Migros magazine
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16 Portrait «Dans mes petites fioles, j’ai des hectares de champs et jardins.» Migros Magazine 4, 25 janvier 2005 Portrait Migros Magazine 4, 25 janvier 2005 17 «Un parfum, c’est comme des lutins qui font des cabrioles. C’est imprévisible!» La vie à plein nez Jacques Masraff est un poète du flacon. Parfumeur de métier, il vous crée une odeur comme un styliste vous taillerait un costume sur mesure. ès qu’on franchit le seuil de sa maison, on est accueilli par des senteurs. Une verdeur de sousbois, des cascades citronnées et diffuses, comme si l’air était soudain plus léger. Il faut enlever ses chaussures, monter l’escalier qui mène à son petit atelier. C’est là, dans son salon genevois, que Jacques Masraff concocte ses parfums. Des parfums toujours inventés sur mesure, comme un vêtement qui serait cousu sur la personne. Sur une table ronde, quelque deux cents petites fioles, des huiles essentielles entièrement naturelles en provenance du monde entier. «Je les reconnais plus ou moins», dit-il modestement. Un nez professionnel garde en mémoire plus de trois mille odeurs. Mais Jacques Masraff ne se définit pas comme un chimiste, juste un sensitif. D Sentir, sentir et ressentir En fait, il n’aime pas se définir, il évite les mots qui enferment, il esquive, il rigole. Aux questions trop frontales, il sourit en fermant les yeux. Son regard de ciel clair est d’ailleurs souvent tourné vers l’intérieur. Débit calme, presque lent, la cinquantaine évanescente, il vit comme en apesanteur, absent presque, habité d’un rêve silencieux. Depuis une vingtaine d’années, il cultive son odorat. Aucune prédisposition, juste un plaisir découvert peu à peu. «L’odorat, ça s’apprend. Il faut sentir, sentir et ressentir.» De son enfance en Gruyère, il ne garde pas de senteurs particulières. Ou si peu, juste celles des groseilles vertes et rouges et des poires cueillies, rondes et lourdes dans la paume. Errances et arômes «A l’époque, je ne trouvais rien d’intéressant. Pour moi, la vie se résumait à grandir, travailler et mourir. Alors, je me disais: à quoi bon?» Les collines douces, les vergers, tout cet univers agricole, il a commencé par lui tourner le dos. «Quand j’étais gosse, je voulais quitter tout ça. Et après, on se rend compte qu’il n’y avait rien de mieux.» Voyages, bourlingue, errance. Londres, Zurich, Marseille, la traversée des Amériques «pour prendre du recul et remettre les choses à leur place». Il entreprend un chemin vers lui-même et surtout vers les plantes. Aromathérapie, massages, huiles essentielles. Leurs Les goûts et les couleurs de Jacques Masraff: Une fleur: la tubéreuse et le gardénia Un livre de chevet: «Le Petit Prince», de Saint-Exupéry, mais aussi Prévert, Khalil Gibran, Boris Vian Un film: «Trois hommes et un couffin», de Coline Serreau, et «Amélie Poulain», de Jean-Pierre Jeunet. Un plat: tout ce qui est bon et sain Une qualité: l’écoute Un défaut: pas assez terre à terre Une devise: «Souhaite-toi de te sentir bien» pouvoirs cicatrisants, leurs vertus apaisantes le fascinent. «J’ai vu ma mère mourir après avoir pris une trentaine de médicaments pour tous les organes, le foie, les reins... Et je me suis dit: pourquoi ne pas essayer d’abord les choses simples?» Alors, il suit une formation de naturopathe pour soigner les petits bobos, apporter du bien-être, désinfecter l’air, soulager un rhume. Mais depuis quelques années, il savoure les plantes juste pour le dépaysement, côté parfum. «Dans mes petites fioles, j’ai des hectares de champs, de jardins! C’est par les parfums que j’en suis venu à mieux sentir les fleurs. J’ai réussi à faire pousser une tubéreuse. Son arôme dans le vent, c’est un régal!» Comme de la musique Il débouche ses flacons un à un. Il initie au voyage, mais c’est le client qui tient la barre. Une goutte de tonka, et vous voilà parti pour les forêts vanillées de l’Amérique latine. Une larme de nigelle, et c’est un champ de miel qui se lève dans vos narines. Odeur poudrée de l’iris, légèreté pétillante du bois de rose, suavité ligneuse du santal. On parle des parfums comme de la musique: il y a les notes de tête qui montent au nez en pétillant et s’envolent aussitôt, les notes de cœur qui s’attardent et les notes de fond qui tiennent bon. «On peut jongler avec presque toutes les odeurs, tout dépend du dosage. J’ai fait un menthe-jasmin très réussi.» Conte de fée, comme il l’a baptisé. Quand il ouvre le flacon, une mélodie chahutante et radieuse de limette et d’orange douce voltige dans les airs, puis laisse un sillage Suite > de vanille et de petitgrain. 18 Portrait Pour créer un parfum, il faut entre vingt et cinquante arômes. Jacques Masraff possède quelque deux cents petites huiles essentielles. Pour créer un parfum, il faut entre vingt «Une odeur naturelle, c’est et cinquante arômes. Choisir pas à pas les senteurs, attendre, laisser reposer le comme le vin. Il y a de bonnes nez qui fatigue. Espérer trouver l’effluve années de récolte et de qui vous comble. Car il y a ces fleurs dont on n’a pas encore réussi à capturer mauvaises, suivant le climat.» le parfum, comme le chèvrefeuille, le lilas, le muguet... autant de corolles qui gardent précieusement tout leur mystère. partout sur les murs, des phrases parlent de la connaissance de soi, de la beauté Pour la beauté des yeux intérieure. «Une odeur naturelle, c’est comme le Un chemin d’harmonie qu’il poursuit vin. Il y a de bonnes années de récolte et par le nez, mais aussi par les yeux. Car il de mauvaises, en fonction du climat. est encore photographe à ses heures, pour 2003 a été trop sec pour la lavande, par des mariages, pour le plaisir. Visages saisis exemple.» Il se lève, file en cuisine dans leur beauté, arbres immenses, ciels préparer un café aromatisé, cardamome, comme des vertiges, des appels qui font vanille et cannelle. Jacques Masraff est basculer le cœur. «La photo et le parfum, un poète du flacon, avec des élans d’er- ce sont deux outils différents mais qui arrimite, il s’entoure d’évanescence, vent au même but: saisir des moments compare les parfums à des «couchers de précieux.» Sur la pellicule, le résidu d’un soleil qui font du bien». Epinglées bonheur. Dans le flacon, quelques molécuANNONCE Migros Magazine 4, 25 janvier 2005 les d’un voyage. Toutes les deux, photographies et fragrances, si fugitives, si volatiles. «C’est la nature de ce monde, on croit que c’est la réalité et tout n’est qu’illusion, changement, éphémère.» Les couleurs s’estompent, le parfum s’évapore, varie d’une peau à l’autre, d’un jour à l’autre, en fonction de l’humeur. «Oui, c’est comme des lutins qui font des cabrioles tout le temps. C’est imprévisible, mais tellement agréable!» Comme la vie. Senteurs et souvenirs Jacques Masraff ne dit pas les mots. Ni mystique ni religieux. Mais il aime se souvenir que le parfum nous relie à quelque chose d’autre. Que Moïse déjà préparait des encens uniques pour Dieu, que Marie Madeleine frottait de ses cheveux parfumés les pieds du Christ. Les senteurs comme un passeport, une porte ouverte sur une autre dimension. «C’est comme une pancarte qui dirait: n’oublie pas d’aller à l’intérieur. Je sens qu’il y a quelque chose de magnifique en nous, je le sens parfois.» En quittant la maison de Jacques Masraff, on emportera un flacon, comme une réminiscence d’ailleurs. D’un lieu intime et enfoui à l’intérieur de soi qui ne demande qu’à s’envoler vers la lumière. Patricia Brambilla, photos Anouk Schneider Apprendre à sentir: Jacques Masraff organise une journée de séminaire sur les senteurs (aromathérapie, parfum, cuisine, massage, etc.) à Collonge-Bellerive, route d’Hermance 106, les 29 janvier et 5 février, de 10 à 17 heures. Prix du stage: 195 francs, collation comprise. Tél. et fax: 022 752 34 78. ou e-mail: [email protected] Pour plus d’infos: www.evanescence.ch