Plus tard, il dira qu'en 1842 “Feuerbach vint briser le banquet du coeur”. Au contraire, Engels regardait Feuerbach comme le père de l'Humanismus. Il méprisait les paysans et il comptait sur le soulèvement de “la classe ouvrière” (et l'histoire lui a donné tort434 ). L'évangile lui semblait une "tiède bouillie sentimentale". Fier de se dire “AngloGerman”, il prenait Thomas Münzer et Darwin pour des initiateurs. Au contraire, les socialistes russes étaient préoccupés par le sort des moujiks. Ils remontaient (à la suite de Leroux 435) de Geoffroy Saint-Hilaire à Lamarck, et de Luther à Jean Hus. Disciples de Heine, ils voyaient mieux que lui ce qui réunit Leroux et Balzac, car ils aimaient George Sand. Ce que le Cénacle balzacien avait appelé “école morale et politique”, “fédération européenne”, “sainte solidarité de leur coeur” et “l'HUMANITE” leur rappelai l'antidualisme, l'antiracisme, le transformisme et “l'esprit-corps” de la “Revue indépendante”. Dans la doctrine de l'Humanité ils avaient découvert “le patrimoine de chaque homme vraiment moderne, quel que soit son pays d'origine”, et l'union européenne préconisée par Leroux l'emportait à leurs yeux non seulement sur la romantique dyarchie franco-allemande que Hugo proposait pour “faire trembler” l'Angleterre et la Russie et pour devenir ministre des Affaires étrangères, mais aussi sur l'“Alliance intellectuelle zwischen Deutschland und Frankreich” d'Arnold Ruge, l'“Europäische Triarchie” de Moses Hess, l'“Alliance intellectuelle franco-allemande” où Feuerbach jugeait “le sang gallogermanique” nécessaire, à condition toutefois “que le père soit allemand”. Marx répondait que “Feuerbach renvoie trop à la nature et pas assez à la politique”. Marx était évidemment plus proche des socialistes russes que d'Engels et de Lénine, adeptes de "la voie prussienne". Quand il vantait “l'héritage réuni par Heine”, il savait le prix que Heine attachait à “la digne continuation du colossal pamphlet de Diderot”, c'est-à-dire à l'Encyclopédie nouvelle, et aux oeuvres de Leroux et de George Sand. Mais c'est le marxisme d'Engels et de Lénine qui de plus en plus, tout au long de ce siècle, a censuré notre enseignement. En faisant croire que, seule, la dialectique hégélienne a ruiné la métaphysique universitaire; que la biologie et le socialisme ont attendu Darwin et Marx, “le Darwin de l'économie polique”, pour 434 Comme il l’a tardivement reconnu, et comme Jaurès l’a dit avec force en décembre 1901, aux “cahiers” 435En préfèrant George Sand à Balzac qui faisait (sans doute à contre coeur) l'éloge du “knout”. 157 devenir scientifiques ; que Goethe était un conservateur qui s'attardait au “funeste mysticisme” de Leroux et de Geoffroy Saint Hilaire, quand le moment était venu de “faire marcher ensemble les deux pays dans une action où la Révolution française et la philosophie allemande trouveraient leur plein achèvement” ; que Heine, au contraire, était progressiste, parce qu'il a entrevu ce “gallo-germanisch Prinzip” peu avant que “les révolutionnaires allemands, avec Marx à leur tête, l'inscrivent sur leurs bannières” ; et qu'en 1844 Heine était “presque marxiste”, puisque Marx, arrivant à Paris, en fit son ami436 . CHAPITRE VIII "LE SOCIALISME EST UNE SCIENCE QUI EST EN MÊME TEMPS UNE RELIGION" (PIERRE LEROUX, 1848) “Dépassée par nous la poésie des littérateurs”— Herzen, Proudhon, Nadaud et Marx lecteurs de la “Revue sociale” — Fraternal Democrats” et Kommunisten -La société typographique --L’alliance objective des “Selbstgötter” 437 et des “calotins” "Per la prima volta, interlocutori populari”. Pour la première fois dans l’histoire littéraire, tous les personnages mis en scène dans Le Carrosse de Monsieur Aguado étaient des ouvriers438 . Ce dialogue avait paru de juillet à octobre 1847 dans la “Revue sociale”. Et dans le numéro suivant, en janvier 48, la Préface à la Trilogie sur l'institution du dimanche 439 confrontait "les tentatives diverses pour expliquer le nom de Jéhovah". De façon tout aussi intempestive, peu avant le Coup d’Etat de 1851, Leroux préfaça les Fables de Pierre Lachambaudie, en étudiant"Jésus thérapeute et vulgarisateur de la Sagesse Indienne" dans De la Fable440. Entre ces deux Préfaces, il avait publié dans “le National” un article. Son titre (que j’ai donné à ce chapitre) résume la préoccupation qui domine ces trois textes : montrer que "le Jésus des prêtres" n’est pas le véritable Jésus . Jalousée dès sa naissance (1845) par Cabet, Considerant, Buchez et Proudhon, la “Revue sociale” est 436 En Allemagne, il y a trente ans que toutes ces affirmations ont été réfutées par Wolfgang Jarich, introduisant Zur Geschichte der Theologie und Philosophie in Deutschland(Frankfurt-am-Mein, 1966). 437Nom que Heine donnait à ceux que Bernard Lazare appellera “théophobes” et Péguy “autothées” 438Comme Angelo Prontera l’a remarqué en publiant à Lecce, en 1984, La Carrozza del signor Agu nous avons en vain, Maurice Agulhon et moi, demandé à la Commission du Bicentenaire de Carrosse. Et on peut craindre que finalement les éditions Slatkine renoncent , après en avoi longue date la réédition, à réimprimer ensemble les trois oeuvres dont je vais parler 439Aussitôt lue par Sudre 440Qu’il a vainement espéré rééditer intitulée L’Hitoupadesa et l’ Evangile 158 combattue en 1847 par l’Archevêché de Paris et en 1848 par le livre où Sudre écrit que Leroux a "amalgamé la religion avec l'athéisme au moyen d'un bizarre syncrétisme". C’est pour ruiner l’influence de cette Revue qu’Engels organise le Meeting de Manchester d’où sortira le Manifeste communiste, et que d’autre part Toussenel amalgame "le Socialisme scientifique" de Fourier et la conception "scientifique” du socialisme selon Blanqui. En 48 le Gouvernement provisoire attribue à la “Revue sociale” "l'apparition inattendue d'un phénomène nouveau"441, et bientôt "l'apparition d'une société 442 populaire" reliant la capitale au centre de la France. Occupé à des recherches agronomiques et historiques, Leroux n'était pas du tout conspirateur. Pour lui, la Révolution de Février a été un événement inattendu. Les élections, en mai 48 et en mars 49, lui imposèrent d'intenses activités politiques qui interrompirent son travail d'écrivain. "Dépassée par nous la poésie des littérateurs” Or Le Carrosse de Monsieur Aguado avait déjà pris du retard, puisque sa rédaction (Leroux le dit en 1847) était entreprise "depuis cinq ou six ans". Dix années donc entre l'idée première et la conclusion, qui sera De la Fable. Le lien n'apparaît pas à première vue entre l'économie capitaliste, qu'étudie le Carrosse, et la préhistoire du christianisme qui fait l'objet des deux autres morceaux. L'éclectisme laïque (et intolérant) nous a habitués à séparer les sciences sociales et les sciences religieuses. "L'antiéclectique"443 voulait que le socialisme les réunisse. Et en y regardant de plus près, la critique du christianisme était amorcée dans le premier "fragment"444 , le deuxième déblayant le terrain pour ouvrir la voie au dernier, qui conclut en expliquant l'inspiration bouddhique de l'Evangile445. Capital par les précisions qu'il apporte, cet écrit ne changeait pourtant rien à ce que Leroux avait déjà dit, ailleurs, sur l'économie capitaliste et la préhistoire du christianisme. Il était amené à "se répét[er] beaucoup"446, parce qu'il récapitulait pour un public populaire les résultats de ses recherches. On n'a pas attendu De la Fable pour essayer, à Paris et à Lyon, dès 48, de lutter contre 441 Elias Regnault, chef de cabinet du Ministre de l'Intérieur, à propos des mille convives du s socialiste", celui de Limoges. 442 "qui se répand non seulement en Haute-Vienne mais aussi dans les départements voisins, Nièvre, l'Indre et la Creuse, [et qui a] des relations très multipliées avec les principa l'anarchie qui viennent d'être arrêtés à Paris", Brunet, député de Limoges, à l'Assemblée Nat veille de l'insurrection de Juin. 443 C'est Proudhon qui avait écrit ce mot, en louant "l'antagoniste de nos philosophes demi-dieu 444 Ce mot sert de sous-titre au Carrosse. 445Je renvoie à mes Prolégomènes à De la Fable, dans Romantisme et religion (colloque de Met j'ai parlé dans notre n° 12. 446 Henri de Latouche écrit cela à George Sand en lisant la "Revue sociale". 159 le capitalisme en fondant des Unions esséniennes. Il y avait dix ans que l'Encyclopédie nouvelle, à l'article Egalité, avait nommé "Jésus essénien et Bouddha de l'Occident". Pour démontrer que "la Révolution n'a pas encore été bien comprise"447, Leroux s'était déjà référé, en 1833448 et en 1842449, comme il le fait ici, à l'article de la Déclaration des Droits de l'Homme dont Robespierre avait soumis le texte aux Jacobins en 1793 : La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres450. Et en 1843, dans la "Revue indépendante", il avait déjà évoqué le labeur et la misère de ses anciens compagnons de travail. Mais ses idées n'étaient jamais devenues personnages451, et ses lecteurs n'avaient jamais eu le sentiment d'assister à un épisode dramatique. L'originalité du Carrosse, c'est le cadre, l'auditoire, l'émotion de deux anciens camarades de travail qui se retrouvent, et le ton de leur "causette". C'est le caractère, tout à la fois personnel et populaire qu'y prend la Doctrine de l'Humanité. On n’avait jamais fait converser des autodidactes, jamais exprimé "la compassion et la tendresse" qu’un écrivain éprouve pour "un pauvre camarade qui travaillait dans le même atelier que lui.” Antiromantique, convaincu que "le moi est haïssable"452, Leroux écrit ici "en confidence d'ami", et son alter ego fait penser à Jean-Jacques plus encore qu'à Diderot453, quand il dit : "A force de composer à l'imprimerie les livres des autres, j'avais eu le désir d'en faire un moimême". Personnage réapparaissant, comme Michel Chrestien dans Les secrets de la princesse de Cadignan ou Albert dans La Comtesse de Rudosltadt, ce "MOI" reprendra la parole dans De la Fable. Le représentant du peuple qu'on a trop souvent fait taire sous les huées et qui se repose à la Bibliothèque de l'Assemblée en conversant avec un évêque sur des traductions anglaises des Védas, c'est le même savant charitable qu'on avait écouté dans un cabaret. Quand l’auteur du Carrosse dit “dépassée par nous la poésie des littérateur, ce qui plaît aux riches”, à qui veut-il se mesurer ? Ecartons toute idée de concurrence, de rivalité et d'envie. Pensons à l'émulation et même à l'association. "Cinq ou six ans" avant 1847, c'est le moment où Leroux et George Sand étaient dénoncés 447 Je renvoie à mon Introduction au Carrosse de Monsieur Aguado, dans L'espace et le temps (Colloque de Marseille 1989) p. 292-293. 448 à la "Revue encyclopédique" et à la Société des Droits de l'Homme. 449 à la "Revue indépendante". 450 Après Leroux et à sa suite, Michelet verra dans cet article IX, "une définition quasi soci propriété", et Jaurès, en 1903, bravant le marxiste Jules Guesde qui lui reprochait de "fai socialisme de la République", citera ces mots de Michelet, en reproduisant en italiques, comm Leroux, ces mots de Robespierre. Preuve de la continuité de ce que j'ai appelé après Gabri tradition interrompue" 451 Formule dont Balzac se servait en 1840 pour définir "l'éclectisme littéraire" sous la ban il se rangeait aux côtés de George Sand. 452 Il l'a dit en 1843, au moment où il évoquait son apprentissage. 453 Pour parler comme Balzac dans La Maison Nucingen, le Carrosse fait "pendant" au Neveu de Ram 160 comme "fauteurs du communisme" par la "Revue des deux mondes". Lisant Horace, en manuscrit d'abord, puis sur épreuves, Leroux écrivait à George Sand qu'il était "ravi, très ravi". George Sand454 disait que lui, Louis Viardot et elle "ne faisaient qu'un". D'autre part, Leroux venait de participer au projet d'un journal qui voulait s'intituler "La Démocratie" et mériter ce nom en adoptant comme "principe social l'association" et en disant à ses rédacteurs : "Associons-nous en notre qualité de penseurs, pour nous féconder mutuellement. Associons-nous, car l'état où nous vivons n'est point une société véritable, puisque la solidarité n'existe pas". Dans Horace, les souvenirs de Leroux devenaient personnages. George Sand faisait revivre les bousingots et les républico-saint-simoniens de 1833. Paul Arsène, le héros de ce roman, avait combattu le 5 juin 1832 à la barricade du cloître Saint-Merry, comme Michel Chrestien dans Un grand homme de province à Paris (1839)455. Elle-même, le 5 juin 1832, en entendant gronder le canon, elle était de coeur avec les républicains dont trente-deux trouvaient la mort, tandis que Balzac adhérait au parti légitimiste. En commun pourtant ils éprouvaient l’ indignation que Leroux exprimait mieux que personne en dénonçant dans la "Revue encyclopédique" les "transfuges du camp du peuple", les ministres, naguère ses collaborateurs au "Globe", qui "encombrent les prisons de dix-huit cent prisonniers" et répandent dans les provinces "les panégyriques d'une victoire de guerre civile". N’oublions pas ces mots, tout à l’heure, quand nous parlerons de Juin 48 et d’ Avril 1871. Irréconciliable avec les ministériels, Leroux n'approuvait pourtant aucun des deux partis d'opposition. Les royalistes, certes, gardaient mieux que les éclectiques "l'intelligence du passé et de l'avenir, [l'idée] que la France est la nation religieuse par excellence, et, comme ils disent, catholique ou universelle, qu'elle est le lien de la confédération des peuples, le lien de la société spirituelle des hommes, l'anneau qui relie l'Europe en un seul corps". Mais ils faisaient "des lois du sacrilège et du droit d'aînesse", parce qu'ils voulaient "la continuation des formes du passé dans un temps où la vie s'est retirée de ces formes". Quant aux démocrates (qui à l'époque excluaient de leur devise le mot FRATERNITÉ), ils ne retenaient du Dix-Huitième siècle que "le scepticisme" en oubliant "cet élan de transformation et de métamorphose qui a produit la Révolution française et qui ne s'arrêtera pas là". En 1839, ce langage touchera Balzac, qui dans Beatrix, glorifie le royalisme en la personne du baron du Guaisnic : "En quarante ans, jamais personne ne surprit un mot de mépris sur ses lèvres contre ses adversaires". En ajoutant dans la même page : "Le républicain le plus absolu 454 Rappelons qu'avant de rééditer Lélia elle lui avait demandé d'en corriger le "typographiquement" seulement. 455 Et comme leurs copies grotesques, "les amis de l'A.B.C." dans Les Misérables (1862). texte 161 serait attendri par la fidélité, par la noblesse et la grandeur cachées au fond de cette ruelle". La femme de génie qui a servi de modèle à l'héroïne456 de ce chef d'oeuvre dira à juste titre : "Balzac était si impartial par nature que ses plus beaux personnages sont des républicains et même des socialistes". En effet, lorsqu'il exalte "les sentiments du vrai républicain : l'amour du pays, de la famille et du pauvre", il a pour modèle, comme l'auteur d'Horace, le type d'homme dont Leroux a fait revivre les sentiments, par exemple à l'article Bertrand (Alexandre) de l'Encyclopédie nouvelle457 . Cette influence de ses écrits sur les deux maîtres du roman et sur l’art romanesque n'était pas ignorée par Pierre Leroux. En 1839, sous les noms de Léon Giraud et de Camille Maupin, Leroux et George Sand étaient au premier rang des amis qui pleurent Michel Chrestien, le républicosaint-simonien héroïque. Héroïque lui aussi dans Horace, Arsène ne sera pas "un politique de la plus haute portée" comme Michel Chrestien, mais un ouvrier, et sa maîtresse sera caissière dans un café, ou couturière, et non pas duchesse. Ce livre est né d'une émulation entre les deux maîtres du roman, ce qui est déjà presque incroyable. Mais il est aussi et il est d'abord "un enfant" du correcteur d’imprimerie qui en 1842 admire, relit, corrige, édite ce roman qui fait revivre dix années de lutte et les émouvantes confidences des six dernières années. Déjà, comparé au restaurant Flicoteaux, le café où Arsène sert à boire marque un pas vers le réalisme. Le cabaret et "la causette" du Carrosse ne sont pas seulement, comme La Maison Nucingen, des réminiscences du Neveu de Rameau. C'est un pas de plus loin du romantisme : "passée pour nous ou dépassée par nous la poésie des littérateurs, ce qui plaît aux riches." En 1843, avant que Leroux soit contraint de quitter la Revue qu'elle avait fondée avec lui, George Sand a fort bien pu espérer458 lire dans cette "Revue indépendante" une oeuvre de Balzac. Herzen, Proudhon, Nadaud et sociale” Marx lecteurs de la “Revue Proudhon, Nadaud et Marx étaient trop jeunes pour retrouver en 1847 le souvenir de "la Revue encyclopédique". Elle avait au contraire nourri Herzen, qui l'avait "dévorée", et Mazzini, "une éponge gonflée aux quatre cinquièmes"459 par cette Revue des années trente. En 1847, Mazzini opte, contre "Leroux Trismégiste", pour Spartacus. Herzen prend parti pour Proudhon, mais il ne renie pas sa 456 Félicité des Touches, alias Camille Maupin. 457 Qui compose, avec "le Globe" et la "Revue encyclopédique", ce que Balzac appelleen 1839 "l Léon Giraud" . 458 Cette hypothèse a été faite par Georges Lubin. 459 Selon G. Salvemini. 162 Aussi, en septembre 1847, quand le Carrosse explique "l'acception nouvelle" que le mot socialisme a 461 prise depuis peu, Herzen écrit que les combats de "la nouvelle science" contre "la science de l'Etat, la science officielle, la science bourgeoise" ont commencé au début du règne de Louis-Philippe 462 : "Quelques jeunes esprits énergiques, forts, sympathisant profondément avec la malheureuse position des prolétaires, comprirent l'impossibilité de les retirer de leur état misérable et grossier, sans leur garantir le pain quotidien. Ils abandonnèrent la vieille science impitoyable. L'économie politique fut battue dans sa forme doctrinaire bornée et bourgeoise. [Gloire aux] jeunes gens qui se dressèrent contre le fait politique sanctionné après la Révolution de Juillet par des savants qui, avec Malthus, professaient que "les masses n'avaient pas été conviées au banquet de la vie" et que le prolétaire devait ne pas avoir d'enfants, travailler quatorze heures par jour ou partir en Amérique". En 1833, dans Le Carrosse, le porte parole de Leroux est l'un de ces saint-simoniens. Il dit : "J'avais étudié avant que de travailler". C'est pour cela que les ouvriers attablés dans ce cabaret "s'adressaient à lui au nom de l'instruction qu'il avait eu le bonheur de recevoir, tandis qu'eux en avaient été privés par le malheur de la naissance". Il cherche à leur faire comprendre qu'un pays de trente-trois millions d'habitants qui accorde à deux cent mille propriétaires près des deux tiers de son revenu national ne diffère pas beaucoup d'un pays demeuré féodal et monarchique, l'Angleterre, où quatre millions d'habitants "s'abritent dans des work-houses". Mais quand il dit [en 1833] que "le budget des particuliers riches est payé par ce que le salaire devrait être et qu'il n'est pas", personne ne l'écoute, sauf celui qui sait lire, l’ ancien camarade de travail "tombé dans une affreuse misère", qui se rencontre là par hasard, et qui s'écrie : "Il n'y a que toi pour avoir de telles idées. Il n'y a rien de tel dans les livres de Say ni dans ceux de Smith." Ensuite, peu à peu, comprenant le commentaire des statistiques démographiques et aussi les rapprochements entre la Déclaration des Droits et l'Evangile, cet ouvrier du livre s'apercevra que dans la solitude son ancien compagnon de travail a trouvé "la science véritable, que l'on pourrait appeler la philosophie de l' économie politique". En faisant de Nadaud un disciple de Proudhon, la Fédération du Livre C.G.T. commet, nous le verrons, une lourde erreur. Maçon, responsable dans les grandes jeunesse460. 460 En 1835, il a été condamné comme socialiste,— ce mot signifiant ce que Nadaud appelle "saint la bonne école". 461 Quatrième des Lettres de France et d'Italie. Réfugié à Paris, libéré de la censure tsari enfin le dire clairement. 462 En 1858, contre l'arrogance engelsiste il dira de même que "le socialisme a été élaboré par français au milieu des souffrances du prolétariat français". 163 "coalitions”, Nadaud était communiste et admirateur de Cabet avant de rencontrer Leroux463. En 1840, des ouvriers parisiens avaient fait le projet de "La Démocratie, journal politique quotidien"464, et ils avaient chargé une "Commission composée de bronziers, de bijoutiers, de boulangers, d'un tailleur de pierre et d'un maçon" d'aller exposer ce projet aux amis du peuple. Ce maçon, c'était Nadaud, et c'est alors qu'il fit la connaissance de Leroux. Il fut émerveillé par cet homme qu'il désigne très exactement comme "un saint-simonien de la bonne école". En 1852, exilé à Londres, lassé par les débats stériles des rollinistes et des pyatistes465 , il redeviendra maçon. Redescendus le soir des échafaudages, "nous, les petits et les simples, nous tourmentions Pierre Leroux, nous le suppliions de nous faire des cours d'histoire générale et d'économie sociale". De même, en 1847, "Pierre Leroux nous initiait aux questions sociales [...] il nous faisait aimer l'histoire". Cet été là, quand paraissait Le Carrosse, Nadaud travaillait de l'aube à la nuit à la mairie du Panthéon : "Je passais des soirées heureuses quand, arrivant de mon travail, je trouvais chez mon concierge une livraison de la "Revue sociale". C'est moins aux savants et aux philosophes que notre vaillant et dévoué ami s'adressait dans la "Revue sociale" qu'au peuple. Le grand homme pourtant contrariait souvent les idées qui prévalaient dans les couches populaires, où l'on s'était habitué, à la suite de la Révolution de 1830 et des prédications de toutes les sociétés secrètes, à ne compter que sur la force pour résoudre le problème d'égalité qui se trouvait à chaque instant posé sous la plume de l'illustre savant." Témoignage capital, car le maçon de la Creuse migrante avait connu ce temps où "l'émeute était en permanence", où le peuple souhaitait la mort du Roi surnommé "la poire". En lisant ces mots dans Le Carrosse il se représentait aisément une trentaine d'ouvriers en train de "chômer le lundi" comme les chrétiens fêtent le dimanche, dans un cabaret "borgne", c'est à dire sans fenêtre, où le jour venait seulement de la porte vitrée. Surtout, il comprenait parfaitement l'étonnement dont furent saisis le forgeron, les maçons, le fort des halles, le chauffeur de bateau et l'ancien marin : personne, avant ce jour de 1833, ne leur avait expliqué les salaires, les prix, les profits et la fiscalité. Criant volontiers : "Vive la liberté !" et accusant "les gouvernants" de "puiser au budget", ils étaient sûrs d'être de bons républicains. Mais leurs parties de cartes s'arrêtent, quand l'ancien compositeur d'imprimerie prétend que tous les riches, et pas seulement 463 De même, Nétré était communiste aussi, mais avec Barbès, avant de devenir "révolutionnair avec Leroux. Une rencontre personnelle, comme celle du cabaret, rendait immédiat ce que ne pe la lecture de l'Encyclopédie nouvelle . 464 Dont nous venons de voir que le principe devait être l’association. 465 Partisans bourgeois de Ledru Rollin et partisans blanquistes de Félix Pyat. 164 les gouvernants, sont payés par les pauvres. Déraison, extravagance qui met l'ancien marin en colère : seuls les lâches vont chercher si loin. "Du fer et des balles, voilà ce qu'il faut". Contre la royauté et aussi contre "ces chiens d'Anglais", contre lesquels il s'est engagé en l'An II. Tous l'applaudissent, tous confondent "la Révolution et l'Empire comme une seule et même chose." Et les parties de dominos permettent à plusieurs silencieux, membres peutêtre de quelque société secrète ou mouchards, de tendre l'oreille. Proudhon, ancien typographe, n'a pas "sympathisé", pour employer le mot de Herzen, avec ces personnages. Jaloux et ennemi des romans, il a trouvé ce dialogue "assommant". Son amour propre a été blessé par les mots science véritable et philosophie de l'économie politique. Criant au plagiat, il a noté dans ses Carnets : "Ce qu'il y a de meilleur, de positif, est visiblement emprunté de moi". En fait, longtemps avant les travaux de Proudhon, Leroux avait signalé dès 1834 "les premières anticipations d'une science vraiment neuve" en renvoyant les lecteurs de sa "Revue encyclopédique" au Cours d'économie politique qui venait d'être fait à Marseille par "un des nôtres, mon frère". Jules Leroux, son frère, était typographe, comme le personnage qui, dans ce Carrosse, réussit peu à peu à comprendre la pensée du philosophe prolétaire. En 1847, Proudhon rêvait comme "Charles Marx" d'une société sans classes et sans Etat. Leroux leur abandonnait ces chimères. La principale forme du mal étant en 1848 "le capitalisme, ou caste de propriété", il comptait sur le combat démocratique pour instaurer une République où "les lois permettront de dire au Capital : "Tu iras jusqu'ici, tu n'iras pas plus loin466". L’alliance objective des “Selbstgötter”467 et des “calotins” Bruno Bauer avait selon Moses Hess "transposé la théologie de la façon la plus radicale", en écrivant : "Le dieu chrétien laisse crucifier son fils premier né [parce qu'il est] une reproduction du Yahvé-Moloch juif à qui l'on sacrifiait la première naissance pour expier avant de racheter la première naissance en sacrifiant du bétail au lieu des hommes. Partout la victime originelle fut l'homme". En 1843, Engels disait que B. Bauer était “the leader of the Jung Hegelians Philosophers of Germany". Marx venait de radicaliser cette scolastique théologique, en prophétisant la rédemption universelle par le prolétariat déshumanisé. A la première page de sa thèse il avait reproduit le juron de Prométhée :"En un mot, j'ai de la haine pour tous les dieux !" Citer le blasphème d'un poète athénien contre l'Olympe, ce n'était 466 C'est au moment de sa polémique avec Proudhon que Leroux écrit cela dans "La République" 1849. 467Nom que Heine donnait à ceux que Bernard Lazare appellera “théophobes” et Péguy “autothées” 165 qu'une bravade de potache. Mais en 1847, combattant le "molochisme chrétien", Daumer soutenait que toutes les divinités mangeaient leurs enfants, comme Khronos, et que Jésus, cannibale, apprenait à ses disciples "à manger de la chair humaine". En novembre 1847, devant un auditoire d'ouvriers communistes, Marx a-t-il vraiment dit que Daumer “portait ainsi un coup final contre la religion chrétienne et la vieille société" 468 ? Peut-il penser vraiment que “la religion est l’opium du peuple” ? C'est plutôt Engels qui a écrit cela, deux ans après avoir dit à Marx que Leroux est “complètement fou”, trois ans après le livre où Bruno Bauer, son Leader, a écrit que Leroux s'obstine à prendre pour une réalité "l'ombre que l'humanité projette aux cieux". Ebloui comme Bakounine et Herzen par cette idéologie allemande, Proudhon juge Leroux “complètement fou”, la même année 1846, dans ses Carnets. Tout au contraire, la même année, Moses Hess comprend que “la philosophie allemande est antisocialiste” et il écrit à Marx : "Ton parti, je ne veux plus en entendre parler […] De la merde sous tous les rapports" Hess demeure fidèle à ce qu’ils avaient pensé ensemble. Marx, deux ou trois ans plus tôt, méprisait cette idéologie. Il écrivait qu'il y a "une seule science, l'histoire", et qu'en histoire "les Français ont damé le pion à tout le monde". Il avait acheté De l'Humanité , où on lit dès le premier chapitre :”Nous savons, par ce que Philon rapporte de l'Essénianisme et des Thérapeutes, qu' à Alexandrie l'Essénianisme dominait avant la naissance de Jésus-Christ". Il savait que Heine, son meilleur ami, considèrait l'Encyclopédie nouvelle comme "la digne continuation du colossal pamphlet de Diderot"469. Il savait qu'en affirmant “l’esprit-corps”470, c’est à dire la SOLIDARITÉ des faits biologiques, psychologiques, sociologiques, politiques et métaphysiques, Leroux réfutait ce qu'Herzen appelait "la science bourgeoise". Mesurant l'unilatéralité de Fourier, Proudhon, Cabet, Considerant, etc., Marx avait conclu que Leroux seul en Europe voyait les "deux faces de la véritable essence humaine", et donc l'Humanismus. Accueilli à Paris par L. Blanc, Pascal Duprat, Leroux et Schoelcher, qui s’apprêtaient à fonder la "Revue sociale" et "la Réforme", il a vu briller l'Humanismus en 1844 dans les yeux des ouvriers amis des frères Leroux, il a écouté, au diner qui réunissait l'élite démocratique européenne, le seul savant vivant en prolétaire, l’ancien ouvrier manuel qui était en train 471 d'"écrire sur la Propriété" , après avoir publié De la Ploutocratie 472. A Bruxelles, en 1845, Marx était bien 468 Selon Norman Cohn, Démonolâtrie et sorcellerie au Moyen äge, 1982, p. 32, cité par Hen Joachim de Flore, t. II, pp. 347-350. 469 Auteur admiré par les disciples de Hegel. 470 En lisant "l'esprit-corps" (en français) dans le livre de Lorenz Stein (1842 471 Il le dira en mai à George Sand. 472 Deux articles de la "Revue indépnedante", actuellement réédités. 166 placé pour comparer les livres qu’y publient deux exilés, l'écrit charlatanesque de "saint Bruno" contre Leroux, et La recherche de la liberté dédiée par Théophile Thoré “à Pierre Leroux, Cher ami, Vous êtes le plus prolétaire des philosophes et le plus philosophe des prolétaires”. En s’opposant en même temps à la méthode violente et conspiratrice473 et à l'économisme de Proudhon, en se 474 réfèrant explicitement à l’ oeuvre où George Sand prenait parti pour Trismégiste contre Spartacus, "Marx stand in einer Tradition", comme cela n’a été dit qu’en allemand. Marx demeurait en effet fidèle à la tradition de la "neudemokratische Schule” admirée en Allemagne dès 1840, et il méprisait 475"l'ordure nationale" des "charlatans", "épiciers pleins d'emphase et d'arrogance" qui avec "saint Bruno" (Bauer) "chantent les louanges de la science allemande" alors qu'ils "pillent les Français” et "escamotent la pensée des Français tout en leur reprochant de ne pas regarder Feuerbach comme "le dernier cri". Par Ruge et par Bakounine, il savait que Herzen, Biélinski, Annenkov, Dostoïevski et Bakounine étaient "Franzose", comme Heine, Alexandre Weill, Herwegh, et comme Hess, ”le rabbi rouge”. En 1848, le Manifeste range "die Humanitäre", réformateurs en chambre", aux côtés des philanthropes cosmopolites et des amis des bêtes476. Attribuons à Engels cette attaque contre "the Humanitarians" dont George Henry Lewes avait loué “the chief”. Par contre, quand on lit dans ce Manifeste : "Les écrits socialistes et communistes renferment aussi des éléments critiques. Ils attaquent la société existante dans ses bases. Ils ont fourni, par conséquent, des matérieux d'une grande valeur pour éclairer les ouvriers"477, c’est à Marx que l’on peut avec D.-A. Griffiths attribuer ce juste éloge, qui est peut-être un éloge du début du Carrosse paru un an plus tôt (juillet 1847) : là, ce que Leroux venait d'écrire sur la propriété faisait l'objet d'une discussion entre des ouvriers qui avaient une manière bien à eux de "raisonner" à perte de vue, et qui se servaient du vin, du tabac, des cartes et du langage pour manifester l'Humanismus que Feuerbach et Engels ne pouvaient pas voir, selon Marx, dans les débits de boisson allemands ou anglais. Marx a pu apprécier la première livraison du Carrosse. Mais après avoir commencé comme le Neveu de Rameau478, ce dialogue s'achève comme la République de Platon. La maïeutique réussit. Après avoir discuté avec le philosophe, 473 Par sa circulaire à Kriege (1845). 474 A la fin de Misère de la philosophie, dont il existe un exemplaire dédicacé “A Madame George 475 A en juger par ce qui dans L'Idéologie allemande a échappé à "la critique rongeuse des souri 476, C’est à Engels que Charles Andler attribue cette “injustice” 477Je me range à l’avis de D.-O. Griffiths qui m'indique aussi, dans Les réformateurs so l'article sur "Les Humanitaires" où Louis Reybaud notait que la publication de De l'Humanité (1 valu le seul programme humanitaire qui soit digne de quelque attention." 478 Les disciples de Hegel admiraient à juste titre ce chef d'oeuvre d'un auteur que Heine ra Leroux. 167 le typographe lui dit : "Tu m'as fait comprendre Socrate et Jésus l'un par l'autre", et encore "ton Jésus n'est pas celui des prêtres". La dialectique socratique a démontré à l’ouvrier que "les plus mystificateurs des hommes" sont les économistes malthusiens et aussi "les calotins", qui ne connaissent pas "Jésus destructeur des castes". Et le maçon Nadaud comprend fort bien que Leroux fait "une charge à fond de train contre les défenseurs des religions établies et de toutes les monarchies"479. “Fraternal Democrats” typographique et Kommunisten -- La société La société typographique La "Revue indépendante avait dit en 1842 qu’entre l'impuissante "politique libérale" du parti républicain bourgeois et les rêves du communisme, il fallait fonder une organisation socialiste. Voilà en 1845 ce que Leroux à la "Revue sociale" et Louis Blanc, Pascal Duprat et Victor Schoelcher à "la Réforme" entreprennent de préciser480, après avoir questionné en vain l’école de Hegel au Banquet de propagande démocratique de 1844. Le lancement en 1846 de ces deux revues décide Engels à préparer le meeting d'où sortira le Manifeste communiste, et d’autre part Mairet, Duchêne et Vasbenter481 à réorganiser la Société Typographique, “tête de colonne” du mouvement ouvrier constatent que "le socialisme fermentait dans la classe ouvrière", qu'on ne se contentait plus de "la sentimentalité socialiste" et qu'on voulait "donner enfin une sanction aux aspirations jusque-là platoniques si souvent émises et applaudies". Ils s’engagent à "répandre les idées de réformateurs, Louis Blanc, Leroux, Fourier, Cabet et Proudhon". En 1847, il fondent avec Jules Viard et Fauvety Le Représentant du peuple, auquel en 48 ils demandent à Proudhon de collaborer. Jusqu'à la faillite de l’URSS cela était inconnu, parce que la CGT ne publiait pas les Carnets de J. Mairet, “précieux témoignage longtemps enfoui dans les archives de la Fédération du Livre"482. En présentant ainsi ses papiers de famille, cette Fédération affiliée à la CGT ne cache pas, en 1995, qu’elle regrette "la disparition, au plan international, des républiques qui s'étaient proclamées socialistes et auxquelles, malgré leurs défauts, nous avions cru"483. Marxistes-engelsistes, ces républiques autoproclamées s’opposaient diamétralement à la tradition que Leroux avait 479 Il dira cela en 1877. Proudhon ne veut ou ne peut pas comprendre ce combat contre "la théocr 480Proudhon se réjouissant alors d'être accueilli par eux dans ce qu'il appelait "le parti socialiste". 481 Lié aux amis de Leroux, Flora Tristan, Auguste Desmoulins, etc. 482 Introduction de ces Carnets, p. 11. 483 Préface de ces Carnets, p. 8 168 saluée en disant que le fait vraiment révolutionnaire c’était en 48 l’apparition des corporations. En 1895, cette tradition renaissait au Congrès constitutif de la CGT à Limoges. En juin de cette année-là, à la dernière page de ses Carnets, Joseph Mairet se demandait si CornillonSavary, devenu imprimeur dans la Creuse, n’avait pas “oublié son vieil ami”, et il rappelait qu’en 1849, au Banquet de la Société Typographique qu’ils présidaient ensemble, Cornillon-Savary avait appelé Au dévouement, mais surtout A la persévérance dans le dévouement, avant de donner la parole à Leroux. Ensuite, en levant la séance, il avait repris les mots par lesquels Leroux avait conclu : confiance dans la victoire du génie de la vérité sur le mensonge, d'Ormuzd sur Ahriman ! Cornillon-Savary avait persévéré. En 1895, devenu imprimeur à Guéret, il demandait à la Ville de Boussac d'élever un monument à Pierre Leroux, et Martin Nadaud lui écrivait le 18 novembre pour le féliciter d'avoir eu cette idée. Nadaud devenait Président du Comité d’Honneur pour la statue de Boussac, et Leroux était salué comme “père du socialisme” par le journal du "Parti ouvrier socialiste révolutionnaire", que dirigeait Jean Allemane, ouvrier typographe, adversaire des guesdistes marxistes. Ensuite, il faudra un siècle pour que la vérité triomphe du mensonge. L’URSS est morte, le PS a réhabilité le courant venu de Leroux, la CGT ne peut plus escamoter le témoignage de Mairet. Elle livre pourtant un dernier combat, en donnant à Proudhon plus d’importance qu’à Leroux. Elle a le front de prétendre que Leroux, “contraint à l'exil en 1849484 , ne revint en France qu'en 1850", et elle fait de Nadaud un disciple de Proudhon. Or Leroux a assisté au Banquet de 1849 et à celui de 1850 comme à celui de 1848 et à celui de 1851. J’ai prouvé cela en février 1997, en citant Mairet et Nadaud. En 1849, Mairet a dit : "Le philosophe profond que l'Europe, et en particulier l'Allemagne, nous envie, le citoyen Pierre Leroux, a pu se rendre à notre invitation. C'est avec bonheur que nous vous annonçons sa présence au milieu de nous." Et pour 1850 Mairet confirme les Mémoires de Léonard où Nadaud raconte que cette année-là il a applaudi “le toast final, prononcé par Pierre Leroux, qui avait appartenu, dans sa jeunesse, à cette même corporation [Typographique]”. Représentant la corporation des maçons, Nadaud avait exalté en fidèle lecteur de la "Revue sociale" "la solidarité sacrée qui doit réunir tous les travailleurs"485, et au début de son toast il avait lu la lettre par laquelle Louis Blanc, déjà exilé, souhaite au nom des proscrits que "tous ceux qui 484 Leroux est confondu avec Ledru-Rollin, omme il l'a été quelquefois en Sorbonne avec Roux, qui était associé à Buchez ennemi de Leroux. 485c’est à dire la doctrine que Leroux avait fait adopter en 48 malgré l'opposition de Proudhon 169 sont voués à la cause du Socialisme comprennent que leur devoir est de nous aider d'une manière active, de fournir aliment à nos travaux”. L. Blanc avait rappelé à Marx la Profession de foi du vicaire savoyard, et il était outragé comme Leroux dans les articles publiés par Proudhon. En reproduisant dans la “Revue sociale” le Manifeste de “la Réforme, Leroux souligne en 1845 que son “premier principe : Tous les hommes sont frères”, “avant d'être proclamé par la Révolution française l'avait été par le Christianisme et par la Philosophie”, mais il nuance son accord en affirmant que “la raison, le sentiment et l'intérêt du genre humain réclament l'application de ces principes”. Le mot application indiquait dès le départ le but concret de l’expérience entreprise à Boussac. En imprimant au nom de ses amis : “Socialistes, nous le sommes”486, Leroux revendique pour la première fois une appellation employée surtout jusque là par les partisans de Fourier. Aussitôt, en France, l'animosité apparaît dans les journaux de Cabet, de Buchez et de Considerant487 comme dans les carnets de Proudhon. Mais à Londres, la même année, en neuf langues, les “Fraternal Democrats” (Anglais, Allemands, Polonais et Scandinaves) adoptent comme devise “Tous les hommes sont frères”. Lecteur de la “Revue sociale”, Engels juge Leroux complètement fou. L'escamotage commence par la fourberie : afin de dresser contre les deux Manifestes français un autre Manifest, il feint d'adopter la devise des “Fraternal Democrats”. Il les décide en 1847 à inviter à un meeting commun la bruxelloise Association Démocratique “ayant pour but l'union et la fraternité de tous les peuples”, il se désigne comme 486Le socialisme étant défini comme “la Doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : Liberté, Fraternité, Egalité, mais qui les conciliera tous”. La nouvelle revue prouvait la continuité de la Doctrine en citant la conclusion de l'article Egalité. “Les souffrances individuelles des hommes, comme les souffrances collectives endurées par eux, ont eu pour but providentiel l'égalité, le sentiment de l'égalité, la notion de l'égalité. C'est pour que l'esprit humain arrivât à cette notion que Socrate et Jésus sont divinement morts ; mais c'est aussi pour ce but que la boussole a été découverte, l'Amérique découverte, l'imprimerie découverte, toutes les grandes inventions découvertes. C'est encore pour ce but que les Alexandre, les César et les Napoléon ont passé sur la terre ; mais c'est aussi pour cette même cause finale que les esclaves ont laborieusement aplani les routes qui ont servi aux armées des conquérants”. Cf, dans Eve, les vers où Péguy parle de ces routes. 487 Le 19 janvier 1847, le Préfet de Police Delessert écrit au Ministre de l'Intérieur : "Quant à LA REVUE SOCIALE, elle a, sous la plume de Pierre Leroux, livré de rudes assauts aux fouriéristes ; mais, toujours hostile aux principes économiques des sociétés actuelles, elle les attaque non moins violemment au profit des idées philosophiques du sieur Pierre Leroux. Ce journal, qui s'imprime à Boussac, a de nombreux lecteurs dans la Creuse, et particulièrement dans les villes manufacturières d'Aubusson et de Felletin. "Cité par Garnier-Pagès au tome II de l'HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848. Sous le titre, Rapports de la Préfecture de Police avec en sous titre Publications anarchistes de l'année 1848, p. 344 à 350, tome deuxième. 170 délégué des communistes parisiens, et il se nomme secrétaire du meeting. Marx488, réfugié en Belgique, fera fonction de délégué des communistes bruxellois, il sera présenté au meting par Julian Harney, président des chartistes de gauche, et ovationné à la demande de Karl Schapper qui déclare que ce meeting “prépare la réunion d'un congrès démocratique des différentes nations d'Europe”. Suite, en apparence, à la parisienne "réunion de propagande démocratique" de 1844. Or ce n’est pas un congrès international qui sortira du meeting, mais le Manifest der kommunistischen Partei489 , qui commence par Bourgeois und Proletarier, et s'achève par le cri : “Proletarier aller Länder, vereinigt Euch !” Fourberies: cinq ans plus tôt la “Revue indépendante” avait publié Les bourgeois et les prolétaires490 et appelé les “prolétaires de toutes les nations !” Entre l'original et le plagiat la différence était imperceptible pour ceux qui ne connaissaient pas le français. Engels avait réussi ce que Marx appelait “un escamotage”. L'imposture ne dura pas longtemps. En septembre 1850, à Manchester, un autre grand meeting aura lieu, dont Leroux rend compte au Banquet Typographique, en disant : “Ce meeting, qui a été très nombreux, s'est terminé par des conclusions de tout point conformes à vos statuts”491. Cinq mois plus tard, à Londres, en février 1851, c’est à la demande de J. Harney492 que Louis Blanc est acclamé par des émigrés allemands qui chantent la Marseillaise. Colère d’Engels, qui écrit à Marx que Harney fait le jeu de Schapper “contre nous”, et Marx répond : “Ils nous croient battus, mais nous les battrons d'une autre manière”. L'union et la fraternité de tous les peuples c'est Le Pacte qui les proclame, avec l'Almanach des Corporations nouvelles pour l'année 1852. Mais cet Almanach paraît peu avant décembre 1851, et ce mois-là, à la rue des Bons enfants, il n'y a plus de propagande. En 1852, c'est en 488 Pour se rendre de Bruxelles à Londres, Marx avait demandé de l'argent à Pavel Annenkof, lecteur de la “Revue indépendante” et correspondant parisien de la revue dirigée à Saint-Pétersbourg par son ami Biélinski. 489 Voir le n° 49 des “Schriften aus dem Karl-Marx-Haus” (Trier, 1995). 490 Déjà publié en 1832 dans la “Revue encyclopédique” 491 Avant d'être reproduit dans les Carnets de J. Mairet (p. 339), ce discours avait été cité en partie par Rémi Gossez dans Les ouvriers de Paris (1967) et intégralement dans notre deuxième Bulletin (1986, p. 15 sq).Leroux ajoutait : “On y a reconnu la nécessité de s'associer par corps de métier, d'abord en vue de secourir l'indigence des membres de la corporation, ensuite de prévenir le chômage et de maintenir le prix des salaires, et enfin d'arriver par une souscription à ce grand but que poursuit notre siècle : la destruction de la concurrence et l'affranchissement des travailleurs […]”. 492 Qui sera par la suite défendu par Ph. Faure, auquel il rendra hommage. 171 Boichot493 prison que rencontre ceux des “socialistes révolutionnaires, ouvriers pour la plupart, appartenant à cette génération éclose au souffle des idées humanitaires”, qui avaient échappé à la déportation et à l'exil. Marx condamne alors le prolétariat français parce que, “renonçant à transformer le vieux monde à l'aide des grands moyens qui lui sont propres, il s'était jeté dans des expériences doctrinaires, banques d'échanges ou associations ouvrières”, il condamnait ce qu'il appelait “les deux sectes”, “les proudhoniens et les pierre lerouxistes”, pour parler comme Engels. Et Lénine écrira en 1909 que le socialisme français de 48 n'était qu'“une béate rêverie” qui égarait le prolétariat dans la coopération trade-unioniste pour le détourner de sa seule tâche, “la conquête du pouvoir politique”. Revenons sur terre, à Paris, en 48. “Infatigable lutteur” selon le mot de Georges Weill, Leroux était dès le 9 mars inscrit par Louis Blanc au nombre des économistes, des philosophes et chefs d'école sociale pour faire partie de la Commission qui siègera au Palais du Luxembourg, occupé précédemment par la Chambre des Pairs, pour tracer un programme de législation en faveur de la classe ouvrière. Leroux parla plusieurs fois à la tribune sur la fixation des heures de travail. "L'ouvrier, déclara-t-il le 30 avril, l'ouvrier, placé dans l'alternative de mourir de faim, lui, sa femme et ses enfants, ou de travailler quatorze heures par jour, n'est pas libre dans le consentement qu'il donne, et qui n'est autre qu'un consentement au suicide. Que les chefs d'industrie qui encouragent ou exigent un travail de quatorze heures ne viennent pas dire que les ouvriers consentent, et couvrir l'homicide de ce beau nom de liberté des contrats, de liberté des transactions. On peut toujours leur répondre : "Vous n'avez pas le droit d'attenter à la vie de votre semblable, même avec son consentement. La loi vous le défend. La vie humaine est sacrée et la société est instituée pour la protéger"494. Peu de jours après, associé à Thoré et à George Sand encore, son nom figurait dans la rédaction d'un nouveau journal : LA VRAIE RÉPUBLIQUE, qui eut selon Gaumont, "un des plus gros tirages de l'époque, 40.000, dit-on, et même plus, et de la meilleure tenue, dans le dévergondage du journalisme d'alors". Et Leroux était actif aussi au club de Barbès. Mais on comprend mieux son activité quand on entend sa voix parmi celle de ses “compagnons”. En 1849, la Société Typographique applaudissait Mairet quand il reprochait à Buchez de prêcher "un néo-catholicisme" tendant à l'instauration d'une "République théocratique". Et Mairet ajoutait : “notre art — ainsi que l'a dit, dans un toast, le citoyen 493Souvenirs d'un prisonnier d'Etat, cité par Tchernoff, républicain au Coup d'Etat et sous le second Empire. 494 Gaumont (o.c.) citant A. Chaboseau, op. cit., p. 56-57. Le Parti 172 Pierre Leroux — est né comme le Christ dans la misère et la persécution ; il a poursuivi sa route à travers les siècles en rendant le bien pour le mal à ceux qui le persécutaient." On a jeté Leroux dans la même poubelle que Buchez, parce que Marx applaudissait quand Proudhon écrivait en parlant de Leroux : "Le saint homme se souvient d'avoir été Jésus -Christ". Et la CGT s'est coalisée avec l’histoire officielle pour occulter le P.O.S.R. en accordant la légitimité au Parti Ouvrier Français (POF). Comme la Citoyenne Goldsmid en peignant LE PACTE, les toasts prononcés durant les Banquets Typographique s’inspiraient de la doctrine exposée à Boussac. Avant d’être exilé en 1849, Martin Bernard avait dit: "La Typographie est tête de colonne". Aux applaudissements de tous, Leroux répétait ce mot. Il était internationalement le seul "confrère" que les typographes rangeaient aussi bien dans l'héroïque triade495 de l'action militante que dans la triade illustre de l'art et de la pensée. En 1851, à la demande du délégué compositeur de la Société de Bruxelles, on applaudit les trois plus illustres "adeptes de Gutenberg, Pierre Leroux, le philosophe du genre humain, Hippolyte Moreau, l'infortuné poète prolétaire, et Béranger, l'illustre chantre du Peuple”. En 1850, le délégué des typographes de Corbeil avait salué "les trois héros, honneurs de la Typographie, Martin Bernard, Pierre Leroux et Proudhon". Proudhon était à Sainte-Pélagie, d’où il attaquait Leroux et Louis Blanc. Sans faire publiquement allusion à ses attaques, les toasts répondent en acclamant, à la demande de Nadaud, Louis Blanc et Leroux. Ces typographes savent, bien entendu, qu'en 1846 et 1847 l'Archevêque de Paris a condamné Leroux comme le plus grand ennemi de Rome au moment où il confiait à deux compositeurs d'imprimerie le soin de dire dans Le Carrosse de Monsieur Aguado, que "[s]on Jésus n'est pas celui des prêtres". Chef d'oeuvre inconnu496, que la "Revue sociale" annonçait en octobre 1845 dans son premier numéro : "Nous nous proposons de traiter diverses questions d'économie politique sous la forme de dialogues." Rédigée et fabriquée par l'Association typographique fondée par Leroux à Boussac, cette revue disait qu'elle était fière "de compter nombre d'imprimeurs dans ses abonnés". C'est dans la pratique des ateliers d'imprimerie, dans la collaboration des différents corps de métier qui concourent à la fabrication du livre qu'elle cherchait le principe d'une organisation non hiérarchique, applicable aussi bien dans l'Etat que dans l'industrie ou l'armée. Et quand Leroux formulait "la loi sociale" en disant : "le mal commence où le compagnonnage cesse", il résumait son expérience en même temps que celle de cette Association. Les ouvriers voulaient devenir copropriétaires 495 En disant : "Mes amis formaient une triade" (p. 162), Mairet parle exactement comme Leroux. 496 Réimprimé en volume au printemps 48 par l'imprimerie de Leroux à Boussac. 173 de leurs instruments de travail ; et dès 1833 ce voeu avait été parfaitement exprimé par Jules Leroux, frère de Pierre, dans l'Appel aux ouvriers typographes qu'Edouard Dolléans a signalé dans son Histoire du mouvement ouvrier comme "une des plus belles pages de la littérature ouvrière et de la langue française". Durant la seconde République, député lui aussi à l'Assemblée Nationale, Jules Leroux est invité chaque année comme son frère aux Banquets typographiques, mais il n'y prend pas la parole. Pour accueillir les délégations étrangères, pour représenter l'ensemble de ceux qui concourent aux arts et métiers liés au Livre, nul n'était mieux qualifié que Pierre Leroux, apprenti en 1818, compagnon, compositeur, puis correcteur d'imprimerie, prote, initiateur en France du premier "magazine à l'anglaise", le Globe, journaliste et directeur de revues qui avaient eu pour lecteurs les plus grands esprits de l'Europe, écrivain du plus grand mérite, philosophe plus connu en Allemagne qu'aucun autre philosophe français, critique littéraire qui avait révélé à la France un grand nombre d'auteurs étrangers, conseiller de nombreux écrivains et surtout de la plus célèbre d'entre eux, inventeur enfin d'une machine à imprimer, il avait dès juillet 1830 été choisi par les typographes en armes pour demander à La Fayette de proclamer la République. Et il pouvait même raconter qu'en 1818, quand la police venait "voir ce que nous composions, le mouchard entendait gronder autour de lui cette espèce de tintamarre qu'en termes d'atelier on appelle un "roulement". En 1843, vingt ans après être allé en Angleterre parachever son apprentissage de typographe, il était retourné à Londres afin d’obtenir pour sa machine un brevet anglais en plus d'un brevet français. En février, il avait évoqué "le triste et monotone labeur du compositeur d'imprimerie", obligé "pour gagner dix sous par heure" de devenir "une habile mécanique qui ne se dérange pas, qui ne s'amuse pas à lire la copie, ni à réfléchir sur elle", et "toute la journée ainsi employée, douze ou quatorze heures de travail, sans distraction et sans profit intellectuel". A partir de l'exemple qu'il connaissait le mieux, il protestait contre le système économique qui "n'opère qu'en faisant d'un certain nombre de nos semblables, sous le nom d'ouvriers, de véritables machines". Trois mois plus tard, Marx avait souhaité une revue internationale travaillant à "l'entente d'une humanité souffrante qui pense et d'une humanité pensante qui est opprimée". En 1848, quand Mairet et ses deux amis demandent à Proudhon de collaborer à leur "Représentant de Peuple", Proudhon n'a encore rien publié contre Leroux. En 1849, à cause de la virulence de ses articles, Vasbenter, administrateur, et Duchêne, gérant, sont emprisonnés. Duchêne, qu’on regardait comme le plus proche disciple de Proudhon, et même comme son fils, avait 174 d'âme497. autant de verve que lui mais plus de grandeur Le 15 octobre 48, "son discours produisit un enthousiasme indescriptible, unanime. Pierre Leroux, surtout, jubilait ; sa belle et large figure s'épanouissait d'aise en agitant son épaisse et longue chevelure qui inspira si souvent le crayon des caricaturistes, entre autres lorsqu'ils représentaient Proudhon assis à l'Assemblée nationale au dessus de Pierre Leroux et se servant de sa chevelure dessinée en tignasse comme d'un manchon". Si Proudhon avait été là498, il aurait été moins épanoui. Prenant la défense de la libre-pensée, de la liberté de la Presse et de ceux que l'on traitait de barbares et de séditieux, Duchêne avait riposté aux "pontifes et aux docteurs du catholicisme", aux "doctrinaires du libéralisme" et aux "philosophes ennemis de l'intelligence", en disant : Il y a dix-huit cents ans, un homme parcourait la Judée, sans crédit, sans fortune, sans autre influence que celle de sa parole. Mais cette parole était plus brûlante que la flamme, plus tranchante que le glaive, car c'était une parole de fraternité, d'égalité, de liberté. Barbare499 et séditieux, selon ceux qui l'ont voué au supplice, [il était] le Régénérateur du genre humain. Est-ce que les victimes ont jamais manqué aux bourreaux ? Un an plus tard, donnant lecture des lettres de Duchêne et de Vasbenter, emprisonnés, le citoyen Fiévet, typographe, reprend le mot bourreaux, en portant un toast Aux martyrs de la Fraternité ! : "Les bourreaux, las de frapper, volèrent aux vrais chrétiens leurs symboles. Prouvant que le Christ avait eu raison de dire qu'il s'élèverait de faux prophètes, ils furent Pontifes au Moyen Age et ils sont les scribes et les pharisiens de notre époque". Ils persécutent "les chrétiens régénérés", qui ont pour maître-mot le mot frère. Banquet fraternel, banquet fraternitaire, confrères, fraternelles agapes, table fraternelle, communions socialistes, tel est dans tous ces toasts le vocabulaire religieux qui selon Blanqui et son disciple Proudhon ne sont que du verbiage fouriériste. Calomnie500: dès février 1847, quand mourait Adolphe Paraut, Auguste Desmoulins rappelait dans l'antifouriériste "Revue sociale" qu'à Limoges, "avec nos amis, nous communiions 497 Porte-parole en 1850, nous l'avons vu, de "l'UNION ESSENIENNE". Ne fait-il qu'un avec Georges Duchesne, qui a écrit dans "la Commune" à la mort de Leroux ? 498 Il s'était excusé de n'avoir pu venir avec "[s]es honorables collègues et amis de l'Assemblée Nationale, Pierre Leroux, MartinBernard, Doutre, etc." 499 Un mois plus tôt, Leroux avait dit à l'Assemblée nationale combien il était pénible de s'entendre traiter de barbare. 500 Les “fraternitaires” s’opposent aux “égalitaires” comme Bakounine s’oppose au caractère " mechanistich" "materialistisch, soziooeconomisch" du marxisme parce qu’il est attentif au caractère "herzlich und brüderlich" du communisme taborite 175 matériellemment501 , ensemble, spirituellement et assis au repas des égaux." De même, c'est de Leroux et non de Fourier que s'inspire le citoyen Bosson quand il déclare en 1850 au nom de la Société Typographique de Paris : "La liberté n'est pas tout. Nos pères avaient entrevu cette vérité, en proclamant la sainte devise : Liberté ! Egalité ! Fraternité ! Unité ! — Unité, crièrent alors de nouveau apôtres de la grande religion de la solidarité." Dès 48, dès que le droit d'association a été reconnu, Mairet constate que "de tous côtés surgissent des sociétés fraternelles et égalitaires de travailleurs". A la place laissée vide depuis la Loi Le Chapelier, ils veulent que l'on instaure des corporations nouvelles qui assurent leurs membres contre la maladie et le chômage. Leur modèle, c'est la Société Typographique, parce qu'elle souhaite que "tous les travailleurs, en imitant notre exemple, se solidarisent avec nous." A Paris, elle a déjà "une caisse spéciale pour soutenir les grèves des autres corps d'état." A Bruxelles, Turin et Genève, on commence à penser comme le délégué des typographes de Lyon qui dit en 1850 : "Nous formions un même corps sans tête. Désormais un pacte indissoluble nous unit. Marchons ensemble. Plus que tout autre, nous devons cet exemple. Quand on a l'honneur de compter dans ses rangs des hommes tels que nous en avons compté, tels que nous en comptons encore, on ne peut reculer. Soldats de la pensée, notre place est en avant, au poste d'honneur de la Civilisation et du Progrès." Ces militants de la non violence ne sont ni catholiques ni protestants. Pour bien comprendre leur vocabulaire religieux, évoquons “La Feuille du peuple” où Fauvety, Renouvier, Erdan et Jules Lequier s’opposaient rudement à Buchez en combattant "les socialistes chrétiens et républicains de sacristie". C’est dans ce journal des “socialistes croyants” que Renouvier inaugurait en février 1851 une série d'articles sur Le socialisme de Jésus. Baudelaire allait juger “sublimes et touchantes” les pages où Leroux explique que "Jésus était Talapoin, puisqu'il était Thérapeute". La Loi du 19 juin 1849 avait interdit "tous les Clubs et Réunions publiques où seraient discutées les affaires politiques". Aussi, avant chaque Banquet, le texte des toasts était soumis à la censure. En septembre 1850, le commissaire de police avait "biffé le toast entier" où Barbier avait loué Proudhon, "le hardi publiciste", nommé Martin Bernard "martyr politique" et dit : "A Pierre Leroux ! Il est là qui m'écoute Ce penseur grave et doux, si plein de profondeur" Leroux connaît le texte de ce toast et sait qu’il ne sera pas prononcé. Dans son discours, il fait allusion aux "commissaires de Mars et de Bellone" qui sont dans la 501 C’est moi qui souligne (J.V.) 176 salle, avant de céder la parole conclut avec une grande audace : à Martin Nadaud, qui Oui, je dois le dire et je le dirai ; que les sténographes de la police, dont nous savons l'exactitude, prennent bien garde à ces paroles. […] Citoyens ouvriers, nous n'oserions plus nous présenter à la tête de la démocratie européenne [si nous ne disions pas] que bien des hommes ne gagnent pas un salaire suffisant pour acheter chaque jour un kilogramme de pain. Oui, citoyens, il faut, pour l'amélioration du corps social, la régénération des individus qui le composent. Elevons donc bien haut, pour l'honneur de la France, le drapeau du courage qui est le nôtre. Nous avons en ce moment des passions et des vices ! Eh bien !, déclarons leur la guerre, mais une guerre sérieuse, une guerre d'extermination, pour arriver au bien ! Lorsque Mairet écrit : "toutes ces associations, hélas, sombrèrent"502, il attribue ce naufrage, comme Pauline Roland en 1850, non seulement aux écueils, aux obstacles objectifs, législatifs, économiques et autres, mais aussi aux défauts individuels que le marxisme oublie. Nadaud dit tout haut que l'égoïsme, le mensonge, la lâcheté, la cupidité, la jalousie, l'arrivisme sont des vices. Au Banquet de 1851, l'insistance est mise plus gravement encore sur les besoins et sur les devoirs par le délégué de la Société de la Presse du Travail, le docteur Panet, de la Corporation des médecins : "le Prolétaire, qui souffre la prison, l'exil, la faim, veut entendre une voix amie […] Il faut des hommes dévoués, prévoyants, s'oubliant eux-mêmes pour porter secours à ceux qui souffrent. […] Il est des temps où il ne faut plus discourir, songeons à faire quelque chose d'utile." Les mots action, courage, utile. n'étonnent pas. Mais pour comprendre que ces militants les associent aux mots bien, régénération, honneur, il faut retrouver la mémoire du modèle essénien. En 1849, treize ans après le premier emploi de ce mot par George Sand, il y avait à Paris et à Lyon, "de cercles esséniens dans la chaussure, l'habillement, l'alimentation". Pour les fédérer, Hocdé et ses amis ont fondé le 21 juillet 1849 l'Union essénienne qui se donnait pour buts "la réalisation pratique de la fraternité et de la solidarité républicaine par le crédit gratuit, l'abolition du parasitisme usuraire, […] le ralliement dans une pensée commune et dans un intérêt identique des familles et des associations, des industries, des sciences et des arts". A Lyon les statuts des Travailleurs unis et de l'Union des travailleurs 503 s'inspirèrent de ceux de l'Union esénienne . C'est aussi 502Sans savoir que Renouvier écrivait alors la même chose Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier citant à l'article Hocdé (Léon) le tome 1 de l'Histoire générale de la coopération en France par l'excellent Jean Gaumont. 503 177 afin de devenir "un lien destiné à réunir toutes les corporations de l'Art, de la Science et de l'Industrie" que la Société de la Presse du Travail fut fondée, ainsi qu'elle le disait le 17 septembre 1851, à ce dernier Banquet. Ce jour là, les délégués des Typographes de Genève ont offert une coupe à leurs "frères de Paris" en disant que “chez les Suisses, la coupe est le symbole de l'Egalité". Leroux a bu dans cette coupe et demandé la réhabilitation d'Etienne Dolet. L'application sévère de la Loi du 19 juin 1849 ne permettait plus d'envisager, comme l'avait fait l'Union essénienne, l'ample confédération de coopératives de production et de consommation. Du moins, il fallait faire "entendre une voix amie", car "le Prolétaire veut la liberté, et l'Imprimerie, son premier besoin, luit à peine." Le 2 Décembre, les courageux, les dévoués, les persévérants allaient être frappés par Mars et Bellone. Mais l'année suivante, en exil, le mot qu'avait employé la Société de la Presse du Travail était employé par le porte parole de l'Union socialiste, Théophile Thoré : les proscrits de toutes les nations avaient “besoin d'un grand concile pour faire comprendre le socialisme dans son universalité. L'imprimerie y suppléerait, jusqu'à un certain point", à condition de trouver "un pays où les penseurs puissent écrire"504 A Londres, en espérant "donner un écho à toutes les plaintes", cette Union essaya 505 d'allumer le flambeau de "l'Europe libre" . Et c'est en anglais puis en allemand que le mot essénien apparaît alors, à Londres, sous la plume de George Eliot et de Malwida von Meysenbug, deux admiratrices de George Sand, deux écrivains qui eurent comme elle une très grande influence. Engels traitait les “pierrelerouxistes" exilés de chiens bornés, d’ânes et d crapauds. Selon les marxistesengelsistes , “Leroux avait perdu beaucoup de son influence après 1848 parce que le prolétariat adoptait la solution matérialiste dialectique", alors qu’il restait enfermé dans "l'illusion spéculative”, ”l’idéologie petite bourgeoise", “la religiosité” et ”le platonisme" parce qu’il était "nourri de vieille métaphysique à une époque où la pensée métaphysique n’avait plus d’avenir”. Tout au contraire, en cotisant pour les proscrits, les typographes étaient réunis “spirituellement et matériellement” comme les convives des Banquets de Limoges, en 1845, 1846,1847 et 1848. En réfutant la dichotomie dualiste et le privilège accordé à l’intelligence, Leroux avait préparé ce que concrétisaient les Associations fraternelles et les Unions esséniennes. Economiste, en exécrant "le luxe, la luxure et la misère de Paris”, il avait compris l’extraordinaire admiration que les vertus des esséniens ont fait éprouver aux Grecs et 504 Dans une lettre à Herzen. Qui devait paraître aussi en anglais et en allemand, mais l'argent fit défaut. 505 178 aux Romains écoeurés par leurs dieux. Citons à nouveau George Sand : : "Ne pas croire à d'autre Dieu que celui qui ordonne aux hommes la justice, l'égalité ; […] vivre de presque rien, donner presque tout, afin de rétablir l'égalité primitive et de faire réapparaître l'institution divine". Le modèle de "la religion" qu'elle voulait “prêcher”, elle le trouvait là où Pline parle de l’oasis lointaine, d’une nation (“gens”) où la relève des générations s’opérait non pas par la procréation mais par l'afflux des convertis. Or cela n’est pas un mythe, et David Flusser, professeur à l'Université hébraïque de Jérusalem, le disait en 1981 à la télévision de l'armée d'Israêl : ”il y avait quelque chose de révolutionnaire, "something revolutionary", dans cet afflux de convertis, car c’est à cause de "the ideal of poverty, expressed through community of property" que "both Jews and Gentils spoke of the Essene with admiration"506. Estimant que "la compétence et l'autorité de D. Flusser ne peuvent être sérieusement récusées"507 , Mme Jacqueline Genot-Bismuth, professeur à la Sorbonne, découvre dans l'Evangile l'homme que Leroux appelait "Jésus essénien"508, et elle “retrouve l'histoire là où les exégètes allemands du XIXe ne voyaient que roman et mythe"509 . Leroux était dans le vrai en combattant ainsi l’antisémitisme, et de même en combattant l’européocentrisme. Lumen orientale, une aurore apparaissait pour tous les croyants d’Occident, Both Jews and Gentils. "Jésus était Talapoin, puisqu'il était Thérapeute”. On se moquait de cette “herméneutique toute nouvelle” . Il répondait qu’elle était “vraie”. Son nom est absent mais sa pensée est confirmée dans le Rapport510 où A. Dupont-Sommer disait à l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres : “L'étude des manuscrits de la Mer morte a confirmé l'hypothèse déjà émise dès le milieu du dixneuvième siècle, de contacts historiques entre la vie communautaire des moines bouddhistes et celle des esséniens [..] Cette révolution renouvelle l'un des problèmes fondamentaux de l'histoire humaine.” Mais ce n’est pas seulement l’histoire ancienne que Leroux renouvelait. Les articles de Renouvier sur Le socialisme de Jésus paraissaient dans “La Feuille du peuple”. Sous un masque catholique, le platonisme prononçait le bannissement de Leroux. 506 The spiritual History of the Dead Sect (Tel-Aviv), 1989. homme appelé Salut, genèse d’une hérésie à Jérusalem, p. 210. 508En s'élevant à juste titre contre "la méconnaissance profonde du milieu éthique judéen due à l'enseignement du mépris et à la détestation du judaïsme qui sont constantes dans la philosophie allemande suivie par la plupart de nos exégètes depuis Renan et Loisy" 509 Un homme appelé Salut, genèse d'une hérésie à Jérusalem, O.E.I.L, prière d'insérer, quatrième page de couverture de ce livre. 510 Publié dans "le Monde" du 3 décembre 1980. Affirmations amplement confirmées en 1994 par David Flusser, Der essenische Abendteuer, cf. Paul Giniewski in "Sens", n° 12, 1994. 507Un 179 CHAPITRE IX 1848. A l’Assemblée Nationale Hugo faux témoin - Le débat économique de 48 - Les représentants ouvriers - La coalition des voltairiens et des jésuites - Les défenseurs du Suffrage Universel - Les évangéliques contre les buchéziens Hugo faux témoin L’auteur des Châtiments n'a parlé que des morts et des déportés de décembre 1851. Pourtant quand on dit avec Edgar Quinet que “la France était enterrée vivante”, on pense à Guernesey, parce que Hugo y a écrit Les Misérables. Paris a tout fait pour Hugo, qui était né à Besançon, mais en 1895 ”Paris n’a encore rien fait pour un de ses plus illustres enfants.” “Le Parti ouvrier” dit cela, en félicitant le conseil municipal de Boussac qui demande un monument pour Leroux. De même, on dit qu’après l’échec du mouvement chartiste, Harney est devenu “un des premiers Anglais convertis au marxisme”511, et on attribue la formation en 1864 de l'Association internationale des Travailleurs soit au modèle offert par les Trade Unions soit au génie, juif selon les uns, hégélien selon les autres, du rédacteur allemand de son Adresse inaugurale. Mais c'st à Jersey qu' en 1856 Julian Harney est venu, pour assister à l‘enterrement de “Philippe Faure, my poor dead friend”512. Depuis plus de vingt ans les “Democrats” anglais et les “Demokraten” allemands étaient fraternellement proches des républicains-socialistes français, et P. Faure était connu à cause de ses articles dans L’Eclaireur du Centre. Hugo est une "personnalité privilégiée"513. Bakounine disant en 48 : “Guerre partout”, Marx : “Guerre générale, et insurrection du prolétariat français !” Lénine : “Guerre, guerre civile et universelle, propre à ébranler le vieux monde !” Si l'on en croit Hugo, quand les orateurs parlaient de la misère, c’était seulement pour sévir contre les conspirations. Tous les représentants du peuple se plaçaient “à un point de vue autre que le mien, au point de vue du passé, tandis que je me place, moi, au point de 511“One of the earliest English converts to Marxism”, Harney,Georges Julian, Internet 512 Avec lequel il venait d’assister à l’enterrement de deux petit -fils de Pierre Leroux, morts de misère, “The Reasoner”, Sunday, February, 3, 1856 513 L'Histoire socialiste de Jaurès voulait mettre fin à ces "cultes" que Péguy appelait "des fétichismes". 180 vue de l'avenir”. Lui, à Lille, il a descendu jusqu’en bas514 l’escalier que le préfet, presque asphyxié, avait dû remonter en hâte : "misère affreuse, intolérable, meurtrière", "caves obscures, air infect, paille humide et putrescente". A-t-il vraiment vu ces choses ? c'est possible, en février 1851. Mais il a pu lire ces mots, en septembre 48, quand le "Journal officiel" reproduisait le discours où Alcan les prononçait en citant le Rapport 515 officiel datant de 1832 sur "l'état des pauvres de la ville de Lille". Le 22 juin, Hugo ne plaide pas pour les misérables. C’est en faveur des "propriétaires victimes de faillite et qui ne perçoivent plus les loyers ou les fermages[ qu’il demande “l'aide des socialistes” :" La patrie saigne sur la croix des révolutions. Aidez-nous, aidez-nous ! N'irritez pas là où il faut concilier, n'armez pas une misère contre une misère". Leroux répond en suppliant les représentants du peuple d’examiner "d'urgence dans le plus bref délai possible" la pétition par laquelle les délégués des Ateliers Nationaux demandent à l'Assemblée, après la dissolution de ces Ateliers, "quelques garanties pour ceux des travailleurs qui iront travailler dans les départements sur la demande des industriels particuliers". On lève la séance, et durant la nuit, les premières barricades s'élèvent. Et les insurgés, quand on leur offre de cesser le combat contre une promesse d'amnistie, répondent : "Nous nous ferons suicider". Jusqu’à ce moment-là, on parle de Leroux avec respect. Montalembert lui dit "éloquent philosophe". Hugo le désigne au premier rang des “penseurs sévères et convaincus qu'on appelle socialistes". On flatte Leroux parce qu'on a peur de la Jacquerie,c’est-à-dire des incendies. "Trente-cinq mille ouvriers creusois émigrent tous les ans".A Paris et à Lyon, où ils ont fait depuis dix ans de grandes grèves. Ils passent six mois sur les échafaudages, et chaque année ils colportent leurs idées sur les routes qu' ils parcourent en bandes. Dans le Limousin est apparu “un phénomène nouveau sans rapports avec les diverses écoles parisiennes". Leroux semble seul en mesure d’influencer le développement de de ce phénomène. Le 28 juin, on n’a plus peur. Leroux a lancé en vain un pathétique appel à “la miséricorde”, Paris est en état de siège. Désormais, "des troupes nombreuses sont sans cesse sur le qui-vive aux quatre coins de la ville”, Lamartine est soulagé quand il dit cela en racontant que la veille, il a croisé "une longue file de soldats silencieux, la nuit, escortant à pas muets une longue file de personnes, les unes à pied, les autres sur des charrettes, allant chercher leur exil sur l'Océan. La ville vomissait 514Dans le très célèbre Discours sur les caves de Lille. par une commission dont un des signataires se nommait Culmann. Le même Culmann, je suppose, que celui qui le 26 juin 48 a présenté avec Leroux l'amendemen autorisant les familles à accompagner les transportés. 515Etabli 181 une partie de ses membres à l'ostracisme". Chaque nuit, par fournées de cinq cents, quatre mille trois cent quarantehuit "transportés" vont traverser Paris. A neuf reprises le “Journal officiel” publie sur six longues colonnes la liste des cinq cents “transportés”, avec la profession de chacun. Tous les corps de métiers "mécaniques" sont représentés. Accusé d’avoir tiré, un lamineur en cuivre du nom de Saintard échappe à la transportation parce qu’il réussit à prouver qu’il a seulement "voulu faire crier : Vive la République démocratique et sociale !". Dix ans de travaux forcés. La République démocratique et sociale, c’est le programme de Leroux. La Russie avait entendu l’indignation de Herzen :”Paris a fusillé sans jugement !” Nombre de prisonniers avaient 516 été massacrés, et Leroux avait protesté plus énergiquement encore que Daniel Stern et L. Blanc. Cavaignac croyait faire preuve de mansuétude en acceptant qu'au lieu de les transporter Outre-Mer on condamne seulement à huit années de prison les insurgés âgés de moins de seize ans et à la détention perpétuelle ceux qui avaient plus de soixante ans. Pourtant, si on lit dans le "Journal officiel" du 5 septembre la liste du plus récent convoi, on y trouve six transportés âgés de moins de quinze ans, trois âgés de plus de soixante ; le doyen avait soixante-seize ans. Et il faudra six mois à la commission juridique pour libérer comme "innocents arrêtés par erreur" neuf cent quatre-vingt onze des quatre mille trois cent quarante huit détenus. En novembre Leroux et sa femme sont insultés par la Biographie impartiale des représentants du peuple qui accorde dix pages à Bonaparte (Louis-Napoléon). Elu avec 5 587 759 suffrages, le Prince-Président donna son premier dîner à l’Elysée, le 23 décembre. Hugo est au nombre des convives. Hugo ne pardonnera jamais le "crime" du 2 Décembre. Mais c’est de Juin 48 que dataient “l'empire des conseils de guerre” affronté par Deville, et "la coalition des mauvaises consciences de tous les partis” dénoncée par Erckmann et Chatrian, qui précisaient le sens du mot tous: "orléanistes, légitimistes, bonapartistes et républicains"517. C’est en septembre, comme le dit Leroux, que "des voltairiens se mettaient à défendre l'Eglise", et que "des universitaires jusque là ennemis du clergé tendaient la main aux jésuites". Bientôt, le PrincePrésident et le Pape de Rome seraient alliés contre les républicains. par 516 L’histoire de la Société Typographique a été occultée le Parti communiste. Qui a occulté l’histoire de Que Vermorel félicitera pour cela dans Les hommes de 1848 (1869) renvoie à mes articles La Révolution française à travers les romanciers du XIXème siècle, “Lectures”, Bari 1990 / 25 et L’image de la Révolution française chez Leroux, George Sand et Erckmann-Chatrian, RHLF, 1990; n0 45 517Je 182 l’Assemblée nationale ? Est-ce l’Inspection générale d’histoire ? On dispose d’un document exceptionnel, le volumineux quotidien à l’impeccable typographie intitulé Le Moniteur, Journal Officiel de la République française", où se trouve alternativement le compte-rendu des séances à l’Assemblée et le compte-rendu des audience du procès des accusés de Juin, en cour de Bourges. Source irremplaçable, ces milliers de pages semblent inconnues. elles sont à la fois dramatiques, parce que “l'empire des conseils de guerre” a été institué en Juin, et aussi logiquement construites qu’une tragédie classique, parce que “le jésuitisme” qui dirige les débats instruit très méthodiquement le procès du socialisme. Pour la première fois, la représentation nationale confrontait les points de vue des patrons, ceux des propriétaires terriens, ceux des ouvriers, ceux des divers partis politiques, celui de l'Eglise, sur les questions les plus générales comme les plus concrètes (allocations de chômage, productivité, importance du capital fixe, priorité aux investissements, concurrence internationale, etc). Devant neuf cents députés, les représentants de toutes les hiérarchies se dressaient contre le penseur le plus profond et les plus novateur de l'Europe. Leroux est en effet, de très loin, le principal orateur de la Montagne, le 30 août, quand il traite du droit du travail et de la durée de la journée de travail, le 5 septembre, quand il intervient, à propos du projet de Constitution, pour faire l'historique de la pensée politique au XVIIIe siècle, le 7 et le 14 quand il intervient pour s'opposer à des dispositions qui mèneraient à l'oppression des minorités, le 18 pour demander l'abolition du budget des cultes et le 20 pour assurer la liberté de la presse, en demandant "que l'imprimerie ne puisse être soumise à aucun monopole"518. Même quand Leroux n’est pas nommé, le sténographe note souvent qu’on le montre du doigt, par exemple le jour où Lamartine, qualifie d'"abject" le matérialisme des "antipropriétaires". Le 4 septembre, Mathieu de la Drôme 1 propose d'abolir les contributions indirectes qui font que "le pauvre paie pour le riche". Bruits et rires, car Le carrosse de Monsieur Aguado avait dit que "les pauvres paient les riches". Le 14, lorsque Thiers dit :"Je n'injurie personne", le sténographe not :"Les yeux se tournent sur les bancs où siège le citoyen Pierre Leroux. — On rit". On riait parce qu'après le mot "propriété" Thiers avait ajouté : "Je ne viens pas, Messieurs, apporter à cette tribune un livre que j'ai fait." Leroux en effet avait cité un de ses écrits pour montrer que “le mot de propriété est la source d’une foule de confusions”, qu’il y a”une fausse propriété”, que “le socialisme n’attaque ni la vraie propriété ni la famille”. Le 21 septembre Leroux 518Amendement repoussé par quatre cent dix huit votants sur cinq cent soixante et un 183 se plaindra des interruptions, et dans le Journal Officiel ses discours sont en effet émaillés de bruits, rires, rumeurs, exclamations, vives réclamations, rappels à la question, rappels à l'ordre. Le 22 août, la Commission d’enquête sur les événements de Juin avait conclu à la complicité de Louis Blanc et de Caussidière. Les poursuites sont alors autorisées par cinq cent quatre votants contre deux cent cinquante deux, et nombre de suspects sont dans la salle. Ecoutons Deville,ancien soldat, le 7 septembre : "C'est sous l'empire des conseils de guerre qu'on parle à la tribune. Dites-moi s'il existe dans le monde un sentiment aussi susceptible d'inspirer la crainte, la terreur, que celui à la merci duquel sont tous les citoyens de Paris, sans en excepter les représentants du peuple, de se voir dénoncer comme complices ou fauteurs de l'attentat de juin, et de se voir, du jour au lendemain, arraché à sa femme, à ses enfants, à ses affaires, à sa patrie, pour aller mourir misérablement, désespéré, dans une île déserte. Connaissez-vous quelque chose de plus terrifiant que cela ? [...] Vous avez vu proscrire dix mille hommes, parmi lesquels cinq ou six mille au moins sont étrangers, directement ou non, à l'attentat auquel on a voulu les rattacher, qui n'ont autre chose à se reprocher, d'autre crime, d'autre faute que celle que nous pouvons nous imputer tous, d'avoir excité une jalousie, une envie, une haine. Et qui donc, dans les temps de discorde civile, peut se vanter de n'avoir pas un ennemi ?" Puisque qu’elles sont en septembre un des objets du débat, commençons par rappeler ces journées de Juin. Le 23 juin, l'Assemblée apprend que des barricades ont été élevées durant la nuit. Une vingtaine de représentants proposent une proclamation pour "ramener les égarés". On leur répond que ce sont "des assassins", qu'"on ne raisonne pas avec les factieux", et l'on passe à l'ordre du jour. Débat (un de plus) sur des concessions de lignes ferroviaires. Caussidière, Préfet de police, implore l'assemblée en faveur "des innombrables ouvriers affluant à Paris qui ont perdu toute position en province. Souffreteux, ils sont là par centaines, par milliers à nous dire : tâchez donc de nous donner du pain, ou nous prendrons le fusil ; nous nous ferons suicider ; nous irons nous précipiter au-delà des baïonnettes". “Interrompu plus de vingt fois“, Caussidière se fâche : "Il est bien étrange qu'on parle de chemins de fer, pendant que le quartier Saint-Jacques ... Si vous ne voulez pas faire de concessions, voulez-vous donc qu'on s'égorge dans Paris toute la nuit ?" Siégeant trois jours de suite sans discontinuer, l'Assemblée délègue d'abord cinquante de ses membres aux barricades "pour le retour de la paix". En tête, Leroux. Avec lui, Considerant, Grévy, Beslay, 184 Garabit. Garabit revient et dit en leur nom que les insurgés acceptent de cesser le combat à condition de "conserver tous [leurs] droits et [leurs] devoirs de citoyens français". Le général Cavaignac juge que cette demande d'amnistie est "une insulte". Il exige "une soumission absolue". L'Assemblée demande "aux ouvriers égarés de ne pas suivre "les fauteurs de l'émeute, qui promenaient le drapeau des prétendants". Quel drapeau ? Le drapeau blanc ? Ou un emblême bonapartiste ? On ne le saura pas : l'état de siège va empêcher la commission d'enquête de faire vraiment son travail. D'ailleurs, sans attendre, c'est contre "la presse anarchiste" (le mot signifie socialisme et communisme) que Degousée demande, ce même jour, de "profiter du désastre qui vient de nous frapper pour nous débarrasser des quinze cents ou seize cents fauteurs d'anarchie qui empoisonnent la capitale et le pays". On allait arrêter vingt-cinq mille personnes et maintenir en détention plus de onze mille. Retenons le mot profiter pour le moment où nous reviendrons au deuxième état de siège, celui qui en 1849, à nouveau, permit "de profiter de la victoire pour faire des lois répressives et préventives", comme le dit un autre ennemi de Leroux, un ministre vanté de nos jours comme parangon du libéralisme, M. de Tocqueville. Le 26, proclamation de l'Assemblée : "Famille, institutions, liberté, patrie, tout était frappé au coeur, et sous les coups de ces nouveaux barbares la civilisation du 19e siècle était menacée de périr". Débat sur la "transportation" des prisonniers hors de France. Leroux proteste519, au nom de la religion, c'est-à-dire de "la miséricorde", et aussi au nom de la raison : "L'ordre logique eût été que la commission d'enquête fît son rapport avant la commission pénale. On nous a parlé tantôt de bonapartisme, tantôt de légitimisme, tantôt de communisme, tantôt d'intrigues particulières relatives à telle ou telle ambition. Une commission d'enquête a été nommée mais cette commission n'a pas fait son rapport, de sorte que nous sommes obligés de décider sur le sort d'hommes, nos semblables, sans savoir les causes de cette horrible guerre civile".Ce jour-là, le 26 juin, lorsque Leroux avait demandé que les femmes et les enfants des transportés soient autorisés "à partager le sort de leurs maris et de leurs pères", il avait été soutenu par Caussidière, et le 22 août, pour sa défense, Caussidière déclare que "plusieurs de [s]es accusateurs sont des policiers tenus par les nobles qui les ont jadis nommés" et que depuis le 15 mai il soupçonnait Blanqui et quelques-uns de ses 519Cherchant à réfuter mon livre de 1983, la C.G.T. limousine, c’est à dire le Parti Communiste Français, maintenait encore en 1987 contre "le caractère irréaliste et totalement utopique de la grande embrassade préconisée par Leroux" la condamnation que le P.C.F. prononçait déjà en 1949 : "Pierre Leroux ne prit aucune part à la lutte de 48. Après 48, il est dépassé par les événements.” 185 affidés. On refuse le supplément d'enquête demandé par Grévy, par Flocon, qui appelle Caussidière "un ami, dont le frère a été tué à Lyon au combat pour la liberté, dont le vieux père est mort dans mes bras", par Lagrange, disant que les vrais conspirateurs de juin conspirent encore, que ce ne sont pas les communistes, mais ceux qui ne cessent d'affirmer qu'avant quinze jours la République sera remplacée par "l'enfant du miracle", c'est-à-dire par Henri V (le petit-fils de Charles X). Quant à L. Blanc, il est accusé par un rapport signé Carlier (en train déjà de préparer le Coup du 2 décembre), et défendu par Deville, qui déclare : "Il est poursuivi à cause de ce qu'il aurait dit à cette tribune. J'étais là, il n'a pas prononcé ces paroles". Ouragan d'interruptions et d'exclamations. La Commission d’enquête conclut à la culpabilité de L. Blanc et de Caussidière. Et les poursuites sont autorisées par cinq cent quatre votants contre deux cent cinquante deux. Nous connaissons déjà Deville, et son courage n'étonne pas : "De seize à trente-deux ans, j'ai appris à connaître les aménités du sabre". Lagrange, de même : "Depuis l'âge de quinze ans, j'ai mangé avec vous le pain du soldat et le biscuit du marin, j'ai couché au bivouac et monté à l'abordage avec vous, j'ai déchiré avec vous les saintes cartouches de Juillet et de Février". Il osait dire, le 28 juin, "mes camarades des barricades", en s'écriant pour soutenir Leroux : "Je proteste au nom de la France contre l'état de siège, contre la guerre civile". Au nom des Communards non blanquistes, Gustave Lefrançais fera l’éloge de Leroux, en rappelant le discours auquel Vermorel 520 avait fait allusion en 1869 dans un livre attentivement lu par Marx, Les hommes de 48 : "Le décret fut voté d'urgence et presque sans discussion. Vainement M. Pierre Leroux voulut protester : "Vous avez dit : pas de concessions devant l'émeute ! Et vous dites maintenant : pas de discussions après la victoire!". Vainement voulut-il tenter un appel à la clémence, sinon à la justice. On ne voulut pas l'écouter davantage, et même le président, qui était encore M. Sénard, le rappela à l'ordre". L'Assemblée se fia aux affirmations du général Lebreton, venu lui dire que le 25, le 26 et le 27 il avait "usé de toute [s]on autorité morale pour empêcher que les prisonniers fussent fusillés sans jugement”, et qu’on n'avait pas enfreint ses ordres, "quoique les gardes nationaux pussent accomplir une vengeance légitime contre des assassins, des assassins, il faut le dire". En fait, nombre de prisonniers furent massacrés, et Leroux mérite les félicitations de Vermorel521 pour avoir protesté plus énergiquement encore que Daniel Stern et L. Blanc. Cavaignac croyait peut-être faire preuve de mansuétude en 520membre comme Lefrançais de la “minorité” non blanquiste , et répliquant comme nous le verrons à une “insulte” lancée contre Leroux par le général Cavaignac 521Les hommes de 1848 (1869) 186 acceptant qu'au lieu de les transporter Outre-Mer on condamne seulement à huit années de prison les insurgés âgés de moins de seize ans et à la détention perpétuelle ceux qui avaient plus de soixante ans. Pourtant, si on lit dans le "Journal officiel" du 5 septembre la liste du plus récent convoi, on y trouve six transportés âgés de moins de quinze ans, trois âgés de plus de soixante ; le doyen avait soixante-seize ans. Et il faudra six mois à la commission juridique pour libérer comme "innocents arrêtés par erreur" neuf cent quatre-vingt onze des quatre mille trois cent quarante huit détenus. On avait pris Leroux pour un rêveur, on le prenait pour l’inspirateur des barbares. Il n’avait pas été inculpé, mais une grande partie de l’Assemblée le soupçonnait, en voyant des preuves indirectes de sa complicité dans deux documents publiés cette année-là, l'affiche AUX CONSCRITS et le Manuel Républicain. Dès le 4 juillet, la majorité applaudissait Bonjean, qui dénonçait ce Manuel "rédigé sous l'autorité du ministère !", où l’on envisage "les moyens d'empêcher les riches d'être oisifs, de constituer une aristocratie nouvelle, plus dangereuse que l'ancienne, et de manger les pauvres !". Hippolyte Carnot, ministre de l’Instruction Publique de Février à Juin, avec Reynaud et Charton comme conseillers, avait chargé Renouvier de rédiger un Manuel adressé aux instituteurs. Tous les quatre, ils avaient collaboré à l'Encyclopédie fondée par Leroux. Contre Leroux, maître des mauvais maîtres, Thiers et Lamartine appellent à l’union de tous les bons citoyens, Thiers est voltairien et monarchiste, il dénonce "les instituteurs anticurés, formés dans les écoles normales, ces clubs silencieux, et maîtres des futurs émeutiers". Lamartine se dit catholique et républicain, il s’écrie :"J'adore la propriété [...] Rattachons tout à Dieu, chaînon par chaînon", et il dénonce “les instituteurs, 522 fomenteurs des stupides doctrines antisociales, les doctrines malfaisantes, les théories antinationales et antipropriétaires" qui ne naissent pas dans le peuple luimême, mais qui "s'infiltrent chez les ouvriers des villes auxquels des salaires exagérés et tous les vices correspondants ont fait perdre l'habitude du travail agricole, le plus sain, le plus moral". Quant à l’affiche AUX CONSCRITS !, qui elle non plus ne portait pas la signature de Pierre Leroux, elle était signée par Les imprimeurs de Boussac Luc Desages, Charpentier, Jules Leroux, Desmoulins, Vandris, Charles Leroux, Frézières, Louis Nétré, combattant de mai, ancien détenu politique,Fichte, combattant de mai, Arnaud Leroux, Hélas, Henri Leroux Cette affiche cite leur journal “L’Eclaireur”. S’attaquant à un des principaux privilèges qui perpétuaient le régime censitaire, elle dit que la 522Dans son journal;”Le conseiller du peuple” 187 République mettra fin à l'inégalité monstrueuse qui permettait aux riches de se faire remplacer par les pauvres, de se réserver les écoles militaires et de devenir officiers. Tout citoyen sera soldat, et tout citoyen recevra la même instruction militaire. Cela, à condition d'élire "de bons représentants, des pauvres, des ouvriers, des paysans". Or Leroux avait eu l’audace de demander la suppression du remplacement, et il faut sur ce point citer l’Histoire socialiste de Jaurès : “A propos du service militaire, Pierre Leroux, véritable ancêtre de Tolstoï, apôtre de la non résistance au mal, convaincu qu'on ne doit faire triompher une cause que par le martyre, avait risqué cet amendement : "Tout citoyen appartenant à un culte qui repousse la guerre comme un principe barbare et contraire aux lois divines et humaines sera exempt de la profession militaire". Il avait été accueilli par une longue hilarité. Il avait eu beau rappeler que les ecclésiastiques étaient exemptés pour un motif analogue et que ce respect des convictions religieuses devait être étendu aux cas semblables ou supprimé pour tous, il avait paru extravagant. Mais que l'on pût se dérober au même service personnel, parce qu'on était riche, cela semblait tout naturel. Aussi fût-ce un déchaînement de colère contre ce paragraphe : "Le remplacement est interdit" 523. Le débat économique de 48 Le projet de Constitution devait être adopté rapidement, et la discussion de chacun de ses articles entraînait des contestations et des retours en arrière. La limitation de la journée de travail à dix heures avait été décrétée le 2 Mars par le gouvernement provisoire, et le 3O août, l’Assemblée s’était demandé s’il fallait inscrire dans la Constitution le droit au travail, et cette limitation. L’économie politique allait donc faire l’objet d’un vaste débat. Rappelons d’abord que le 20 juin Trélat avait accusé Leroux "d'avoir jeté, soit dans les campagnes, soit dans les villes des paroles de nature à susciter la haine, la discorde" Dans sa réponse, ce jour-là Leroux avait évoqué, Saint-Etienne, Saint-Chamon les petites villes de fabrique aux environs, de Lyon, plus de cent mille prolétaires, de Limoges, sur 40.000 habitants 13.000 indigents, et de tous nos départements du centre, où la plupart des hommes, des serviteurs de l'agriculture ne mangent pas de véritable pain’. Le 3o août, dans un ample discours sur la limitation du temps de travail, il apparaissait de même non seulement comme un philosophe mais comme un expert fort bien informé. Il terminait en disant : ”Je fais appel aux catholiques et aux protestants comme 523 Georges Renard, dans l'Histoire socialiste de Jean Jaurès, cf. P. Leroux, Du christianisme et de ses origines démocratiques, In-16, 1848. 188 aux philosophes. Qu'ils reconnaissent dans le décret du 2 mars un progrès éminent dans la législation, un progrès en rapport avec toutes les traditions du passé.” Dupin, membre de l’Académie des Sciences Morales et Politiques, répond que Leroux niait l'évidence, élévation du niveau de vie général depuis 1830, extrême rareté des journées de travail de quatorze heures. Qui, aujourd'hui, n'a pas de cravate, de chapeau, de chaussure ? Qu'est-ce que le décret du 2 mars ? - "une couronne dorée posée sur le front des mauvais ouvriers, ceux qui ne chérissent le travail qu'à l'état de minimum". Mais Dupin n’est pas unanimement approuvé. Conservateur, mais économiste attentif, Wolowski demande l'abrogation. du décret du 2 mars, qui a produit "des résultats funestes" en raison de la concurrence internationale. Certes, depuis 1700, la condition des travailleurs s'est améliorée, puisque la production de froment a doublé. Mais "M. Pierre Leroux demandait avec raison que l'on suscitât davantage la production agricole". Oui encore, "l'Etat doit protéger la société, et par exemple limiter le travail des femmes et des enfants" ; oui, l'Assemblée constituante doit songer à l'avenir et non pas seulement à l'actualité : "Je crois avec M. Pierre Leroux que le salaire n'est pas la dernière expression de la rémunération du travail, que nous nous dirigeons de plus en plus dans les voies de l'association, mais de l'association libre et volontaire". Ministre de l'Intérieur, Sénard prend la parole le même 4 septembre. En effet, "la question est trop grave pour que le Gouvernement puisse demeurer muet". Si en effet le décret de mars dépassait la limite, "on se jette aujourd'hui dans l'excès contraire". Il pense que "l'Etat a le droit et le devoir de protection et d'humanité s'il n'a pas celui de réglementer et de dicter des conditions dans des contrats qui ne peuvent vivre que par la liberté". Le travail le plus long n'est pas toujours le plus productif. La France est le pays où les ouvriers travaillent le plus d'heures par jour, souvent bien plus de douze heures. Pour des salaires qui ont diminué de trentetrois pour cent dans le temps où la production totale augmentait, elle aussi, de trente-trois pour cent, ainsi que Dupin l'avait dit en omettant de préciser que la consommation avait augmenté surtout dans les campagnes et non pas dans les quartiers où vivaient les prolétaires. Le décret du 2 mars, "véritable délivrance, avait été accueilli avec une joie extrême, avec délire, dans les centres manufacturiers". Il a passé sa vie au milieu des populations ouvrières de Rouen, où en avril les troubles ont été encore plus graves qu'à Limoges. Dans son département, les jeunes gens sont dans leur grande majorité inaptes au service militaire, parce qu'ils sont restés, privés d'air, dans des ateliers insalubres, "quinze, seize, dix-huit heures par jour". Et il irrite probablement bon nombre de "ceux qui appartiennent à des régions où 189 l'ouvrier travaille chez lui dans des conditions à peu près convenables", en leur demandant de visiter "nos régions manufacturières". Léon Faucher riposte, le jour même : "Je ne m'attendais pas à rencontrer M. le ministre de l'Intérieur sur le même terrain que M. Pierre Leroux". Puis de Falloux, le 16 : "Monsieur le ministre de l'intérieur émet des idées, des doctrines, qui sont de nature à porter des perturbations profondes" dans un pays où "les élites de toutes les opinions, de tous les partis, ont apporté leur sang, le plus pur de leur sang et celui de leurs enfants" pour sauver, en juin, la civilisation. Le 13, Tocqueville affirme que "les socialistes de toutes les nuances et de toutes les écoles sont tous liés à Buonarroti et petit-fils de Babeuf", et il lit un passage de La conspiration des égaux, où Buonarroti avait raconté, vingt ans plus tôt, l'histoire du babouvisme. L’année suivante, Faucher, Falloux et Tocqueville seront ministres. Mais en 48 on les contredit. Crémieux reproche à ceux qu'il appelle "nos adversaires", de condamner tous les socialistes en recourant seulement à quelques citations puisées dans un petit nombre d'ouvrages. Vieux républicain, il rappelle qu'avant février "le peuple était relégué, méprisé, foulé aux pieds". De même, il y avait eu des "chuchotements" lorsque Tocqueville avait dit : "La démocratie ? Je la chercherai dans le seul pays du monde où elle existe, en Amérique". Il avait affirmé que l'idée de droit au travail, proclamé en mars, était étrangère au “grand mouvement de 1789 et de 1793". Ledru-Rollin avait répliqué, sans nommer Leroux, ce que Leroux lui avait appris : le droit au travail a été inscrit par Robespierre lui-même dans un rapport à la Convention ; demander "que l'Etat facilite l'association", ce n'est pas revenir aux jurandes abolies par Turgot; pour faire du mot socialiste une insulte, un synonyme de sensualiste, il faudrait croire, comme "le christianisme mal interprété", que l'Humanité est enchaînée au mal, et placer seulement dans le ciel la récompense. Et trois autres orateurs répondaient eux aussi à Tocqueville. "Républicain démocrate" de longue date malgré sa jeunesse, Barthe dit qu’ "il faut être juste envers tout le monde" ; "le communisme, qui veut réorganiser par le sommet, faire de l'Etat le commanditaire de toutes les industries, concentrer dans ses mains toute la production", n’est pas le socialisme, "qui veut réorganiser par la base, par la commune, et par l'association volontaire". Il faut enfin augmenter la richesse nationale, et donc la production, surtout la production agricole. Et Barthe conclut : "Je ne suis pas ennemi de ce sentiment qui pousse à la recherche des moyens d'améliorer le sort des masses, et qu'on appelle socialisme". Billaut, lui, est royaliste et catholique. Et en critiquant Tocqueville, il l'appelle son ami. Pourquoi dire qu'on aboutit à la servitude si on proclame le droit au travail ? N'est-ce pas faire "une supposition extrême ?" 190 Pourquoi reprocher aux novateurs de "n'indiquer aucun moyen ? C'est du principe qu'il s'agit en ce moment, c'est lui qu'il faut écrire pour lier le gouvernement. Il faut affirmer les principes sans attendre que la réalisation complète en soit immédiatement possible". Billaut n'invoque pas 89 et la Convention, mais les édits royaux qui avaient consacré la dette de la société envers les travailleurs souffrants et dépourvus. Disant avec simplicité : "Je ne suis qu'un républicain du lendemain", parlant "non pas en utopiste mais en homme pratique", il demande que l'on sonde la plaie sociale, que l'on soulage les souffrances profondes et que l'on "admette les nouveautés dans ce qu'elles ont de possible". Pour ne pas "renier tout le passé de la société française", on doit dire Civilisation oblige comme on disait jadis Noblesse oblige. On l'approuve "à gauche" quand il dit pour finir : "Prétendre que la civilisation a dit son dernier mot, c'est nier la loi inébranlable de la perfectibilité humaine". Républicain chrétien, Arnaud (de l'Ariège) interroge. Tocqueville : Pourquoi confondre le socialisme avec les rêves insensés de quelques utopistes et les intentions coupables de quelques mauvais citoyens ? Pourquoi, avec Lamartine, "adorer la propriété" ? C'est dans l'organisation païenne qu'il n'y a aucun lien entre le maître et l'esclave. Mais pour la doctrine chrétienne, ou de par "la loi de la solidarité humaine, qui est la loi de tous les êtres libres", la propriété est liée au travail par un besoin réciproque, elle est comme lui "une nécessité sociale" et non pas, au dessus de lui, "un principe supérieur". Elle n'est pas purement individuelle, et le travail non plus ; on ne peut en effet "ni remuer un atome sans occasionner un ébranlement dans l'univers entier", ni imaginer de travailleur isolé dans sa mansarde ou son lopin de terre qui n'accomplisse une oeuvre sociale. Oui, comme l'a dit Ledru-Rollin, le christianisme a été mal interprété, il semblait la négation de tout progrès. Après s'en être d'abord détaché pour cette raison, Arnaud l'a embrassé avec la démocratie dans le même amour. "On s'est beaucoup récrié" lorsque Leroux a défendu la souveraineté individuelle contre les empiétements de la souveraineté majoritaire. On a parlé, à tort, d'appel à l'insurrection. Or chacun et chaque minorité a vraiment "le droit de réclamer, de protester, par la presse, par la parole, par l'association, de réclamer toujours, jusqu'à ce que le droit soit satisfait". Il faut donc limiter autant qu'on le peut l'intervention de l'Etat. Mais s'il n'intervient pas pour soulager la misère de ceux qui tombent d'inanition, c'est l'égoïsme qu'il protège et non pas la liberté. Souvent, "admis dans [s]es montagnes de l'Ariège et chez [s]es amis de Paris à prendre part aux joies des ouvriers et à leurs douleurs", Arnaud a toujours admiré leurs trésors de dévouement, de patience et de résignation". Il affirme que "la classe ouvrière sait très bien que le problème social est encore à son enfance, et que 191 l'assemblée ne peut pas réaliser à l'instant même le bonheur de tous". Aucune utopie par conséquent, si "en nous conformant aux principes que nous avons nous-mêmes consacrés au lendemain de Février, le principe de l'égalité, le principe de la liberté, le principe de la fraternité, nous organisons fraternellement le travail par l'association volontaire, par l'association libre" (Très bien, très bien à gauche). On avait donc applaudi le socialiste chrétien qui employait le mot solidarité dont Leroux faisait sa devise524, le royaliste qui parlait de perfectibilité comme Leroux le faisait en développant la pensée de Condorcet, et le républicain de la forme525 qui citait Robespierre comme Leroux le lui avait appris. On aurait pu croire à la prochaine réalisation de l’idée que Michelet formulait en disant que, toute entière, “la tradition de la France aboutissait au socialisme”. Mais le même jour les Très bien ! Très bien ! seront beaucoup plus sonores tout au long du discours de Thiers. En disant : "Les grands principes de la société se résument par ces mots dits à l'homme : Travaille, travaille selon tes facultés, à tes risques et périls, travaille mieux que ton rival et tu sera riche si tu es appliqué, sage et habile", il se présente tout d'abord comme "spiritualiste". Puis il démontre, chiffres en main, l'imposture de ceux qui prétendent "que la société marche toujours vers l'appauvrissement des classes ouvrières". Nul besoin de nommer l'orateur qui avait dit le 31 août : "La baisse du salaire est la cause de tous nos maux". "Je n'injurie personne", affirme Thiers. Mais le sténographe note : "Les yeux se tournent sur les bancs où siège le citoyen P. Leroux. - On rit". Aux "sophismes", Thiers "oppose des faits" : à Rome l'intérêt de l'argent s'élevait à quarante pour cent, à quinze pour cent au Moyen Age, à quatre ou cinq pour cent aujourd'hui. La concurrence, en effet, oblige l'entrepreneur à se contenter de profits inférieurs, tandis que l'ouvrier gagne davantage et paie moins, comme consommateur. D'incessantes enquêtes sur l'état des classes laborieuses prouvent qu'en trente ans le salaire d'un manouvrier parisien ou d'un tisserand de Rouen ou de Lille est passé de trente à quarante sous, la viande augmentant à peine et le pain pas du tout, la France ayant entre temps presque doublé la quantité de coton brut qu'elle fait venir pour le filer. Et, pour conclure, "montrant la gauche", et obtenant "les marques nombreuses d'une vive adhésion", Thiers met en garde contre ceux qui poussent au désespoir, et ne songent jamais au peuple des campagnes. Après avoir "égaré par des 524en regrettant que Lacordaire, à Notre-Dame,en janvier 1846, ne l'emploie que du bout des lèvres 525Ledru-Rollin était signalé par Tchernoff avec George Sand, L. Blanc, T. Thoré et Barbès parmi ceux des républicains qui avaient le plus subi l’extraordinaire ascendant de Leroux, Le Parti Républicain sous la Monarchie de Juillet (1901) 192 d'infortunés526 sophismes quelques milliers qui ont versé le sang", ils préparent "le monopole d'une seule classe", un Etat où "une classe, une seule, qui est peut-être un million d'hommes sur trente-six, spéculera avec le capital de tout le monde". Les représentants ouvriers Ecoutons à présent les représentants de cette classe. Pour que la représentation soit équitable, ils devraient être (si on garde la proportion qu’indiquait Thiers) vingt-cinq sur neuf cents. Mais l'ébéniste Perdiguier n'en comptera que dix, le 2 décembre, en tête desquels il nomme Pelletier, que nous entendrons tout à l'heure et qui sera exilé comme lui. Première question : la baisse des salaires. Perdiguier rappelle qu'il a coupé la parole à Dupin, en criant : "Cela est vrai !" pour appuyer ce que Leroux disait. Oui, l'insurrection de Février était causée par la misère. Quant à la mévente, elle n'a pas pour cause le décret du 2 mars, mais la faiblesse des salaires, et de longue date. "Depuis deux ans, une foule d'industries étaient bien malades". Que les économistes de l'assemblée viennent voir dans les quartiers laborieux des maîtres et des ouvriers, "ils seront instruits de la vérité par ceux qui souffrent, qui souffrent depuis longtemps, et cela vaudra mieux que de faire des statistiques ingénieuses dans le silence du cabinet". En réalité, "plus l'ouvrier travaille, moins il gagne". Suivent des exemples, car "les statistiques, nous en faisons nous aussi". Lui aussi, Corbon insiste sur les méfaits de "la libre concurrence". "En 1820, j'étais rattacheur de fil. Les tisserands gagnaient cinq francs par jour pour douze heures de travail, aujourd'hui un franc vingt-cinq pour quatorze ou quinze heures". Mais "dans une foule de localités, à Chollet par exemple ou en Alsace, soixante centimes seulement". Deuxième question : la journée de travail. Est-ce vraiment pour "consacrer les prétentions tyranniques des ouvriers paresseux, inintelligents, les moins honnêtes" que le gouvernement provisoire a pris le décret du 2 mars, comme l'a dit Dupin reprochant à "l'honorable P. Leroux de faire de ce décret l'objet de tous ses soins" ? Perdiguier proteste : "Je suis un ouvrier, moi, un ouvrier véritable. Cependant je suis pour la diminution de la journée de travail". Corbon insiste sur ce point. Il rappelle que Guizot, cinq ans auparavant, voyait dans la nécessité incessante du travail "la seule garantie efficace contre la disposition révolutionnaire des classes pauvres". En 1840, 526Même idée chez Hugo en 1844, au moment où George Sand déplore le malheur des Hussites persécutés; “les Hussites d’aujourd’hui” sont pour Hugo des malheureux auquels la haine est inculquée par des “misérables”. Ce mot changera de sens quand Hugo exilé reprendra le projet des Misères 193 Corbon a participé à l'immense soulèvement, où cent mille ouvriers sont sortis de Paris en inscrivant sur leurs drapeaux DIX HEURES DE TRAVAIL. Or ce ne sont pas les paresseux qui marchaient en tête, s'exposant à cinq années de prison pour simple délit de coalition, mais "les hommes connus dans leur métier comme les plus habiles, les plus honnêtes et les plus attentifs à leur travail". De même en 48, "ce n'est pas la politique, ce n'est pas le socialisme qui ont engagé les menuisiers, les tailleurs, les mécaniciens, à venir deux ou trois jours après la révolution de février, avec leurs drapeaux sur lesquels était écrit : DIX HEURES DE TRAVAIL". Cette revendication remonte à 1791. Elle est le symptôme d'un malaise profond qu'il faut guérir. La classe inférieure doit "être élevée", et pour cela il faut qu'elle puisse s'instruire. Voilà pourquoi il faut mettre fin à ce que Guizot appelait "le frein par le travail". Hostile à tous les socialismes et en particulier "aux folies du Luxembourg", Corbon pense que l'association, seule, peut "marquer le cachet de la révolution" à condition qu'elle "fasse cesser l'hostilité entre les patrons et les ouvriers". Il ne s'explique pas davantage. Deux orateurs vont dire que sa solution n'est pas réaliste. D'abord un patron de Rouen, Levavasseur, assez philanthrope et assez franc pour dire que "la plupart de nos manufactures sont infectes", mais aussi que "les capitaux se jettent nécessairement là où il y a un bénéfice". Et aussi Pelletier : impossible "d'associer les ouvriers avec les maîtres". Typographe, mais aussi aubergiste, il a cinq employés : "leurs intérêts sont diamétralement opposés aux miens : plus ils travaillent, plus ils s'usent, et moi plus je gagne". Une fois la session terminée, à lui de payer seul, s'il y a deux mille francs de perte, ou de "recueillir les mille ou deux mille francs qu'ils auront sués" durant son absence. On devrait être libre de "changer la manière de faire", le directeur étant élu par les employés, lesquels seraient peut-être moins payés, mais ses égaux dans la fonction et non plus ses inférieurs. Ce serait, "sans maîtres, passer du salariat à la fonction". Lorsqu'elle emploie ce mot, la "Revue sociale" ne pense pas au statut des fonctionnaires publics. Elle ne propose pas du tout, comme le fera Lénine, de "transformer tous les travailleurs en employés d'un trust unique, l'Etat". Elle demande au contraire, pour ces parias que sont les prolétaires, des droits et un rôle social qui leur confère autant de dignité qu'aux autres citoyens. C'est pour cela que Perdiguier dénonce la mauvaise foi de "nos économistes" qui protègent au moyen de diplômes "ce qu'ils appellent leur art ou leur science", mais qui laissent sans protection "les métiers mécaniques" où seuls trouvent du travail "ceux qui veulent travailler au plus bas prix". Et donc, "liberté pour exercer le métier de menuisier, charpentier et autre, mais pas pour l'état d'avocat". Quant 194 au droit de chacun à la famille, à la patrie et à la propriété, Pelletier l'affirme, exactement comme Leroux, en critiquant comme le fait Leroux les deux principaux négateurs de ce droit : Malthus et Victor Cousin. On lui dit que Malthus est périmé, il répond qu'il se retrouve chez "les économistes de l'Académie des sciences morales et politiques" et dans les leçons où Cousin prétend que le misérable n'a pas droit à l'assistance qui n'est pour l'Etat qu'un devoir de charité. Quant aux mots solidarité et association, dont Arnaud ne précisait pas la signification, Pelletier les emploie comme les disciples de Leroux. Il compte six millions de prolétaires et deux millions de mendiants, ce qui prouve qu'il ne pense pas seulement aux ouvriers des villes. Il estime qu'il faut "solidariser les travailleurs de toutes les industries", en créant "une administration, une dans toute la France, qui serait autorisée à prélever, tant que la nécessité l'exigerait dans l'intérêt de tous, cinq centimes par franc sur le salaire de tous les travailleurs". Ainsi, tout en "laissant la plus grande liberté aux propriétaires", on donnerait naissance à une autre économie. Les sommes recueillies permettraient à l'Etat associé aux communes d'ouvrir dans toutes les communes "des maisons pour éteindre la misère, comme il y en a pour guérir les maladies et soulager la vieillesse". Là, le mendiant (qu'aujourd'hui nous appellerions le chômeur) deviendrait "solidaire" en touchant une indemnité "prélevée sur le salaire des travailleurs ses frères", en attendant de trouver ensuite un emploi dans une des associations qui seraient créées pour creuser des canaux, régulariser le cours des rivières, reboiser des montagnes, défricher des landes, etc. Cela dans les campagnes, et, de même, dans les villes, pour fabriquer et vendre les produits nécessaires à cet afflux de nouveaux consommateurs. D'importantes assurances mutuelles protègeraient des faillites ces "associations industrielles et agricoles". Amples mesures, coûteuses certes et extraordinaires, mais pas plus que ne le seraient celles que l'on prendrait s'il y avait une guerre. Or la misère était un péril aussi grave que la guerre. L'idée d'association était donc développée par Pelletier jusqu'à l'horizon tandis que Perdiguier parlait des premières expériences qui en avaient été faites. Par les brossiers par exemple : les textes rédigés par eux leur donnent un salaire convenable, les maîtres aussi s'en trouvent bien, les acheteurs sont satisfaits et la brosserie française a soutenu avec avantage la concurrence étrangère. Conclusion : que l'Etat, c'est-à-dire le législateur, "supprime les articles du Code qui font qu'un maître est cru sur parole contre ses ouvriers, et qui interdisent les coalitions". "Les ouvriers établiraient ensuite des associations, se mettraient en rapport avec les maîtres, et de concert avec eux ils établiraient des tarifs et ils régleraient le taux et la longueur de la journée de 195 travail". Perdiguier n'avait pas la parole facile, mais Pelletier savait se faire écouter. Ainsi, en répondant au discours de Grandin sur la concurrence internationale et sur ce que nous appelons capital fixe, investissements, baisse du taux du profit : le perfectionnement constamment accéléré des machines impose des renouvellements de plus en plus fréquents, donc des dépenses auxquelles les bénéfices suffisent de moins en moins, donc l'impossibilité d'augmenter les salaires. Et pourtant, disait Pelletier, "en voyant en étalage un gilet en drap d'Elbeuf fabriqué chez M. Grandin, pas un ouvrier n'ignore que les producteurs qui ont travaillé à l'étoffe et à la confection de ce gilet, celui qui a tondu la laine, celui qui l'a dégraissée, celui qui l'a filée, celui qui l'a tissée, celui qui l'a teinte, celui qui a cousu le gilet, sont pauvres, et après avoir travaillé toute leur vie mourront peut-être de misère sur la paille au fond d'une mansarde, et que les personnes qui se sont enrichies sont celui qui a vendu la laine tondue, celui qui l'a vendue dégraissée, celui qui l'a vendue filée, celui qui l'a vendue tissée, celui qui l'a vendue teinte, celui qui a vendu le gilet confectionné ; que les travailleurs qui ont produit ont été plus malheureux que ceux qui n'ont fait qu'acheter et revendre leur production". Et les "Rires", alors, n'étaient pas désapprobateurs. C'est donc à des réalités socio-économiques concrètes (coopérative de production, syndicalisme, mutualité, allocation de chômage, etc.) que pensaient en 48 ces socialistes-là. Et l'imposture, proudhonienne ou marxiste, c’est de les présenter comme des idéalistes parce qu'ils prononcent le nom de Moïse et celui de Jésus, parce qu'ils regardent l'instauration d'une solidarité concrète, la sécurité sociale, comme l'avènement de la véritable religion. Mais écoutons Martin Bernard, qui monte à la tribune deux jours après Pelletier : "Une sainte solidarité entre tous les hommes, une solidarité qui étendra à tous, ainsi que vous le disait l'autre jour une bouche éloquente, les joies saintes de la famille et les légitimes satisfactions de la propriété". Cette simple allusion le dispense d'entrer dans les détails de l'économie. Lui, il n'a pas quitté la typographie pour tenir une auberge. Il vient de passer des années au Mont Saint-Michel après avoir été arrêté avec Barbès les armes à la main au printemps 1839. Sans qu'il ait à nommer Tocqueville, Lamartine ou Thiers, tout le monde comprend qu'il riposte à ceux qui depuis deux semaines condamnaient Leroux sans le nommer : “aucune logomachie ne ressuscitera la vieille politique censitaire, avec ses électeurs à deux cents francs. L'Amérique ? Ses conditions politiques, philosophiques et territoriales ne sont pas celles de la France, cette fille aînée de la civilisation, qui saura bien trouver sa voie”. Les tirades à effet sur la liberté ? Elles ne répondent pas, "quand nous demandons du pain, un pain honorable pour le peuple, car nous pourrions vous prouver que nous sommes 196 plus que vous les hommes de l'idéal ; car nous pourrions vous dire que nous avons vécu de longues années dans les cachots avec un seul sentiment dans le coeur, notre foi, notre foi dans le triomphe de la liberté humaine". Comment réaliser la devise Liberté, Egalité, Fraternité ? Comment faire qu'il n'y ait plus "des membres de la société" mourant de faim pendant que les autres regorgent de toutes les superfluités ? Le remède n'est ni "la mise en commun de toutes les richesses , comme le croient ceux qui pensent avec le coeur seul et sans tenir compte d'autres besoins, d'autres sentiments, qui sont le fond de la vie humaine", ni "l'aumône, ou l'assistance facultative", comme le disent ceux qui sont "exclusivement préoccupés de la liberté individuelle, ou qui ne suivent que les arides données d'une économie politique sans entrailles". Le seul moyen de "concilier" ces deux doctrines, "ces deux grandes dissidences de l'esprit humain dans ce temps-ci", c'est l'association appliquée à toutes les branches de l'industrie nationale. Ce mot ne veut pas dire "égalité du salaire, absorption de la liberté individuelle, méconnaissance des virtualités particulières, prime donnée à la paresse". Telle que les esprits sérieux la voient dans l'avenir, l'association n'entraîne aucun de "ces froissements de la personnalité humaine". Elle sera le terme du développement de la vie politique, de l'instruction publique et du rôle croissant que jouera l'Etat comme grand régulateur du crédit. La transformation complète des salariés en associés, voilà évidemment le but de la Société. Si on ne veut pas inscrire ce but dans le préambule de la constitution, du moins faut-il y consigner officiellement le principe immédiatement applicable et déjà décrété en mars du droit au travail.” Foi dans le triomphe de la liberté, confiance dans la perfectibilité des individus et des institutions, ou encore idée (affirmée par Pelletier) que l'Assemblée a reçu du peuple non point "mandat pour réaliser" la société nouvelle, mais "mandat pour permettre que cette société nouvelle se réalise par les efforts individuels des citoyens, s'échappant du néant de l'individualisme, et convergeant, par des associations de toute nature, vers la société véritable". Si rapide qu'il soit, ce compte-rendu527 donne une fidèle image de tous les discours prononcés par les ouvriers représentants du peuple contre le rétablissement de la journée de douze heures. Aucun ne soutenait les projets dictatoriaux de Blanqui ni les formules magiques de Proudhon, de Considerant ou de Cabet. Tous confirmaient ce qu'avait dit Leroux : l'intervention de l'Etat ne doit pas consister à former une société nouvelle, mais à protéger les "associations" et les “corporations nouvelles”. Que nous appelons coopératives, mutuelles, syndicats, etc. 527 Que j’ai fait paraître en mai 1990 en me reportant aux notes sténographiques publiées généralement deux jours après les séances 197 Ces débats sont oubliés. Même dans l'important ouvrage sur La IIe République publié en 1987 par Mme Irène Murat, une seule ligne les résume : le 9 septembre, contre le rétablissement de la journée de douze heures, "seul Perdiguier s'insurgea à l'Assemblée". On connait encore Perdiguier, parce qu'il a écrit ses Souvenirs et que sa mémoire est devenue un objet de disputes entre le compagnonnage et les catholiques sociaux dont nous allons parler. On range soit parmi les proudhoniens soit parmi les marxistes ceux qui se désignaient comme "démocrates socialistes", en continuant sous l'Empire à dire avec Vermorel, Varlin et Serraillier que "l'Etat doit insérer dans la loi toutes les mesures nécessaires pour la protection des travailleurs"528. Les historiens ont-ils lu le “Journal officiel de la République” ? Ils ont habitué le public à mépriser “les quarante-huitards”, en confondant les amis de Leroux et les amis de Lamartine ou de Buchez. Ils ont donné la victoire à Lénine, qui a dit :”béate rêverie”, et à Louis Veuillot, qui écrivait dans "L'Univers" : "détruire la société était l'unique point de ralliement de la tourbe avide et furieuse qui se pressait tumultueusement derrière MM. Considerant, Pierre Leroux, Eugène Sue, Louis Blanc, Raspail etc." Veuillot reproche à Leroux “les mêmes brutalités, le même accent de haine et de mépris que chez les autres socialistes, sectaires qui s'anathémisent en n'étant d'accord que pour nier". Pure calomnie. Leroux n’insulte jamais, il ne recourt jamais aux attaques ad hominem. Justice lui sera rendue, en 1907, dans l’excellente thèse où Prudhommeaux oppose le caractère impérieux et acariâtre de Cabet au “génie éminemment conciliateur et bienveillant que tous les critiques ont reconnu en Pierre Leroux.”529 Donnons seulement trois exemples, en nommant Lamennais, Proudhon et Considérant; Lamennais avait calomnié Leroux en disant "odeur de lupanar". Le jour où Leroux dit que "le sermon sur la montagne résume tout le socialisme", on lui crie: "Vous blasphémez !” et il répond en montrant Lamennais :"L'homme qui pouvait être cardinal ne siège pas avec M. de Montalembert. Il est avec nous, il est l'honneur de la Montagne". Proudhon insulte Leroux, mais le 28 juillet 1849, quand L. Blanc 530 est en exil à Londres, Considerant en Allemagne, Ledru-Rollin en Suisse, et qu' Emile Barrault propose d'ajouter "Proudhon sous les verrous de la Conciergerie" à la liste des "chefs de la République démocratique et sociale qui ont disparu de la scène politique" Leroux fait inscrire au Procès-Verbal que si l'année précédente il avait été en séance le 31 juillet, il 528Voir William Serman, La Commune de Paris , 1986 Prudhommeaux, Cabet et les origines du communisme icarien..Aulard était au jury 530Dont Leroux a toujours parlé en excellents termes , et dont il a pris la défense à l'Assemblée 529 198 aurait voté oui, comme Considerant : en 1847, il était jaloux des succès de la “Revue sociale” ; parlant des Lettres sur le fouriérisme il écrivait dans “La Démocratie pacifique” :"Leroux mordille au talon les phalanstériens et les communistes sans jamais dire depuis quinze ans ce qu'il entend par organisation socialiste" 532. En juillet 48, Considerant prend modèle sur la bienveillance de Leroux: : "Mon bon Pierre, j'ai cessé de vous en vouloir pour vous aimer en frère”. Et en avril 1849, à l’Assemblée, leur courtoisie réciproque apparaît autant que la différence entre leurs deux conceptions du socialisme. Leroux cède obligeamment son tour de parole à Considerant, qui prophétise interminablement soit "la réalisation du royaume de Dieu" sur un terrain de douze cents à seize cents hectares prêté à l'école sociétaire pour l'organisation d'une "commune modèle", soit, si l'Etat refuse ce prêt, la dictature des rouges, "une mer de feu et de sang où le vieux monde sera englouti". En terminant, il dit que "notre bon et dévoué Pierre Leroux a aussi sur les masses une influence considérable. Il avait commencé à Boussac une application que l'on pourrait favoriser". Greppo 531. La coalition des voltairiens et des jésuites Le 31 août, Leroux avait rappelé qu'il avait toujours réprouvé les "utopies, les grands rêves" vulgarisés depuis un demi-siècle sous le nom de socialisme. “Je ne suis pas socialiste si l’on entend par ce mot une opinion qui tendrait à faire intervenir l'Etat dans la formation d’une société nouvelle". Mais il avait aussi condamné "la fausse économie politique" prétenduement libérale, et il avait démontré que la misère, la paupérisation, le surmenage des ouvriers étaient les conséquences d'"une loi qui vicie profondément les sociétés modernes, celle de l'augmentation continue du revenu net, et de la baisse ou de la stagnation des salaires". On a retenu ce discours, et l’auditoire sait parfaitement qui est visé lorsque Montalembert dit que les plus redoutables de "tous les penseurs socialistes" sont "ceux qui ne se disent pas socialistes, qui ne se croient pas socialistes", lorsque Faucher accuse ces théoriciens du "socialisme indirect, du socialisme bâtard" de répandre sans le savoir "le principe funeste de l'autorité absolue de l'Etat". Tocqueville ajoute qu’ils préparent ainsi "la confiscation de la liberté, une nouvelle forme de servitude". Faucher dit même "quelque chose de semblable au régime qui pèse aujourd'hui sur l'Egypte". La conclusion de 531 Qui seul,ce jour-là, avait voté comme Proudhon. On ne risquait pas, en 1849, de croire que Leroux approuvait les paradoxes aberrants par lesquels Proudhon, un an plus tôt, avait indigné les meilleurs républicains 532"La "Démocratie pacifique", 1847 199 ce débat avait été composée. Avant le 7 septembre, Leroux avait été contesté ou contredit par des économistes, Dupin, Wolinski, Faucher, Pascal Duprat, Alcan, Sénard. La défense avait eu droit à la parole, Leroux étant approuvé par trois ouvriers, Perdiguier le 7, Pelletier le 12 et Martin Bernard le 14. Mais pendant ce temps, à la rue de Poitier, les conciliabules avaient abouti à un accord. Leroux et "la dynastie Leroux" (comme disait Désiré Nisard, membre de l'Académie Française) allaient être exécutés par Tocqueville le 12, par Thiers le 14, et par Montalembert les 18 et 20. C’est à dire par les porte parole des trois partis qui n'avaient "pas désiré la République"533 et qui allaient se partager le pouvoir avec le Prince-Président. En coulisse, les ficelles étaient tirées par Monsieur de Falloux, qui ne représentait pas seulement le Maine-etLoire puisque, selon le mot de Tocqueville, "il n'appartenait qu'à l'Eglise". Et un coup de théâtre devait marquer le triomphe de ce deus ex machina. Nous avons déjà dit que l’Archevêché et l’Académie des Sciences morales et politiques s’étaient mises d’accord pour ridiculiser le philosophe autodidacte, et le 18, d'entrée de jeu, Montalembert annonçait que "l'honorable M. Jules Simon" a quelque chose à dire”. Mais l’Eglise ne voulait pas apparaître comme l’alliée des bourgeois contre les prolétaires et Montalembert s’était assuré d’un autre appui, celui d'un bon ouvrier, catholique, le buchézien Corbon. Trois semaines de débats trouvent leur conclusion dans le discours de Montalembert. Lorsqu'on éprouve "une sainte et légitime peur du communisme qui fait de l'Etat l'unique commanditaire", peut-on admettre sur l'enseignement secondaire "le monopole de l'enseignement de l'Etat, ce système faux qui a pour résultat général l'abatardissement intellectuel de la race française" ? A quoi bon combattre "l'ignorance, qui est la faim de l'esprit", si c'est pour la remplacer par "le poison, pire que la faim" ? N'est-ce pas "avec des idées" que les insurgés de Juin avaient chargé leurs fusils ? Ils avaient lu l'honorable M. Proudhon et l'honorable M. Louis Blanc"534. Montalembert ne nomme pas celui dont Sudre dit qu'il est pire que L. Blanc et Proudhon. Il ajoute “un autre”, en laissant à J. Simon le soin de prononcer le nom que tous les députés ont sur les lèvres. En effet, Montalembert rappelle le grand débat du 31 août. Leroux ayant insisté sur "le mal matériel", Grandin lui avait reproché de promettre “le paradis sur terre”. Montalembert commence par le pluriel : "Je me retournerai vers quelques-uns des orateurs les plus avancés, les plus novateurs, les plus utopistes que nous avons entendus ici. Ils nous ont parlé de cet air vicié que respirent nos ouvriers dans les 533 Catholique fort estimable, interrompu ce jour-là cinquante-cinq fois Paroles de Thiers, à l’Assemblée 534qui n'assistent pas à ces séances, ni Cabet, ni Blanqui, ni Barbès. 200 manufactures, ils nous ont dépeint ces générations malingres, affaiblies, misérables; mais je leur demanderai si ces générations sont seulement réduites à l'état qu'ils dépeignent par le mal industriel, par le mal matériel, je lui demanderai si le mal moral n'y est pas pour quelque chose !" Anacoluthe. On est passé du pluriel au singulier. Lui. Ce mot parait être un signal convenu, car aussitôt, juste après “pour quelque chose”, le sténographe va à la ligne: "Le Citoyen Corbon535 fait un signe d'assentiment" Aussitôt, Montalembert enchaîne: "Et l'approbation dont m'honore en ce moment M. Corbon, notre collègue, qui sait mieux que personne ce qu'il faut penser de la population ouvrière, me prouve que je ne me suis pas trompé, en indiquant à côté du mal matériel, qu'ils ont justement signalé, un autre mal plus profond, plus radical, plus douloureux, et qu'ils n'effleureront même pas, par les remèdes qu'ils ont proposés". Onze jours plus tôt, Corbon avait repoussé l'association des ouvriers entre eux et préconisé celle des ouvriers et de leur patron. D’un simple signe d’assentiment, il l’emportait sur le philosophe prolétaire que les ouvriers, en Juin, avaient chargé de transmettre leur ultime pétition à l'Assemblée. Il ne manquait plus, pour faire triompher les grandeurs d'établissement, qu’un diplômé. Le 20, "propriétaire et parlant à des propriétaires avec une franchise entière", Montalembert prononce sa péroraison. Il rappelle que tel socialiste "aspirait au maximum de jouissance" et qu'"un autre, cité à cette tribune par l'honorable M. Grandin, a dit que ce qu'il fallait aujourd'hui c'était le paradis sur la terre". En vérité, "le problème aujourd'hui c'est d'inspirer le respect de la propriété à des gens qui ne sont pas propriétaires. Pour cela, une seule recette, c'est de leur faire croire en Dieu, et non pas au Dieu vague de l'éclectisme, mais au Dieu du catéchisme, au Dieu qui a dicté le Décalogue et qui punit éternellement les voleurs". Attendu depuis deux jours, l’honorable Jules Simon parle au nom de l’éclectisme. A la fois, en tant que "membre de l'enseignement officiel" car il a "parcouru tous les degrés de l'échelle universitaire", et en tant que "membre de l'école rationaliste": "Je demanderai à Monsieur de Montalembert si l'honorable M. Pierre Leroux, notre collègue, est dans l'Université sans que je le sache, s'il y a eu dans l'Université un seul phalanstérien, un seul communiste. S'il y a une éducation dans une partie de la société dont le dernier mot est Jouis, cette éducation est faite par d'autres éducateurs que par nous". 535Ancien ouvrier élu vice-président de l'Assemblée quand Buchez, son maître à penser, avait été élu président. 201 M. de Falloux “[s]e hâte d'accepter les paroles de conciliation et de concorde que M. Jules Simon a fait entendre". Il n'était ni dans son intention ni dans celle de Montalembert de porter contre l'Université les accusations que "M. Simon avait raison de repousser avec l'énergie et la noble émotion qu'il y a mises". Jamais, quant à lui, il ne portera "la moindre atteinte" à la liberté de l'Université. Le lendemain, dans une lettre A mes collègues de l’Assemblée nationale, Leroux dit qu’on éprouve “une cruelle souffrance à s’entendre accuser à tout propos d’être un barbare”. Trois mois plus tôt, au même endroit, Falloux et Montalembert se précipitaient pour lui serrer la main. Trois mois plus tard, Louis Napoléon récompensera les plus cruels : l'Instruction Publique à de Falloux, avec Thiers et Montalembert comme adjoints; le Conseil d’Etat à Jules Simon; l'Intérieur à Faucher; les Affaires Etrangères à Tocqueville, l'Archevêché de Paris à Monseigneur Sibour; la Présidence de l'Assemblée à Dupin; et le Grand Conseil Académique aux deux renégats ennemis de Leroux, Dubois et son maître. Cousin. L’état de siège En inscrivant SUFFRAGE UNIVERSEL à côté des mots LIBERTÉ FRATERNITÉ PROGRÈS, un foulard de propagande536 préparait DIX-HUIT CENT CINQUANTE DEUX. En effet, en 1850, "au lendemain, dira Leroux, des élections socialistes de Paris", la majorité catholique avait rétabli le suffrage restreint. Dans les villes industrielles, certains quartiers ouvriers perdaient 85% de leurs électeurs. Voilà pourquoi, le 2 Décembre 1851, les "représentants" ne furent pas défendus par le peuple, quand ils furent emmenés, enchaînés, au fort du Mont Valérien. Rétabli, le suffrage universel ratifia le Coup d'Etat, et l'Empire. Or, trois années à l'avance, cette double catastrophe avait été prévue et prédite. Le 15 septembre 1848, l'Assemblée avait été mise en garde par Hippolyte Detours, représentant du Tarn et Garonne, par Pierre Leroux et par cent quatre-vingt de leurs collègues, qui voulaient inscrire dans la Constitution : "le droit électoral et universel est primordial, sacré, imprescriptible et souverain". Affolés par la peur, cinq cent quarante trois députés avaient voté pour ceux qu’ Hippolyte Detours appelait "les princes de cette tribune, qui se croient maîtres de l'avenir". "Le paisible 537 Pierre Leroux" (ainsi disait Baudelaire) n'était pas un orateur entraîné à la lutte, il parlait avec émotion et douceur, et son intrépidité était d'autant plus 536que j’ai reproduit sur la couverture des Actes du Colloque L'esprit républicain (1970) 537Leroux est détesté par les blanquistes dont il réprouve les trois principes (appel aux armes, dictature parisienne et "athéocratie"94). 202 émouvante pour de nobles coeurs, par exemple pour Bancel, non socialiste. Comprenons bien : la terreur était réciproque. Leroux a dit tout le mal causé par ceux qui faisaient peur. Proudhon, fier d'être "l'homme Terreur", et Blanqui, devenu par la grâce de Marx "la tête et le coeur du parti prolétaire en France". Et la presse gouvernementale affolait l’opinion en exagérant de prétendues émeutes aux quatre coins de la France. A peine, le 7 septembre, si Gardy peut se faire entendre pour soutenir Leroux qui vient, appuyant "[s]on ami M. Détours" de rappeler qu'on a déjà "opprimé les minorités, élevé des échafauds, proscrit des citoyens", parce que la majorité, donnant de la souveraineté du peuple une interprétation "tyrannique, grossière, matérielle", se prenait pour l'universalité des citoyens. Mais la réunion de la rue de Poitiers, c’est-à-dire l'Etat Major monarchiste, dit qu’elle redoute un attentat, et le "Journal officiel" se fait l'écho de cette crainte, le 24 septembre. Ce jour-là, Dupin rappelle que les sociétés secrètes et les clubs veulent "une révolution qui continue, qui grandisse jusqu'à cette rénovation que leur antinomie ose appeler sociale". Telle est la menace que Lamartine appelle "antisociale" en affirmant qu’elle était repoussée par “ce peuple, ce peuple admirable qui arrosait nos mains de ses larmes", avant Juin, "avant qu'on l’eût fanatisé, agité, trompé, dénaturé”. Voilà pourquoi le projet de Constitution que Leroux juge dangereux pour la liberté est encore beaucoup trop libéral selon Lamartine, qui veut une seule Assemblée, autorisée à "opposer au danger des sectes antisociales la dictature immédiate, présente, instantanée, soudaine, du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif réunie si ce n'est dans vos mains, du moins sous vos mains". Et ce même jour, prié de certifier qu'il pourrait résister aux "troubles qui pourraient se produire", le général Cavaignac répond que "le gouvernement a en main tout ce qu'il faut". Cavaignac parlait en dictateur, espérant être élu en décembre à la Présidence. Dès le 5 septembre, Leroux avait rappelé les travaux de la science depuis le principe posé par Rousseau cinquante années auparavant, puis, malgré les huées, il avait expliqué que "la souveraineté, à l'état latent dans chacun, constitue le droit individuel et toutes les libertés personnelles, qu'à l'état de la manifestation dans quelques-uns elle est la liberté de la presse, et que, manifestée dans tous par l'élection elle donne lieu aux divers pouvoirs publics". Le 15 septembre, la majorité repousse l'amandement au projet de Constitution présenté par Hyppolyte Detours. Leroux lance alors nouvel avertissement : M. Detours a dit :"Vous n'avez pas le droit, vous, République, de nier la souveraineté de chacun, de nier le suffrage universel". Je ne vois pas une grande différence 203 entre cette constitution et l'établissement monarchique qui existait antérieurement. En effet, je vois un président chargé du pouvoir exécutif. Permettez moi de vous le dire, je dis que le principe monarchique est là, dans la mauvaise définition de la souveraineté. Si vous ne définissez pas, comme M. Detours tout à l'heure le demandait, que le suffrage universel est une base inviolable, eh bien vous pouvez violer complètement le vrai principe de la souveraineté. La vraie souveraineté politique est dans chacun. La liberté de la presse, la liberté de la pensée exprimée par la presse, est un des termes de la souveraineté. Le libre examen, la liberté de conscience sont un apanage de la souveraineté, et sont imprescriptibles dans chaque individu. Amendement proposé par Leroux : "La souveraineté n'appartient à aucun homme, roi, prince, empereur, de quelque autre nom qu'on appelle le despotisme ; elle n'appartient à aucune caste, à aucune aristocratie, à aucune classe ; elle appartient à chaque citoyen, elle n'appartient à tous que parce qu'elle appartient à chacun (Rires). Concilier la souveraineté de chacun avec la souveraineté de tous est réellement le but de la constitution républicaine". Amendement repoussé. Comme d'habitude, des "bruits divers" avaient coupé la parole à Leroux, dès le début de ce discours. En disant : "Il est impossible qu'un orateur quelconque puisse se faire entendre au milieu d'un si grand tapage", le président avait invité à s'asseoir les députés qui étaient debout, et demandé le silence à ceux qui reprochaient à Leroux d'apporter un discours imprimé. En réalité, Leroux avait en main le texte de la Constitution et l'amendement Detours. Mais sur la question de savoir s'il y a "des droits supérieurs et antérieurs aux lois positives", le philosophe recevait l'appui des juristes. Et il ajoutait :"Vous avez entendu mon ami M. Freslon, mon ami M. Detours". Deux avocats, qui venaient d'opposer au régime censitaire la religion républicaine. Detours avait dit : "Un ancien ministre de la monarchie, que je vois devant moi, a dit qu'il n'y avait d'autres droits que ceux reconnus par la loi; il ne reconnaissait que le pays légal. Et à cette proposition insolente le peuple a répondu par l'insurrection." Freslon avait parlé au nom des véritables croyants, de quelque nom qu'ils se nomment : "ceux qui croient au droit en lui-même, ceux qui croient à la conscience, ceux qui croient en Dieu, qui est la justice suprême". Beaucoup de propriétaires votent l’amendement Leroux, et plusieurs ouvriers votent contre, par exemple Verpilleux, mécanicien : "orphelin de bonne heure, trop faible encore pour un vrai travail, il fouettait les 204 chevaux dans les mines pour nourrir sa mère et ses frères et ses soeurs”. Ce n’est ni la richesse ni le rang social qui distingue les vrais républicains. Ils font preuve, à ce qu'il me semble, d'une plus grande audace intellectuelle. Qu'il soient en effet médecins, avocats, ingénieurs, propriétaires, avocats, officiers, ou charpentier, ou relieur, leur culture me paraît plus étendue, ils insistent davantage sur les études qu’ils ont faites, ou sur leurs publications. Hommes d'action, ils ont inventé, expérimenté, dans l'industrie et plus encore dans l'agriculture. Plusieurs typographes autodidactes, comme Doutre, choisi en 1840 par ses camarades pour assister à l'inauguration de la statue de Gutenberg à Strasbourg. Beaucoup ont fait office de journalistes, le plus souvent en province, et payé pour cela de lourdes amendes. Beaucoup, parmi les nombreux avocats qui approuvent Leroux, sont d'anciens magistrats dont la carrière a été brisée, par une révocation ou par une démission soit, comme Detours, par respect du serment prêté au Roi avant Juillet 1830, soit (plus souvent) parce que le 9 août 1830, quand Lafayette montra le duc d' Orléans en disant : "La meilleure des républiques, la voici", ils avaient pensé ce que répondit Audry de Puyraveau, qui avait combattu en Juillet : "La meilleure des républiques, c'est la vraie, celle-ci c'est la fausse". Plusieurs décorés de Juillet, ainsi Alcan, dont la République avait été, selon cette Biographie, l'idole et le rêve. Fils d'un pauvre paysan vieux soldat de la Première République, il a été relieur puis professeur de technologie à l'Ecole centrale. En disant dans sa Profession de foi qu'il a été "travailleur dans nos campagnes, ouvrier dans nos ateliers, étudiant sur les bancs, ingénieur dans les usines et professeur dans une de nos premières écoles", il se montre disciple de Leroux en donnant comme devise à "notre jeune République : Liberté, Fraternité, Egalité". Ou encore Adolphe Morhéry, qui en décembre 1830 préparait l'affiliation des écoles parisiennes et des écoles allemandes en une association destinée à propager dans l'Europe entière les idées républicaines; arrêté, mais dégagé des mains des agents de police par son ami Toussaint Bravard (député lui aussi de cette minorité), il alla constituer en Bretagne la Société des Droits de l'Homme et du Citoyen. Antony Thouret, président de la Société des Amis du Peuple, avait été condamné à cinq ans de prison au Procès d'Avril, comme Lagrange, condamné pour avoir fait des prodiges de valeur à la tête de plusieurs bandes d'insurgés lyonnais. Sur une corvette de guerre, un de ses camarades ayant été condamné à recevoir des coups de corde, amarré sur la culasse d'un canon, Lagrange s'opposa à l'exécution de ce jugement inique et fut mis aux fers. Ducoux, chirurgien de la marine servant en Algérie, écrivit un ouvrage où il dénonçait les intérêts sordides et les ambitions ignobles qui avaient pour conséquence la terrible épidémie qui décimait l'armée. Acccusé d'être imbu d'idées 205 révolutionnaires, il démissionna. Entre autres anciens élèves de Polytechnique, Larabit, de l'Yonne, ancien capitaine du génie, compagnon de Napoléon à l'île d'Elbe, combattant à Waterloo, constamment à l'extrême gauche après 1830 à l'Assemblée, défenseur des Polonais, choisi comme secrétaire général du ministre de la guerre par le Gouvernement provisoire, "se jetant au milieu de l'émeute, le 24 juin, pour la calmer", revenu à l'Assemblée pour transmettre les propositions des insurgés, et retournant auprès d'eux se constituer prisonnier parce que ces propositions n'ont pas été acceptées. Beaucoup de ces braves ont milité dans des sociétés secrètes, les plus âgés sous le Premier Empire et contre l'Empereur, ou en 1815 et sous la Restauration. En 1827 François-Joseph Ducoux délivra à lui seul plus de trois cents étudiants de droit et de médecine que la gendarmerie s'apprêtait à escorter. Leroux, carbonaro à vingt-quatre ans, pouvait à l’Assemblée évoquer cette époque avec "[s]on plus ancien compagnon de fortune et ami", Démosthène Ollivier. A Marseille en 48, Démosthène Ollivier bien qu'il eût renoncé à la candidature, il était "inscrit sur presque toutes les listes, sur celle des clubs républicains, en qualité de démocrate pur, sur les listes des légitimistes, des débris du parti conservateur et du parti catholique, comme témoignage de gratitude envers son fils Emile, commissaire du département." A ce portrait des Biographes impartiaux, ajoutons que dès la première séance de la Constituante, le 4 mai 48, Démosthène Ollivier avait demandé que chaque représentant prête un serment individuel de fidélité à la République une et indivisible. Exilé volontairement au 2 Décembre, comme Leroux, il sera choisi par Bergson pour personnifier "l'élite de la France". Bergson savait-il que Leroux avait été exilé volontaire comme D. Ollivier ? En janvier 1849, avec le nouveau gouvernement, la répression s'aggrave, et en dénonçant les brutalités de "la politiue de provocation" menée contre les clubs, Leroux dira : "M. Faucher donne l'impulsion à sa police". En février, quand s'ouvre le débat sur l'amnistie, le bruit court que des anarchistes de Sarreguemines, Metz, Senlis, Châlons-sur-Saône, Strasbourg et Perpignan sont prêts à marcher sur Paris, et l'amnistie est refusée malgré les votes d'Alcan, Charras, Considerant, Corbon, Jules Favre, Greppo, Lamennais, Laurent (de l'Ardèche), Ledru-Rollin, Ollivier (Bouches-du-Rhône), Perdiguier. Oublié par "une faute typographique", Pierre Leroux écrira le 15 février qu'il a "voté de tout son coeur pour l'amnistie". Citons au moins deux de ses amis. Quand Montalembert dit que ces condamnés, et ceux qui attendent encore le jugement sont "des officiers et des soldats pour la révolte qui pourrait éclater de nouveau", Schoelcher répond : "Les insurgés de Juin sont nos frères, ce sont des frères égarés, par des Caïns. Nous dédaignons les injures du citoyen Montalembert". Et Pelletier rappelle que "plusieurs de nos 206 collègues avaient averti l'Assemblée que les émeutes allaient éclater […]. Quelques personnes au contraire avant le 25 juin avaient dit hautement qu'il fallait en finir plus tôt que plus tard. Des racoleurs d'émeutes ont fait flotter le drapeau du socialisme, puis après avoir lâchement envoyé les malheureux ouvriers aux barricades, il les ont traités de pillards". On l'interrompt : ne dites pas le peuple quand vous parlez des insurgés. Le véritable peuple, c'est la garde nationale, c'est l'armée, ce sont les citoyens. — Pelletier : "Le prolétariat, si vous voulez" — Réponse : "Il n'y a plus de castes. — Pelletier : "Je veux parler de la partie malheuruse du peuple". Approbation de Lagrange : "Ce qu'on appelle le peuple, c'est-à-dire la portion du pays qui travaille et qui souffre". Et Pelletier : "On nous a assez calomniés ; on a assez dit que nous étions des barbares, désirant l'abolition de la famille et le partage des biens". — Spartacus, dira Leroux (le 21), était traité de voleur par les Romains, et Jésus d'insurgé et de voleur. On l'interrompt, et il renvoie les interrupteurs à Tacite et à Josèphe : "Jésus a été condamné comme insurgé et voleur. et aujourd'hui n'avons-nous pas vu qu'on confondait à dessein les insurgés et les voleurs ? On a dit dans des journaux calomniateurs, pendant des semaines entières, qu'il s'agissait de dix mille, de vingt mille forçats évadés ; on a dit cela, on a écrit cela, on a halluciné l'esprit de la population ; on a trompé la bourgeoisie, la garde nationale, avec cette infâme calomnie que les insurgés étaient des voleurs". — A gauche : "C'est vrai !". Entre temps, l'Assemblée législative avait remplacé l'Assemblée constituante, et parmi les nouveaux élus beaucoup ne savaient pas ce qui avait été dit une année auparavant. Ils ne percevaient pas "l'insulte" par laquelle le général Cavaignac a achevé de ses déshonorer, comme le dit le beau livre "copieusement" annoté par Marx538. Vermorel rapporte que, le 3 juin 1849, quand beaucoup des membres de la gauche sont absents, en train de manifester contre l'entrée des troupes françaises à Rome, le président de l'Assemblée dit qu'on a entendu crier "aux barricades" et demande l'état de siège. Alors Pierre Leroux demande la parole : Citoyens, il n'y a rien de si abominable que l'état de siège. Nous sommes presque seuls ici, trois ou quatre de mes amis pour représenter l'opinion que je défends ; vous êtes cinq cents ; vous êtes la majorité ; vous faites des 538 Ainsi qu'on l'a appris en 1986 en lisant une lettre élogieuse de Marx à Vermorel dans le n° 33 des "Schriften aus dem Karl-Marx-Haus (Trier). 207 coups de majorité. […] Si aujourd'hui, en juin, la guerre civile éclat, c'est à l'état de siège que vous avez eu en juin dernier que ce résultat est dû. A la fin de ce discours, Cavaignac monte à la tribune pour répondre à Leroux : "Il a dit que nous avons vécu dans la terreur. Je lui rappelle que, le 28 juin, après la victoire, il y a quelqu'un, et c'est moi, moi seul, qui suis monté à cette tribune et qui ai plaidé pour la clémence et la mansuétude. Où étiez-vous alors, vous et vos amis ? Avez-vous pris la parole ? Le citoyen Pierre Leroux. J'étais à la tribune. Le citoyen Cavaignac. Vous y étiez, soit ; j'y étais comme vous. Par conséquent, le reproche ne doit pas venir de vous à moi. […] Entre vous et nous, c'est à qui sert le mieux la Réoublique, n'est-ce pas ? Eh bien, ma douleur, c'est que vous la serviez bien mal. J'esère bien, pour le bonheur du pays, qu'elle n'est pas destinée à périr. Mais, si nous étions condamnés à une pareille douleur, rappelez-vous bien que nous en accuserions vos exagérations et vos fureurs (applaudissements unanimes et redoublés. L'orateur en remontant à son banc, reçoit de nombreuses félicitations). Trois ou quatre, avait dit Leroux. Et en effet, Doutre, Lagrange et Bancel protestent eux aussi contre l'état de siège. Lagrange soupçonne "une trahison" visant à instaurer le pouvoir personnel (il ne dit pas encore l'Empire, mais il le pense). Doutre appelle Leroux son "ami". Bancel "rejette cette ridicule accusation de fureur adressée à un philosophe, tel que M. Pierre Leroux" (Bruyantes exclamations. Rires. Une voix : "Le philosophe des banquets de barrière !"). Le citoyen Bancel. Vus riez, messieurs (oui !), et cependant vous devez vus souvenir qu'hier, à la tribune où je parle, si des paroles de paix et d'espérance ont été prononcées, si un prétendu appel aux armes que vous croyez avoir été lancé au peuple a été constitutionnellement expliqué, c'est ce philosophe, je le répète, c'est le représentant du peuple Pierre Leroux qui est venu vous l'expliquer ; il a apporté des paroles de paix, vous les applaudissiez alors, j'entendais vos très bien ! et j'approuvais ces acclamations". L'état de siège fut voté par trois cent quatre-vingt quatorze voix contre quatre-vingt deux, Jules Leroux, récemment élu, avait voté comme son frère Pierre, Lagrange, Grévy, le général Laidet, etc. Un mois après "l'insulte" faite à Leroux, sa fille, enceinte, assiste à la brutale arrestation de son mari, et "son émotion fut si violente que l'enfant mourut dans son sein". Et le jour où cela fut raconté à l'Assemblée, quelqu'un, à droite, cria en ricanant qu'il n'était "pas mort de chagrin". Il était victime de la haine vouée à son grand'père. Les évangéliques contre les buchéziens 208 Dans "l'Univers", en 1844, Veuillot félicitait Corbon à cause du "respect de la religion" qui distinguait "l'Atelier" des autres journaux d'ouvriers. Mais il faudra qu'ici le lecteur s'arme de patience. Corbon, en effet, n'est pas aussi facile à comprendre que Thiers ou Tocqueville. En septembre 48, il n'a été critiqué ni par Leroux ni par Perdiguier ni par Pelletier ni par Martin Bernard , et pourtant le 21, à l'appel de Montalembert, il témoigna contre les socialistes. Deux ans plus tard, le 31 juillet 1850, c'est dans leurs rangs qu'il semble se ranger, en écrivant dans "l'Atelier" : "L'idée que nous eussions été heureux de faire pénétrer dans notre classe y a si bien pénétré qu'il n'est guère aujourd'hui de rues à Paris où les passants ne puissent lire sur la porte de quelque établissement : Association fraternelle d'ouvriers." Nous savons que dès la première révolte des Canuts (1831), "l'opposition d'intérêts et de sentiments entre les prolétaires et les bourgeois" avait été signalée par la "Revue encyclopédique" que Leroux dirigeait, et ensuite par la "Revue européenne" dirigée par Buchez. De leur ancienne appartenance à l'école saint-simonienne, ils avaient gardé tous les deux des préoccupations à la fois sociales et internationales. Mais la lecture de Maistre et de Bonald avait entraîné Buchez vers des perspectives théocratiques que Leroux combattait précisément au nom de la démocratie en écrivant : "La succession de l'Eglise est ouverte". Ainsi apparaissait en même temps le germe du socialisme et celui du catholicisme social, incertain d'ailleurs de l'orientation politique qu'il devait prendre. Chateaubriand allait l'interpréter d'abord dans un sens royaliste ("Madame, votre fils est mon Roi"), et ensuite dans un sens républicain. L'épiscopat, prévoyant la chûte de LouisPhilippe, misait surtout sur Falloux et "l'Univers". Mais il ne négligeait pas les républicains du "National" dont Buchez était proche par son patriotisme virulent et ses appels à la croisade pour la Pologne. Il ne lui manquait qu'un noyau de militants ouvriers. En 1839, l’échec de la prise d’armes (12 mai) lui en amena quelques-uns, et surtout Corbon. Ayant, ce jour-là, échappé à l'emprisonnement (comme Nétré), Corbon était l'année suivante présent lors des grèves importantes qui soutenaient les revendications ouvrières. Dès lors, la classe ouvrière devint une force, dont le ministère de l'Intérieur redoutait "la jonction avec les bandes républicaines", et aussi un public que se disputaient plusieurs journaux, "le Populaire" de Cabet, "la Démocratie Pacifique" de Considerant et "l'Atelier" de Buchez. Proudhon, lui, n'avait encore ni journal, ni influence. Nouveau venu, il était étranger à ce mouvement dont il ne connaissait même pas l'histoire. Beaucoup plus tard, après ses échecs de 48, après le départ en exil de ceux qu'il appelait "les rouges", il deviendra l'interprète des aspirations ouvrières. Impossible donc de lui attribuer 209 l'initiative des associations ouvrières, soit (comme Dolléans) à demi et en concurrence avec Buchez, soit (avec Daniel Guérin) en totalité. Ignorant lui aussi le rôle de Leroux et de ses "compagnons" typographes, Desroches se demande si "la première vague de ces associations" fut buchézienne ou fouriériste539 , et cela passe pour l’énoncé correct du problème. Engels, en effet, semblait le confirmer. Mais Guérin, Dolléans, Desroches et Maxime Leroy, qui met Leroux aussi bas que Buchez, ignoraient l’antériorité de la "Revue encyclopédique" sur "l'Européen". Buchez et Considerant invoquaient à bon droit, contre Proudhon, l'ancienneté de leurs titres. Dès 1832, le premier avait fait un projet de coopérative de production et en 1834 il avait décidé quelques bijoutiers à s'associer. Le deuxième rééditait en 1845 un texte où Fourier proclamait en 1827, contre "la secte Owen et la secte Saint-Simon" que "la science de l'association" avait été fondée par lui540. Prétention niée par Leroux en 1846 (il regardait Owen et Saint-Simon comme les deux premiers de ses "initiateurs"), mais réaffirmée aussitôt par Engels, traitant Leroux de "fou", déclarant que "Fourier a découvert l'oeuf de Colomb de la science sociale, c'est-àdire la joie au travail, la création collective". Contre Leroux encore, Engels présentait comme une innovation de "l'Atelier" l'opposition entre l'intérêt des maîtres et celui des ouvriers. Or cette idée, présente en 1832 dans la "Revue encyclopédique", était répétée en 1842 dans l’Encyclopédie nouvelle qui était lue par des ateliéristes comme elle l’était par les fouriéristes : en 1838, Considerant avait loué “Leroux, cet homme honorable et dévoué”, ainsi que “son ami J. Reynaud"541 . Riche, heureux à Paris de pouvoir aisément "lever des filles", Engels appréciait surtout le premier commandement de la "science sociale" fouriériste : abolition de la monogamie et prostitution des deux tiers des femmes afin de faciliter la stérilité, l'enrichissement et les libertés amoureuses qui stimulent l'activité industrielle. Considerant était aveuglé par son culte pour "le Père du Socialisme scientifique", et il n'osait pas critiquer ces passages du Nouveau Monde industriel et sociétaire. En rééditant ce texte très peu connu, il s'était borné à l'expurger. Malhonnête, cette dissimulation a été néfaste, car elle a fait croire que les socialistes étaient tous complices des affranchis "Humanitaires" cosmopolites qui commencaient par supprimer tous les liens familiaux. En prenant la défense des fouriéristes, Crémieux ne pouvait pas convaincre l'Assemblée. Comme Barthe, elle aurait voulu une réponse indubitable à la 539La société festive, 1978,pp. 198 et 281 nouvreau monde industriel et sociétaire, présenté en 1973 par Michel Butor 541 J’ai cité cette lettre inédite en 1993 dans BAL n° 10,pp. 97 sq 540Le 210 question que, cinq mois plus tôt, "le frère Paulin Talabot" avait posée à Leroux en l'accueillant à la Loge "Les Artistes réunis" : "La famille doit-elle être respectée ?"542. Leroux répondait OUI, et le saint-simonien Talabot savait bien qu'en 1831 Leroux avait pris contre Enfantin la défense du mariage. Mais le clergé et le Vatican ameutaient l'opinion, avec l’aide de Proudhon qui disait : "Je ne vois pas un iota de différence entre Fourier et Leroux au chapitre des amours", et l'aide de Lamennais, qui écrivait au baron de Vitrolles : "Jamais homme ne fut plus insensé et plus forcené, il sape tous les fondements de la morale en proclamant le droit du prolétaire à dire : "J'ai ma part de fumier, je veux ma part d'or", et le droit de la femme à aimer à tort et à travers". En accusant Leroux de conquérir les faveurs féminines par "une odeur de lupanar", Lamennais calomniait l'affection qui liait Leroux à deux "ennemis des maris", George Sand et Marie d'Agoult, et à "une fille-mère", Pauline Roland. En dénonçant dans la "Revue sociale" les secrets de Fourier, Leroux n'attaquait en rien les fouriéristes naïfs, ni même Considerant dont ils étaient les dupes. De même, les ateliéristes étaient dupes de Buchez, et Cabet (proche en cela de Leroux) cherchait à les détromper quand il s'en prenait dans “Le Populaire”543 aux rédacteurs de "l'Atelier" qui "pour répandre les doctrines de Buchez mais en les cachant avaient appelé à leur aide les souscriptions d'autres ouvriers". Ce prétendu "journal d'ouvriers" était en fait, disait Cabet, "un satellite du National" qui dès 1842 s'était dressé contre "la théorie communautaire" en attendant de prendre position en 48 "contre la République démocratique et sociale". Avec la bienveillance de presque toute la presse, particulièrement de la presse catholique, et probablement l'aide d'une partie du clergé, "l'Atelier" atteignit rapidement un millier d'abonnés. Il offrait un moyen d'expression à d’authentiques prolétaires, mais aussi à d’autres : les articles y paraissaient sans signature. Parmi les soixante-quinze rédacteurs, il y avait vingt-six typographes dont plusieurs avaient auparavant collaboré à "La Ruche populaire", journal des ouvriers saint-simoniens. "L'Atelier" devenait ainsi une sorte de cheval de Troie dans la "Société Typographique", cette citadelle de la classe ouvrière. "La famille typographique, note Cuvillier, était vivement alarmée par l'organisation presque mystérieuse, les allures un peu sournoises et la tendance au prosélytisme" des catholiques qui dirigeaient ce journal. A leur tête, Corbon. De même que Considerant cachait les abominations de Fourier, Corbon se gardait de dire que Buchez demandait au Pape d’excommunier les oppresseurs de la Pologne, afin de "tracer la route à l'épée qui affranchit". Comme son maître, il combattait la 542 Michel Laguionie, Histoire des FRancs-Maçons à Limoges, 1986 résume ici la thèse d’Armand Cuvillier, Un journal d’ouvriers, L’Atelier, 1954 543Je 211 libre pensée, le libre examen et donc "l'individualisme". "L'individu" disait-il, "n'a aucune valeur par lui-même, il doit tout à la société". Mais Cuvillier ajoute que peu à peu, de mai 1843 à septembre 1845 et à janvier 1847, en discutant en particulier avec le socialisme de Pierre Leroux, "l'Atelier fut amené à comprendre la valeur propre à l'individu et l'avantage de la liberté". Cuvillier cite une lettre que George Sand adressa en 1845 aux ateliéristes : "Vous avez voulu proclamer à tout prix le triomphe de l'Eglise catholique. Il en est résulté que des journaux catholiques se sont réjouis de nous voir aux prises les uns contre les autres". Les Carnets de Mairet nous ont appris qu’en 1845 la Société Typographique prend parti, comme George Sand, pour lz "Revue sociale". Au contraire, dans ses assauts contre "le panthéisme", Buchez s'en prend avant tout, nommément, à Leroux544, dénoncé par l’Archevêché comme "le Rationalisme fait homme". En novembre 48, en écrivant : Buchez, "grand-prêtre du néo-catholicisme, à l'auréole bien effacée", les Biographes confirment ce que Cuvillier a prouvé, chiffres en main :dès le printemps, avant Juin, l'influence de "l'Atelier" avait rapidement diminué parmi les ouvriers. Au printemps 48, Buchez est nommé maire de Paris, et voici ce que Vermorel dira en 1869 : “Ex-carbonaro converti à un néocatholicisme mystique et réactionnaire, agent dévoué de toutes les intrigues policières et électorales de M. Marrast, Buchez était arrivé à la Chambre, avec un petit groupe de soi-disants ouvriers, rédacteurs de “l'Atelier”, à la tête desquels se trouvaient MM. Corbon et Peupin, soutenus par les partis conservateurs et cléricaux en opposition aux candidatures socialistes et aux candidatures ouvrières du Luxembourg. Les ministres venus du "National", Marrast et Marie, préparaient la guerre civile" en essayant de "fausser les élections" et en ayant à la Mairie de Paris une police particulière au moyen de laquelle Marrast surveillait Louis Blanc et préparait le piège de ses provocations.”545 . Les ateliéristes vont être de moins en moins bucheziens. En écrivant : "Ils n'étaient pas seulement les propagateurs d'une doctrine, mais les interprètes directs de leur classe"86, Olivier Festy minimise cette évolution, et Dolléans aussi, qui approuvait Festy en répétant le mot d’Emile Faguet sur Leroux “le "délicieux innocent". Corbon finira en 1863 par dire que chercher à unir des convictions démocratiques et les croyances catholiques, c'est "vouloir accorder ce qui est inconciliable". En septembre 48, il ne disait peut-être pas le fond de sa pensée quand il cautionnait le jésuitisme de Montalembert. Depuis le printemps, il était secrétaire de 544Dont Erdan admirait la formule : “Notre père, qui es formule que Bernard Lazare notera dans ses fiches sur Leroux 545 Les hommes de 1848 (1869); pp. 228 et 244 partout”, 212 la mairie de Paris, où Buchez disposait de seize mille francs pour "la grosse police“. A présent, quand le clergé insiste sur "le mouvement social chrétien interne à l'Eglise"546 , c'est avec 547 Lacordaire ou avec Ozanam que le clergé cherche à “rétablir des filiations” plutôt qu’avec Buchez. 548 "Lacordaire, disait Leroux ,est un artiste, c'est le Victor Hugo ou le Berlioz de la parole ; ce n'est pas un réformateur". C'est Ozanam qui en avril 48 le décida à fonder "l'Ere nouvelle" et qui, le 25 juin, essaya d'empêcher la reprise des combats au moment de l'armistice. A la demande d'Ozanam, Monseigneur Affre s'interposa entre les combattants : une balle tua l’unique prélat républicain. Au 2 décembre, avec Lacordaire, Ozanam désapprouva le Te Deum chanté à Notre-Dame. La trahison du clergé, qui en 48 avait paru ami du peuple, le fit souffrir autant que Jules Lequier, qui combattait dans “La Feuille du peuple” avec Erdan "les socialistes chrétiens et républicains de sacristie". Dans La France mistique [sic] Erdan dira que "le buchezisme est au dessous de Chatel, au dessous de Vintras, au dessous de tout", à cause de son intolérance et de son chauvinisme : "son catholicisme ultramontain de l'ordre le plus absolu et le plus infaillibre", et "son excès d'amour-propre national, comparable à celui des gens de droite qui ne jurent que par les Francs, et des homes [sic] de gauche qui ne jurent que par les Gaulois90” . Au dessus de tout, Erdan place les protestants "évangéliques" disciples de M. de Pressnsé, et Leroux dont il dit: “C’est une des plus bienveillantes natures qu’ait jamais produites l’humanité". En 1895, Clemenceau citera ce jugement, avant de se joindre à "la coterie judéo-protestante" animée par Bernard Lazare, qui lit et annote ce qu’Erdan disait de Leroux, et par Gabriel Monod, disciple des évangéliques. Voilà la source du dreyfusisme. Marc Sangnier n’était pas dreyfusard et comme lui les adhérents du "Sillon" étaient selon Gide et Rist549 les “héritiers directs” de Buchez. Sangnier croyait réfuter le socialisme en critiquant le Capital. En janvier 1897. Péguy lui fit répondre 550 que Marx datait de trente ans, "qu'il n'était qu'un homme, et que tout avait avancé après lui ; qu'il fallait lire sérieusement les choses actuelles, la "Revue socialiste"551 Le Cardinal Jean-Marie Lustiger, Le choix de Dieu François Leprieur, Quand Rome condamne 548Dans la "Revue sociale" en 1846 : 549 Histoire des doctrines économiques 550 Par Louis Gillet. François Leprieur reconnaît qu’”avec une lucidité qui se révéla à l'expérience fort juste, Péguy perçoit la raison majeure de l'inanité de l'effort de ces quelques chrétiens qui voulaient "aller au peuple" et des "quelques prétendus ouvriers catholiques". 551Qui avait trois fois loué Leroux en 1896 546 547 213 par exemple, et non pas exhumer comme preuves des textes dépassés”. Cent ans plus tard, tout en se croyant démarxisé, François Furet ne pouvait concevoir que deux variantes du socialisme,le buchézisme et le marxisme. Le catholicisme social regardait Buchez et Sangnier comme les soldats du Christ. Même Georges Duveau croyait que l'élite ouvrière écoutait "Buchez, plus que Leroux”552, et que "le groupe de Pierre Leroux devient de plus en plus le frère ennemi du groupe de Buchez"553. Voici vingt ans, Buchez était encore une autorité, même pour un sincère ami de Péguy, le Cardinal de Lubac.Croyant reconnaître dans Spiridion l’hérésie “néojoachimiste”, il reprochait à Leroux de s'être montré "de plus en plus hostile à l'égard de Buchez"554 . Deux ans plus tard, il commençait à inverser cette façon de voir traditionnelle en m’écrivant que “Leroux mérite d’être en quelque sorte ”réhabilité”, Mais il avait passé sa vie à défendre le dogmatisme théologique, qui ne le préparait pas à s’évader de la mentalité cléricale. La mentalité démocrate-chrétienne assura à Henri Guillemin, ami de Sangnier, un extraordinaire succès médiatique. ”Le Monde” a fait confiance à ce marxiste qui parlait avec mépris de Leroux, de Bernard Lazare et de Péguy. Cela paraît inexplicable. Mais en 1994, “OuestFrance” croyait encore que Sangnier était “un prophète du XXè siècle”, et que son appel a été entendu par “les Bergson et les Maritain”. 552 En 1956 encore, à la première page de son étude sur L'Europe et le socialisme, rééditée dans Sociologie de l'utopie, P.U.F., p. 128. 553Isambert, Les idées socialistes en France de 1815 à 1848, 1905 554 La postérité de Joachim de Flore, t. II, p. 113. 214 CHAPITRE X 1849 Quatre défenseurs de Leroux, Ange Stern, Enfantin, Giuseppe Ferrari — Le solidarité éternelle du genre humain” — Renan et Proudhon Guépin, Daniel débat sur “la Deux renégats, Osant dire : "Ne salariez aucun culte", Leroux avait rappelé le 18 septembre 1848 ce qu'il avait écrit plus d'une fois : "La religion ancienne est décrépite. Il en faut une nouvelle, il faut que chaque homme soit à lui-même son pape et son empereur"555. En 1850, dans les sept cents pages de la Philosophie du socialisme556, Ange Guépin retraçait les étapes de l'évolution qui amena jusqu'au socialisme "l'Humanité, cet être collectif". Il se présentait comme disciple de Geoffroy Saint-Hilaire et de Fourier. Pauline Roland, secrétaire de l'Association Fraternelle des Institutrices, Instituteurs et Professeurs Socialistes, venait de lui écrire une longue lettre sur les Unions Ouvrières, Les typographes étant emprisonnés, il composait lui-même cette longue lettre, avant de conclure par cette déclaration : Ce livre n'est point notre pensée personnelle, mais un effort dans la voie tracée par nos maîtres, le compendium des doctrines des corporations ouvrières de Paris qui sont, pour nous, la tête et le cerveau des travailleurs français […] Pecqueur, les rédacteurs de la "Revue sociale", et ceux de nos amis qui dirigent les associations et les corporations ouvrières de la capitale sont tous, comme ceux avec lesquels ils vivent en communion et comme nous, les fils en esprit de la convention de Saint-Simon, de Pierre Leroux et Fourier. Professeur à l'Ecole de Médecine de Nantes, Guépin fut dénoncé au Préfet, à l'Evêque et au Recteur par l'Inspecteur d'Académie de Nantes. Recevant en mars 1851 l'avis de son "retrait d'emploi", il dit qu’il était “excommunié de l’Université”. Le Grand Conseil Académique devant lequel il comparut était présidé par M. de Falloux et composé de M. Thiers, vice-président, de Monseigneur 555Soulignons cette phrase, sur laquelle se refera en 1877 l'accord de Charles Renouvier et de Charles Fauvety. Depuis trente ans, au jugement de Vermorel, Fauvety était socialiste. Sous l'empire, il fut un opposant actif, "surtout, nous dit G. Weill, au Grand Orient où Alexandre Weil avait une place importante", et c'est Fauvety et A. Weil qui alors aidèrent Leroux à publier, contre Renan, sa traduction de Job. En septembre 48, Leroux, Guépin, Nadaud, Fauvety et A. Weil étaient tous membres du Grand Orient 556Ouvrage entièrement oublié, dont Georges Weill soulignait l'importance dans son Histoire du Parti républicain.(1902) 215 Dupanloup, de M. de Montalembert, de l'Inspecteur Général Paul-François Dubois et de son maître Victor Cousin. En leur demandant : "Au nom de quoi m'accusez-vous" ?, il leur exposa ses convictions scientifiques, laïques et maçonniques en disant : “Je crois aux associations, aux corporations et aux libertés communales du passé fécondées et développées par la science, la philosophie, l’industrie de notre époque. Quant à la question religieuse, je ne suis ni Jan Hus ni Jérôme de Prague, pas plus que vous n'êtes le Concile de Constance." Nous savons déjà que de Falloux “n’appartenait qu’à l’Eglise” et que Thiers était voltairien. En mai 1849, Tocqueville s’effrayait des résultats des élections, dans l’armée et dans les campagnes. Mais le Pape redevenait souverain, et en septembre on lisait à Paris la Lettre de Mazzini à MM. Tocqueville et Falloux où "un exilé" protestait "au nom de Rome et de la France de l'avenir" contre les deux ministres, "hommes sans coeur et sans croyance" qui avaient fait approuver par la majorité l'expédition de l'armée française "en répétant à la tribune, contre la République romaine, les basses calomnies d'anarchisme et de terreur". De Falloux était pris à partie par Marie d’Agoult (Daniel Stern) qui rappelait le témoignage d’ “admiration et de sympathie” qu’il avait publiquement donné à Leroux, le 15 juin 48. Cela, parce que "tous les moyens lui semblaient bons pour ramener la monarchie légitime. Cachant à tous les yeux sa haine profonde", il flattait aussi dans le même temps "Persigny, agent de Louis-Napoléon, et Lamartine, seul ministre républicain lié à la société légitimiste et au parti clérical". Pour l'emporter sur la bourgeoisie voltairienne et faire monter sur le trône "l'enfant du miracle", pourquoi ne pas circonvenir aussi les ouvriers qui vénéraient "le prolétaire Jésus" ? C'est pour gagner leurs voix que Montalembert avait dit le 22 juin : "Le remède à tous les maux c'est le principe d'association. Ce principe d'association, vous l'avez entendu invoquer, il y a peu de jours, par un éloquent philosophe, M. Pierre Leroux. Vous l'entendrez évoquer tous les jours par des hommes qui, comme moi, viennent d'un tout autre point de l'horizon politique et religieux". Mais trois mois plus tard, tout comme Thiers, Montalembert accuse Leroux de ne songer qu'aux ouvriers et d'ignorer le peuple des campagnes. Comme si Leroux n'avait pas déclaré, le 30 août : "La cause que je défends, la cause des pauvres ouvriers, est la cause de tous, elle est la vôtre, propriétaires fonciers, qui empruntez de l'argent à gros intérêts, tandis que vos domaines vous rendent si peu ; elle est la vôtre aussi, chefs d'industrie et négociants, qui voyez continuellement la faillite plâner au dessus de vos têtes". Dans "La République" du 15 juin 1850, Leroux écrira que 216 Montalembert557, "enfant terrible du Papisme et de l'Absolutisme combinés”, avait dit :"Nous avons fait la guerre à Rome, il s'agit de faire la guerre de Rome à l'intérieur." Et il rapprochera ce mot de celui que le Tsar avait dit en 48 : "Le moment d'agir contre la République Française n'est pas venu, il faut la laisser cuire dans son jus." Daniel Stern se rapprochait de La philosophie du socialisme sur un autre point. Comme Baudelaire, elle était attentive à la résurrection spontanée des “corporations” que Leroux appelait "l'apparition innovatrice", et elle signalait à ses lecteurs la découverte que les délégués du Luxembourg avaient faite au printemps 48 : jugeant vaines les théories de Considerant, de Cabet ou de Louis Blanc, ils comprenaient qu'ils devaient "chercher la réalisation de leurs voeux en euxmêmes, en substituant à l'ancienne association partielle, incomplète et égoïste du compagnonnage une solidarité générale des corporations ouvrières” Quittant ceux que Leroux appelait “les calotins”, venons en à Cousin et à Thiers. Avec eux, en 1840, Charles de Rémusat43 avait fait partie du ministère. C’est un adversaire de Leroux, et on ne récusera pas son témoignage. Il regrette dans ses Mémoires que "Cousin n'ait rien su en économie politique, si ce n'est qu'il la croyait son ennemie", qu'il ait "donné à Thiers quelques formules du fatalisme dont il avait trouvé les idées dans la philosophie de l'histoire selon les Allemands558 ", que Thiers ne se soit "pas assez soucié des améliorations matérielles", et qu'en 1835, par les lois de septembre contre la liberté de la presse il ait porté à son point culminant la politique de résistance au changement. D’ailleurs, en septembre 48, à l'assemblée, quelques voix courageuses ont rappellé ces Lois de septembre lorsque Thiers se fera, contre Leroux, le défenseur du soi-disant libéralisme, en attaquant "les instituteurs anticurés”. Quant à Cousin et à Dubois, "barons de l’Université orléaniste" (ainsi dira Jaurès), Février 48 ne leur avait pas arraché ce que Giuseppe Ferrari559 appelait en 1849 "leur fief" : la rue d'Ulm, l'Université et l'Académie des Sciences Morales et Politiques où Cousin, dès juillet 48, commençait une série de six Leçons dont le "Journal Officiel" rendit compte les 6 et 22 juillet, les 6 et 22 août, etc. Reprenant et aggravant son Cours de 1819, il démontrait que "la propriété est sacrée, inviolable, parce 557 Auquel il avait dit, à l’Assemblée, en juillet 1849 : "C'est votre despotisme que je crains, le despotisme des jésuites" 558Dans Eclectisme (1838), Leroux avait dit que Cousin avait renié "la tradition de la Révolution française" en adoptant l'hégélienne "morale du succès" 559Les Philosophes salariés, terminé en septembre 1849, et enfin réédité en 1989, traduit (pour la première fois) en italien, par Leonardo La Puma , I Filosofi salariati, ed Milella, Lecce. 217 qu'elle participe de la personne", et il condamnait "les publicistes égarés par Rousseau" et par "la fausse égalité". Tous les philosophes de France et d'ailleurs savaient que Leroux avait été salué par Proudhon comme "l'antiéclectique, l'apôtre de l'égalité, l'antagoniste de nos philosophes demi-dieux". Italien, G.Ferrari avait enseigné en France depuis 1838, l'année, dit-il, "où le socialisme engageait la lutte contre l'éclectisme". En août 1830, ceux qui avaient ensemble lutté au "Globe" pour la liberté s'étaient séparés. "Pierre Leroux s'était retranché dans l'Encyclopédie nouvelle, ensuite dans la "Revue indépendante". De là, il mesurait l'apostasie de ses anciens collègues. [...] Ceux-ci suivaient dans son ascension "M. Cousin, qui à l'avènement de Louis-Philippe, comprit qu'il pouvait devenir le pontife de la philosophie officielle. Il a usé de toute son influence pour maintenir l'Université dans l'ignorance la plus profonde des théories allemandes ; chez les philosophes allemands, il a combattu la révolution sociale. Ses adeptes sont devenus étrangers au mouvement actuel. Je les ai entendus se persuader les uns aux autres avec une touchante naïveté qu'ils sont supérieurs à Saint-Simon, à Fourier, à Pierre Leroux". Lamartine n'était pas membre du Grand Conseil Académique, parce qu’il avait été candidat contre LouisNapoléon. Nommons le quand même, car il avait plus encore que Thiers et Montalembert fulminé contre les instituteurs “fomenteurs de stupides doctrines antisociales”.C’est donc à lui qu’Enfantin reproche le 15 septembre 1849 de toujours confondre dans la même réprobation "les braves prolétaires" et "les socialistes révolutionnaires, perturbateurs et spoliateurs". "Pourquoi ces menaces d'épuration, de destitution, de confiscation contre les instituteurs socialistes ?" Pourquoi accuser de "bêtise, perversité, idiotisme, divagations, inepties", etc., tous les socialistes, "et sous ce nom Saint-Simon et son école", école dont avaient fait partie une dizaine de journalistes, des collègues de Lamartine à l'assemblée, trois de ses anciens collègues au Gouvernement Provisoire (Carnot, Charton, Jean Reynaud), et enfin Leroux lui-même ? : "Vous devez bien savoir que cet homme est un des meilleurs et des plus érudits de notre époque ; si donc sa bonté et son savoir gonflent par trop son coeur et sa tête et les font éclater parfois d'une façon anormale, les erreurs de ce philosophe socialiste méritent un peu mieux le respect que celles des philosophes égoïstes du siècle dernier, s'appelassent-ils Condillac et Helvétius ou même Locke et Voltaire"560. Enfin, Marie d’Agoult et Guépin sont proches du socialisme de Leroux parce qu’ils sont fort éloignés, comme 560 Cité par Charléty, Enfantin (1930),p. 207 218 Pauline Roland et George Sand, de Proudhon et de ses maîtres, Comte et Blanqui. Ce n’est point seulement sa "pensée personnelle" qu’expose Guépin. Marie d'Agoult termine son Histoire en disant : "C'est une oeuvre collective plutôt qu'une oeuvre personnelle", et Perdiguier écrit en tête de ses Mémoires : "Ma vie se lie à la vie des ouvriers en général. En parlant de moi, je parle d'eux". Dans la Préface des Contemplations, quand le comte Hugo écrit: "Ma vie c'est la vôtre", il s’invente un personnage socialiste. Mais quand il fait sculpter sa devise : EGO HUGO,il exprime le fond de sa pensée, souvent confié par lui à sa fille Adèle dans des termes qui ressemblent beaucoup à la déclaration de Proudhon contre Leroux : "Nous nions cette notion de l'être humain collectif" (3 décembre 1849). Cinq ans plus tôt,Proudhon paraissait accepter la présence de George Sand dans "le parti socialiste" dont il nommait les deux "initiateurs, Pierre Leroux et Louis Blanc", avant de se nommer lui-même561. Mais il se croyait le seul des trois à s'occuper d'économie. En 1846, il rage chaque mois, quand arrive la "Revue sociale" ; il estime qu'il est "pillé" par Leroux, que Leroux est "fou","enfoncé", "jaloux". "Pierre Leroux ne veut pas partager l'honneur de la découverte de la solution du problème social. Il y avait assez de gloire pour deux cependant." Recopiant dans son “Carnet": "la propriété c'est le vol", il ajoute : "Il ne se dit pas, en mille ans, deux mots comme celui-là" [...] Si Pierre Leroux s'exprimait ainsi, il ne serait pas Pierre Leroux, il serait P.-J. Proudhon". En janvier 48, Proudhon croit être "le seul homme sur qui le peuple compte", mais en avril 48 les ouvriers délégués à la Commission du Luxembourg écartent sa candidature et celle de Blanqui, en recommandant celles de Leroux et de Barbès. En juin, Blanqui est battu avec 5480 voix seulement, après avoir recommandé à son club de voter pour Auguste Comte, ennemi de Leroux562. Elu avec moins de voix que Leroux, Proudhon écrit à Blanqui Le 9 juillet :"Vous que j'ai reconnu pour mon maître, vous à qui j'ai voué à la fois reconnaissance, estime et admiration". Depuis longtemps, tout en se recommandant de "ménager Leroux", Proudhon attaquait son "socialisme mitigé, ou hermaphrodite". Le 18 mars 1849 Proudhon dit que "le progrès, par son mouvement dialectique, s'appuyant sur l'économisme, est arrivé à la science, la nouvelle idée révolutionnaire doit être scientifique [...] Nous retrouvons ici la loi d'évolution humanitaire, définie par M. A. Comte dans les trois termes, article sur Leroux, Proudhon, Marx et Jaurès, “Revue d’histoire moderne et contemporaione” t. XXIX, 19826.5. 561Mon 562Auguste Comte avait fait de Pierre Leroux "l'objet particulier de ses âcres antipathies". Erdan dira cela en 1855 dans La France mistique (sic),p. 702. 219 RELIGION, PHILOSOPHIE et SCIENCE". Réponse de Considerant : "Vous avez pris vos thèses, vos antithèses et vos synthèses aux Allemands". En disant que "Proudhon a importé parmi nous le germanisme", Guépin cite en 1850 la lettre où Pauline Roland critiquait "les matérialistes dialecticiens." Le 18 décembre 1849, en lisant le supplément de "La Voix du Peuple" Marx admire “l'insolence des tirades de Proudhon" contre Louis Blanc, ”le nouveau Robespierre”, et surtout contre Leroux. Pour la violence des sarcasmes, ce “vice” si justement condamné chez Marx par Jaurès563, Proudhon l'emporte de loin. A ce moment-là, Ferrari se réjouissait des résultats des élections. A "l'effacement des révolutionnaires extrémistes" s'ajoutaient "les excès rétrogrades et l'arrogance du parti prêtre, si puissant dans l'assemblée législative, qui rejetaient dans le mouvement démocratique une fraction très influente du parti républicain" 564. De même, dans les populations agricoles du Centre, de l'Est et du Midi", Ténot soulignera "les progrès inouïs de la propagande républicaine, socialiste disaient les réactionnaires". “L’ éclipse" n'allait pas tarder L’Histoire socialiste de Jaurès emploie ce mot et elle l'explique en disant : "Le socialisme conciliateur et pacifique a payé pour les bravades et les intempérances de Proudhon", et "la victoire de Proudhon et de Blanqui sur Leroux et Louis Blanc entraîna celle de Karl Marx sur Proudhon lui-même". 1849.Le débat humain”. sur “la solidarité éternelle du genre En écrivant que Leroux a été ”bafoué, houspillé, ridiculisé à plaisir, par l’individualisme de Proudhon et le papisme des réactionnaires enragés de peur”, Clemenceau rapproche à juste titre les deux offensives rétrogrades. Le révolutionnaire “antithéiste” utilise en effet dans “la Voix du peuple”, les arguments des papistes lorsqu'il ridiculise "le saint homme [qui] se souvient d'avoir été Jésus-Christ[...] le restaurateur de la métempsychose, l'apôtre des néo-chrétiens, le dernier des voyants". Déjà, le 13 septembre, Thiers disait que "M. Proudhon déploie une vigueur, une verve, un véritable bon sens quand il attaque les autres socialistes, quand il leur dit sévèrement : Vous me dégoûtez". En octobre 48, Proudhon avait attaqué la Montagne "à la grande joie des réactionnaires qui vous en firent compliment". Leroux lui rappelle cela le 5 décembre 1849, en lui écrivant : "J'ai lu votre réponse, mon cher Proudhon", et en rappelant le passage des Confessions d'un révolutionnaire où Proudhon "[l]e raille si injustement 563L’armée nouvelle (1910) Ténot, Paris en décembre 1851, Etudes historiques sur le Coup d’Etat, 1868, pp 24 et 50.. 564 220 d'avoir évoqué les fables de l'antiquité, les légendes des peuples barbares, toutes les rêveries des philosophes et des révélateurs". Une raillerie sur “le révélateur de la Triade, le Théoglosse" faisait vendre beaucoup plus de numéros qu’un débat sur l’économie politique. Soutenus par les "Loups cerviers du Capital" et beaucoup de "républicains de la forme", “les calotins” 565 ont pris la tête de la réaction orléaniste, bonapartiste et universitaire. Le catéchisme et l'éclectisme enseignent ensemble que “l’homme est composé d’un corps et d’une âme”. En disant : “sensation, sentiment, connaissance”, Leroux nie ce dogme et cette évidence cartésienne. Il tire ses argumente de l'histoire des religions, et on réplique qu' "au plus haut de la Montagne, dans une sorte de petit Patmos, Pierre Leroux prépare de longues tirades apocalyptiques. Le rationalisme, chez Leroux, va jusqu'aux excentricités les plus inintelligibles. Le plus clair de sa doctrine, c'est qu'à la raison humaine le vieux Christianisme ne suffit plus." Disant cela, les Profils critiques et biographiques des 750 Représentants du peuple ajoutent : “Jules Leroux, élu de la Creuse à la Législative, se pare de son mieux, en présence des électeurs, des plumes de son frère, le grand triadiste”. La même année, Renan déserte le camp socialiste, parce que "Leroux voit la Trinité partout". En disant Patmos, apocalypse, Théoglosse, on fait le jeu des cléricaux. Dans les cryptes du passé, écrit Alfred Sudre, Leroux croit découvrir des profondeurs infinies, […] Leroux ne s'arrête pas à la vraie tradition de l'esprit humain, qui oppose les Champs Elysées et le Tartare, et qui se retrouve en Egypte et aux Indes.” Il ose écrire qu'il n'y a pas de paradis, il n' y a pas d'enfer, il n' y a pas de purgatoire hors du monde, hors de la nature, hors de la vie. Dieu n'est pas hors du monde, car le monde n' est pas hors de Dieu.” Or la vie spirituelle suppose que "le corps soit un moyen d'accomplir une destinée supérieure pour une âme incorruptible". Refusant de distinguer ces deux substances, "Leroux nie les dogmes consolateurs sur lesquels repose la morale, le dogme de l'immortalité et celui des peines et des récompenses dans la vie future". Le thème sur lequel “le jésuitisme” insiste le plus, c'est l’Enfer. Proudhon ne croit pas aux peines éternelles, mais il fait trembler les croyants quand il dit que Leroux “évoque les fables de l’antiquité”. Leroux fouille en effet dans les “cryptes” et les “légendes” que la théologie méprise. Et dans la lettre qu'il envoie à Proudhon , le 5 décembre 1849, nous ne signifie pas vous et moi, mais les socialistes dont Proudhon s’est séparé : Il est tout simple que nous attachions à tout cela grande importance, puisque nous croyons profondément à l'Humanité 565Mot employé en 1847 par un des typographes du Carrosse de Monsieur Aguado. 221 et à la humain. Tradition, à la Solidarité éternelle du genre Leroux écrit alors De la Fable. Désormais, toutes ses recherches concernent l'histoire des religions, parce qu’elle est niée, raillée, interdite non seulement par les papistes de toutes les confessions, mais aussi par les “matérialistes dialecticiens”. Le dogme du Tartare suffit aux premiers, et pour les seconds, l'ère théologique et l'ère métaphysique sont closes. Sudre et les Profils de 1849 seront complètement oubliés en 1906, mais on rééditera les Confessions d'un révolutionnaire et L'Avenir de la science. Appuyé sur la triple autorité de Proudhon, de Renan et d'Engels, Sorel affirmera que sous l'Empire Leroux n'aurait trouvé personne pour écouter "sa philosophie du bafouillage”. Et Sorel sera lu par Maurras et par Lénine. Contre le dualisme hégémonique, le mot triadiste aurait dû être un titre de gloire. Deux renégats, Renan et Proudhon Comme Baudelaire, -- “nous, un nous immense et silencieux, toute une génération”, -- Renan et Proudhon avaient fait partie durant les années quarante des jeunes gens qui s’éloignaient du catholicisme tout en refusant l’anticléricalisme universitaire. Avant de quitter le séminaire de Saint-Sulpice, Renan566 avait dès 1845 lu Eclectisme, Egalité, et De l'Humanité. Lorsque Sudre combattait Leroux au nom des Champs Elysées et du Tartare, il écrivait en 1849 dans “[s]on livre socialiste” : "M. Pierre Leroux a raison. Nous avons détruit le paradis et l'enfer, il faut faire descendre le paradis sur terre. Il reste donc un seul parti : c'est d'élargir la grande famille, de donner place à tous au banquet de la lumière". Un an après avoir été reçu à l’agrégation de philosophie, il critiquait l'école "ultra-hégelienne" des disciples de Feuerbach et jugeait rétrogrades "le pédantisme de la hardiesse" et les "blasphèmes déclamatoires"567 que Proudhon empruntait à Bruno Bauer. Il écrivait : "Je ne puis pardonner à M. Proudhon ses airs d'athéisme et d'irréligion[...] "l'esprit géométrique de M. Comte ne sent pas assez la vivante variété des Sciences humaines", "les hommes qui feront l'avenir ne seront pas de petits hommes, disputeurs, raisonneurs, insulteurs, hommes de parti, intrigants, sans idéal. Ils seront beaux, ils seront 566“M. Cousin nous enchantait, cependant M. Pierre Leroux par son accent de conviction et le sentiment profond qu’il avait des grands problèmes, nous frappait bien davantage. “ Souvenirs d’enfance et de jeunesse 567M. Feuerbach et la nouvelle école hégelienne, dans les Etudes d'histoire religieuse. 222 aimables, ils seront poétiques. Moi, critique inflexible, je ne serai pas suspect de flatterie pour un homme qui cherche la trinité en toute chose, eh bien je préfère Pierre Leroux.” Mais en septembre 1849, Renan est nanti d’une ample bourse de mission, grâce à M. de Falloux (c’est-à-dire au clergé). Il abandonne le "livre socialiste"568 qu'il vient d' écrire en trente jours et il part pour l’Italie, où le mois suivant, "une sorte de vent tiède fit tomber presque toutes [s]es illusions". On a oublié cela, parce que, aous l'Empire, à cause de la Vie de Jésus, Renan sera suspendu. Mais ensuite il sera réintégré au Collège de France par Jules Simon. Lequel, de même, semblait un martyr de la libre pensée, parce qu'il avait été révoqué sous l’Empire. Entre temps, Proudhon avait jugé à juste titre que Renan se rapprochait de l’éclectisme en méconnaissant Jésus essénien. C’est donc en défendant à différents moments différents aspects de la pensée de Leroux qu’ils se dressent l’un contre l’autre. Un demi-siècle plus tard, lors de sa publication, L’Avenir de la science donnera lieu à des discussions confuses. On ne savait pas que dans les religions de l'Humanité prêchées par Comte et par Renan Leroux reconnaissait, "défigurée", sa Doctrine. de l'Humanité, et qu’il avait écrit dans Job : “M. Renan, plus avancé grâce à moi que Hegel”, et en parlant de Proudhon : "Hegel a déteint sur mon socialisme.” Abstraction faite de Leroux, le XIXème siècle devenait incompréhensible. Dans L’Avenir de la science, Renan avait porté témoignage au nom d’ une génération nouvelle. Il rendait au mot Science la noblesse dont Proudhon le dépouillait, Objectiviste, positiviste, Proudhon raillait "les romantiques et les romanciers", en traitant George Sand de "putain", Quinet et Michelet d'"empaumeurs de niais", et en accusant Leroux de vouloir "faire de la société un couvent laïque". Renan rendait à la philosophie de l'histoire littéraire la prééminence que Leroux lui avait reconnue. A l'auteur d'Eclectisme, d'Egalité, et de De l'Humanité il redonnait le rang qu'avaient usurpé Cousin, Comte et Proudhon. Voici ce que Péguy a lu avec enthousisme : depuis 1830 l'éclectisme enseigné par Cousin "n'était plus une philosophie de la liberté mais un opportunisme", "l'esprit géométrique de M. Comte ne sent pas assez la vivante variété des Sciences humaines", “la révolution de l'avenir doit être le triomphe de la morale sur la politique" , et non pas “la victoire sur l'Evangile et la poésie du système appelé science par A. Comte”. Renan faisait aimer non seulement les grandes idées de l'Encyclopédie nouvelle mais les échos que ces idées avaient éveillés chez George Sand et chez Michelet. Spiridion était "une image essentielle de [s]es rêves 568Et en même temps, selon le mot de Péguy, “il avait abandonné son personnage socialiste”. 223 religieux". C'est dans Le Peuple, où Michelet définit le génie comme "la voix des muets", qu'il trouvait le modèle de "la bonne critique". Et c'est en pensant aux "pauvres de Lyon", ou vaudois, et aux "lollards" dont Baudelaire et Bakounine avaient retenu le signe de reconnaissance que Renan aspirait à la Cité où il n'y aurait plus ni prolétaires de l'intelligence ni privilégiés du savoir, les tâches matérielles et les tâches spirituelles étant réparties entre tous les hommes devenus concitoyens. -Idée fondée sur la triade psychologique de Leroux, idée dont on fait honneur à Marx et que Péguy rendait à Renan. Renan abandonnait les socialistes sans les dénigrer. En disant : "je n'insulte pas, ce n'est pas leur faute", son grief s'adressait bien moins à Leroux qu’à "ses affiliés" : "Quelle différence du philosophe qui s'est appelé autrefois Pierre Leroux au patriarche d'une petite église !". Petite ? Michelet entrait dans “notre glorieuse église républico-socialiste” dont il vénérait “les martyrs”, au moment où Desmoulins estimait que le socialisme devenait la foi du tiers des Français. Sur les vingt-cinq mille incarcérés de Juin, onze mille étaient maintenus en détention un an plus tard, lorsque Renan écrit ce livre. Beaucoup d'eux, sans doute, avaient voté pour Pierre Leroux, et leur absence n’empêche pas sa réélection en 1849. Quand Desage et Desmoulins, gendres de Leroux, rentrèrent à Paris, enfin reconnus innocents, ils n'étaient "entourés que de veuves et d'orphelins". Beaucoup de leurs amis attendaient encore, à Belle-Ile ou sur les pontons, d'être jugés ; plusieurs étaient partis pour l'exil, en Afrique ou en Algérie 569. Renan fut probablement déçu par le très médiocre recueil d'Aphorismes que les deux gendres de Leroux eurent le tort de présenter cette année-là comme un résumé de la Doctrine de l’Humanité. Ils avaient été arrêtés à Boussac, garrotés avec des chaînes de fer, conduits à pied jusqu'à Lyon, où ils furent emprisonnés. Quand Desages avait été arrêté, sa femme, fille de Leroux, était enceinte, et "son émotion fut si violente que l'enfant mourut dans son sein". Lorsque Théodore Bac raconta cela à l'Assemblée, quelqu'un, à droite, cria en ricanant qu'il n'était "pas mort de chagrin". Non, certes, pas de chagrin. C'est la haine vouée à son grand'père. qui l'avait tué. Voilà ce que Renan aurait lu au "Journal Officiel" s'il avait fait oeuvre d'historien, s'il avait suivi le conseil que donnait Pauline Roland dans la lettre publiée par Guépin : "Aller de porte en porte et interroger les fidèles sur les faits et gestes de ce grand confesseur de la foi, de ce grand martyr des martyrs, le peuple !", s'il avait éprouvé cette "sympathie profonde" avec la foule, ce caractère de "la bonne critique" qu'il admirait dans Le Peuple , où Michelet réserve le nom de génies à ceux, parmi les grands 569A. Desmoulins, Notes historiques "(Revue sociale", 1850)) 224 hommes en qui "tous les battements du grand coeur ont un retentissement". "Le 2 décembre, écrit Renan, me dégoûta du peuple qui avait accueilli d'un air narquois les signes de deuil des bons citoyens". Renan croit aux mensonges de Hugo. Il ignore “l'Appel aux corporations ouvrières" signé par Desmoulins, Jules et Pierre Leroux, que Victor Schoelcher signale comme "un des plus nobles documents de notre résistance”. En se réclamant de deux cadavres, celui de Baudin et celui de Dussoubs570 deux socialistes dont le second était disciple de Pierre Leroux"571, les Communards mépriseront “ces bourgeois républicains qui accusent le peuple de les avoir trahis". En décembre 1851, Proudhon avait noté dans ses “Carnets” : "Les rouges sont finis, moi je reste". Mais ensuite il tient compte des observations de Leroux, pour lequel d’ailleurs il cotise. Et bientôt ils auront une direction commune contre Renan. C’est pour cela qu’aux cérémonies d’anniversaire de la mort de Pierre Leroux Desmoulins déposera une couronne d’immortelles sur la tombe de Proudhon, et qu’en janvier 1896 la “Revue socialiste” commence l’année du Centenaire de Leroux par un article où Georges Renard écrit : "Renan a bafoué la volonté de fonder sur cette base : l'égale liberté, l'égale dignité de l'homme". Jaurès aussi disait cela. En 1855, exactement comme Leroux l’avait fait contre Cousin, Proudhon proteste572 contre les Etudes religieuses de Renan : “Quelle est d'abord cette prétention si hautement exprimée que la science est aristocratique et que son suppléant naturel pour le peuple est la religion ? Que signifie cette division de la société en deux catégories d'intelligences, les intelligences qui savent et les intelligences qui croient ? Jusqu'ici, l'idée de renvoyer la religion à la multitude semblait d'un machiavélisme révoltant ; M. Renan en fait un principe de 573 574 philanthropie” . L’auteur de la Vie de Jésus devient le grand homme de la gauche, et Proudhon écrit au tome III de la Justice : Quant aux hommes de l'école de M. Renan, qui bafouent la croyance et insultent à l'esprit révolutionnaire, ils sont nos ennemis à tous. Leur idéalisme n'est que corruption, 570 ”Baudin et un autre”, écrit Georges Bordonove dans le Napoléon III (1998) où il omet Leroux en énumérant les candidats qui en juin 48 avaient obtenu plus de voix que Louis-Napoléon 571 Disant au nom des Communards : “les révolutionnaires n'oublieront pas", Gustave Lefrançais rappellera cette injustice, que Hugo commettra lui aussi. Sur les cent cinquante-huit cadavres officiellement recensés, Ranc dénombrait cent un cadavres d'ouvriers. 572 Carnet XI, pp. 240 sqq. et 301, cité par Pierre Palix, Le goût littéraire et artistique de Proudhon, t. I, p. 230 (où Leroux n'est pas nommé). d'après les Ecrits religieux de Proudhon et aussi d'après ses manuscrits conservés à la Bibliothèque Municipale de Besançon. 573De la Justice dans la Révolution et dans l'Eglise, III, p. 231. 574Qui cotise (comme Michelet) pour que Leroux ne meure pas de faim. 225 c'est la mort du droit comme de la piété ; c'est le mépris de toute chose divine et humaine érigé en dogme [...] Dieu et les hommes, la religion et la justice, le Christ et la Révolution sont également outragés dans ce livre. A la fin de La Grève de Samarez, quand Leroux recherche l’ alliance de Hugo contre Renan, il aurait pu citer aussi ce texte qu’il ne pouvait ignorer. Par contre il n'a pas connu les annotations que Proudhon inscrivait en lisant La Religion, mort-immortalité-religion, où Feuerbach venait d'écrire : "Ce n'est pas pour lui-même que Dieu s'est incarné, c'est pour nous [...] L'incarnation a été une larme de la pitié divine". Proudhon note en marge :"Ce côté du christianisme est le plus touchant et le plus sublime". Deux adjectifs que Baudelaire employait en parlant de Leroux, En 1841, Proudhon avait salué “l’apôtre de l’égalité” deux ans après l’article Egalité où Leroux saluait “Jésus essénien destructeur des castes”.Exilé, Leroux se souvenait de l’amitié “sincère” qu’ils avaient eue l’un pour l’autre, et Proudhon s’en souvenait probablement aussi quand il écrit que La Vie de Jésus n'est qu'"une bucolique", où Renan prête à Jésus "un idéalisme mystique et quiétiste" alors "le but de Jésus est éminemment socialiste et justicier", que son "idée mère, vraiment démocratique et prolétarienne, aussi radicalement hostile à la royauté qu'au sacerdoce", est "communiste", comme celle "des Esséniens et des Pythagoriciens"575 . La traduction par Renan du Livre de Job les indigne tous les deux. Dans ce travail, Proudhon ne voit que "l'élégance d'un littérateur" plus attaché aux "joujoux poétiques" qu'à "l'éducation du peuple et au respect du vrai" 576. En 1864, à la veille de sa mort, il regrette de ne plus pouvoir "refaire" cette traduction, par "une étude philologique, biblique, religieuse, philosophique, littéraire, historique". C’est exactement l’étude que Leroux avait annoncée dès 1860 dans l'Avant-Propos de La Grève de Samarez. Adaptation théâtrale en cinq actes avec prologue et épilogue, Job 577 paraîtra en 1866 et sera prolongé l'année suivante par le Livre d'Isaïe restitué. Dans Job, oeuvre sur qui "repose originairement la foi des Juifs en un Messie", oeuvre transmise par "les disciples d'Isaïe ou la Franc-Maçonnerie antique", Leroux croyait reconnaître le même souffle que dans les Prophéties d'Isaïe578 et dans l'Evangile qui lui semblait "fondé surtout 575Documents reproduits par Mgr Pierre Haubtmann en appendice à P.-J. Proudhon, genèse d'un antithéiste ( Mame, 1969), où Leroux n'est pas nommé. 576Lettre à Rolland, de février 1860, citée par Palix, o.c., p. 238. 577 que Leroux dédiait aux "Maçons répandus dans tout l'univers", en se présentant comme "un évangéliste", apportant une bonne nouvelle à la fois aux Rabbins et au "futur Concile" 578Leroux se trompait en attribuant à Isaïe le livre de Job qui n'est même pas l'oeuvre d'un Juif, si Boris Souvarine a raison de penser 226 sur ces Prophètes". Job était à ses yeux "un anneau important de la Tradition qui unit le Judaïsme et le Christianisme". Cette tradition, Renan la détruisait en minimisant la portée de ce poème579 et par exemple en traduisant littéralement par "crocodile" le nom de la Bête qui dans ce livre est comparable à celle de l'Apocalypse. Leroux pensait au "Léviathan moral", la Théocratie. Moses Hess est alors très près de Leroux. En 1840, hégélien, il croyait comme Marx que le judaïsme était dépassé. L’article Théocratie avait grandement innové580 cette année-là en montrant dans le peuple juif "la tige prédestinée de la démocratie future". Vantée par Heine, cette Encyclopédie avait aidé Moses Hess à se libérer de Hegel, de B. Bauer et d'Engels. En 1855, il avait admiré ce que Renan écrivait contre Feuerbach dans ses Etudes religieuses . Mais ensuite il comprit que "Renan rabaisse l'histoire juive et ne voit pas que le christianisme primitif est marqué par l'esprit du judaïsme, et qu'il est né dans un milieu juif"581 . Regrettant de n’être pas assez savant pour réfuter Renan, il confiait ce soin à son ami Graetz, spécialiste de l'histoire juive. Graetz allait beaucoup insister sur les esséniens, confirmant ce que Leroux avait écrit au sujet de cet “anneau important”. Dans Job, Leroux affirmait que "la philosophie d'Isaïe a passé en Grèce et qu'il existait à cette époque une communication entre tous les Temples". Bernard Lazare s’opposera à ceux qui regardaient "les Aryens et les Sémites" comme des "races pures". Il dira que leur union avait été féconde, que l'humanité vit de cette union du sémitisme et de l'aryanisme, "les Grecs ayant fini comme les autres Aryens par adopter le Dieu épuré des Esséniens, et enfin Jésus, la fleur de la conscience sémitique, l’épanouissement de cet amour, de cette charité, de cette universelle pitié qui brûla l’âme des prophètes d’Israël.”582 En 1896, à la “Revue socialiste”, le centenaire de Leroux avait entraîné un grand débat sur Renan. Le Parti intellectuel canonisait l’auteur de La Vie de Jésus parce que l' Eglise le condamnait. Il voulait ignorer l’apparition du racisme, l’antisémitisme et les questions sociales. Il régressait vers l'époque du scrutin comme Dhorme, "Dominicain défroqué, notre meilleur hébraïsant" que "Job est un pot-pourri babylonien qui a cheminé jusqu'en Canaan". Mais l'origine géographique et ethnique de la légende importait peu aux yeux de Leroux. 579En disant dans Les prophètes d'Israël que "le Livre de Job est le poème religieux le plus haut qui ait été écrit", James Darmesteter savait-il qu'il donnait raison, contre son ami Renan, à Leroux ? 580En croyant que la vertu abondait en Grèce avant Socrate, tandis qu'avec Jésus "la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples", le Vicaire savoyard lui-même ne différait guère de Voltaire ni des éducateurs catholiques de Proudhon et Renan. 581Cité par Alain Boyer, traducteur de Rome et Jérusalem, 1981, p. 192. 582Léon Chouraqui, Bernard Lazare La renaissance du socialisme, in BAL n° 9, pp 257 sq 227 censitaire, de "Cousin, singe de Hegel" et des "Brahmanes de l'Intelligence"583. C’est pour réfuter “la race de scribes” née avec Renan que les “cahiers” s’apprêtaient à publier l’Histoire générale d’ Israël, puis Le Fumier de Job, que Bernard Lazare, gravement malade, ne parvint pas à terminer, et dont Herr n'a pas pris soin. En octobre 1904, c'est pour préfacer le cahier Chad Gadya ! d'Israël Zangwill que Péguy entreprend sa critique de Renan584. Incroyant, "inchrétien", socialiste "moraliste", il déplore la conversion de Jacques Maritain585 au catholicisme, mais il écrit à Eddy Marix (Juif socialiste jusqu'alors incroyant) qu'ils gardent avec lui "une direction commune contre Renan". Quels que soient les mérites de Mathieu Dreyfus, de Scheurer-Kestner, de Gabriel Monod, de Zola, de Jaurès, le dreyfusisme n'aurait eu ni son ampleur ni sa portée si Bernard Lazare n'avait pas "senti s'insurger en [lui] le vieux sang des prophètes". Mais ses racines juives, ses amitiés juives et ses lectures juives ne l'ont pas plus influencé que le courant "communiste anarchiste" qui venait de Pierre Leroux. Mieux que Lavrov, Kropotkine, Reclus, G. Renard, Bergson, Séailles, Renouvier ou Darlu, un Juif, "un vrai voyant, un nabi, [...] le petit-fils légitime d'Isaïe"586 avait recueilli le meilleur de la culture européenne. Il combattait tous les faux dieux, et aussi "la théophobie". Contre les jésuites et contre les guesdistes il prenait la défense de Dreyfus, et contre Jaurès la défense des Congrégations et des écoles catholiques. Grâce à lui, la France avait tenu durant l'Affaire "le rôle de justicière" à l'égard de ces "Arméniens de l'Europe" que sont les Juifs. C'est en raison de ce rôle que la race française est "la seule visiblement élue de toutes les races modernes", et donc que "le maintien et l'immortalité de la race française a un prix infini, qui paie tous les sacrifices". Et Péguy place cette affirmation "sous l'invocation de la mémoire que nous avons gardée du grand Bernard Lazare". 583 Ainsi disait Herzen, délivré de Hegel par Leroux. Il va publier (décembre 1904) le cahier de Lucien Aaron Juifs russes, et en mai 1905, contre la Gobineauvereinigung, un cahier de Robert Dreyfus, qui ensuite fera paraître (1908) son cahier sur Alexandre Weill, cependant que, tout près des cahiers, un autre historien, Tchernoff, va écrire que Moses Hess fut "le père du sionisme". 585élevé par sa mère, Geneviève Favre, dans le souvenir et la doctrine de George Sand et de Leroux. 586 Emile Meyerson, Juif d'origine polonaise, écrira cela à Péguy en 1906 584 228 CHAPITRE XI L’EXIL "L'Europe libre" et les "esséniens du monde" -- “Hugo, mauvaisement jaloux” -- Entre les rollinistes et les pyatistes -- Péguy et Jaurès entre Leroux et Hugo "L'Europe libre" et les "esséniens du monde" Le plus savant des biographes, Jean Gaumont, n'a presque pas trouvé trace de Leroux après le 2 Décembre. Pas même sur les listes des proscrits : expulsé de fait, il était "menacé de déportation s'il rentrait en France".587 Gaumont s'étonne, car sur intervention du Prince de la Moskowa, on avait rayé sur la liste des bannis le nom de Théodore Bac, grand ami de Leroux et comme lui représentant très important des deux assemblées de 1848 à 1851. Mais aucune intervention n'avait pu fléchir la Préfecture de police : "Non, non, nous voulons nous débarrasser de lui et de sa séquelle". Et après le retour en France, même impression d'absence : nulle rencontre attestée à Paris, avec Théodore Bac et Proudhon, morts tous deux en 1865, ni ensuite à Lausanne, avec un autre ami et disciple, Pascal Duprat. Aucun contact avec le mouvement associationniste, en renaissance depuis 1864 en France. Leroux a-t-il connu la traduction par Talandier de l'HISTOIRE DES ÉQUITABLES PIONNIERS DE ROCHDALE ? "A-t-il connu Mme André Leo, la veuve de Champseix, l'associé de la communauté de Boussac, que les événements de 1848 ont fait rédacteur eu chef du PEUPLE, de Limoges, et qui, exilé, lui aussi en 1851, est rentré en France à l'amnistie pour mourir en 1863 ?" Gaumont avait fouillé dans les archives de "la Coopération", au sens le plus large du terme. Et il remarquait lucidement que "son rôle politique actif qui n'avait duré, mise à part la courte période de juillet 1830, que pendant les trois années de la République, était terminé. Il se cantonna dans le culte exclusif de la philosophie et de la littérature." Si on ne comprend pas les idées auxquelles Leroux se dévouait, on dit comme Pierre Joigneaux, ancien collègue de Leroux à l'Assemblée, que "l'exil et la misère eurent sur lui une mauvaise influence . Son caractère, réputé plein de douceur, s'aigrit fortement. Il eut des heures de violence, dans les réunions de proscrits. Il devint très agressif et se fit 587 Rapporté par son collègue et Souvenirs historiques, loc. cit. ami personnel Pierre Joigneaux, 229 des ennemis aussi acharnés à le poursuivre qu'il avait été prompt à les attaquer". En 1852 l'Union socialiste réunissait à Londres ceux des Français exilés qui refusaient d'abandonner la future République soit au parti antisocialiste de Ledru-Rollin soit à la dictature parisienne et athée de Blanqui. Leroux et Louis Blanc, son ami et disciple, avaient décidé Cabet à accepter l'idée d'une direction en triade en renonçant à son autoritarisme588. L'alliance de leurs trois noms serait, disait Cabet, "le plus puissant exemple d'union pour tous les vrais républicains socialistes." Durant les quatre années de la seconde République, Leroux avait pu, pour la première fois, s'exprimer longuement à la tribune de l'Assemblée Nationale. Reproduits dans le Journal officiel ses Discours avaient intéressé beaucoup de lecteurs, non seulement dans les ateliers parisiens, mais hors de France. Leroux était alors le plus connu des proscrits. Précurseur, doyen, seul entouré par des collaborateurs assez nombreux pour le lancement et l'impression d'un journal, après avoir été au premier rang jusqu'aux barricades du 4 décembre. Connu et respecté comme "chief of the Humanitarians" par les Chartistes, par les admirateurs de Robert Owen, dont il prononçait l'éloge en mai 1852 devant quinze cents auditeurs, et par nombre de personnes cultivées, George Eliot, par exemple, avec laquelle il s'entretenait, le 20 janvier 1852, des qualités de George Sand comme des erreurs de D.-F. Strauss et de Proudhon. Durant la seconde République, Stuart Mill avait lu le Journal officiel, et il tenait compte des discours de Leroux dans sa réédition des Principes d'économie politique. Quatre jours avant la mort de la République, le 28 novembre 1851, en lisant le discours que Leroux prononce à l'Assemblée Nationale en faveur du vote des femmes, cet influent secrétaire de la Compagnie des Indes estime que cette volonté de justice "fait le plus grand honneur aux sentiments et à l'intelligence de la classe ouvrière en France, sur laquelle repose, aux yeux de tous ceux qui comprennent l'époque, les plus belles espérances dans le sort de l'humanité". Adressant à Leroux "l'hommage de sa reconnaissance", il lui affirme qu'il est "associé de coeur et d'esprit à la lutte des Socialistes Français". En juillet 1830, conquis par les idées républico-saintsimoniennes du Globe, il avait selon sa propre expression "volé à Paris" pour y rencontrer "les chefs les plus avancés du mouvement populaire", et pour s'efforcer avec eux de décider La Fayette à proclamer la République. De même, "Le Globe" avait beaucoup apporté à Mazzini (qui en 1843 était heureux de rencontrer à Londres "Pierre Leroux, un uomo del nostro partito"), et à Herzen, fier en 48 588Son journal à lui, Le Populaire, courait à la faillite avant le coup d'Etat, en 1851, parce que l'utopie communiste ne séduisait presque plus personne. 230 d'être accueilli par Leroux aux banquets socialistes. L'un comme l'autre, "l'Esule" et "l'Exilé russe n° 1" avaient durant les années trente suscité l'enthousiasme de leurs jeunes amis, italiens, hongrois, allemands et russes en vantant malgré la censure "Piotr le Rouquin", ou en le plagiant sans le nommer. Mais la seconde République les avait tragiquement déçus : ils avaient cru que la faillite du blanquisme dictatorial, du verbiage fouriériste et des contradictions proudhoniennes signifiaient la déconfiture du socialisme (socialismo sconfitto). Leur désillusion se changeait en ressentiment contre Leroux. Herzen affirme alors que "les tribuns du peuple se taisaient en juin 48. Le sang coulait à flots, ils voyaient tout sans souffler mot", et Mazzini qu'en 1849 les socialistes français n'avaient pas protesté quand le corps expéditionnaire français avait attaqué la République romaine. Pour réfuter ces calomnies, Stuart Mill n'avait qu'à citer quelques phrases de Leroux extraites de sa collection du Moniteur universel. Mais en 1852 il lui ferme sa porte. Et en avril, quand L. Blanc écrit à George Sand : "Mazzini hait les socialistes et la France", il pourrait en dire autant de Stuart Mill, et aussi de Marx, Engels et Herzen. Il peut même ajouter que Ledru-Rollin et son puissant parti se sont alliés à Mazzini. "La terza Roma" (le troisième Empire romain) devenait l'unique espoir de Mazzini, et Malwida von Meysenbug jugeait que son nationalisme égalait celui de Herzen, qui affirmait qu'au XIXe siècle la Russie avait seule donné de grands héros au monde : "Biélinski, tombé en lutteur et en indigent, Granowski, mort en montant dans sa chaire, et les Pétrachevski déportés en Sibérie, dont faisait partie Dostoïevski". Herzen avait pris parti pour Proudhon contre Leroux. Et quand il finit par concéder quelque chose à Victor Hugo, c'est que la France elle aussi avait compté quelques grands hommes, avant 1830, durant les années vingt. En 1839, dans l'Encyclopédie nouvelle qui "enthousiasmait" Herzen, Thoré développait la philosophie de Leroux dans l'article Sculpture, qu'il rappelle à Herzen en 1852 : afin que "la démocratie européenne" ne se limite pas à "la France, l'Italie et l'Allemagne", il lui demande que la Russie ne se tienne pas à l'écart du "grand concile", lequel ne peut exister que "par l'imprimerie" et donc par L'Europe libre, que veut lancer l'Union socialiste. Malgré George Sand, qui lui reproche de confondre Leroux et ceux dont Leroux a toujours condamné le socialisme absolu, Mazzini maintient que les socialistes français retardent les libérations nationales en prêchant "un cosmopolitisme rouge qui conduit à l'inaction", et en enfermant les ouvriers "dans le matérialisme des intérêts, au lieu de leur rendre le sens moral”. C'est au contraire d'Idealismus que Marx les accuse. Il avait admiré "les Français", ceux surtout de la Revue indépendante, Leroux, L. Blanc et V. Schoelcher, qui 231 l'avaient accueilli à Paris en 1844. Jusqu'en 1851, il avait assuré L. Blanc de sa gratitude. Mais, depuis 1849, depuis les attaques de Proudhon contre Leroux et Louis Blanc, Marx ne cache plus le mépris que lui inspirent ces Français. Et à Londres il est ulcéré par les applaudissements que des Allemands et des Anglais joignent à ceux des Français quand les mots Liberté, Egalité, Fraternité terminent les discours de Julian Harney ou de "L. Blanc, ce petit escroc, ce nabot vaniteux, importun et sot", qui croit pouvoir "parler non au nom d'une nation mais au nom de cette formule éternelle". Engels, recevant cette lettre, engage Marx à "se désolidariser complètement de ce soi-disant parti révolutionnaire". En 1851 l'opposition est diamétrale entre cette lettre et la Lettre criminelle de Biélinski qui avait enthousiasmé Herzen et Bakounine, et que Dostoïevski avait lue au péril de sa vie. Revenu de la maison des morts, lucide, il ne reconnaîtra plus, dans le socialisme de Herzen et de Bakounine, le socialisme dont George Sand avait été en Russie le principal vulgarisateur. L'hostilité de Mazzini, de Marx et de Herzen empêcha L'Europe libre de paraître. Leurs calomnies discréditèrent en effet les amis de Leroux en les confondant soit avec les blanquistes soit avec les gouvernants de 48. Parce que Marx, Mazzini et Herzen sont demeurés à Londres, où Bakounine les a rejoints, on croit que Londres a été le creuset de l'Internationale. En fait, les deux Allemands exécraient les deux Russes autant qu'ils étaient tous les quatre détestés par Mazzini et par Proudhon. Mais l'hégélianisme leur a fait à tous une grande publicité en les revendiquant tous comme siens. C'est en invoquant l'autorité d'Engels et celle de Proudhon que Sorel affirmera589 : "durant toute la durée du second Empire Pierre Leroux demeura parfaitement inconnu : il n'aurait plus trouvé personne pour écouter ses balançoires". Or il faut écouter Leroux pour bien comprendre ce qu'écrivaient des disciples plus ou moins fidèles de la doctrine de l'Humanité : Nerval dans Aurélia (1855), Heine dans Lutèce (1855), George Sand dans Histoire de ma vie (1855), Hugo dans les Contemplations (1859) et dans Les Misérables (1860-1862), Baudelaire dans les Fleurs du Mal (1857), Proudhon dans la Justice (1858), Renan dans La Vie de Jésus (1863), Michelet dans La Bible de l'Humanité (1864), Dostoïevski dans Les Démons (1872) et dans Quelques mots sur George Sand (1876). C'est à Jersey, petite île anglo-normande, qu'avec Pierre Leroux, l'intelligence opprimée a trouvé un refuge. Là, le 30 novembre 1853, le premier numéro de L'Homme, journal des proscrits annonçait la publication du Cours de Phrénologie qui contient la charte de l'antiracisme et qui s'ouvre par la Leçon où des Polonais, des Anglais et des 589 En 1906, dans le Mouvement socialiste. 232 Français apprenaient que "la France libre, la France hors de la France" était de leur temps aussi nécessaire que le Refuge l'avait été après la Révocation de l'Edit de Nantes. "Oui, disait Leroux en terminant et en montrant Victor Hugo, Oui, grand poète que j'ai le bonheur de voir parmi nous, la France renaîtra ; elle sortira un jour, avec ses soeurs l'Espagne et l'Italie, du tombeau qu'Ignace leur a creusé". L'Homme se présente comme un journal "républicosocialiste", avec deux mots pour devise : SCIENCE et SOLIDARITÉ. Son directeur, Ribeyrolles, dresse dès son premier éditorial un sombre tableau de l'Europe : "Italie, Autriche, Hongrie, trois révolutions, trois cercueils. De la Baltique au Rhin, partout le grand silence de la servitude. La France vassale et déshonorée. Des corps chétifs, amaigris, usés. La culture interdite aux pauvres. Est-ce là l'être intelligent, libre et moral ? Est-ce là l'Homme ?" "L'insolidarité" entre "les petites patries", telle est la cause de ces malheurs. C'est de son "isolement" que la République française est morte. Le but doit donc être "la confédération universelle, les peuples unis, la Famille générale". Et le premier éditorial s'achevait par ces mots : "Proscrits de toutes les nations, qu'il n'y ait plus entre nous désormais qu'une communion, un sentiment, un amour, celui de la délivrance universelle." Retenons bien ce mot. De même que l'Europe libre voulait servir d'organe à "toutes les idées vraies", Ribeyrolles déclare d'entrée de jeu : "Cette feuille est ouverte à tous, […] aux esprits chercheurs, aux artistes, aux patriotes". Universalisme. Géographique d'abord : on peut s'abonner à L'Homme aussi bien à Mexico, à La Nouvelle Orléans, à Genève, Madrid et Bruxelles qu'à Liverpool, Londres ou Jersey. Universalisme aussi par les sujets traités. L'Homme n'est pas seulement un journal politique. A côté d'extraits d'ouvrages récents, historiques ou philosophiques écrits par des républicains (socialistes ou non socialistes), Edgar Quinet, exilé en Suisse, Jean Reynaud et Michelet, qui ne sont pas exilés, on y trouve des protestations humanitaires, comme la Lettre à Monsieur Fazy où Mazzini reproche au directeur du Journal de Genève de ne rien dire quand le gouvernement fédéral tolère les poursuites exercées en Suisse contre les exilés par la police bonapartiste et par la police autrichienne, ou comme la Lettre à Lord Palmerston, ministère de l'Intérieur où Hugo s'élève contre la condamnation à mort de Tapner, assassin, incendiaire et voleur. Le droit de tous à la vie, c'est l'essentiel de ce que Hugo appelle "mon socialisme". Universalisme enfin par la volonté de concilier les inconciliables. L'Homme allait tenter de donner la parole aussi bien à Mazzini et à ses alliés rollinistes (partisans de Ledru-Rollin), qui ne voulaient pas de la démocratie sociale, qu'aux pyatistes (partisans de Félix Pyat), qui ne voulaient que cette révolution-là. 233 Leroux se tient à l'écart, parce qu'il désapprouve cette confusion, et il le fera savoir en 1858 dans "L'Espérance". Par contre, c'est sa doctrine que Ribeyrolles diffuse en appelant "esséniens du monde" les "républicains-socialistes", en leur disant : "Poursuivons l'étude de nos problèmes", et en insistant sur la nécessité d'unir les deux tâches : faire, dans "la grande patrie", une juste place aux "petites patries, les NATIONALITÉS", sans négliger pour autant (comme le faisait Mazzini) un problème universel et non pas propre seulement aux sociétés déjà industrialisées d'Angleterre et de France. Quand Ribeyrolles écrit : "Il faut que la Révolution relève partout le prolétariat", il ne songe pas seulement aux ouvriers, comme le font les ouvriers allemands que Malwida von Meysenbug invite à débattre, à Londres, avec Talandier. En plus de "Lille, Lyon, Rouen", il évoque "les terriers du Limousin ou des Basses-Alpes". Ce n'est pas seulement "dans ses docks et ses usines", c'est "sur ses champs" que la riche Angleterre a "des millions de prolétaires qui chaque hiver pleurent la faim", et c'est "des riches plaines d'Allemagne" que vient jusqu'aux ports, pour gagner l'Amérique, "le prolétariat qui émigre avec ses berceaux et ses vieillards". Hugo lui aussi était à Jersey. Il avait représenté le département de la Seine à l’Assemblée Nationale, avec Leroux et Félix Pyat, qui parmi les procrits de Londres tient la place de Blanqui, resté en France. Bien entendu, Hugo exècre Blanqui (il le dit à Leroux). Riche590 , il est traité de “bourgeois” par les démagogues591 , ce qui l'indigne car il est “comte Hugo”. Schoelcher, riche lui aussi, s’oppose explicitemen à leurs utopies économiques. Hugo, républicain de fraîche date, tient par dessus tout (il le dit à son fils Charles) à “être en bons termes avec les deux partis de la proscription”, les rollinistes et les pyatistes. Les républicains de la veille connaissent comme Ribeyrolles "les services que Leroux a rendus au Parti", et Hugo se les concilie en se montrant respectueux envers Leroux. Mais il a peur592 que Leroux le compromette auprès des violents, dont il espère les voix aux prochaines élections présidentielles. Son but, c’est de vaincre en même temps les deux partis de la proscription et l’Empire. C’est d’être, comme les Tables le disent, le gouvernant possible, influence acquise, caractère considéré. Il croit au “gigantesque complot” que lui révèlent le 7 août 1853 les émissaires de Mazzini et Ledru-Rollin. Ribeyrolles lui promet le succès de cette tentative qui doit commencer le 2 Décembre 1853. Espérant présider bientôt la République, il invite chez lui des proscrits et cherche à leur plaire, "toujours empressé à prendre sa part de l'action, toujours 590 Comme Herzen, cherchant de même à amadouer les violents. 1842 il collaborait à la “Revue indépendante” 592 Imaginons ce que Leroux pensait et taisait en dinant avec Hugo et aussi avec Herzen 591En 234 évitant ce qui aurait l'air de le poser en chef de parti", acceptant tout ce qu'on lui propose : "la Révolution européenne, la grande guerre, la démolition des institutions politiques ; suppression du clergé, de la magistrature, de l'armée actuelle". Soulignons ce mot, car la démocratie universelle que Hugo envisage exige aussi "la levée en masse de 1.200.000 républicains lancés à la destruction des trônes". Tandis que "tout ce grand plan se déroulait sous sa parole poétique", une question concrète se posait pourtant. L'Empire avait été approuvé par la très grande majorité. Fallait-il conserver "le suffrage universel" ? Hugo répondait oui, en ajoutant comme les marxistes à venir : "mais entre la révolution et la convention, un intervalle de quelques semaines qui doivent suffire pour qu'une dictature révolutionnaire fasse son oeuvre assez radicalement pour qu'il n'y ait plus à revenir". Quant aux moyens "pour nourrir la levée en masse et aviser à la crise économique" ? — "La Banque d'échange, la liquidation de la dette et l'impôt-assurance"593. Ribeyrolles aurait voulu qu'entre tous les proscrits il n'y ait plus "désormais qu'une communion". Vieux militant du parti républicain, il avait connu les intrigues, les provocations, les trahisons. Il pouvait prévoir la surenchère démagogique de Hugo, et aussi les rivalités aggravées par le fléau que Balzac avait écrit en majuscules, "l'ENVIE". Bientôt, dans la revue de Leroux, L'Espérance, les socialistes américains allaient se mettre eux-mêmes en garde contre "l'envie, la haine, l'avarice et la jalousie", et à Londres l'excellente Malwida était effrayée par "l'envie, la jalousie, l'égoïsme, l'ambition personnelle" qu'elle constatait aussi bien chez les démagogues français conduits par Félix Pyat que chez les doctrinaires allemands influencés par Marx. Comme Leroux594, elle regardait Talandier comme le modèle de l'internationalisme prolétarien, et elle préférait de loin L. Blanc à Mazzini, et Ogarev ou Engelson à Herzen. En octobre 1855, l'impartialité n'était plus possible, car Mazzini d'un côté et Pyat de l'autre partaient à l'attaque contre l'Association Internationale qui en Angleterre et en Amérique venait de donner corps à ce qui trois ans plus tôt s'appelait Union socialiste. Ribeyrolles croit pouvoir faire écho à trois appels venant de Londres. Et par malheur c'est le troisième qui obtiendra le soutien du proscrit devenu depuis un an le plus célèbre de tous, Victor Hugo. Au nom de l'Association Internationale, Fontaine et Talandier convoquent "les républicains socialistes français résidant à Londres" à la réunion du 26. Au nom du Comité Européen, Kossuth, Ledru-Rollin et Mazzini appellent leur "Grande Eglise" : "Vers la bataille ! C'est l'heure !". Et Worcell, porte-parole de la 593 Récit rédigé par Greppo et publié à Jersey en 1859 par Desmoulins. Ce point est décisif, puisque Malwida sera en 1900 la doyenne des abonnés des "cahiers". 594 235 Centralisation démocratique Polonaise répond : "Unis à vous depuis la fondation du Comité Européen, nous venons constater notre union et serrer nos rangs au moment de l'assaut". Enfin, au nom de la Commune Révolutionnaire (c'est-à-dire blanquiste), Pyat accuse la Reine d'Angleterre d'avoir "tout sacrifié, dignité de reine, scrupules de femme, orgueil d'aristocrate, sentiment d'Anglaise, le rang, la race, le sexe et jusqu'à la pudeur" en allant à Paris rencontrer "cet allié", Louis-Napoléon Bonaparte : "Qu'il soit mis hors la loi et l'humanité, lui et les siens ; que la Corse qui les a produits soit séparée de la France et rendue à l'Italie ; et que leur nom voué à l'exécration publique soit une injure même pour les chiens dans la langue française". Conclusion : "pour ceux qui ne savent pas ce qu'ils font, le Dieu-Agneau, le Christ de grâce", implorait le pardon de son père. Mais, contre "ceux qui savent, les princes et les prêtres, il lançait l'éternelle sentence : Allez, maudits !". Reproduites dans L'Homme, ces insultes font scandale à Jersey. Meetings, arrêté d'expulsion contre Ribeyrolles directeur du journal, et contre trente-cinq proscrits qui se solidarisent avec lui en signant une Déclaration où ils accusent l'Angleterre de "sacrifier à une alliance passagère et périlleuse ce qui lui reste de son ancienne splendeur". Passagère, car "une révolution sociale" vient d'éclater à Angers, et elle annonce l'insurrection qui chassera "le bourreau du peuple français", coupable de crimes qui en Angleterre entraînent une condamnation à mort : "haute trahison, spoliation, vol, meurtre, etc.". Hugo signe le premier ces pages où on reconnaît ses outrances favorites. Avec lui signent ses fils Charles et François-Victor, le colonel Sandor Teleki, A.-C. Wiesener, ancien officier autrichien, le docteur Deville, etc. Contre "la tyrannique mesure" qui vient de frapper L'Homm,e L'Homme publie aussi les protestations de quatre proscrits Francs-Maçons résidant à Londres, L. Blanc, Greppo, Chevassus et Victor Schoelcher,. Mais Schoelcher affirme qu'il "ne veut être en aucune façon solidaire" du texte de Pyat où Hugo disait n'avoir remarqué que "des gamineries". Leroux n'a pas besoin de faire connaître son avis. Tous ces exilés connaissent le respect que lui portent L. Blanc, Talandier, Schoelcher et Greppo, qui lui a fait connaître (ainsi sans doute qu'à leurs amis philadelphes) les promesses inconsidérées que Hugo faisait aux pyatistes. Leroux a toujours refusé cette "dictature révolutionnaire"595, il a horreur de "la boucherie humaine". En 1824 il avait "transformé en conspiration pacifique une conspiration armée", la Charbonnerie. Il refuse d'encourager ceux qui transformaient l'Internationale naissante en machine de guerre. En 1849, en Suisse, Grégoire Champseix disait de lui : "Il est l'homme de génie qui ne veut faire l'application de ses principes que d'une 595Même quand elle est préconisée par son ami Barbès 236 manière pacifique". Tel n'est pas l'avis de tous les proscrits, et voilà pourquoi son caractère s'aigrissait, pour reprendre le mot de Joigneaux. Elisée Reclus596 était un grand esprit. En écrivant : "C'est l'année où Stuart Mill fermait sa porte à Pierre Leroux", il a résumé d’un mot la tragédie européenne. “Aux yeux de tous ceux qui comprennent l'époque, les plus belles espérances dans le sort de l'humanité" reposaient à en croire Stuart Mill sur la classe ouvrière française. Mais Bonaparte obtint le soutien de l’Angleterre. Et l’auteur de Napoléon le Petit refusa de soutenir "l'Union socialiste". Elle avait l’espoir de "donner en trois langues un organe à toutes les idées vraies, un écho à toutes les plaintes légitimes, un refuge à l'intelligence qu'opprime la force".Si L'Europe libre, Die freie Europa, The free Europe avait été aidé par Hugo comme Marx l’a été par Engels, le socialisme aurait pu l'emporter sur les nationalismes de Mazzini, de Herzen et d'Engels. A Londres, Schoelcher témoignait : au nom du “Comité Central des Corporations nouvelles, le groupe très actif” des délégués liés aux citoyens Pierre et Jules Leroux, représentants du peuple, avait lancé le 3 décembre 1851 un appel AUX TRAVAILLEURS [...] C’est une pièce remarquable, dans laquelle on reconnaît la netteté de vues, le caractère mâle qui distingue les oeuvres populaires”. Sur la barricade du 4 Décembre Talandier avait relevé le cadavre de son amis Denis-Dussoubs597 , venu comme lui de Limoges, et "tué d’une balle dans le dos alors qu’il remontait sur la barricade d’où il était descendu sans armes pour haranguer les soldats, par un trait de grandeur sublime. Autrefois membre de la Société des Familles et de la Société des Saisons, où figuraient en première ligne nos chers et honorés amis Barbès et Martin Bernard, il était devenu disciple de Pierre Leroux. Il avait prêché partout la foi démocratique et sociale avec enthousiasme ; condamné, à la suite des événements de 48 à Limoges, il sortit de Belle-Ile depuis six mois au moment où le guet-apens du 2 Décembre vint déshonorer Paris”598 “. Quand Herzen ou Mazzini disaient que le 2 Décembre les socialistes n’avaient pas défendu la République, Hugo pouvait non seulement confirmer Schoelcher, mais citer le Journal d’un socialiste qu'Auguste Desmoulins lui avait confié. Il y raconte que chez Nétré, le 3, il a trouvé réunis “Pierre et Jules Leroux. Jules propose de mettre Au peuple, Pierre et moi, nous soutenons les mots Aux travailleurs”. 596Excellent témoin : avant d’être Communard et banni, il était lui aussi en exil à Londres en 1852 597“aussi bon que brave, bon par tempérament, par caractère, et aussi par principe.” La Grève de Samarez 598 Histoire publiée ensuite, en 1872, à Paris, par la très modeste militants “Librairie de la Bibliothèque Démocratique 237 Hugo nomme Desmoulins et Nétré, mais il s’en tient aux paroles qu’il prétend avoir entendues le 2 de la bouche de Leroux : ”Prenez garde, je crois la lutte inutile”599. Prenant ensuite devant l’histoire la place qui était celle de Leroux, Hugo dit à sa gauche : “Mes frères socialistes” et à sa droite: “Mes frères républicains” “Hugoïste”, comme Heine disait dix ans plus tôt, il est devenu en 1853 le plus puissant ennemi de celui qu’il appelait un “faux proscrit". En août 1853, Hugo lit ce que Leroux dit aux rollinistes600 : “Le tyran qui est venu ensuite a joint les cadavres de ceux qu’il a fait fusiller au Champ de Mars, après son 2 Décembre, à ceux que vous y aviez fait fusiller vous-mêmes, après votre victoire de Juin”. Vous, c’est le Gouvernement provisoire dont faisaient partie Ledru Rollin, Lamartine et le général Cavaignac dont Hugo disait alors qu’ils avaient par leur rigueur sauvé la civilisation. Le 6 août, Hugo dit à Vacquerie : “Alors, que reprocher à Bonaparte ? Je n’ai même pas osé parler à Pierre Leroux de la fin de son livre tellement je la trouvais singulière. Il sait que son talent et son caractère le mettent à l’abri des mauvais soupçons”. Le 22 décembre 1853, à la table de Hugo, Leroux refuse de lever son verre “A la délivrance des proscrits par l’insurrection”. Cette année-là, Hugo a découvert un phénomène "incontestable. Le phénomène des Tables a pour but de ramener l’homme au spiritualisme.” Le 25 septembre 1853, il a invité Leroux et on a entendu la Table : “ Pierre Leroux, philosophe martyr, vous dire que Dieu n’est pas chassé du temple”. Par la voix de Marat, de Chénier, de Molière, de Shakespeare, de l’Ombre du sépulcre et enfin de Jésus-Chrit, les Tables vont durant plus d’une année apaiser la mauvaise conscience contre laquelle Hugo se défend en février 1854. Doit-il aider Pierre Leroux “ce noble et vaillant travailleur de la pensée” ? Non, il a mieux à faire. Ces révolutionnaires malheureux passeront comme un vent sur la plaine, en faisant moins de bien au genre humain qu’un seul mot écrit par un grand poète. Or Hugo est un poète aussi grand que Molière ou Shakespeare, mais il est encore bien plus grand qu’eux : déjà, en renversant le vieux parti classique, il a fait une révolution dans l’art, et il va en faire une autre, bien plus grande, dans le monde. D’abord, parce qu’il est le soldat d’une révolution prochaine, à laquelle la pensée ne suffit pas, le fusil en est l’outil. Et ensuite parce qu’il sera le gouvernant possible, influence acquise, caractère considéré. Surtout, parce que cette lutte politique et cette victoire sur le rollinisme et sur le pyatisme sont peu de chose, à côté de l’oeuvre en cours d’élaboration, par laquelle Hugo sera le dictateur moral de l’avenir. C’est dans cette oeuvre, en effet que sera décloué Jésus599Cf Jean Stanley, BAL n° 4, pp. 28 sq la Lettre aux Etats de Jersey (juin 1853) 600Dans 238 Christ. Le poème qu’il est en train d’écrire, le poème intitulé Satan pardonné, ne pourra pas être compris au XIXème siècle, ni même édité. Ce livre-ci sera certainement une des Bibles de l’avenir. Mais ce n’est pas seulement en une fois, comme Jésus-Christ, que Hugo ressuscitera : sa tombe à lui contiendra de nombreux réveils, des rendez-vous donnés à la lumière en 1960, 1980, 2000. Leroux dit du mal du “parti romantique”, dont Hugo est “le chef”. Leroux conteste le spiritualisme, le progrès dans la lumière, l’individualité de l’artiste, le moi persistant après la mort, le bonheur de retrouver les morts avec leur personnalité. Leroux parlera dans La Grève de “chimériques révélations”, il écrira “Mon fils, méfietoi des Tables”. Anathème sur lui ! Les mots “odeur de police” et “mouchard” seront prononcés et certainement répétés par Hugo, par un de ses fils, par Auguste Vacquerie. ! En allant jusqu’à écrire à Vacquerie : ”J’ai toujours pensé qu’il y avait du mouchard dans ce vieil escroc”, Hugo accréditait le soupçon semé par la propagande bonapartiste contre un homme qui était “volontairement” proscrit et qui ne voulait pas quitter "toute sa séquelle", ses frères et ses gendres, co-auteurs de l’Appel AUX TRAVAILLEURS A Jersey, en 1856, Leroux a “lu tout vivant [s]a biographie”, le Pierre Leroux d’Eugène de Mirecourt. Ce propagandiste ecclésiastique écrivait : “Pierre Leroux n'a pas encore accepté l'invitation que lui a faite l'Empereur. Mais il est “essentiellement chrétien”, il accepte "cette règle absolue de l'Evangile : Nul n'est véritablement malheureux, sans qu'il le soit devenu par sa faute, après avoir obéi aux passions mauvaises, ou cédé aux instincts vicieux. Toutes les autres souffrances d'ici-bas ont leur remède dans la résignation, qui les préserve de l'aigreur, et dans la charité chrétienne, qui leur tend la main". Par conséquent, "pour lui comme pour ses disciples, il ne reste qu'un pas à faire [pour que] cet épouvantable fantôme du socialisme se fonde dans l'Evangile". Comme preuve, Mirecourt parlait du Cours professé par Leroux à Jersey le 20 janvier 1853 : "Pierre Leroux débuta [par un] magnifique portrait de saint Augustin que Pascal et Bossuet ne désavoueraient pas”601. Seul, Hugo pouvait réfuter cette calomnie. Il n'avait qu'à dire :”J’étais là”, puisqu’ il avait assisté602 ce soir du 20 janvier à ce que Juliette Drouet appelait “la soirée philosophico-politico-mystico de ce sagoin démocrate”. Là, il avait appris que “la France libre, la France hors de la France" était aussi nécessaire que le Refuge l'avait été après la Révocation de l'Edit de 601 Pierre Leroux. La même année (1856), on réééditait pour la cinquième fois la Réfutation de Sudre, qui était une franche attaque de front 602"Oui, grand poète que j'ai le bonheur de voir parmi nous, la France renaîtra ; elle sortira un jour, avec ses soeurs, l'Espagne et l'Italie, du tombeau qu'Ignace leur a creusé". Cours de Phrénologie. 239 Nantes. En France personne ne pouvait se procurer le Cours de Phrénologie. En 1859, en France, après l’amnistie, Leroux a riposté à Mirecourt, “ce serpent caché à l’ombre d’un autel, au frais”, il a cité “il ne reste qu'un pas à faire”, en ajoutant : “Eh bien, nous ne le ferons pas, ce pas”603. Trop tard. Proudhonien, Larousse faisait et fait encore autorité. Pour supplanter l'Encyclopédie nouvelle, il dit dans Grand Dictionnaire 604 que dans le discours de Leroux sur saint Augustin on trouve "la théorie des hommes providentiels". Mensonge décisif aux yeux de ceux qui traitaient les croyants de "bonapartes". 1906. Sorel se moque de Leroux : "Il vécut durant toute la durée du second Empire parfaitement inconnu, il n'aurait trouvé personne pour écouter ses balançoires” (Sorel, août 1906). Péguy répont trois mois plusa tard :"Renan n’était pas de ces grands solitaires[...]On coupe bien les ponts derrière soi, au moins quelques personnes ; mais si vous les coupez devant aussi, vous seriez dans une île”. Et à nuveau, le 3 février 1907) “Un de ces silences comme le monde moderne seul a su en organiser un autour des oeuvres et des hommes qui auraient seulement eu l’air de faire semblant d’être capables d’être suspects de vouloir seulement commencer à marcher contre les superstitions modernes“. Les articles de l'Encyclopédie nouvelle, malheureusement, n'étaient pas signés. Jusqu'en 1840, ils étaient l' oeuvre collective d'une Société de littérateurs et de savants "républicains, non chrétiens, sous la direction de MM. Pierre Leroux et Jeanb Reynaud". Mais à la suite d' Egalité (1839) et de De l'Humanité (1840), Leroux a été écarté par Reynaud, qui a dirigé seul. Douloureusement troublé par la mort de sa femme et de son enfant, il s'éprit en 1843 d'une jeune fille très riche et très catholique. Il lui écrivit cette année-là "je suis allé me prosterner à Notre Dame", et "je t'aime, chaste fille d'Odin, ô ma Walkyrie, toute pleine de Christ, chère ange de mes rêves [...] nous savons que les êtres vivent toujours.[...] Lis l'article Origène, "j'y soutiens franchement l'Eglise". A l'article Enfers, "tu verras si ma philosophie ne constitue pas l'ouvrage le plus strictement chrétien. Ce morceau a coupé le panthéisme sos 603 Dans Quelques pages de vérité, rarissime brochure minuscule tirée sans doute à bien peu d'exemplaires, et particulièrement exposée à "l'acharnement que les ennemis de Leroux, les rétrogrades et les réactionnaires de toutes les écoles et de tous les Partis ont mis à faire disparaître ses Oeuvres" (Revue socialiste, avril 1896). 604Dans sa Préface, où l’Encyclopédie nouvelle est accusée de ”religiosité et mysticisme, tendance à une orthodoxie nouvelle et non à l'affranchissement, négation du libéralisme économique et politique, réaction contre le XVIIIe siècle, réhabilitation du Moyen Age" 240 Leroux.605" les pieds de C'est également en 1843 que Reynaud a noté "une heureuse recrue, M Renouvier". A la centaine d'articles écrits par Leroux allaient donc s'adjoindre de très nombreux articles écrits par Reynaud dans un tout autre esprit, et ceux de Renouvier, Euler, Expérience, Panthéisme, Fatalisme, puis le début de Philosophie, qui parut en 1847, dans la quarante-septième livraison, à côté d'un fragment d'Egalité. Or "tous les hommes de la démocratie ont été influencés par Egalité, comme Ange Guépin le dit dans La Philosophie du socialisme (1850). Et Reynaud n'était pas démocrate. Les confusions entraînées par son revirement ont probablement assombri les réflexions de Renouvier. Elles ont contribué au succès des bonapartes comme Mirecourt et des proudhoniens comme Georges Sorel. En 48, on a pu croire que Renouvier était proche de Reynaud, de Carnot et de Charton, puisqu'il était nommé par eux secrétaire de la "Commission des Hautes Etudes scientifiques et littéraires". Mais en 1850 Guépin 606 reproche à ces trois anciens collaborateure de Leroux de ”n’avoir pas pour idéal dans un avenir, si éloigné qu’il soit, les communes sociétaires associées, acceptées aujourd’hui par la majorité des socialistes”. C'est la "Revue sociale", chère à Guépin, qui soutenait cette idée de décentralisation et de commune-canton, et en 1851 elle est en en plus de quatre cents pages clairement exprimée dans Organisation communale et centrale de la République. Les deux "auteurs, Ch. Renouvier et Ch. Fauvety" soulignent dans la Préface que "ce travail collectif" s'inspire d'un projet soutenu à l'Assemblée nationale par Jean Benoît et F. Charassin sur "la division de la France par cantons et de la division des fonctions publiques dans l'unité cantonale". Or Rémi Gossez range Fauvety, dès 48, parmi les socialistes, et il mentionne J. Benoît parmi les Rédacteurs de "La Montagne de la Fraternité", qui en juin 48 se réclamait de Leroux et de George Sand. Tisseur lyonnais devenu chef d'atelier, membre de la Société des Droits de l'Homme, il était en 48 représentant du Rhône, et dès le mois de novembre, Les Biographes impartiaux disent dans sa notice : "Il a beaucoup lu et il a traité dans le journal "la Fraternité" des questions sociales et économiques avec une grande supériorité de talent et de raison. Il s' y est occupé aussi des grains et du libre échange." C'est lui qui est l'inspirateur principal du livre que Renouvier rédige. Sous l'Empire,"Pierre-Jules Leroux" et "la dynastie Leroux" sont rangés parmi "les rouges", et rien ne permet de distinguer clairement Pierre Leroux de Hugo et de Pyat. Défenseur de la liberté individuelle, Renouvier se dresse de plus en plus contre les tendances 605En 1886 sa Correspondance sera publiée par sa veuve, très catholique et très riche 241 centralisatrices. En précisant son hostilité aux systèmes de Hegel, d'Enfantin, de Cousin, de Comte, de Buchez, en formulant ses réserves sur La Vie de Jésus et sur le chapitre que Rousseau, dans le Contrat social, intitule la Volonté générale, il ne dit pas qu'il demeure proche de Pierre Leroux. En tout cas, il se retrouvera deux fois en accord avec les deux survivants de la "Feuille du peuple", Erdan et Fauvety, tous deux fidèles à Leroux. En 1855 d'abord, lorsque Leroux est diffamé par E.de Mirecourt, Erdan fait son éloge et critique Reynaud. Lui aussi, Renouvier blâme l'élitisme dont Reynaud fait preuve dans Terre et ciel. Et en 1877 il atténuera sa partialité en faveur du protestantisme lorsque Fauvety lui dit que Jésus n'était "ni catholique ni protestant". George Sand avait dit cela, en 1842, en présentant Albert de Rudolstadt et en formulant de façon évangélique "la vérité de notre coeur". Pour clore la dispute, Fauvety a cité un mot prononcé par Leroux en 48 : "tout être doué de raison doit être à soi-même son roi et son prêtre". Renouvier a acquiescé. Le livre de Mme Blais et celui de Vincent Peillon rapprochent en 2001 le "socialisme libéral" de Renouvier et le "socialisme républicain" de Jaurès. Jaurès avait découvert cette doctrine en lisant Benoît Malon, mémorialiste communard, et c'est aux amis de ce maître, Georges Renard, Millerand, Fournière et Rouanet qu'il confiait la rédaction de cette Histoire. Renouvier, lui, n'avait pas été Communard, ni mélé à l'action. Quasiment intemporel, c'est à l'intérieur qu'il était exilé. Come le dit Mme Blais, "il vient de plus haut, il fait le pont entre les différents moments de la conscience républicaine, il s'enracine dans un républicanisme des origines". Après de longs raisonnements critiques, il retrouve et il vérifie les sentiments qui le guidaient, au Lycée, quand il lisait "le Globe, avec ardeur, pendant les classes", puis à Polytechnique, quand il aimait mieux lire Leroux qu'écouter Auguste Comte607, et en 1843 quand il espérait "la révolution religieuse" et qu' il collaborait comme George Sand à la "Revue indépendante". Si on avait connu cette Revue, on n'aurait pas cru que sa pensée était issue du kantisme, ni qu'il avait innové et "complété l'individualisme en montrant les exigences de l'idée sociale". Henry Michel608 écrivait cela en 1896, au moment où la "Revue socialiste" constatait que "les rétrogrades et les réactionnaires de toutes les écoles et de tous les Partis avaient fait disparaître les Oeuvres de Pierre Leroux". Renouvier a fort bien pu lire cela cette année-là, quand cette Revue de Jaurès et de Péguy demandait la 607Mme Marisa Forcina, I diritti dell'esistente, la filosopfia della "encyclopédie nouvelle (1833-1847), ed Milella, Lecce, Italie 1987, pp. 179219 608 Dont Péguy publie un "cahier" sur Edgar Quinet 242 réédition de Leroux. Mme Marie-Claude Blais précise que "vers la fin des années quatre-vingt dix, en parlant de "socialisme libéral", Renouvier prenait sur les questios sociales "des positions plus tranchantes", en abandonnant "ses préventions antérieures vis-à-vis de l'intervention de l' Etat"609 . Des influences vont ici nous apparaître, et d'abord celle d'un économiste, Léon Walras. En évoquant les anciens saint-simoniens qu'il avait connus en Suisse, Walras égalait Leroux à Aristote pour la qualité de la synthèse socialiste qu'il a posée entre l'individu et l'Etat. Il disait cela en dans la "Revue socialiste" qui lui avait demandé un article pour célébrer le centenaire de Leroux, et c'est là, c'est alors que Péguy a découvert le "socialisme scientifique et libéral" qu'il fit connaître l'année suivante à la rue d' Ulm. Renouvier, lui, en avait depuis longtemps reçu la bonne nouvelle. Albert Thibaudet610 ne remonte pas asez haut quand il dit que "dès 1873 les pensées dreyfusistes et républicaies s'ébauchaient avec des amitiés protestantes orientées vers l'échancrure de Genève et de Coppet". C'est en 1868 que Secrétan, professeur à Lausanne, a écrit à Renouvier :"vous allez trop loin dans votre manière de combattre cette conscience générale, l'unité foncière de l'humanité, unité morale, produit de la liberté"611. Pour atténuer ses préventions individualistes, Secrétan commence par lui parler élogieusement, de L. Walras "ancien directeur de la banque de la coopération", et de Ferdinand Buisson qui vient de lui succéder à Neuchâtel. F. Buisson est un jeune protestant libéral français, disciple comme Erdan des "évangéliques" et comme eux sympathisant des Internationaux, comme de Pressensé et les frères Reclus. La correspondance de Renouvier montre selon Mme Blais une grande estime pour Buisson, qui me semble avoir sur lui la même influence bienfaisante que Fauvety. Très actif en maçonnerie, Fauvety décide en 1866 le Grand Orient à parrainer le projet d'une souscription pour Leroux. Leroux s' "oppose de la façon la plus formelle" à ce projet612 , ne voulant pas, me semble-t-il, dépendre d'un bonaparte qui préside cette obédience. Le 12 juin 1866 le Procès-verbal de la réunion du Central Council of 609307-308 610 Dans son excellente Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours, p. 401, Thibaudet a fait à Leroux l'honneur de le nommer une fois, p. 401, en écrivant :"Renouvier est de ceux qui avec Pierre Leroux s'efforcent de créer en 48 un spirituel républicain".Bergsonien, Thibaudetqui avait participé (minima pars, disait-il) aux Universités populaires, comme Gabriel Séailles, Alain, Daniel Halévy autres disciples de Darlu, désignés par Mme Marie-Claude Blais comme disciples de Renouvier 611En 1896, en rééditant son Introduction à la Philosophie de l'Histoire, Renouvier reconnaîtra qu'il y a deux grandes forces, la liberté et la solidarité 612Ces démarches avaient été entreprises par ses amis maçons provençaux en vue de l'édition de Job. 243 International Working Mens Association (Première Internationale) annonce dans les "Nominations for Councilmen" : "Pierre Leroux nominated by [Hermann] Jung. Horloger suisse émigré à Londres, partisan de Marx contre Bakounine en 1872, au Congrès de La Haye, "H. Jung se rallia ensuite aux leaders réformistes des trade-unions anglaises.Il fut l'un des "protagonistes" dont on devine à peine "le rôle éminent qu'ils ont joué. L'Association Internationale des Travailleurs c'était eux. Elle était leur oeuvre.613 L'Internationale a été annexée en même temps que l'Alsace. André Léo avait vécu à Lausanne avant de dire, à Genève, après la Commune, que Marx ressemblait à Bismarck, ce que redira Andler, approuvé par Fournière disciple de Malon et par Brupbacher disciple de la Fédération jurassienne. Mais en 1864, en rédigeant le Manifeste aux Prolétaires, Marx avait été obligé de "subir la collaboration des parisiens". Malon attribuait cela au réveil des "réminiscences du socialisme idéaliste français"614 . En 1867 Leroux est "réfugié politique" en Suisse, et en 1868 il dédicace "bien amicalement" Job 615 à Buisson. Dès 1866, dans Monsieur Sylvestre, George Sand évoquait "les doctrines du socialisme humanitaire",en imaginant le retour en France d' un proscrit longtemps ouvrier en Suisse, "homme supérieur tombé dans une profonde misère, figure historique mystérieusement disparue de la scène du monde depuis une dizaine d'années". En 1869, même regain d'espoir "humanitaire" chez deux autres anciens disciples de Leroux : Herzen écrit pour Bakounine sa Lettre à un vieux camarade, et Renouvier place "son plus sûr espoir en direction de la paix et surtout dans la suprématie attendue des classes travailleuses". Madame Blais rend justice à Renouvier, philosophe attentif à l'actualité comme un chroniqueur. Seul exemple, dit-elle, de penseur politique associant ces deux activités". Mais Renouvier suivait l'exemple qu'il avait trouvé en 1843 en écrivant dans la "Revue indépendante",l'exemple que Péguy allait trouver dans "le Globe". Comme Leroux, comme Péguy, il n'était pas fonctionnaire. Ne faisant pas partie des filosofi salariati, il critiquait dans l'Université "un esprit de corps enté sur la puissance de l'Etat, quelque chose d'analogue à une corporation religieuse". Disant : " L'Université, c'est le despotisme", il donnait "un enseignement supérieur extérieur à la Sorbonne" et fidèle au socialisme républicain. En 1892, il souhaitait que l'on fasse place au bouddhisme dans la philosophie occidentale et qu'on "se désenchante des doctrines purement 613 M Robert Felalime, arrière-petit neveu de Hermann Jung, vient d'écrire cela dans un article que me fait connaître notre meilleu ami suisse, M. Marc Reinhardt, qui déjà m'a fait savoir qu'à La Chaux-de-Fonds, avant 48, on était abonné à "la Revue sociale". 614 Dans Le socialisme intégral 615Que Buisson donnera en 1902 à la Bibliotèque de la Sorbonne 244 intellectualistes [...] ce serait, la tradition chrétienne aidant, avec l'étude de l'histoire de l'homme, l'aveu du péché inhérent à l'esprit et à la chair de l'humanité". En 1897,616 il réhabilitait ceux des quarante-huitards qui visaient à l'organisation du travail et qui eurent le mérite "extraordinaire" de montrer que, "si la classe ouvrière était restée libre, elle aurait donné une suite importante aux fondations coopératives". Protestation contre l’asservissement du mouvement ouvrier par des dialecticiens matérialistes qui allaient l’utiliser pour conquérir le pouvoir politique. Péguy allait dire que "les intellectualismes parasitent le vieux communisme révolutionnaire". 616 au tome IV de sa Philosophie analytique de l'histoire. 245 CHAPITRE XI La Grève de Samarez et ses lecteurs Communards et “Versaillais de gauche”617 -- Avec Voltaire ou avec Jean-Jacques -- “Entre l’Ancien et le Moderne, le Rubicon”-- Virgile -- La syllabe AUM “L'âme des Communards s'éleva au dessus des misérables querelles de personnes lorsqu'ils suivirent l'enterrement du philosophe Pierre Leroux, qui avait pris la défense des insurgés de Juin.618". Cette phrase, dans l’Histoire de la Commune de 1871, est un pieux mensonge. L’âpre vérité, fidèlement rapportée dans le reste du chapitre, c’est “la discorde”, dont les blanquistes étaient responsables et dont “la déroute” fut la conséquence. Les journaux, en disant que l’auteur de Spiridion avait “pieusement conduit à sa dernière demeure celui qu’elle avait jadis appelé son maître” racontaient eux aussi ce qui aurait dû être. Ce n’est pas George Sand qui entra, voilée de deuil, dans le cimetière Montparnasse au moment où le citoyen Verdure619, "la décoration communale à la boutonnière”, avait dit : "Citoyens, ce corbillard est le convoi de la philosophie, le cortège de la démocratie, les dames doivent être en avant ; citoyens, laissez passer les citoyennes; 620 citoyennes, veuillez passer" . En donnant ensuite "une adhésion pleine de réserve et de dignité aux doctrines de Pierre Leroux", Verdure n’était qu’un membre de la minorité. Jules Vallès621 de même, rendant hommage "au courageux défenseur des insurgés de Juin", ou Charles Longuet, “délégué à la direction du Journal officiel” , qui avait écrit dans le “Journal officiel" : “La République vient de perdre un des hommes qui ont représenté avec le plus de science et le plus d'éclat les aspirations et les idées de la première moitié du XIXe siècle”, et “l’éminent penseur ne laisse pas d'oeuvre à proprement parler, mais 617C’est ainsi que les membres de la minorité seront appelés par les "communeux athées révolutionnaire” exilés à Londres. 618 Que Tussy Marx, la plus jeune fille de Karl Marx, a traduit en anglais. Le 12 avril 1871, six semaines avant la fin de la Commune, Leroux avait été foudroyé par une attaque d'apoplexie . 619 Instituteur révoqué par l'Empire, comme Lefrançais, il fut comme Allemane déporté en Nouvelle Calédonie. 620Anne-Marie Blanchecotte raconte cela dans ses émouvantes Tablettes d'une femme pendant la Commune, publiées à Paris en 1872 et réédités en 1996 aux éd. du Lérot, p. 54. 621 Que Desmoulins était allé voir. 246 comme Diderot, avec lequel il a plus d'un rapport, il livre, éparpillés à notre génération, qui les recueillera, des trésors d'esprit, d'éloquence et d'érudition. On n'oubliera, ni ses ESSAIS dans L'ENCYCLOPÉDIE NOUVELLE, ni sa critique de l'ÉCLECTISME, cette école de lâcheté intellectuelle et morale dont les derniers rejetons viennent de travailler à nos malheurs politiques, ni tant de pages brillantes qu'il écrivait encore il y a dix ans, dans LA GREVE DE SAMAREZ."622. Membre lui aussi de la minorité, Gustave Lefrançais est un témoin véridique quand il dit : "En d'autres temps, le prolétariat parisien tout entier eût suivi son cercueil et ç'aurait été justice, car Leroux naquit, vécut et mourut en prolétaire.” Il loue “le vaillant penseur” qui avait laissé "tant de lumineux et saisissants aperçus sur toutes les questions qui nous agitent. Combien de nous lui sont redevables à ce propos !". Mais il ajoute : ”Malheureusement, envahis plus que jamais par la religiosité, ses écrits, toujours empreints d'un grand esprit de justice et d'égalité sociale, devenaient de plus en plus lettre morte pour les socialistes, décidément réfractaires à toute conception mystique et spiritualiste". Tridon avait écarté l’idée d’ un hommage public au “philosophe partisan de l'idée mystique dont nous portons la peine aujourd'hui”. Or Tridon parlait au nom de la majorité, c'est à dire, pour citer Lissagaray, du "groupe blanquiste [qui] exerçait la dictature entre les mains de laquelle la Commune avait abdiqué”.623 A la tête de ce groupe, Félix Pyat, “le menteur effronté, sceptique fielleux, sincère seulement dans son idolâtrie de lui même, qui régna sur la Commune en impressionnant ses “romantiques” au moyen de toute la ferblanterie montagnarde rafraîchie d’une couche de vernis humanitaire”624. Or Hugo jugeait encore625 “très belle” la lettre où Pyat lui disait en 1869 : “En avant donc contre lui seul, avec un seul coeur, un seul bras, un seul but, le but idéal de la France et du monde, Liberté, Egalité, Fraternité” . Et Leroux, en janvier 1859, dans le dernier numéro de "L’Espérance“, avait déploré l’appui donné par “le barde de la République” à la politique626 préconisée par Pyat dans “la Commune révolutionnaire”. Pour résumer le sort qui lui était fait depuis le début de l’exil, il écrivait : “On a été (j’en suis un exemple) jusqu’à traiter de sectaires, d’endormeurs, de lâches tous ceux qui ne 622 Cité par Gaumont, qui note :”C’est écrit de bonne encre” ibid. 624 Lissagaray, Ibid. Pyat est appelé par Malon "le mauvais génie de la Commune". 625Actes et paroles, 1875, où il déclare “éloquente, ironique et spirituelle” la lettre par laquelle Pyat avait insulté la Reine d’Angleterre 626Parce que cette politique ne différait pas de celle de Mazzini. En janvier 1858, l’attentat d’Orsini avait causé la mort de huit personnes 623Lissagaray, 247 partageaient pas cette politique, alors que, réduits au silence par les persécutions qu’on avait suscitées contre eux, ils ne pouvaient pas même protester contre elle.” Si la Commune avait été victorieuse, Leroux n’aurait pas échappé à un procès de Moscou. La défense aurait cité Théodore de Banville : "C'était un juste. Non seulement il fut l'ami du peuple, mais il fut le peuple lui-même”. Accusateur public Georges Duchêne aurait reconnu que "jamais Leroux n'a transigé avec ce qu'il croyait juste et vrai", mais en soutenant qu’il avait contribué, “plus que tous les autres pourchasseurs du rêve métaphysique et de l'utopie sociale, à détourner la révolution de 1848 de la tradition révolutionnaire française"627 . Charles Longuet aurait rappelé que dans La Grève de Samarez George Sand est appelée “la soeur de Raphaël”, et Hugo félicité pour avoir fait le même choix que Caton, Leroux citant Lucain : ”quand la République a été vaincue par César et que les dieux ont pris parti pour César, Caton a pris parti pour les vaincus”. Mais Longuet aurait en vain fait appel au témoignage de George Sand et de Hugo. Depuis la publication de La Vie de Jésus (1863) le public lettré avait deux idoles : Renan et Hugo. George Sand avait pris parti pour Renan et pour Hugo. Or Leroux n'était pas exclu seulement parce qu'en 1853, chez Hugo, en refusant de lever son verre “A la délivrance des proscrits par l’insurrection !”, il avait manifesté son opposition à la tradition de la Révolution française telle que la concevaient les proudhoniens et les blanquistes. Il était de plus excommunié parce qu'en 1865, il avait terminé le Livre II de La Grève de Samarez en attaquant Renan. En citant deux vers des Contemplations, “L’été rit , et l’on voit sur le bord de la mer Fleurir le chardon bleu des sable 628 il imaginait un nouvel entretien, à Jersey, avec le poète qui vingt ans plus tôt y était "[son] voisin”. Il le prenait comme arbitre entre Jean-Jacques Rousseau et Renan. Dans la Profession de foi du Vicaire savoyard, JeanJacques disait : “La sainteté de l’Evangile parle à mon coeur”. On trouvait encore ce sentiment dans la Première rencontre du Christ avec le tombeau. On ne le trouvait plus dans la Vie de Jésus. De même, à la dernière ligne de William Shakespeare629 , Hugo disait : “la prodigieuse constellation des génies monte, mêlée à cette immense aurore, Jésus-Christ”, et Leroux pouvait reconnaître l’estampe diffusée avant le 2 Décembre par La propagande 627“La Commune”, 17 avril, cité par Jacques-François Béguin, Mort de Leroux, BAL n ° 1O. Duchêne passait pour le plus proche disciple de Proudhon, et même pour son fils. 628Ce vers est cité de la même manière énigmatique, dans Clio, qui mérite bien le même sous-titre que La Grève : “poème philosophique”. Allusion anonyme ? 629 Que Hugo fait paraître en avril 1864 248 démocratique et sociale. Rien de tel chez Renan, adversaire déterminé de la souveraineté du peuple. C’est aussi à cause de l’affaire Jésus 630 que George Sand se sépare de Leroux. Commensale des Goncourt, de Sainte-Beuve et de Renan aux dîners Magny, elle appréciait “l’inaltérable douceur de l’adorable Renan”631. Plus que les autres portraits de Jésus, elle jugeait “vrai” le Jésus de Renan, qui selon Leroux était “une imposture”. Questionnée par le prince Napoléon-Jérôme, elle répond en novembre 1863 :”Acceptons le vrai, quand bien même il nous surprend et change notre point de vue. Voilà Jésus bien démoli. Tant pis pour lui, tant mieux pour nous peut-être”632 . En 1838, Leroux voyait en elle "[s]on étoile polaire", et elle lui répondait en lui envoyant une image dont la légende dit “JESUS MARCHE SUR L'EAU PIERRE VA A SA RENCONTRE "633. En 1863, dans La Grève de Samarez , elle demeure “celle dont j’écoutai la voix, et qui eut une influence en moi, une vertu active, plus réelle que moi-même”. Lisant ce livre, elle en parle sévérement : “Il y a de très belles choses, mais un si grand décousu et tant de fafioteries pour arriver à une question tout à fait mystérieure, avec cela tant de haine pour quelques-uns et de mépris pour tout le monde, que je ne trouve pas l’ouvrage digne de lui”634. Des choses mystérieuses ? Il s’agit du personnage “masqué” qui espionnait les proscrits, c’est à dire de l’agent double dont Hugo, en 1853, ne s’était pas assez défié. Le décousu et les énigmes ? La Grève appartient à la littérature de censure, puisque Leroux écrivait en exil, environné de conspirateurs, et qu’il s’interdisait de nommer aucun des Allemands et des Russes qui entraînaient alors l’Internationale dans le camp des Atheisten und Antichristen. Du mépris ? Cela sera vrai dans le tome suivant, à l’égard de Renan. Des fafioteries ? George Sand a eu l’impression d’un rabachage, et il est vrai que dans ce livre “traversé d’éclairs”, Leroux s’attarde en des méandres. On peut dire de lui, comme de Jean-Jacques, qu’il “s’affectionne trop à ses idées”. Mais il mérite l’attention patiente qu’il demande en 1867 à ses auditeurs : "Vaincu du temps, comme dit Corneille et comme dit Job il ne me reste de mes dents que les gencives. Soyez indulgents pour moi. Je suis vieux, vous le voyez assez”. Déjà, en 1859, Leroux aurait pu quitter Paris, le Conseil d'Etat présidé par James Fazy lui offrant une chaire de philosophie à l'Université de Genève. Il n'avait 630 Expression de Péguy, qui compare avec la crise produite par”l’affaire Dreyfus” 631cité par Anne Chevereau, George Sand, Du catholicisme au paraprotestantisme, 1988 632 Ibid., p. 239 633 J.-P. Lacassagne, Histoire d'une amitié, p. 100-106, où on trouvera la reproduiction de la page envoyée par George Sand 634A Aucante, cité dans l’ Histoire d’une amitié, p. 83 par J.P. Lacassagne 249 pas accepté, soit en raison de sa mauvaise santé, soit pour ne pas se séparer de sa famille. Mais en 1865 il veut quitter Paris, où il est à ce qu’il semble poursuivi par les calomnies de Hugo contre “le philousophe”. Une anecdote semble avoir frappé le beau monde. On la retrouve en 1879 dans le Journal des Goncourt après l’avoir trouvée en 1864 dans les Carnets de Ludovic Halévy635, membre de l’Académie Française. Avec Taine et Marcelin Berthelot, ami de Renan, Leroux avait été invité à déjeuner par Joseph Bertrand, fils de son meilleur ami d’enfance. Renan a donc probablement été informé des propos échangés en sortant de table par Berthelot, secrétaire perpétuel de l’Académie des Sciences, et Bertrand, membre à la fois de l’Académie Française et de l’Académie des Sciences. D'abord, “il y a dans la France entière des enfants de Pierre Leroux. Tous enfants naturels. Il a toujours pris des femmes (il en a quatre ou cinq), il les a quittées quand il a trouvé mieux". Ensuite, “Leroux trouve tout à fait naturel que ceux qui ont donnent à ceux qui n'ont pas. A la fin du repas Leroux a empoché la monnaie du billet de cent francs donné par Bertrand pour régler l’addition". En 1867, la diffamation poursuivait Leroux dès son arrivée en Suisse. Sitôt parue sa première conférence à Lausanne636, "le Nouvelliste vaudois" proteste contre “la perfidie de la Gazette de Berne”, et affirme “que P. Leroux, dont l'honnêteté a passé en proverbe, n'a jamais été en Amérique et que, complètement étranger aux questions d'argent, il n'a par conséquent pas pu s'enrichir aux dépens d'émigrants”. Le 2 décembre 1867, Leroux remercie le rédacteur qui vient de “ briser des lances en [s]a faveur” et lui demande conseil : ”Entre des idées et de l'argent il n'y a pas de rapport ; ce sont des choses incommensurables. Je voudrais donc que 635Carnets 1869-1870) édités en 1935 par Daniel Halévy, qui n’approuvait pas les méchancetés de son père, ancien secrétaire du duc de Morny, familier de l’Elysée. En 1907, au moment où il abonne Proust aux “cahiers”, D. Halévy a fort bien pu parler à Péguy de ce que L. Halévy disait de Leroux et de Guépin. 636Qui se terminait par ces mots : "Vous voyez, Chrétiens qui m'écoutez, combien nous sommes près... et loin, séparés par l'épaisseur d'un religion, d'un voile, un voile qui doit tomber, qui tombera, l'Anthropomorphisme du Verbe." Je remercie les chercheurs de Lausanne qui en 1995 m’ont appris que Leroux est inscrit dans le registre de recensement pour les années 1868 et 1869 sous le terme de "réfugié politique" avec sa femme et leurs quatre enfants, ce qui signifie qu'il n'a pas reçu ou pas demandé de permis d'établissement, et probablement qu'il espère rentrer en France. L'ensemble du cours avait été annoncé le 22 novembre par la "Gazette de Lausanne, et chaque jeudi, à partir du 21 novembre jusqu'au 20 février,la "Feuille d'avis de Lausanne" annonçait chacune des conférences avant qu'elle ait lieu le jour même, dans la salle de l'Hôtel de Ville, à quinze heures précises. La sixième (9 janvier) roulera sur la Philosophie moderne, les trois dernières sur la Doctrine de l'Humanité, qui sera "prouvée par l'Ancien et le Nouveau Testament" dans la douzième et dernière. 250 toutes les séances fussent comme les deux premières, publiques et gratuites. Mais ne m'étant jamais occupé d'acquérir des richesses, je me vois obliger de tirer un salaire de mes leçons. ”Le système de cartes pour toute la durée d'un Cours, si usité à Lausanne, ne me paraît pas convenir à la nature de mon enseignement ; et le prix d'entrée indiqué dans le programme qui a été distribué serait peut-être onéreux à certaines bourses, bien qu'il ait paru trop minime à plusieurs personnes. ”Comment faire ? Voici le moyen que je préfère et que j'adopte pour établir un rapport de mutualité entre mes auditeurs et moi. Une boîte, ou tronc, sera placé à la porte de la salle, où chacun, en prenant sa carte pour la séance, déposera en entrant l'offrande qu'il lui conviendra de donner pour l'entretien du cours". Aux cours donnés par le professeur Ernest Naville de Genève, le programme précisait que “seuls les hommes seront admis.” A Lausanne, Leroux annonce que, le 21 novembre, dans la salle de l'Hôtel de ville, “la première séance sera publique et gratuite. Des personnes amies qui veulent bien me patronner m'engagent à faire savoir aussi que les dames, bien loin d'être exclues de ce cours, sont invitées à y assister.637”. Leroux avait reproché à “la masculine Sorbonne de n’ accepter les femmes ni dans ses chaires ni dans ses cours”. Les académiciens se vengeaient en disant qu’il était polygame. Rappelons au contraire le témoignage de Jacques Reynaud 638, catholique déclaré : "Leroux s'est marié deux fois et a, de ses deux lits, onze rejetons qu'il adore. Il a soigné sa première femme, morte folle, avec une tendresse et une sollicitude très rare, sans renier aucune des suites de cette folie et sans se plaindre, au contraire. Dans sa femme, il aime toutes les autres et lui garde une fidélité scrupuleuse.” Grâce à M. André Combes, Président de l’Institut d’Etudes et de Recherches Maçonniques, une page du “Journal des initiés” va prouver que les attaques lancées en 1849 contre “ses idées sur la liberté du lien matrimonial” n’avait pas détaché de Leroux ses vrais amis. En août 1863, après le mariage civil, “un mariage rationnel” et religieux venait d’être célébré à Paris. Plus encore que les autres grands actes de l’existence, cette cérémonie est “absolument nécessaire pour assurer la perpétuité du lien qui doit déterminer une amélioration, une perfectibilité, une affection progressives dans le couple qui s’unit dans l’acte saint réalisateur d’une famille”. Une centaine de familles sont réunies, parents et amis “reliés par la même initation, 637Il mettait en pratique ce qu'il avait dit dans Egalité : les savants ne doivent pas laisser aux femmes et au peuple la religion dont ils ne veulent plus ; il faut inviter tout le monde à s'instruire, et il faut que les débats soient libre”. 638 Rien de commun avec Jean Reynaud; 251 membres de la Société Icarienne, de la Société des Initiés francs-maçons et de la religion fusionienne. La cérémonie est présidée par le frère Henri Carle, professeur de philosophie et grand initiateur de la belle doctrine religieuse exposée dans son grand ouvrage Alliance religieuse universelle. En 1874, il signera avec Auguste Desmoulins la Pétition 639 attestant qu’“à Jersey, SaintTropez, Grasse, Genève et Lausanne, Leroux a été durant ses vingt-cinq dernières années un Maçon fort actif”. Le frère Henri Carle est assisté du frère Thérifocque, 640 “républicain, socialiste, déiste, qui selon André Combes a fait basculer la Maçonnerie parisienne (au moins ses éléments les plus engagés) du côté de la Commune”. Et dans cette assistance, “le frère Pierre Leroux, ancien constituant” est la seule personnalité nommée par ce journal. André Combes conclut qu’en 1863 “Leroux se trouvait dans un milieu qui l’admirait, ou au moins le respectait.”641 Leroux demeure accusé d’“un fort penchant pour la vie d’entretenu”, et qualifié de “mendiant ingrat”. Mais personne ne reproche à Marx d’avoir vécu aux crochets d'Engels, et d’avoir comme Hugo pris à Leroux le meilleur de ses idées. Marx semble seulement répréhensible parce que ,”père bourgeois”, il voulait pour ses filles, par "snobisme", des fiancés riches. Il marie l'aînée à Paul Lafargue, fils d'un gros négociant en vins, et il réduit Tussy642 au désespoir en lui interdisant d'épouser Lissagaray. Certes, Lissagaray était pauvre, mais surtout il dénonçait: "le groupe blanquiste qui exerçait la dictature entre les mains de laquelle la Commune avait abdiqué”, alors que Marx disait dans la Critique du Programme de Gotha : "l'Etat doit prendre la forme de la dictature du prolétariat et dominer totalement la société civile, tout le reste étant "drelin-drelin démocratique". Prenant Marx pour “un génie”, Mme Giroud l’excuse643 en disant qu’il "n'avait peut-être pas prévu ce qu'engendreraient ses recommandations". Mais ceux qui 639Publiée dans la “Revue maçonnique” et reproduite en 1993 dans BAL n° 10, p.232-233 640auteur d’une Histoire de la Franc-Maçonnerie de 1815 à nos jours 641 En 1866, au nom de plusieurs Loges de Provence, Baussy demanda au Grand Orient de secourir “notre frère Pierre Leroux, l’Apôtre Humanitaire. Peu aujourd’hui peuvent se dire comme lui purs de toute compriomission. Il est beau de garder ses croyances en face de tant de défaillances, de reniements et de désespoir”. Fauvety intervint pour que “la Franc-Maçonnerie compren[ne] ce qu’il y a d’élevé et de touchant dans cette noble misère”. 28 Elle en mourut, plus malheureuse encore qu’Adèle Hugo qui perdit la raison parce que Victor Hugo, son père, l’émpêchait d’épouser l’homme qu’elle aimait. 643Mme Françoise Giroud écrivait cela en 1992 dans Jenny ou la femme du diable, en plaignant les deux premières "victimes du mythe qui devait être l'imposture la plus tragique du XXème siècle", l'épouse trompée et la servante au grand coeur, Helena Demuth, qui demeura, quarante années durant, le plus précieux appui de cette famille. 252 connaissaient644 ce que Leroux avait dit depuis 1832 pensaient comme Jaurès dans le “cahier” du 16 décembre 1901 que Marx "rétrograde"645. Tussy était sincèrement dévouée au prolétariat. Elle regardait Engels comme le mauvais génie de sa famille. Pour se venger, il a ruiné l’amour qu’elle portait à la mémoire de son père, en révélant que "Frederick est le fils de Marx". Il avait en 1851 assuré que cet enfant de la bonne était son fils. Cette naissance et le Coup d’Etat avaient moins ému les deux complices, cette année-là, que les applaudissements des réfugiés allemands, des chartistes anglais et des exilés français au discours que Louis Blanc terminait par les mot Liberté, Egalité, Fraternité. Engels disait à Marx : "des hommes comme nous" n'ont qu'à "cracher sur cette bande d'ânes et de chiens bornés". En 1893, pour lancer Guesde et Vaillant contre Jaurès, Engels utilisera le ménage Lafargue, où Lafargue est selon Péguy "un homme qui n'existe pas". Les Lafargue savaient, comme Bebel et Karl Kautski, qu’Engels était le père de Frédérik.646 Il leur avait fait cadeau près de Paris d’une maison de trente-cinq pièces, où les manuscrits de Marx (ceux du moins qu' Engels avait autorisés) ont été consultés par Kautski et Rosa Luxembourg et plus tard par Lénine. Et ces “marxistes-engelsistes” appréciaient le blanquisme de Vaillant plus que le marxisme de Guesde647 . Marx,lui, avait recherché l’alliance de Clemenceau. Pour l’obtenir, il comptait sur Longuet, membre avec Clemenceau de l’Alliance socialiste républicaine, opposée au Parti de Guesde. Mais Clemenceau plaçait Leroux au premier rang des “anciens qui ont cru, qui ont voulu, qui ont fait”648. Longuet avait félicité Leroux pour “sa critique de l'ÉCLECTISME, cette école de lâcheté intellectuelle et morale dont les derniers rejetons viennent de travailler à nos malheurs politiques”, et Clemenceau, était ami de Nadaud, qui avait dit en 1876 au cimetière Montparnasse que la Réfutation de l'éclectisme avait "marqué au fer rouge cette nouvelle école d'hommes que nous avons trouvée devant 644 Maximilien Rubel, l'éditeur de Marx à la Bibliothèque de la Pléiade, m'écrivait le ler février 1995 : "La présence, dans la bibliothèque personnelle de Karl Marx des années 1840-1849, du gros volume De l'Humanité me paraît une preuve suffisante pour pouvoir affirmer que ce pavé fut parmi les livres que Marx a "dévorés" pour les "jeter ensuite, sous une forme changée, sur le fumier de l'histoire", comme il l'a écrit à sa fille Laura en 1868". 645 D’ailleurs aussi "une brute à bien des égards", antisémite au point d'attendre avec impatience la mort de sa mère (juive) et l'héritage qui lui permettra de "boursicoter" à la Bourse de Londres, antislave au point de répondre :"Fadaises, merde, idéalisme russe", lorsque Bakounine dit que "l'égalité sans la liberté signifie le despotisme de l'Etat”, Jenny Marx ou la femme du diable, 646Secret dissimulé selon F. Giroud jusqu’en l962 647Louise Kautski, Mon amie Rosa Luxemburg, 1947, cf.notre 7ème Bulletin, p. 136 648BAL n° 12,p. 13 253 nous en 1848 et dont les disciples n'ont su défendre ni la Monarchie ni la République". Inter exsules exsul A Lausanne, Leroux trouva un auditoire, nombreux selon “le Nouvelliste vaudois”, qui dit au lendemain de sa première conférence : “Leroux inspire le respect autant par son air vénérable que par le dévouement qu'il apporte à raviver le sens religieux dans lequel seul il voit le salut de l'humanité. Il prétend avoir trouvé le vrai sens du Livre de Job, où il croit voir les doctrines fondamentales de sa philosophie humanitaire.” En remerciant "l'Eglise de Genève"649, Leroux avait rappelé les siècles où "les hommes avancés pensaient à Genève", aux XVIe et XVIIe siècles parce qu'ils étaient protestants, puis, au XVIIIe, parce qu'ils étaient philosophes et que "Genève avait donné l'hospitalité à Voltaire et naissance à Rousseau. Ces deux Dix-Huitièmes Siècles se sont mêlés, tout en se combattant. La Révolution est sortie de là, et notre dix-neuvième siècle a suivi, comme nous voyons sur les chemins de fer, les wagons suivre les Locomotives. Mais nous sommes au point où les Locomotives vont se séparer. Ces deux Dix-Huitièmes Siècles, pour tout esprit attentif, tendent aujourd'hui à se différencier de plus en plus, à se débrouiller tout à fait. Ces deux traditions, soyez en sûrs, vont à des buts bien différents." Du côté des voltairiens, Leroux mettait d’abord Enfantin, en racontant leur première rencontre : "Nous nous promenions a-t-il écrit, sous les grands arbres des Tuileries. Enfantin voulait me tâter avant de me révéler son système. Il commença en forme d'introduction par discourir sur Mahomet et sur Jésus, qu'il appelait les grands farceurs — de grands farceurs ! — Et moi qui, naguère avait défendu dans Le Globe, l'extatique Mahomet contre le reproche de haute imposture, ce qui m'avait valu la grande colère de M. Cousin, d'accord en cela, disait-il, avec le citoyen Voltaire. Cette fausse appréciation d'Enfantin sur les religions et sur ceux qui, par leurs révélations, les ont causées, m'inspira une insurmontable défiance, et je vis du premier coup d'oeil sa formidable erreur de PRÊTRE-COMÉDIEN"650. En 1849, d'accord avec le citoyen Voltaire, Proudhon accusait Leroux, "théosophe et théocrate", d'instituer le couvent pour tout le monde, et le ministre de l'Intérieur se moquait de Leroux et de "sa résurrection de Pythagore". A la mort de Leroux, le journal communard opposait le défini au confus, la netteté à la brume et le clair à l‘obscur en reprochant à Leroux “le 649Le journal conservateur de Genève avait annoncé les conférences qu'il voulait y faire sur le Livre de Job, 650 Gaumont écrit cela en citant Eugène Fournière. 254 Rêve métaphysique et l’utopie sociale". Parce que Philon, à la fin de La Comtesse de Rudolsdtad, fait parler "l'hiérophante, le prophète, le révélateur”, on croit avec Gusdorf que Leroux transmet à George Sand. “le grand courant illuministe" et néognostique, qui vient de Jacob Boehme, Herder, Novalis, F. Schlegel, Schelling, Eckartshausen, Baader etc.. Parce que Hugo, à la fin de la Grève,écoute Leroux disant à une morte : "Sois attentive, comme l'Initié quand l' Epopte lui ouvrait les yeux et que l'Hiérophante lui révélait le Mythe", on confirme ce qu'Auguste Viatte écrivait en 1927 dans Les sources occultes du romantisme et en 1942 dans Victor Hugo et les illuminés de son temps, et on conclut que Hugo est influencé par "toute une littérature illuministe et socialiste : Fourier, Pierre Leroux"651 , ou par "trois illuminés démoc-soc, Leroux, Hennequin, Jean Reynaud"652. Bref, on applique à Leroux ce qu'il disait de Fabre d'Olivet, "grande intelligence égarée dans les rêves des sciences occultes, et trop portée à s'entourer des nuages de l'ésotérisme, [...] épopte parlant un langage d'illuminé" 653 . Déjà, dans Jérôme Paturot, Reybaud fait renaître Leroux “en schach”, et autour du “philosophe incompris” “Voltigent sans corset trente-deux odalisques”. Mais Baudelaire riposte : “La vengeance ! la vengeance ! Il faut que le petit public se soulage, ces ouvrages sont des caresses d’esclaves adressées à des passions serviles en colère”. Et il admire “un dictionnaire des croyances humaines” dans "les pages sublimes et touchantes"654 où Jésus, membre de la communauté des thérapeutes, accomplit en Occident une mission bouddhiste. Et en 1896, à ceux qui reprochaient à Leroux sa “religiosité”, la “Revue socialiste” répondait qu’”il pensait pour toute l’Humanité”. Les théosophes rêvaient de fonder à Vienne, Rome ou Saint-Pétersbourg un Saint Empire pyramidal comme l'ancienne Egypte. Les théocrates avaient voulu pour Charles X, au lieu de la couronne que Napoléon s'était posée sur la tête, le saint chrême archiépiscopal. Fabre d'Olivet ne jugeait pas la Sainte Alliance des cinq Rois suffisamment théocratique655. Pourtant, elle avait été signée "au nom de la Très Sainte Trinité […] pour faire régner les principes d'ordre sur lesquels repose la société humaine". Elle était "sortie d'une source toute mystique", aux dires du Tsar, fasciné par les révélations de la swedenborgienne Madame de Krudener. Pour restaurer dans toute l'Europe les monarchies avec lesquelles Napoléon avait joué à sautemouton, il fallait refonder le Droit divin des Rois et des 651Pierre Moreau et Jacques Boudout, Victor Hugo,Oeuvres choisies,1950 Granet en 1974 653 dans La Grève, 654 Les drames et les romans honnêtes , 27 ,ovembre 1851: 655 Histoire philosophique du genre humain 652P. 255 familles auxquelles Dieu avait, selon Bossuet, donné le pouvoir de gouverner. Il fallait donc restaurer le régime des castes et surtout rendre au Saint Siège la prééminence que Napoléon avait bafouée en se faisant Roi lui-même. Au contraire, George Sand écrit Consuelo pour illustrer l'article Egalité (1839) dont le maître-mot est "la coupe au peuple". En préfaçant Consuelo, Léon Cellier disait que l'illuminisme est l'ennemi de la démocratie, car il a pour principe l'inégalité des âmes. Lorsque Renan prétend que "les Juifs, par raison de sang et de race, sont prédestinés au monothéisme", Leroux rappelle que cinquante ans plus tôt, carbonaro, ouvrier, inventeur, passionné par les progrès des sciences et des techniques, il s'opposait à ceux qui croyaient expliquer l'histoire "par un mélange de races et de sangs". En faisant venir du Midi le classicisme "païen" et du Nord le romantisme "chrétien", les partisans des Anciens attribuaient aux climats une influence déterminante. A Athènes et à Rome, "malgré leur prodigieux génie, les poètes et les philosophes n'ont connu que la société à esclaves qu'ils avaient sous les yeux." Leroux ne pouvait pas lire les mots servus, servitudo sans penser à l'île d'Haïti, aux Noirs d'Amérique, aux Irlandais, aux cinq cents millions d'Hindous, et à ses compagnons de travail qui allaient vieillir dans la misère après avoir durant toute leur vie assemblé des lettres onze heures par jour sans avoir le temps de comprendre les phrases, surtout quand ils imprimaient du latin. L’Egypte était à la mode. Mais, tandis que des scribes, machines à écrire vivantes, dessinaient, peignaient, gravaient et sculptaient à perpétuité d'inintelligibles hiéroglyphes dans les hypogées égyptiennes, les castes sacerdotales exigeaient des papyrus sans défaut pour des grimoires inaccessibles au profane. Françaises ou allemandes,diverses théories cherchaient aux bords du Nil les origines des idées religieuses. Ces théories lui semblaient trop attentives aux phénomènes astronomiques ou physiques, et pas assez à l’ontologie, à la biologie qu’avec A. Bertrand il voulait réunir à la psychologie afin de délivrer la science656. De plus en plus, il allait critiquer toutes les mythologies astrologiques, en disant ”c'est la Vie qui est un mystère, et non pas son décor extérieur, c'est la forme fugitive de l'être dans son éternelle métamorphose". Républicain, d’abord athée, non chrétien, Leroux espérait devenir "plus que chrétien au sens que Monsieur de Chateaubriand donne à ce mot657". Pour échapper au dualisme et au dogmatisme des Martyrs (Paradis, Enfer, péché, Rédemption, damnation), sans tomber dans le matérialisme holbachique, les doctrines "résurrectionistes" avaient ouvert un chemin, avec Leibnitz et Saint-Simon. 656 Et non pas l'asservir comme Auguste Comte, que la géométrie intéressait plus que les sciences naturelles. 657 Cité par J.-P. Lacassagne, Chateaubriand jugé par Pierre Leroux, d'après des notes et des documents inédits, "Bulletin de la Faculté des Lettres de Strasbourg", 1968. 256 Assemblant le fer, le cuivre et le bois afin de perfectionner l'art de Gutemberg, Leroux avait pour modèle, non pas le gladiateur Spartacus, mais Moïse, qui avait libéré son peuple en enseignant, en divulguant, en "révélant" à ces affranchis illettrés la science sacrée que les prêtres d'Egypte n'avaient pu enseigner ni à Pythagore ni à Platon. Pourquoi Leroux affirme-t-il dans La Grève que Fabre d’Olivet a été "le plus remarquable penseur que la France eût à cette époque”? Parce qu’il parle de l’Examen des vers dorés de Pythagore (1813) et de la Langue hébraïque restituée (1815). Et parce que "Leroux est un scientifique. Qu'il s'agisse de phénomènes occultes, de croyances religieuses, de mythologie, il entend ne pas dédaigner les faits, il veut les étudier scientifiquement.658" Sur ce point, il se sépare de Saint-Simon, “[s}on maître”, qui ne respectait pas les différences religieuses. Le moralisme social que Saint-Simon appelle en 1825 Le Nouveau christianisme devait selon lui devenir "prépondérant sur le mahométisme, sur la religion de Foe, sur celle de Brahma, etc." Leroux voulait "remplacer la Tradition chrétienne, si incomplète, si fausse en tant de points, par une Tradition bien plus vaste, et vraiment universelle". Il citait donc élogieusement Fabre d'Olivet : "si la cosmogonie de la Genèse est exacte, il faut considérer les écrivains sacrés des Chinois, des Hindous, des Perses, des Chaldéens, des Egytiens, des Grecs, des Etrusques, des Celtes nos aïeux, comme des imposteurs ou des imbéciles, car ils donnent à la terre une antiquité incomparablement plus grande". C’est donc à bon droit que l'auteur de Job rappelle cinquante années d’efforts, depuis “l’idée première”, que résumait le titre du “Globe”. Dès 1827, dès son premier article (De l'Union européenne), il écrivait que "trois grands systèmes se partagent la terre, le brahmanisme, le mahométisme et le monde chrétien"; il ajoute que les Bouddhistes ont répandu "pendant douze siècles, sur une vaste partie du monde, une morale plus pure, une civilisation plus éclairée", et il admire dans le Coran "un hymne perpétuel sur l'unité et la puissance de Dieu". En janvier 48, il refuse "par respect pour l'humanité" d'attribuer aux démons les diverses religions de l'Antiquité. A Lausanne, en disant :"Vous êtes chrétiens, je suis humanitaire", il ajoute en parlant des Juifs et des Chrétiens : "Leurs livres sont aussi les nôtres." Au "système des races" et aux chauvinismes nationaux et religieux qu'il voit s'aggraver même parmi les proscrits, il oppose "une foi" non théocratique. Dans l'oeuvre 658 Confirmant ce jugement de L. Cellier, Jean-Jacques Goblot écrit que "Leroux n'est pas un utopiste […] sa critique de la religion prend fermement appui sur les acquits des sciences naturelles et de l'histoire." Aux origines du socialisme français : Pierre Leroux et ses premiers écrits, P.U.F. de Lyon, 1977. 257 d'Isaïe, il aperçoit "une lumière nouvelle qui se versera à la fois sur la Bible et l'Evangile". Tant que cette "perle précieuse" sera dans l'ombre, tant que les hébraïsants, rabbins ou prêtres, refuseront de "faire fraterniser leur langue avec le sancrit", "le clergé exploitera la fausse idée du Paradis et des Enfers, et le Judaïsme demeurera comme un roc, inébranlable et Saducéen". "Alors que l'Athéisme prend le dessus, qu'un Physicisme plein de ténèbres donne la main à l'Athéisme, et que Mammon triomphe", un des deux clergés enseigne que "Jésus est Dieu d'une façon absolue", l'autre clergé professe "la fausse opinion de la perfection absolue du judaïsme". Le philosophe humanitaire refuse ces absolutismes, il persiste à "expliquer le Judaïsme et le Christianisme". Mettant les catholiques en garde contre ce qu'allait promulguer le (premier) Concile du Vatican, Leroux suppliait les Francs Maçons, les rabbins, les pasteurs, les prêtres et le Pape de préparer le jour "où un Concile cent fois plus nombreux, plus savant, plus inspiré que le Concile de Nicée, qui n'avait pour base que le monde romain, prononcera sur la religion universelle. En attendant, faisons tous nos efforts pour que la boucherie humaine cesse, et pour que la discussion continue” “La coupe au peuple” Parce que Dostoïevski a lu la Lettre criminelle dans le salon du fouriériste Petrachevski, et que dans ce salon M. Tol659 a parlé de l'histoire des religions, les universitaires français croient comme la gendarmerie tsariste que l’Intelligentsia était fouriériste. Et quand on demande aux slavisants le nom de l'auteur français qui eut alors le plus d'influence en Russie, ils répondent "George Sand, hélas."660. On croit en effet qu’“après Lélia elle avait changé de maître, et que Leroux ne valait pas Nodier ou Senancourt".661 Or, à l'Ecole du Génie662, en 1841, Dosto663 ne savait pas "à quel système philosophique ou à quel socialisme scientifique se rattachait M. Tol", ce professeur de littérature qui passionnait les élèves en parlant "de la véritable religion, la religion authentique, 659 Condamné en 1849 comme Dostoïevski, il fera en Sibérie l'admiration de Bakounine, qui fera son éloge à Herzen et Ogarev. Les Souvenirs de Saveliev sur Monsieur Tol ont été édités par Jacques Catteau dans le Dostoievski des "cahiers de l'Herne" (1977). 660 Alain Besançon, Etre Russe au XIXe siècle. 661 Pierre Reboul préfaçant Lélia aux classiques Garnier. 662 Leroux n'était ni traduit en russe ni autorisé en Russie, et Dostoïevski ne lisait pas le français. Mais en 1842 son camarade Grigorovich lui faisait part de son enthousiasme à la lecture de Consuelo, qui paraissait dans la "Revue indépendante" 663 C’est ainsi que Boris Souvarine l’appelait familièrement 258 du bouddhisme, du taoïsme, du communisme et de l'égalité". Comme Moïse et Jésus, M. Tol vulgarisait une religion formulée dans une langue étrangère. Peu après,au premier rang "des moteurs de l'Humanité, les Français, auxquels le Christ lui-même se serait joint", Dostoïevski nommait George Sand et Leroux. Et dans sa fameuse Lettre à Gogol Biélinski, athée, affirmait l’évangile de Piotr le Rouquin,qu'il vénérait "comme un nouveau Christ". Pour que l’Intelligentsia se réveille en Russie, il faut que la philosophie de l'histoire littéraire soit sans frontières, selon le voeu de Leroux et que la France lui dise que l’auteur de Consuelo était non seulement l'Européenne la plus chrétienne, mais la plus savante. L'évangile auquel elle essayait de "convertir" ses amis était la cîme de la pensée universelle. Geoffroy Saint Hilaire en était le plus éminent collaborateur. Amie de ce biologiste et des deux penseurs, Balzac et Leroux, qu'à juste titre elle regardait comme les plus éminents critiques, elle n'avait rien de commun avec "l'école divine", romantique, ignorante, indifférente à la synthèse qui s'effectuait alors entre les sciences naturelles et la philosophie de l' histoire. Vingt-six ans plus tard, la mémoire de Leroux est fidèle quand il s’adresse à “la Sibylle armée du rameau d'or". C'est vraiment comme cela qu'en octobre 1837 il regardait l'auteur des Lettres d'un voyageur. Il lui écrivait : "De nous deux, vous êtes l'oracle. Moi, je ne fais que consulter Dieu, c'est vous qui répondez". Bien loin de se présenter en Révélateur, il avait l'impression d'être “mis sur la voie” comme Enée au Chant VI. Et quand elle lui écrira qu'elle "élève Maurice dans son Evangile", elle emploie ce mot comme il le fait en parlant de "l'Evangile essénien”. Aux mots évangile et évangéliste il rendait leur vrai sens, en citant en grec nombre de passages où des juifs hellénisés parlaient de "bonne nouvelle" et d'"annonciateur" bienvenu. Longtemps, George Sand avait connu le désespoir, et quand elle le lui a dit, il lui a répondu :"Vous qui avez Maurice et Solange, vous ferez pour eux l'article Espérance et non pas l'article Spleen, comme nous le disions l'autre jour." Elle se souvient de cette conversation et de cette lettre, un an plus tard, quand elle lui écrit : "Adieu, bon ange", et "vous êtes l'étoile qui guide". Ce n'est pas au Messie qu'elle le compare : elle compare ses écrits au message que les bergers et les mages ont reçu à Noël. Réciprocité extrême : avec la même sincérité et la même lucidité, Leroux lui avait écrit : "Vous me sauverez, parce que nous nous sauverons." Et cela n’était pas illusoire. En mai 1842, quand Leroux demandait aux disciples de Hegel de n’oublier ni Voltaire664 ni Rousseau, il écrivait à George Sand :“Vous êtes pour Rousseau contre Voltaire”. Elle semblait plus chrétienne que lui. Depuis les travaux de Jean Pommier sur George Sand et le rêve monastique c'est 664Qu’il connaissait et estimait mieux que George Sand 259 une idée reçue qu'avec Leroux George Sand a appris et enseigné comme une même doctrine continuée "la foi pythagoricienne, platonicienne et chrétienne". Or les occultistes faisaient venir cette gnose du Corpus Hermeticum, qu’ils attribuaient à un Egyptien contemporain d' Abraham, Hermès Trismégiste, prédécesseur selon eux de Champolion dans le déchiffrement des hiéroglyphes. En fait, ce Corpus avait été élaboré à Alexandrie, dans des milieux gnostiques, judéo-chrétiens, aux IIe et IIIe siècles après Jésus-Christ. Or Leroux, pour conclure La Comtesse de Rudolstadt 665 , a fait parler Trismégiste. De là vient la méprise. On a cru qu’il initiait George Sand aux arcanes, alors qu’il prête à un conspirateur du XVIIIème siècle le pseudonyme qui fait de lui le Grand Maître de l’Ordre. 1793 est à l’horizon. Tandis que Spartacus préconise la révolution violente. Trismégiste, "l'hiérophante, le prophète, le révélateur”, expose la doctrine non violente du révolutionnaire pacifique. Cela en mars 1844, lorsque Leroux est le doyen d’âge au repas démocratique international, et que les conjurations agitent l’Europe. Peu avant 48, Mazzini va écrire à Leroux "Vous, Trismégiste", en terminant par "moi, je me sens dans l'âme quelque chose de Spartacus". Pour trouver la clef du Romanzyklus, il ne faut pas chercher dans les temples de Memphis. Il suffit d’ajouter la conclusion non violente de La Comtesse de Rudoslstatd aux maîtres-mots indiqués deux ans plus tôt dans Consuelo, “celui à qui on a fait tort’” et "la coupe au peuple". Asservi, mais refusant de lécher la main du prêtre pour n’avoir que le pain, alors que le prêtre se réserve le calice, le Lollard invoque en secret “le frère humilié du Christ, Satan”. En Bohême, “le peuple entier s’écria : la coupe au peuple . La coupe, donnez nous la coupe !” Et un prêtre pieux et savant, Jean Huss, fut brûlé par Rome parce que ce cri lui paraissait évangélique. A la fin du livre, Consuelo et Liverani répandent par le monde ce que Zdenko et Albert ne pouvaient dire qu’en cachette666 . George Sand illustrait ainsi l'article Egalité (1839), où Jean Huss apparaissait comme le véritable disciple de Jésus. George Sand n’était pas assez instruite pour que Leroux l’entretienne de deux autres initiés atypiques : Virgile,"le poète théologien, initié aux mystères, disciple de l'école de Pythagore et de Platon, et aussi le plus érudit peut-être de cet âge d'érudition." Et Moïse, qui “était versé dans toutes les sciences de l'Egypte [ et qui] n'a inventé ni le mythe d'Adam ni le nom de Jéhovah ; le dogme de cette charité qui relie tous les hommes en Dieu préexistait à sa révélation, le dogme de la Trinité divine préexistait également. […] Il est venu, animé par l'esprit divin, porter aux classes inférieures ce que 665 666 Où selon George Sand “il y a des pages magnifiques qui sont de lui” me 1995, pp 11-32 260 l'esprit divin avait déjà révélé à d'autres hommes avant lui". “Entre l’Ancien et le Moderne,le Rubicon” Dans La Grève, en s’adressant à Hugo, Leroux va longuement parler de Virgile, comme il le faisait au temps de ses “causettes” avec Hugo, à Jersey en 1853 et déjà à Paris, en 1829, quand il lui rendait visite en le comparant à Virgile dans son article Du style symbolique. Auteur de La fin de Satan et admirateur de Terre et Ciel de Jean Reynaud, Hugo ne pouvait pas lire La Grève sans se rappeler qu’en 1829 déjà Leroux jugeait le Satan de Byron bien plus grand que celui des Martyrs, et qu’en 1853 Leroux avait refusé de croire aux “chimériques révélations” des Tables. Virgile avait perfectionné l'idée de métempsychose, dont Pythagore était “le père, pour notre Occident “, et c’est donc sur la descente d’Enée aux Enfers que Leroux allait s’attarder. En outre, l’éloge de ce “vates”, de ce poète théologien, était un moyen de critiquer la théorie de l’art pour l’artiste professée par Hugo. Tous les écoliers de l’empire ont pu lire dans l'Enéide la doctrine "résurrectioniste" qui n'avait été révélée à Enée qu'après la descente aux Enfers. Enfin, tout en réunissant à Rousseau, contre Renan, le poète qui avait écrit : En bas chantait un roi, en haut mourait un Dieu, Leroux s’efforçait de faire comprendre à Hugo l’étroitesse du romantime féru de mythologie gréco-romaine. Ce livre a certainement laissé à Hugo la même impression que la lettre où Michelet lui disait :”Votre Jésus n’est pas le mien” . Mais Leroux allait dépasser de très loin tous ses contemporains, en donnant la parole à Jésus lui-même, et en proposant une interprétation rationnelle du “mot talismanique” prononcé par Jésus et par personne d’autre dans “notre Occident”, pas même par Virgile. “La figure de Jésus sera plus humaine” si on voit ce qui rapproche Virgile, voguant de Brundisium vers la Troade, saint Paul faisant voile vers Athènes et saint Jean gagnant l'Asie Mineure. En appelant "Juif hellénique, philosophe, platonicien" le disciple que Jésus préfère, Leroux sait que ces trois épithètes s'appliquent aussi au Romain Virgile. Depuis longtemps, pour instruire les “chrétiens idolâtriques” et les voltairiens, Leroux mettait en parallèle le Chant VI de l’Enéide et les quatre Evangiles. Déjà, en 1833 à l'article Bonheur, puis en 1839 à l'article Egalité et en 1840 dans De l' Humanité, il avait commenté le passage que Virgile avait lu devant l'impératrice, -- s'interrompant au moment où elle pleura quand il répandait des brassées de lis à la mémoire de Marcellus. Mais Leroux remontait bien avant l'empire romain. Il invitait ses lecteurs à écouter, non pas un poète italien né à Mantoue mais, comme Enée, le Troyen Anchise. “Autodidacte subversif”, on le croyait égaré dans les arcanes du passé, alors que son interprétation était 261 novatrice, et très proche de celle que l'on donne depuis les travaux de Jérôme Carcopino sur la basilique néopythagoricienne exhumée à Ostie en 1916. Comme Jacques Perret 667 de nos jours Leroux avait compris le syncrétisme opéré par le poète néopythagoricien. La réflexion de Leroux s’était constamment approfondie. En 1833, la marche de l'Humanité lui semblait aussi continue, aussi ininterrompue qu'une généalogie : Platon avait formé Aristote, qui engendra Alexandre, lequel transporta la Grèce en Egypte, son berceau. "Puis d'Alexandrie le foyer vint à Rome, et tous ces Romains commencèrent à se demancer vers quelle étoile marchait l'humanité", à commencer par "Virgile, reflet de Platon, Virgile [qui] annonce le christianisme." Leroux ne s’était pas encore appliqué aux études antiques. Pour expliquer "la théorie du progrès continu" il prenait comme exemple "la loi de continuité qui unit le dix-huitième siècle au dixseptième". Pour trouver "l'origine de la théorie de la Perfectibilité", il commençait par "les Christophe Colomb de la science", Galilée, Bacon, Descartes, et par le Pascal préfacier de la Préface au Traité du vide. Six ans plus tard, Leroux a acquis une érudition prodigieuse. Montrant que le repas en commun est le signe et le symbole de l'égalité, montrant que "Jésus a perfectionné ce signe et ce symbole dans son Eucharistie", il renvoie non seulement au Banquet de Platon et à la Pâque juive mais à la législation de Sparte, de la Crète, des doriens d'Asie mineure, de Carthage, des cités pythagoriciennes, et des prêtres de l'ancienne Egypte. Mais sur la question de l’'Eucharistie, de la communion, le progrès n'est pas continu. Entre la République de Platon qui affirme les castes, et l'Evangile, qui les nie, il y a un abîme. Après Platon et Aristote, l'humanité avait un progrès immense à accomplir. L'innovation nécessaire ne pouvait venir ni de l'Académie platonicienne ni du Lycée aristotélicien. Le monde connut donc une longue attente. Dès 1831, Leroux avait trouvé "la loi de succession ou d'enchaînement" en étudiant "les grands monuments du langage", et surtout les poèmes : Les philosophes, à la suite les uns des autres, viennent pour conclure, tandis que les poètes, hommes de désir, sont tournés vers l'avenir. Quand les philosophes, s'inspirant de l'humanité de leur temps, ont donné tout ce qu'ils peuvent donner, c'est à l'humanité à son tour à faire un pas en avant sous l'influence de leur inspiration.Voulez-vous connaître d'une époque son essence même, sa pensée la plus intime, sa vie intellectuelle, sa vie morale, prenez ses poètes : vous trouverez tout cela en eux, et de plus vous y trouverez le germe de l'époque 667 Je songe non seulement aux deux livres qu'il a publiés après la guerre, mais à ce qu'il m'a dit de vive voix en 1942. 262 suivante. Les poètes sont des hommes de désir, et c'est leur pensée qui engendre. C'est en Italie que les philosophes de la Grèce ont trouvé leurs poètes. C'est à la langue latine qu'il incombait de dire ce qu'attendaient les peuples unifiés dans l'empire. Comme Enée, vaincu et exilé, le genre humain ne pouvait trouver refuge qu'aux bords du Tibre. Mais la préhistorique Rome d'Evandre avait fait bon accueil au Troyen "profugus". Au contraire, dans la Rome impériale, "cette ombre de l'ancienne société, il n'y avait plus réellement ni patriciat, ni plèbe, ni patrons, ni clients, ni Romains ni alliés, ni libres ni esclaves ; car tous étaient esclaves : il n'y avait plus qu'une multitude confuse et un homme au dessus de cette multitude : Caesar, morituri te salutant." […] Une petite peuplade d'Italie fut chargée d'asservir le monde, à cette fin qu'un jour le monde fût affranchi et sauvé." Pendant que "Rome, ou plutôt le patriciat romain travaillait à cet asservissement [du monde]", il n'y a "rien", ni en Grèce ni en Italie,aucune transition apparente, car "un vers de Térence, trois mots de Cicéron et une phrase de Sénèque ne sont rien, comparés à la mort sur la croix”. Le "vates" lui-même ne devinait pas vers quelle étoile marchait l'humanité". Pour "engendrer" l'idée vraiment nouvelle, qui demande à être vécue et prouvée par la mort, la pensée de l'homme de désir ne suffit pas. A cet égard, le plus grand des poètes n'est pas plus avancé que l'orateur : "Demandez à Cicéron ou à Virgile pourquoi Rome a fait la conquête du monde; ils n'en savent rien. Le Christianisme est le mot de cette énigme : Rome a fait la conquête du monde et les barbares à leur tour ont fait la conquête de Rome, pour que la solidarité, la fraternité et l'unité du genre humain commencent". En préfaçant son édition de La Grève, Jean-Pierre Lacassagne résume fort bien, en le reprenant à son compte, le reproche généralement adressé à Leroux : "refus des solutions de continuité, aspiration obsessionnelle à une histoire sans mutation brusque et sans faille". Prenons garde. En affirmant dans ce livre "la Loi de Continuité qui unit le Christianisme au Paganisme sur la question de l'immortalité", Leroux ne parle que de cette question-là, comme il le faisait en 1840 dans De l'Humanité. Or, tout au début de La Grève, Leroux aborde une autre question. En disant : "Vous le voyez, il y a deux hommes, l'Ancien et le Moderne et entre eux le Rubicon", il pose une barrière infranchissable. Quelle que soit, dans le discours d"Anchise, l'affection de l'aïeul qui parcourt du regard la foule de ses descendants, Virgile lui-même ne connaît pas plus qu’Horace, pas plus qu’Homère, le sentiment moderne, proprement chrétien, "la communion". “Les anciens avaient la piété, et l'idée de la postérité, mais leur bouche ne pouvait pas proférer un seul mot d'amour pour la postérité." Voilà le Rubicon qui sépare "celui qui ne 263 communie pas. Et celui qui communie." Anchise, comme tous les anciens, est attaché à sa patrie, à sa lignée, à ceux qui descendront de lui et de sa race, mais non pas à tous ceux qui vivront. Ce Rubicon n’apparaissait pas en 1840, dans De l’Humanité, où était déjà été commenté ce passage de l’Enéide. L’Introduction de ce livre disait que Virgile annonce le christianisme." Il était "sur le seuil", et la porte n'est pas fermée. Mais cette Introduction date de 1833. En 1863 le pouvoir de César, de Mammon et du “Physicisme” est bien plus écrasant. Virgile ne paraît plus aussi proche de la doctrine qu’affirmait saint Paul et que citait en 1840 la première page de De l'Humanité :"quoi que nous soyons plusieurs, nous ne sommes tous néammoins qu'un seul corps...et nous sommes tous réciproquement membres les uns des autres". Il y a "quelque chose d'éternellement vivant, qui nous relie tous, esprit et corps, et nous fait communier, et nous fait vivre, malgré les distances du temps et de l'espace". En 1839 Jésus a été appelé “le Bouddha de l'Occident", parce qu’il a aboli les castes qui étaient la "loi générale du passé". En janvier 1848 Leroux publie le résultat de ses recherches, en traitant “de divinis nominibus”. à propos de la célébration du dimanche. Ce n’est pas “dans le désert de la Creuse” qu’il trouve les auteurs qu’il va citer : non seulement Plutarque et Tacite, mais Macrobe, Diodore de Sicile, Origène, en grec et en latin, et aussi (d'après Fabre d'Olivet et un Dictionnaire étymologique trilingue de 1607) des Targums chaldaïques et la Cabale. Il ne s’agit plus comme en 1847 de ce que le Jésus de l’histoire avait en commun avec Socrate, c’est-à-dire de ce qui venait des réflexions faites par Platon sur Pythagore et d’autres maîtres. Leroux est en quête du secret de Jésus, de l’énigme que les exégètes n’ont pas percée. Ils appelaient signum orationis domini le mot AMEN que prononçait Jésus en prières. Leroux croit avoir trouvé la provenance de cet mot sacré. Les savants qui parlaient seulement “hebraïce, graece et latine” avaient trouvé dans la Cabale le mot d’un rabbin : "qui prononce le nom de Jéhovah met dans sa bouche le monde entier". Leroux citait cela, et il demandait aux hébraïsants “de faire fraterniser l’hébreu vec le sanskrit”. En parlant de la syllabe OUM, sur laquelle insistaient les Lois de Manou, un Oupanichad des Védas disait "quand les yoguis sont parvenus à prononcer ce mot comme il doit l'être, Dieu est uni à eux, Dieu est en eux, l'homme est Dieu". Dans les temples de Babylone comme dans les collèges sacerdotaux de Thèbes et de Memphis, "le mythe a dû être oral avant d'être figuré, la parole a précédé l'écriture". La parole, ou la prière. Avant de recourir au mystérieux triangle hiéroglyphique, on apprenait à prononcer comme il doit l’être le monosyllabe sanskrit AUM ou le monosyllabe hébreu IOA. "Les Hiéroglyphes de la 264 Parole [sont] bien antérieurs à ceux de l'Ecriture, et bien autrement transmissibles de génération en génération". Proudhon déraisonne en disant que Leroux est devenu “un mômier”. C'est par scrupûle de savant que Leroux multiplie les références. Avant d'écrire : "Mais en voilà assez sur les tentatives diverses pour expliquer le nom de Jéhovah", il passe en revue toutes ces tentatives. En 1851, il se reportera à "la belle traduction du Bhagavata-Pourana par un des savants hommes de notre temps, M. Eugène Burnouf", en la comparant aux traductions anglaises de Jones, Wilkins, et Colebroke. Or Burnouf, savant incontestable, avait fait l'éloge de ces trois indianistes, en 1837, en réponse à une question de Michelet qui cherchait à s'instruire sur "la chose indienne"668. Leroux n'est pas victime d'une fantaisie ou d'une manie quand il retrouve le nom de Jehovah dans l'antiquité chinoise. Il se réfère au tome VII des Mémoires de l'Institut, où le traducteur du Tao-Te-King, Abel de Rémusat, écrit dans son Mémoire sur Lao-Tseu que "le mot trigrammatique I-Hi-Weil, ou JHV, est identique au nom que selon Diodore les Juifs donnaient à Dieu". Les différents mythes signifient en fin de compte ce qui est "le noeud de toutes les religions", le rapport de filiation entre le Présent, le Passé et l'Avenir. Ainsi "le mystère de la Divine Trinité est compris dans un Nom." Au moyen d'"hiéroplyphes verbaux", on exprimait et on vénérait la vie universelle, "la Vie vivante", indivisément, par trois voyelles sacrées prononcés dans l'unité. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que Moïse vulgarisait IOA, d'origine égyptienne, et que Jésus a révélé AUM, d'origine bouddhiste.On a bien ri, en 48, quand Leroux a proposé d’ajouter à la Triade républicaine le mot Unité, “pour exprimer que ces trois mots, Liberté, Fraternité, Egalité, s'impliquent l'un l'autre et sonnent pour ainsi dire ensemble comme les trois sons de l'accord parfait"669. Ainsi, la Démocratie s’imprimerait dans l’âme des citoyens comme s’y gravent les religions théocratiques. "C'est de cette source, c'est de la faculté qu'a le Verbe en nous de peindre des idées par des noms (je ne dis pas par des mots) qu'est sortie toute Poésie, et, avant toute Poésie, toute Révélation." Ainsi s’achèvent les réflexions commencées en 1826 (Du progrès de nos 668 Le 21 août 1837, p. 610 du T. II de la Correspondance générale de Michelet (1994). 669Aux sources du yoga (1989) par M. Jean Varenne : “Om,verbe éternel, "syllabe unique, mais formée de trois éléments, réunissant en elle la multiplicité existentielle et l'unité essentielle, OM prononcé se décompose en trois éléments : les deux voyelles A et U qui, prises ensemble, deviennent O selon les lois de la phonétique sanskrite, et la résonance nasale que prolonge un point d'orgue." avec cette traduction de la Dhyânabindu Upanishad : "l'indicible résonance / de la syllabe OM /: qui la connaît, connaît le Véda / Au centre du calice/ du lotus du coeur/ elle se tient immobile /brillant comme une lampe/ qui ne s'éteint jamais/ c'est sur elle qu'il faut méditer, / la syllabe OM, / en laquelle il faut reconnaître/ le Seigneur luimême”. 265 connaissances sur l’Orient.), en 1829 (Du style symbolique). En 1832, en louant les travaux de William Jones et de l’Académie de Calcutta670, Leroux s’écriait : “la Grèce, mais ce n’était que le bord de l’Orient". Jusqu’alors, il croyait que “le christianisme est mort et il n'a pas pouvoir de renaître". Il s’aperçut que le christianisme n’était pas mort, mais “incompris” quand il découvrit les ressemblances entre le bouddhisme et le christianisme. "Sois attentive, comme l'Initié quand l'Epopte lui ouvrait les yeux et que l'Hiérophante lui révélait le Mythe". Ces mots, dans La Grève, précèdent "le mot talismanique", AMEN, "prononcé à la façon des Prêtres d'Egypte et des Brames de l'Inde en une seule syllabe nuancée de trois." Lui non plus, Hugo n'habite plus dans l'île où Leroux refusait de croire à ses "chimériques révélations". Après l'amnistie de 1858, Jersey demeure le séjour des fantômes. La scène est Outre-Tombe, au bord de l'Océan, non loin du cimetière où repose Louise d’Atayde, ouvrière exilée, morte de misère, "la morte" 671à laquelle le Mythe va être révélé en présence de Hugo. Leroux veut transgresser l’usage qui réserve aux cérémonies initiatiques la langue des mystères. Il profane, il vulgarise le vocabulaire ésotérique en l'employant pour enseigner non pas un mythe, mais l'histoire des origines du christianisme. Ami de Renan et chimiste, Berthelot jugeait le style de La Vie de Jésus attendrissant et très bien fait pour les femmes. Leroux espère que Hugo dira comme lui que ce style était “laid”. En 1865672 , qui pouvait comprendre La Grève ? A Lausanne, Leroux allait expliquer que chez les Esséniens “la Franc-Maçonnerie des disciples d'Isaïe”, en relations avec les contemplatifs hindous, avait enseigné à Jésus ce que Moïse, Pythagore et Platon avaient ignoré, parce qu’ils avaient vécu avant Alexandre et Asoka, avant ce IIIème siècle antérieur à notre ère. Le 12 juin 1866, le Procès-verbal de la réunion du Central Council of International Working Mens Association (Première Internationale) annonce dans les "Nominations for Councilmen" : "Pierre Leroux nominated by [Hermann] Jung and Karl Marx". Cette année-là Hermann Jung présidait le 670Royal Sociéty of Bengal , fondée en 1784. L’Hitopadesa sera traduit en anglais qu’en 1787. Bruno Viard, L’Orient et l’Humanité -La vision de Pierre Leroux, “Revue de psychologie de la motivation”, 1998, n° 26 671Louise Julien, née Louise d’Atayde 672Je ne connais aucun commentaire antérieur à ceux que j’ai publiés à Lecce en 1977 (Péguy et Leroux in Péguy vivant), à Paris en 1980 ( Prolégomènes à la Préface des Fables de Pierre Lachambeaudie in Romantisme et religion) et en 1995, (Pierre Leroux, “fondateur du christianisme rationnel” in “Politica Hermetica” n° 9) 266 Congrès de Genève. Horloger suisse émigré à Londres, il sera partisan de Marx contre Bakounine en 1872, au Congrès de La Haye, mais ensuite "il se rallia aux leaders réformistes des trade-unions anglaises. Il avait été l'un des "protagonistes" dont on devine à peine "le rôle éminent qu'ils ont joué. L'Association Internationale des Travailleurs c'était eux. Elle était leur oeuvre."673 Exilée à Genève, André Léo allait dire que Marx ressemblait à Bismarck, ce que redira Andler. L'Internationale était annexée, comme l'Alsace-Lorraine, comme la Commune, comme le socialisme. 673 Robert Felalime, arrière-petit neveu de Hermann Jung, écrit cela en énumèrant les remarquables activités et responsabilités de ce militant. Je remercie M. Marc Reinhardt, de La Chaux-de-Fonds, qui me communique ce renseignement. 267 CHAPITRE XII Le Parti intellectuel contre le mouvement ouvrier Malon “dialecticien matérialiste” ou “Pierrelerouxiste” ? — Boussac escamoté — Des traces effacées — Ange Guépin, solidaire du mouvement ouvrier —” La Sorbonne bourgeoise et capitaliste”— Malon vulgarisateur — Jaurès ”Normalien et ami de Malon. Quel est le pire ?” Malon “dialecticien matérialiste” ou “Pierrelerouxiste” ? En appelant "funeste mysticisme le néo-christianisme de Pierre Leroux", Malon exprime en 1872, dans l’Exposé des écoles socialistes françaises, l’idée reçue par les partisans de Blanqui, de Proudhon, de Bakounine et de Marx. Malon récite : “Les savants ont fait pénétrer l’idée des lois et des relations dans le monde intellectuel. Darwin, le plus puissant des théoriciens matérialistes, a détruit définitivement l’idée de création”. Comme l’ère théologique, l’ère métaphysique est périmée. Auguste Comte l’a dit, et tous les Internationaux le croient. Ce qui les divise, c’est la victoire de Bismarck. Pour coaliser les Latins et les Slaves contre le pangermanisme, Bakounine reprend les idées que Leroux exposait en 1842 dans la “Revue indépendante”674. En affirmant qu’Owen, Fourier et Saint-Simon ont Marx pour successeur, Engels contredit ce que Leroux affirmait dans “L’Espérance” de Jersey. 675 “Les citoyens Engels et Karl Marx” demandent que Benoît Malon et Michel Bakounine soient exclus de l’Internationale676. Malon se sépare de Bakounine, de l’Alliance révolutionnaire et de la Fédération jurassienne et il écrit : “Leroux, penseur humanitaire plutôt que socialiste”. Malon s’incline (comme Renan) devant la deutsche Wissenschaft, ce qui l’amène à penser que “la noble race aryenne a livré son âme au dieu sémite”. C’est à cause du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob que “Lamarck et Geoffroy Saint-Hilaire étaient encore sous l’anathème de Cuvier”. Malon déclare : “Marx, le penseur socialiste, substitue la méthode historique et objective aux méthodes purement logiques et subjectives. Scientifiquement, il déduit l’avenir communiste de la civilisation”. Sincère ou non, ce ralliement évite à Malon 674En disant que Luther était seulement “le vengeur de Jean Huss”, porte-parole des Vaudois et des Hussites. 675 Où Leroux se désignait en 1858 comme “le quatrième socialiste” 676Arthur Lehning, Michel Bakounine et les autres, 10/18 1976, p. 317 268 l'exclusion, et en septembre 1872 le Congrès de La Haye exclut Michel Bakounine mais décide de ne pas passer au vote sur l’exclusion de Malon. Marx, pendant huit ans, espère que le porte-parole du prolétariat français adhérera au “socialisme scientifique moderne, c’est-à-dire au socialisme allemand”677. En faisant subventionner son journal par Engels, comme le journal de Lafargue678 , il croit pouvoir l’acheter, comme il achète Guesde. Or il y a dans cet Exposé une déclaration “Pierrelerouxiste”679 : “les Associations de 48 n'avaient pas seulement formulé, elles avaient entrepris de réaliser l'idée qui a présidé à la fondation de l'lnternationale". Affirmation antimarxiste, appuyée sur trois réminiscences : 1° citations de La Grève de Samarez : Owen, l’initiateur, Flora Tristan et Pauline Roland, les deux premières martyres, Guépin, Talandier, Desmoulins et Nadaud, les principaux témoins, et les "vingt-huit apôtres de la solidarité humaine" aidés à Boussac par une "disciple" de Pierre Leroux, George Sand ; 2° citation de la lettre du 29 avril 1850 où Pauline Roland annonçait au docteur Ange Guépin qu’elle allait rejoindre en prison les neuf femmes et les quarante-huit hommes qui composaient avec elle la Commission Centrale des Associations ouvrières ; prenant position contre “les dialecticiens matérialistes”, la grande amie de Leroux faisait l’éloge des corporations nouvelles, fédérées selon les idées de l’Association de Boussac. Au Banquet de ses “compagnons” typographes, Leroux venait de dire que ces corporations nouvelles venaient d’eux, qu’elles étaient leur “invention sublime”; 3° enfin, en nommant Jeanne Deroin, qui n’était pas nommée dans La Grève, l’Exposé semble se souvenir de “L’Espérance de Jersey” où Leroux reproduisait en 1858 trois lettres de Londres écrites par Jeanne Deroin, responsable avec Pauline Roland de l'Union des Associations Ouvrières, par Martin Nadaud, lié aux Trade-Unions comme jadis aux Associations ouvrières, et par Talandier, fondateur en Angleterre de "l'Union Internationale". Desmoulins complétait ce courrier en affirmant que “les principes” de l’Association de Boussac étaient toujours en action : "Le monde ignore le mouvement de réorganisation, lent mais sûr, qui s’opère en Europe dans divers corps du Travail”. Ainsi, les “esséniens du monde” de Jersey avaient transmis aux Internationaux “l’idée que les Associations de 48 avaient entrepris de réaliser”. Voilà ce que nie 677 Malon va se rapprocher de Lassalle, qui dans son ”socialisme allemand” a repris l’idée qu’en 1849 Leroux opposait à l’anarchisme de Proudhon : obtenir par la représentation parlementaire que l’Etat soutienne les coopératives ouvrières de production 678Marx écrit cela à Sorge en 1880 679Mot employé par Engels 269 l’historiographie actuelle. En me concédant que “jusqu’en 1852, Leroux et ses disciples ont joué un certain rôle dans les associations ouvrières”, la Société d’Histoire littéraire de la France me reproche de ne pas voir qu’ “ensuite cette tradition a été rompue, ou du moins profondément renouvelée par Proudhon et par Marx.680 Selon Engels, Marx, "der Vater des Sozialismus" vient aussitôt après Owen, Saint-Simon et Fourier. Dans “l’Espérance”, Leroux nommait ces trois "initiateurs", et c'est lui que Nadaud appelle le “fondateur du socialisme" quand il raconte dans Les sociétés ouvrières (1873) l’histoire du mouvement social en Grande-Bretagne, depuis Owen et les tisserands de Richdale jusqu’au New Moral World des Chartistes. Nadaud, en 1858, était abonné à "l'Espérance", comme en 1847 à la "Revue sociale". Il avait avec Jeanne Deroin contribué à unir les Associations ouvrières, il avait pu la rencontrer en Angleterre, et après la Commune, il publie des documents qu' interdisait la censure impériale, en particulier les Statuts qu'en 1849 Jeanne Deroin avait fait adopter par cent quatre Associations sur cent sept (chaque corporation représentée par trois délégués au Comité central), banques d'échanges, colonies agricoles et industrielles etc. Beaucoup plus étonnant, l'accord que la mémoire communarde donne à cette mémoire quarante-huitarde. Malon n’avait que sept ans en 48. En 1872, il n’a ni le temps ni le goût de consulter les bibliothèques : à peine arrivé dans un pays qui n’est pas le sien, il va de Neuchâtel à Genève, puis à Lugano, avant de gagner Palerme et Londres. A la mort de Leroux, il pensait peut-être comme le rédacteur de "La Commune" que Leroux avait “détourné la révolution de 1848 de la tradition révolutionnaire française”. Mais depuis cinq ans il était lié à la veuve de Grégoire Champseix, qui est nommé dans La Grève de Samarez parmi “les apôtres de la solidarité humaine” réunis à Boussac. Et c'est elle, sous le pseudonyme d'André Léo, qui tient la promesse que Charles Longuet faisait dans le “Journal officiel” : "Notre génération recueillera dans les oeuvres de Leroux des trésors d'esprit, d'éloquence et d'érudition [...] et tant de pages brillantes qu'il écrivait encore il y a dix ans, dans LA GREVE DE SAMAREZ."681 En 1873, un an après l’Exposé des écoles socialistes françaises, Malon écrit à un ami : “sans les conseils de celle qui m’est chère, je n’aurais pas produit grand chose de bon”682 . En 1869, “L’Egalité" remerciait pour sa collaboration “Mme André Léo, un des premiers écrivains socialistes de France”, qui écrivait dans cet "organe de la 680 “Revue d’Histoire littéraire de la France”, avril 1985. Je renvoie à BAL n°2-3 681 Cité par Jean Gaumont, Quelques pages sur Pierre Leroux, dans l’édition régionale “Centre” du “Coopérateur de France” (sans date) reproduit dans BAL n° 12, pp. 79-88 682Cité par Alain Dalotel au colloque d’avril 1999. 270 romandes683 Fédération des sections de l’Internationale”. En janvier 1871, c'est à elle que la direction de “La République des travailleurs” avait été confiée parce qu'“elle était la veuve de Grégoire Champseix, l’ami de Pierre Leroux”. Le 8 janvier 1871, c’est à André Léo et à elle seule, selon Jacques Rougerie, que les dix-sept membres de la Section des Batignolles ont confié la rédaction de leur Appel : "Il s’agit de donner au peuple ce lien, ce mot d’ordre, par une voix qui soit bien vraiment la sienne, qui traduise sa pensée, ses aspirations, ses douleurs, ses tortures, non pas d’une façon déclamatoire, mais par les faits […]. C’est par cette appréciation des faits injustes, touchants, sublimes, que l’idée révolutionnaire saisira vivement les masses […]. Il faut que la politique devienne la science de tous, la science de la justice, mise à la portée de toutes les consciences. Il est temps d’appeler à la démocratie la femme, dont on a fait l’adversaire par une exclusion insensée. Il faut initier de bonne heure à nos croyances l’enfant, dont l’éducation est encore livrée à nos ennemis." “Ne pas être dupe des mots, ni même des ressemblances extérieures”. Cet avertissement de Michelet n’a pas été entendu par les professionnels de l’histoire. Ils ont confondu le socialisme de Paris et celui de Boussac. C'est dans des écrits publiés à Paris qu'entre 1845 et 1848 Michelet voit grandir “le socialisme impératif” et inévitablement “tyrannique” qu’il critique comme Heine et Biélinski. Mais il admire “Leroux, le meilleur homme de France, et qui nous a tant servi”684, et quand il écrit : “Notre socialisme de volonté n’est pas votre socialisme involontaire”685, il parle pour le socialisme de Boussac, -et de Jersey. Dès 1845, bien avant d'être exilé à Londres avec Talandier, à Jersey avec Desmoulins, à Amsterdam avec Théophile Thoré, à Lausanne avec Champseix, etc., ce socialisme avait été chassé loin de la capitale du royaume : “devenus ministres, les anciens collaborateurs de Leroux lui accordèrent le "privilège" de fonder une imprimerie, à condition que ce soit à cent lieues de Paris. Il leur répondit qu'à cent lieues de Paris il trouverait aussi bien qu'à Paris des hommes, des coeurs et des cerveaux pour comprendre”. Ce récit de Louis Pierre-Leroux, qui avait partagé les exils de son père à Boussac, Londres, Jersey et Lausanne, a frappé Georges Clemenceau. A cause de ce que Proudhon appelait “ses formidables coups de pistolet 683 Avant d’être exilée à Genève avec Malon, elle y avait vécu avec son mari, exilé de 1851 à 1859, titulaire d’une chaire d’enseignement et administrateur d’un journal international et libéral intitulé lui aussi “L’Espérance” Jean Stanley, Les Francs-Maçons proscrits et l’Internationale ibid. p. 199 684Michelet à D. Bration, le 27 août 1852, Correspondance générale de Michelet, t. VII, p. 191 685 Cité par Paul Viallaneix, La Voie royale, 1959 271 en l'air”, “le socialisme conciliateur et pacifique paya pour les bravades et les intempérances de ce frère jumeau”. En disant cela dans L'Histoire socialiste de Jaurès, G. Renard est du même avis que Léodile, du même avis que Pauline Roland et Ange Guépin, qui regardaient Proudhon comme le premier en date des “dialecticiens matérialistes” qui ont “importé chez nous le germanisme”. Hartmut Stenzel disait dans “Romantisme”686 que je veux “battre en brèche la filiation germanique Hegel-Marx-Engels”. Mais je veux ruiner aussi la filière Hegel-Feuerbach-Proudhon. En 1849, Proudhon outrageait Leroux, “le nouveau Pape”687 quand Sudre anathémisait "la religion du mal". La même année, Dostoïevski était condamné à mort, Malwida von Meysenbug se désolait en apprenant qu’en France on désignait le socialisme comme l’ennemi"688, et Pauline Roland, sur le point d'être arrêtée, écrivait à Guépin : “Ce n’est pas avec vous qu’il est nécessaire d’insister pour faire comprendre que réduire le socialisme ainsi que le font des dialecticiens matérialistes, à n’être qu’ une économie politique, c’est non seulement rapetisser mais paralyser son action.” Dans la triade qui dirigeait “L’Eclaireur“689, journal des départements de l’Indre, du Cher et de la Creuse”, elle incarnait le sentiment, Luc Desages la sensation”, et Grégoire Champseix la 690 connaissance . Depuis 1845, à l’Association Typographique et Agricole de Boussac, Champseix faisait partie des vingt-huit “typographes, correcteurs, expéditeurs et rédacteurs de la “Revue sociale”. Rédacteur en chef du Peuple de Limoges, venu à Poitiers, en mars, pour assister au procès des républicains de Limoges, il y fit la connaissance de Léodile691. Condamné en avril pour délit de presse, il s'exila en Suisse, où Léodile le rejoignait et l'épousa. Champseix était allé "plaider pour le socialisme" auprès des autorités du canton de Vaud et il parlait des milliers de réfugiés, débris de l'armée badoise, proscrits des insurrections itatiennes, bannis de la République romaine”. Il écrivait cela en 1850 à Louis Nétré, en terminant sa lettre par le vers de leur ami Pierre Dupont : “Buvons à l'indépendance du monde”, et Nétré publiait cette lettre à Boussac dans la “Revue sociale”, en même temps que l’éloge de la monumentale Philosophie du 686N°48, 1985, cf BAL,n° 2-3, 1986,pp 34-35 saint homme se souvient d’avoir été Jésus-Christ” Supplément à la Voix du Peuple, 3 décembre 1849 688Traurige Nachrichten, dixième chapitre de Eine Reise nach Ostende (1849), qui n’a été édité qu’en 1905, à Berlin, par Gabriel Monod. Cf Hannelore Teuchert, in Jahrbuch 1998 de la Malwida von Meysenbug Gesellschaft, pp. 31-42 689George Sand avait pris part à la fondation de ce journal 690Jacques-François Béguin, Ceux de Limoges et ceux de la Creuse, BAL n° 9, p. 185, 691 Claude Latta, Dossier André Léo, Bulletin de l'association des amis de Benoît Malon, n° 13, décembre 2000 687”Le 272 socialisme, où Guépin affirmait sa solidarité "avec les rédacteurs de la "Revue sociale". Emprisonnées à Limoges, Pauline Roland et Jeanne Deroin écrivaient cette année-là dans leur “Lettre aux soeurs de Limoges”692 : “le socialisme est une religion qui laisse à ses adeptes le devoir et toutes les vertus qu’impose le christianisme et leur donne la loi de nouvelles vertus supérieures à celles qu’enseigne l’Evangile, de toute la distance qui sépare la belle mais incomplète loi d’amour, de la forme républicaine liberté, égalité, fraternité.” Guépin ne fut pas communard, ou plus exactement, comme il disait, "ni versaillais ni communard". En 1888, Malon a souscrit pour le monument de Guépin. "Excommunié de l’Université”, Guépin avait participé en 1858 à la souscription organisée pour Leroux par Jean Reynaud. A Nantes, en 1870, il offrit l’hospitalité à Leroux, rentrant de Suisse. En 1865 il avait de même offert l’hospitalité à la veuve de son ami Champseix. Soit par lui, soit par Grégoire Champseix, elle avait compris que ”la nouvelle religion a déja ses lois, ses institutions et son triangle sacré...LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE”, comme elle l'écrivit en 1865. Forte avant la Commune de cet entrelacement d'amitiés, André Léo allait riposter à Proudhon aussi fermement que Pauline Roland, et aussi fermement que Malwida à Bakounine et à Marx. En 1849, Pauline, Guépin et Champseix connaissaient la réfutation de Proudhon par Leroux, et Leroux leur avait certainement raconté l'embarras de Bakounine et de Marx au dîner de 1844. Commissaire de la République en 48, Guépin avait engagé les lycéens de Nantes à lire l’Encyclopédie nouvelle, qu'il regardait comme “le travail le plus important publié en Europe de 1800 à 1850”. Elle est résumée693 dans les centaines de pages de La Philosophie du socialisme où il fait l’éloge du “vénéré Geoffroy SaintHilaire” et de Pierre Leroux, qui “de 1844 à 1848 essaya de fonder à Boussac une commune associée”. Lui-même, il avait multiplié les expérimentations sociales, car dès 1831 il prenait part aux "congrès scientifiques" (voici le vrai sens de ce mot galvaudé par la suite) que la police appelait "congrès républico-saint-simoniens". A Reynaud, Carnot et Charton, en 1850, il adresse un seul reproche : ”n’avoir pas pour idéal dans un avenir, si éloigné qu’il soit, les communes sociétaires associées, acceptées aujourd’hui par la majorité des socialistes”. Il reproduit ce que Pauline lui écrivait : “Association et République sont deux termes identiques. La société de l’avenir sera 692Lettre citée par Tchernoff, excellent informateur des dreyfusards quant à la lucidité prophétique de Pierre Leroux, et quant à ses relations avec Cavaignac, Louis Blanc, Maurice Hess, Fauvety, Alexandre Weill, Millière, Briosne, Charles Longuet, Lefrançais, etc. 693 Ce que Frambourg ne remarque pas dans sa thèse sur Guépin 273 communale”. Léodile avait pu lire à Lausanne la reproduction de cette lettre avant d’en lire l’original durant le bienfaisant séjour qu’elle fit chez Guépin, à l'Oisillère. Ensuite, elle racontera dans L'idéal au village l’histoire d’ un instituteur désespéré par le 2 Décembre, qui reprend courage auprès d’un bon docteur. Désormais, André Léo sera aussi intrépide que Leroux et Guépin694. Aux trois dialecticiens matérialistes devenus les trois “personnalités privilégiées”695 du pseudo-socialisme, elle opposera ce que dès 1865 elle opposait à l’impérial ministre de l’Instruction Publique : “La nouvelle religion a déjà ses lois, ses institutions et son triangle sacré...LIBERTE, EGALITE, FRATERNITE”. Voilà le dogme. Il vaut tout un catéchisme, et tout un catéchisme y est contenu”696. Révoqué, Guépin imprimait à la veille du 2 Décembre à mille exemplaires (dont la police saisit les trois quarts) Le Socialisme expliqué aux enfants du peuple. Citant Pauline Roland (emprisonnée), il annonçait “à l’avenir si lointain qu’il soit” les buts que poursuivait la naissante Société de la Presse du Travail697 : "1° grouper toutes les Corporations de l’industrie, de l’art et de la science, afin de leur procurer, par un mutuel concours, le moyen de défendre leurs intérêts et d’exprimer leurs besoins par toutes les voies de la publicité ; 2° organiser des Corporations nouvelles dans toutes les branches d’industrie, d’art ou de science qui ne sont pas encore constituées ; 3° généraliser l’assurance contre la maladie ; 4° propager l’esprit d’association générale ; 694 Ecoutons le répondre en 1850 à ses juges, à Thiers, Montalembert et Monseigneur Dupanloup : "Au point de vue politique, j’ai dit ma foi en deux mots : je crois aux associations, aux corporations et aux libertés communales du passé fécondées et développées par la science, la philosophie, l’industrie de notre époque. Quant à la question religieuse, j’ai pour vous, ai-je dit à mes juges, toute considération. Vous êtes certainement une assemblée pleine de savoir, mais de quel droit jugeriez-vous mes croyances religieuses ? Je ne suis ni Jean Hus, ni Jérôme de Prague, pas plus que vous n’êtes le concile de Constance. Quelle est votre foi commune ? Vous n’êtes même pas la Sorbonne. Et puis, au nom de quoi m’accuse-t-on ? Il faut écarter d’abord les philosophes, puis les israélites qui sont très contents de la manière dont j’ai apprécié Moïse, puis les protestants qui admettent le libre-examen. Le débat a donc lieu uniquement entre le catholicisme et moi. Que dois-je au catholicisme ? Je ne suis pas catholique. Il ne peut donc être question que de respects, d’égards, de déférence, de savoir-vivre". 695 Dont Jaurès aurait voulu délivrer le socialiste. 696Observations d’une mère de famille adressées à M. Victor Duruy, éditées à Paris. Cité par B. Segoin. Duruy était maître de conférences à l’Ecole Normale 697 Dont Desmoulins était le principal animateur. Je renvoie à A. Faure et J. Rancière, La parole ouvrière (1976) 274 5° établir une agence centrale de consommation dans laquelle les associés trouveront à meilleur marché des produits d’une qualité supérieure ; 6° faciliter aux Corporations l’achat de leurs instruments de travail ; 7° enfin découvrir et propager par la presse les moyens d’améliorer la situation matérielle, morale et intellectuelle des travailleurs.” Ce programme était le fruit des réflexions menées avant 1845 par "la propagande démocratique" et de 1845 à 1848 par les correspondants de la "Revue sociale". Transmis par Guépin, il est exposé par André Léo, il est applaudi par Malon aux réunions républicaines de la fin de l'Empire. Avec Varlin, avec Reclus, Malon s'enthousiasme pour l'héroïne qui écrit dans “La Coopération”698 : “L’association, ce n’est pas un simple rouage à forger, c’est un nouvel ordre de rapports à établir entre les hommes. Elle n’a pas seulement pour but le bien-être : elle oblige à être juste ; elle élève naturellement le niveau moral.” En écoutant cette femme, Malon entend ce que Baudelaire appelait, en écoutant Pierre Dupont," le décalque lumineux des espérances et des convictions populaires". C'est à elle que la Section des Batignolles donnera la parole en 1871. Même pensée, même rédactrice en 1872 quand l'Exposé des doctrines socialistes françaises dit que “l'idée qui a présidé à la fondation de l'lnternationale" en 1864 avait été formulée par les Associations de 48. Voilà, venu de Boussac, le courant de pensée qui atteindra Jaurès et Péguy après l'amnistie et le retour des proscrits. Et le confluent coïncidera avec le dreyfusisme. “La Sorbonne bourgeoise et capitaliste” (Péguy) Les professeurs d'histoire enseignaient récemment encore qu’en remplaçant Proudhon, “Marx a constamment dit lui-même que sa pensée et sa pratique étaient l’expression du mouvement réel de la classe ouvrière ; en ce sens la Commune, mouvement réel, faisait du marxisme sans le savoir”. Quand on nommait Malon et sa "Revue socialiste", c'était pour l'accuser d'antisémitisme. Et c'est au proudhonisme que l'on rattachait cette “Revue socialiste”, dirigée après sa mort par Georges Renard, réformiste que l'on disait proche des fédérés à cause de sa connaissance de Proudhon", mais attentif à "la tournure nouvelle, scientifique, d'un socialisme inspiré de Marx et 698 L’année où Ténot définit ce mot dans son Etude historique sur le coup d’Etat, en disant qu’en 1849 “l’idée républicaine gagnait au sein des populations, en province surtout […]. L’effacement des révolutionnaires extrêmes, joint au progrès croissant du socialisme libéral – qu’on appelle aujourd’hui Coopération - sur le socialisme autoritaire, avait facilité un rapprochement sincère entre toutes les nuances du parti républicain ". 275 classes"699, de la lutte des puis dirigée par “deux vieux militants d'origine ouvrière, autodidactes (comme leur ami Malon) et fidèles au proudhonisme de la Première Internationale, Eugène Fournière et Gaston Rouanet" 700. “L’amorce d’un véritable tournant" n'a même pas trente ans. En 1973, l'International Instituut voor Social Geschiedenis d'Amsterdam disait : "On commence à étudier sérieusement le problème du fédéralisme”701, en rapprochant Lucien Descaves et deux auteurs récents. André Decouflé, qui osait dire : "Les historiens donnent une image tronquée de la richesse des traditions du mouvement ouvrier. L'appel du 16 mai 1871 à toutes les corporations ouvrières de Paris venait de la mémoire collective de plusieurs générations d'ouvriers”702. Jeanne Gaillard qui précisait : “Quand les Internationaux parisiens parlaient de disparition de l'Etat, d'organisation du travail des femmes, de corporations à rénover, ils ne devaient rien du tout ou si peu que rien à Marx ou à Proudhon, mais beaucoup à des idées anciennes qui remontent (à tout le moins) à 1848”. En signalant un projet "d'agglomérations d'au moins cinq mille habitants, ayant enseignement, service médical, salle de conférences, cercle philosophique, maison de jeunes, etc.”, Jeanne Gaillard affirmait que le "fédéralisme provincial" qui chargeait d'espérance le mot Commune est "beaucoup trop complexe pour qu'on puisse le réduire à une seule influence doctrinale"703. Pour ma part, en 1969, en disant Les oppposants parallèles, Leroux et Péguy704,j'insistais sur Le socialisme intégral où Malon disait qu'en 1864, “en rédigeant le Manifeste aux Prolétaires des Deux Mondes, Marx avait dû subir la collaboration des Internationaux parisiens"705. Jusqu'à cette date, “le prolétariat français, décapité depuis 48 de son élite [risquait de] s’enfoncer dans le mutuellisme proudhonien”, mais grâce à “des réminiscences du socialisme idéaliste français”, le socialisme retrouvait en 1864 son intégralité, car “les impulsions sentimentales, les aspirations fraternitaires faisaient la moitié de sa force”. Dans l'Exposé de 1872, Malon ne disait pas cela. C'est Marx qu'il appelait "le penseur socialiste". Léodile, au contraire, osait écrire que "les désunions dans l’Internationale”, n'avaient pas 699Notice de Renard (Georges) dans le Maitron, Lindenberg et P.-A. Meyer, Lucien Herr, le socialisme et son destin (Calmann-Lévy, 1977, p. 254, 247 et 182). Dans ces leçons d'Althusser, trois géants de la pensée, Marx, Renan et L. Herr, jalonnent l’histoire du “socialisme” fondé par David-Friedrich Strauss, qui a ”changé la face du monde” en réduisant les évangiles à un tissu d’incohérences 701 Jalons pour une histoire de la Commune de Paris, Van Gorcum, 1973 ,Assel, PP VII, 70, 71; 84, 298, etc. 702La Commune de Paris, 1969, p. 305 703Commune de province, Commune de Paris, 1971, pp. 97 et 156 704Conclusion de ma thèse, pp. 348 sq. 705 Et suisses : songeons à Hermann Jung 700D. 276 été causées par les Français. Ce sont les Allemands, par Marx, qui y font de la concentration et du despotisme, la fausse unité, celle de Bismark”706. Malon seul a signé l'Exposé de 1872 et en 1890 Le socialisme intégral. Mais dans chacun de ces deux livres, tout n'est pas de lui. Lorsque Jaurès trouvera dans Le socialisme intégral l'éloge du socialisme "idéaliste français” et les félicitations que Malon adresse à Rouanet parce que Rouanet reprochait au marxisme “une lacune, le dévouement, l’esprit d’abnégation et de sacrifice”, c'est Léodile que Jaurès écoute. Avant de devenir l’un de ceux dont Rouanet dira qu’ils sont très redevables à Leroux et qu’ils “se donnent le mot pour n’en parler jamais”, Jaurès a confié la rédaction de son Histoire socialiste à ces trois directeurs successifs de la “Revue socialiste”, aussi antiproudhoniens qu’antimarxistes707 , Rouanet, Fournière qui ne connaissait pas d’âme plus socialiste et de cerveau plus fécond que Leroux, et G. Renard, qui affirmait : “Nous vivons encore de la moelle de leur pensée” en parlant de “George Sand, Lamennais et principalement Pierre Leroux, véritable ancêtre de Tolstoï, apôtre de la non résistance au mal”. Rapprochons nous ici de Gabriel Monod et de Péguy. Major de promotion à la rue d’Ulm en 1867, G. Renard fut en 1870engagé volontaire. Il parlait avec admiration de “notre grand Michelet”, comme Gabriel Monod. Il fut durant la Commune secrétaire du colonel Rossel708, dont André Léo et Malon prirent la défense. Pasteur de l’Eglise "évangélique" de la rue Taitbout et maître cher à G. Monod, Edmond de Pressensé avait comme Leroux critiqué 709 La Vie de Jésus de Renan . En mai 1871, il aida André Léo à s’enfuir et à chercher refuge en Suisse. Parce qu’Engels écrit à Marx, en décembre 1851, que les paysans sont une “race de barbares”, on croit que “les organisations ouvrières cultivent le mépris des culsterreux”710. On range parmi les “communautés d’inspiration fouriériste” l’Association typographique et agricole de Boussac. Mais en 1845, dans Le péché de Monsieur Antoine, George Sand donnait en exemple le fondateur d’“une commune 706 André Léo à son amie Mathilde Roederer, le 21 oct. 1871, cité par B. Segoin, l. cit. 707G. Renard conclut son tome de l’Histoire socialiste en disant que parmi les socialistes aussi, le 2 décembre entraîna "l'éclipse des visées humanitaires et des vastes projets de réforme. L'influence passa aux penseurs qui se font les champions de la science et de la force, et qui comptent sur la fatalité de l'évolution plus que sur la puissance des sentiments et des idées. En d'autres termes, c'est la victoire de Proudhon et de Blanqui sur Louis Blanc, Pierre Leroux, Considerant, et de Karl Marx sur Proudhon lui-même.” 708Fusillé par les Versaillais vainqueurs, et honoré par le général de Gaulle 709Anne Chevereau, George Sand du catholicisme eu paraprotestantisme, 1988, p 295 710André Glücksmann, Les maîtres-penseurs, 1977, p.290. 277 où seront associés des hommes libres, heureux, égaux”. A Boussac, "les vingt-huit apôtres de la solidarité humaine” avaient décidé de lutter contre la misère du “prolétariat paysan”, et en 1858 Desmoulins disait dans “L’Espérance” pourquoi Leroux avait ajouté une ferme à son imprimerie : “pour détruire l’influence homicide du capitalisme, il fallait créer une autre source de richesses, par un développement considérable de l’agriculture, par une agriculture nouvelle”. Malgré les railleries, Leroux et ses amis avaient décidé de lutter contre la misère en expérimentant la théorie de Liebig : ”Jenes Kilogramm Urin, das verlohren geht, bedeutet den Verlust eines Kilogramm Getreide, Chaque kilo d’urine perdu signifie la perte d’un kilo de céréales”. Parlant à Guépin des projets de vastes fermes louées, et comportant maison de retraite et écoles, et du Statut signé par tous les associés de Boussac, Pauline Roland lui disait en 1850 : “La fausse économie politique a exagéré le développement de l’industrie aux dépens de l’agriculture. En retournant à la terre, le socialisme, comme l’antique Antée, retrouvera sa force épuisée.” Elle ajoutait : “Ce que nous avons tenté, d’autres le tenteront demain”. En 1900, dans son testament, André Léo inscrira un “legs d’une petite rente à la première commune qui voudrait essayer le système collectiviste par l’achat d’un terrain travaillé en commun, avec partage des fruits.” On parlerait aujourd'hui d'écologie et de socialisme de proximité. Malon partageait ces perspectives municipalistes, qui unissaient au réalisme matérialiste une lucide perspective politique : “La grande antithèse sociale”, Balzac le disait, c’était “Paris-Province”. “Les ruraux” jalousaient les citadins, ils détestaient “la dictature parisienne”, qui était le but de Blanqui, et “les grands coups de pistolet en l’air” dont Proudhon raffolait. En Juin 48 et en mai 71, la répression a été aggravée par cette haine que Leroux711 et André Léo s’efforçaient de vaincre. “Dès 1849, l’idée républicaine gagnait au sein des populations, [en particulier] dans les populations agricoles du Centre”. “Phénomène important” que Ténot soulignait712 au moment où André Léo s’attachait à faire comprendre aux “prolétaires”des campagnes qu’en réalité “les partageux” voulaient partager avec eux. S’adressant “non seulement à l’intelligence et au coeur mais aux appétits matériels”, elle disait en 1871 : “nos intérêts sont les mêmes. Paris veut que le fils du paysan soit aussi instruit que le fils 711 En 1987, dans La IIème République, Mme Inès Murat a aperçu l’action de Leroux à cet égard. 712Paris en 1851, étude historique sur le Coup d’Etat, pp. 24 et 50, où on lit encore “l’effacement des révolutionnaires extrêmistes, joint aux progrès constants du socialisme libéral, --- ce qu’on appelle aujourd’hui coopération-sur le socialisme autoritaire, avait facilité un rapprochement sincère entre toutes les nuances du parti républicain”. 278 du riche, et pour rien. La terre aux paysans, l’outil à l’ouvrier, le travail pour tous.”713 Amnistié en 1880, enfin de retour à Paris, Malon fut accueilli à la gare par Clemenceau714. C'étaient les deux Français que Marx, à cette date encore, espérait "amener au socialisme allemand”715 , Clemenceau, par l’intermédiaire de son gendre Charles Longuet716, et Malon par les “ficelles” qui tenaient Guesde. Marx fut déçu : au Congrès de SaintEtienne, qui en 1882 réunit deux mille huit cents socialistes, Malon fit exclure du Parti Ouvrier Français, explicitement, les “marxistes”717 . Et pour montrer que le socialisme marxiste a “tout fait pour rétrécir les idées du socialisme contemporain”, c’est à La Grève de Samarez que Le Socialisme intégral emprunte la définition du socialisme que Leroux avait donnée dans le Discours Aux Philosophes (1831). Discours que Jaurès fit applaudir à la Chambre des Députés 718 en 1893, et que Clemenceau cite en 1896, quand il dit que Leroux “opposait un terme rationnel à la thèse de l’individualisme. Pierre Leroux n’avait point créé le mot au hasard. Car il en sut déterminer le sens précis.”719 “Le Journal” de Clemenceau répondait ainsi, comme “Le Peuple” d’Allemane, “la Petite République” de Millerand et “la Revue socialiste” de G. Renard, à l’appel que Louis PierreLeroux avait adressé aux amis de Malon, c’est-à-dire aux non guesdistes. Catastrophiquement, la Sorbonne a donné la victoire aux guesdistes : en 1984, quand on a pour la première fois appris qu’en 1890, “presque pendant une nuit entière, Herr et Jaurès s’étaient entretenu de Luther, Hegel, SaintSimon, Cabet, Leroux, Proudhon, Marx, etc. avec une érudition équivalente”720 , Leroux était de loin le moins connu de ces auteurs. Jaurès a répondu à l’appel de Nadaud et de Clemenceau pour le monument de Pierre Leroux721 , mais un siècle plus tard cela était encore nié par la Société des Etudes Jaurésiennes, soumise aux “disciples marxistes 713André Léo, Au travailleur des campagnes, dans “La Commune” du 4 avril 1871, imprimé dans la province à plus de 100 000 exemplaires et reçu avec faveur selon Malon par les paysans, in André Léo, “Le Lérot rêveur”, 1987, p. 30 714Ils avaient tous les deux été députés de la Seine à l’Assemblée Nationale en février 1871 715Marx l’écrivait à Sorge en 1880 716C’est au contraire Clemenceau qui convertit Longuet au radicalisme”, Duroselle, Clemenceau,p. 183 717Mme Carrier-Reynaud au colloque d’avril 1899, in Benoît Malon , Publications de l'Université de Saint-Etienne 2000 718Comme P.-F. Thomas l’a écrit en 1904. Rappelons qu’en 1898 Péguy relit tout ce que Jaurès a publié et en extrait les deux volumes de L’action socialiste 719 Clemenceau, Pierre Leroux, “Le Journal”, 21 février 1896 720 Max Gallo dans Le grand Jaurès 721 J’ai montré cela en 1983 dans Pierre Leroux et les socialistes européens, p. 96 . Ce livre a été mis au pilon 279 de Herr”, lequel était moins proche de Malon que Jaurès, et beaucoup moins proche d’André Léo que Descaves. Malon vulgarisateur “Sensation, sentiment, connaissance”. A Boussac, Champseix avait composé “en triade”. Le sentiment avait été la part de George Sand, dont l’Exposé de 1872 rappelle qu’elle était une "disciple de Pierre Leroux”. Pour combattre “l’individualisme, si fort à la mode en ces tristes jours”, elle avait pratiqué “l’association littéraire” en se présentant modestement comme “le vulgarisateur de la philosophie de Pierre Leroux”. Ses chefs d’oeuvre étaient à ses yeux leurs “enfants”. Elle fut un modèle pour Erckmann et son ami Chatrian722, comme pour André Léo723 , qui sans doute aurait voulu qu’on dise de Benoît Malon et d’elle ce qu’on disait d’Erckmann-Chatrian : “les deux inséparables”. Ces deux quarante-huitards s’étaient liés avec Gustave Lefrançais, qui avait milité avec Pauline Roland à l’Association des Institutrices, Instituteurs et Professeurs socialistes. “Les idées de s’associer qu’avaient en 48 les ouvriers [leur semblaient] justes” et plus fortes de jour en jour”. Ensemble, ils inventèrent un paysan capable de raconter l’Histoire de la Révolution en disant : “Je vous parle à vous, le premier venu, à toi, soldat, à toi, ouvrier, à toi, paysan, à vous tous qui n’êtes pas de la noble race, qui ne demandez pour tous que l’égalité devant la loi”.724 En signalant le tournant amorcé par A. Decouflé et J. Gaillard, l'lnternational Instituut voor Social Geschiedenis louait L. Descaves, l’autodidacte qui a si bien fait revivre les Communards antibakounistes dans Philémon, vieux de la vieille. A ses yeux, dans la Section des Batignolles, Elie Reclus, "ce héros moderne", et Elisée Reclus, “une des plus parfaites boussoles que l’homme libre ait eues”, l’emportaient sur Malon, mais personne, ni parmi les Communards, ni parmi les communalistes membres de la Fédération jurassienne antimarxiste, ne l’emportait sur André Léo, “auteur de romans supérieurs à ceux de George Sand, mère très aimante, femme d'une rare distinction”. Détenteur des lettres de Malon à Léodile, Descaves jugeait qu’“une biographie de Léodile Champseix ne serait pas à 722 En 1851, le soir où on joua Claudie, ces deux étudiants républicains entendirent “une immense clameur dans le monde dramatique. On veut du naturel et du style, sans ficelles, sans discours, sans coups de théâtre, sans complication aucune. C’est une belle chose que le génie. George Sand a fait un chef d’oeuvre.” 723George Sand elle aussi, malgré son prénom masculin, était mère de deux enfants 724 A cet homme du peuple ils donnèrent pour parrain “le meilleur des hommes, un ami de la justice et de l’humanité” nommé Leroux. Je renvoie à L. Schoumacker, Erckmann-Chatrian (1933) et à mes articles, RHLF,1990, n° 45 et “Lectures, 25”, 1789 e dopo (Bari,1990) 280 l'avantage de En bon lecteur de La Grève de Samarez726, il pensait probablement aux mots de Leroux à Hugo : “Vous ne mettez jamais de note, et vous voulez que toute la gloire soit pour vous”. Acclamé par la majorité des deux mille huit cents socialistes au Congrès de SaintEtienne (1882) et accompagné au cimetière par dix mille ouvriers, Malon était devenu le révolutionnaire pacifique. Jaurès lui succéda dans ce rôle, après avoir collaboré à la “Revue socialiste”, comme Léodile et Péguy. Léodile pouvait-elle oublier celui que Champseix appelait “le révolutionnaire pacifique”, celui qui disait dans Job comment il avait été “escamoté” ? Péguy ne les nomme pas, quand il parle des “misérables solitaires qui sont les éternels parents pauvres des révolutions parvenues”, mais il a le droit de dire qu’il est “solidaire des hommes d’exil”. Il a eu pour amis G. Renard727, Bernard Lazare et Descaves, ami de Lefrançais, compagnon à Londres en 1852 d'Elisée Reclus, de Leroux et de Desmoulins, puis de Malon, en 1872, en Suisse, où Reclus fut l’ami et le maître de Kropotkine. A Bruxelles, Reclus et Kropotkine seront des modèles pour Bernard Lazare, et en 1897 Zola les appellera tous les deux "mes saints anarchistes", en écrivant J'accuse dans "l'Aurore" où Clemenceau emploiera André Léo et Lefrançais. Animateur des Bourses du Travail, 728 “antimarxiste” avec Allemane, Pelloutier faisait confiance à "des hommes comme Descaves ou Bernard Lazare pour vaincre l'infamie sociale". En 1903, Descaves édite les Souvenirs d'un révolutionnaire où Lefrançais publiait le Programme résumant la pensée de Boussac et présenté aux enseignants socialistes, le 30 septembre 1849, par Pauline Roland. Moins bien informés que Péguy et plus proches de Jaurès, Daniel Halévy pense que ”Malon avait le génie du coeur”729, et Anatole France demande730 : "Quels riches eurent jamais aussi pleinement qu'Epictète ou Malon la charité du genre humain”. Fournière731 affirme que “la vie de Malon a la bonté pour moteur initial et essentiel”. Mais il n’ avait connu Malon qu’à partir de 1880732 , et Jaurès n’a connu Malon"725. 725 Allusion, peut-être, aux infidélités de Malon, dont André Léo a beaucoup souffert avant de rompre en 1878 726où il prenait des notes qu’il a données à B. Souvarine, admirateur de Leroux et de Péguy. 727Qui lui non plus ne suivra pas Jaurès à la SFIO 728Fier de son ascendance vaudoise et de son grand père quarantehuitard lié à Leroux et à Guépin. 729“Revue de Paris”, 1er décembre 1899 730dans un “cahier” publié par Péguy en 1900, l’année où Halévy écrit cela dans la “Revue de Paris”, tandis que Tharaud écrit à un ami : "Malon avait de l'âme de Péguy” 731Ouvrier, emprisonné pour faits de grève, il était guesdiste, en 1880, quand il fit la connaissance de Malon. Cessant alors d’être “le reflet d’un autre et l’écho de sa voix”, il renonç[a] à l’idée de la force pour adhérer à la force des idées.” 732 La rupture entre Léodile et Malon semble dater de 1878 281 Malon que par ouï-dire. En 1890, Jaurès espérait que “la personne du Christ” serait renouvelée et prolongée par le socialisme”. Cette idée, l’année suivante, est traduite par le mot “aeternitas”733, quand Jaurès voit “l’image de l’humanité, de l’éternité” dans le Socialisme intégral. Là, Malon rappelle qu’en 1864, dans leur Manifeste aux Prolétaires des Deux Mondes, les Internationaux proclamaient comme “base de leur conduite envers les hommes la vérité, la morale, la justice, sans distinction de couleur, de croyance ou de nationalité”. Et il cite734 le Discours prononcé par Leroux à l’Assemblée, le 15 juin 48 : "Si vous ne voulez pas sortir de l’ancienne économie politique, si vous voulez anéantir absolument toutes les promesses non pas seulement de la dernière révolution mais de tous les temps de la révolution française, dans toute sa grandeur ; si vous ne voulez pas que le christianisme lui-même fasse un pas nouveau ; si vous ne voulez pas de l’association humaine, je dis que vous exposez la 735 civilisation ancienne à mourir dans une agonie terrible” . “Normalien et ami de Malon, quel est le pire ?”(Engels) 736 Les marxistes-engelsistes rangeaient Jaurès parmi les “malonistes et malhonnêtes”, car le socialisme intégral leur semblait “un socialisme pour Maçons et spirites, un soi-disant complément au marxisme aussi monstrueux que la ceinture herniaire dont les bandagistes affublent les chefs-d'oeuvre de la statuaire antique”737. ”Songez au socialisme intégral de Malon”, disaient les marxistes-proudhoniens, pour montrer que "l'autodidacte est une manière de cuistre ingénu”738. Mais une balle de revolver a fait de Jaurès un martyr, "le Saint,le Juste, l'Apôtre, le Messie" aux yeux de Léon Blum. En exploitant sa mémoire, ses hagiographes739 dissimulent ce qui est la gloire de la 733dans la thèse latine sur Le socialisme allemand II, p. 173. 735Ce que confirmera le nihilisme proclamé par Herzen après la terrible répression qui a suivi l’insurrection des 23-26 juin : “Vive la mort, mes amis. Paris a fusillé sans jugement !” 736 Parlant de Jaurès à la fille de Marx, Friedrich Engels-Paul et Laura Lafargue, Correspondance, Editions sociales, t. III, le 14 mars 1893. Jaurès venait de louer le Socialisme intégral dans sa thèse latine dont la traduction, publiée en 1992 dans la “Revue socialiste”, a été rééditée en 1960 chez Maspero, avec une préface de Lucien Goldmann 737 Ainsi disait Deville, guesdiste, 738 Ainsi disait Edouard Berth, sorélien 739Surtout Henri Guillemin, maître célébré autant que Jaurès dans L’idéologie française (1981), livre néfaste dont ”les attaques contre la nation ont précédé et déterminé l’émergence d’un pseudonationalisme régressif au Front national”, comme Emmanuel Todd le dit fort bien dans L’illusion économique, essai sur la stagnation des 734Tome 282 France, ce qui relie le vrai dreyfusisme et le gaullisme authentique. Durant les années où la Revue fondée par Malon a conquis l’élite de la rue d’Ulm, elle diffusait en brochure l’article le “principal théoricien socialiste”740, le docteur Julien Pioger, écrivait : "Leroux pensait pour toute l'humanité, et cela explique le caractère de religiosité qu'on a parfois reproché à ses ouvrages.” Selon Jaurès, le socialisme entendu purement n’est pas irréligieux, et le christianisme pourra se réconcilier avec lui. La caste hégémonique soi-disant jaurésienne 741 enseignait récemment encore que Leroux était “très 742 chrétien, très catholique” , et qu’il n’était lu ni par Jaurès ni par ses amis, qui étaient proudhoniens s’ils n’étaient pas marxistes. Dans les oubliettes où la réaction cléricale avait déjà caché l’Encyclopédie nouvelle et La Philosophie du socialisme, l’école soi-disant laïque a donc jeté aussi deux oeuvres faites pour le peuple, la “Revue socialiste” et les deux tomes de l’Histoire socialiste que Jaurès avait confiés aux quatre amis de Malon, G. Renard, Millerand, Fournière et Rouanet. Dans la notice consacrée à G. Renard par le Maitron743, à peine si le nom de Jaurès apparaît, en note. Or, durant l’été 1895, avec sa famille, G. Renard passait ses vacances à Bessoulet, dans le Tarn, avec Jaurès et sa famille. Le soir, “on bavardait longuement”744 . A la rentrée, Renard, Rouanet et Fournière étaient au premier rang des signataires de la Déclaration affichée à la rue d’Ulm par Péguy : “Pour chercher le remède au mal, nous voulons propager un socialisme scientifique, un socialisme intégral”. En 1897 Renard écrit dans la “Revue socialiste” : “l’idéal socialiste est une règle de jugement comme une règle de conduite. Après le long inter-règne de l’idéal, durant lequel Taine et Renan avaient bafoué la volonté de fonder sur cette base : l’égale liberté, l’égale dignité de l’homme, il faut superposer aux sciences morales et politiques une science de l’idéal individuel et social, une science de la Justice, comparable à ce qu’est, pour l’architecture, la géométrie.” En 1898, Descaves n’est sociétés développées (Gallimard 1998, p 155. Cf BAL n° 13, pp. 203, 217) 740C’est ainsi que cette revue avait qualifié le docteur Julien Pioger en 1893, au moment de la mort de Malon. Pioger avait opéré Malon au moyen d’une trachéotomie 741 “La filiation germanique, la ligne Hegel-Marx-Engels” que “Romantisme” m’objectait en 1985. 742 "Panorama", France culture, 1983. En 1872, Malon ne confondait pas catholicisme et “néochristianisme” 743 Le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier qui fait mondialement autorité 744Max Gallo, Jean Jaurès. En 1885, quand il "n'était qu'universitaire et député", comme dit Max Gallo, Jaurès n’avait pas osé se présenter "aux "héroïques socialistes" qu’étaient à ses yeux Malon et ses camarades. Auprès de G. Renard, ancien comme lui de la rue d’Ulm, il pouvait apprendre ce que sa famille bourgeoise, dans le Tarn, avait totalement ignoré, l’invasion, la Commune, le mouvement ouvrier 283 probablement pas seul à penser au sacrifice d’une héroïne contemporaine quand G. Renard745 met en vente à la librairie de la “Revue socialiste”, à côté du Socialisme intégral, "un drame en trois pièces, la Jeanne d’Arc, dédiée “A toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour tâcher de porter remède au mal universel, A toutes celles et à tous ceux qui auront connu le remède [...], l’établissement de la République socialiste universelle”. Porter remède. Réparer. Faire réparation. Réhabiliter. G. Renard et Clemenceau rejoignent ici Gabriel Monod, qui veut “renouer avec la tradition interrompue”. “Il serait temps, écrit G. Renard pour conclure La République de 1848, de proclamer et d’acquitter notre dette envers nos précurseurs746. Nous vivons encore de la moelle de leur pensée”. Guépin avait écrit “nous” en 1850 en parlant des “fils en esprit”. En 1858, Talandier disait de même “filiation intellectuelle”. Même idée chez Clemenceau au souvenir de Leroux747 : “Sommes-nous vraiment les fils de ces enthousiastes de 1830 qui conçurent l’entreprise de refaire une pensée française, de ces rêveurs de 1848 qui tentèrent dans la barbarie des bastilles l’aventure d’un ordre de justice et de paix ?” “Les champions de la science et de la force” ne songent pas à porter remède. C’est le caractère automatique748 de la dialectique feuerbachienne et de la Loi des Trois Etats qui plaît à Proudhon. Il donne au mot science le sens de Wissenschaft, et le docteur Guépin avait raison de dire qu’il importait chez nous le germanisme. Devenue une “tradition solidement établie”, cette filière sociologique a dicté aux professionnels de l’histoire des prétentions géométriques qui firent tort à l’esprit de finesse. “Herr était trop intelligent. Il était obsédé par l’idée de fonder sur le savoir un corps de doctrine nouveau”749 . Il était ébloui par ce que Michelet reprochait à Hegel : “la méthode qui formule”. Jaurès crut pouvoir faire la synthèse entre Herr et Renard. Mais en devenant l’indéfectible soutien du ministère qui célébrait Hugo et Renan750, il 745Qui avait publié La conversion d’André Saveney 1892, trois ans avant que Péguy écrive en 1895 : “cette conversion demeure peut-être le plus grand événement de ma vie morale”. 746”George Sand, Lamennais et principalement Pierre Leroux”, ceux que Jaurès appelait “nos maîtres de 1848” 747Qui disait : “La solidarité entre les générations est la première condition du socialisme” 748 Isaiah Berlin parle de “moteur à trois temps” 749 Alain et bien d’autres ont confirmé ces mots d’Andler, qui s’es t, comme Jaurès, soumis à L. Herr, avant d’ouvrir les yeux et d’écrire :”J’étais moi-même tout à fait aveugle”. Péguy resta avec Bernard Lazare, Gabriel Monod et Georges Renard, auteur au moins d’un roman, 750Les deux ultimes ennemis de Leroux 284 oublia qu’en 1896 la réédition des Oeuvres de Leroux paraissait urgente à la “Revue socialiste”751. Au mécanisme, Leroux opposait les sciences de la vie. Ami des médecins, ami de Geoffroy Saint-Hilaire, il étudiait “la vie qui se nourrit en s'assimilant les produits antérieurs de cette vie même”. Le docteur Guépin avait été, comme Leroux, ami du docteur Alexandre Bertrand, avant d’avoir pour ami le docteur Benjamin Clemenceau. Médecins des pauvres, particulièrement attentifs, comme le docteur Pioger, aux maladies contagieuses. Clemenceau avait fait trois années d’études de médecine. Il écrivait le 21 février 1896, dans “Le Journal” : “C’est sous le drapeau du socialisme que les salariés de l’industrie firent en 1848 leur entrée dans l’histoire du suffrage universel en action. Depuis ce temps, tout l’effort des penseurs en quête des conditions de l’ordre nouveau a été de dégager quelque partie de la révolution profonde contenue dans ce simple mot. Pierre Leroux n’avait point créé le mot au hasard. Car il en sut déterminer le sens précis, par l’exposé du principe de solidarité qui apparaît aujourd’hui comme le moi supérieur, et de l’homme et du monde. L’ordre de justice attendu doit dériver désormais du fait fondamental, scientifiquement constaté, de l’interdépendance de tous les hommes composant l’organisme social. Cette vérité si simple, que la reculée de l’histoire fait clairement apparaître comme le couronnement de la solidarité organique des êtres, Pierre Leroux eut la gloire de la mettre en lumière avant que les travaux des grands biologistes ne l’eussent mise hors de conteste.” Cette année-là, le centenaire de Pierre Leroux offrait à Clemenceau et à Fournière l’occasion de manifester l’idée qu’avec Malon ils avaient victorieusement défendue contre les guesdistes. Fournière, après la Commune, s'était efforcé comme Leroux après 48 de réconcilier les fils des victimes avec la République, en fondant un "journal républicain d'ouvriers socialistes" qui s'appelait Le prolétaire. En 1880, une fois votée la Loi d’amnistie générale, Allemane, Schoelcher et Pelletan avaient confié à Clemenceau la présidence d’une Société des Droits de l’Homme et du Citoyen où il se proposait de “réunir les Fils de la Révolution, appartenant aux fractions diverses de la grande famille républicaine”752 . Devant ces vétérans, revenus de Londres, de Jersey, de Lausanne ou de la 751 Aujourd’hui il faut apprendre l’italien pour lire Le Carrosse de Monsieur Aguado, “le seul dialogue dont tous les interlocuteurs sont des prolétaires”, comme disent Angelo Prontera et Leonardo La Puma en publiant cette traduction à Lecce en 1984 dans Pierre Leroux, libertà, uguaglianza, comunione, ed Milella, Lecce 752C’est dans ce contexte historique qu’il faut comprendre le mot que François Furet lui reprochait, “la révolution est un bloc”. 285 Nouvelle Calédonie, Clemenceau pensait que son père avait, comme Leroux, pris part aux Trois Glorieuses, et il demandait humblement : “Qui sommes-nous ? Peut-être notre modeste destinée sera-telle de transmettre, obscure et vacillante en nous, la flamme qui doit éclater en lumière dans les esprits qui viendront.” Inespéré, le phénomène auquel on a gardé le nom753 de dreyfusisme naît alors de cette fidélité au patrimoine persécuté. Cinq années plus tard, après le Triomphe de la République, en 1901, Clemenceau dira fièrement : “La petite troupe qui s’est présentée aux barricades morales de la presse et de la parole publique avait au coeur le même courage que ses devanciers des plus sanglantes épopées”. C’est alors qu’est décidée l’érection à Boussac de la statue de Pierre Leroux. Mais en 1902 un nouveau ministère instaure ce que Péguy appelle “la politique improprement nommée anticléricale des radicaux de gouvernement.” Le 17 novembre Clemenceau rappelle au Sénat que “l’idéal républicain de libération humaine” entendait “enlever le pouvoir sur les âmes”, non pas seulement à l’Eglise, mais aussi à l’Etat. Le 8 décembre Péguy publie ce discours, et il le commente le 1er mars 1904 en écrivant : “Le plus grand mouvement des temps modernes, remis criminellement aux mains des politiques parlementaires, a versé presque entièrement dans la plus basse démagogie radicale.” Il emploie les mots “autoritaire, bourgeois, gouvernemental, vulgaire, électoral” pour qualifier “l’anticatholicisme radical et radical-socialiste”. Que Clemenceau réprouve en disant "catholicisme civil, laïque, avec un clergé universitaire". Léon Blum au contraire s'enflamme pour "le nouvel évangile humain, la religion civile" dont Jaurès lui semble "le Messie". Parmi les anciens combattants de 14-18 restés fidèles au “communisme révolutionnaire de la France”, les “cahiers” ont eu une postérité. Afin d’“être tout à fait dans le ton des cahiers de la quinzaine”, Guéhenno avait en 1926 demandé à Guilloux des souvenirs d’enfance et édité Colline en 1928. Trois fils de cordonnier, se souvenant que Péguy disait :”je parle à un homme du peuple de pair à compagnon” en se moquant des écrivains qui “descendent au peuple”. Fils de charpentier, Poulaille nommait en 1930, dans Le nouvel âge littéraire, quatorze membres de “l’extraordinaire équipe” rassemblée par Péguy aux “cahiers”. En 1935, ayant avec Giono signé un manifeste antistalinien754 dans “la Révolution prolétarienne”, il tenait tête aux intellectuels staliniens en soutenant au Congrès des écrivaivains un éminent historien antifasciste 753 754 Bien mérité, certes, mais qui ne devrait pas dispenser de réfléchir Journal de l’occupation, Bibliothèque de la Pléiade, p. 1196 286 Salvemini755 réfugié en France, Gaetano qui osait affirmer : “Je ne me sentirais pas le droit de protester contre la Gestapo et l’OVRA fasciste si je m’efforçais d’oublier qu’il y a une police politique soviétique.” Leroux et Bernard Lazare étaient cités dans le Nouvel âge littéraire que Poulaille avait dédié à Descaves et à Paul Delesalle. Mécanicien de génie devenu libraire756, Delesalle était “un militant ouvrier, essentiellement autodidacte, rien de commun avec le saliveur, le perroquet, le cabotin qui fait mentir le prolétariat à son propre destin”. Ces mots de Maurice Dommanget, “homme excellent et très compétent” m’ont été cités par Boris Souvarine. Autodidacte lui aussi, admirateur de Péguy, de Descaves et de Poulaille, il continuait contre le Parti intellectuel “l’enseignement supérieur extérieur à la Sorbonne” qu’avaient donné les “cahiers”. Poulaille habitait à Palaiseau la maison qui avait appartenu à Delesalle. Et dans le jardin de Delesalle, Péguy était venu planter un noyer,--”un noyer magnifique et couvert de noix” dont Poulaille me disait : “J’en étais fier du noyer de Péguy !” 757. Conseiller littéraire de la C.G.T. de 1924 à 1939, Poulaille a écrit dans “Le Peuple, journal de la CGT”, en juillet 1939 : “Péguy, mystique et réaliste à la fois, était socialiste, au sens des Reclus et des Kropotkine. CHAPITRE XIII Michelet “républico-socialiste” --”Weil ich socialist bin, darum bin ich Demokrat” — Gabriel Monod et les “cahiers” — “Les vrais dreyfusards” — “La masculine Sorbonne” En 1853, dans une Leçon publique du Cours de Phrénologie, Leroux reproche à Michelet d’ adopter à la suite d'Augustin Thierry le “système des races”. La publication de ce Cours était annoncé dans “L'Homme”, où Michelet venait d’ exalter “les Vaudois, libres chrétiens, simples travailleurs”, parce que ces paysans avaient contribué à la préparation du mouvement hussite dont le cri 755Lecteur des “cahiers” et sévère à l’égard de Mazzni comme Leroux, Malwida von Meysenbug et Giono, 756Dont Sorel et Lénine furent les clients 757 “ Vous le verriez -- mais l’an dernier il a été él ectrocuté, lorsque l’on installé l’électricité dans le chemin. Tous les jours, je le regardais avec l’espoir qu’il reviendrait à la vie. Mais comme son maitre il avait été assassiné.” Poulaille habitait à Palaiseau la maison qui avait appartenu à Paul Delesalle 287 “La coupe au peuple” retentit cette année-là dans Le Banquet. Déjà, dans Le peuple en 1846, Michelet avait lancé ce “cri franc des Hussites”, un an après avoir promis à George Sand de [la] suivre de loin”. Dès 1842 elle avait dit dans Consuelo le maître-mot démocratique expliqué en 1839 dans Egalité . 1853, c’est l’année où Hugo acquiert un extraordinaire prestige en publiant Les Châtiments. Michelet ne peut pas ignorer la différence de vues entre les deux principaux porte-parole de la proscription, et en 1854 il ne joint pas le nom de Hugo aux noms des deux proscrits dont le souvenir s’impose à lui, il écrit, en nommant Quinet comme un alter ego, “Leroux nous a préparés”, Plus tard, publiquement, mais sans nommer Leroux, il lui donnera raison tard quant au syst!me des races, en préfaçant une réédition de son Histoire romaine. En violant la Constitution de décembre 1848, LouisNapoléon avait parjuré. Comme le Grand prêtre d'Athalie, Hugo affirmait que dans le ciel les rois ont un juge sévère, qui châtie par des Waterloo les 18 Brumaire et les 2 Décembre. Mêlant les antiquités de Rome (Senatus populusque) et celles des Rois de Jérusalem, il donnait “rendez-vous à la lumière en 1960, 1980, 2000”. Leroux répondait à Hugo : “Mon fils, méfie-toi des Tables”. Leroux n'accusait pas principalement le Prince Président, ni uniquement, comme Marx, le système capitaliste. Le 2 Décembre n’était pas selon lui un nouveau 18 Brumaire, mais une nouvelle Saint-Barthélémy. De fait, c'est la défaite de “la religion du mal, le socialisme” que célébrait en Décembre 1851 le Te Deum de l’Archevêque de Paris. Cette hypocrisie d'Etat semblait à Leroux beaucoup plus grave que le viol d'une Constitution qu'il avait duement désapprouvée à l’Assemblée Nationale. Leroux ne vaticinait pas. Historien, s’adressant au “grand poète” venu pour l’entendre, il disait “La France renaîtra”, il rappelait un précédent : “la France libre” était au Second Empire ce que le Refuge avait été à “la France esclave”, après la Révocation de l'Edit de Nantes. C'est Leroux qu'on entend quand on dénonce dans le blanquisme et le marxisme ce que George Sand appelait “l'athéocratrie” et Bernard Lazare “la théophobie”, quand Péguy appelle Emile Combes “César en veston”, quand le Pasteur Raoul Allier retrouve dans les projets de Lois, en 1902, la trace des mesures prises en 1685 contre la “Religion prétendue Réformée”, quand le général de Gaulle fonde en 1940 la France libre, quand “Témoignage chrétien” proteste en 1941 contre le statut des Juifs. Jaurès lui aussi est ami de Michelet et “frère de George Sand”. Mais la rhétorique parlementaire le transforme en émule de Hugo. R.Rolland, quand il s'éloigne de Péguy, se rapproche de Jaurès et du pharisaïsme pontifiant de Hugo. Proust se moque de "Jaurès, Messie du monde futur, et des snobs de gauche qui parlent familièrement de “Victor”. Péguy déplore “la grande 288 débilité de Victor-Marie, comte Hugo, “vieux malin, Pair du Royaume, sénateur de la République”. C’est de Hugo que se sont inspirés les tribuns de la Troisième et de la Quatrième République, Jaurès en 1913 contre Joseph Reinach lors de la Loi des Trois ans, Léon Blum en 1934 contre l'armée de métier préconisée par de Gaulle, et François Mitterrand contre Le Coup d'Etat permanent. En 1997, dans Coup d’Etat et République, Maurice Agulhon a le courage de dire que ce juridisme moralisateur est hors d'usage, comme l'instruction civique qu' il a inspirée. Durant les années trente, tandis que Michelet s'affairait pour toucher plusieurs traitements, Leroux et Reynaud lui donnaient un exemple inimitable par “le modeste héroïsme et le désintéressement de leur Encyclopédie”. Il s'en souvient en 1854, incité peut-être par Heine, quand il évoque ses débuts quasi catholico-royalistes et “la grande et ultime séance saint-simonienne”, où Quinet et lui admiraient “la belle jeune tête pensive de Leroux, ses yeux chercheurs, doux, un peu sauvages”. Leroux et Reynaud interrompirent cette séance du 25 septembre 1831 en entraînant les autres républicains dans leur rupture avec Enfantin. Le 21 mai, de Lyon, en signant “Pierre et Jean”, ils lui avaient écrit : “Les négociants sont en fureur. Ils disent que nous excitons les prolétaires contre les riches”. Plusieurs amis d'Enfantin partageaient cette fureur. En novembre, la “Revue encyclopédique”, Revue dissidente de Leroux et Reynaud, signale “dans la métropole de l'industrie française le premier combat entre le bourgeois et le prolétaire”. En décembre, Mérimée écrit à Stendhal que, de notoriété publique, la révolte de novembre “a commencé à la suite d'un prédication saintsimonienne à laquelle un grand nombre d'ouvriers ont assisté”759. Quand Michelet évoquera le conflit de la Croix Rousse et de Fourvière, il ne pourra guère oublier cela. Mais en 1833, “bon jeune homme”, comme dira Péguy, Michelet semblait proche des romantiques et de l’écriture artiste. En 1835, ses Mémoires de Luther paraîtront trop anecdotiques à ceux qui souhaitent comme Leroux “une histoire philosophique générale” mettant en oeuvre “toutes les branches partielles de la philosophie de l'histoire, l'histoire philosophique du droit, des sciences exactes, de la musique, de l'architecture, de la peinture, de l'industrie, de la guerre, de l'administration”. En 1837, Michelet a tenu compte de ces critiques, et en publiant le tome III de son Histoire de France, il expose son programme à Sainte-Beuve : “l'histoire vivante se compose en réalité mentale”758 758En citant une série d'antithèses hugoliennes sur le peuple et la foule 759 Cité par Fernand Rude, C'est nous les canuts. C'est seulement, semble-t- il, dans la thèse de D.-A. Griffiths sur Jean Reynaud capitale mission saint-simonienne. qu'est racontée cette 289 d'une foule d'éléments divers (politique, art, religion, littérature)”. Il ajoute que Barante, Thierry et lui formaient “une espèce de cycle”, qu'il fallait considérer dans son ensemble pour bien mesurer “le pas” qui venait d’être fait par lui. Précisément, ce pas avait été loué, trois mois plus tôt, par un ancien élève de Michelet qui était en même temps un collaborateur de l’Encyclopédie nouvelle, Victor Joguet. Ce tome III venait d’être loué par Béranger, Chateaubriand, Guizot, Heine, Hugo, Lamartine, Lamennais, Montalembert, Quinet, SainteBeuve, Tocqueville, etc. Mais ces éloges ne faisaient pas autant de plaisir à Michelet que l’article, inspiré par lui760 où il était rapproché des républicains issus du mouvement saint-simonien. Joguet disait : “La philosophie, reniant notre tradition pour se faire à moitié écossaise et à moitié allemande se perdait, se corrompait en une stérile et honteuse psychologie : après Diderot, Turgot et Condorcet, M. Cousin ; […] l'art, personnifié par M. Victor Hugo, s'était rapetissé et avili ; […] l'étude de la nature s'arrêtait avec Cuvier à l'analyse du détail […] ; l'histoire, avec M. de Barante, collectionnait le pittoresque ou “déconstruisait” analytiquement avec M. Augustin Thierry, M. Michelet voulut que l'homme collectif vécût dans son histoire européenne, dans son histoire universelle de la France ; [il a donné] une histoire complète, contenant tous les développements, l'art, la littérature, le droit, la philosophie, la religion aussi bien que la politique et la guerre. C'est à lui qu'en histoire revient l'honneur de l'effort initial, “comme en science naturelle à Geoffroy Saint-Hilaire, comme en philosophie à MM. Pierre Leroux et Jean Reynaud, comme en littérature et en poésie à l'auteur des Paroles d' un croyant et au chantre épique d' Ahasvérus.” La correspondance de Michelet prouve que cet article lui a été encore plus agréable que les éloges déjà reçus, pour ce tome III, de Béranger, de Chateaubriand, de Guizot, de Heine, de Hugo, de Lamartine, de Lamennais, de Montalembert, de Quinet, de Sainte-Beuve, de Tocqueville. Mais il était fonctionnaire, précepteur des princesses, décoré de la Légion d'honneur, professeur à la Sorbonne et à l'Ecole Normale Supérieure. En 1838, élu au Collège de France en même temps qu'à l'Académie, c’est en présence de M. de Salvandy, Ministre de l'Instruction publique, qu’il prononça sa leçon d'ouverture. Son secrétaire, Félix Ravaisson, inspecteur général de philosophie, le consultait de la part du ministre sur la composition d'une commission ministérielle. Après avoir indiqué Littré, Sainte-Beuve et quelques autres illustres, Michelet osa dire : “Quant à MM. Leroux, Reynaud et Joguet, ce sont des 760 Publié dans le journal de Lamennais, “le Monde”, et cité par Griffiths dans son irremplaçable thèse 290 gens du plus haut mérite, mais vous connaissez les difficultés. Joguet sera, je crois, un écrivain dans le sens le plus élevé du mot.”761 Nous venons de voir à quelle hauteur Joguet élevait Michelet. Or le 12 août 1837, dans un autre article publié par “le Monde”, Joguet avait vigoureusement opposé l'Encyclopédie au “pêle-mêle confus qu'on trouve dans ses concurrentes, et aussi aux vaudevilles de Scribe et aux drames de Dumas. Au milieu de toutes ces pauvretés, de toutes ces misères qui font notre littérature en 1837, en présence de ces oeuvres sans portée, sans conscience, sans raison, productions de fantaisies individuelles, souvent honteuses, parce que toujours mesquines et ridicules, dans cet abâtardissemnt général des lettres françaises un pareil ouvrage est consolant et il était nécessaire. […] Il s'agit ici, pour les choses, d'une vaste entreprise civilisatrice, où tous les cercles d'idées forment des cercles concentriques, d'un système cosmogonique, d'une théorie d'art, d'une constitution et d'une religion nouvelles ; pour les personnes, d'hommes unis dans la même foi sociale, et dans le même amour comme dans le même intérêt[…] Les écrivains de l'encyclopédie se déclarent hautement républicains et non chrétiens.” Fier d’être comparé à ces républicains, Michelet ne pouvait pourtant pas les rejoindre. Indépendamment des “difficultés” universitaires et politiques, il y avait entre eux et lui de graves divergences. En 1836 à l'article Bérenger (de Tours) qui est de Leroux, et en 1840, à l'article Templiers, qui est de l'historien républicain Henri Martin, l’Encyclopédie a mis l’auteur de l'Histoire de France en garde contre deux graves défauts du romantisme, — amalgame de religiosité et de matérialisme, méconnaisance de la question sociale. En 1836, Leroux, demandait si Michelet entendait par le mot mysticisme “une sorte de luxe de foi religieuse qui porte ceux qui en sont doués à se créer des superstitions étranges auxquelles ils puissent immoler leur raison”, ou “une certaine exaltation des sentiments religieux, qui nous porte à pénétrer dans les choses les plus mystérieuses”. A en croire Michelet, “avec Gotteschalk l'Allemagne entrait dans la carrière du mysticisme, dont elle n'est guère sortie depuis. Le Saxon Gotteschalk présageait le Saxon Luther”. [Par contre], “avec Erigène, Bérenger, et aussi Abeilard, c'est l'Eglise celtique, la race celtique. Cette division d'hommes naturellement mystiques et d'hommes au contraire naturellement antimystiques joue, comme on sait, un grand rôle dans le livre de M. Michelet. Le penchant au mysticisme ou l'éloignement du mysticisme vient de race, selon lui, c'est une affaire de sang et de génération. Pélage, Jean Scot, Abeilard, Descartes, sont tous Bretons ; et, en cette qualité, ils sont tous antimystiques. […] Ces 761Correspondance (1994),t. II. générale de Micheleyt, éditée par L.Le Gillou 291 catégories n'ont aucune solidité et aucune valeur. Il n'y a nul rapport entre Abeilard et Descartes, ni entre le moine Paschase docile comme un mouton à la lettre de l'Evangile et Luther expliquant l'Evangile à sa guise, et luttant comme un lion contre l'Eglise romaine […] L'histoire du développement de l'esprit humain n'est pas aussi simple que l'a voulu faire M. Michelet. Ce développement ne saurait s'expliquer uniquement avec des mélanges de sang et de races, comme un chimiste fait des combinaisins de corps, en les mêlant dans un creuset. Les chrétiens disaient : “L'esprit souffle où il veut”. Sans doute, l'esprit ne souffle pas au hasard ; mais combien il est faux de s'imaginer que les différences de races sont pour lui des barrières qu'il ne peut franchir, que les corps sont des espèces de forteresses où son souffle pénètre ou ne pénètre pas de façon invariable, et de faire ainsi de l'histoire un appendice de la théorie à peine ébauchée des craniologistes !” En 1840, Henri Martin désapprouve ce que Michelet a dit en faveur des Templiers. “Au XIe siècle, écrit Henri Martin, l'Eglise s'efforce d'absorber l'Etat ; le pape se dit l'héritier de César comme le vicaire de Jésus, les deux glaives lui appartiennent”. De là découle “l'idée d'une croisade permanente, d'une milice liée par des voeux solennels à la mission religieuse et guerrière, la fondation au XIIe siècle de l'Ordre du Temple, qui, un siècle plus tard substituera aux dogmes de l'Eglise de mystérieuses croyances que M. Michelet veut rattacher à la religion du Saint Esprit, qui agitait alors les masses populaires d'une part et les ordres mendiants de l'autre. Nous ne croyons pas à ce rapprochement. Les Templiers, riches, superbes, tous sortis de la caste féodale, ne participaient en rien à cette exaltation douloureuse, à cette vague aspiration vers l'avenir qui soulevait au nom du Saint Esprit les classes opprimées, et ils n'étaient pas moins étrangers au savant mysticisme, au symbolisme transcendant des monastères franciscains, leur ignorance soldatesque et leur vie toute d'action étaient bien incompatibles avec le profond spiritualisme de l' Evangile éternel”. En mars 1840, quand paraît cet article Templiers , Michelet commence la Jeanne d'Arc, en “séparant de la foule des enthousiastes cette figure éminemment originale”. Cette oeuvre sera louée deux fois par la “Revue indépendante”. En novembre 1841, deux mois après sa parution, par Henri Dussieux. Et en 1843, par George Sand, l'auteur de Jean Ziska : sur “les siècles étouffés” et les sectes hérétiques, la plupart des historiens observent encore le silence de mort que l'Inquisition a imposée, exception faite des innovations qu’il faut rapprocher : “les louables et heureuses tentatives de M. Michelet, M. Lavallée, Henri Martin surtout”, et “les beaux travaux fragmentaires de eOui, comme Michelet le dira en 1869 dans son Journal, c’est en 1842 qu’il a “entrevu l'histoire naturelle, 292 Geoffroy Saint-Hilaire, Serres” en lisant l’article d'Organogénie. Là, en quatre-vingt pages in octavo, Serres explique longuement l'évolutionnisme de Geoffroy SaintHilaire. Michelet est “renversé par la grandeur de cette science”, parce qu'il découvre la cohérence de la doctrine humanitaire qui réunit autour du centre les différents rayons de l'histoire762 (naturelle, économique, sociale, littéraire, religieuse). Alors, à la rentrée d'octobre, il prend son “élan contre le passé” en s'insurgeant contre “la fausseté” des spécialisations et “la méthode qui formule, Hegel”. Mais aussi, en mai 1842, lorsque Dussieux lui a conseillé de lire dans le tome récemment paru de l'Encyclopédie l'article Organogénie, Michelet y avait déjà lu ou relu nombre d'articles, en particulier Egalité763 où Leroux explique que le cri “La coupe au peuple”, fidèle à la parole “Bienheureux les pauvres !”, “n'est pas dédain de l'intelligence, mais protestation contre ce droit tiré de l'intelligence, dont se targuent Platon et Aristote pour maintenir le système des castes”. Il a lu De l'Humanité qui se termine par l'idée que “la véritable transformation du christianisme s'accomplira” grâce au “point de réunion” préparé par saint Jean : la Parole de Dieu, qui s'est révélée et se révèle dans tous les hommes, s'est révélée d'une façon complète et spéciale en Jésus. Jésus est Dieu parce qu'il était de Dieu comme nous tous. […] Mettre encore Dieu hors de nous, hors de la vie des créatures, dans un lieu à part, et Jésus avec lui, c'est ne pas comprendre Jésus, et c'est constituer l'idolâtrie.” Michelet médite sur “la solidarité du genre humain”, et note : “Isaïe rêva du Christ, Sophocle du christianisme, Platon et Virgile sont quasi chrétiens”. En 1845, “l'année charnière”, au terme d'une autocritique que G.Monod appelle “une crise”, et Péguy “une épreuve”, il promet à George Sand de “[la] suivre de loin”, et il écrit Le Peuple, où on trouve (en note) un bref éloge de Leroux et de son Encyclopédie. Et, -assez ressemblante à l'idée communioniste, une invitation à “la classe lettrée” : association volontaire de ceux en qui prédomine la connaissance avec ceux en qui c'est le sentiment ou la sensation qui prédominent. Cette idée condamnée comme réactionnaire par les partisans de la lutte des classes a beaucoup ému Péguy et Proust. Péguy, l’été 1905, quand il a lu les fragments du Journal publiés par Monod, et Proust, après la bataille de la Marne et la mort de Péguy, quand il a réfléchi sur Bernard Lazare. 762 C'est l'image dont le Brockhaus-Lexikon se servait en 1840, à Leipzig, pour expliquer la philosophie de Pierre Leroux. 763 Qu'il désignera en disant “ici”, dans Le Peuple (P. 2O9 de l'édition Viallaneix). Je renvoie à mes articles Pierre Leroux, Michelet, Péguy (Etudes, août 1975) et G. Sand et Michelet disciples de P.Leroux, RHLF, ept-oct 1975, p. 767. 293 “Weil ich socialist bin, (Gottfried Kinkel, 1850) darum bin ich Demokrat” Le nom de Leroux n'apparaît pas dans les oeuvres autobiographiques de Malwida 764 ou de G. Monod765, ni dans celles de Michelet et de Herzen. Ce silence a fait croire à Isaiah Berlin, membre honoraire de l'American Academy of Arts and Letters et Président de la British Academy, que le socialisme libertaire “créé” par Herzen et encore défendu par Lavrov766 en 1900, ne doit rien à Leroux. Mais en 1862 G. Monod avait fait la connaissance de Michelet qui le prit en amitié. Il fréquentait les frères Reclus et les samedis où M. de Pressensé et ses amis discutaient de religion, et en 1866,à Florence, il fit la connaissance de Malwida et d’Olga Herzen dont elle était la préceptrice. En 1867 et 1868, G. Monod suit des cours dans plusieurs Universités allemandes. De retour à Paris, il devient le grand ami de Michelet, et à sa mort (1874), le conservateur de ses papiers. Malwida elle aussi avait beaucoup de sympathie pour Michelet, dont elle avait fait la connaissance à Paris après son exil à Londres..C’est Herzen, à Londres, qui en 1859 avait remis à Malwida une lettre pour Michelet. Aux yeux de Herzen, Malwida et Michelet étaient proches de Leroux, “cet essénien, ce rabbin poète”. A Genève, où Herzen était venu pour un Congrès de la Paix, Herzen rencontra Monod et écrivit à Londres à son ami Louis Blanc, pour lui recommander ce jeune ami de Michelet. Leroux résidait alors en Suisse en qualité de “réfugié politique”. Monod ne l’avait jamais vu, mais il savait, sans doute par Malwida elle-même, qu'elle était très intéressée par ce personnage. Par la suite, Olga Herzen épousera Monod, et après la mort de Malwida, G. Monod fit paraître à Paris, en français, Le soir de ma vie, où elle disait : “Le mari d'Olga était le maître aimé et vénéré des deux plus grandes écoles de Paris, l'Ecole des Hautes Etudes et l'Ecole Normale Supérieure, et parmi les élèves que je connus chez lui et qu'il me recommanda particulièrement, de Romain Rolland”. Durant treize ans, R; Rolland écrira chaque dimanche à Malwida, comme Monod avait fait de 1866 à 1874. Malheureusement, ces correspondances sont mal connues à cause, d’abord de l'hostilité (“Feindschaft”) survenue par la suite entre les héritiers du maître et ceux du disciple767. En outre, les amis de Malwida sont victimes de la désinformation soviétique, car, malgré l'engagement 764En français, avec une Préface de G. Monod, Mémoires d'une idéaliste (1900) et Le soir de la vie (1908) 765 Souvenirs d'adolescence (1903) 766 Péguy admire ce dreyfusard 767 antiguesdiste 294 veuve768 pris par R. Rolland, sa a refusé de remettre à la famille Monod les lettres qu'il avait reçues de Malwida. Enfin et surtout, l’erreur monumentale enseignée durant cinquante ans par I. Berlin, ce maître du “libéralisme” anglo-saxon, a été couronnée en Europe en 1988 par un jury769 que présidaient M.M. Helmut Schmidt, ancien chancelier allemand social-démocrate, Giovanni Spadolini, ex-premier ministre républicain en Italie, et Roger Fauroux, président à l'époque de notre prestigieuse Ecole Nationale d'Administration, et de la Fondation SaintSimon. Conséquence de tous ces malentendus : la “Malwida Von Meysenbug Gesselschaft”770 ne voit pas que le “russischen demokratischen Sozialimus”771 et le “demokratischen Sozialismus” allemand ont la même source. En France, pour cacher cette source, on donne beaucoup d'importance au Manifest der kommunistischen Partei. On est donc tout étonné de voir que ce Manifest n'a aucune influence sur Malwida et ses amis. Si elle écrit en 48 : “Il est indispensable d'émanciper les femmes” et aussi “j'ai senti mes liens avec la classe ouvrière”, c'est parce que “Théodore Althaus [lui] avait ouvert les yeux en [lui] faisant lire Saint-Simon, les écrits des socialistes français dans le texte, et en lui parlant des premières organisations socialistes internationales à Londres et à Bruxelles 772”. Avec Gottfried Kinkel773 , elle regardait vers “les deux peuples qui ont ouvert en Europe un chemin vers la liberté, les Anglais et les Français.” Elle avait, durant les années quarante, décidé de “participer par la pensée et par l'action au progrès de l' Humanité”. Ce n'était pas par tradition familiale. Protestants, d'origine huguenote, ses parents774 ne la comprenaient plus 775 : “pour 768D'origine 769J'ai russe, et aussitôt docile aux consignes du Kremlin protesté dans le Leroux (p. 5) : “Près du Kremlin, cinquième Bulletin la rue Herzen des Amis de Pierre croise l'avenue Marx. Si la perestroïka se poursuit, l'avenue Herzen croisera la rue Marx et on oubliera pour toujours les auteurs français.” 770 An den Turnhalle 47, 771“Jahrbuch 1994”, D 34234 Kassel. p. 107. 772 Cité par Mme Marianne Walle, Malwida von Meysenbug 773 J'emprunte ici beaucoup à Ruth Stummann-Bowert, “Malwida von Meysenbug (BAL n° 9,p.154) Jahrbuch” MvM 1994, pp 56-116 774Son père et ses frères exercaient des fonctions officielles dans un pays monarchique. 775De même ceux de G. Monod. Quelque l'affection que Mme de Pressensé puis peu jalouse, selon sa fille, de Malwida avaient pour son fils, sa 295 [elle], la religion était descendue de ses sphères métaphysiques”. Herwegh était un poète célèbre, que Malwida et ses amis connaissaient sans doute, en 1842, quand la “Revue indépendante” l'enthousiasma et qu'il écrivit à George Sand: “La jeunesse allemande vous aime”. Malwida était fière quand Alexandre de Warburg l'égalait à George Sand pour le courage de ses opinions. En 1842, ces jeunes socialistes allemands ne pouvaient pas ignorer les articles, lus par Heine, Herwegh, Moses Hess, Ruge, Marx, Herzen, Mazzini, etc., où Leroux disait “Allons, frères, marchez !”, en nommant Goethe, Klopstock, Kant, Schelling, Hegel, Börne, Heine, D.-F. Strauss, etc. ? Gottfried Kinkel était en relations avec Julius Froebel, auquel Arnold Ruge parlait en août 1843 des démarches qu'il faisait auprès de la “Revue indépendante”776, en vue des “Deutsch-Franzosische Jahrbücher”. En France, les marxistes ont porté aux nues l'unique numéro, entièrement allemand, de ces “Jahrbücher”. Si Malwida l’a ouvert, si elle y a lu les Lettres de Marx à Ruge, elle a pu y reconnaître, traduite en allemand, la pensée de Leroux. En 1847, quand ces jeunes Allemands admirent le livre de Kinkel “gegen den Atheismus von Feuerbach”, et qu'ils s'opposent à “un communisme niveleur et bureaucratique” , ils sont bien proches des amis de Philippe Faure et de Desmoulins. Les “associations formées librement”, les “spirituelle, soziale und demokratisch organisierten Gemeinde” qu'ils veulent fonder ressemblent beaucoup777 à “l'association communiste et communioniste, agricole et typographique” que Leroux a fondée à Boussac. En 48, Révolution de Février à Paris, réunion à Francfort du Vorparlament unificateur : “[s]on coeur déborde de joie” lorsqu' avec la foule elle chante la Marseillaise, comme Herzen, à Paris et comme les amis de Petöfi, qui à Budapest se proclamaient “tous Français”. Avec Emilie Wustenfeld, Malwida dirige une école en tous points comparable à celles qu'en même temps préconisaient les Institutrices, Instituteurs et Professeurs Socialistes réunis par Pauline Roland. Avec Kinkel, qui se déclare “démocrate parce que socialiste”, elle arrive en exil à Londres, en 1852, au moment où Thoré demande à Herzen que la Russie ne se tienne pas à l'écart du "grand concile" que va préparer “l'Europe libre”. Il ne faut pas que "la démocratie européenne" se limite à "la France, l'Italie et l'Allemagne", Kinkel et Malwida demandent secours à mère eut beaucoup de mal à admettre, après l'annexion de l'Alsace, qu'il épouse une jeune Russe élevée à l'allemande. 776 Leroux, “Gesellschaft” “le plus aimable des que cette Revue Français” l' a fait inviter pour la ouvre chaque mercredi aux écrivains et rédacteurs, Briefwechsel und Tagenblätter, Berlin,1886, t. I. 777 Si Malwida l'ignorait à ce moment-là, elle l'a découvert à Londres en s'entretenant avec Talandier. 296 Herzen, qui confie à Malwida la plus jeune de ses filles, Olga, orpheline âgée de trois ans. Mais bientôt, à la demande de Herzen, Malwida apprendra le russe, afin de traduire en allemand, pour des envois clandestins par l'Allemagne ou par la Suède des articles du “Kolokol”.En 1855, en lisant L'Etoile Polaire de Herzen, elle a sans aucun doute trouvé sa propre pensée, la pensée de ses amis allemands dans l’article où Talandier écrivait : “Sans République, il ne peut pas y avoir de socialisme”. C’était la doctrine des esséniens du monde. Dès 1900, G. Monod s' abonne aux naissants “cahiers de la quinzaine”, en même temps que Romain Rolland, qui demande à Malwida de s'y abonner elle aussi. C’est aux “cahiers” que Péguy fera paraître les Jean-Christophe où R.Rolland opposait à la triste réalité de la France et de l'Allemagne contemporaines l'idéal cher à Malwida de “l'Europe unie” (comme dit Péguy) — unie à la fois par la musique (Malwida est amie de Wagner et de Nietzsche) et par la doctrine quarante-huitarde que R.Rolland appelle (comme Jaurès) “révolution religieuse”. En 1909, le héros allemand de R. Rolland rencontre Péguy : “Christophe devinait en lui une force exceptionnelle : c'était un écrivain, inflexible de logique et de volonté, passionné d'idées morales, intraitable dans sa façon de les servir, prêt à leur sacrifier le monde entier et soi-même ; il avait fondé et il rédigeait presque à lui seul une revue pour les défendre”778 . En 1908, dans La Foire sur la place, Rolland désigne Péguy comme l’écrivain “qui dit la vérité aux Français”. Aussitôt G. Monod. commande six exemplaires de ce “cahier”. Il publie la même année, la traduction de Au soir de ma vie Et en rapprochant ce dernier écrit de Malwida des Souvenirs d'adolescence écrits par lui et publiés cinq ans plus tôt, on pouvait comprendre leur profonde parenté intellectuelle. G. Monod avait été libéré d’abord de Cousin dès la classe de philosophie par la Réfutation de l'Eclectisme qu'enseignait Paul Janet, et plus tard, de la christologie luthérienne par Paul Stapfer et Ferdinand Buisson, lecteurs de De l'Humanité et de Job. La guerre de 1870, qu'il fit dans un service d'ambulance779, l'annexion de l'Alsace-Lorraine et la Commune avaient approfondi entre les nations et les classes la faille causée par le 2 Décembre. Après ces deux catastrophes, G. Monod voulut davantage encore “ranimer par la connaissance pieuse du passé la tradition interrompue et servir d'interprète et d'intermédiaire” entre les générations et entre les nationalités. C'est Michelet qui lui avait confié 778Jean-Christophe, 779Dans II, Dans la maison, I, le 21 février 1909 ses Souvenis d'ambulance (1871) il dit que rien ne lui fera oublier “les relations amicales et nombreuses qui [le] rattachent à l'Allemagne.” 297 cette mission, et il savait ce qui avait uni ce maître à toute l'européenne “église républico-socialiste”. En 1896,l’année où la résurgence du “courant de pensée socialiste” se produisait à la rue d’ Ulm dans la turne Utopîe, l’année où Bernard Lazare faisait l’éloge de Leroux et publiait sa première brochure sur l’affaire naissante, Monod lui demandait de lui communiquer en secret des lettres autographes de Dreyfus780. Mme Jeanne Amphoux-Monod était la fille cadette de G. Monod. Recevant deux articles où je faisais état des archives des “cahiers”, elle m’écrivait le 21 octobre 1974 : “Je suis heureuse que vous ayez pu publier 781 votre conférence sur Michelet au Collège de France et votre article aux "Etudes”, Dostoïevski, George Sand et Péguy.” J'avais montré qu'avant de dire à Gabriel Monod : “Je ne sens pas pour mon esprit le besoin d'une vie éternelle”, Michelet s'était longtemps révolté contre “l'absorption communiste de Leroux” en 1842. Très âgée,cette dame parisienne m’écrivait : “tous les dimanches, mon père écrivait à Malwida autant que pour Olga Herzen, mais les questions de politique, guerre, pédagogie, morale, religion auraient dépassé Olga, très jeune alors. Quand mes parents se sont mariés, une amie a copié toutes les lettres ou du moins certains passages782 qui intéressaient ma mère, et je suis heureuse de pouvoir connaître ainsi toutes ces années 1866-1873. Mme Michelet lui ayant donné tous les papiers de son mari, il y a consacré bien des années avant de mourir trop jeune à soixante-huit ans. La pensée et l'oeuvre de Michelet lui a pris tout son temps”. Cherchant des 780Rémy Rioux, “Saint-Monod-la-critique” et “l’obsédante affaire Dreyfus”, in Comment sont-ils devenus dreyfusards ? (EHESS, 1995) 781Antistalinienne, elle savait que ce texte avait été “Europe”, revue soi-disant fidèle à la mémoire de R.Rolland, refusé par mais à la manière de Mme R. Rolland. Cette revue attendit 1979 pour remplacer son George Sand de 1954 par un nouveau George Sand, en disant : “Depuis ce lointain dans temps, été 1954, bien des choses ont changé, y compris en littérature, les façons de voir, de lire, le rapport antihistorique” “attribué que à Franco et d'écrire. C'est normal.” Entre Krouchtchev” Venturi avait modifié contatait en “la 1952 situation dans les bibliothèques universitaires d' URSS où Herzen était “off limits”. Mais en France on attendit encore vingt ans, malgré l’insistance d’Albert Camus, pour traduire Il populismo russo, et Leroux est encore ostracisé. 782Communiqués, ajoutait la fille de G. Monod, à M. Benjamin Harrisson, de l'Université de Madison, auteur d'une thèse sur G. Monod, et à Melle Alice Gérard, auteur d'une thèse sur L'enseignement de l'histoire en France au XIXème siècle. 298 renseignements sur Leroux dans “les inoubliables lettres” de son père à Malwida, Jeanne Amphoux-Monod ne trouvait que celle783 qu'il écrivit, me disait-elle, “après une heure passée avec Herzen, Ogarev, Quinet784 et Leroux”. A une Allemande de cinquante et un ans, un Français de vingtquatre ans racontait en français, le 14 juin 1867, ce que Leroux, “soixante-douze ans, pas de cheveux blancs”, venait de dire à Genève, en français, à ces deux exilés russes qu'il connaissait de longue date. "Il savait, écrit Monod, des anecdotes785 sur tout le monde, sur Saint-Simon, sur Fourier, sur Enfantin, sur Proudhon, sur Considerant. Au fond, il n'y avait que lui, lui seul. Il est plein d'esprit, et il a l'air de rire tout le premier de ses théories”. Monod était comme le dit Péguy “le plus vieux maître vivant de nos historiens”, mais il n'était qu'un enfant en 48. Heureusement, parmi les dreyfusards européens il y avait une quarante-huitarde survivante, qui avait comme Leroux grandement estimé Herzen et Mazzini avant de combattre leur nationalisme en même temps que le nihilisme, et le blanquisme de “la Commune révolutionnaire”786.Autant que George Sand elle blâma Mazzini lorsqu’il écrivit aux ouvriers italiens : “N'imitez pas les socialistes français, qui séparent la question sociale de la question politique, et disent que tout régime, même non Républicain, peut permettre leur émancipation”. C’était mettre les “pierrelerouxistes”, qui au 2 décembre avaient choisi la résistance et l'exil, aussi bas que les “proudhoniens”, prêts à s'accommoder de l'Empire. Bakounine avait vénéré George Sand au temps où Biélinski la lui désignait comme “la Jeanne d'Arc de notre temps”. Ayant trahi George Sand et Biélinski pour suivre Netchaïev, Bakounine détestait G. Monod et Malwida qu’il appelait “votre Jeanne d'Arc de la grande Allemagne”.Malwida et G. Monod disposaient des archives de Michelet et des archives de Herzen, Ils restaient meurtris par le drame qui avait bouleversé cette famille quand la faiblesse de Herzen envers Bakounine avait mis en grand péril la soeur d'Olga, “Nathalie, “que nous appelions (m'écrivait Jeanne Amphoux-Monod) Tante Tata : “plus terroriste encore que Bakounine, Netchaïev aurait voulu la convaincre de sièger avec lui à des réunions. Lassée, un jour, elle accepta d'aller à une réunion, mais pas de 783 Publiée par M. A. Zviguilski, Gabriel Monod et Alexandre Herzen “Revue de littérature comparée”, 1974, n° 2 (avril-juin) . 784 Dont Leroux avait parlé élogieusement en 1858, après l'avoir appelé en 1842 “notre ami Edgar Quinet”. 785A Jersey, il en avait raconté beaucoup à Hugo, et il a probablement parlé de lui ce soir-là, sans indulgence. 786 Où Pyat attaque Leroux 299 siéger avec lui. Lipatine est venu la voir et lui a dit : N'allez pas à cette réunion. N'avez-vous pas vu le pouce de Netchaïev ? Il a étranglé de ses mains l'étudiant, et ce dernier l'a mordu profondément mais il succomba. Dans son récit, Natacha écrit : “Ces paroles ont sauvé ma vie.” On a reconnu le drame d’où Dostoïevski a tiré Les Démons. R. Rolland avait un ami, André Suarès, qui préparait un “cahier” sur Dostoïevski. Malwida, qui séjournait chaque été à Versailles chez sa chère Olga, leur a probablement raconté cette histoire, que la fille de Gabriel Monod m’a racontée avec les intonations pathétiques de “tante Tata”, d’Olga, de Malwida et de Pauline Viardot787, épouse de Louis Viardot et modèle de Consuelo. A son amie Natacha, Pauline avait raconté la vie dramatique de sa soeur, la Malibran, que n’avaient connue ni Olga, ni sa préceptrice, ni sa fille. Ces épisodes dramatiques étaient entrés dans la légende familiale, car Malwida était musicienne, et Jeanne Monod passionnée de peinture. S’adressant à Victor Hugo, riche et complice inconscient des agents doubles, Leroux disait dans La Grève de Samarez : “Ce sont des démons, dites-vous. Voyezvous même si vous n'êtes pas démons”. 788 L’auteur des Démons, Malwida et G. Monod pouvaient-ils ignorer ce livre ? Ces mots, pouvaient-ils ne pes les adresser à Herzen ? G. Monod continura, je crrois, à se méfier des socialistes russes et de leurs philosophie allemande, et il approuvera Péguy quand Péguy demandera à Jaurès de ne pas se fier, comme Herr, au diacre Gapone, révolutionnaire manipulé par la police tsariste. Leroux n'était resté que peu de mois dans les deux villes où Malwida aurait pu le rencontrer, à Londres, en 1852789 , et à Paris en 1859. Et cela semble donner raison à la fille de G. Monod qui ne pensait qu’à des relations personnelles directes et me disait, en recopiant pour moi la lettre à Malwida où Leroux est nommé : “Je doute qu'ils se soient beaucoup connus”. Avant que Herzen prenne Proudhon pour “le philosophe du socialisme français”, avant que Mazzini790 ne fasse plus de différence entre Proudhon et 787Grande amis de George Sand , elle servait de secrétaire à la “Revue indépendante”, en 1842, un peu comme Bernard Monod, en 1903, aux “cahiers”. en rouge, en bas de la 231 788 789 D'où Leroux avait bientôt gagné Jersey 790 R. Rolland pouvait croire qu'il pensait comme elle quand il croy Nietzsche que “la plus belle de toutes les vies était celle de Mazzin concentration absolue sur une seule idée”. Mais Gaetano Salvemini le en critiquant le chauvinisme de “l'Esule” et la dissimulation dont il a preuve en présentant comme siennes les idées qu'il avait trouvées 300 Trismégiste791, Malwida avait, comme Leroux, grandement estimé Herzen et Mazzini. Mais autant que George Sand elle blâma Mazzini lorsqu’il écrivit aux ouvriers italiens : “N'imitez pas les socialistes français, qui séparent la question sociale de la question politique, et disent que tout régime, même non Républicain, peut permettre leur émancipation”. C’était mettre les “pierrelerouxistes”, qui au 2 décembre avaient choisi la résistance et l'exil, aussi bas que les “proudhoniens”, prêts à s'accommoder de l'Empire. Avocat, adepte du communionisme dès 1845, nommé en février 48 substitut du procureur de la République à Limoges, “la Ville sainte du socialisme”792, Talandier était à Londres le plus fidèle porte-parole de Leroux. En le questionnant, Malwida a certainement appris tout ce que l'on pouvait savoir sur les relations de Limoges et de l'Association Typographique et Agricole de Boussac , sur les discours de Leroux à l'Assemblée Nationale, sur la barricade du 4 Décembre et sur la collaboration des Maçons Philadelphes à “l'Homme, journal des proscrits”, publié à Jersey. Voulant confronter Mazzini et Talandier, elle les invita à assister ensemble à une des réunions hedomadaires où elle recevait chez elle une vingtaine d'ouvriers allemands parlant tous le français. Influencé par Marx et par Félix Pyat793 (ennemi de Leroux), un de ces ouvriers voulut qu'on parle seulement des droits de la classe ouvrière794. Mazzini resta sans réponse. Mais il avait écrit à Malwida : “En donnant mon adresse à Talandier, vous l'avez donnée à la police. Le parti auquel il appartient et auquel il communique tout fourmille d'espions”. Le même mauvais soupçon était lancé contre Leroux par Hugo, qui croyait avoir plus de chances que Ledru-Rollin de parvenir à l'Elysée. “L'inaction” de Leroux était dénoncée par “le triumvirat européen” composé de Ledru-Rollin, qui comptait sur une insurrection pour rentrer en France et devenir président de la République, de Mazzini, qui comptait sur Ledru-Rollin, comme en 48, pour établir la République “Revue encyclopédique” et l'Encyclopédie nouvelle. Salvemini, antifa antistalinien, se fiait, comme Péguy, à l'autodidacte E. Fournière. 791 Nom qu’il donne à Leroux en écrivant à George Sand, qui avait désig par ce nom à la fin de La comtesse de Rudolstadt. 792Rentré en France avec la République, Talandier décida la Société d Républicaine de Limoges le 5 décembre 1870 à ouvrir une souscription de Leroux. “Ses anciens disciples lui restent fidèles”, note M (Archaïsme et modernité en Limousin, 1975) qui ajoute que “de nombreux de Limoges appartenaient à l'Internationale”. 793Hugo flatte ce démagogue, qui sera l'âme damnée de la Commune 794G. Monod parle de “l'égoîsme des guesdistes” 301 romaine, et de Kossuth, auquel quelques officiers hongrois facilitaient ses tentatives de coups de main contre les garnisons autrichiennes. En approuvant le programme agraire des Chartistes, la notion de “Perfectibilität” chez Dühring et l'éloge du bouddhisme par Schopenhauer795, Malwida était aussi éloignée de ce triumvirat que de “l'Anglo-German” Engels, et de Marx, qui imposait au prolétariat, comme première tâche, “la conquête du pouvoir politique”. Elle a certainement apprécié en 1855, en lisant L'Etoile Polaire de Herzen, l’article où Talandier écrivait : “Sans République, il ne peut pas y avoir de socialisme”. C’était la doctrine des esséniens du monde. De même, quand G. Monod lui a écrit : “[Leroux] prétendait qu'Ogarev avait été perverti par Herzen, et détourné du sentiment et de l'idéalisme, sa vraie voie”, elle reconnaissait sa propre pensée, car elle jugeait Ogarev “né pour la poésie plus que pour la politique”. De même, Engelson, rescapé comme Dostoievski de la Sibérie, lui semblait plus judicieux que Herzen. Or Engelson a préféré Leroux à Herzen, et c’est avec la somme léguée par Engelson que Leroux fonde “L'Espérance de Jersey”. C’est là, en 1858, qu’il écrira : “J'ai fait entrer le socialisme dans la République et la République dans le socialisme”. C’est là que Talandier invoquera hautement “la paternité spirituelle” de Leroux. Et Michelet, lecteur des proscrits de Jersey, regrette de devoir contredire Herzen en notant : “Notre socialisme de volonté n'est pas votre socialisme involontaire.” Cela, en 1854, quand il pense à trois proscrits, Quinet (à Genève), Leroux (à Jersey) et Herzen (à Londres), mais en notant au passé “Herzen, comme je l'ai aimé !”796 Aux yeux de Herzen, Malwida et Michelet étaient proches de Leroux, “cet essénien, ce rabbin poète”. En 1859, il remit à Malwida une lettre pour Michelet, quand elle quitta Londres. Depuis son bref séjour à Paris, cette année-là, elle eut pour Michelet beaucoup de sympathie. Avant de la rencontrer et de rencontrer Herzen, G. Monod avait été pris en amitié par Michelet. Est-ce par hasard797 qu'en 1866 il rencontra Malwida à Florence ? N'avait-il pas une lettre de recommandation ? L'année suivante, est-ce par Olga qu'il a appris la venue de Herzen et d'Ogarev à 795 Dont la pensée ne me semble pas avoir influencé Malwida : il pensait qu'il n'aurait pas fallu fusiller Robert Blum, mais le pendre, alors regardait cet “homme du peuple, comme un des meilleurs caractère intelligences les plus pratiques de tout le parti révolutionnaire Stummann-Bowert, o. l., pp 58 et 61. 796Il l'avait connu, réfugié à Paris, durant la seconde République. 797Une conférence, dit-on, que G. Monod était venu faire à Florence. bien jeune pour faire des conférences dans une ville qui était capitale. 302 Genève, à l'occcasion du Congrès de la Paix ? Est-ce par hasard que Leroux s'est trouvé à leur table ? Il résidait en Suisse en qualité de “réfugié politique”. Monod ne l’avait jamais vu, mais il savait, sans doute par Malwida elle-même, qu'elle était très intéressée par ce personnage. De Genève, Herzen écrivit à Londres à son ami Louis Blanc, pour lui recommander ce jeune ami de Michelet. Franchissons trente années : en parlant du maître dont elle dit : “Il me recommanda particulièrement Romain Rolland”, R.Rolland écrit à Malwida : “mon grand ami”. Je crois que G. Monod agit comme Michelet avait fait envers lui en lui parlant de Malwida et de Herzen, et peut-être en lui suggérant d’aller à Genève pour y rencontrer Quinet et Leroux. Les affections et les fidélités militantes jouent un rôle immense dans l'histoire des idées, surtout dans les périodes de censure et de clandestinité. Et les historiens positivistes, les historiens du quantitatif, nos “intellectuels”, ont grand tort de faire abstraction de ces sentiments, sous prétexte de scientificité, en les confondant avec la sentimanie romantique, même quand il s'agit d'écrivains antiromantiques798 . Heureusement, G. Monod a eu un élève plus fidèle que R. Rolland et que Lucien Herr. Grâce à l'“affection presque filiale”799 que Péguy lui avait vouée, l’enseignement de son “vieux maître” a été prolongé jusqu'à nous par les “cahiers”800 et par les écrits de leurs lecteurs : nommons au moins Charles Rist801, un de ses deux gendres, deux de ses 798Malwida, expressément,-- comme Herzen , qui définit le romantisme dan Kroupov (1840) comme “une scrofule de l'esprit”, et comme George écrit : “Quelle folie, le romantisme amoureux !” 799Monod avait un fils, qui aux “cahiers” “écrivait les adresses”, ain le disait sa soeur Jeanne en ajoutant : “La mort de mon frère Ber devait aller à l'Ecole Française de Rome) a été pour mon père un malheu brisé pour toujours.” 800 En 1952 mille pages inédites de Péguy ont commencé à paraître. Je en chantier une thèse sur le socialisme antimarxiste des dreyfusard remarquai que Péguy, Jaurès, Proust et la “Revue socialiste” s'intére 1905 à George Sand, dont Léon Cellier avait en 1958 réédité Con renvoyant au livre de David Owen Evans sur Pierre Leroux 801Qui écrivait durant la seconde guerre mondiale : “Depuis un siècle l' veut abattre la religion de la France, c'est-à- dire l'idée de la perfe de l'homme et des institutions”, Une saison gâtée, p. 261 ( journal int en 1983 par Jean-Noël Jeanneney). Malwida a réfléchi Perfektibilität”, et il faudrait savoir si elle connaissait l'Enc 303 Roberty802 Allier803, amis, le pasteur J.-E. et Raoul futur Doyen de la Faculté de théologie protestante de Paris, enfin Henri Hauser, qui éditera le Cours de Monod sur Michelet au Collège de France. Et les correspondances conservées à Orléans au Centre Péguy m’ont permis de comprendre ce qu’ Eddy Marix804 appelait “notre chère vie des cahiers”, et d’entrer en relations avec des survivants et des héritiers des dreyfusards. La pietas, la piété filiale, que Michelet appelait “la véritable dialectique entre les générations”805, et que G. Monod avait voulu transmettre à ses élèves et à ses lecteurs vivait encore quand “[s]a bien aimée Jeanne” me parlait de lui, “mon père que j'ai tant aimé et admiré”, et de l'amour que Malwida avait eu pour sa mère : “Quel privilège d'avoir été élevée, entourée, aimée par eux !” Elle aimait le souvenir de son grand'père, Herzen, parce qu' “il aimait les paysans, il voulait libérer les moujiks, leur donner des terres, des outils, de l'instruction”, il n'avait “jamais écrit ou agi contre le tsar ; il désirait avant tout transformer ce régime totalitaire”806 . “Les vrais Dreyfusards”807 nouvelle qui avait pris pour devise le mot de Leibnitz : “Videtur perfectionem pervenire posse” 802 Qui adresse à Péguy, le 23 novembre 1910, “cinquante abonnements Je renvoie à Péguy catholique et protestant, où j'ai publié sa corre avec le pasteur Roberty (“Evangile et liberté”, Aix n° 14 (2 juillet 1 803 “Mon père a toujours été lié à Raoul Allier, et ma belle famile Amp mari et moi très liés avec Roberty qui était pasteur à Lyon, puis à l'Oratoire.” Où Péguy allait prier. 804 Mon article Prophètes d’Israël et annonciateur chrétien, “RHLF” 1973 805En 1842, Journal, t I, p. 392 au moment où il rejette “la mé formule, Hegel”. 806Elle ajoutait : “ Ce qui est malheureux, c'est que malgré tous ceu lutté contre le tsarisme, Staline a été pire. Et ce qui est pire que sont les esprits supérieurs qui sont déclarés malades mentaux et sub véritables martyrs.” Bien évidemment, même indignation contre “Mussoli fait assassiner et couper en morceaux Matteoti ! en pleine campagne ro sa femme habitait !”, et contre Hitler, contre l'antisémitisme, et mê “la vente par Giscard d'Estaing d'avions de guerre qui ne serviront q de nouveau la guerre à Israël. Abominable. Quelle honte pour la France. 807Que Péguy appelle encore “ceux qui ne sont pas devenus combistes” 304 En 1908, quand on a pu rapprocher Au soir de ma vie des Souvenirs d'adolescence parus cinq ans plus tôt, on pouvait comprendre l’amitié de Malwida et de Monod. Il avait été libéré de Cousin dès la classe de philosophie, par la Réfutation de l'Eclectisme qu'enseignait Paul Janet, et plus tard, de la christologie luthérienne par Paul Stapfer et Ferdinand Buisson, lecteurs de De l'Humanité et de Job, et enfin des conformismes révolutionnaires par les leçons de Malwida. Elle était en relations, comme Michelet, avec les proscrits qui publiaient “L'Homme”, où était annoncée la publication du Cours de Phrénologie. Durant les séjours qu'elle faisait chaque année à Versailles, chez sa chère Olga, elle se passionnait sans doute pour les recherches de G. Monod, et aussi pour un mouvement808 qui donnait à cette “Politikerin”809 quarante-huitarde l'impression d'un recommencement. En 1893, elle avait écrit à R. Rolland : “Sie sehen, dass noch etwas von der alten Revolutionärin in mir ist. Ach, wenn ein grosses Génie mit der Energie eines Napoléon und der wahren Idealität gäbe !” Vous voyez que je garde encore quelque chose de la vieille Révolutionnaire que j'ai été . Ah, quand nous donnera-t-on un grand génie réunissant à l'énergie d'un Napoléon le véritable Idéalisme !”. R. Rolland partage cette attente d'un nouveau 48 ; l'affaire Dreyfus s'achève par le triomphe de la République, et des Universités populaires naissent dans tous les quartiers. En 1900, en répondant à Malwida : “Je connais un homme de la Révolution, Charles Péguy”, il lui demande de se joindre aux abonnés déjà rassemblés par Péguy, “une élite morale, une avant-garde de la société en marche, des socialistes ennemis des politiciens (aussi bien de ceux de leurs Partis), et vivant en communion très intime avec le peuple, avec les syndicats ouvriers, et les coopératives”. En décembre 1901, R. Rolland croit à la renaissance du socialisme (non politique) : “C'est ainsi que Jaurès, qu'il a souvent harcelé de ses critiques pour certaines complaisances politiques, non seulement ne lui en garde pas rancune, mais vient de faire paraître dans ses cahiers une suite d'études”810. En 1907 et 1908, à ses très nombreux lecteurs, R.Rolland fera encore admirer cet “écrivain, inflexible de logique et de volonté, [qui] dit la vérité aux Français”. Le génie que les camarades811 de Péguy et aussi certains de ses maîtres812 admiraient autant que Jean-Christophe avait quelque peu inquiété la toute jeune fille de G. Monod. que Proust comprendra mieux en lisant notre jeunesse. sous ce titre (“la militante”) que Hannelore Teuchert a publié “Jahrbuch 1994” la lettre que l'on va lire 810Où le marxisme était critiqué de façon définitive. Je renvoie à mo Jaurès et Péguy, in Péguy, cahiers de l' herne, 1977, pp. 120- 147. 811 Edmond-Maurice Lévy en particulier 812 Charles Andler par exemple 808Celui 809C'est 305 “J'étais jeune, m'écrivait elle, quand élève de l'Ecole Normale Supérieure Péguy venait déjeuner à Versailles, si original, si intéressant, mais ce qui était d'une originalité voulue ne me plaisait pas comme dans certains de ses cahiers”. Entré à la rue d' Ulm en Octobre 1894, Péguy y demeure pendant tout la durée de l'Affaire Dreyfus, jusqu'au procès Zola (1899), au cours duquel il fut arrêté pour outrage à agent, et libéré sur intervention de G. Monod. Ce procès ayant eu lieu, en été, à Versailles, où l'“alte Revolutionärin” passait chaque année les vacances d'été, le jeune et génial révolutionnaire lui a peut-être été présenté cet été là . Comme ils ont pu le faire alors, prenons une vue panoramique de ces deux années. Plus tard, dans une lettre au capitaine Dreyfus, G. Monod a daté le début de la grande Affaire : “En août 1897, nous pouvions compter sur les doigts d'une seule main combien nous étions, prêts à marcher”. Coïncidence étonnante, si on songe à la guerre de religion alors menée par les catholiques au cri de “Chrétiens, antijuifs !”, c'est ce mois-là, c'est en août 1897 qu'il écrit à sa fille Jeanne (dix-sept ans) : “J'aime l'Eglise protestante parce que j'en suis un fils et parce qu'elle a souffert pour sa foi. Mais je n'ai aucune hostilité contre l'Eglise catholique qui est la mère de toutes les églises chrétiennes. Le christianisme ne consiste pas à croire à tel ou tel dogme, vu que tout ce que nous disons sur des choses infinies et éternelles ne peut être qu'une image ou un symbole de choses qui dépassent notre intelligence, mais à nous rapprocher de l'idéal moral que l'Evangile nous montre dans le Christ. Or cet idéal est avant tout un idéal de charité et d'oubli de soi-même.” Deux ans plus tard, Dreyfus est remis en liberté, et aussitôt Monod lui écrit, le 13 septembre 1899 : “Croyez que beaucoup d'âmes seraient fières de souffrir ce que vous souffrez, et qu'aucun de ceux qui ont lutté pour vous et cru en vous ne vous abandonnera jamais.” En même temps que les “cahiers”, deux autres mouvements étaient sortis de l'Affaire Dreyfus, le “Parti intellectuel” et son rival, “l'Action Française”. Tous les deux, ils méprisaient Leroux, George Sand et Michelet. Péguy allait leur adresser le reproche que Leroux adressait aux “aveugles qui nient “le coeur, l'amour, la charité”813 et qui imposent “le despotisme des intellectuels”. En parlant de ce que Michelet appelait “la véritable dialectique entre les générations”, j'ai cité la lettre où la petite-fille de Herzen me disait son amour pour son grand’père, ami des moujiks : dans la même lettre, franchissant un demi-siècle, elle revient à la grande 813Ce que Baudelaire amour”. résumait en écrivant : “Un éclectique est un h 306 Affaire : “En 1897, nous avions passé un an à Rome afin de vivre encore avec Malwida, qui a été une véritable mère pour ma mère. En partant de Rome, Cosima814 Wagner nous avait invités à Bayreuth, mon père m'y a amenée mais quelques jours seulement, car c'était le procès Dreyfus à Rennes, et il voulait absolument y assister. [...] Dreyfus a été mon témoin à mon mariage et nous sommes restés très amis jusqu'à la mort de mon père en 1912.” Quand Malwida mourut, Cosima écrivit 815 à Olga : “Ein Herz, welches nur Liebe war”, — un coeur qui n'était qu'amour.” De cette lettre reçue par la mère de Jeanne, rapprochons une lettre 816 que son père reçut quand elle faisait son voyage de noces, en avril 1907: mardi Mon cher ami, J'ai voyagé ce matin avec M. Herzen qui m'a donné d'excellentes nouvelles de vous tous ainsi que des jeunes mariés. Nous souhaitons pour ceux-ci un meilleur temps en Italie que celui qu'a eu ma belle mère. [...] Affectueusement à vous A[lfred]. Dreyfus. Alfred Dreyfus, Mathieu Dreyfus (le frère admirable) et Joseph Reinach étaient comme Monod abonnés aux “cahiers”817 . Voici vingt ans, leurs héritiers818 m'honoraient de leur amitié, et j'ai pu indiquer à la fille de Gabriel Monod deux adresses qu'elle ignorait. Le 28 février 1975, elle était “très heureuse de revoir après soixante-dix ans” la fille du capitaine Dreyfus, venue la voir en compagnie de Madame France Beck, petite-fille de Joseph Reinach et de Mathieu Dreyfus, “pour qui nous avions la plus grande sympathie et amitié”. A la suite de cette rencontre avec Madame Amphoux, Mme France Beck m’écrivit819 : “Cette vieille 814 Fille de deux admirateurs de Leroux, Marie d'Agoult et Franz même, conseillé par Desmoulins, Hugo a écrit de Pauline Roland, com Malwida :”Elle aimait [...]” 815 Lettre citée par Hannelore Teuchert, l. l. , p. 43 . 816Autographe à moi offert en même temps que la photographie reprod notre onzième Bulletin et dédicacée A Monsieur Jacques Viard, en d'Alfred Dreyfus et Gabriel Monod, deux hommes de coeur, de courage, d' bonté. Cordialement Jeanne Amphoux-Monod 817et comme Jaurès (dont ls essayaient d’ouvrir les yeux) familiers du s marquise Arconati-Visconti au soutien de laquelle le cours sur Michel Monod fit au Collège de France est grandement redevable. 818 Comme ceux de Péguy, Bernard Lazare, Emile Meyerson, du pasteur de Jules Issac, de Salomon Reinach. 819En m'offrant “une lithographie dédicacée à Mathieu Dreyfus par Gabriel 307 mémoire820 dame a une absolument prodigieuse.” Mémoire assistée d'ailleurs par d'importantes archives. Voici, recopiée pour moi malgré ses très mauvais yeux, une lettre qu'elle avait reçue de son père au moment du procès de Rennes : 24 août 1899 “Ma bien aimée Jeanne”, [...]Je n'aurais jamais cru que les hommes puissent être aussi vils, aussi bêtes et aussi féroces et le pire est que la férocité de la plupart d'entre eux est simplement de l'ambition. C'est leur carrière qui dépend de la condamnation de Dreyfus et c'est sur son cadavre qu'ils veulent faire leur chemin. Ah, quelle faute impardonnable a commise la Cour de cassation en ne faisant pas la cassation sans renvoi ! La justice militaire se moque des arrêts, et considère les enquêtes, les débats et les arrêts de la Cour de cassation comme n'existant pas. L'attentat contre Labori a certainement été comploté par les mêmes hommes pour désorganiser la défense tandis que l'accusation est machinée avec une science consommée. Si nous vainquons comme je le crois, ce sera la Vérité elle seule qui aura vaincu.821 Elle aussi, Mme Beck avait une connaissance prodigieuse de cette histoire, grâce en particulier aux archives de son autre grand père, Joseph Reinach, éminent dreyfusard comme G. Monod. Ainsi, pour moi, elle a tapé à la machine des “lettres adressées à Alfred Dreyfus, dont la fille a bien voulu qu'elles soient communiqué à Monsieur Jacques Viard” , celle-ci entre autres : Versailles, le 14 juillet 1906 Mon cher Commandant, Je vous écris pour avoir le plaisir de vous donner ce titre : je vais remettre à ma boutonnière ma rosette le jour où vous aurez votre ruban. Mais je suis vindicatif comme Pressensé. Je voudrais voir les scélérats rayés des rôles de l'armée et de ceux de la Légion d'Honneur. Mercier devra se contenter de l'approbation de sa conscience et de celle de Maurice Barrès. 820Que j'avais appréciée le 23 février en l'écoutant parler durant sep sans retrouver ensuite, malheureusement, l'occasion de lui rendre visite 821 Trois quarts de siècle plus tard, sa “bien aimée Jeanne” est t véhémente : “Le martyr d'A. Dreyfus. C'est un miracle qu'il n succombé, grâce à sa volonté surhumaine. L'ignominie des généraux du à son égard dépasse les monstruosités que Staline et compagnie ont f en URSS et continuent aujourd'hui. D'autant plus affreuses pour lui qu aussi militariste que possible, avec une admiration pour l'Armée que ce ne partagions pas.” 308 Il faudrait faire imprimer l'arrêt en brochure à 0f,10 qu'on donnerait à 0,05 c à vendre aux camelots — et qu'on enverrait sous enveloppe aux 25.000 officiers. On espère au 11ème d'artillerie que vous accepterez d'y être quelque temps au moins en activité de service. Nous serions heureux de vous voir Versaillais. Je regrette de ne pouvoir retourner vous embrasser avant mon départ mais nous comptons vous voir en Suisse. A vous de coeur Gabriel Monod Péguy a été le confident de ces héros dreyfusards. J’ai cité ces lettres parce qu’elles prouvent l’authenticité du témoignage qu’il leur a rendu dans notre jeunesse. Leurs héritiers m'ont fait partager le trésor que Michelet avait fait aimer à G. Monod, “la connaissance pieuse du passé”. Et partager aussi leur indignation contre l'indifférence de la Sorbonne et l'amnésie qui en est le résultat. La masculine Sorbonne En 1904, on s'aperçut que les fiches des fonctionnaires étaient surveillées par le Grand Orient anticatholique. Scandale à la Ligue des Droits de l'Homme. Un “cahier”822 publie une liste de signatures, et parmi elles celle de G. Monod au bas d'une lettre privée. Monod proteste auprès de Péguy, qui répond, et auquel Monod écrit : “Je suis fâché de vous avoir contristé, mais comme disent les enfants, ce n'est pas moi qui ai commencé”. Ayant trouvé cette admirable lettre dans les archives conservées par Péguy, je la publiais dans l'article lu par Jeanne, et je recevais d'elle, autographe, “une lettre qui se rapporte à l'indignation de mon père, dont vous parlez aussi ! Fallait-il que mon père fût peiné et vexé pour me l'écrire à Montpellier, chez monsieur Charles Rist : Paris, le 8 février 1905 Ma bien aimée Jeanne [...] Je suis ravi que Charles soit débarrassé de la Ligue. Mais je ne trouverais pas mal que vos amis démissionnaires fissent une nouvelle section non maçonnique. Péguy vient, avec son insconscience habituelle, de commettre un acte inimaginable dont Bouglé avec son impardonnable légéreté lui a fourni les éléments. Il a publié toutes les lettres écrites à Bouglé à propos de l' affaire de la Ligue et de la délation, entre autres une lettre de moi, écrite à la hâte au Conseil supérieur, [...] et sans s'inquiéter si cela ne me créerait pas de gros ennuis et si c'était bien ma pensée réfléchie, il publie tel quel le fragment de ma lettre (qui avait surtout la Sorbonne pour objet) relatif à la Ligue. 822La délation aux Droits de l' Homme (24 janvier 1905) Pléiade, éd. Burac, t. I, p. 1514 309 Ainsi, dès 1905, les sorbonnards combistes savaient que G. Monod avait choisi entre ses deux anciens élèves les plus engagés, Péguy, et Lucien Herr, le très puissant bibliothécaire de la rue d' Ulm. Au début de cette annéelà, Péguy avait publiquement dénoncé “le rêve” que faisaient les disciples de Herr : le monopole de l'enseignement, l'uniformisation “scientifique” de la pensée, “le collectivisme” et “un Etat où tout le monde serait fonctionnaire”. Par lettre, G. Monod avait approuvé Péguy “ex imo corde” (du fond du coeur). En décembre 1899, pressé par Herr823 , Jaurès avait accepté d'unifier son Parti “intégraliste”824 et le Parti marxiste, non dreyfusard, de Jules Guesde. Péguy voulait garder le droit de critiquer ceux que Bernard Lazare appelait “les braves gens endormis dans le culte de Blanqui et de Marx”. Refusant la discipline du Parti, Péguy fonde les “cahiers”, dont G. Monod est fier, dès le 4 mars 1900, de se dire “un acheteur en gros”, en condamnant “le despotisme de parti et l'égoïsme des guesdistes” : “Je vois avec douleur le parti socialiste déserter en France les principes moraux sur lesquels il avait rassemblé autour de lui un si grand nombre de personnes.” A cette lettre qui commence par : “Cher ami”825, Monod joignait un article qui définit leur objectif commun, l'espoir que le XXème siècle verra “le triomphe du socialisme, c'est-à-dire la prédominance des intérêts généraux de l'humanité sur les intérêts particuliers des individus ou des groupes de classes, de castes ou de nations.” En parlant de ceux que Herr “enrôl[ait] dans son régiment”, R. Rolland se servait de l’expression jadis employée à propos de Cousin 826. C’est ce “despotisme des intellectuels”, pour parler comme Leroux, que Michelet et Monod cherchaient à remplacer, à la Sorbonne et à l'Ecole Normale Supérieure827 , par “la connaissance pieuse du passé”. Comme Péguy, Herr était un ancien élève de G. Monod. Il avait estimé Leroux, qu’il appelait “l’autodidacte subversif”. Pour étudier Mazzini et Herzen, “les deux hommes supérieurs” dont Malwida avait déploré le 823 Comme en 1902, en 1905, en 1913 des “antimarxistes” libertaires 825Membre de l'Académie des Sciences morales et politiques. Péguy n'a alors que vingt-sept ans. 826“Notre vieille maîtresse” disait Quinet à Michelet, lorsque Leroux publia Réfutation de l’Eclectisme. G. Monod aura Paul Janet comme professeur en classe de philosophie, et quand P. Janet était élève de cette classe son professeur lui avait expliqué cette Réfutation . 827Déjà, dans la “Revue indépendante” de Pierre Leroux et George Sand (autodidactes l'une et l'autre) Mickiewicz écrivait en 1843 : “Les grands artistes ne sortent presque jamais des écoles, et ils s'inspîrent toujours de la grande vie qui anime le peuple”. Cette idée remplissait Michelet de confusion. Rétablissons un nom oublié tout à l'heure dans une citation de son Journal : “Mickiewicz, Herzen, comme je les ai aimés.” 824Proche 310 Nationalegoismus, Monod avait conseillé à à Herr d'apprendre le russe et de prolonger en Russie son voyage d'étude en Allemagne, et à R. Rolland d'aller en Italie. Identique découverte. A Florence, Gaetano Salvemini avait appris à R. Rolland que Mazzini était “une éponge gonflée aux quatre cinquièmes828” par ses lectures de jeunesse, “la Revue encyclopédique” et l'Encyclopédie nouvelle. La “Revue encyclopédique” avait été la pâture intellectuelle de Herzen et l’Encyclopédie nouvelle l’avait “enthousiasmé”. Voilà ce que Raoul Labry829 découvrit à Moscou. Herr connaissait Labry. Il pouvait mesurer la dette de Herzen. S'en est-il informé auprès de Malwida ? Si elle a lu ce qu'il écrivait, elle a certainement admiré sa connaissance des poètes allemands, et approuvé ce qu'il disait de l'influence française sur Marx. Mais certainement protesté en ne trouvant ni le nom de George Sand ni celui de Michelet830 dans la liste publiée par lui des dix Français831 grâce auxquels sont “venues les idées qui fécondèrent le monde” . C'est à cause du Discours sur l'origine de l'inégalité qu'il mentionnait Rousseau, mais Leroux et George Sand pensaient aussi à la Profession de foi du vicaire savoyard, et Michelet 832 à l'auteur de l'Emile, précurseur de Pestalozzi, qui fut le précurseur de Froebel833 , et de tant d'éducatrices dont j'ai déjà rapproché Malwida et Pauline Roland. Ce que Malwida avait appelé “unsere Weltanschauung” n'était pas le féminisme féminin, mais le “saint-simonisme de George Sand”, tel que l'admiraient Biélinski avant 48, Dostoïevski834 en 1876 et Tourgueniev en 1879. Leur “georgesandisme” n'était pas le culte d'une vedette835. C'est parce que George Sand et Malwida osaient se dresser contre “la métaphysique glacée des Allemands” et “l'athéocratie” de Blanqui qu'elles étaient comparées à Jeanne d'Arc, et à ce titre admirées en Allemagne et en Russie par les amis de Leroux, et raillées par ses ennemis. En 1855, disant à la fin d'Histoire de ma vie comment elle avait été “sauvée” du romantisme et du blanquisme836, George Sand écrivait : “Leroux vint, éloquent, ingénieux, sublime”. Malwida s'opposait alors à la “Commune Révolutionnaire” qui vantait “le socialisme viril” en 828Nettement plus que Marx, dont la dette a été reconnue en 1995 par Maximilien Rubel, éditeur de Marx à la Bibliothèque de la Pléiade. 829 Alexandre Herzen : essai sur la formation et le développement de ses idées. 830 Chers tous les deux à Jaurès 831 dans “le Peuple”, en 1890, où les “allemanistes” trouvaient le nom de Leroux. 832“Moins de lois, faites des hommes.” 833R. Stummann-Bowerth le remarque, o. l. , p. 81 “F. Fröebel ist der Nachfolger Pestalozzis und Pestalozzi der Nachfolger Rousseaus.” 834Quelques pages sur George Sand, Journal d'un écrivain (1876) 835Franco Venturi a fait cette remarque dans Il populismo russo (1952). 836Depuis les Lettres d'un voyageur (1836) 311 Herzen837 insultant Leroux. et Mazzini écrivaient leurs Mémoires pour faire croire qu'ils ne devaient rien aux Français. Voici au contraire comment commence le premier tome des Mémoires d'une idéaliste : “en écoutant les récits de ma mère, je pensais déjà ce que George Sand a écrit dans ses Mémoires : recueillons les traditions des anciens”. En 1903, au moment où meurt Malwida, les socialistes de la “Revue socialiste”, amis de Péguy et adversaires du “régiment” de Herr, affirmaient qu'il fallait “faire de George Sand une autorité”, un éducateur pour la France”, et ils louaient sa biographie, “oeuvre fraternelle écrite par une femme, une Russe.” Monod838 publiait alors la lettre écrite en 48 par Michelet à George Sand : “C'est un culte que j'ai pour vous. Vous êtes toute mêlée à ma religion de la France”. Mais lorsqu’elle dédiait Spiridion à Leroux, elle l’appelait “Père et Maître”. Michelet, Renan, Monod savaient cela, et Jaurès aussi, “frère de George Sand”839 , et Péguy aussi, en un temps où “l’influence de Leroux était partout, et son nom nulle part”840. Péguy ne nomme jamais Leroux, mais à qui donc pense-t-il, lorsqu’il dit que Hugo est “mauvaisement jaloux” et que longtemps Michelet est resté “le bon jeune homme Michelet” ? 837Pauvres slavisants ! Francophobe, I. Berlin les trompe en faisant de Herzen mémorialiste le successeur direct de Jean-Jacques auteur des Confessions. A l'en croire, Herzen ne doit rien, ni à George Sand ni à Leroux 838Dans Jules Michelet. Etudes sur sa vie et ses oeuvres, volume passionnément lu par Péguy en 1905. 839Comme l’a bien dit Maurice Barrès 840Pierre-Félix Thomas écrit cela en 1904 312 313 CHAPITRE XIV PROUST LECTEUR DES “ CAHIERS ” Voici trente ans, on avait le choix entre deux dogmatismes : il fallait avec la critique traditionnelle séparer Péguy et Proust, et ranger celui-ci à côté de Gide et celui-là à côté de Claudel. Ou bien, avec la critique stalinienne, il fallait exclure Proust et Péguy, et mettre au pinacle Romain Rolland et Anatole France. En découvrant la date de son abonnement aux “cahiers”841 , j'ai dit que Proust s'alliait à Péguy (sans le savoir) en ripostant, par la Recherche, à La Foire sur la place. Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Bernard Lazare ? Je soutenais qu'avant même de s'y abonner il se sentait en affinités avec les “cahiers de Péguy et de Bernard Lazare”. En 1992, cette hypothèse a été confirmée par la publication de la lettre où Proust dit en 1907 qu'il lui arrive de lire Péguy et d'“écrire des choses presque pareilles”842 . Déjà, tout au début du siècle, quand Proust écrit Jean Santeuil, les anciens élèves du Lycée Condorcet qu’il met en scène sont dreyfusards, et les revues dreyfusardes, "Pages libres", "le Mouvement socialiste", "la Revue socialiste" parlent toutes, pro aut contra, d'un "retour à 1848”. Les "cahiers de la quinzaine" jouent un rôle important dans cette commémoration, sans jamais imprimer le nom de Leroux ni celui de George Sand. Quand Emile Buré propose à Péguy un "cahier" où il aurait évoque "le bon Pierre Leroux", Péguy refuse. Comme l'a fort bien montré Julie Sabiani843 , Péguy désapprouve l'ironie de ces amis de Jaurès qui disent que George Sand "traduisait le socialisme rêveur et mystique de Pierre Leroux". Proust n’imprime pas non plus le nom de Péguy, mais c’est peut-être à Proust que Péguy pense en 1907 quand il écrit “il en entend parler” (il désignant quelqu’un qui passe pour un grand paresseux). Sur l’importance du non-dit songeons aux pages particulièrement chères à Proust où “il a sans le nommer évoqué discrètement le Christ"844lorsqu’il a écrit que Madeleine s'était trompée en croyant "que c'était le jardinier". Déjà, le coeur de 841Le 1er février 1908. Je renvoie à mon livre Proust et Péguy, des affinités méconnues, The Athlone press ,University of London, 1972, p. 8. 842 Correspondance avec D. Halévy, p. 97. Tout en sachant, au moins depuis 1907, qu'il était lu par Proust, Péguy ne lui a jamais ni parlé ni écrit. 843L'amour universel chez George Sand et chez Péguy,"Travaux de linguistique et de littérature de la Faculté des Lettres de Stransbourg, XI-2, 1973, pp. 123-138. 844 , comme le remarquait en 1968 M. Jean Mouton, Proust, collection les écrivains devant Dieu, 1968, p. 102. 314 la musicienne Consuelo était "fait comme le coeur de Jésus". Et l’imitation du modèle qui a dit : "Apprenez tous de moi que je suis doux et humble de coeur" est encore beaucoup plus sensible quand Marcel écrit : "Ma grand'mère était douce et humble de coeur". De même, le coeur de Monsieur Vinteuil845. Mais c’est plus tard, c’est pendant le guerre qu’ a été écrite la note capitalissime sur “l”école néo-catholique”. Proust envisageait d'étendre à l'art littéraire ce qu'il avait dit pour la musique. En aimant la Sonate de Vinteuil, Swann aimait seulement l'esquisse du Septuor où était caché un "appel mystérieux [qui] fait pressentir un bonheur supra-terrestre". Cette "espérance mystique de l'Ange écarlate du Matin", "Swann n'avait pu [la] connaître, étant mort comme tant d'autres avant que la vérité faite pour eux ait été révélée." Quelques années plus tard, Proust complète cette phrase, en y introduisant l'idée d'un autre appel, " appel mystérieux car cet évangile n'avait été divulgué qu'un peu plus tard". Appel lancé non plus par une musique, mais par une poésie "néo-catholique" venue du dreyfusisme. Comme Jean Santeuil, Swann regardait le colonel Picquart comme "le dreyfusisme incarné" : il ne connaissait qu'une esquisse. Après la mort de Swann, les lecteurs de Péguy apprennent en 1910 qu'"il y eut deux affaires Dreyfus. Celle qui était sortie du colonel Picquart était très bien. Celle qui était sortie de Bernard Lazare était infinie." Swann était mort sans savoir que le dreyfusisme avait fait naître dans les Lettres quelque chose de "supra-terrestre". Il n'aurait pas suffi, d'ailleurs, d'être en vie pour recevoir cette bonne nouvelle : il aurait fallu d'abord connaître ce que le narrateur appelle Bergotte, le véritable Bergotte, "cette partie de [moi] même qui [m]'était la plus chère", ce moi idéal où le narrateur conservait en secret ses "croyances" de jeunesse, comparables à celles d'"un catholique". "Tu n'étais pas si déraisonnable de croire en elles, cher Bergotte". Proust amorce ainsi en quelques phrases un immense développement : il aurait fallu transformer Bergotte pour qu'il ressemble non plus à Anatole France, mais à Monsieur Vinteuil, catholique. Proust n'a pas eu le Temps, Proust est mort avant. "Toute"846 l'oeuvre-cathédrale aurait pris un caractère nouveau, si elle avait reçu cette deuxième flèche. A laquelle Proust pense peut-être quand il écrit dans Le Temps retrouvé : "à cause de l'ampleur même du plan de l'architecte, […] combien de grandes cathédrales restent inachevées !" En 1898, deux étudiants de philosophie, Péguy et Proust admiraient deux professeurs de Faculté, Jaurès et Gabriel 845Je renvoie à Proust et Péguy, des affinités méconnues, Londres 1972, et à sa conclusion Proust et Péguy ou le mystère de Pâques, "Etudes", février 1972. 846 "Capitalissime, issime, issime de peut-être le plus de toute l'oeuvre". 315 Séailles, dreyfusards et membres du Comité d'Honneur pour le bicentenaire de Pierre Leroux. Jusqu'en décembre 1901, Proust pouvait lire Jaurès, Séailles et Anatole France dans les "cahiers de Péguy et de Bernard Lazare". En 1902 il pouvait tout à fait désapprouver comme Bernard Lazare et Péguy ceux pour qui Jaurès n’était “plus un homme mais un véritable fétiche”, à cause de la propagande faite par Herr dans les instances de l’Enseignement Primaire et Primaire supérieure. Mais de nos jours Leroux, Bernard Lazare et Péguy sont inconnus, ainsi que la présence de Jaurès847 dans ce Comité d'Honneur. Donc, on croit avec M. Tadié que Proust est "hostile à Péguy", et qu'il imagine Bergotte d'après A. France. On croit, avec Mme Henry, qu'il renie le dreyfusisme démocratique que lui enseignait Séailles, et qu'il dérive criminellement vers Barrès. Or en 1902, quand A. France et G. Séailles suivirent Jaurès dans le combisme, des écrivains dignes de ce nom avaient parfaitement le droit de s'opposer à l'esthétique et à l'éthique jaurésiennes. C'est-à-dire, comme on va le voir, au "réalisme socialiste". En 1908 le "moteur secret" de Marcel Proust trouve dans un des Jean-Christophe publiés aux"cahiers" "la charge de combustible qui pourra [l]e décider à faire un article", article appelé Contre Sainte Beuve, d'où sortira la Recherche. Et R. Rolland n'est que l'un, et pas le pire, des auteurs de "la nouvelle école qui n'aimait pas Bergotte". En voyant que les "cahiers" publiaient leurs écrits, Proust ne devinait pas que les "cahiers" avaient un "prophète d'Israël" pour "patron et inspirateur secret", comme Péguy le "divulgue" dans notre jeunesse (1910) en racontant la maladie et la mort (1903) de Bernard Lazare. Déjà, dans son premier roman, Proust avait parlé des "jeunes gens intelligents", dont la sécheresse avait blessé Jean Santeuil. Ils figurent au premier rang de "ceux qui méprisaient Bergotte". Premiers de la classe au lycée Condorcet, ils avaient formé avec Daniel Halévy "le groupe juvénile fier de son poète, Fernand Gregh". Robert Dreyfus, qui avait collaboré aux "cahiers", se reprochera, en écrivant cela, d'avoir pris Gregh pour "le prince des poètes"848. Vantard; Gregh prétendait faussement collaborer aux cahiers tout en étant849 "bon camarade de Herr et de Léon Blum"850. En 19O5,Proust ironise dans "le Figaro" sur le "règne communiste" de "Jaurès, Messie du monde futur", et sur l'adulation de "Victor". Gregh juge 1905 que Proust 847Enfin signalée en 1998 dans le Cahier trimestriel Jean Jaurès n°145 rendant compte de notre Bulletin de février 1997 848 Souvenirs sur Marcel Proust, 1926 849Impossible à partir de janvier 1904, le "schisme" ayant eu lieu, Péguy ayant accusé "ceux de Herr" de préparer "un Etat englobant tout" et pour commencer "un monopole d'Etat collectiviste" dans l'enseignement. Péguy, qui s'est à bon droit moqué de Gregh, n'a jamais rien publié de lui. 850Gregh raconte tout cela dans L'äge d'or (1947) 316 est trop ruskinien et archéologue pour contribuer à la souscription des "cahiers". Contre "les démagogies issues du dreyfusisme", l'anticléricalime maçonnique et l'antipatriotisme marxiste851, Proust sait que Péguy et lui ont les mêmes alliés : Joseph Reinach852 qui en 1904 démissionne du Comité central de la Ligue des Droits de l'Homme afin de protester contre "la délation systématique organisée par la FrancMaçonnerie" 853, et Darlu854, qui préside en 1904 la conférence de Péguy sur "le communisme anarchiste" dont Bernard Lazare avait été le principal interprète. Il fait l'éloge de Renouvier855 , qui venait de dire en mourant que la démocratie est menacée par "la guerre menée contre le sentiment religieux", et il s'élève856 à la Société Française de Philosophie contre Lanson, ce professeur de littérature qui souhaite que "Dieu, l'âme et la métaphysique soient supprimés des programmes de philosophie." En 1907 Proust avait répondu à D. Halévy qu'il avait en commun avec Péguy "un certain sentiment de la géométrie des terres, des villages […] Sur les noms j'ai écrit également des choses presque pareilles857". A ce moment-là, il se sentait plus proche de Péguy que d'Halévy. Mais en 1912 il dira qu'en 1907 D.Halévy lui avait demandé de lire un "cahier" de Péguy et de s'abonner, "J'ai lu, j'ai répondu : je trouve ton ami sans talent pour telle et telle raison, mais puisqu'il est malheureux, je souscris quand même." Entre temps, R. Rolland avait fait croire que pour " dire la vérité à la France" il n'y avait que Jean-Christophe, "ou ce fou de Péguy". Malheureusement, Proust ignore l'irritation de Péguy contre Romain Rolland, qui se croyait un peu le maître des "cahiers", parce qu'il y était l'auteur le plus rentable, 851Proust craint que "l'antimilitarisme de la plupart de [s]es amis socialistes" ait pour résultat "de rendre possible l'agression sans raison de l' Allemagne". 852Proust écrit alors à Mme Strauss (née Halévy) : "Il est toujours dans la raison, dans la noblesse, dans la justice". 853 Ces paroles sont de Gabriel Monod, dont notre jeunesse fera l'éloge. 854 Professeur de philosophie à Condorcet et premier maître de Proust, Darlu reprochait au marxisme, en 1895, d'oublier un principe : la liberté. Je renvoie à mon rapport Union dreyfusarde et divisions des dreyfusards, dans les Actes du colloque L'esprit républicain (1972). 855 Ancien collaborateur de Leroux. 856Soutenu par Léon Brunschvicg, ami de Proust, et par Félix Pécaut, ami de Péguy. 857Correspondance avec D. Halévy citée par Tadié, en 1996, p. 601. Confirmation inattendue de l'hypothèse que je faisais en 1972 à la première page de Proust et Péguy : c'est à Proust que Péguy faisait une allusion (voilée), l'été 1907, en terminant la première Situation, de manière énigmatique : "Croyez, mon cher Halévy, qu'il fait comme nous, le fleuve, il en entend parler". Derrière ce non-dit se cache un vaste secret. Ni Péguy ni Proust ne nomment Pierre Leroux, qu'ils connaissent vraisemblablement autant qu'Halévy, qui le nomme comme faisait aussi Bernard Lazare. 317 et aussi contre ceux qui sont dupes du double langage de Jaurès. Ces anciens camarades de Condorcet que Proust considère comme des "littérateurs sans talent et pleins de bonne volonté", Péguy les appelle "les innocents, ou les hommes de bonne volonté". Cela, l'été 1905, dans une longue méditation inédite sur le Journal de Michelet, sur le génie, qui est un hôte mystérieux, et donc sur ce que "nos embarrassés théologiens" appellent "le problème des deux natures de Jésus-Christ." En arrêt lui aussi devant le mystère du génie, Proust exècre R.Rolland, qui croit expliquer le génie de Jean-Christophe en disant : "Tous les contraires se fondent en l'éternelle Force". "JeanChristophe embrasse tous les contraires à la fois". Pour être "stimulée", sa "grande âme" a besoin d'"un débordement de passions". Méprisant "le rêve grossier du bonheur", "vomissant le socialisme bourgeois des parlementaires sociaux-démocrates", admirant "l'élite qui guidait au combat les Syndicats ouvriers", il s'enflamme pour "le mysticisme guerrier des chefs qui appliquent à l'action violente Kant et Nietzsche à la fois". Et Rolland nomme "idéalisme" ce mélange d'Apollon et de Dionysos, de Sorel (Les réflexions sur la violence), de Hegel (la rationalité du réel), d'A. Comte (la science supplantant la théologie et la métaphysique), de Taine (l'oeuvre d'art mourant avec la société où vécut son auteur), de Proudhon et de Marx. C'est tout cela que Proust condamne, en relevant plume en main les expressions grossières858, superficielles, insincères : "A chaque page R. Rolland flétrit l'art immoral, l'art matérialiste", alors qu'"il est, lui, bien plus matérialiste". Monsieur Vinteuil sera en tout le contraire de JeanChristophe. Professeur à la Sorbonne, jugé par Proust "inférieur à tous les écrivains d'aujourd'hui", R. Rolland demeura fidèle à ce qu'il appelait tantôt "mysticisme guerrier" et tantôt "la raison". C'est à lui que l'Académie Française, en votant contre Péguy, attribua en 1911 son Grand Prix de Littérature. "Ne faisant pas de différence entre les nations" européennes, il fut salué comme "conscience de l'Europe" par Stefan Zweig dès 1914. Ayant vécu durant la guerre "au dessous de la mêlée", selon Proust, l'auteur d'Au dessus de la Mêlée reçut ensuite le Prix Nobel. Manès Sperber a fort justement attiré l'attention sur le mot avant en écrivant que "dès 1929, avant toute menace nazie", R. Rolland fut "l'un des initiateurs de la conspiration du silence" en s'opposant à la publication de Vers l'autre 858 Proust recopie en particulier cette phrase de R. Rolland : "Ces femmes-là mériteraient d'être fessées". 318 nue859 . flamme, la Russie Trosky le regardait comme le prototype de "l'intelligentsia occidentale tombée à genoux devant la bureaucratie soviétique". Dans l'URSS de 1936, il admirait "l'apparition tumultueuse, élémentaire, de toute une intelligentsia prolétarienne, qui manifeste une vitalité et un enthousiasme extraordinaire". Alors, embrassé par Staline et proclamé par lui "le plus grand écrivain du monde entier", il fut pressé d'intervenir, comme Gide, pour la défense des "libres esprits persécutés". Il prit contre eux la défense de Staline, refusa de l'importuner et répondit : "C'est la loi de la vie. Elle est sereine. Les vieilles générations ont toujours tort". C'est déjà ce qu'il avait écrit en 1903, dans le "cahier" intitulé Le théâtre du peuple : "Les oeuvres passent comme l'homme. Pourquoi Dante et Shakespeare échapperaient-ils à la loi commune ? Et vive la mort si elle est nécessaire à fonder la vie nouvelle. Loin de la retarder, hâtons la plutôt. Puisse l'art populaire s'élever sur les ruines du passé !" Deux ans après ce Théâtre du peuple, les "cahiers" publiaient le Beethoven par lequel Romain Rolland inaugurait sa série des Vies des Hommes illustres. La Recherche, c'est la revanche de l'art littéraire860. Le narrateur avait failli renoncer. Il s'était senti "fort troublé [par] les théories" qui imposent à l'écrivain "des sujets non frivoles ni sentimentaux, mais peignant de grands mouvements ouvriers", ou tout au moins "de nobles intellectuels, ou des héros". Voilà le "réalisme socialiste", voilà un des enjeux de la querelle qui en 1910 a presque entraîné un duel entre Péguy et D. Halévy. Dans l'Apologie pour notre passé, D. Halévy présentait les excuses de ceux des dreyfusards qui avaient tardé à se séparer de Jaurès. Il ne nommait pas Bernard Lazare. Riposte de Péguy dans notre jeunesse : "Je suis le seul à parler de Bernard Lazare". Chacun des deux champions va avoir son second. Ecrivant à Péguy, Bergson admire "votre cahier sur la mystique et la politique […] Vous n'avez rien écrit de meilleur, ni de plus émouvant". Et il fait aussitôt les démarches nécessaires à la survie des "cahiers"861. Ecrivant à D. Halévy, R. Rolland lui confie que pour sa part, durant l'Affaire, il était resté au-dessus de la mêlée: "Je me trouvais au milieu de braves gens qui déraisonnaient à qui mieux mieux. Quand le feu prend à la maison, chacun se sauve avec l'objet le plus précieux : pour les uns, c'était 859 Troisième tome, préparé par Boris Souvarine, des ouvrages de Panaït Istrati sur l'URSS, cf. Michel Heller, B. Souvarine et la Russie, "Les Cahiers d'Histoire sociale", été 1996, p. 17. 860Je renvoie à mon article Proust et Péguy ou "la foi dans les lettres", "La nouvelle Revue française", avril 1973 861 Et en janvier 1939, "dans les ténèbres où nous avançons à tâtons", il annonçait qu'un jour on verrait "resplendir de nouveau la lumière que "la France reçut mission d'apporter au monde". Demandant : "Qui donc ranimera la flamme ?" il répondait : "Péguy !". 319 la justice ; pour les autres, la tradition et la patrie ; pour moi, ce fut la raison". Proust prendra le même parti que Bergson. Certes, en 1910, il n'écrivit ni à D. Halévy ni à Péguy862. Il était probablement trop absorbé par la Recherche pour lire attentivement, en avril, l'Apologie d'Halévy, et en juillet l'apologie pour l'"inspirateur secret des cahiers" qui en 1903 "était mort avant d'être mort"863. Proust se souvient peut-être de ces mots en écrivant la note capitalissime sur Swann "mort avant " et sur Bergotte "cette partie de [moi] même qui [m]'était la plus chère". Pas en 1910, mais "un peu plus tard", comme le dit la même note. Pas en 1913, puisqu'il dira qu'en 1913 il n'avait pas encore lu "les meilleurs oeuvres de Péguy". Péguy meurt en 14. Un peu plus tard, regrettant de s'être montré "un peu injuste envers le pauvre Péguy", et "ayant loyalement suivi les efforts" du "mouvement" sorti de l'authentique Affaire Dreyfus, Proust sait qu'une poésie sincère, "sans littérature", y a trouvé sa source. La mort de Bergotte n'avait donc pas marqué la fin de l'art où "les souvenirs de l'antiquité et des chefs d'oeuvre de l'architecture chrétienne et les textes sacrés mêlent leur substance". En parlant d'une "admirable école néocatholique" qui avait pour inspirateur un prophète juif, Proust ne dérivait évidemment pas vers un conformisme intégriste864. Il voulait "détruire l'esprit de parti"865, comme Bergson, qui faisait confiance à Péguy "pour refouler à la fois les antisémites et les fanatiques"866, ce dernier mot visant ce que Bernard Lazare appelait "théophobie". En décembre 14, Bergson et Proust ont-ils pu ignorer qu'on lisait le nom de Charles Péguy dans une liste d'israélites morts pour la France ? Comparons "l'appel mystérieux" qu'entend le narrateur à ce qu'Antonio Gramsci et Bergson ont qualifié de mystique en lisant notre jeunesse. Dans ce "cahier", en 1917, l'élève et l'ami de Gaetano Salvemini retrouvait le "senso mistico religioso del socialismo"867: Bernard Lazare et Péguy lui apparaissaient moins (si on peut ici distinguer) comme les prophètes d'une religion rénovée que comme les 862 Entre Proust et Péguy, aucune trace de relations. Comme Leroux, rentrant d'exil, et disant à Paris :"Tout le monde me croit mort". 864 L'extrême politesse d'une lettre adressée par Proust à Francis Jammes, et l'habitude ecclésiasique d'associer Péguy et Claudel ont pu faire croire que Proust, en parlant de cette "école", rapprochait ces trois écrivains. C'est ce que faisait en 1913 tel journal catholique, qu'une judicieuse amie de Péguy lui envoyait en annotant : "Quelle salade !" 865 Comme Halévy disant de Péguy (après mûre réflexion) :"J'aime son combat, dur au Falloux comme au Durkheim" . Je renvoie au mémoire de Mme Christine Taillé 866 Ces mots sont extraits d'une lettre adressée par Péguy à Bergson. 867C'est en 1977, au colloque Péguy vivant (Actes, 1978, pp.697 sq) que cela a été expliqué par Vito Carofiglio. 863 320 militants de la République Universelle Démocratique et Sociale. Bergson pensait certainement à l'éclat nouveau de la lumière qui avait "rénové les idées morales à la fin du XVIIIe siècle" et continué à luire durant le Second Empire grâce à "l'élite de la France"868 . Mais il pensait aussi au "point d'origine dans l'histoire des religions" qu'avait été, selon Péguy, la culmination dreyfusiste des mystiques juives, chrétiennes et françaises. Péguy espérait que le rejeton dreyfusard du "vieux parti républicain", greffé sur le vieux tronc de l'Eglise, porterait fruit, et que "notre renaissance" viendrait de ce "petit bourgeon" atypique. En appelant "néo-catholique" cette renaissance, Proust a deviné au moins une part du secret, que Péguy confiait à un de ses quatrains869 : Tu portes un secret Plus grand que toi 868 Bergson écrit cela dans son Discours de réception à l'Académie, qui, sans la guerre, aurait paru aux "cahiers", — où Bernard Lazare aurait de même voulu publier Le fumier de Job. 869 Je renvoie à La Ballade du coeur (1973),où Julie Sabiani a présenté les quatrains encore inédits à cette date, et à la Postface, qui est de moi. 321 CHAPITRE XV Les cahiers incognito et leur influence, ou Leroux Une présence anonyme -- Résonnances bergsoniennes ? -- 1905. La grande lueur à l'Est --1905. "Pierre Leroux, ingénieux et fécond" -- 1906. Eugène Fournière et l'affaire Leroux -Naphta870, ou Sorel contre Leroux et Bernard Lazare -- Les naturalistes philosophes -- "le mouvement dont [Péguy est] le chef" -- Clio égarée Comme Antoine Adam, Guillemin avait audacieusement pris parti pour Rousseau contre les "ardents défenseurs d'athéisme". Connu comme ami de Péguy, on croyait qu'il allait le défendre contre le Parti intellectuel. Au contraire, en se déclarant "disciple marxiste de Lucien Herr", il a paraphrasé jusqu'à la chûte du Mur de Berlin le verdict prononcé en 1920 par l'éminence grise de la SFIO : "Péguy était un méchant fou". Emule de Sainte-Beuve, Guillemin s'intéressait aux anecdotes et aux ragots plus qu'aux idées. Comme Sartre et Bernard-Henry Lévy, ses disciples, il a été en plusieurs pays le favori des médias. A son avis, Bernard Lazare est "un individu suspect". Agent du syndicat juif selon les antidreyfusards de droite, et laquais de Rothschild selon les guesdistes, antidreyfusards de gauche, il a été transformé par Péguy en "prophète". Cela, afin d'éliminer Jaurès, le héros du dreyfusisme, dont Péguy était jaloux. Guillemin ne tenait aucun compte des mille pages inédites de Péguy qu'on avait publiées durant les années cinquante en même temps que Jean Santeuil. Or Proust et Jean Santeuil admiraient le jeune militant socialiste qui animait la campagne dreyfusarde et ils ne pouvaient plus admirer l'éloquent porte-parole du "Parti pauvre appelé socialiste". Personne Dans La Montagne magique, Thomas Mann représente par ce pers 870 l'auteur mi révolutionnaire mi réactionnaire des Réflexions s violence. Dans Doktor Faustus, il condamnera cet auteur qui a l'avait séduit 322 Guillemin871. n' osait contredire Je pris contre lui la défense de Proust et de Péguy, et ma diatribe Du côté de chez Sartre, Péguy aux outrages872, avant d'être appréciée, à Londres en 1972873 874, aux "Etudes" en février 1972875 , à la nrf en 1973 et à la société des Amis de Marcel Proust et de Combray (n° 23, 1973), avait été remarquée par un agnostique qui n'était pas bachelier, Roger Secrétain, Maire d'Orléans876. Madame Charles Péguy m'avait remercié. Quand elle mourut en 1965, Roger Secrétain souhaita que cette ville acquière les archives des "cahiers" et il m'en confia l'inventaire. Je croyais trouver souvent mention de Leroux, et j'ai été déçu. Péguy avait eu beaucoup de correspondants 877. siècle après l'ensevelissement décidé par Herr, Un demiil était Et donc mettre en cause Lucien Herr. Ce que j'ai fait dans 871 Anarchiste ! publié dans "Esprit" à l'automne 1964 au momen l'inauguration du Centre Péguy par A. Peyrefitte, qui relisai article en 1998 97èmes Feuillets de l'Amitié Charles Péguy, 872 où les Athlone-Press publièrent 873 ma conférence Péguy et Pro affinités méconnues par les critiques Proust, Péguy et le mystère de Pâques 874 Péguy et Proust ou la foi dans les lettres 875 876 En août 1972, au moment de rééditer "le message de refu réconfort" qu'était son Péguy de 1941, il m'écrivait : "J'ai plume en main, votre si riche, si dense et si éclairant principale, et la thèse complémentaire qui justifie la créa notre Centre […] Vos rapprochements Péguy-Proust en ou passionnent et je suis revenu, là-dessus comme sur d'autres sur mes hâtives considérations d'antan". Replacées dans leurs enveloppes après lecture, les lettres 877 adressées à Péguy étaient encore un demi-siècle après sa mort rangées par ordre chronologique dans des boîtes de cigare. Te telle d'entre elles avait été lue ou même reproduite par un m 323 trop tard pour retrouver des survivants. Les deux guerres avaient entraîné beaucoup de morts précoces, détruit beaucoup de documents, et laissé le champ libre à des témoins mal informés, peu perspicaces, proudhoniens, maurrassiens ou catholiques, dupes souvent de Georges Sorel, le faux ami. Pour retrouver les ayant-droits, accéder à diverses archives familiales, publier ces correspondances, et entreprendre dans ce passé aboli les fouilles nécessaires, il aurait fallu une équipe de recherches. N'étant pas professeur d'histoire, l'éventuelle prolongation de mes recherches dépendait au CNRS de "littéraires" pour lesquels Péguy était avant tout un poète. Ils ont été étonnés de voir que parmi ses lecteurs Gide et Claudel m'importaient moins que Fournière. Les professionnels de l’histoire ne s'intéressaient pas à cet autodidacte, ni au fil peu visible qui relie nombre de "cahiers", en évoquant Evariste Galois, Hégésippe Moreau, Michelet, Quinet, Proudhon, Renan, Louis Blanc, Hugo, Alexandre Weill, Louis Ménard, “une famille fouriériste”, le Rhin allemand (1840), Juin 48, la Commune. Sans nommer Leroux, mais en attirant l'attention sur "ceux qui sont tus, ignorés, passés sous silence" . Afin de soumettre l'Internationale à l'influence franco-russe, Herr aurait voulu être secondé par Péguy. Il croyait que le régime tsariste était le pire de tous les régimes possibles en Russie. Péguy pensait autrement. En 1899 il s'est senti "un peu exclu" quand Herr lui a dit :"Vous êtes un anarchiste". Face à L. Herr et au Grand Orient, les "cahiers" étaient encouragés par deux maîtres qui tous deux étudiaient De l'Humanité, Gabriel Monod878 pour expliquer Michelet, et Bernard ou un ami de la famille, mais elles n'avaient jamais fait l'o d'une étude d'ensemble. Elles étaient pour la plupart inconnu voici trente ans, quand j'ai le premier exploré cette Atlanti engloutie. Les copies des lettres expédiées par les "cahiers" trouvaient aussi dans ces archives, en de volumineux registre j'ai découvert le nom de Proust parmi les noms des abonnés, e constance des relations familières entre Péguy et l'élite dreyfusarde. 878 Dès la fondation des "cahiers", Monod approuve le combat d contre l'unitarisme qui croit conciliables le socialisme guesdoblanquisme, et il écrit à Péguy le 4 mars 1900 : "Je vo douleur le Parti socialiste déserter en France les principes 324 Lazare pour continuer contre Renan le combat mené par l’auteur de Job sur la primordiale question du prophétisme. En 1896 Bernard Lazare avait été exclu de l’Internationale comme "anarchiste". Gravement malade, il ne pouvait pas terminer Le Fumier de Job, qu'il vulait éditer aux "cahiers". Par testament, il a confié la mise au net de ses notes manuscrites aux deux savants qu'il estimait le plus, Lucien Herr, dont il espérait, je suppose, atténuer la "théophobie", et Meyerson, qu'il savait en parfaite communion d'idées avec lui comme avec Péguy. La collaboration qu'il souhaitait n'eut pas lieu, et après sa mort le premier des dreyfusards fut bien vite “accablé d'ombre et de silence". Andler l'admirait beaucoup. Lui aussi, il aurait voulu réconcilier Herr avec Péguy. Herr lui a répondu :" N'essaie pas. Jamais !". Après la guerre, après la mort de Her, on a publié une très faible partie du Fumier de Job. Mme Elizabeth Bernard Lazare conservait une grande quantité de notes manuscrites dont une partie a disparu à cause des menaces de la Gestapo. Ce qui subsiste est pratiquement inconnu. Herr a fait disparaître ses papiers. Mais son "influence énorme et occulte" n'a été contestée qu'en 1991, par le Congrès de Strasbourg. Les sites archéologiques, quand ils sont mis à jour, risquent fort d'être à nouveau ensevelis sous la pression d'intérêts conservateurs. En avril 1968 un colloque sur le vocabulaire politique me donna l'occasion de présenter à un auditoire d'historiens un rapport sur les archives des “cahiers”. Je rappelais qu'en décembre 1901, dans le "cahier" qui commence par "Mon cher Péguy", Jaurès avait très fermement critiqué Marx et Engels, et je demandais : “lequel des deux est le plus vivant, le "socialisme scientifique moderne , c’est à dire allemand" que soutenait Engels, ou celui que Pierre Leroux dans L’Humanité, et à sa suite George Sand dans La comtesse de Rudolstadt et Michelet dans Le Banquet faisaient venir de Jean Huss ?” 879 . C'était le moment du Printemps de Prague. Mais le Comité d'historiens présidé par Guillemin pensait à autre chose, et Robert Ricatte, Professeur à la Sorbonne, m’écrivit dès le lendemain : “Viard, qu’avez-vous fait ? Un exposé manichéen tendant à prouver qu’ il y avait un bon et un mauvais socialisme (dont sur lesquels il avait réuni un si grand nombre de personn 1904 il approuvera Péguy ex imo corde, du fond du coeur, prendra position contre la politique de la Franc-Maçonnerie. Socialisme 879 de volonté et socialisme involontaire Formation et aspects du vocabulaire politique françaçs, lexicologie” n°15, Didier-Larousse, 1969,II en 18 “Cah 325 on pouvait sans extrapoler tirer la conclusion que l’alliance Fédération de la Gauche socialiste-Parti communiste était aujourd’hui contre nature.)” Il ajoutait : “je suis incapable de dire si je suis marxiste ou pas ; en tout cas je ne suis pas communiste". Il était catholique, il avait affirmé dans ses rapports au CNRS le caractère “indispensable” de mes travaux au Centre Péguy, il me rappelait cela en 1971 et à nouveau en 1978, mais critiquer Marx et Jaurès lui semblait proprement sacrilège. Les recherches historiques paraissaient périmées. En priorité, il fallait remplacer le pouvoir personnel par l'Union de la Gauche. Une présence anonyme En 1894, Leroux n'était pas nommé dans le Programme de la naissante "Revue de Métaphysique et de Morale"880. C’est en se référant "aux livres puissants d'un Fourier, d'un Lamennais, d'un Proudhon, d'un Michelet", qu'ils se proposaient de “continuer l'oeuvre immense du XIXème siècle : émancipation de la conscience, naissance à la vie civile des protestants et des juifs (jusqu'au fond de la Hongrie), émancipation politique des pauvres, émancipation civile de la femme, reconnaissance du droit des nationalités, revendication de la justice pour les travailleurs.” Et l’année suivante, prié de “faire parler la philosophie sur les aspirations confuses de l'esprit public", voici ce qu'écrit Darlu : "Les écrivains socialistes de ce siècle, de Saint-Simon à Karl Marx, ont rendu à l' humanité le grand service d'entretenir la pensée de l'idéal de justice. Et pourtant il y a dans le socialisme de l'heure présente, le marxisme, trop d'erreurs, et une erreur radicale dans la négation matérielle du principe spirituel de l'homme, la liberté. Le but n'est pas dans une révolution, qui ne serait qu'un coup de désespoir, mais dans des réformes, et non pas seulement dans des réformes politiques, dans des réformes sociales, unune réforme morale. On ne va sûrement au but de la justice que par des moyens justes ; pour fonder la cité de justice, il faut, comme l'a enseigné Platon, des âmes justes". Cette omission universitaire 881 a été remarquée à la "Revue socialiste", dont les rédacteurs, Eugène fondée 880 par trois futurs Xavier Léon et Elie Halévy, 881 De même, en lecteurs de Péguy, Léon Bruns anciens élèves de Darlu 1991, au Bureau national du PS, "l' avant-pro résolution où le nom de Leroux apparut pour la première fois soutenu par M. Michel Rocard et par les membres non universi 326 Fournière, Léon Valras et le docteur Pioger ne sont pas professeurs, Georges Renard étant professeur, mais en Suisse. Péguy commence son "enseignement supérieur extérieur à la Sorbonne" en faisant entrer à la rue d'Ulm cette Revue où Pioger écrit : "Si à présent nous avons de la peine à suivre Leroux dans ses dissertations religieuses, c'est faute de nous élever à la hauteur de son esprit. Il pensait pour tout le genre humain, et cela explique le caractère religieux qu'on a parfois reproché à sa doctrine." En ajoutant : “Le soin et l'acharnement qu'on a mis à faire disparaître ses oeuvres témoigne de la crainte qu'il inspira à ses ennemis les rétrogrades et les réactionnaires de toutes les écoles et de tous les partis”, Pioger faisait écho au Discours que Nadaud avait prononcé en 1877 et que les amis de Leroux reproduisaient en cette même année 1896 : “Savamment réfutés par un ouvrier sorti de son atelier, les normaliens et professeurs des hautes études avaient fait le silence autour de ses oeuvres [...] et répété qu’il n’était qu’un esprit nuageux et chimérique. Ses manuscrits étant refusés par les éditeurs, la misère harcelait sa famille”. La bourgeoisie bien pensante avait trouvé non pas un allié mais une arme. Tout en disant en 1899 : "Un catholique ne peut pas souscrire pour le buste de Leroux", car il a "refusé de se soumettre à la seule Eglise qui tient de Dieu la révélation", "préconisé l'alliance des Français et des Germains" et "soutenu, sophisme pur, que la société a le droit de modifier la propriété", elle ajoutait : "Leroux permet de combattre les socialistes, qui menacent l'Eglise et la propriété privée"882 . Mieux encore, les catholiques sociaux allaient utiliser Leroux pour opposer Jaurès à ses collègues universitaires. d'une part aux guesdo-blanquistes et aussi aux guesdo-blanquistes qui le rangeaient parmi "les malonistes malhonnêtes". A la "Revue socialiste", il était soutenu par les amis de Malon, qui jadis avait appelé Leroux “l’orgiaque spiritualiste”. Cela n'était pas oublié par les amis de Marc Sangnier. Ne confondons pas les “cahiers de la quinzaine” où Jaurès critique Marx le 16 décembre 1901, et “La Quinzaine”, qui le même jour disait que “toutes les brochures du docteur Pioger, tous les articles de la “Revue socialiste” n’enlèvent rien au jugement brutal de Benoit Malon sur “l’orgiaque spiritualiste”, et cette revue catholique de gauche ironisait sur “le zèle d’apôtre de Pierre Leroux, le premier des socialistes en date et en de son cabinet ", Jean-Paul Huchon, Jours tranquilles à Ma Grasset 1992 pp 187-191 882 Pierre Leroux et ses socialiste, Châteauroux, 1899. oeuvres, l'homme, le philos 327 valeur”, sur son “esprit confus et inculte”, sur ses rêves, partagés avec George Sand, “d’égalité absolue et d’universel bonheur”. Quant aux catholiques conservateurs, proches de Brunetière ou de Maurras, c'est surtout contre Bergson, le Juif Bergson, qu'ils utilisèrent Leroux. FidaoJustiniani allait écrire : "Leroux annonce et fait mieux qu'annoncer Bergson, cet Alexandrin qui fait fortune par=mi nous." Pierre-Félix Thomas avait été membre du Comité pour le monument de Leroux, avec Jaurès et Gabriel Séailles, qui étaient professeurs d'Université. Lui, comme Darlu, il n'est qu'un professeur de Lycée. En 1904 il publie Pierre Leroux, sa vie, son oeuvre sa doctrine. Contribution à l'histoire des idées au XIXème siècle, et il ébranle le mur du silence en disant que "l'influence de Leroux est partout et son nom nulle part. Combien, qui ne s’en sont pas vantés, qui ont su utiliser les fragments de son Dictionnaire !”. La "Revue socialiste" approuve fortement : "Leroux est le plus désintéressé des penseurs et le plus méconnu, car nos contemporains qui ont lu son oeuvre et lui doivent le plus semblent s'être donné le mot pour n'en parler jamais". Plus réticente, la "Revue de métaphysique et de Morale" emprunte au livre de Thomas la note prise par Taine sur Leroux :"Assez d'imagination et d'esprit, mais de seconde qualité", et proteste : “Jugement injuste, car si le mot génie a un sens, Leroux avait un peu de génie." Certes, le 21 juin 1903 l'éloge de Pierre Leroux avait été prononcé par Camille Pelletan, ministre de la Marine, et ce jour-là "le Journal" avait publié un article sur "l'un des chefs du mouvement dirigé contre la monarchie de Juillet"883. Mais ce genre de commémoration ne suffit pas à Thomas : professeur de philosophie, il n'a trouvé l'écho de Pierre Leroux que chez Jaurès, dont il a lu "le célèbre discours du 21 novembre 1893" dans le recueil publié par Péguy en 1899 sous le titre de l'Action socialiste. En 1902,1903 et 1904, en Sorbonne et aux "cahiers", ce sont "Quinet,Républicain exemplaire", "George Sand et Michelet", qui sont loués par Henry Michel et Gabriel Monod. En 1903, Leroux n'est pas nommé par Bergson dans l'Introduction à la métaphysique qui paraît dans la "Revue de Métaphysique et de Morale" puis dans le "cahier IV,12", ni par Darlu, qui célèbre à l’ Ecole des Hautes Etudes Sociales “Renouvier Quinet, Michelet, Proudhon, penseurs républicains rigoureusement individualistes”. En 1904, Darlu publie cette conférence, et sous sa présidence, dans cette même école, Péguy lui Intitulé "Le Monument de Pierre Leroux à Boussac", 883 Lucien Descaves, décou donné par lui à Boris Souvarine, qui m'en cadaeau. Je l'ai reproduit en 1993 dans notre Bulletin n° 10 328 acratiste"884 répond en opposant le "communisme aux deux variétés de dogmatisme (guesdiste et jaurésien). Là non plus le nom de Leroux n'apparaît pas, ni dans la Préface que Bergson donne à l'édition du Testament philosophique de Félix Ravaisson, ni dans le "cahier" qui rend compte du Congrès de la Fédération des Universités Populaires. Or cette Fédération était présidée par Gabriel Séailles, qui avait donné son nom au Comité d'Honneur pour le Monument de Pierre Leroux à Boussac. Et si on suivait en Sorbonne les leçons de Gabriel Monod sur le Journal de Michelet, on pouvait estimer que Michelet dans Le Peuple et Ravaisson dans ce Testament ne parlaient pas assez de l'influence de Leroux. Jaurès et Bergson se donnaient-ils le mot pour ne parler jamais de Leroux ? Les lecteurs de la "Revue socialiste" pouvaient fort bien se poser cette question. Elle pouvait embarrasser Jaurès. Engels et ses affidés s'étaient moqués de ce "normalien disciple de Malon". Il cherchait à s'unifier avec eux. Il cachait donc "[s]on arrière-pensée" et ne laissait pas trop voir qu'il était "frère de George Sand"885. Bergson lui aussi était embarrassé. Il n’a peut-être écrit le nom de Leroux qu’une fois, en 1915, en laissant à Durkheim, admirateur de Comte, le soin de parler de "Saint-Simon, Fourier, Leroux et Proudhon, parmi ceux que Comte aurait dû regarder comme ses prédécesseurs886. Les "cahiers" sont au centre du débat, Péguy étant en relations suivies avec Clemenceau, Georges Renard, Gaston Rouanet, Léon Walras, Georges Weill, Gabriel Monod, Bernard Lazare, Eugène Fournière, Lucien Decaves, qui sont favorables à Leroux, et aussi avec Georges Sorel et Edouard Dolléans, sévères à l'égard de Leroux. Sans pouvoir deviner ce qui a été dit de vive voix, on peut affirmer la vivacité des controverses, qui allaient être stimulées par les passions religieuses et chauvines, et Jugeant de même que le mot anarchiste était impropre et voul 884 comme Leroux écarter toute parenté vec les systèmes théocrate démocrates, Bernard Laeare disait aussi "acrate" Ce que Barrès a fort bien compris 885 Et dans ce même ouvrage sur La philosophie française , Lerou 886 sera mentionné ni par Durkheim, qui traite de Comte, Saint- Tarde et Le Play, ni par Charles Gide (abonné comme Bergson a “cahiers”) qui mentionne seulement première moitié du XIXème siècle, Louis Blanc. quatre “socialistes” pou Saint-Simon, Fourier, Prou 329 obscurcies par la rareté des documents. En 1896, on avait pu croire que les oeuvres de Leroux, rééditées, seraient enfin accessibles, mais on n'en réimprima qu’une seule, Malthus et les économistes. Sauf un disciple de Brunetière, FidaoJustiniani, personne n'avait entrepris de recherche méthodique. On ne disposait pas de la documentation nécessaire. Au mieux, avec Bergson, chargé à la Sorbonne du cours d'histoire de la philosopohie, on savait que sous le second Empire "l'élite de la France était exilée". Après la mort de Bernard Lazare (1903) personne peut-être n'était mieux informé que Péguy. Ses inédits conduisent à penser qu'il était seul en mesure d' éclairer cette fantasmagorie. Je crois qu'il l'aurait fait, s'il avait atteint l'âge, fixé d'avance à cinquante ans, de rédiger ses Mémoires. Résonnances bergsoniennes ? Romain Rolland était en 1944 pacifiste comme en 14. En écrivant dans son Péguy que "Bergson incarnait des énergies latentes", il voulait dire que Bergson, belliciste, entraînait Péguy du côté de Sorel, et en cela il se trompait, nous le verrons. Mais il n’inventait pas cette sorte de halo. De 1900 à 1903 la Fédération des Universités populaires887 réunissait des congrès dont Péguy publiait les compte-rendus. En les relisant, il y remarquait une "réalité naissante commune" qui faisait penser à "une sorte de résonnance bergsonienne”. Enseignant des disciplines différentes, ces dreyfusards bénévoles pratiquaient la pédagogie non scolaire, révolutionnaire que leur proposait Emile Duclaux, naturaliste, successeur de Pasteur à l'Institut Pasteur. Péguy lui demanda "s'il connaissait M. Bergson... Il me répondit que jamais il n'avait été mis directement en relations avec cette philosophie, et pourtant la parenté est évidemment indéniable". Bergson et Pasteur étaient extérieurs à la Sorbonne, et aussi Ostrogorski, sociologue ami de Bernard Lazare et d' Emile Meyerson. Les "cahiers" rapprochent Présidée par Gabriel Séailles, dreyfusard, qui signait avec 887 pour le Comité Leroux, et Métaphysique et de Morale". avec Ravaisson, dans la "Revue Séailles condamnait chez Renan " superstition de la science positive", et "l'éclectisme un peu superficiel qui lui a fait unir les sciences morales aux scie naturelles". C’est pour cela que Péguy l’avait d’abord choisi directeur de la thèse où il faisait l'éloge de "notre maître Duclaux" 330 l'Introduction à la Métaphysique, où Bergson disait que "le dogmatisme échoue parce qu'il veut reconstituer le mouvant avec la fixité des concepts", et La Démocratie et l'organisation des partis politiques par Ostrogorski. En se réjouissant de "l'excellente publicité" faite à ce livre par Péguy, Bernard Lazare et Meyerson savent leur commun enracinement dans le prophétisme juif. De même, Meyerson "attribuait aux lointains ancêtres polonais que Bergson et lui croyaient avoir en commun le sentiment d'affinités intellectuelles communes qui les lia toujours". Péguy n'étant pas juif, Meyerson songe en 1906 à des liens plus secrets que ceux de l'hérédité. "Il faut, écrit-il à Péguy , qu'il y ait entre nous "certaines similitudes profondes de l'être intellectuel, similitudes dont nous ne nous doutons peut-être pas nous-mêmes"888 . De même, du vivant de Péguy et de Proust, leurs amis juifs ne comprenaient pas et ne devinaient même pas leur ressemblance. Après leur mort, Robert Dreyfus a découvert "qu'ils n' étaient pas étrangers l'un à l'autre comme on le croyait et que, s'ils s'étaient rencontrés, ils auraient pu "reconnaître entre eux des affinités imprévues, certains traits de ressemblance lointaine mais profonde." En 1913 on a dit que les liens de famille de Proust avec Bergson expliquaient les réminiscences entraînées par la madeleine. Proust réplique : "Mon oeuvre est dominée par la distinction entre la mémoire volontaire et la mémoire involontaire, distinction qui ne figure pas dans la philosophie de Bergson". De fait, la mémoire involontaire surabondait dans Jean Santeuil, où Monsieur Beulier, "l'ami du colonel Picquart", fait lire à son élève La Bible de l' Humanité. On sait que Monsieur Beulier est imaginé d'après Darlu, plus âgé que Proust mais moins que Paul Janet, auquel Jaurès avait dédié sa thèse principale. En 1899, Paul Janet disait dans la "Revue des deux Mondes": "Pierre Leroux est un philosophe digne d'être rappellé au souvenir des nouvelles générations". Et ce vétéran racontait qu’en 184O il "dévor[ait]" De l'Humanité et que son professeur lui lisait la Réfutation de l'éclectisme". Proudhon avait vanté "l'antiéclectique, l'antagoniste de nos philosophes demidieux" qui osait flétrir l'hypocrisie de Cousin, son reniement, son amnésie, et sa théorie du Moi, du Moi conscient, en écrivant : "Il n'est pas en notre pouvoir de rappeler à notre gré nos souvenirs [...] La mémoire ne nous appartient pas". Le temps perdu ne sera retrouvé qu'en 1905 et 1906, et Leroux fera l'objet d'une polémique. Mais dès 1904, dans la période "racornie" qu'était le combisme, une question de politique internationale et un problème d'Instruction publique vont opposer Darlu, Proust et Péguy à Jaurès, 888 Mon article Prophètes d' Israël et annonciateur chrétien, R mars-juillet 1973. 331 Séailles et Lanson. En 1904, Jaurès jugeait paisibles les relations internationales et croyait à une Fédération européenne, et Darlu le critiquait en citant Renouvier :"De telles vues optimistes sont toutes superficielles". Péguy savait cela quand il a critiqué "le dogmatisme" de Jaurès en présence de Darlu, et je crois qu'en plus il connaissait De l'Allemagne889 , où un ami de Leroux, Heine, confirmait l'autorité de Renouvier. Comme directeur de avait choisi Séailles, qui thèse, Péguy avait témoigné au Procès Zola pour le colonel Picquart. Quand Séailles suivra Jaurès dans la politique pacifiste, Péguy rompra avec lui. Proust est du même avis que Darlu et Péguy, en janvier 1905, quand il ironise au sujet de Jaurès, "Messie du monde futur", et en juin , quand il juge que la politique de Jaurès "rend possible l'agression sans raison de 890 l'Allemagne" . Péguy, Proust et Darlu s'accordent aussi contre la "théophobie" que critiquaient Heine et Bernard Lazare, et là encore la résonnance n'est pas seulement bergsonienne. Proust regardait Darlu comme "un plus grand homme que Taine et que Renan" ; en 1904 Péguy critique vertement Taine et Renan ; selon Renan, Taine, Stuart Mill et Spencer891, Comte était le plus grand philosophe français depuis Descartes. Comte et Renan étaient les pires ennemis de Leroux. En 1904, “L'Humanité” de Jaurès publie "les réflexions d'un professeur de littérature française" par Gustave Lanson. Se réclamant d' Auguste Comte, pour qui Dieu et l'âme étaient "des mots vides de sens", Lanson déclare : “Je trouve de trop dans les programmes, Dieu, l'âme et la métaphysique". En 1905, la Société française de philosophie convie Lanson à un débat sur “L'idée religieuse dans l'enseignement” et charge Darlu de lui répondre. L’école, dit Darlu, doit enseigner l’histoire, qui a donné leur sens à ces mots. Darlu est appuyé par Léon Brunschvicg (ami de Proust) et par un ami de Péguy, Pierre-Félix Fécaut, fils de Félix Pécaut892, pasteur protestant devenu Inspecteur général, qui dix ans plus tôt, dans l'officielle “Revue pédagogique”, souhaitait que "l'idée de Dieu, qui couronne l'enseignement de la morale, le pénètre bien plus qu'elle ne 889 Je renvoie à Une alliance contre "le despotisme des intelle BAL n° 2-3, p. 74 890 A F. Gregh, le 5 juin 1905. Le stalinisme obligera Lukacs que ces Français-là ressemblaient aux prénazis. Remarque faite en 1905 par Emile Faguet, professeur lui auss 891 littérature française à la Sorbonne, mais de droite 892 Chargé par Jules Ferry de fonder l'école laïque, 332 le fait encore." Sans demander aux maîtres laïques "une puissance de conversion qui, dans le clergé aussi, est une grâce, un don rare", il était sûr que dans nos écoles "des milliers d'interprètes" seraient prêts à vulgariser un jour les paroles, venues "de la libre pensée toute seule ou de la libre pensée associée aux traditions chrétiennes" qui nous parleraient, "dans notre propre langue séculière, de ce qui est notre intérêt suprême, de ce qui, en chacun de nous, est l'essentiel de l'humanité"893. Un demi-siècle plus tôt, Renouvier avait exprimé bien plus que sa pensée personnelle en écrivant dans la "Revue indépendante" : “Nous ne croyons pas qu'une révolution religieuse puisse se produire au sein du clergé, soit catholique, soit protestant. [...] Mais elle se produira, le jour où l'esprit libre d'un laïque s'inspirera de la vieille lettre et nous révélera la vie, la pensée.” Au "lapalicisme", c'est-à-dire à la franche sincérité bergsonienne, Péguy oppose en 1905 le double langage de Jaurès. Jaurès dépendait du citoyen Vaillant, matérialiste lié à Laura Lafargue et à Karl Kautsky, et aussi des disciples d'Auguste Comte devenus, comme l'écrit A. Compagnon, "par leur conversion au radicalisme, ses compagnons de route"894. Jaurès allait "courber sa nuque puissante, disait Trotski, sous le joug de la discipline organique" . Jaurès pensait mais n'osait pas dire que Renan et le positivisme de Comte étaient les ennemis de la démocratie et du socialisme, lequel aurait dû être "une révolution religieuse". Idée claire et distincte pour quiconque pense comme Leroux que "la démocratie est une religion qui se forme" (1842), et que socialisme veut dire "démocratie religieuse", "religion sans théocratie". En 1904, à l’Ecole des Hautes études sociales on n'a pas oublié que Léon Bourgeois y avait fait des conférences sur La Solidarité, avant d’écrire dans ses Leçons sur la solidarité (1897) que "la théorie de la solidarité avait été faite par Leroux dans De l'Humanité". Aux conférences de cette Ecole comme au "cours Bergson" du Collège de France, les amis des “cahiers”, des “Pages libres”, du ”Mouvement socialiste”, de la “Revue socialiste” et de la “Revue des Métaphysique et de Morale” forment contre Comte et Renan ce que Péguy appelle une sorte de “Ligue pour la défense de la qualité”. Dreyfusard, habitué du "cours Bergson" et lecteur des "cahiers", l’abbé Violet demande à Péguy, en décembre 1903, de venir faire une conférence à un groupe "d' ouvriers socialistes, catholiques et anarchistes", cela "dans une franche neutralité". Péguy est alors explicitement Rapport d' Inspection Générale publié en 1894 en vertu d'une décision exceptionnelle du ministre de l'Instruction publique dans l’officielle “Revue pédagogique”. 893 894 La troisième république des Lettres, 1983. 333 "inchrétien". L'abbé ajoute: "Je connais votre esprit et il est tout à fait celui que j'admire et que je crois utile. Le fait que nous ne soyons pas d'accord au point de vue religieux, loin de gêner cette action, pourra lui être d'un grand secours. Mon admiration pour le mouvement dont vous êtes le chef." Comme le mot dreyfusard, le mot bergsonien ne définit ces résonances que par accident. En disant "Leroux incognito", je songe à l'impatience de Paul Stapfer895, protestant évangélique et dreyfusard intrépide. Il aurait voulu qu'on aille explicitement à la source et qu'on découvre enfin "Pierre Leroux, inconnu, méconnu, apôtre du socialisme, penseur et écrivain remarquable, fondateur du christianisme rationnel"896. Riposte discourtoise de Lanson : "M. P. Stapfer est tout simplement une nature religieuse. Qu'il fasse le saut périlleux897, qu'il croie et qu'il adore, qu'il aille à l'église catholique, au temple luthérien, à la chapelle méthodiste". Simple Doyen d'une Faculté de province, Stapfer n'était rien à côté de Lanson, professeur à la Sorbonne 898 et critique littéraire dans le grand journal parisien dirigé par Jaurès. Contre Sainte-Beuve allait résulter d'un sursaut de colère contre un livre de R. Rolland et contre un article de Lanson. 1905. La grande lueur à l'Est En 1902 Jaurès a rompu avec les "cahiers". Il soutient à la Chambre le ministère Combes qui 899 bouleverse un million et demi d'enfants en fermant cent vingt établissements congréganistes et des milliers 895 Doyen de la Faculté des Lettres de Bordeaux en 1898 , Stap avait été sanctionné pour dreyfusisme par le ministère, et Faculté protestante de “sa 896 de Montauban lui avait adressé le témo profonde admiration”. Dernières variations sur mes vieux thèmes., et une fois enc merci à Jean Deprun. 897 C'est ce que faisait Péguy, non fonctionnaire (comme Pierre Leroux) et admiré par Marcel Proust , que ce lansonisme indi En 1963, je voulais donner Péguy et Leroux comme titre à ma 898 On m'a dit : Prenez plutôt Péguy et Lanson, et réhabilitéz La le jury vous en saura gré 899 Ainsi que Max Gallo l'a écrit dans Le Grand Jaurès. 334 d'écoles. Les "cahiers" protestent. Andler se désabonne, Péguy apprend cela à Bernard Lazare 900 qui lui répond : "Il y a des gens pour qui Jaurès n'est plus un homme, mais un fétiche véritable". E. Reclus écrit alos que "le socialisme a cessé d'avoir son caractère généreux, dévoué, humanitaire, pour se transformer en un parti politique prêt à s'assoupir dans toutes les intrigues des parlements"901. Andler écrira : "mon amitié pour Bernard Lazare, très intimement lié avec Elisée Reclus902, me rendait la position des libertaires de cette école anarchiste familière et sympathique903". Mais en 1903, Andler n' a pas accompagné Péguy, Meyerson et Fournière au convoi de Bernard Lazare. En évoquant "le journaliste du vrai"904, il Recevant aussi la lettre où Meyerson lui dit que "les social 900 et anarchistes des cahiers sont les descendants "légitimes" vieilles barbes de 48, les socialistes officiels n'étant que batards" 901 "Elisée Reclus était une des plus parfaites boussoles que libre ait eues", au jugement de Lucien Descaves, ami de Pé c'est à "des hommes comme Descaves et Bernard Lazare" que Pel faisait confiance, pour "vaincre l'infamie sociale". Après ses deux exils, celui de 1851 et celui de 1871, Reclus 902 fondé en 1894 l'Université libre de Bruxelles qui s'assura le services d'un autre grand savant proscrit qu'admirait Bernard Lazare, Kropotkine. Exilé, emprisonné plus d'une fois, Kropot avait connu la Sibérie, la Suisse, la France et la Grande Bre il admirait des Russes qui avaient eu Biélinski pour ami, com Tourgueniev et Dostoïevski, et d'autres, comme Lavrov, qui connaissaient Lucien Herr Vie de Lucien Herr, 1932 903 C. Andler, 904 C'est ainsi qu'il appellera Bernard Lazare dans s la Vie de Lucien Herr. Sitôt publiée l'Apologie pour Bernar Lazare (12 juillet 1910),il dédicacera à Péguy le texte d'un sur La civilisation socialiste datée du 3 juin 1910 avec ces 335 rejoindra Péguy, et en se souvenant de 1905 il avouera : "J'étais moi-même tout à fait aveugle". Soumis à Herr, "[s]on ami de quarante ans", il croyait que la victoire de l'Internationale entraînerait en Russie l'émancipation et il prophétisait dans les meetings, avec Jaurès, la grande lueur à l'Est. Ayant accepté l' unification des socialistes français, Jaurès appelle les exilés russes, polonais, finlandais, etc. juifs ou non, à unir leurs différents partis dans l' Internationale en renonçant au parlementarisme libéral et à leurs aspirations nationales. Jaurès ne connaît ni la Russie ni le russe, il n'est que “l’instrument”905 de Herr, homme de l'ombre dépourvu de mandat électif. Parmi les émigrés russes qui se pressent au premier rang des meetings, les marxistes applaudissent906. D'abord, leur dit Jaurès, il n'y a pas risque de guerre, car "le kaiser ne fera pas la guerre", parce qu'elle entraînerait contre lui la coalition paneuropénne de toutes les forces, celles de la révolution comme celles de la liberté. Ensuite, la Russie offre à la révolution sociale une double chance, parce que la bourgeoisie y est encore plus défaillante qu'ailleurs, et le prolétariat capable d'aller plus loin que les Français en 1789 : “éduqué par des propagandistes allant depuis Bakounine jusqu'au système de Karl Marx, il est plus conscient, plus averti de la mission libératrice qu'il doit accomplir par dessus la tête de la bourgeoisie décadente907.” Ce grand mirage s'éteint la même année. Après le Dimanche sanglant où il avait conduit cinquante mille ouvriers jusqu'à la place où les Cosaques ouvrirent le feu, "le prêtre Gapone" s'était réfugié chez Herr. Il alla trouver Lénine, il fut assassiné après avoir déclaré : "le peuple russe n'est pas prêt pour l'émancipation définitive. De la chute du tsar ne résultera pas forcément pour le peuple la fin de l'esclavage". Citant cette "A Ch. Péguy. En souvenir de quelques idées communes restées mêmes, son très dévoué Ch. Andler", Cité par Charles-Pierre P Soixante-treize dédicaces, Bulletin de l'Amitié Péguy, n° 76, 1996, p. 177. Péguy imprimera ce mot en 1913 905 Herr n’est pas marxiste, Jaurès non plus. Quand Hugo et 906 faisaient le jeu de Blanqui et de Bakounine, La Grève de S leur disait : Voyez vous-mêmes [.etc..]” 907 J'emprunte cette citation à l'excellent témoignage de Tch Dans le creuset des civilisations, t. IV (1938). 336 déclaration en décembre 1905 Péguy constate "une coïncidence" entre ses réflexions des trois derniers mois et la vérité reconnue par cet agitateur ( qui était d'ailleurs manipulé par la police tsariste) . Il ajoute : Au demeurant, il faut avouer que le cas du prêtre Gapone est très singulier. Mais qu'est-ce qui n'est pas singulier, pour nous occidentaux, pour nous Français, dans tout ce qui vient non seulement du mouvement russe, de ce mouvement russe, mais généralement de tout le caractère et de toute la vie de ce peuple ? […] l'erreur la plus grossière, c'est de se représenter le prêtre Gapone comme un chef, comme un propagandiste révolutionnaire (il est le rival et au fond l'ennemi de tous ces révolutionnaires professionnels). Quant à ces intellectuels révolutionnaires russes, ils vivaient des rêves. Il y avait un rêve par école. Ceux qui les ont connus le savent bien908. Péguy n' était jamais sorti de France, il ne parlait ni le russe ni l'allemand, à la différence de L. Herr, qui avait voyagé en Allemagne et en Russie, et qui était alors, comme jadis Bakounine au témoignage d'Engels, le révolutionnaire trilingue. Péguy imagine l'oppression totalitaire qui accablera le BoulevardssaintMichelstrasse 909 si la Révolution commence en Russie comme l’espère L. Herr et se prolonge en Allemagne, comme Lénine le souhaite. Dans les "nouvelles républiques", qu’il compare aux antiques "satrapies" du Grand Roi, l'Internationale a instauré un régime knouto-germanique. A Moscou comme à Rome, le "colosse 908 Je cite ici des pages écrites durant trois mois consé inédites pour la plupart jusqu'en 1953, inexactement datées et ensuite éparpillées dans trois volumes différents. Enfin en 1988 au tome II des Oeuvres en prose fort bien éditées par Burac à la Pléiade. 909 Staline vivait encore en 1953, d’anticipation dans L'esprit de système. quand on a lu ce Il aurait dû ré ceux que Bernard Lazare appelait en 1896 “les braves gens e dans le culte de Marx”. L’ironie a suffi à Etienne Gils désamorcer cette bombe : cet éminent philosophe catholiqu “neutraliste”, comme “le Monde”, et les neutralistes étaient des progressistes, qui ont dès lors traité traitait les anticommunistes. Péguy comme 337 de l'église grecque" (c’est ainsi que le tsar était appelé par Leroux) et le Souverain Pontife ont été remplacés par "le magistral et le doctoral Kautsky", Secrétaire général des Antichristen allemands. Et dans la satrapie de Jaurès comme dans toutes les autres, "la police, délations et surveillance, a reçu des agrandissements russes". En Sorbonne, le tribunal révolutionnaire a tenu de "longues séances du soir et de la nuit, éclairées à l'électricité". On a fusillé nombre de platoniciens, de stoïciens, de kantiens et de bergsoniens lapalicistes. Ensuite, raréfiés, "les récalcitrants furent livrés à la main des médecins, qui dans ces nouvelles républiques910 avaient remplacé les bourreaux". Péguy devinait qu'en Russie on ne pourrait pas durablement enfermer la religion dans les hôpitaux psychiatrique et dans les catacombes. Un jour, à leur tour, les dictateurs du prolétariat seraient terrorisés, “lorsque le Dieu qu'ils avaient outragé ressortirait du fond des solitudes, lorsque leur soudaine et brusque banqueroute leur apparaîtrait, avec les spectres des jours anciens venant troubler leur sommeil. [Ensuite], les douloureux enfantements des libertés les plus indispensables [verraient peut-être le jour. A quel prix !] Après on ne sait combien de sanglants et d'atroces avortements, guerres de peuples, guerres de races, guerres de classes, massacres et boucheries, incendies et tortures, démagogies sanglantes et crimes insensés, horreurs inimaginables, massacres des Polonais, massacres des Russes, massacres des intellectuels, massacres des paysans, massacres des ouvriers, massacres des bourgeois, massacres de tout ordre et de toute barbarie”. 1905. "Pierre Leroux, ingénieux et fécond" Si dramatique que soit l'année 1905, elle est aussi pour Péguy ce que 1843 avait été pour Michelet. Cet été-là, Péguy lit Jules Michelet, études sur sa vie et son oeuvre où G. Monod, "le plus vieux maître vivant de nos historiens modernes, le plus respecté, le plus considéré"911 , publie 910 Et en 1995 on pleurait encore à la C.G.T. "ces "Répu auxquelles, malgré leurs défauts, nous avions cru."Carnets de Mairet. Qui incarnait "l'Anti-France protestante" aux yeux de ce que 911 appelait "l'Action dite française". Grâce à lui, les élève rue d'Ulm faisaient hors de France des Allemagne le plus souvent, et il voyages d'études, e 91 avait conseillé à L. Her ancien élève, d'apprendre le russe et de faire en Russie son 338 aussi la correspondance de Michelet avec George Sand. En 1904 l'essentiel était passé sous silence dans le Testament philosophique : "enthousiasmé", Ravaisson avait "conçu l' ascension créatrice", en 1843, parce qu'il découvrait chez Geoffroy Saint-Hilaire que "la nature tend à se perfectionner" .Inspecteur général de l'Instruction publique, Ravaisson demeurait soumis à Cousin. Mais en 1843 il était le secrétaire de Michelet, qui prenait cette année-là "[s]on élan contre le passé"912, contre Cousin, contre "la méthode qui formule, celle de Hegel, et contre “le banquet matérialiste” de Feuerbach. Or Geoffroy Saint-Hilaire n'est qu'un des deux auteurs qui enthousiasment Michelet. La "Revue indépendante" lui a appris en 1842 que l'Encyclopédie nouvelle venait de résumer la doctrine de Geoffroy Saint-Hilaire : "à l'hypothèse des préexistences il a substitué le principe des évolutions" et prouvé que "l' organogénie est une anatomie comparée fugitive, et l'anatomie comparée une organogénie permanente". Alors, parcourant les différents tomes, se reportant d’Organogénie (1842) à l'article Egalité (1839), lisant et relisant De l'Humanité, Michelet est "renversé" en voyant venir à lui “de partout à la fois” la synthèse des sciences naturelles et de la philosophie de l' histoire, c’est à dire la doctrine de la perfectibilité. Et donc, perpétuellement, "au sein de la femme, ce sanctuaire de la création, le mystère de la fraternité universelle" se renouvelle au cours des mois de la gestation913 ". Catholique, la belle-fille de Geoffroy Saint- de fin d'études. En 1904 il avait et approuvé “ex imo corde” condamné ce que Péguy la Franc-Maçonn écrivait sur Herr “ceux de Herr”. 912 Même élan pour Marx, la même année, et pour Renouvier, George Sand et Michelet discples de Pierre Leroux (RHLF, s 913 1975)Le 21 février 1975, Jean Fabrtre m'écrivait : "Que p meilleurs et les plus généreux esprits de son temps, Pierre ait été un maître à penser, un peu en retrait mais agissant tenais certes pour avéré, mais ce que vous montrez lumineuse partir de deux cas privilégiés, c'est la manière dont s'est son influence. Autant que par la mise en lumière des soli fondamentales, votre étude se recommande par un des différences et des nuances". sens très 339 Hilaire a peur que "la transformation ne soit irréligieuse". Michelet lui répond : "Dieu est une mère qui a dû allaiter le monde goutte à goutte"914 . Quatre ans plus tard, en s' écriant dans Le Peuple : " Grâces soient rendues à Dieu !", il saluera "Geoffroy Saint-Hilaire, un philosophe qui eut un coeur d' homme", et "Pierre Leroux, ingénieux et fécond". Il ose donc tenir la promesse faite à George Sand de la "suivre de loin", mais c'est dans une toute petite note qu'il imprime le nom de Leroux, le titre de l'Encyclopédie nouvelle et celui d'Egalité. Là, Leroux avait écrit qu’ “entendre la divinité de Jésus comme une différence d'essence, une différence générique d'essence, c'est mettre encore Dieu hors de nous, hors de la vie des créatures, dans un lieu à part, et Jésus avec lui”. Et dans Le peuple, Michelet reproche aux romantiques de retourner aux idoles et aux apothéose en regardant le génie comme "un Dieu, un messie ! Ainsi, l'on met hors de la nature, hors de l'observation et de la science, celui qui fut la vraie nature, celui que la science, entre tous, devait observer ; on exclut de l'humanité celui qui seul était homme… Cet homme par excellence, une imprudente admiration le rejette au ciel, l'isole de la terre des vivants, où il avait sa racine… [...]Par lui, qui est la voix de ces muets, les paysans, les femmes, les enfants, et les animaux, nos humbles compagnons de travail, tous les “petits frères de l'aîné de Dieu”, se réclameront du Simple, à la porte de la Cité où ils doivent entrer tôt ou tard”. En 1905, Péguy est en train de relire Michelet à travers G. Monod lorsqu'il pose pour la première fois, par écrit, “le problème de la divinité du Fils de l’ Homme” 1906. Eugène Fournière et l'affaire Leroux En critiquant Lanson, la Société française de philosophie s'opposait à "l'Humanité" et donc à la SFIO. Et le sursaut bergsonien avait lieu au moment de Tanger et de la Révolution russe. Voilà pourquoi Péguy, Proust et Bergson ont été traduits devant des agrégés formant des Comités d'épuration, sous le marxisme un Tribunal du Peuple, et sous le postmarxisme. Condamnéspour prénazisme la première fois, et la deuxième fois, par Mme Anne Henry et par François Furet, pour "germanophobie” et pour "bellicisme" . Le 1er mai 1906, la grève générale a été une répétition générale du jour de la mobilisation générale. Herr comptait sur Jaurès et Kerenski pour modérer Kautsky et Lénine au moment du Grand Soir. Sorel méprisait cette Internationale de Partis démocratiques, c’est-à-dire bourgeois, parce que “le socialisme est ailleurs, en Russie comme partout : dans le syndicalisme", et parce que 914 Balzac, sous la même influence, fait dire à une mère : "D un grand coeur de mère". 340 les 652 syndicats russes comptaient, selon J. Esersky, 242 272 adhérents. On lit cela, et l’apologie des premiers soviets du Dnieprostoi, et les Réflexions sur la violence dans le “Mouvement socialiste”, revue jusque là soeur des “cahiers”. En 1908, “vomissant le socialisme bourgeois des Jean Christophe admire parlementaires sociaux-démocrates, "la mystique de l'élite qui guidait au combat les Syndicats ouvriers”. Sorel place Bergson aux côtés de Hegel, d’Engels et de Nietzsche. Avant de dire “Proudhon, Marx, Sorel, les trois grands héraults du socialisme occidental, et Lénine le Titan", Edouard Berth écrit : "ce que M. Bergson appelle l' intuition ou l'expérience intégrale est anti-intellectualiste par essence. Comme le marxisme dont la dialectique prend les objets dans leur devenir et dans leur périr, l’intuition mène le combat contre la représentation parlementaire. Car représentation ne peut être que trahison. La classe ouvrière doit agir directement en tant que masse autonome sans être représentée". Maurras va riposter en dénonçant dans l'élection de Bergson à l'Académie Française "une intrigue juive" et en disant qu'avec Bergson la Kultur (judéo-germanique) con tinuait à déranger les cervelles française comme elle avait commencé à le faire avec Leroux. D'un côté comme de l'autre, pour abattre Jaurès ou Bergson, on tire contre Leroux. C'est Fournière, autodidacte, qui a mis le feu aux poudres, en 1906, en écrivant : "Nul n'a eu âme plus socialiste que Pierre Leroux. Quel cerveau fut plus fécond que celui-là ?" Depuis dix ans, le feu couvait sous la cendre (comme de nos jours, mais avec moins de cendre et plus de braise qu' aujourd'hui). Et dans cette période où "le problème était France-Allemagne" 915, une nouvelle charge venait d'être retenue contre Leroux: "A l'instar de Kant, il conçoit la foi à l'allemande, non à la romaine". En 1847, le beau langage opposait les Sabins et les Romains, et "le Monde catholique" désignait Leroux comme le chef des "sabins". Sous Napoléon III, la camarilla catholique exécrait la Prusse de Kant et de Luther. "Le vieux parti républicain", c'était pour Maurras antidreyfusard "la coterie judéo-protestante". Et les Juifs alexandrins "faisaient fortune parmi nous", grâce à celui que Fidao-Justiniani916 louait de façon venimeuse, Andler dit cela dans la Vie de Lucien Herr 915 916 Disciple de Brunetière, qui venait d'écrire, en abjurant le positivisme : "La France, c'est le Catholicisme, et le Catho c'est la France". Selon lui, le christianisme l'au-delà, comme Platon, tandis que pense avant t le socialisme n' a que 341 “un ouvrier, désintéressé au point de vivre dans la misère et d'y laisser ses enfants, qui valait mieux, moralement, que les autres républicains et que Heine signalait à l'Allemagne comme "un des plus grands philosophes de la France". Connu de toute l'Europe, selon L. Blanc, il était selon Dupont-White "un des écrivains de ce temps,qu'on peut dévaliser avec le plus de fruit et d'impunité." V. Cousin s' est plus d'une fois inspiré de ses travaux" ; son influence sur A. Comte est indéniable. Incohérent, éloquent, "il est passé à deux pas du génie, il a presque été un grand esprit". Oui, "il aurait pu parvenir à l'idée non d'une refonte mais d' une transfiguration du christianisme". Malheureusement c'est chez les réformateurs qu'il trouve des précurseurs. "A l'instar de Kant, il conçoit la foi à l'allemande, non à la romaine". Par sa "candeur" Leroux brille parmi "les écrivains de second ou de troisième ordre qui firent le coup de Février 48. Tous ces grands enfants manquaient de ce sens romain sans lequel on n'est que la moitié d'un homme". Ils annonçaient "les apothicaires et les Diafoirus de la démocratie" qui "sous le nom de solidarité enseignent une morale assez folâtre". En avril 1904, Péguy écrivait que les cahiers forment en un sens une revue socialiste", que “Le Mouvement socialiste” va y être "mis en subsistance" comme un allié momentanément affaibli, et que "l'enthousiasme de l'affaire et les espérances de notre jeunesse" se perpétuent assi à "Pages libres". Directeur de la "Revue socialiste", Fournière y fait en 1905 l'éloge de "Péguy, socialiste irrégulier"(c'est à dire non inscrit à la SFIO). Mais la pomme de discorde apparaît cette année-là : contre "le socialisme mystique et rêveur de Leroux" et des romans de George Sand qui sont "aussi loin de nous que l'Astrée”, le "Mouvement socialiste” loue à la fois Renan et les penseurs plus "âpres", Proudhon et Marx, grâce auxquels le socialisme est devenu "chose de calcul". La “Revue socialiste”, au contraire, abandonne "Taine et Renan" à "la bourgeoisie intellectuelle", en faisant l’éloge de George Sand, dont D. Halévy, dans “Pages libres”, rappelle que l'influence en Europe, et en Russie surtout, datait de sa "conversion" au socialisme humanitaire de "Pierre Leroux, l' auteur de De l'Humanité". Fournière est un ouvrier autodidacte, militant syndicaliste devenu député et professeur. Il a mené la propagande dreyfusarde dans les groupes socialistes. Il sait qu'il exprime la pensée de nombreux militants provinciaux en vulgarisant les idées de Bernard Lazare et de Péguy dans la "Revue socialiste". Parlant des "deux courants" qu'on ne peut faire confluer, il y déplore "la dénationalisation du socialisme français" "pensées charnelles", comme les Juifs chez Pascal. Ce dilemme rend pas compte de Leroux, qui ne sépare pas la terre et le 342 devenu "marxiste et centralisateur" sous l'effet de quatre causes : d'abord "l'hégémonie allemande", fruit de la victoire militaire de 1870, ensuite "l'hégémonie parisienne imposée à la province" et le noyautage blanquiste, particulièrement dans la Fédération parisienne, enfin "un sot orgueil livresque", "une arrogante et fainéante scolastique", "un dogmatisme créé et entretenu par nos intellectuels, sauf honorables exceptions"917. En 1906 Jaurès publie le tome de l'Histoire socialiste où Fournière met Leroux hors de pair. Trois Revues répondent aussitôt. Le 15 mai, dans la “Revue des deux Mondes”, Fidao-Justiniani affirme que "toute la pensée évangélico-sociale éclose dans les environs de 1848 s' inspire des travaux de Leroux". Le même jour, dans la “Revue d'économie politique” , Edouard Dolléans explique Le caractère religieux du socialisme en termes bergsoniens : “Un mouvement réel, le mouvement ouvrier" est parasité par "une théorie stationnaire, le socialisme". Qu' il soit "aimable" avec Fournière", "renfrogné" avec Guesde, "pompeux" avec Jaurès, ou "mystique" chez les syndicalistes auxquel M. Sorel prêche "la religion du prolétariat divinisé", le socialisme est "toujours" un succédané du "mysticisme humanitaire, de la conception chrétienne laïcisée par Pierre Le Roux [sic], ce délicieux innocent comme dit M. Faguet". Aussi bien, qu' elle soit apportée par le syndicalisme révolutionnaire ou par le parti socialiste, “l'égalité sociale nuirait à la productivité matérielle et artistique et aboutirait, par un mécanisme impitoyablement autoritaire, à une société d'automates". Naphta918, ou Sorel contre Leroux et Bernard Lazare Sorel est furieux. Il considère l'article de Dolléans comme "un manifeste larvé de la Faculté de Droit de Paris" contre lui-même. Et parce que Fidao-Justiniani avait cité En 917 1981, dans la socialistes européens, Préface j'ai de rapproché Pierre la vie Leroux de cet autodidacte et celle de Boris Souvarine. Dans La Montagne magique, Thomas Mann représente par ce pers 918 l'auteur mi révolutionnaire mi réactionnaire des Réflexions s violence. Dans Doktor Faustus, il condamnera cet auteur qui a l'avait séduit 343 Allemagne919, l'Aperçu de la situation de la philosophie en Sorel se reporte aussitôt à cet article où Leroux rendait justice à Kant, Hegel, Schelling et D.-F. Strauss, et disait : "C'est à la suite de Hegel que l'école saintsimonienne s' est égarée". Sorel retient seulement qu'en 1830 les socialistes français "ont été influencés par des idées allemandes, dont nos historiens du socialisme s'obstinent à ne pas vouloir tenir compte." Donc "Leroux présenta sa religion de l'Humanité dix ans après l'arrivée en France des idées hégéliennes”920. Sorel ne veut pas savoir que Leroux a fondé “le Globe” en 1823, ni que Marx en 1846 accusait les soi-disant socialistes allemands de piller les Français. D'autre part, Sorel dresse l'autorité d' Engels et de Proudhon contre Fournière et Jaurès auxquels il abandonne Leroux et "sa philosophie du bafouillage". Que l'Internationale des Partis socialistes conserve "l'héritage malheureux" de ce socialisme religieux. Le syndicalisme révolutionnaire, lui, ne monte pas sur "les balançoires de Leroux". Dans ses inédits, c'est avec Leroux et Fournière que Péguy fait retraite. Avec Leroux, sans le nommer, dans la longue méditation de 1907 sur le mouvement des balançoires921. Avec Fournière, dans la conclusion découragée de la deuxième élégie XXX (1908). Il n'y a plus de dialogue possible entre les "cahiers" et une extrême gauche proudhono-engelsiste qui n'est que l'envers le l'extrême droite. Cela apparaissait très clairement à propos de deux centenaires. D'abord, celui de George Sand, prétexte à ce genre de propos : “Etrange mystère que celui de la prise de possession d’un esprit par un autre esprit, ... George Sand n’était pas une sotte,... Leroux, quel chétif personnage, ... ridicule, malpropre, l’amphigouri de ses harangues inintelligibles, ... socialisme naïf, très enfantin ou très féminin. Fièvre de doctrines, un mal nouveau, le socialisme, l’Etat patron, l’Etat fournisseur, l’Etat nourrisseur. C’était le résultat d’infiltrations 919 Publié en 1842 dans la “Revue indépendante” et réédité dans Pierre Leroux, Schelling, présenté chez Vrin par Jean-F Courtine. Herr 920 écrivait en 1890, en nommant d’abord Jean-Jac Saint-Simon, que "l'honneur de Marx fut de répondre à l'ap vint de France". A la demande de Jaurès, Raoul Labry a mon cela était vrai aussi pour Herzen, "le Père de l'Intelli russe", et que le panfeuerbachisme était une mystification Un poète l’a dit (1907, édité en 1953) 921 344 l’étranger.922” venues de Ensuite, le centenaire de Renan, que Péguy oppose aux "grands solitaires", suspects de marcher contre les superstitions modernes et punis par un "silence hermétiquement et savamment organisé"923. Depuis 1904 Péguy préparait un "portrait" de celui qui était du jour au lendemain "devenu un paria", qui était "mort avant d'être mort". Et en 1910 notre jeunesse fait apparaître le désaccord fondamental. A la première lecture, Sorel juge que ce "cahier" "rend Bernard Lazare méconnaissable" : en effet, à la différence de Darmesteter, "homme d'une grande envergure scientifique, B.L. ne pouvait mener à bonne fin aucun travail : "il avait l'imagination très peu active, il n'a excellé que dans des analyses brèves comme sont les portraits qu'il publia dans le Figaro924". Bergson, au contraire, parle de notre jeunesse, "votre cahier sur la mystique et la politique" quand il écrit à Péguy : "vous n'avez rien écrit de meilleur que ce “cahier”, ni de plus émouvant". Comme en 1898, "l'Affaire fut le discriminant". Sorel n'avait deviné ni la portée de l'ouvrage que Bernard Lazare appelait "ma chair et mon sang" , ni l'envergure du dreyfusisme compris par Péguy non seulement comme un "exact, parfait, réel internationalisme", mais aussi comme "commencement, origine de religion". La Doctrine de l'Humanité avait franchi les barrières religieuses aussi bien que les frontières : les Russes Tchekhov et Lavrov, le Hongrois Endre Ady et les Frères Moraves apportaient aux dreyfusards le soutien des adeptes que cette Doctrine avait faits depuis soixante ans dans toute l'Europe, et les membres du Comité catholique pour la Défense du Droit avaient écrit au Nonce qu'ils refusaient d'embrasser contre Dreyfus "la cause du mensonge". Herr, préalablement catholique, n'a pas compris cette régénération du catholicisme qui faisait dire à Andler, d'origine protestante : "Il faudra toujours être reconnaissant à ces catholiques courageux dont la conscience ne s'inclinait René Doumic, 922 Académicien réputé, dans la "Revue hebdomad en 1909 Situation (1907) dont Marc Bloch a rappelé à Lucien Fe 923 passage sur “la gloire temporelle” (Philippe Burin, La F l’heure allemande, 1995) 924 Et encore "tout le monde estime que ce livre constitue Péguy une lourde charge dans sa carrière […] trop préoc glorifier Lazare, il sacrifie la réalité", A Daniel Halévy, c Michel Prat, in "Mil neuf cent", n° 12, p. 184-5. 345 pas"925 . Comme le père de Charles de Gaulle, comme le jeune Charles de Gaulle, le colonel Picquart était l'un de ces catholiques admirés par Albert Wilhelm, de Cologne, qui lui écrivait le 3 novembre 1898 : "Que le bon Dieu vous bénisse". Les mots "prophète d'Israël" ne sont pas une invention de Péguy, ni même de Meyerson, savant célèbre pour ses travaux sur la philosophie scientifique, qui écrit à Péguy en 1906 :" Bernard Lazare était "un vrai voyant, un nabi […] le petit-fils légitime d'Isaïe". Avant Meyerson, Bernard Lazare avait employé ce mot, en écrivant à sa femme : "Tu as fait s'insurger en moi le vieux sang des prophètes"926. "Fière d'appartenir au peuple le plus abominé, le plus décrié, et même le plus misérablement asimilé", Elischeha cite cette lettre qu'elle veut montrer à Péguy, "à vous seul, Monsieur, je ferai cette joie". Après la guerre, après la mort de Herr et la publication du Fumier de Job, elle conservait une grande quantité de notes manuscrites dont une partie a disparu à cause des menaces de la Gestapo. Ce qui subsiste est pratiquement inconnu, et difficilement intelligible si on ignore ce que Leroux et James Darmesteter ont dit contre Renan à propos des prophètes d'Israël. Darmesteter était mort, mais Gabriel Monod avait été son ami. Quatre ans après la lettre de Meyerson à Péguy, l'éloge de "Monsieur Gabriel Monod, notre vieux maître" fait suite dans notre jeunesse à l'apologie où Bernard Lazare est appelé "après Darmesteter l'un des plus grands parmi les prophètes d'Israël". Après la mort (1903) de Bernard Lazare, Péguy savait comme lui qu'"un seul peut avoir, contre tous, raison". A partir de 1905, Bernard Lazare et Michelet sont réunis dans les réflexions de Péguy. Partant de l'individu “élu pour porter en soi un génie”, et du génie, “voix d'un immense peuple silencieux”, il pense à ce qu'il nomme “le génie prophétique”, et à Jésus comme à la voix de l'immense Humanité toute entière. Ses recherches sur l'histoire religieuse, sur le prophétisme considéré comme un fait permanent et présent, sur la solidarité entre les générations et sur l'identité de l'Humanité prolongent celles que le premier des dreyfusards avaient commencées en lisant De l'Humanité. Pour Guillemin Bernard Lazare est "un individu suspect". Son nom n'apparaît pas dans Le passé d'une illusion, où F. Furet s'interroge en vain sur "le mystère du succès idéologique initial du 925 Proust cherchaient parle d'une sincèrement, "école sans néo-catholique" littérature, où leur des pensée po l profonde, la réalité quelle (sic) doit être." 926 J'ai publié ces correspondances en 1973 dans la RHLF, n° mars-juin. 346 bolchévisme en Europe", "le mystère" des complexes rapports entre le communisme et le fascisme, le mystère" des ressemblances dans le mal entre "ces deux sociétés totalitaires dont chacune est historiquement unique" 927. Quand il note que "Mussolini brandissait l'héritage de Mazzini, l'héritage le plus révolutionnaire du Risorgimento", F. Furet928 oublie que Sorel lui aussi appâtait les patriotes en invoquant Proudhon, en plus de Marx929 , et que Lénine disait de même en 1909 que "Herzen le premier a brandi le drapeau de la Révolution", tout en de “béate rêverie”, comme traitant le socialisme de 48 Mazzini et Sorel. Avant de renier la doctrine de Leroux, l'Esule et l'Exilé russe n° 1 s'en étaient "imprégnés930 comme une éponge". Or c'est elle qui donnait à ces chauvinismes, à ces "Troisimes Romes", une apparence internationaliste. Couverts de peaux de brebis, les loups ravisseurs font illusion. Une seule et même captation d'héritage. A Florence comme à Moscou, en 1917, on a cru à la confluence des deux "courants" que distinguait Fournière. Relisant notre jeunesse avec enthousiasme, Gramsci y reconnaissait "lo senso mistico religioso del socialismo" qu'il admirait d'autre part dans la "révolution religieuse" dont Mazzini parlait en 1832, et le 24 novembre, il a cru que ce "socialismo" renaissait chez ceux qu'il appelait les "bolchévistes non marxistes". De même, en 1918, quand on a publié les Souvenirs de Saveliev, les lecteurs russes ont cru qu'ils revivaient réellement "la véritable religion" que M. Tol enseignait en 1842 à Dostoïevski et à ses camarades. En dissimulant la "Revue encylopédique" et l'Encyclopédie nouvelle que Mazzini et Herzen lisaient avec "enthousiasme", l'Eglise931 Furet, Le passé d'un illusion, pp 43, 202, 502 927 Qui ne parle ni de Leroux, ni d'Engels ni de Herr 928 Péguy dès 1900 : “Proudhon et Marx, nos bons maîtres. Q 929 morts”. 930 Je mets au pluriel ce que Gaetano Salvemini a dit de Mazzin En publiant Le drame de l'humanisme athée, le P. de Lubac ne 931 connaissait pas Leroux. En février 1983, en lui adressant Pie Leroux et les socialistes européens, je lui ai écrit : “no pays est responsable de la duperie qui, mondialement, fait qu confond socialisme et marxisme ; la Compagnie de Jésus de prendre l' initiative de demander un procès de révision, car 347 et l'Université françaises avaient condamné des milliers de militants à confondre avec le "Kommunismus Atheismus" d'Engels le socialisme qu'Andler appelait "la plus grande espérance dont ait vécu le monde". Les naturalistes philosophes Pour expliquer l'idée de solidarité, Péguy écrit dans un des premiers "cahiers", en 1900: "Nous nous sommes évadés de la mécanique et de la mathématique universelle surtout par l' institution et par le progrès des sciences naturelles indépendantes" (indépendantes particulièrement des interprétations littérales du Livre de la Genèse). La municipalité de Boussac venait d' adopter la formule "Père de la doctrine de la Solidarité humaine et du Socialisme" . Clemenceau, médecin, venait de dire : "Leroux avait déterminé le sens précis du mot socialisme, par l’exposé du principe de solidarité qui apparaît aujourd’hui comme le moi supérieur, et de l’homme et du monde. L’ordre de justice attendu doit dériver désormais du fait fondamental, scientifiquement constaté, de l’interdépendance de tous les hommes composant l’organisme social. Cette vérité si simple, que la reculée de l’histoire fait clairement apparaître comme le couronnement de la solidarité organique des êtres, Pierre Leroux eut la gloire de la mettre en lumière avant que les travaux des grands biologistes ne l’eussent mise hors de conteste." Il faut, dans le delta du socialisme, distinguer 932 deux bras, comme Jean Fabre faisait en 1963. Eminent spécialiste de Diderot, c'est lui qu'il regardait comme la source principale de deux immenses courants, "le romantisme de l'intelligence" transmis par Maine de Biran, Saint-Simon et Leroux, jusqu'à Bergson et à Teilhard de Chardin, "le romantisme de la présence au monde et de l'action" transmis par Mickiewicz, Quinet et Michelet jusqu'à Péguy. C'est en France et avant le romantisme allemand qu'ont été écrits Le rêve de d'Alembert, le Neveu de Rameau et aussi l'Encyclopédie qui a servi de modèle à l'Encyclopédie nouvelle. Comme Michel Chrestien en 1839, Michelet recevait en même temps, en 1842, les leçons début de ce siècle encore le clergé français prenait plaisir "les chanoines polémistes" qui avaient contribué à exclure L et ceux qui avec lui "luttaient contre le matérialisme et l'athéisme". Le Cardinal de Lubac m’a répondu le 11 mars : [. Leroux mérite d'être mieux connu et par là même d'être en qu sorte réhabilité." 932 Lumières et romantisme 348 de deux penseurs. Jean Fabre a été ignominieusement maltraité, en 1968, à la Sorbonne. Rien d'étonnant : il admirait Péguy et Leroux, contre lesquels le Comité présidé par Guillemin s'acharnait avec un succès que deux exemples vont démontrer, la lecture de Leroux par Gusdorf et la lecture de Teilhard par Jean Lacouture. En 1959, quand elle a "remplacé Marx", la SocialDémocratie allemande n'a pas mis à sa place un autre intellectuel. En France, lorsque Marx a fait naufrage, les doctes ont renfloué “le grand bateau de la philosophie allemande”933 en donnant à Schelling le rang accordé naguère à Hegel. De toute façon, sur la foi de ses maîtres à penser934, l’Intelligentsia parisienne croyait à l'origine allemande de "la pensée romantique, pensée végétative, [qui] opère avec des images organicistes, surtout botaniques, et oppose la croissance naturelle (natürlich gewachsen) à la fabrication artificielle (künstlich gemacht)". C'est donc, selon Gusdorf935, dans les séminaires d'Iéna et de Tübingen, où Novalis et F. Schlegel rêvaient en 1797 d'être "un nouveau Christ" et d'"écrire un nouvel Evangile" que sont nées les idées diffusées par Schelling puis acclimatées chez nous par "Pierre Leroux et les idéologues français qui lui étaient plus ou moins liés : Quinet, Michelet, Jean Reynaud, George Sand". Ensuite936, “Bergson a élaboré ces idées romantiques sans trop se rendre compte lui-même de leur origine allemande. Bergson avait intérêt à laisser croire qu'il avait agi seul. A cause de son antigermanisme, toute une influence allemande diffuse a été escamotée.” En conséquence, "le XXème siècle est prisonnier d'une erreur d'optique savamment préparée." Mme A. Henry, qui dit cela, est antimarxiste, mais jaurésienne937 comme 938 le marxiste Guillemin . L'une et l'autre, après avoir L’expression est de 933 Péguy 934 Souvent russes ou allemands, expulsés par Staline ou Hitle 935 Les fondements du savoir romantique, 1982, pp 162, 395, 435 468 936 Anne Henry, Théories pour une esthétique, 1981, pp.79 et Proust romancier,1983, passim 937Nous avons remarqué que Bénichou, lui aussi, était antimarxiste et jaurésien . Dans Le temps des prophètes, Péguy n'était pas nommé 938 Qui détestait effet celle Leroux, George Sand et (monographique, Péguy. Sa méthode é biographique, psychologique) 349 diffamé Bergson, Léon Brunschvicg, Proust et Péguy, ils ont obtenu le Grand Prix de la Critique de l'Académie française. En 1978, on n'avait pas encore réédité le volume d'Oeuvres publié par Leroux en 1851. A la Bibliothèque nationale "L'Espérance" de Jersey ne subsistait qu’ en un seul exemplaire. C'est là que Leroux avait écrit en 1858939 : "Dans la croissance de l'Humanité (ce